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LA OU HISTOIRE LITTERAIRE DES TROIS PREMIERS SIÈCLE DE L'ÉGLÏSE CHRÉTIENNE ; OEuvre posthume tle l.-Iolrtkr, PUBLIÉE PAR F-X- BEITHB1&YES, PROFESSEUR EXTRAORDINAIRE DE THÉOLOGIE A L'UNIVERSITÉ LOUIS-MAX1M1L1EN, A MUNICH , TRADUITE DE L'ALLEMAND PAR JEAN GODENT, BIBLIOTHÉCAIRE A SAINTE-GENEVIÈVE» TOME HELEHIsn. LOUVA1N, CHEZ C 3. FONTEYN , LIBRAIRE-ÉDITEUR.

La patrologie (tome 1)

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  • L A

    OU

    HISTOIRE LITTERAIRE DES TROIS PREMIERS SICLE

    DE L'GLSE CHRTIENNE ;

    u v r e posthume tle l.-Iolrtkr,

    PUBLIE

    P A R F - X - B E I T H B 1 & Y E S ,

    PROFESSEUR EXTRAORDINAIRE DE THOLOGIE A L'UNIVERSIT LOUIS-MAX1M1L1EN,

    A MUNICH ,

    TRADUITE DE L'ALLEMAND

    P A R J E A N GODENT,

    BIBLIOTHCAIRE A SAINTE-GENEVIVE

    T O M E H E L E H I s n .

    L O U V A 1 N ,

    CHEZ C 3. FONTEYN , LIBRAIRE-DITEUR.

  • bslBSL 2010

  • BIBLIOTHQUE HISTORIQUE, PHILOSOPHIQUE ET LITTRAIRE.

  • LOUVAIN, DE VANLINTHOUT ET VANDENZANDE.

  • LA PATROLOGIE.

    INTRODUCTION.

    I . Motifs qui doivent engager tudier Vancienne littrature ecclsiastique.

    UN amour sincre et un saint respect pour les premiers temps du Christianisme, pour son histoire et sa littrature, sont au nombre des qualits et des privilges les plus remar-quables qui distinguent les enfants de l'Eglise catholique, au point que si cet amour et ce respect ont t, momentanment et dans certains lieux, affaiblis chez un nombre plus ou moins grand des membres de ceuc Eglise, ils n'ont pas moins conti-nu subsister; et aprs la disparition des obstacles que les temps et les lieux opposaient leur expression, ils ont tou-jours clat avec une nouvelle force pour repousser toute in-fluence trangre. Je dis toute influence trangre, car dans l'intrieur de l'glise catholique mme, cet amour et ce res-pect ne pouvaient prouver aucun trouble, ces sentiments te-nant l'essence mme de notre Eglise. L'antiquit chrtienne, qu'est-elle autre chose que son histoire? et ses trsors litt-raires, que renferment-ils si ce n'est les preuves non interrom-pues de son existence, les tmoignages, sans cesse renouvels, de sa doctrine, de son culte, de sa constitution, une source inpuisable d'arguments pour sa dfense, le rcit suivi de ses victoires et de son invincible pouvoir, une mine fertile de tout ce qu'il y a de saint et de noble dans l'humanit? Corn-

    i.ix. 1

  • LA PATROLOGIE.

    ment serail-il possible de ne pas se rjouir de cette richesse, et de ne pas puiser dans celle abondante source? Et serait-il pardonnable de notre part de ne pas nous mettre en posses-sion de ce grand et sublime hritage , de ne pas nous en ap-proprier non-seulement la connaissance matrielle, mais en-core le vritable esprit, enfin de n'en pas faire l'usage le plus vaste et le mieux entendu?

    Nous ne nous sommes point propos, dans cet ouvrage, de dvelopper sous tous leurs rapports les indications que nous venons de donner; il serait inutile d'ailleurs d'insister ici sur l'utilit de la littrature patristique l'gard des preu-ves dogmatiques, ou sur celle de la littrature ecclsiastique en gnral pour clairer l'histoire. Le premier point se traite dans la dogmatique mmo, et quant au second, nous aurons plus tard occasion d'en parler dans l'exposition historique de notre sujet. Nous allons indiquer ici quelques autres points auxquels on fait d'ordinaire peu d'attention.

    Les tmoignages des Pres en faveur des dogmes de l'Eglise et de ses institutions eu gnral, ont dj t rassembls, coordonns et claircis plusieurs fois et avec grand soin, de sorte que les thologiens ont coutume de se contenter de ces ouvrages, et d'y avoir recours toutes les fois qu'ils en ont be-soin Il faut convenir aussi qu'il ne serait pas facile d'augmen-ter encore le dpt de ces richesses. Mais on aurait tort de conclure de l, comme on le fait malheureusement parfois, que , pour cette raison, l'tude des anciens est devenue inutile : car il faut remarquer que les passages ainsi rassembls se dis-tinguent naturellement par leur laconisme , et qu'ils doivent avoir tous gards le caractre d'une formule : mais ic senti-ment intime de chaque Pre de l'Eglise, sa foi vive et person-nelle, son enthousiasme pour Jsus-Christ et pour l'Eglise, prcdent ou suivent d'ordinaire ces passages, et celui qui les nglige ou qui croit pouvoir s'en passer , renonce un trsor dont il ne connat pas la valeur. C'est au travail assidu des thologiens du quinzime et du seizime sicle, que nous de-vons de voir les interprtations des Pres sur les divers passa-ges de l'criture-Sainte, rassembles d'une manire assez com-plte: mais on se ferait une grande illusion si l'on croyait

  • LA PATROLOGIE.

    pouvoir se contenter de ce qu'ils ont fait. Les ouvrages des Pres prsentent une clef si particulire pour la comprhen-sion de l'criture-Sainte, qu'il est impossible de la rduire en une formule ou de l'exprimer par des paroles : ceitedef, c'est l'esprit qui les animait, et sans lui tous les passages isols des Pres ne contribueront qu'imparfaitement cette interprta-tion. Il serait difficile de trouver dans les crits des Pres une seule rgle qui n'ait pass dans les ouvrages modernes, bien que les auteurs cux-mmes de ces ouvrages n'aient pas tou-jours connu la source de ces rgles; mais par quel crit mo-derne pourrait-on remplacer le livre de Sacerdotio de Chrysos-lmc et le Pastorale de Grgoire-le-Grand? Et quelle rgie pourrait se comparer, pour le poids, le sens et la force divi-ne, aux exemples vivants de ceux qui n'ont exist et ne sont morts que pour les mes qui leur taient confies ?

    Il est galement incontestable que les faits historiques les plus remarquables, concernant l'histoire ecclsiastique, tirs des anciens auteurs, ont t recueillis et mis en uvre dans un grand nombre d'ouvrages, ce qui a fait supposer bien des gens que l'lude des sources devenaient dsormais super-flue ou ne servirait qu' recommencer ce qui avait dj t fait. Mais comment esprer qu'un rcit fait par un tiers puisse rem-placer la vue directe, nous introduire au sein mme de l'an-cienne Eglise, et nous apprendre penser, sentir et agir comme ell e? Le principe qui donne la vie matrielle, ne git pas toujours dans la maiire; il est souveul plac derrire ou au-dessus d'elle; pour arriver jusqu' ce principe vivifiant, il faut nous enfoncer dans les productions du temps que nous voulons dcrire. C'est pour n'avoir pas suivi cette rgle, et pour s'tre laiss aller tant de passions, tant d'erreurs vo-lontaires, que l'on nous a offert tant de caricatures histori-ques, tant de tableaux dfigurs de l'antiquit , ou bien tant de masses mortes et inertes, alors mme que la matire que Fauteur traitait ne lui tait nullement trangre. C'est ainsi que l'on pourrait prouver, d'aprs toutes les disciplines tho-logiques et individuelles, la ncessit d'en revenir l'tude directe des anciens. Mais l'application aux disciplines dont nous n'avons pas parl pouvant se faire d'cle-nieme d'aprs ce

  • LA PATROLOGIE.

    que nous avons dit, nous pouvons passer une autre consi-dration.

    Nous vivons dans un temps qui offre, plusieurs gards, l'image funeste de l'incrdulit ou d'une foi faible, pauvre et languissante. Le Christianisme et l'Eglise ont t souvent tout fait mconnus, rarement connus et vnrs comme ils au-raient d l'tre. Il est donc de la plus grande importance d'ob-server la premire apparition du Christianisme au sein du paganisme. C'est dans sa lutte avec l'ancienne religion que le Christianisme se montre dans sa vritable forme et dans sa dignit divine, parce que le monde paen et chrtien, les moeurs et les sentiments chrtiens et paens taient diamtra-lement opposs les uns aux autres; tandis que plus tard, lors-que le Christianisme se fut rpandu dans tous les pays, et eut triomph de son adversaire, il se montra comme une croyance qui se comprenait d'elle-mme, comme quelque chose de jour-nalier , d'ordinaire , d'humain, et qui par consquent n'tait pas apprci par beaucoup de gens sa juste valeur. Or, quand nous voyons avec quelle joie expansive les plus grands esprits salurent Jsus-Christ, parce qu'ils sentaient profondment le malheur qu'ils avaient eu d'appartenir au paganisme, et s'ou-vrirent sa lumire cleste commenant pntrer dans leurs tnbres terrestres , cet aspect nous procure une nourriture spirituelle, une force de conviction qui nous rafrachit, nous corrobore , et nous donne une nouvelle vie. C'est l que nous pouvons nous rchauffer et apprendre balbutier des prires d'actions de grces au Pre de la lumire qu i , dans sa mis-ricorde infinie, voulut nous racheter du pch dans lequel nous nous tions volontairement plongs. L , la prire, la mditation , la spculation , Faction, tout en un mot se mon-tre comme drivant de l'essence du Christianisme, pour y tre de nouveau ramen. Le Sauveur du monde tait le seul dans lequel on embrassait et aimait trouver un guide assur, un fidle librateur. Comment pouvait-il tre indiffrent des thologiens de vivre dans une semblable atmosphre? Qui ne dsirerait de voir transporter dans notre sicle un pareil es-prit? Le seul moyen d'y parvenir est de nous enfoncer dans les documents de ces temps. Mais ce que nous venons de dires'ap-

  • LA PATROLOGIE. 3

    plique aussi des temps plus modernes, quand le monde se rjouissait d'une seule foi, quand aucun doute ne venait en-core dchirer les esprits, quand aucun poison ne s'insinuait dans les Ames ds la plus tendre enfance, et qu'en consquence des esprits vigoureux et pleins de sve vivaient et agissaient, des esprits dont les ouvrages et l'existence tout entire exerce sur nous une influence merveilleusement salutaire.

    Sous le rapport de la doctrine, on se borne souvent indi-quer les tmoignages que fournissent les Pres de l'Eglise. Mais leur dfense de ladoctrinc trausniise contre les hrtiques est tout aussi importante et aussi digne d'attention, il arrive d'ordinaire que quand un dogme ou une srie de dogmes est attaque par une secte qui vient de natre, cela se fait avec une violence fanatique et une fureur extrme, par la raison que l'existence mme de cette secte dpend de ce qu'elle nie. Des attaques de ce genre sont toujours pleines de danger pour l'glise et pou rie salut de beaucoup d'mes, d'o rsulte aussi une pnible sollicitude pour la prosprit de l'Eglise, qui force ses partisans rentrer profondment en eux-mmes, rflchir et prier avec ardeur. C'est donc dans ces jours d'affliction que nous rencontrons dans l'histoire le spectacle consolant de l'Eglise, dveloppant sa force cratrice avec bien plus de vigueur qu'elle ne le fait dans les temps de tranquil-lit, et pariant avec bien plus de puissance parla bouche de ses dfenseurs. De l vient qu' l'poque de la naissance des plus grandes hrsies, apparaissent aussi les dfenseurs les plus saisissants, lesplusanims et les plus pnlrantsdu dogme catholique- C'est ainsi qu'Irne cl Jcrlullieii sont opposs aux gnostiques ; qu'Alhanasc combat les ariens; Cyrille d'A-lexandrie les nestoriens ; Lon-le-Grand les cuiychiens. Les manuvres schismatiques dos uovaliens trouveront un adver-saire dansCyprien, et colles des donatistes dans Augustin-Leur infatigable activit, leur zle, leur mrite et ce qu'ils ont effectu ne peuvent tre gals par tous les autres runis. Dans ces Pres de l'Eglise, la foi, la doctrine et l'expression se montrent sous la forme la plus simple et la plus noble. C'est donc jusqu' eux que Ton doit remonter si l'on veut acqurir

    une connaissance exacte et approfondie des points en disais-,i J

  • 0 LA PATHOLOGIE.

    sion, des arguments et des moyens de dfendre les dogmes les plus importants- Si l'on agissait ainsi, si ceux qui se prsen-tent pour diriger la cause de l'glise daignaient seulement jeter un regard de comparaison sur le moment actuel et sur les temps passs, on ne se contenterait certainement pas de tant d'ex-positions fautives du dogme. Mais ce qui nous manque, c'est l'intensit del rflexion, le sublime enthousiasme et l'ardeur du sentiment, parce que l'on ne sait pas voir le danger, ou bien si l'on reconnat qu'il y en a, sa vue excite d'inutiles plaintes plutt qu'une noble activit de l'esprit. La puissance de l'Eglise est toujours ce qu'elle tait autrefois ; elle n'est point affaiblie, mais elle ne se montre pas la surface, elle ne se meut et ne cric qu'au fond du cur. Il faut, par cons-quent, que ceux qui doivent enseigner, difier, conduire et combattre en elle, abandonnent l'apparence extrieure de la vie et de la science, pour rentrer en eux-mmes et respirer l'esprit de l'Eglise dans ceux qui se le sont jadis appropri; pour puiser dans leur cur la puissance qu'elle a communi-que ces Pres, et mettre les battements de leur pouls l'u-nisson de celui de l'Eglise. Alors notre esprit retrouvera le ressort et l'lan ncessaires, pour repousser l'opposition et pour ramener le mouvement vital dans le domaine des senti-ments religieux.

    Enfin, les anciens crivains de l'Eglise chrtienne, ne se bornant pas aux rapports religieux, traitent aussi dans leurs ouvrages tous ceux qui intressent l'humanit, et cela avec une beaut inimitable, de sorte que leur tude bien dirige ne peut tre que fertile et salutaire pour tous les thologiens.

    I I . De V tude de F ancienne littrature chrtienne en tant qxie science.

    Ainsi que nous venons de le dire en passant, l'Eglise catho-lique a toujours, en ce sens, considr et apprci les pro-ductions de l'antiquit chrtienne, et a mesur leurs rapports avec les crits des docteurs des sicles prcdents, en remon-tant le plus haut possible. Elle a bien compris que la littra-ture patristique devait contribuer essentiellement son dve-

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    loppement et sa propagation ; elle y a toujours reconnu, non-seulement le lien d'union, au moyen duquel elle devait, dans les sicles venir, rattacher le prsent au pass, et for-mer dans son histoire une magnifique unit, mais elle a encore senti que ces productions littraires de sa plus belle et plus vigoureuse jeunesse seraient le moyen le plus sr de tirer de leur barbarie les nations que le Christianisme tait destin civiliser, et de leur inspirer des sentiments et des murs rellement chrtiens. Personne n'ignore, et nos adversaires moins qu'aucun autre, avec quelle fermet l'Eglise a maintenu ce principe, au milieu des nombreuses vicissitudes qui ont frapp les empires et les peuples, comme elle a toujours dirig son ducation d'aprs ce mmo principe, au moyen duquel elle a su, munie d'une toute-puissance spirituelle, repousser la funeste influence que cherchaient exercer sur elle une science phmre etl'esprit usurpateur du sicle. Les membres de l'Eglise ont aussi de tout temps considr la littrature patristiquesous ce point de vue, quoique par diverses raisons ils n'aient pas toujours agi en ce sens avec le mme zle, et ils en ont fait l'objet d'une tude soigneuse; il faut encore recon-natre qu'il y a des poques dans l'histoire de l'Eglise durant lesquelles sa force productrice s'est fort peu dveloppe, mais o le got pour les crits des sicles prcdents ne s'est pas teint, o leur tude n'a point compltement cess. Il est aussi d'autant plus consolant de songer que pendant les deux derniers sicles, depuis que les attaques contre les dogmes de l'Eglise ont t renouveles, et qu'ils ont t plus que jamais combattus par les armes d'une fausse science, les dfenseurs des doctrines traditionnelles, appels une rsistance plus vigoureuse, ont montr le zle le plus louable puiser aux sources de la littrature catholique et ont obtenu un succs que l'on osait peine esprer. Si les fruits de leurs travaux ne sont pas encore parvenus leur maturit, ils en approchent du moins visiblement. Une circonstance a dsurtout causer de la satisfaction : c'est que l'on ne s'est plus content d'tudier cesouvragesen particulier pour recueillir l'avantage soi seul. On a commenc au contraire les faire sortir du cercle resserr des savants de profession. On les a soumis un travail qui

  • 8 LA PATROLOGIE.

    devait en faciliter la comprhension , rendre les trsors qui y sont renferms d'un accs plus facile, et le profit qui en dcoule d'un usage plus universel pour la thologie thorique et pra-tique. Eu mmo temps on s'est efforc de rendre cette tude gnrale, et de diriger sa force fcondante vers tous les points de la vie ecclsiastique. Afin de parvenir ce but, on a com-pris que, pour ne pas forcer chaque individu remonter jus-qu' la premire origine de la science, il tait ncessaire de rassembler et de coordonner les rsultats dj obtenus, pour en former.cn quelque sorte une science introductrice l'tude des saints Pres. Ce que l'on voulait obtenir par l, c'taitd'-carter les difficults qui s'tant accumules peu peu avec le temps, en avaient rendu l'accs et l'usage difficiles,' de fournir pour pntrer dans leur intelligence intrieure une clef tire de l'Eglise et de son histoire, de faciliter les moyens d'en juger avec justesse et de les appliquer convenablement dans la pratique.

    En attendant, ce problme pos par l'Eglise et par les be-soins du moment, clairement conu dans toute son tendue , a donn de tout temps beaucoup d'embarras ceux qui en ont cherch la solution. Pour ne considrer que le ct extrieur de la littrature patrislique, il s'tait lev, depuis l'origine de sa transmission, divers doutes et difficults sur sa valeur historique; ces doutes, loin de diminuer avec le cours des sicles, servirent au contraire en semer de nouveaux au moyen desquels on se flattait de faire natre une barrire d'-pines inextricable , qui rendrait impossible de reconnatre le vrai du faux et d'tablir une saine critique historique. G'est un principe avou que dans l'enseignement et dans l'instruc-tion , de mme que dans l'allgation des preuves scientifiques, le tmoignage des anciens crivains ne possde rellement une force efficace et convaincante que lorsque l'autorit du tmoin lui-mme est place hors de toute incertitude. L'exprience mme des premiers sicles apprenait ne point se fier aveu-glment aux litres des ouvrages et aux rapports de chacun. En effet, ds le commencement, il s'leva, ct des vrita-bles productions du gnie des Pres, un genre d'ouvrages b-tards qui, pour obtenir del confiance et du dbit, abusaient

    http://former.cn

  • LA PATROLOGIE. 9

    des noms d'crivains clbres ou d'autres hommes distingus. Dans les temps qui suivirent immdiatement, on les laissa passer, parce que l'on ne sentait pas encore le besoin de dis-tinguer les uns des autres, et ils continurent ainsi tre con-nus sous les noms qu'ils avaient usurps. Parvenue de cette manire jusqu' nous, la littrature de l'Eglise primitive se trouva tout coup en contact avec de nouvelles opinions reli-gieuses et avec une science, qui, inconnues l'antiquit chr-tienne, taient partout dmenties par ces Pres. Dans le m-contentement caus par cette circonstance on s'attaqua l'histoire, et toutes les fois qu'aucune autre transaction ne fut possible, on saisit le prtexte de suppositions et d'interpola-tions qui avaient vraiment t faites dans lesouvrages des cri-vains anciens, pour refuser toute crance l'authenticit des monuments les plus respectables de l'antiquit. On esprait par l paralyser dans les mains de l'Eglise catholique et rendre inutile tout ce que l'on ne pouvait pas faire servir au but que Ton se proposait, et tout ce qui rendait contre sesennemis un tmoignage trop clatant. Pour faire comprendre par un seul exemple tout ce qu'il y avait d'arbitraire dans cette critique ngative, il.suffit de citer la discussion qui s'leva au sujet des pitres authentiques d'Ignace. Des savants catholiques eux-mmes ont particip quelquefois celte fausse direction de l'esprit, et ont commis cet gard plus d'une erreur, soit par un jugement trop prompt, soit par quelque autre proccupa-tion. Cette conduite, dont les effetsse faisaient sentir avec plus ou moins de force, avait toujours pour rsultat une espce d'incertitude dans l'apprciation de ces ouvrages, dont on n'o-sait presque plus se servir. Il lait temps de mettre un terme cette situation quivoque, de rtablir une base de certitude, de distinguer le vrai du faux l'aide du flambeau d'une saine critique, de rendre l'autorit qu'il mritait ce qui avait t injustement cart comme altr ou suspect, et d'affermir la proprit de l'Eglise. On a beaucoup fait individuellement pour y parvenir, et la science introductrice est charge, de son ct, d'utiliser ce rsultat pour l'usage gnral T dans les limites qui lui sont poses.

    Ce que nous venons de dire par rapporta l'affermissement

  • 10 LA PATROLOGIE.

    et l'apprciation historique et critique s'applique aussi, mais d'une autre manire, au contenu des ouvrages. Le point prin-cipal consiste toujours bien saisir et bien comprendre uu crivain, et l'introduction doit en tracer la route. Il est certain que la meilleure clef de ses ouvrages est l'individualit de l'crivain, son caractre , ses rapports personnels, et jes au-tres particularits qui le regardent; c'est donc sous tous ces rapports iqu'il faut faire connatre les auteurs. Mais le problme n'est pas pour cela entirement rsolu. Un crivain n'est ja-mais tellement isol, tellement indpendant de son sicle et de son entourage qu'il ne s'y rattache par des milliers de fils, qui le font penser, sentir et agir. Les impressions reues du dehors rebondissent du dedans; la direction gnrale des es-prits y entre avec sa tendance, ou bien y fait natre la rsis-tance. L'excitation au mouvement dont un sicle se sent aifect, s'empare aussi de tous ceux qui se voient forcs de prendre part aux questions qui se traitent. C'est ainsi que naissent et se forment des situations particulires, des esprits qui remuent vivement les gnrations tout entires , tandis que celles qui lessuivent, arrivent dans des moments de relchement, ou bien emportes par des intrts diffrents, ne comprennent plus ce qui s'est pass avant elles, et l'interprtent consquemment faux. Ainsi , par exemple, dans un sicle comme le notre, o les intrts terrestres et matriels ont pris un tel empire, que le sentiment de tout ce qui est spirituel, cleste et divin est pour ainsi dire compltementperdu, bien des gens se deman-deront avec tonnement comment des Pres tels qu'Ignace le martyr, Irne, thanase, etc., ont pu soutenir une lutte si ardente et si violente pour quelques opinions religieuses, que l'on juge peu importantes. Mais ces gens demandent cela, parce que , spars du corps de Jsus-Christ qui est l'Eglise, ou du moins ne vivant point de toutes leurs forces en lu i , ils ne conoivent pas que l'on puisse mettre de l'importance au-tre chose qu' ce qui es proccupe eux-mmes, ni qu'il y ait des personnes pour qui Jsus-Christ est tout, dans le temps et dans l'ternit, qui ne vivent et n'existent qu'en lui. Com-ment pourra-t-il comprendre et apprcier ces crits , celui qui les lira avec un esprit si attach au monde, avec un cur qui

  • LA PATROLOGIE. 41

    n'prouve pas la plus lgre chaleur pour de pareils intrts? Celui qui trouve plus de charmes au paganisme et son monde de divinits qu'aux doctrines abstraites et aux exigences mo-rales du Christianisme, comment jugera-t-il la lutte entre ces deux croyances et apprciera-t-il leurs dfenseurs rcipro-ques? Certes, dans de pareilles circonstances on ne saurait esprer d'autres rsultats que ceux que nous avons vus. Mais que faut-il en conclure? Rien, si ce n'est que tout crivain doit tre pris dans le temps o il vivait, et cela non-seulement extrieurement, mais encore intrieurement; quechaque Pre de l'Eglise doit tre considr comme en liaison intime avec les intrts spirituels qu'il dfend et dont il est l'organe, et que cette relation l'ensemble ne doit pas tre perdue de vue, mme lorsqu'un d'eux parait s'carter plus ou moins de cette position. Transporter le lecteur dans cette atmosphre spiri-tuelle, afin qu'il puisse.vivre, sentir, et penser en elle, est le grand but auquel doit tendre quiconque veut diriger aveafruit l'tude des saints Pres.

    La ncessit clc se placer dans cette position spirituelle, afin de comprendre et de juger convenablement les crivains ec-clsiastiques, se prouve encore d'une autre manire. L'his-toire littraire de mme que l'histoire politique, a des mo-ments de vide. Aprs plusieurs annes d'une extrme fertilit viennent des annes striles, et aprs avoir travers des po-ques d'un admirable mouvement littraire, on entre dans de vastes dserts arides, o l'on ne rencontre que de loin loin quelques productions isoles qui valent peine les moins re-marquables de celles de l'poque prcdente. Cela se voit aussi incontestablement dsins la littrature de l'Eglise, et l'on s'est empress de lui en faire un reproche, tandis qu'il tait bien plus simple de l'attribuer soit au dveloppement successif et naturel du genre humain, soit la position dfavorable des relations extrieures. S'il arrive souvent que l'activit et la vigueur de quelques individus se communiquent la socit entire, bien souvent aussi le poids qui oppresse la socit touffe la force vitale des individus. 11 faut donc, dans des temps diffrents, considrer diffremment les directions di-verses de l'esprit, et l'on n'aurait rsolu le problme qu' moi-

  • 12 LA PATROLOGIE.

    t i , si Ton voulait se dispenser de faire une rponse satisfai-sante de semblables questions.

    Enfin il y a un autre point encore qu'il ne faut ni ngliger ni considrer sous un faux aspect. Si la littrature patristique et ecclsiastique peut tre regarde en gnral comme excel-lente , il y existe nanmoins sous plus d'un rapport, des dif-frences et des degrs de perfection. Mme parmi les crivains de la mme poque, tous ne sont point galement grands, profonds ou pntrants. A ct d'ouvrages du premier ordre, on en trouve d'autres qui ne s'lvent pas au-dessus de la m-diocrit, qui sont bons dans leur genre, mais moins remar-quables que les autres. Auprs de la plupart des productions d'une vritable foi chrtienne, il en apparat d'autres, souvent de la mme main , dont il est impossible de mconnatre l'o-rigine exotique, quoique nes sur le sol du Christianisme : ainsi Origne , l'aimable dfenseur de la foi traditionnelle, a commis et l quelques graves erreurs. En consquence, si l'on est oblig d'admettre une diffrence relle dans le degr de perfection des ouvrages des premiers crivains chrtiens, il en rsulte que tout ce qu'ils ont crit ne saurait tre gale-ment lou, approuv et recommand, mais qu'il faut y faire un choix prudent, dict par une connaissance approfondie de la matire. Il est d'autant plus ncessaire d'avoir gard ces diffrences, que l'esprit de parti et les prventions ont souvent induit le jugement en erreur, et plac sous un faux jour des portions considrables de l'histoire littraire de l'Eglise.

    La foi et la vie dans l'Eglise ayant d'ailleurs deux cts dis-tincts, le ct thorique et le ct pratique, les productions des Pres se distinguent aussi sous ces deux rapports. Dans le nombre il existe des ouvrages crits avec une pntration si merveilleuse, une si grande habilet de dialectique, tant de profondeur philosophique et une rudition si solide, qu'ils laissent derrire eux tout ce que la littrature paenne a pro-duitde plus parfaitence genre. Ds le deuxime etle troisime sicle de l're chrtienne, quelques apologistes s'taient dis-tingus sous ce rapport; mais les ouvrages du quatrime si-cle, qui a t une poque florissante pour la littrature chr-tienne, ceux d'ikanase, de Basile, d'Augustin, d'IIilairede

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    Poitiers, etc., surpassent tous les autres par la science. Qui-conque aime les recherches profondes et savantes y trouvera l'occasion d'admirer les inpuisables trsors de l'rudition chrtienne. D'un autre ct, on trouve des Pres chez qui la science brille d'un clat moins vif, mais qui entranent, di-fient et charment, par une grce inexprimable dans le langage, par la sensibilit, par la plnitude des ides et par la plus harmonieuse loquence. C'est ce qu'il est impossible de nicren lisant les pi trs d'Ignace le martyr, les aimables ouvrages de Minucius Flix, de Gypricn, les loquents discours de Chry-sostme, etc.

    Nous venons maintenant d'indiquer la direction que doit suivre, les points que doit considrer, et les limites que doit observer celui qui ne veut pas seulement savoir le titre des ouvrages des Pres de l'Eglise, mais en acqurir une connais* sance approfondie.

    Mais si nous interrogeons l'histoire pour savoir comment on a jusqu' prsenl tendu vers ce but et donn de la ralit ce plan d'tudes, nous rencontrons des faits diffrents.'Il s'est form en effet deux sciences thologiques secondaires, dont Tune a eu pour objet de donner les connaissances pralables ncessaires l'lude des Pres, et dont l'autre devait commu-niquer les rsultats mmes de cette tude, et par consquent, quelques gards, les remplacer. Ces deux sciences se sont distingues par les noms de patrologie et depatristique. Celle-ci prsente le rsultat de l'tude des Pres sous le rapport dog-matique, c'est--dire qu'elle lire de leurs crits les tmoigna-ges que Tony trouve en faveur desdogmes, afin de dmontrer ceux-ci historiquement. On ne prtend point dans cette science offrir une exposition complte del croyance et de l'rudition d'un Pre, mais on se borne extraire de ses ouvrages tout ce qui parat convenir la dogmatique. Le domaine de la pa-trologie est plus vaste. Elle s'occupe de la biographie et de la bibliographie des divers crivains ecclsiastiques, et y ajoute les tmoignages que chacun d'eux prsente en faveur de l ' E -glise. On voit par l que la patristique peut tre considre comme une partie de la patrologie, et qu'elle est mme une science superflue, puisqu'elle est rendue inutile tant par les

  • LA PATHOLOGIE,

    livres d'enseignement dogmatique, qui s'en sont appropri la matire, que, dans ces derniers temps, par l'histoire des dogmes.

    La patrologic se rapproche, comme on vient de le voir, d'aprs un plan plus tendu, du problme que l'histoire litt-raire chrtienne s tait propos, c'est--dire de mettre en tat de bien connatre les Pres eux-mmes. Mais jusqu' prsent la patrologic s'tait pos des limites trop troites, tant pour la matire, qu'elle bornait quelques notices succinctes sur la personne de l'crivain et un petit nombre de passages dogma-tiques extraits de ses ouvrages, que pour le temps, ne dpas-sant gure les premiers cinq ou six sicles de notre re. L'his-toire de la littrature chrtienne tend plus loin son horizon. Elle ne se contentera pas de dcrire la vie et les travaux litt-raires des Pres, en particulier et en gnral, et de les dve-lopper individuellement dans leurs rapports avec l'ensemble, mais elle veut encore, autant que l'espace le permettra, dve-lopper le sentiment particulier de chacun d'eux sur la doctri-ne; elle jugera non-seulement leurs productions authentiques, mais encore celles qui sont apocryphes.Et elle prsentera ainsi l'histoire del naissance , du progrs, de l'extension, du per-fectionnement et de la dcadence del littrature chrtienne, non-seulement jusqu'au sixime sicle, mais encore dans le cours de ceux qui l'ont suivi.

    I I I . De la dnomination de Pres de l'glise. Diffrences entre les crivains ecclsiastiques. Division.

    La partie patristique tant la premire qu'il faut traiter dans une histoire de la littrature chrtienne, il faut que nous com-mencions par expliquer la dnomination de Pre de l'Eglise, Tout l'Orient, depuis la Palestine jusqu' la Chine, honorait avec raison les docteurs et les prtres du nom de pre, et par la mme raison les lves taient dsigns sous le nom de (ils et de fille. Les Orientaux voulaient indiquer par l que celui qui communiquait un autre la vie spirituelle qu'ils appelaient rgnration, se trouvait cet gard dans la mme position que

  • LA PATROLOGIE. 15

    le pre naturel Test l'gard du corps 1 . Nous trouvons aussi chez les Grecs le mot de pre employ dans le mme sens. Alexandre donna ce titre son matre ristote, et les matres donnaient leurs lves lenom de fils5. Il est inutile de remar-quer combien cet usage servait indiquer les rapports de tendresse et de confiance qui ont lieu entre le matre et l'-lve, ainsi que le prix que Ton attachait une profonde instruction.

    Nous retrouvons aussi cet usage dans le Nouveau Testament, d'o il passa dans l'Eglise chrtienne, d'autant plus facilement, que depuis longtemps la manire dont les Grecs considraient les rapports du matre l'lve avait autoris cette manire de s'exprimer. Les temps chrtiens donnrent une vie nouvelle aux anciens sentiments, et plusieurs institutions en portrent l'empreinte, ce qui tait d'autant plus naturel que le prix de l'instruction spirituelle tait alors mieux senti et mieux ap-prci que dans les temps qui avaient prcd le Christianisme3.

    Tous les docteurs spirituels, et particulirement les voques, s'appelrent Pres (papse) dans l'Eglise chrtiennejusque fort avant dans le moyen ge; aujourd'hui ce titre est exclusive-ment rserv Tvque de l\omc. Cependant, pris dans un sens plus ordinaire et moins tendu, il s'applique particuli-rement ces docteurs- de l'Eglise chrtienne qui vcurent

    ' C f . I V , les Rois , 2 , 5 , 5, 7 , 15 ; les J u g e s , 15,11 ; les Proverbes, 4 , 10.

    C'est ainsi que saint Paul dit qu'il est le Pre des Corinthiens qu'il -a

    convertis : I Cor. 4 , 14 sq. et y ajoute pour motif: h y&s Xpto-T&'lijtrov

    uvay/ttu iyc ftets &

    "L'tymoogie de plusieurs mots de leur langue nous apprend que les

    Grecs connaissaient ce rapport du matre l'lve. Ainsi du mots iruts9

    fils, on a tir le verbe Traievetv, instruire, lever, d'o drivent les mots

    KuiSia , ducation et ( > , matre, prcepteur. Clment d'Alex-andrie (Strom. C , c l , dit. Wurzbourg, p. 5) dit ce sujet : vto t

    Tcu TTat^tuof&tvo Ktiir* vwuxoriV rov Tfoit^sovro j se rfrant au livre des Proverbes, l , 1, vit , tav 'e'^a^tivo pqe-iv ivrohqs i^qs Kgwfyy iruga navra, vTTujcovrBTeci rota V TOV. E t de mme encore, I I I , 1 ,

    djcovtran Trat^e a-estJWy ^ . . - Cf . Iren. adv. lweres.1V, 41, 2 -

    3 C f . Basil, epp. 337 et 339.

    http://lweres.1V

  • 16 LA PATROLOGIE.

    dans les premiers temps, qui se distingurent par leur pit et leur amour du Christianisme, qui le propagrent par leur parole et leurs crits , et qu i , par les ouvrages qu'ils nous ont laisss, attestent la foi de l'Eglise primitive.

    Il faut pourtant remarquera ce sujet que tous les crivains ecclsiastiques, sans exception, n'ont pas obtenu cet honneur, mais que pour l'obtenir il tait ncessaire de possder certai-nes qualits et de se trouver plac dans un rapport direct et particulier avec l'Eglise- Ces qualits taient : une rudition plus qxCordinaire, la saintet, Vapprobation ( approbatio) de VEglise et Vantiquit. On reconnat pourtant bientt que la runion de ces quatre caractres ne pouvait pas tre toujours exige. Par une rudition peu ordinaire, on n'entendait pas la plus vaste possible, mais une science relativement grande.-Si Von voulait regarder cotte qualit comme absolument indispensable , il faudrait rayer du catalogue beaucoup de noms qui y tiennent aujourd'hui ajuste titre une place dis-tingue; en effet, les plus anciens Pres , tels que Clment de Rome, Ignace et d'autres, n'taient pas remarquablement savants.

    La seconde qualit essentielle, la saintet, est en revanche d'une ncessit absolue dans un Pre de l'Eglise, pourvu tou-tefois que Ton n'entende par l qu'une haute vertu chrtienne. Celle-l est d'autant plus indispensable que dans l'ide que Ton se fait d'un Pre est renferme non seulement celle de la personne qui a donn l'tre, mais encore de celle qui doit servir d'exemple par la conduite. C'est pourquoi ils sont le sel de la terre.

    La troisime qualit que l'on exige d'eux parait tre en quelque sorte une ptition de principe, car d'un ct ils doi-vent servir de tmoins de la doctrine de l'Eglise, et de l'au-tre on demande qu'avant de pouvoir en servir, ils aient ob-tenu l'approbation de l'Eglise. On prtendrait d'aprs cela prouver la confiance que mritent les Pres par l'autorit de l'Eglise, et vice versa; mais en considrant mieux la chose on verra qu'il n'en est pas ainsi. Quand il s'agit de prouver un fait par tmoins, chacun qui vient dposer compte; mais la confiance que l'on doit accorder sa dposition se mesure d'-

  • LA PATHOLOGIE. 17

    prs des principes gnraux poss par la critique. Il s'ensuit donc naturellement que celui-l seul qui vit dans l'Eglise et qui se trouve en communaut de foi avec elle, est en tat de rendre tmoignage de la foi de l'Eglise qu'il partage avec elle; tandis que tous ceux qui vivent hors d'elle, qu'elle ne recon-nat point, sont incapables, dans leur isolement, d'offrir une garantie certaine de la vrit de leur tmoignage sur la foi de l 'Eglise; il ne doit donc tre apprci que dans son rapport avec celui des tmoins appartenant l'Eglise. En attendant, la manire dont l'Eglise exprime son approbation peut varier selon les circonstances. Dans les premiers temps c'tait seule-ment l'impression immdiate que l'ensemble de la vie et des actions d'un docteur faisait sur la masse qui dcidait de son admission au nombre des Pres; la satisfaction universelle cause par la manire dont il dfendait les croyances chr-tiennes , ou lisage public, dans un concile par exemple, que l'Eglise faisait de ses crits pour combattre une hrsie, de-venait pour lui une approbation implicite. Parfois aussi, ct de cet aveu tacite, l'Eglise accordait une approbation plus positive et plus solennelle. Ainsi le pape Lon-le-Grand, saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure furent levs par des bulles pontificales au rang de Pres de l'Eglise.

    D'aprs les deux dernires marques distinctives d'un Pre de l 'Eglise, il faut rayer de leur nombre tous les anciens crivains ecclsiastiques qui manquaient de l'une ou de l'au-tre, ou de toutes les deux. Ainsi il y en a parmi eux de qui la saintet de conduite n'tant pas si positivement reconnue, ou qui , trop susceptibles de recevoir des influences trang-res, n'ont point toujours exprim la foi traditionnelle dans l'esprit et le sens de l 'Eglise, et qui par consquent elle n'a pu accorder qu'une approbation restreinte. On les appelle en consquence Scriptores ecclesiastici ; tels sont Papias, Clment d'Alexandrie, Origene, Tertullicn , Ensebe de Cesaree, Rufin d'Aquile et autres.

    En revanche, l'Eglise a distingu d'une manire particulire quelques-uns des Pres reconnus par elle. Plusieurs d'entre eux qui ont possd.les trois caractres distinctifs un degr trs-minent, qui ont joint une puret extraordinaire dans

    2 .

  • i8 LA PATROLOGIE

    le maintien de la foi catholique une rudition particulire dans la manire de la dfendre et de raffermir, et qui ont en consquence acquis par l dans le royaume de Dieu un mrite plus grand auprs de leurs contemporains et de la postrit, ont t appels Doctores Ecclesi par excellence- Ceux de l'Eglise d'Orient sont : Athanase, Basilc-le-Grand, Grgoire de Nazianze et Chrysostme; ceux de l'Eglise d'Occident : mbroise, Jrme, Augustin, Grgoirc-le-Grand, auxquels on. ajouta plus tard : Lon-le-Grand , Thomas d'Aquin et Bonaventure \

    Quant la quatrime qualit importante, savoir Y antiquit, il rgne cet gard les opinions les plus divergentes. Comme on n'a point encore dcid quelle poque il faut clore la liste des Pres de l'Eglise, il s'ensuit que cette qualit doit tre plus ou moins imprieusement exige, selon les diffren-tes manires de voir. Les protestants sont dans l'usage de ne plus admettre de Pres de l'Eglise aprs le troisime , le qua-trime ou tout au plus le sixime sicle, tandis que les catho-liques en reconnaissent jusque dans le treizime sicle. Il est incontestable qu'un Pre de l'Eglise doit tre d'autant plus respectable et plus prcieux , qu'il se rapproche davantage 'des temps apostoliques, parce que dans ce cas son tmoi-gnage au sujet de la tradition primitive acquiert un bien plus grand poids, et que sous ce rapport un Pre de l'Eglise du treizime sicle ne saurait tre considr comme un disciple des aptres; d'un autre ct cependant, que ce signe caract-ristique ne saurait tre limit une poque prcise, au point d'exclure tous les sicles suivants. C'est ce que les catholiques ont de tout temps clairement exprim, d'une part en rap-prochant la limite jusqu' l'poque indique, et de l'autre , afin de ne pas renoncer tout fait la juste distinction de l'antiquit, en adoptant trois priodes, dont la premire des-cend jusqu' la fin du troisime sicle, dont la seconde va jusqu' la lin du sixime, et dont la troisime se termine avec

    1 Dans Fofice divin, ce titre est accord d'autres saints Pres tels qu'Iilaire de Poitiers, Isidore de Svi l lc , le vnrableBcde, Anselme, Bernard j sans qu'ils puissent pourtant tre placs au mme rang que les prcdants.

  • LA PATHOLOGIE. 19

    le treizime sicle. Mais tout considrer, cette insistance vouloir fixer une poque pour clore la liste des Pres de l 'E-glise est la suite ou d'une polmique partiale ou d'une manire devoir trop troite. Le l'ait est que d'aprs le sens vritable et primitif du mot, il doit y avoir des Pres de l'Eglise tant que l'Eglise subsistera, et que le Pape doit conserver cet gard le droit dont il a toujours joui, toutes les fois que l 'E-glise verra apparatre un de ces astres brillants sur l'horizon de la science ecclsiastique.

    Quant nous, dans notre histoire de la littrature chr-tienne , nous suivrons la division que la nature des choses et des vnements nous indique. Nous distinguerons dans l'his-toire de l'Eglise trois ges, chacun marque par le caractre particulier de l'instruction scientifique qui y a prvalu. Le premier est l'ge grec-romain, le second l'ge germanique, le troisime l'ge romain-grec-germanique. Le premier s'tend depuis l'origine de l'Eglise jusqu'au huitime sicle, c'est--dire jusqu' saint Jean Damascne, pendant lequel le dve-loppement de la science chrtienne s'est rattache la science grecque-romaine qu'il trouvait existante; le second depuis le huitime sicle jusqu' la fin du quinzime, alors que la science chrtienne s'est dveloppe et perfectionne conformment au gnie particulier des peuples germaniques; le troisime enfin comprend les trois derniers sicles jusqu' notre temps, o la science germanique s'est fondue dans celle de la Grce et de Rome, par la renaissance des tudes classiques.

    Ces grandes priodes de temps seront subdivisesen d'autres plus petites , qui seront indiques par les changements surve-nus dans la situation des affaires de l'Eglise, pour autant que ces changements ont influ sur sa littrature.

    IV. De la Littrature de cette science.

    Nous devons une grande reconnaissance au zle avec lequel, dans des temps mme fort reculs, quelques crivains ont runi et conserv les vnements les plus marquants arrivs dans le domaine de la littrature ecclsiastique. Eusbe , dans son histoire de l'Eglise, ne manque pas de faire une mention

  • 20 LA PATROLOGIE.

    honorable des auteursqui ont crit avanilui, et il accompagne mmo les titres de leurs ouvrages d'un extrait succinct de leur contenu et quelques remarques critiques.

    Mais le premier qui ait rellement eu l'ide d'crire une histoire de la littrature chrtienne et qui l'a excute avec succs a t saint Jrme. Son ouvrage intitul : De viris Mus* tribus, renferme, sous 155 numros, les crivains bibliques et ecclsiastiques jusqu' la quatorzime anne du rgne de l'empereur Thcodose-le-Grand , c'est--dire jusqu'en 595. Il voulut suivre l'exemple de Sutone et de Plutarque qui avaient crit la biographie des hommes clbres parmi les paens, et conserver aissi la mmoire des grands crivains sortis du sein de l'Eglise chrtienne, afin, comme il le dit lui-mme dans sa prface de rfuter les observations ddaigneuses d'un Celse, d'un Porphyre, d'un Julien et d'autres qui prtendaient que des hommes ignorants et sans ducation avaient seuls pu ad-mettre le Christianisme. Il profita pour son travail de i'histoire de l'Eglise par Eusbe, sans pour cela se borner le copier. Il est souvent original et puise dans des sources qui lui sont propres. Le dernier auteur qu'il nomme est saint Jean Ghry-soslme; mais il ne donne pas la liste de ses ouvrages, car cette poque ce Pre ne faisait encore quecommencer d'crire. II termine par l'numration des ouvrages qu'il avait publis jusqu' ce moment. Soplironius a traduit en grec l'ouvrage de saint Jrme.

    Gennadins en a donn une suite sous le mme titre. C'tait un prtre de Marseille, qui florissait vers l'an 490; son ouvrage s'tend jusqu' la fin du cinquime sicle, et se termine par la liste de ses propres ouvrages. Ce travail mritoire fut pour-suivi par Isidore de Sville (Hispalensis), qui mourut en 656; homme qui possdait la connaissance la plus complte des deux littratures grecque et latine et clbre par son loquence. Il conduisit l'ouvrage de Jrme et deGennadius vers l'an 610; et Ildephonse de Tolde, mort en 667, y ajouta quelques no-tices supplmentaires.

    Pendant longtemps il ne parut aucun ouvrage de ce genre chez les Grecs, jusqu' ce qu'enfin Photius, patriarche de ConstantinopIe,morten886, compost sonMyrobiblion, dans

  • LA PATROLOGIE. 21

    lequel il prsente avec une vaste rudition et une perspicacit extraordinaire la critique de plusieurs crivains paens et chrtiens. Il a prserv par l de l'oubli divers fragments d'auteurs chrtiens peu connus.

    Aprs les auteurs que nous venons de nommer, il y eut sous ce rapport une fort longue pause chez les Occidentaux. Hono-rius, prtre d'Aulun , mort en 1120, et Sigebcrt de Cambrai, en 1112, ne fournissent que de courtes notices, et aprs eux il y a de nouveau une lacune jusqu'au quinzime sicle , quand Jean de Trittenheim, abb de Spanhcim, publia, en 14-92, un ouvrage deScriptoribus ecclesiasticis, pour lequel il se servit de ceux qui existaient dj et y ajouta des dtails prcieux sur la littrature chrtienne du moyen ge. 11 eut pour succes-seur Aubert Myrc, qui , dans un ouvrage portant le mme titre, complta le travail de Trittenheim et le surpassa pour le mrite de l'excution; il descend jusqu' la moiti du sei-zime sicle. Tous les ouvrages que nous venons de citer sont runis dans la Bibliolheca ecclesiaslica d'Albert Fabricius ; Hambourg 1718.

    Nous trouvons ensuite Robert Bellarmin : de Scriptoribus ecclesiasticis Liber, Rome 1615.'La critique historique qui renaissait cette poque lui servit beaucoup dans son travail, en ce qu'elle lui permit de distinguer avec justesse le vrai du faux. Mais ses savants jugements sur le mrite littraire des divers ouvrages sont surtout d'une haute importance. Une fois examine et excite, le got de l'ancienne littrature de l 'E-glise devint toujours plus vif, et les travaux scientifiques aux-quels on se livra son sujet s'levrent une hauteur que l'on n'aurait pas os esprer. Des trsors enfouis jusqu'alors furent mis au jour ; on s'empara des riches matriaux que cette lit-trature prsentait, et, grce de vastes et de savantes re-cherches, on les fit tourner au profit des tudes dogmatiques et critiques de 1 Eglise. Indpendamment de plusieurs ouvra-ges moins considrables , tels que celui de Pierre Halloir : llhislrium Eccles. orient* Scriptorum, qui sanctilate juxla et erudilione I et II sc. floruerunt et Apostolis convierunt vit et documenta ; Duaci 1655 , 2 tom, in-fol,, livre excellent; in-dpendamment, disons-nous, de ceux-l, il faut surtout re-marquer parmi ceux de cette poque :

  • 22 LA PATHOLOGIE.

    Nie. Le Nourry, bndictin : pparatus ad bibliothecam maximam vet. Patrum et antiquorum scriptorum ecclesiasiico-rum Lugduni ditant, 2 vol. in-fol. 1705-1715. Il renferme des dissertations dtailles et savantes sur les Pores des qua-tre premiers sicles, sur leur doctrine et leur mode d'ensei-gnement, etc.

    Elie Dupin : Nouvelle Bibliothque des auteurs ecclsias- tiques, contenant l'histoire de leur vie, le catalogue, la cri- tique et la chronologie de leurs ouvrages, 1686-1711, Paris, 47 vol. in-8. L'auteur montre partout une connaissance approfondie de la littrature patrislique et iJ est assez vers dans les ouvrages des auteurs qui l'ont prcd dans le sujet qu'il traite. Un talent distingu l'aidait dans ses recherches et un style agrable recommandait son travail. Pourtant son ou-vrage n'est pas exempt de grands dfauts. Il tait au commen-cement trop jeune encore pour une si vaste entreprise, d'o il rsulte que ses jugements sur les Pres de l'Eglise ne sont pas bien mris et que ses connaissances trop superficielles lui ont fait souvent exposer leur doctrine d'une manire inexacte. Il trouva en consquence des critiques dans Richard Simon et dans Bossuet. C'est le moyen ge qui est le plus faiblement trait. Les vnements de cette poque taient alors mal com-pris partout, mais surtout chez les Gallicans. Pour Dupin comme pour tant d'autres, cettepoque de la littrature chr-tienne paraissait tre un problme difficile rsoudre. II s'-tend pendant quatre volumes sur les crivains non catholi-ques. Richard Simon corrigea les erreurs de Dupin ; il est donc ncessaire de lire simultanment ces deux ouvrages.

    u travail de ces deux savants se rattache celui d'un Uoi-sime,bien plus prcieux encore, celui de Remy Ceillier, intitul : Histoire gnrale des auteurs sacrs et ccclsiasti- ques, qui contient leur vie, le catalogue, la critique, le jugement, la chronologie, l'analyse et le dnombrement des diffrentes ditions de leurs ouvrages ; ce qu'ils renfer- ment de plus intressant sur le dogme, sur la morale et )> sur la discipline de l'Eglise, etc. Paris, 1729-1765, 25 vol. in-4. Il mit dans son travail beaucoup plus de prcaution et de connaissances que son prdcesseur, et, quoiqu'il n'eut

  • LA PATROLOGIE. 23

    pas autant de talent que Dupin, et qu'il prsentt trop sou-vent de simples extraits de Tillemont, son ouvrage est, tout prendre, beaucoup meilleur que l'autre et mrite plus de confiance.

    Tillemont, dont nous venons de parler, crivit des M- moires pour servir de guide dans les premiers six sicles de l'histoire ecclsiastique. Paris , iG95, 16 vol. in-4. Il y examine chaque crivain en particulier avec une grande pro-fondeur, ce qui rend son ouvrage surtout utile pour l'tude du cabinet.

    Aprs ces ouvrages et ceux de divers diteurs de Biblio-thques des Pres et de Vies des Saints, il faut citer avec loge surtout les Bndictins de la Congrgation de Saint-Maur qui, dans leurs diverses ditions des Saints-Pres, nous ont fourni tout ce qui a t fait jusqu' prsent de plus par-fait dans cette branche de la science.

    Pendant que les savants franais , notamment les Bndic-tins , se rendaient ainsi recommandables par leurs travaux, les Allemands restaient en arrire de leurs voisins. Ils se bornaient former quelques compilations, telles que celles de Wilhelmi, de Wiest, de Winter , de Goldwitzer, etc. G . Lumper, bndictin, fait seul une exception cet gard; il composa avec beaucoup d'assiduit et d'rudition une his-toire thologique et critique de la vie, des crits et de la doc-trine des Saints-Pres et d'autres crivains ecclsiastiques. Augsbourg, 1783-99, en 15 vol. in-8. Mais malheureusement il ne s'est occup que des trois premiers sicles. L'ouvrage de Winter, intitul : Histoire sainte des plus anciens tmoins et docteurs du Christianisme aprs les aptres , ou Patrolo- gie, Munich, 1SJ4, ne s'tend pas mme jusqu' la fin du troisime sicle, et la critique historique y est d'ailleurs mal place. Goldwitzer, Bibliographie des Pres et Docteurs de l'Eglise, depuis le premier jusqu'au treizime sicle, Landshut, 1828, est un ouvrage qui prouve que son au-teur ne manquait ni de lecture ni mme de science; en revan-che il ne possdait pas les matriaux ncessaires : de sorte que son livre devient inutile, faute d'analyse critique. L'es-quisse de l'histoire de la littrature chrtienne, de Busse,

  • 24 LA PATHOLOGIE.

    ci-devant professeur Braunsberg, Munster, 1828, est mieux faite ; elle s'tend jusqu'au quinzime sicle. Mais cet ouvrage aussi est dfectueux et ne rpond pas ce qu'il promet.

    Les protestants ont grandement nglig cette branche de la science. Leurs principes seuls suffisaient pour les retenir, et la passion qu'ils ont mise dans ce qu'ils ont crit ce sujet doit ncessairement rendre leurs ouvrages presque entire-ment inutiles. L'auteur le plus recommandable qu'ils aient fourni est W . Caveus, qui a crit un livre intitul : Aposto^ lici, or the history of the Lives, Acts, Death and Martyrdoms of those who were contemporary, or immediately succeded the Apostles etc., London 1677, in-fol,; il contient les trois premiers sicles. L'ouvrage intitul : Ecclesiastici, or the history of the Lives, etc., of the most eminent Fathers of the Church that flourished in the fourth century, London, 1683, in-fol., ren-ferme le quatrime sicle et a t continu par H . Wharton jusqu'au seizime. On peut citer encore quelques crits moins considrables, tels que : Commentarius de Scriptoribus Eccle-si antiguis illorumque scriptis , de Casimir Oudin , Leip-zick 1722, qui va jusqu'au quinzime sicle. Il a fait de bon-nes recherches sur la littrature du moyen Age , comme par exemple sur saint Thomas d'Aquin ; ses jugements sont aussi en gnral plus modrs que ceux des autres , toutefois il ne dment pas sa confession. La Bibliotheca ecclesiastica d'Albert Fabricius est un ouvrage compos avec beaucoup de zle et un jugement sain et indpendant.

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    IHTRODCCTIOS

    AU PREMIER AGE DE L'HISTOIRE LITTRAIRE DE L'GLISE CHRTIENNE.

    I, Caractre de la Littrature grecque et romaine.

    LA littrature grecque avait depuis longtemps pass son priode d'clat quand la littrature chrtienne commena. Si l'on adopte avec Sc.hocll, dans son histoire de la littrature grecque, une priode mythologique qui s'tende jusqu' la prise de Troie, puis une priode potique qui aille jusqu' Solon , l'an 594 avant Jsus-Christ, puis le beau temps de la littrature grecque qui dure jusqu'au commencement du rgne d'Alexandrc-Ie-Grand , on reconnatra que l'poque de la plus haute civilisation grecque rpond au sicle de Socratc, de Platon et d'Aristote; d'Hrodote , de Thucydide et de Xno-phon; de Dmosthnes et d'socrate ; de Pindare, d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, c'est--dire qu'elle remonte au moins 336 ans avant l're chrtienne.

    Cependant, s i , aprs cette poque , la littrature grecque dchoit quant au gnie et l'art, elle s tend en revanche de plus en plus chez tous les peuples de la terre. Mais cette ex-tension , elle ne la dut qu' la puissance qu'elle avait dploye; elie gagnait en espace ce qu'elle perdait en profondeur. Par la mmo raison, le gnie grec devait s'affaiblir en voulant de-venir universel, parce que, comme tout gnie national, il tait naturellement born et qu'il aimait en outre se divi-niser lui-mme. On a observ, en effet, que moins l'esprit humain offre de profondeur, plus il sait se prsenter sous des formes agrables et attrayantes. Pour lui tout est alors plus facile limiter et soumettre; ses besoins, ses penses, ses sensations, ses prvisions n'atteignent pas ce qui est relle-ment mystrieux, mtaphysique et infini : de sorte que sa

  • 20 LA rATROLOGIE.

    langue, n'ayant exprimer que des choses qui tombent sous les sens, loin d'tre trop pauvre pour l u i , va mme au-del de ce qu'il exige d'elle; il trouve sans peine des expressions pour tout ce qu'il a besoin de lier ou de sparer, et la transi-tion de l'une l'autre lui est facile. Tout seclassifie sans lais-ser de lacune , de sorte que rien ne manque dans ce qu'il crit, pour la clart , la nettet, l'organisation. De l'enthousiasme , il y en a peu, mais d'autant plus de calme et de tenue.

    Alexandre-lc-Grand soumit la Grce une grande partie de l'Asie et de l'Egypte. Apres lu i , Alexandrie, sous la pro-tection desPtolme, remplaa Athnes comme mtropole de la littrature grecque, circonstance qui devint plus trad d'une haute importance pour la littrature chrtienne. Antiochc, capitale du royaume Syro-Macdonien, ne nous offre pas un moins grand intrt, bien que dautres villes de l'Asie, telles que Pergame et Tarse, jouassent un plus grand rle l'gard de la littrature hellnique proprement dite. Cette priode macdonienne, la quatrime de Sa littrature grecque se ter-mina cependant cent quarante-six ans avant J . - C ; car Corin-the fut prise cette anne-l, cl la Grce tomba sous la domi-nation des Piomains, ce qui lui fit perdre tout sentiment de nationalit et en mme temps toute la vigueur de gnie dont cette nationalit est la source. Cette cinquime priode, ou priode romaine, s'tend, selon le systme gnral, jusqu' Tan 506 aprs Jsus-Christ, quand elle se fond dans celle de la littrature grecque moderne qui est la sixime.

    En attendant, la science grecque, mme aprs qu'elle eut cess d'tre florissante , ne laissa pas que de produire des ou-vrages Temarquables; dans le domaine de la philosophie , elle se prsenta, jusque fort avant dans e sicle qui prcda no-ire re, tout fait originale et trs-productive, bien qu'elle ne fit que continuer les anciens systmes et dvelopper les germes qu'elle y trouvait. Mais aprs cette poque, le gnie grec parut entirement puis sous ce rapport; il prouva d'aprs cela le besoin de satisfaire ce que lui manquait en emprun-tant l'tranger; il s'adresse l'Orient, dont la route lui tait ouverte par les tablissements des Grecs en Asie et en Egypte. Ce fut alors que se forma le nopythagorisme et le

  • LA PATROLOGIE. 27

    noplatonisme , mas sur le perfectionnement desquels le Christianisme exerait dj une influence qu'il tait impossi-ble de mconnatre. O r , si nous voyons ainsi la philosophie grecque se complter l'aide de celle d'Orient, nous trouvons en revanche des Orientaux qui cherchent, an moyen d'em-prunts faits aux Grecs, imprimer le caractre de la science leurs doctrines positives. De ce nombre est surtout Philon. Nous rencontrons aussi, et principalement chez ceux qui re-fusaient tout secours tranger, l'engourdissement et de sim-ples rptitions ou interprtations de ce qui avait t crit avant eux. Les pripatlicicus et les stociens offrent surtout l'exemple de cette immobilit. Parfois aussi il se prsente un scepticisme qui ne croit aucune certitude thorique.

    La posie, qui avait t la premire jeter un grand clat, fut aussi la premire s'teindre ; e t , eu effet, la vie des Grecs n'offrait plus rien de potique. La posie didactique , qui n'exige que de l'esprit et des connaissances, fut encore cultive avec succs, tmoin ratus ; on peut y joindre l'pi-gramme, dont la matire ne manque jamais, et l'idylle chez hocrite, Bion et Moschus. La vie rurale offrait encore un charme qui avait disparu partout ailleurs. D'ailleurs tous ces potes appartenaient la priode alexandrine.

    En histoire, aprs Alexandre, nous ne trouvons, l'excep-tion de Polybe, que des ouvrages dont les meilleurs n s'l-vent pas au-dessus du second rang. Les historiens les plus remarquables sont Diodorc de Sicile , qui vivait du temps d'Auguste; son contemporain, un peu plus jeune que lu i , Denys d'Halicarnasse ; Plutarque, n cinquante ans aprs J . * C , et qui occupa de grandes places sous les empereurs Trajan et Adrien ; et rrien, n Tan 100 de notre re. Appien, Dion Cassius et Orodien sont du troisime sicle.

    L'loquence fut ce qui tomba le plus promptement et de la manire la plus sensible, du moment o aucune grande ques-tion politique ne se traita plus dans les villes grecques. Le gnie ne trouvant plus pour s'occuper d'objets importants et qui intressassent la vie tout entire de l'homme, se rapetissa et devint aussi insignifiant que l'tait dj la ralit politique. Quand l'cole o les Grecs avaient appris tant de grandes

  • 28 LA PATHOLOGIE.

    choses, l'cole des discussions publiques fut ferme, on vit s'ouvrir des coles d'loquence proprement ditesn on y donna de bonnes rgles pour bien parler et une foule d'excellents crivains sur cette science passent devant nos yeux. Mais comme on ne pouvait y offrir un sujet important aux discours, un sujet qui remplit l'me , qui excitt des passions leves, des sensations fortes ou des penses sublimes, que Ton se serait efforc de transporter un public attentif et touch , il fallut en empruntera l'histoire ancienne ou en inventer, ou bien en tirer des vnements ordinaires de la vie. En attendant, comme on voulait pourtant], de mme que les'anciens, parler avec grandeur et sublimit, on tomba ncessairement dans la boursoufflurc; les discours furent ridicules, remplis de vains ornements, de jeux de motset dpourvus de got ; tant l'homme est dpendant des objets extrieurs et tant l'idalisme se mon-tre inutile, mme sous ce rapport! On en eut surtout la preuve chez les sophistes qui furent si nombreux parmi les Grecs pendant le gouvernement des Romains. Le ternie de sophiste s'appliquait alors soit i\ un philosophe , professeur d'lo-quence, soit un vritable orateur qui parcourait les grandes villes et prononait des harangues en prsence du peuple-Ces hommes auraient pu tre rellement utiles s'ils avaient parl de religion et de morale, mais il tait fort rare qu'ils choisissent un sujet de cette espce : ils ne voulaient que flatter l'oreille, faire plaisir et gagner de l'argent, il s'est trouv pourtant parmi les sophistes des hommes d'un vrai mrite; tels furent Dion, surnomm Chrysostme , ami de l'empereur Vespasien ; iEIius Aristide, n Tan 117 de notre re ; Lucien de Samosate, qui appartient la dernire moi-ti du deuxime sicle; Athne de Naucratis, auteur du Ban-quet des savants (u*9T*q>trT*i), vivait la fin du mme sicle.

    La grammaire, qui prit naissance Alexandrie, fut cette poque une des tudes les plus utiles. Dans l'origine , elle s'occupa de fixer les rgles de la langue d'aprs les meilleurs modles, et ensuuc de la corriger et d'interprter des tex-tes 1. Plus lard encore on appela grammatistes ceux que nous

    x Kayav des Alexandrins, crivains canoniques des Grecs; classiques des

    Romains. (Schl l , 11, 106, 542,)

  • LA PATROLOGIE,

    nommons aujourd'hui philologues , c'est--dire es hommes qui recherchent l'esprit et l'organisation de la langue, ainsi que de tout ce qui a rapport aux antiquits , qui expliquent les anciens crivains sous les divers rapports do la langue , de l'esthtique et du fond des choses, par opposition aux grammairiens qui se bornaient donner l'instruction l-mentaire!.

    En mathmatiques, en gographie et en astronomie, tout ce que les Grecs nous ont donn ne parut qu'aprs Alexan-dre-le-Grand, et ils se distingurent dans ces sciences, sur-tout du temps des Romains. La nouvelle philosophie platoni-cienne prit un plus grand lan dans le quatrime sicle, grce Libanius, /Edesius et d'autres. Cene fut que dans le sixime que disparurent les derniers savants grecs paens.

    II . Continuation. Caractre de la littrature des Romains '.

    Dans la premire priode do leur littrature, c'est--dire depuis Romulus jusqu' Livius Andronicus, ou jusqu' la lin de la premire guerre punique, l'an 5!4 de Rome, les Ro-mains ne possdaient qu'une posie insignifiante, des chro-niques pauvres et quelques collections de lois. On ne connat pas un seul crivain de ces temps-l. La priode suivante s'tend jusqu' Cicern, l'an 64-8 de Rome. L'introduction de la littrature grecque chez les Romains donna l'existence et le ton la leur. La troisime priode 5 que l'on appelle sou-vent l'ge d'or de la littrature romaine, et qui fut son point culminant, ne fut pas de longue dure ; elle va depuis Cice-rn jusqu' Auguste, l'an iA de Jsus-Christ. Si une mort violente n'avait pas fait prir Cicern, il aurait pu presque en voir le commencement et la fin, tant sa dcadence fut ra-pide. La destine des Romains n'tait pas de briller dans les

    1 Vita S. Fulentii R u f p . Gall . niblioth. Vol. X I , p. 584. LUcrarum proindc g ne car u m percepta scienlia lalnis litteris, quas magistr lud docere consueverunt, in domo edoctus, artis ctiam grammaticae traditur auditorio Cf. ugust. Gonfcss. sub inil.

    2 JBaehr, Hist. de la litt. rom., 2 e d. Garlsrubc 4832, p. 20 sq.

    3.

  • 3f) LA PATROLOGIE.

    arts et dans les sciences, mais de fonder un empire universel et de lui donner des lois. Leur esprit, dirige vers la partie positive de l'existence , cultivait les sciences et les arts princi-palement pour embellir lu vie, pour augmenter et ennoblir ses jouissances ; ils n'y taient pas pousss , comme les Grecs, par une vive passion pour l'tude. Us sentirent pourtant aussi que la culture de l'esprit tait ncessaire .pour briller , pour dominer autrui et pour atteindre aux divers buts que Ton pouvait s,e proposer. Ce fut donc surtout l'loquence qu'ils s'attachrent, et l'orateur Cicron devint en quelque sorte le centre de la littrature romaine ; il attacha son cachet tou-tes les productions littraires qui parurent aprs lui. La phi-losophie, la posie, l'histoire, tout prsente plus ou moins un caractre de rhtorique. Aprs l'loquence , c'est dans l'his-toire que les Romains se sont le plus distingus, et ils y fu-rent dirigs par leur esprit solide et pratique ; mais l encore leurs dsirs et leurs connaissances ne s'tendirent gure au-del des limites de leur propre territoire , en quoi ils diff-rent essentiellement des Grecs si curieux de s'instruire. Tou-tefois les Romains, qui disposaient d'une langue harmonieuse et pleine de charmes, ont compos d'excellents ouvrages his-toriques.

    La quatrime priode , ou l'ge d'argent, s'tend depuis la mort d'Auguste jusqu' Nron ; l'ge d'airain , qui est la cinquime , va de Nron Trajan, ou selon d'autres Anto-nin-le-Picux, par consquent au plus loin jusqu' l'an 158 de Jsus-Christ. ces deux priodes appartiennent encore Ph-dre, Quinte-Curce, Valero Maxime , les deux Snquc, les deux Pline, Juvnal, Sutone, Tacite, etc. Mais sous le rap-port littraire ces auteurs taient plutt le retentissement du sicle prcdent que le produit de celui-ci , bien que sous quelques empereurs les sciences aient t favorises, et que ceux qui les cultivaient aient joui de grands privilges. Tou-tefois les vrais Romains avaient t anantis avec la rpu-blique. Quand les Romains curent cess d'tre libres eux-mmes, et, dans leur libert, les matres et les souverains du monde, leur courage fui bris et leur existence fltrie. L'in-trt pratique qu'ils avaient eu jusqu'alors gagner les esprits

  • LA PATROLOGIE. 31

    par l'loquence et les diriger pour s'lever eux-mmes par leur secours, col intrt qui les avait ports cultiver les arts et les sciences, s'vanouit peu peu sous le gouverne-ment absolu des empereurs ; et les efforts qu'ils faisaient pour s'instruire, par le seul dsir d'appliquer leur instruction au but qu'ils se proposaient dans la vie, eorts dj si quivo-ques par eux-mmes, durent paratre tout fait inutiles du moment o cette vie n'avait plus de but. Les Romains n'avaient gure d'ide d'une existence future plus sublime, et dont celle-ci n est que le pristyle. Quels motifs n'y eussent-ils point trouvs pour diriger avec une sage bienveillance leur atten-tion aux intrts matriels du peuple, en l'instruisant dans toutes les branches de la science, et surtout dans la religion et les bonnes murs ! Mais le tourbillon de la politique mon-daine les entranait tous. Leur religion n'offrait rien qui put donner une direction si noble leur esprit, et le rsultat en fut que les hommes vertueux se contentaient de gmir en se-cret , tandis que les autres s'tourdissaient dans les plaisirs des sens qu'ils se procuraient l'aide des trsors enlevs aux peuples de la terre. Il est digne de remarque que de mme qu'autrefois les rpublicains ddaignaient les arts et les scien-ces et bannissaient les savants grecs, de mme plus tard Caligula dtruisait les ouvrages d'Homre , de Virgile et de Titc-Livc, et Domitien exilait de Rome les philosophes et les mathmaticiens. Autrefois on craignait que le vritable esprit romain ne fut touff par les arts et les sciences ; plus tard on trembla qu'ils ne servissent le ranimer. On avait raison dans les deux cas, mais dans une proportion diffrente; car il est bien plus difficile de ranimer une vie teinte, par des tudes quelconques, que de dtruire une qualit existante par le mlange de matires htrognes. L'loquence romaine prouva la mme altration que la grecque aprs la destruc-tion de la vie publique. Elle dgnra en un son vague et ar-tificiel; des penses communes prirent, l'aide d'un chafau-dage de grands mots, l'apparence de quelque chose de neuf et d'important, de sublime et d'extraordinaire.

    Cependant diverses institutions, fondes ou agrandies par des empereurs , dignes d'loges sous ce rapport, cherchaient

  • 52* LA PATROLOGIE.

    s'opposer !a dcadence de la littrature. Le nombre des bibliothques ouvertes au public , dont la premire fut cre par Asinius Pollion, s'augmenta sous Auguste, Tibre, Ves-pasien, Adrien et mmo Domitien , de sorte que Ton fint par en compter jusqu' vingt-cinq. Vespasien fut le premier qui paya des rhteurs latins et grecs; il fut" le fondateur des co-les publiques; jusqu' lui on ne connaissait .que l'ducation prive. A*ntonin-Ie-Pieux accorda, sur les fonds de l 'Eta l , des traitements un certain nombre de professeurs de philo-sophie, et fonda des coles , non-seulement dans les villes de province d'Italie, mais encore dans les Gaules, en Espagne et en Afrique. A compter de ce moment nous trouvons des institutions de ce genre dans toutes les principales villes de l'Occident romain. On y enseignait la grammatique dans le sens que nous avons indiqu plus haut, la rhtorique et la philo-sophie, auxquelles on joignit plus tard la science du droit et celle de la mdecine. Enfin il faut encore remarquer que l'u-sage de rciter les productions nouvelles de l'esprit, qui avait lieu dans un cercle d'amis , prit une plus grande extension , mais il dgnra de la morne manire que l'avaient fait les harangues des sophistes grecs.

    La sixime priode, qui s'tend depuis Antonin-le-Pieux jusqu' la prise de Rome par Alaric, l'an 410 de Jsus-Christ, nous montre la littrature paenne dans une dcadente com-plte, les causes qui devaient amener sa chute se dveloppant toujours davantage.

    # I I I . Rapport de la langue et de la littrature grecques et romaines l'Eglise chrtienne.

    L'Eglise chrtienne s'tant d'abord propage dans l'empire romain, o rgnait l'ducation grecque avec l'italienne sa fille , les langues de la Grce et de Rome devinrent, ds l'o-rigine, sinon les seules, du moins les principales dont l 'E-glise chrtienne se servit; car on employa aussi parfois les langues syriaque, thiopienne, arabe, armnienne, etc. Il faut admirer en cela un dcret tout particulier de la Provi-dence. Deux peuples, dous des qualits les plus brillantes

  • LA rATROLOGIE. 35

    de la nature, ne semblaient avoir travaill depuis'tant de sicles porter fleurs langues au plus haut degr de perfec-tion possible, qu'afin que les ides chrtiennes pussent s'y pancher dans toute leur plnitude et sous la forme la plus convenable. La langue grecque en particulier, production d'un peuple spirituel , d'un gnie clairet pntrant, depuis longtemps l'organe d'une science sublime qui ne se rencon-trait en aucun autre lieu, joignait une richesse rare une nettet plus rare encore, et tait par consquent plus que toute autre approprie au service de la religion du Verbe (Aoyoff). Le Christianisme, deson ct, prparait la littrature des Grecs et des Romains un sort dont, sans lu i , elle n'eut jamais joui. L'histoire de notre religion et celle des produc-tions de l'esprit de ces deux peuples se trouvrent ds lors si intimement unies que la littrature classique sortit presque intacte des orages du temps et put conserver toute i^dmira-tion qu'elle mritait. L'Eglise chrtienne ne se montra pas in-grate pour les services qu'on lui avait rendus. Immortelle et exempte de toute fragilit, elle communiqua ce privilge des uvres qui n'avaient t laites que pour un temps et

    * un lieu. i est incontestable que si le Christianisme ne s tait pas servi pendant une longue suite de sicles des langues grec-que et romaine, et n'et pas dpos en elles les premiers l-ments de son histoire, ces langues se seraient avec ie temps compltement perdues, et avec elles tous les trsors de l'an-cienne littrature.

    La langue hbraque tait trop pauvre et trop nationale; elle n'avait d'ailleurs jamais t employe des recherches ab-straites et scientifiques ; elle tait trop vague et trop pleine d'images, pour que le Christianisme et pu s'y mouvoir avec libert et sret, et atteindre, par son moyen , sa vritable destination, qui lait de devenir la religion universelle. 11 en est de mmo de toutes les langues smitiques, du moins en ce qui regarde les images ; aucune d'elles n'avait jamais t la langue d'une science svre et varie; elles se prtaient par consquent mieux la description qu' la pense, vers la-quelle le gnie du Christianisme tend sans cesse. Une preuve convaincante du peu d utilit de la langue hbraque sous ce

  • LA PATROLOGIE.

    rapport, se tire des ouvrages des cabalistes, qui se servent souvent des images les plus extraordinaires pour exprimer imparfaitement leurs penses. S i , plus tard , la langue syria-que, mais surtout l'arabe, se prta aux besoins de la science, ce fut par l'entremise de la langue grecque; car les Arabes mahomtans se sont videmment forms, eux et leur langue, par la littrature grecque en tout ce qui a rapport la science. Toutefois , comme le Christianisme a t communiqu au monde par le peuple hbreu, comme il se montre stipul d'une manire toute particulire dans tout le cours de l'his-toire de ce peuple, que sa littrature renferme la suite des rvlations divines, qui prparaient la nouvelle alliance et l'annonaient comme leur accomplissement ; que les ouvrages divins des Hbreux avaient t depuis longtemps traduits et mme composs en langue grecque hbrasaute ; qu'enfin les Hbreux', et notamment les aptres, se servaient dans la vie commune de cette langue grecque a tournures hbraques, il en est rsult que le Christianisme ne parvint pas aux Grecs dans un dialecte pur. Les Evangiles eux-mmes taient crits dans le grec des Septante, et nous rencontrons cette mme particularit dans la suite de la littrature chrtienne ; elle ne s'y montre pourtant pas partout de la mme manire ni au mme degr. Tant que le Christianisme ne se fut pas en-core profondment enracin dans les esprits et compltement empar de l'me, sa puret , et, par consquent, tout ce que son existence devait avoir de bienfaisant, devait ncessaire-ment dpendre de la conservation la plus exacte des formes primitives du langage; mais une fois qu'il se ft affermi, il pur, sans crainte de perdre de sa valeur intrinsque, adopter un grec plus pur, et se couvrir de formes romaines. Ce que nous venons de dire s'explique encore d'une autre faon. Nous voyons bien souvent que les disciples d'un matre ne peuvent, dans les premiers temps , conserver et rpter ses leons que dans les mmes termes dans lesquels ils les ont reues, et que ce n'est que quand iis ont parfaitement mri ce qu'ils ont ap-pris, qu'ils sont en tat d'employer un langage plus libre et des formes plus indpendantes. La ncessit et l'utilit se ru-nissaient donc pour rendre raison du phnomne que nous

  • LA PATROLOGIE, 35

    venons de signaler. Mais nous allons plus loin, et nous sou-tenons qu'il y a certaines ides essentiellement chrtiennes, qui ne peuvent jamais tre dpouilles des formes du langage dans lesquelles elles ont d'abord t exprimes, sans danger de voir ces ides perdre plus ou moins de leur sens et de leur plnitude. Nous aurons occasion plus tard de dmontrer cette vrit par des cas fort remarquables. Ce que nous venons de dire rfute suffisamment le reproche, qui a t fait plusieurs fois au Christianisme, d'avoir hat la dcadence des langues grecque et latine. Nous avons expliqu d'une manire toute naturelle , dans les paragraphes 1 et2, les causes de cette d-cadence, et nous aurons occasion d'y revenir plus loin, sous d'autres rapports encore.

    Mais ces deux langues, chacune dans la proportion vou-lue, n'taient pas seulement minemment propres expri-mer la plnitude des ides et des penses chrtiennes, et leur offrir des moyens faciles de propagation et de dvelop-pement, elles y excitaient mme. Le Grec instruit prouvait le besoin d'appliquer les trsors et les finesses de sa langue tous les sujets qui lui taient prsents , et, par consquent, poser, mme involontairement, la religion chrtienne une foule de questions, et en attendre avec impatience la r-ponse. Nous verrons cela clairement, quand nous recherche-rons de plus prs ce qui a t pens ou du moins trait en grec. Du temps des Grecs, les intrts les plus importants de l'esprit humain avaient t examins et expliqus de diffren-tes manires dans les diffrentes coles, de sorte que l'on re-gardait gnralement la matire comme puise. Le rsultat de ces recherches se trouva alors en face de l'Eglise chr-tienne , et il tait invitable que Ton chercht fixer son rap-port avec les doctrines du Christianisme. On reconnut que l'ancienne philosophie tait d'accord avec ces doctrines, sur certains points, oppose sur beaucoup d'autres. La ncessit de distinguer les uns des autres devenait d'autant plus urgente que beaucoup de chrtiens crurent avec trop de prcipitation, trouver une union si intime entre certaines doctrines chr-tiennes et philosophiques, qui , en ralit, s'excluaient rci-proquement , qu'ils s'imaginrent pouvoir complter ou expli-

  • 36 LA PATROLOGIE.

    qucr les unes par les antres. La littrature grecque agit donc comme un grand stimulant sur les chrtiens , et les engagea des travaux littraires auxquels, dans d'autres circonstances, ils ne se seraient certainement pas livrs.

    Or les Grecs tant si tiers de leur littrature, ayant d'ail-leurs un got si prononc pour parler et pour crire, on de-vait s'attendre ce que, dans leurs discussions avec le Chris-tianisme , ils cherchassent le rfuter par des arguments scientifiques , et qu'ils voulussent l'touffer moins par la force physique qu' l'aide des armes que leur fournirait l'esprit. Plus le peuple qui le Christianisme est offert est,grossier et ignorant, plus les moyens de rsistance qu'il lui oppose, s'il le repousse, sont violents. est digne de remarque, en effet, que pas un seul Romain, que nous sachions, n'a attaqu !e Christianisme par des crits spciaux : les Grecs, au contraire, discutaient et publiaient des ouvrages; ce qui fait que , sans le vouloir , ils contriburent efficacement la propagation de la littrature chrtienne, l'affermissement et au dvelop-pement des ides chrtiennes. Et si nous avons quelque chose regretter cet gard, c'est que cela n'ait pas eu lieu plus souvent.

    S i , aprs cela, nous comparons le dveloppement intrieur de la littrature paenne de la Grce et de Rome avec celui de la littrature chrtienne , si nous les comparons sous le rap-port de ia forme, de l'essence et de retendue, voici quelles sont les principales diffrences que nous y rencontrons, en considrant exclusivement le premier ge.

    Les premiers commencements de la littrature grecque et romaine remontent une poque mythologique , o des noms obscurs et des ouvrages plus obscurs encore se prsentent, envelopps d'un pais brouillard. La littrature chrtienne , au contraire, n'a point eu d'ge fabuleux Le caractre du Christianisme, qui est une rvlation fonde sur Yhisloire et sur le dogme, explique cette circonstance : si ds l'origine il ne s'tait pas montr sous une forme videmment historique , il aurait t dpourvu de toute autorit, et en contradiction avec lui-mme.

    La littrature de la Grce et de Rome commence par de la

  • L A P A T R O L O G I E . 37

    posie, la prose ne vient que beaucoup plus tard, peu de temps avant Hrodote , dont le style tient mme le milieu entre la posie et la prose. Plusieurs philosophes grecs crivirent mme leurs systmes en vers. La littrature chrtienne commence par la prose; ce n'est que longtemps aprs sa naissance qu'elle devient potique ; elle produit fort peu de chose en ce genre, avant le milieu du quatrime sicle, et alors mme rien de fort remarquable.

    Longtemps avant Hrodote, la littrature grecque avait produit le plus illustre de ses potes, qui dota son peuple d'un pome pique qu'on n'a point gal jusqu' nos jours. Si les premires productions littraires du Christianisme ont t crites en prose, cela vient rellement de ce que le Chris-tianisme est fond sur des faits historiques, sur des dogmes positifs et clairement exprims, et non de ce que la prose tait depuis longtemps forme. On n'a qu' se rappeler, en effet, que la prose hbraque est plus ancienne que la posie grecque, et mme que la posie hbraque, ce qui ne s'expli-que que parle fait de la rvlation. Quant aux chrtiens, s'ils ne se sont appliqus que tard la posie, il faut en chercher la cause, d'abord dans la situation d'esprit o ils se trou-vaient pendant les perscutions, et ensuite la position qu'ils avaient prise dans l'origine , position qui les rendait ennemis d'un art dgnr, et qui n'avait que trop souvent servi de v-hicule la plus grossire sensualit.

    D e l , nous pouvons passer immdiatement l'examen du rapport qui existe entre les uvres littraires des paens grecs et romaius, et ceux des chrtiens, eu garc( la forme. Dans ce sicle, nous trouvons peu d'ouvrages chrtiens d'une perfection artistique aussi grande que chez les Grecs , et les Romains, et moins encore dans les sicles suivants. Non-seu-lement nos anctres mettaient plus d'importance au fond qu' la forme, mais encore, pendant longtemps, ils ne songrent qu'au fond exclusivement et ngligrentcntirementla forme. Leur confiance dans le pouvoir de la vrit tait trop grande, pour qu'ils attachassent quclqne importance la manire dont ils la prsentaient. D'ailleurs ils ne voulaient point blouir par de belles paroles, et ils auraient regard comme une cou-

    i.ix. 4

  • 38 LA PATROLOGIE.

    pablc perte de temps d'en employer beaucoup arrondir et polir leurs phrases, comme Ta fait Isocrate dans son Pan-gyrique. Souvent aussi la cause en tait dans le dfaut d'du-cation suffisante, ou bien dans la circonstance qui donnait lieu un crit fait pour rpondre la ncessit du moment, ce qui rendait impossible d'observer le prcepte des neuf an-nes; mainte fois aussi dans l'obligation de trop crire; et, au quatrime sicle, dans la nature de l'ducation que chr-tiens et paens recevaient galement dans les coles des sophis-tes, o tout leur temps tait pris par l'tude de la rhto-rique; en dernier lieu il faut l'attribuer aux rvolutions politiques et d'autres circonstances qui amenrent la dca-dence complte des arts et des sciences, laquelle les docteurs de l'Eglise ne purent pas plus que d'autres se drober. Malgr cela, nous trouvons beaucoup d'ouvrages qui se distinguent par un grand mrite artistique , et il ne manque pas, dans plusieurs ouvrages considrables, de passages de la plus rai-nente beaut.

    Passons maintenant de la forme au fond. Sous ce rapport, la littrature chrtienne participe ncessairement au caractre du Christianisme, qui est celui d'une rvlation divine ; la lumire cleste qui nous a t communique par le Rdemp-teur brille en elle , quoiqu'elle ne se montre pas partout de la mme manire et avec la mme puissance. A la vrit, les productions du gnie chrtien, aprs les temps apostoliques; ne sont plus que le resplendissement de la lumire primitive qui brillait en Jsus-Christ, et ne sauraient en aucune faon se comparer elle; mais elles ne dmentaient pourtant pas leur origine. Qu'il est doux, qu'il est satisfaisant pour l'es-prit et le cur de passer du Destin et du Chaos, d'Uranos et de Ghronos, d'o provient Jupiter, qui ne sauva son empire qu'aprs une longue guerre contre les Titans , qu'il est doux, disons-nous, de passer au Dieu des chrtiens, et de trouver sa doctrine dveloppe et applique sous toutes ses faces ; ou bien de quitter la sombre fatalit des potes tragiques et les erreurs des philosophes pour se reposer devant l'image d'une Providence ternelle, sage et bonne, et auprs de la ferme , sre et consolante doctrine des crivains chrtiens!

  • LA PATROLOGIE. 39

    En attendant, il nous est impossible de ne pas nous atta-cher aux Grecs, chez qui nous trouvons un sentiment dlicat du beau et du gracieux, une histoire intressante qui ne nous permet pas de demeurer trangers des faits qui honorent l'humanit, une instruction profonde et varie. Mais ce qui nous attire surtout vers eux, c'est le spectacle de l'immense dploiement de forces par lequel ils ont essay de parvenir la connaissance de la vrit, l'aide de l'esprit humain seul, sans aucun secours extrieur. Les choses les plus dpourvues de sens, les plus ridicules, les plus contradictoires mme, excitent en ce cas, non-seulement notre indulgence, mais en-core toute notre sympathie ; tandis que la simple rptition de ce que l'on a appris avec peine, ft-ce mme la vrit, et quelque diffrence que Ton mette dans l'expression , fait natre en nous un sentiment de faiblesse, de pauvret d'es-prit et de paresse qui nous laisse froids et indiffrents. La conscience d'tre ns pour le travail, l'activit , la libert et l'indpendance de l'esprit, est le fondement de la sympathie que nous prouvons malgr nous pour les efforts que nous voyons faire pour parvenir la vrit, mme quand on n'ob-tient aucun bon rsultat. Ne serait-ce pas peut-tre l aussi lu cause du peu de satisfaction que procurent les ouvrages des chrtiens grecs et romains , en comparaison de ceux des paens ? Si l'on jugeait ainsi, on ngligerait des circonstances trs-importantes. Dans les premiers temps du Christianisme, il fallait rellement une grande force d'esprit pour ne pas se laisser opprimer par le poids immense d'une littrature vaste et brillante , ne sous la protection des dieux et, dans sa re-connaissance, les protgeant son tour ; pour secouer la puis-sante autorit d'un grand pass scientifique et artistique , afin de suivre dans son vol hardi la doctrine de pauvres pcheurs , dpourvus de science et d'art. Pendant plusieurs sicles, Ja littrature chrtienne ne se montrait, auprs de celle des paens, quant l'apparence extrieure, que comme une pau-vre cabane, couverte de chaume et de roseaux, ct du ma-gnifique palais d'un roi ; et il est incontestable que cette posi-tion empcha souvent les personnes bien leves d'embrasser une religion si pauvre d'esprit. Quelle hauteur de sentiment,

  • 40 LA PATHOLOGIE.

    quels efforts de gnie, n'a-t-il donc pas fallu de la part de ces chrtiens, qui, verss dans les anciennes uvres de l'art et de la science, surent nanmoins s'affranchir de leur autorit! C e n'est pas eux que l'on peut appliquer ce que nous avons dit de la faiblesse qui adopte par nonchalance les ides d'autrui.

    D'ailleurs le Christianisme ne renfermait pas en lui-mme ses preuves et sa dfense ; le protger contre la foule d'enne-mis dont il tait entour, trouver en lu i , dans l'histoire tout entire du genre humain et dans le cur de l'homme des preu-ves en faveur de la religion nouvelle, et des armes contre ses adversaires, exigeait de l'esprit qu'il rentrt profondment en lui-mme et appelt toutes ses forces son aide. Bien des choses qui ont t le rsultat des travaux de plusieurs sicles, nous paraissent aujourd'hui les plus simples du monde, parce que notre ducation et notre instruction reposent sur elles comme sur la condition de toute notre existence actuelle.

    Il en a t de mme quand il s'est agi de prserver la doc-trine traditionnelle des nombreuses altrations, que les diver-ses sectes lui faisaient subir. l fallait rsoudre les problmes les plus compliqus, et l'on vit alors se dployer une dialecti-que , se dvelopper une vigueur de raisonnement qu i , sous ce point de vue, peuvent se comparer tout ce que l'histoire of-fre de plus magnifique.

    Enfin il est beaucoup plus facile de s'abandonner ses .pen-ses subjectives, et de former d'aprs elles des systmes arbi-traires, que d'admettre dans notre propre subjectivit ou de reconnatre comme une vrit intrinsque et ternelle, une certaine objectivit donne et inflexible , qui , souvent, con-tredit plusieurs de nos penses. Si d'aprs cela de grands ef-forts de zle et d'activit et l'emploi de toutes les forces de l'esprit excitent notre admiration , tandis que la nonchalance et la paresse morale nous semblent avec raison mprisables, la littrature du premier ge chrtien pourra incontestable-ment , sous ce rapport du moins , soutenir noblement la com-paraison avec celle de l'ancien monde. La vritable vie chr-tienne ne pouvant s'obtenir qu'au moyen d'une volont active , cooprant srieusement, rsolument et constamment avec la

  • LA PATROLOGIE. M

    grce divine, par la mme raison les ides chrtiennes exi-gent, pour tre comprises, une intelligence toujours en mouve-ment. la vrit , tout nous a t donn par Dieu en Jsus-Christ ; mais c'est nous nous approprier ce qui nous a t

    ^ donn, et sa transformation en notre esprit et en notre volont est un problme plus difficile rsoudre que tous ceux que se proposaient les anciennes coles.

    Si nous recherchons aprs cela quel a t le cercle des arts et des sciences auxquels on se livrait, nous trouvons que les chrtiens de cette poque se bornaient exclusivement aux ma-tires religieuses, tandis que les paens grecs et romains se proposaient un champ beaucoup plus vaste parcourir. Dans les trois ou quatre premiers sicles du Christianisme, nous ne rencontrons que de loin loin un crit, et encore cst-il perdu aujourd'hui, dont le titre se rapporte un sujet qui ne soit pas religieux, la mdecine, par'exemple. Ce n'est que vers la fin de cette priode que l'on commence s'occu-per faiblement de rhtorique, de dialectique, d'histoire, d'ethnographie, etc. Aussi, dans les premiers temps , si nous trouvons les chrtiens occups de recherches sur l'a me ou mme sur le corps de l'homme, nous pouvons tre assurs d'avance qu'ils traiteront leur sujet sou