40
CHAPITRE Stéréotypes, préjugés et discrimination 1 1. OlivierKleinetChristopheLeys,UniversitéLibredeBruxelles.Lesauteursremercientvivement Anne- LaureRousseaupoursarelectureattentived’uneversionantérieuredecechapitre. 12 Sommaire 1. La catégorisation sociale 303 2. L’influence des stéréotypes sur le jugement social et le comportement 307 3. Le contenu des stéréotypes 311 4. Les préjugés 317 5. La discrimination et le biais intergroupe 323 6. Favoritisme pro‑endogroupe et dévalorisation de l’exogroupe 326 7. Le point de vue des groupes ayant une identité sociale négative 330 8. Identité sociale et stigmatisation 334 9. Comment lutter contre les stéréotypes et les préjugés ? 335 10. Conclusion 338 205868WME_BEGUE_Livre.indb 301 19/09/2013 15:39:10 2e épreuve - 27/09/13 2e épreuve - 27/09/13

Stéréotypes, préjugés et discrimination

  • Upload
    ulb

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

chapitreStéréotypes, préjugés

et discrimination1

1.� Olivier�Klein�et�Christophe�Leys,�Université�Libre�de�Bruxelles.�Les�auteurs�remercient�vivement�Anne-�Laure�Rousseau�pour�sa�relecture�attentive�d’une�version�antérieure�de�ce�chapitre.

12Sommaire

1. La catégorisation sociale 303

2. L’influence des stéréotypes sur le jugement social et le comportement 307

3. Le contenu des stéréotypes 311

4. Les préjugés 317

5. La discrimination et le biais intergroupe 323

6. Favoritisme pro‑ endogroupe et dévalorisation de l’exogroupe 326

7. Le point de vue des groupes ayant une identité sociale négative 330

8. Identité sociale et stigmatisation 334

9. Comment lutter contre les stéréotypes et les préjugés ? 335

10. Conclusion 338

205868WME_BEGUE_Livre.indb 301 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

205868WME_BEGUE_Livre.indb 302 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

La catégorisation sociale 303

Le� chroniqueur� Éric� Zemmour� a� déclaré� lors� d’une� émission� télévisée� que�«�les� Français� d’origine� immigrée� sont� plus� contrôlés� que� les� autres� parce� que� la�plupart� des� trafiquants� sont� noirs� et� arabes.� C’est� un� fait�»� (Le Monde,� 24  mars�2010).�Cette�déclaration�a�suscité�une�polémique�et�a�valu�à�son�auteur�des�plaintes�de�la�part�d’organisations�antiracistes.�Peut-�on�considérer�ces�propos�comme�expri-mant�un�stéréotype�?

Ce�terme�désigne�une�croyance�concernant�les�traits�caractérisant�les�membres�d’un�groupe� social,� par� exemple� «�les� Français� d’origine� immigrée�».� Que� ces� croyances�soient�fondées�ou�non�n’affecte�en�rien�le�fait�qu’on�puisse�les�considérer�comme�des�stéréotypes.�De�même,�il�n’est�pas�nécessaire�que�tous les�Français�d’origine�immigrée�soient�perçus�comme�des�trafiquants�de�drogue�pour�qu’on�puisse�parler�de�stéréotype.�Celui-�ci�est�toujours�relatif�à�d’autres�groupes :�le�fait�même�qu’une�caractéristique�soit�perçue�comme�plus� fréquente�dans�une�communauté�que�dans�d’autres� la�rend,�par�définition,�stéréotypique�de�ce�groupe.�Zemmour�a�donc�bien�exprimé�son�adhésion�à�un�stéréotype.

Envisageons�à�présent�un�second�cas,�celui�d’une�société�belge�fabriquant�des�portes�de�garage,�qui�s’était�singularisée�en�2005�en�signalant�qu’elle�recrutait�des�monteurs,�«�mais�pas�marocains�»�(La Libre Belgique,�28 août�2009).�Pour�sa�défense,�le�chef�de�cette� entreprise� faisait� valoir� que� lui-�même� n’était� guère� xénophobe� mais� que� sa�clientèle�n’appréciait� guère�que�des�«�étrangers�»�pénètrent� chez�elle.�Cet� exemple�diffère�de�l’adhésion�à�un�stéréotype�(une�croyance)�et�illustre�un�cas�de�discrimina-tion et�de préjugé.

La�discrimination�est�un�comportement.�Le�terme�«�préjugé�»�désigne�quant�à�lui�une�attitude�négative�et�s’inscrit�dans�le�registre�émotionnel.�Lorsque�le�patron�de�la�société�fait�allusion�au�fait�que�ses�clients�n’apprécient pas�les�étrangers,�il�leur�attribue�donc�des�préjugés.

Ce�chapitre�se�propose�d’introduire�ces�trois�concepts�– stéréotypes,�préjugés�et�dis-crimination –�parmi�les�plus�étudiés�en�psychologie�sociale.�Ces�derniers�ne�peuvent�s’envisager�sans�préalablement�aborder�un�processus�cognitif�central�dans�leur�expli-cation :�la�catégorisation�sociale.

1. La catégorisation sociale

On� pourrait� arguer,� à� l’instar� du� magistrat� Philippe� Bilger� (2010),� que� si� les�paroles�de�Zemmour�correspondent�à�la�réalité�(elles�seraient�appuyées�par�les�statis-tiques�criminelles),�elles�ne�méritent�guère�d’être�sujettes�à�controverse.�Il�n’est�toute-fois�pas�innocent�d’envisager�la�façon�dont�le�chroniqueur�a�interprété�un�phénomène�social�particulier :�la�«�sociologie�»�des�trafiquants.�Il�a�en�effet�considéré�qu’une�dimen-sion�spécifique�constituait�un�découpage�pertinent�pour�aborder�ce�phénomène :�l’ori-gine�(immigré�versus�autochtone).�Il�aurait�pu�tout�aussi�bien�utiliser�une�classification�basée� sur� le� genre� («�99�%� des� dealers� sont� des� hommes�»)� ou� l’appartenance� socio-�culturelle� («�99�%� des� dealers� n’ont� pas� obtenu� leur� BAC�»).� Toutefois,� Zemmour� a�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 303 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination304

choisi�l’origine�ethnique.�En�l’occurrence,�on�qualifie�ce�processus�à�travers�lequel�des�individus� sont�placés�dans�des�groupes� sociaux,�de�catégorisation sociale.� Il� implique�généralement� une� division� de� l’espace� social� en� deux� groupes  :� «�Nous�»� –  l’endo-groupe�vs�«�Eux�»�–�l’exogroupe.

La� catégorisation� sociale� est� un� processus� extrêmement� flexible  :� un� individu� peut�passer�d’une�catégorie�à�l’autre�de�façon�extrêmement�rapide�selon�le�contexte.�On�l’a�vu�de� façon� tragique�dans� le� cas�du�génocide�rwandais� (1994),� au�cours�duquel�des�«�voisins�»�tutsis�ou�hutus�avec�qui�l’on�vivait�en�bonne�compagnie�sont�devenus�très�rapidement�des�ennemis�(Hatzfeld,�2003).�La�catégorisation�ethnique�a�pris�le�pas�sur�d’autres�catégories�envisageables�(par�exemple,�le�village).�Les�conséquences�tragiques�qui�en�ont�découlé�montrent�à�quel�point� il�est� important�de�mettre�en�évidence� les�facteurs�qui�déterminent� le� choix�d’une�catégorisation�plutôt�qu’une�autre.�Nous�en�envisagerons�trois :�l’accessibilité,�le�jugement�de�similarité�et�les�attentes.

L’accessibilité� cognitive est� le� premier� facteur�qui�détermine�la�catégorisation.�Ainsi,�l’âge�ou�le� sexe� sont� des� dimensions� que� nous� avons�constamment�à�l’esprit,�susceptibles�d’être�uti-lisées�pour�catégoriser�autrui�même�lorsqu’elles�ne�sont�pas�pertinentes�pour�rendre�compte�de�son�comportement� (Blanz,�1999�;�Wegener�&�Klauer,�2005).

L’accessibilité� peut� dépendre� de� caractéris-tiques�individuelles,�comme�la�personnalité�de�celui� qui� catégorise.� Par� exemple,� pour� des�personnes� à� haut� niveau� de� préjugé� vis-�à-�vis�des�«�noirs�»,�l’appartenance�raciale�est�davan-tage� susceptible� d’être� utilisée� pour� catégori-ser� autrui� (Fazio� &� Dunton,� 1997�;� Stangor,�

Lynch,�Duane,�&�Glass,�1992).�L’accessibilité�peut�également�dépendre�de�la�situation.�Ainsi,�pendant�un�conflit�armé�opposant�deux�factions,�on�peut�s’attendre�à�ce�que�la�catégorisation�correspondante�soit�fréquemment�utilisée�et�soit�donc�facilement�acces-sible.� Enfin,� une� catégorie� peut� être� accessible� en� raison� des� préoccupations� ou� des�motivations�de�l’individu�(Bukowski,�Moya,�de�Lemus,�&�Szmajke,�2009).�Par�exemple,�pour�une�personne�homosexuelle�à�la�recherche�de�l’âme�sœur,�l’orientation�sexuelle�d’autrui�constituera�une�dimension�fort�accessible.

Le� deuxième� facteur� qui� détermine� la� catégorisation� est� la perception de similarité  :�conformément�à�l’adage�«�qui�se�ressemble�s’assemble�»,�les�individus�catégorisent�en�fonction�de�leur�capacité�à�distinguer�les�catégories�disponibles�tout�en�minimisant�les�différences�au�sein�de�celles-�ci�(Stangor�&�Ford,�1992�;�Turner,�Hogg,�Oakes,�Reicher,�&�Wetherell,�1987).�Par�exemple,�lorsque�vous�vous�baladez�dans�votre�quartier,�vous�classerez� peut-�être� votre� voisin,� Pierre� Dupont,� selon� son� appartenance� profession-nelle�(«�c’est�le�facteur�»).�En�revanche,�si�vous�le�rencontrez�accidentellement�à�Ban-gkok,�vous� le� catégoriserez�comme�«�habitant�de�Gif-�sur-�Yvette�»� (comme�vous)�par�opposition�aux�Thaïlandais�qui�vous�entourent.�Le�choix�de�cette�dimension,�plutôt�que�l’appartenance�professionnelle,�par�exemple,�s’explique�par�le�fait�qu’elle�maximise�le�

Certaines catégories sont plus susceptibles d’être utilisées que d’autres, comme l’âge.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 304 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

La catégorisation sociale 305

rapport� entre� les� différences� inter-�catégories� et� les� différences� intra-�catégories� (du�moins�à�Bangkok).

Une� telle� analyse� suggère� que� des� personnes� qui� semblent� typiques� d’une� catégorie�sociale�A,�c’est-�à-�dire�qui�sont�fortement�caractérisées�par�les�traits�qui�différencient�A�d’autres�catégories�sociales,�seront�plus�facilement�catégorisées�en�A�que�des�personnes�qui�apparaissent�moins�typiques.�En�examinant�les�archives�judiciaires�de�l’État�de�Penn-sylvanie,�Eberhardt,�Davies,�Purdie-�Vaughs�et�Johnson�(2006)�ont�ainsi�observé�que�la�peine�de�mort�était�plus�souvent�infligée�à�des�prévenus�afro-�américains�si�leur�visage�présentait� des� traits� jugés� stéréotypiques� des� noirs� (visage� sombre,� nez� épaté,� lèvres�épaisses,�etc.).�Cet�effet�se�manifestait�même�si�on�contrôlait�différents�facteurs�suscep-tibles�d’influencer� la�peine,� tels�que� l’existence�de�circonstances�atténuantes�ou�aggra-vantes�ou�le�niveau�socio-�économique�du�prévenu.�Le�phénomène�pourrait�s’expliquer�par�le�fait�que�les�stéréotypes�associés�aux�Noirs� («�agressifs�»,�«�dangereux�»)�ont�été�davantage�utilisés�par�les�jurys�lorsque�le�prévenu�leur�semblait�typique�de�ce�groupe.

Exemple de variation des traits stéréotypiques de visages noirs. Le visage de droite a un degré de prototypicité de visage noir plus élevé que le visage de gauche. Ces images sont des visages de personnes n’ayant aucun antécédent judiciaire.

Enfin,� le� troisième� facteur� qui� détermine� la� catégorisation� réside� dans� nos� attentes�concernant�les�catégories�susceptibles�d’être�pertinentes�dans�un�contexte�donné.�Ces�attentes,�largement�déterminées�par�les�stéréotypes,�priment�parfois�sur�les�processus�d’évaluation�de�la�similarité.�Par�exemple,�si�vous�assistez�à�un�débat�sur�la�politique�étrangère� israélienne�impliquant�des�étudiants� juifs�et�arabes,�vous�serez�sans�doute�tentés�d’utiliser�cette�dimension�de�catégorisation�même�si,�en�pratique,� les�positions�des�uns�et�des�autres�s’avèrent�indépendantes�de�leur�appartenance�(Van�Knippenberg,�Van�Twuyver,�&�Pepels,�1994).�Notre�perception�de�la�réalité�s’organise�donc�ici�selon�ce�qu’on�s’attend�à�y�observer.�À�cet�égard,�le�choix�par�Zemmour�de�la�catégorisation�ethnique�s’explique�peut-�être�moins�par�le�fait�que�cette�catégorisation�décrive bien�les�caractéristiques�des�«�dealers�»�que�mais�bien�parce�qu’elle�semble� intuitivement� les�expliquer�(par�des�stéréotypes�associés�aux�«�immigrés�»).

205868WME_BEGUE_Livre.indb 305 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination306

Comme�l’illustre�cet�exemple,�les�stéréotypes�sociaux�et�la�catégorisation�vont�de�pair :�si�nous�adhérons�à�des�stéréotypes�sociaux,�nous�utilisons�ceux-�ci�pour�organiser�notre�perception� de� la� réalité� sociale� (Oakes,� Haslam,� &� Turner,� 1994).� Inversement,� le�contenu� des� stéréotypes� dépendra� de� la� façon� dont� s’opère� la� catégorisation  :� une�même�catégorie�sociale�ne�sera�pas�nécessairement�décrite�de�la�même�façon�selon�celle�à� laquelle�on� la� compare.�Ainsi,� on�n’attribuera�pas� les�mêmes� traits�aux�socialistes�selon�qu’on�les�oppose�aux�communistes�ou�aux�gaullistes.

La�catégorisation�produit�deux�conséquences :�d’une�part,�une�tendance�à�percevoir�les�différences� entre� les� catégories� sociales� comme� plus� importantes� qu’elles� ne� le� sont�(accentuation�intercatégorielle)�;�d’autre�part,�une�tendance�à�percevoir�les�membres�de�chaque�catégorie�comme�plus�similaires�entre�eux�qu’ils�ne�le�sont�réellement�(homogé-néité�intra-�catégorielle).�Ces�deux�conséquences�ont�été�mises�en�évidence�expérimen-talement.�Par�exemple,�Corneille,�Goldstone,�Queller�et�Potter�(2006)�ont�montré�qu’on�éprouve�plus�de�difficultés�à�distinguer�deux�visages�s’ils�sont�perçus�comme�apparte-nant�aux�membres�d’un�même�groupe.�Pour�tester�leur�hypothèse,�ils�ont�généré�huit�visages,�grâce�à�un�logiciel,�de�façon�à�ce�qu’ils�varient�de�façon�continue�(l’écart�entre�deux�visages�successifs�étant�toujours�identique :�voir�ci-�dessous).

Séquence de huit visages réalisée par morphing. Les quatre visages de gauche représentent les visages de membres d’un club, les quatre visages de droite, ceux décrits comme n’étant pas membres du club.

Source : Corneille, O., Goldstone, R. L., Queller, S., & Potter, T. (2006). Asymmetries in categorization, perceptual discrimination, and visual search for reference and nonreference exemplars. Memory & Cognition, 34, 556‑567.

Ils� ont� désigné� aléatoirement� les� quatre� visages� se� situant� d’un� côté� du� continuum�comme�étant�ceux�des�membres�d’un�même�club�fictif�(ceux�qui�se�situaient�de�l’autre�côté� n’étant� pas� membres� de� ce� «�club�»).� Ils� ont� donc� introduit� une� catégorisation�sociale.� On� présentait� ensuite� une� série� de� «�couples�»� de� visages,� choisis� parmi� ces�huit,�et�on� leur�demandait�s’ils�étaient� identiques�ou�non.�On�constate�que� les�sujets�éprouvaient� davantage� de� difficultés� à� différencier� des� visages� s’ils� désignaient� des�personnes�appartenant�à�la�même�catégorie�sociale.�En�revanche,�ils�distinguaient�fort�bien�les�visages�se�situant�de�part�et�d’autre�de�la�frontière�entre�les�deux�catégories.�Ceci�explique,�sans�doute,�pourquoi� les�personnes�européennes�rencontrent�souvent�des� difficultés� à� distinguer� les� visages� asiatiques� ou� africains,� et� inversement  :� les�membres� d’exogroupes� sont� plus� souvent� appréhendés� en� tant� que� membres� d’une�catégorie�sociale�(«�c’est�un�Africain�»)�que�les�membres�d’endogroupe,�qui�seront�plus�souvent�envisagés�à�un�niveau�individuel�(«�c’est�mon�voisin�»).

La� catégorisation� sociale� et� les� stéréotypes� qui� l’accompagnent� nous� permettent� de�nous� orienter� plus� aisément� dans� notre� environnement� social� en� mobilisant� des�connaissances�déjà�apprises�sur�certaines�catégories.�Considérons�le�cas�d’un�individu�vivant�à�Tijuana,�une�ville�mexicaine�minée�par�le�trafic�de�drogue.�Du�point�de�vue�de�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 306 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

L’influence des stéréotypes sur le jugement social et le comportement 307

cet�individu,�le�stéréotype�selon�lequel�«�les�policiers�municipaux�sont�honnêtes�»�alors�que�les�«�policiers�fédéraux�sont�corrompus�»,�apparemment�répandu�à�Tijuana�(Fin-negan,�2010),�permettrait�de�solliciter�l’aide�la�plus�appropriée�de�façon�rapide�et�effi-cace�dans�l’éventualité�où�il�serait�menacé.�En�revanche,�s’engager�dans�le�processus�complexe� d’analyse� psychologique� de� chaque� policier� afin� de� savoir� s’il� est� «�cor-rompu�»� ou� «�honnête�»� demanderait� un� effort� considérable� qui� l’empêcherait� peut-�être�de�faire�face�efficacement�à�une�menace�éventuelle.

Ce�processus�de�catégorisation�définit�les�cibles�sur�lesquelles�se�porteront�éventuel-lement�les�comportements�discriminatoires :�comparons�la�propagande�nazie�en�Alle-magne� avec� le� discours� prédominant� en� Bulgarie� (alliée� de� l’Allemagne)� dans� les�années�1930-40.�Dans�le�premier�cas,�les�Juifs�(citoyens�allemands�qui�avaient,�pour-tant,�souvent�combattu�pendant�la�Première�Guerre�mondiale)�sont�dépeints�comme�membres�d’un�exogroupe�à�travers�la�catégorisation�Aryens�vs�Non-�Aryens.�Dans�la�seconde,� les� Juifs� sont� considérés� comme� Bulgares� «�avant� tout�».� Selon� certains�auteurs� (Reicher,�Cassidy,�Wolpert,�Hopkins,�&�Levine,�2006�;�Todorov,�1999),� ces�catégorisations�différentes�expliqueraient�pourquoi�aucun�juif�bulgare�n’a�été�déporté�alors�que�la�population�juive�allemande�a�été�exterminée�massivement.�L’ensemble�de�ces�éléments�démontre�bien�que�la�catégorisation�est�un�processus�flexible�fort�dépen-dant�du�contexte.�Selon�la�situation�dans�laquelle�nous�nous�trouvons,�nos�préoccupa-tions�du�moment,�notre�environnement�social,�une�même�personne�sera�catégorisée�différemment.

2. L’influence des stéréotypes sur le jugement social et le comportement

Imaginez� un� «�Dupont� Lajoie�»2� convaincu� que� «�les� Arabes� ne� sont� pas�fiables�».�Cette�croyance�constitue�bien�un�stéréotype�et�on�pourrait�s’attendre�à�ce�que�Dupont�Lajoie�soit�consciemment�influencé�par�cette�croyance.�Par�exemple,�il�pourrait�inciter�le�militant�à�refuser�de�louer�un�logement�à�une�personne�d’origine�maghrébine.�Nous�pouvons�dès�lors�établir�un�lien�direct�entre�le�stéréotype�et�le�comportement�de�discrimination.� Ce� lien� est,� ici,� conscient� et� rationalisé.� S’il� en� était� toujours� ainsi,� il�serait�toujours�possible�de�se�soustraire�à�l’influence�néfaste�des�stéréotypes�négatifs�par� l’entremise� de� son� jugement� critique.� Cependant,� même� si� de� telles� influences�conscientes�ne�sont�pas�à�exclure,�leurs�effets�sur�le�jugement�d’autrui�et�les�comporte-ments�sont�souvent�beaucoup�plus�sournois.

Pour�influencer�le�comportement,�un�stéréotype,�comme�toute�structure�cognitive,�doit�être�«�activé�».�Par�«�activation�»,�on�entend�que�cette�structure�devienne�potentielle-ment�utilisable�d’un�point�de�vue�cognitif,�en�d’autres�termes,�il�faut�qu’on�y�«�pense�».�Par�exemple,�si�je�vois�une�dame�musulmane�voilée,�cela�peut�me�faire�penser�au�sté-réotype�culturel�selon�lequel� les�femmes�voilées�seraient�soumises�à� leur�mari.�Pour�autant,�je�ne�vais�pas�nécessairement�juger cette�personne�comme�possédant�ces�traits.�

2.� Héros�raciste�du�film�éponyme.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 307 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination308

Il� faut� donc� distinguer� l’activation� du� stéréotype� de� son� application.� Blair� (2002)��suggère�que� l’activation�des�stéréotypes�est�automatique  :� lorsque�nous�catégorisons�une�personne,�nous�ne�pourrions�pas�nous�empêcher�d’«�activer�»�une�représentation�stéréotypique�de�la�catégorie�dont�elle�fait�partie.�Toutefois,�des�facteurs�individuels�et�contextuels�déterminent�le�contenu�du�stéréotype�qui�sera�activé.�Citons�quelques-�uns�de�ces�facteurs :

–� Le contexte dans lequel se trouve la personne jugée.�Comme�nous�l’avons�vu�(cf.�exemple�«�thaïlandais�»),�ce�dernier�peut�affecter�le�processus�de�catégorisa-tion�et�donc�le�stéréotype�activé.�Ainsi,�dans�une�étude�(Macrae,�Bodenhau-sen,�&�Milne,�1995),�une�femme�asiatique�présentée�avec�des�baguettes�à�la�main�activait�le�stéréotype�«�chinois�»�alors�que�la�même�femme�présentée�en�train�de�se�maquiller�activait�le�stéréotype�«�féminin�».

–� Il�en�va�de�même�en�ce�qui�concerne�le contexte dans lequel se trouve l’obser-vateur.�Ainsi,�Schaller,�Park,�et�Mueller� (2003)�ont�observé�que�chez�cer-tains� Américains,� le� stéréotype� du� «�noir�»� comme� dangereux� était�davantage�présent�à�l’esprit�lorsque�ces�personnes�se�trouvaient�dans�une�pièce�sombre�que�claire.�Le�stéréotype�aurait�alors�une� fonction�pragma-tique :�se�prémunir�de�dangers�éventuels.�L’état�psychologique�de�l’individu�intervient�également  :�un�état� triste�augmente�ainsi� l’accessibilité�des�sté-réotypes�(Ric,�2004)

–� Le préjugé.�Le�niveau�de�préjugé�d’un�individu�modulerait�le�contenu�du�sté-réotype�activé :�Dans�une�expérience�de�Lepore�et�Brown�(1997),�les�sujets�étaient�exposés�à�de�façon�subliminale�à�une�catégorie�sociale�par�l’entremis�de�mots�présentés�en�vision�para�fovéale3�(par�exemple,�«�les�Noirs�»).�Suite�à� cette� présentation,� les� sujets� caractérisés� par� un� haut� niveau� de� préjugé�recouraient�davantage�à�des�traits�stéréotypiques�négatifs�pour�décrire�une�personne� que� les� personnes� caractérisées� par� un� faible� niveau� de� préjugé.�Ceci�ne�se�produisait�pas�chez�les�sujets�qui�avaient�été�exposés�à�des�mots�neutres�dans�la�première�phase.

Une�fois�activé,�le�stéréotype�peut�être�ou�non�appliqué,�c’est-�à-�dire�utilisé�pour�juger�la�personne�qui�nous� fait� face.� Il�orientera�notre�attention�vers� les�dimensions�qui�l’organisent.�Par�exemple,�si�Zemmour�croise�un�jeune�Maghrébin�adossé�à�un�mur,�peut-�être�se�demandera-�t-il�«�s’il�trafique�de�la�drogue�»�alors�qu’en�voyant�un�jeune�cadre�«�français�»�en�costume�dans�la�même�posture,�cette�idée�ne�lui�viendra�pas�à�l’esprit.�Ceci�conduit�souvent�les�observateurs�à�ne�percevoir�chez�une�personne�que�les�caractéristiques�qui� confirment� leurs�attentes� stéréotypées,�voire�à� interpréter�tout� comportement� ambigu� en� accord� avec� celui-�ci� (Fiske� &� Neuberg,� 1990).� L’im-pression�que�nous�nous�formons�des�membres�du�groupe�concerné�s’en�trouve�donc�souvent�altérée.

Lorsque�le�stéréotype�n’est�pas�fondé,�ce�décodage�peut�parfois�donner�lieu�à�des�conséquences�tragiques.�Ce�fut�le�cas�lorsque,�en�février 1999,�des�policiers�new-�yorkais�ont�erronément�pris�pour�une�arme�le�portefeuille�que�brandissait��Amadou�

3.� C’est-�à-�dire�en�dehors�de�la�région�centrale�de�la�rétine,�ce�qui�empêche�de�les�traiter�consciemment.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 308 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

L’influence des stéréotypes sur le jugement social et le comportement 309

Diallo,� un� jeune� homme� d’origine� africaine� qu’ils� interpellaient,� et� l’ont� criblé� de�balles�(Gladwell,�2005�;�Klein�&�Doyen,�2008).�Le�fait�qu’Amadou�soit�noir�aurait�activé� chez� les� policiers� le� stéréotype� selon� lequel� il� était� potentiellement� dange-reux.�À�son�tour,�cette�interprétation�aurait�influencé�l’identification�de�l’objet,�et�induit� une� réponse� à� la� menace� qu’il� représentait.� À� l’appui� de� cette� hypothèse,�Payne�(2001)�a�montré�qu’un�objet�était�plus�facilement�identifié�comme�une�arme�par�des�étudiants�américains�si� la�catégorisation�«�noir�»�avait�été�préalablement�activée.

Les�stéréotypes�sont�souvent�conçus�comme�des�«�raccourcis�cognitifs�»�qui�nous�épargnent�une�dépense�d’énergie�et�de� temps�nécessaire�à�atteindre�une�compré-hension�approfondie�de� l’individu�ou�de� la�situation.�Cela�nous�permettrait�néan-moins�de� réagir� rapidement�et� efficacement�à�un�événement�donné.�À� l’appui�de�cette� hypothèse,� l’influence� des� stéréotypes� sur� le� jugement� est� particulièrement�forte�lorsque�les�ressources�cognitives�sont�limitées,�comme�lorsque�l’observateur�est� distrait� par� une� tâche� concurrente� (Macrae,� Milne,� &� Bodenhausen,� 1994).�Dans� cette� perspective,� seules� la� motivation� et� des� ressources� cognitives� suffi-santes� permettent� d’envisager� l’individu� dans� sa� singularité� sans� l’assimiler� au�stéréotype.

Si�les�stéréotypes�apparaissent�comme�des�outils�économiques�nous�évitant�de�trai-ter� un� surplus� d’informations,� ils� servent� également� à� combler� un� vide d’informa-tions.�Souvenez-�vous�de�l’exemple�cité�précédemment :�l’habitant�de�Tijuana,�ignorant�si�le�policier�auquel�il�fait�face�est�corrompu,�recourt�au�stéréotype�pour�inférer�ses�caractéristiques�et�réagir�de�façon�adéquate.�Il�résulte�de�cette�interprétation�que,�si�des� informations� individuelles� permettent� d’établir� clairement� où� se� situe� la� per-sonne�sur�les�dimensions�qui�font�l’objet�du�stéréotype�(en�l’occurrence,�l’honnêteté),�celui-�ci�n’est�pas�nécessaire�(Kunda�&�Spencer,�2003).�En�effet,�si�je�vois�un�policier�fédéral� (réputé�corrompu)� recevoir�une�enveloppe�d’un� trafiquant�de�drogue�ou,�à�l’opposé,�ostensiblement�en�refuser�une,�les�stéréotypes�sont�de�peu�d’utilité.�Ceux-�ci�sont�donc�particulièrement�utilisés�dans�des�situations�ambiguës.�Ceci�n’est�pas�sans�conséquence :�si�deux�candidats�à�un�poste�sont�d’égale�valeur,�celui�qui�appartient�à�un�groupe�faisant�l’objet�d’un�stéréotype�positif�dans�le�domaine�considéré�sera�sou-vent�privilégié�(Dovidio�&�Gaertner,�2000).

Plusieurs�travaux�suggèrent�que�l’activation�du�stéréotype�pourrait�également�exercer�une�influence�automatique�sur�le�comportement,�en�suscitant�des�attitudes�correspon-dant�au�trait�stéréotypique�activé�(Wheeler�&�Petty,�2001,�voir�aussi�le�focus�p. 334).�Ainsi,�dans�une�expérience�célèbre�(Bargh,�Chen,�&�Burrows,�1996),�des�sujets�devai-ent�ordonner�des�mots�de�façon�à�reconstituer�des�phrases.�Pour�certains�sujets,�des�mots� liés� à� la� vieillesse� étaient� inclus� dans� la� liste� alors� que,� dans� une� condition�contrôle,�aucun�mot�de�ce�type�n’était�inclus.�Le�temps�pris�par�les�sujets�pour�quitter�la�salle�d’expérience�et�sortir�du�bâtiment�était�mesuré.�Il�était�significativement�plus�long�pour�les�sujets�activés�par�le�stéréotype�«�vieillesse�»�que�pour�les�sujets�contrôles.�Ce�processus�aurait�une�fonction�pragmatique� (Cesario,�Higgins,�&�Plaks,�2006)  :�en�effet,�si�l’on�s’attend�à�interagir�avec�une�personne�âgée,�marcher�et�parler�plus�lente-ment�permettraient�de�s’adapter�au�«�rythme�»�de�cette�personne.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 309 19/09/2013 15:39:10

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination310

Vieillesse

Tem

ps

de

mar

che

Neutre

8,4

8,2

8

7,8

7,6

7,4

7,2

7

6,8

Figure 12.1Temps moyen en seconde pour parcourir le couloir à la sortie du laboratoire.

Une�question�essentielle�émerge�de�ces�exemples :�dans�quelle�mesure�est-�il�possible�de�contrôler� l’influence� des� stéréotypes� sur� le� jugement,� et� donc� sur� le� comportement�?�Peut-�on�s’empêcher�de�juger�une�personne�appartenant�à�un�groupe�stigmatisé�sur�base�du� stéréotype� correspondant�?� Selon� Devine� (1989),� une� fois� qu’un� tel� stéréotype� est�activé,� par� un� processus� automatique,� les� personnes� tolérantes� (c’est-�à-�dire� à� faible�niveau�de�préjugé),�pourraient�s’abstenir�de� l’appliquer�à�autrui�par� le�biais�d’un�effort�conscient.�Toutefois,�de�telles�tentatives�de�suppression�du�stéréotype�s’avéreraient�par-fois� contre-�productives  :� selon�un�processus�qui� s’apparente�au� fonctionnement�d’une�casserole�à�pression,�le�stéréotype�«�supprimé�»�pourrait�se�réactiver�de�façon�plus�vive�une�fois�que�l’observateur,�animé�par�d’autres�préoccupations,�a�délaissé�cet�objectif�de�suppression�(Macrae,�Bodenhausen,�Milne,�&�Jetten,�1994).�Par�ailleurs,�contrôler�l’appli-cation�du�stéréotype�requiert�un�effort�et�donc�une�motivation�suffisante.

À�défaut�de�contrôler�l’application�des�stéréotypes,�pourrait-�on,�malgré�tout,�contrôler�leur�activation�?�Moskowitz�et�Ignarri�(2009)�ont�proposé�à�cet�égard�que�certaines�per-sonnes�sont�animées�par�des�objectifs�«�égalitaires�» :�elles�cherchent�à�juger�les�membres�d’exogroupes�de�façon�équivalente�à�celle�de�leur�propre�groupe.�Ces�personnes�poursui-vent�cet�objectif�«�égalitaire�»�spontanément,�voire�même�inconsciemment,� lorsqu’elles�rencontrent�un�membre�de�la�catégorie�sociale�considérée.�Activer�des�stéréotypes�cultu-rels�dévalorisants�constituerait�un�échec�par�rapport�à�cet�objectif.�Dès�lors,�le�système�cognitif�se�régulerait�de�façon�à�éviter�cette�issue.�Ce�processus�de�régulation�serait�non�conscient,�peu�gourmand�en�ressources�cognitives�et,�donc,� sensiblement�plus�efficace�que�des� stratégies�de�contrôle�conscient.�Ce�modèle� remet�en�cause� l’hypothèse�d’une�activation�exclusivement�automatique�des�stéréotypes�culturels.�À�l’appui�de�cette�hypo-thèse,�lorsque�Moskowitz,�Salomon�et�Taylor�(2000)�ont�présenté�des�visages�noirs�à�des�personnes�animées�par�un�objectif�de�non-�discrimination,�non�seulement� le�stéréotype�culturel�du�noir�était� inhibé,�mais�des� idées� liées�à�cette�valeur�d’égalité�venaient�plus�aisément�à�l’esprit.�Ceci�ne�se�produisait�pas�si�les�visages�étaient�blancs�et�chez�des�per-sonnes�ne�poursuivant�pas�cet�objectif.

Enfin,�certains�travaux�suggèrent�que�chez�des�personnes�expertes�dans�un�registre�comportemental,� il� est� possible� de� contrôler� l’influence� du� stéréotype� activé� sur� le��comportement.�Correll,�Park,�Judd,�et�Wittenbrink�(2002)�ont�élaboré�un�«�jeu�vidéo�»�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 310 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Le contenu des stéréotypes 311

dans� lequel� il� fallait� tirer� le� plus� rapidement� possible� sur� une� personne� si� elle� était�équipée�d’une�arme�et�décider�de�ne�pas�tirer�sur�celle-�ci�si�elle�était�équipée�d’un�objet�inoffensif.�Ils�constatent�un�«�biais�du�tireur�» :�les�sujets,�des�étudiants,�décident�plus�rapidement�de�tirer�sur�une�cible�noire�armée�que�blanche�et�décident�plus�rapidement�de�ne pas�tirer�sur�une�cible�blanche�que�noire�lorsqu’elle�n’est�pas�armée.�Ils�expliquent�ce�résultat�par� l’activation�du�stéréotype�culturel�du�noir�comme�violent.�Ce�stéréo-type� influençait� également� le� taux� d’erreur  :� les� étudiants� prenaient� davantage� la�«�bonne�»�décision�lorsqu’un�Noir�était�armé�ou�un�Blanc�pas�armé�que�dans�les�deux�autres�configurations.�Correll�et al.�(2007)�ont�ultérieurement�soumis�cette�tâche�à�des�policiers.�Ceux-�ci�étaient�également�victimes�du�biais�du�tireur.�Mais�si�on�examine�leur�taux�d’erreurs,� on�constate�qu’en�pratique,� celui-�ci�n’est�pas� influencé�par� l’apparte-nance� raciale� de� la� cible,� contrairement� aux� étudiants� «�novices�»� des� études� précé-dentes.� Les� experts� seraient� donc� plus� à� même� de� réguler� l’influence� du� stéréotype�activé�sur�leur�comportement4.

Exemple de stimulus utilisé dans l’expérience de Correll et al. (2002). Le sujet doit décider aussi vite que possible de « tirer » sur la personne représentée si elle est équipée d’une arme.

3. Le contenu des stéréotypes

Après�avoir�décrit� les�processus�qui� régissent� l’influence�des�stéréotypes�sur� le�jugement�social�et�le�comportement,�penchons-�nous�à�présent�sur�le�contenu�des�stéréo-types.�Selon�certains�travaux�récents�(Fiske,�Cuddy,�&�Glick,�2007�;�Judd,�James-�Hawkins,�Yzerbyt,�&�Kashima,�2005),�on�peut�décrire�le�stéréotype�d’un�groupe�selon�deux�grands�axes  :� la� compétence� (le� groupe� est-�il� perçu� comme� «�intelligent�»�?� «�travailleur�»�?�«��efficace�»�?)�et�la�sociabilité�(est-�il�«�sympathique�»�?�«�ouvert�»�?�«�chaleureux�»�?).

4.� Ce�qui�semble�aller�à�l’encontre�du�cas�«�Diallo�».

205868WME_BEGUE_Livre.indb 311 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination312

Focus

Qu’est‑ ce que la jugeabilité sociale ?5

L’approche de la jugeabilité sociale (Schadron & Yzerbyt, 1991) concerne le rapport entre l’observateur social et son jugement. Plus précisément, elle étudie les processus par lesquels un observateur contrôle son jugement et en arrive à estimer qu’une impression dont il dispose au sujet d’une personne ou d’un groupe est ou non valide et peut ou non être utilisée pour émettre un jugement ou prendre une décision.

Selon cette approche, l’observateur social a des critères indiquant comment un jugement valide doit être élaboré ; d’autre part, il est souvent dans l’incapacité d’accéder directement à ses propres processus de jugement. Pour décider si une impression dont il dispose à l’égard d’une personne ou d’un groupe est fon-dée ou non, l’observateur a donc recours à une lecture de la situation de jugement qui le renseigne de façon indirecte sur l’origine et la validité de son jugement. Il déterminera si son impression est fondée par le recours à un script de jugement qu’il applique d’une façon largement automatique. Par exemple, il estimera qu’il ne peut juger une personne sur base de sa seule appartenance catégorielle : il ne peut le faire que s’il dispose d’une information individuelle pertinente. Mais comment savoir que l’impression dont on dispose provient bien d’une information valide et non d’un stéréotype ? En fait, il est souvent impossible de retracer l’origine d’une impression. Dès lors, une confusion est possible  : un sujet qui croit que son impression provient d’une information valide, sans être conscient de son origine stéréotypique, y accordera du crédit et pourra l’utiliser pour juger la personne- cible devenue « jugeable ».

Ce processus a été mis en évidence dans une série de recherches où des sujets étaient amenés à émettre un juge-ment stéréotypique parce qu’ils croyaient détenir des informations comportementales au sujet d’une personne- cible sans qu’ils disposent, en réalité, de ces informations. Par exemple, dans une recherche d’Yzerbyt, Schadron, Leyens et Rocher (1994), des sujets apprenaient la profession d’une personne et la moitié d’entre eux étaient ame-nés à croire que de l’information concernant cette personne leur avait été fournie de façon subliminale durant une tâche de vigilance. Ces sujets ainsi victimes d’une « illusion d’être informés » se montrèrent davantage confiants dans leur jugement et leurs impressions furent affectées par le stéréotype de la profession attribuée à la personne- cible. Cette influence du stéréotype ne se retrouvait pas chez les sujets qui ne se croyaient pas informés. Des recherches complémentaires (utilisant notamment un faux détecteur de mensonges) ont démontré que de tels résultats sont bien dus à une évaluation sincère de la situation par les sujets. Dans la même ligne, Loersch, McCaslin et Petty (2011) ont réellement exposé des sujets à de l’information subliminale concernant une personne, puis ont dit à la moitié d’entre eux qu’ils avaient reçu cette information. Les attitudes de ces sujets qui se savaient informés ont bien été affectées par cette information subliminale : se sachant « informés », sans connaître consciemment le contenu de cette information, ils pouvaient se fier à une intuition influencée par le matériel subliminal.

La jugeabilité d’une personne que l’on juge peut- être augmentée de diverses autres façons, avec pour consé-quence que l’impression que se forme celui qui la juge peut être plus facilement influencée par des éléments divers, tels que des stéréotypes, et ce sans que ce juge soit conscient de leur impact. Ainsi, diverses recherches ont montré qu’un individu considéré comme membre d’un groupe stéréotypé devient plus jugeable, mais aussi qu’un groupe stéréotypé est lui- même plus jugeable qu’un autre groupe. En effet, le sentiment de connaître quelque chose de l’« essence », de la nature profonde d’un groupe, le sentiment de comprendre pourquoi un ensemble de personnes peut être considéré comme un groupe rendent les membres de ce groupe plus jugeables (Yzerbyt, Rocher, & Schadron, 1997). Que peut- on dire d’un agrégat de personnes ? Rien,

5.� Georges�Schadron,�Université�de�Nice�Sophia-�Antipolis.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 312 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Le contenu des stéréotypes 313

si ce n’est que les personnes qui le constituent sont forcément diverses. Mais si l’on sait que ces personnes sont un groupe, qu’elles se ressemblent, voire qu’elles partagent une même nature, elles deviennent une entité à propos de laquelle il semble possible d’émettre un jugement global. Une fois cette condition remplie, le contenu du jugement a tendance à correspondre à la situation sociale dans laquelle se trouve le groupe stéréo-typé, c’est- à- dire qu’il permet de justifier cette situation, ce sort. Ainsi, un groupe préalablement essentialisé se voit attribuer des caractéristiques négatives permettant de justifier subjectivement le sort qu’il subit. Récipro-quement, des sujets confrontés à la nécessité de juger un ensemble de personnes subissant un sort négatif font en sorte que celles- ci deviennent une entité jugeable. À cette fin, ils tendent à percevoir ces personnes comme un groupe homogène, constitué de personnes qui se ressemblent (Schadron & Morchain, 2003). Il s’agit là d’un mécanisme important qui intervient dans la genèse des stéréotypes sociaux en menant les membres des groupes défavorisés à être vus comme semblables et méritant leur sort.

La situation sociale du juge ou sa croyance dans ses capacités affectent également la jugeabilité. Par exemple, Caetano, Vala et Leyens (2001) ont montré que des sujets qui se savent désignés par tirage au sort comme leader expriment davantage de confiance dans leur jugement d’une personne dont ils ne connaissent que le prénom et l’adresse que ne le font des sujets désignés comme subordonnés par ce même tirage au sort. Croizet et Fiske (2000), quant à eux, ont montré que des sujets qui se sentent en position de juger parce qu’on les a amenés à croire qu’ils sont experts en jugement de personnalité laissent influencer leur jugement par des catégories amorcées bien que celles- ci ne soient pas applicables au jugement en cours.

On�peut�mettre�en�rapport�ces�deux�dimensions�avec�la�perception�des�relations�que�nous�entretenons�avec�l’exogroupe :�Fiske,�Cuddy,�Glicke�et�Xu�(2002)�ont�observé�que,�dans�le�cadre�des�relations�intergroupes,�deux�dimensions�semblent�conditionner�la�perception�de�l’exogroupe :�le�statut�social�relatif�des�deux�groupes�et�la�compétition�entre�ceux-�ci.�Le�statut�social�prédit�la�compétence�perçue�de�l’exogroupe�et�la�compé-tition�prédit�sa�sociabilité.�Plus�un�exogroupe�est�perçu�en�compétition�avec�l’endogroupe,�plus�il�sera�perçu�comme�«�froid�»�;�plus�il�a�un�haut�statut,�plus�il�sera�perçu�comme�compétent.�Ceci�explique�pourquoi�les�Juifs� (souvent�perçus�comme�«�riches�»�et�à� la�recherche�de�pouvoir)�sont�souvent�dépeints�comme�«�intelligents�»�mais�«�froids�»�alors�que�le� chômeur� africain� tend� à� être� perçu� comme� «�volubile�»� et�«�accueillant�»�mais�«�paresseux�»�et�«�stupide�».

L’influence�de�ces�deux�dimensions,�liées�à�l’organisation�de�la�société,�peut� s’expliquer� de� plusieurs� manières.� Une� première� approche�consisterait�à�suggérer�que�le�rôle�ou�la�position�d’un�groupe�au�sein�de�la�société�l’amène�à�développer�certains�traits�qui�se�reflètent�dans�le�stéréotype.�Prenons�le�cas�des�femmes,�qui�étaient,�et�sont�encore,�souvent�stéréotypées�et�décrites�comme�«�peu�compétentes�mais�cha-leureuses�»�(Eagly�& Wood,�1999�;�Wood�&�Eagly,�2002).�Historique-ment,� les� femmes� se� sont� davantage� occupées� des� enfants� et� de� la�sphère� domestique� alors� que� les� hommes� sont� davantage� impliqués�dans�la�sphère�publique�(travail,�politique,�etc.).�Or�ces�rôles�sont�asso-ciés�à�certains�traits�psychologiques,�perçus�comme�nécessaires�pour�les� accomplir� efficacement.� Par� exemple,� pour� être� cadre� de� haut�

Figure 12.2Les Protocoles des Sages de Sion constituent un faux datant du xixe siècle mais largement diffusé encore aujourd’hui. Il fait état d’un complot juif visant à dominer le monde et se fonde abondamment sur les stéréotypes. Ici est activée l’image du juif calculateur, sournois et avide de pouvoir (film allemand, 1940).

205868WME_BEGUE_Livre.indb 313 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination314

niveau� dans� une� entreprise� privée� (rôle� plus� souvent� occupé� par� des� hommes),� il�importe� d’être� «�autonome�»,� «�assertif�»,� etc.� Pour� être� puéricultrice� (rôle� plus� sou-vent� occupé� par� des� femmes),� il� est� sans� doute� plus� utile� d’être� «�attentif�»,� «�affec-tueux�»,�etc.�Eagly�et�ses�collaboratrices�en��déduisent�que�les�stéréotypes�liés�au�genre�seraient�une�conséquence�des�différences�réelles�entre�hommes�et�femmes�elles-�mêmes�consécutives�à�leurs�rôles�sociaux�différenciés.�Même�s’ils�résultent�d’une�erreur�(on�attribue�au�genre�ce�qui�est� en�réalité�dû�au�rôle� social),� ils�disposeraient�donc�d’un�noyau�de�vérité.

Des�travaux�ultérieurs�indiquent�que�l’existence�d’un�tel�«�noyau�de�vérité�»�n’est�pas�nécessaire� pour� qu’émergent�des� stéréotypes.�Hoffman�et�Hurst� (1990)�ont� créé�un�scénario�décrivant�une�planète�partagée�en�deux�groupes :�les�Orinthiens�et�les�Ack-miens.�Pour� la�moitié�des� sujets,� les�Orinthiens� sont�plus�nombreux�à� travailler� en�ville�et�les�Ackmiens�plus�nombreux�à�s’occuper�des�enfants�(pour�l’autre�moitié,�ces�proportions� sont� renversées).� Par� ailleurs,� on� fournissait� des� informations� sur� les�traits� de� personnalité� possédés� par� une� série� d’individus,� Ackmiens� et� Orinthiens,�chaque�individu�étant�présenté�séparément :�pour�chaque�portrait,�un�trait�par�indi-vidu,� indépendamment�du�groupe,�soulignait�sa�chaleur�et� l’autre�sa�compétence�de�sorte�que�chaque�groupe�était,�en�moyenne,�dépeint�de�la�même�manière�en�termes�de�chaleur� et� de� compétence.� Les� groupes� ne� différaient� donc� qu’en� termes� de� rôles�sociaux,�mais�pas�en�termes�de�traits�de�personnalité.�Les�sujets�attribuaient�pourtant�davantage�de�compétence�et�moins�de�chaleur�au�groupe�citadin�qu’au�groupe�mater-nel.� Plus� qu’une� description,� le� stéréotype� proviendrait� donc� d’une� d’inférence  :� il�permet� d’expliquer� la� structuration� de� l’environnement� social.� Par� exemple,� beau-coup� d’Italiens� du� Nord� perçoivent� les� Italiens� du� Sud� comme� «�paresseux�»� alors�qu’eux-�mêmes� seraient� plus� «�travailleurs�»� (Maass,� Milesi,� Zabbini,� &� Stahlberg,�1995) :�c’est�là�une�explication�simple�de�la�disparité�économique�entre�le�Nord�pros-père�et�le�Sud�plus�pauvre.

Stéréotypes belges : Le Wallon « paresseux mais bon vivant » face au Flamand « froid mais travailleur ». Conformément au modèle de Fiske, ces stéréotypes sont associés

à une différence de statut (la Flandre est plus riche que la Wallonie).

De l’explication, on passe rapidement à la justification morale  : le stéréotype permet non seulement d’expliquer�les�différences�apparentes�entre�les�positions�respectives�des�groupes�sociaux�qui�nous�entourent�mais�ils�permettent�également�de�les�faire�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 314 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Le contenu des stéréotypes 315

apparaître�comme�moralement� légitimes� (Fiske,�Cuddy,�Glick,�&�Xu,�2002�;�Kay�et al.,�2007).�«�Si�les�Italiens�du�Sud�sont�plus�pauvres,�ils�le�méritent,�car�ils�sont�trop�oisifs�».�Le�fait�que�les�stéréotypes�constituent�des�explications�du�fonctionnement�social�trouve�son�illustration�la�plus�marquante�dans�le�fait�que�leur�contenu�évolue�en� fonction� d’indices� objectifs� de� structuration� sociale,� tels� que� le� PIB� (Poppe� &�Linssen,� 1999).� De� même,� un� exogroupe� minoritaire� en� compétition� avec� l’endo-groupe�est�caractérisé�comme�dépourvu�de�sociabilité�(agressif,�froid)�ce�qui�justifie�le� fait�qu’il� soit� traité�défavorablement.�L’antisémitisme,�par�exemple,�repose�sou-vent�sur�cette�logique.

C’est�lorsque�les�stéréotypes�décrivent�des�propriétés�perçues�comme�profondément�ancrées,�dans�l’identité�du�groupe�qu’ils�décrivent,�qu’ils�semblent�assurer�le�plus�effi-cacement� cette� fonction� de� justification.� Par� exemple,� Perez,� Moscovici� et� Chulvi�(2007)�ont�examiné�la�représentation�des�Tziganes�chez�des�sujets�espagnols.�Ceux-�ci�étaient�perçus�comme�des�êtres� incapables�de�dépasser�une�animalité�ancestrale,�un�«�état�de�nature�»�profondément�ancré,�et�donc�inaptes�à�accéder�à�la�culture�et�à�la�«�civilisation�»�qui�caractérisent�l’humanité.

Un exemple de déshumanisation : comment certains membres de la police militaire américaine en charge de la prison d’Abu Grahib ont traité

leurs prisonniers irakiens.

Percevoir�un�Tzigane�comme�«�voleur�»�en�raison�d’une�animalité�n’est�naturellement�pas�équivalent�à�le�percevoir�comme�tel�en�raison�des�conditions�économiques�défa-vorables�auxquelles� il� est� confronté  :� dans� le�premier� cas,� la�nature�du�Tzigane�est�incriminée,�ce�qui�est�impossible�à�modifier�;�dans�le�second�cas,�le�comportement�du�Tzigane�est�mis�en�cause�et�est�perçu�comme�une�conséquence�d’une�situation�qu’il�est�possible�de�modifier.�Du�reste,�les�groupes�déshumanisés�de�la�sorte�sont�plus�suscep-tibles� d’être� v�ictimes� d’agressions� ou� de� discriminations� (Bandura,� Underwood,�& Fromson,�1975�;�Castano�&�Giner-�Sorolla,�2006).�On�sait�que�les�formes�extrêmes�de�violence�entre�groupes�s’accompagnent�souvent�d’un�discours�déshumanisant�sur�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 315 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination316

l’exogroupe.�Ainsi,�au�Rwanda,�la�propagande�hutue�décrivait�les�Tutsis�comme�des�«�cancrelats�»�préalablement�au�génocide�(Paluck,�2009).

Si� l’hypothèse�du�«�noyau�de�vérité�»�n’est�pas�une�condition�nécessaire�à� l’émer-gence�des�stéréotypes,�peut-�on�pour�autant�considérer�qu’ils�sont�faux�?�Certaines�méta-�analyses�tentant�d’évaluer�le�degré�d’exactitude�de�certains�stéréotypes,�en�les�mettant� en� relation� avec� des� mesures� objectives� des� traits� psychologiques� de�membres�des�groupes�concernés,�tendent�à�appuyer�l’hypothèse�du�noyau�de�vérité�(Jussim,�Cain,�Crawford,�Harber,�&�Cohen,�2009�;�Swim,�1994).�Toutefois,�il�importe�de� relativiser� ces� conclusions.� En� effet,� les� différences� «�psychologiques�»� entre�groupes�sociaux�sont�souvent�moins�stables�qu’il�n’y�paraît.�Ainsi,�Guimond et al.�(2006)�ont�montré�que�le�lien�entre�des�différences�de�genre�et�une�dimension�typi-quement�associée�aux�stéréotypes�(l’image�de�soi�comme�«�indépendant�»�vs�«�inter-dépendant�»)�était�plus�fort�lorsque�des�jeunes�filles�et�garçons�devaient�se�comparer�à�l’autre�genre�(et�que�leur�identité�de�genre�était�donc�particulièrement�accessible)�que� lorsqu’ils� se� comparaient� uniquement� à� des� personnes� de� même� genre.� Ceci�s’explique�aisément�par�un�effet�de�la�catégorisation�(de�genre�en�l’occurrence)�sur�l’accentuation�des�différences�intercatégorielles�(cf.�supra).�Dès�lors�que�l’étalon�de�mesure�de�l’exactitude�des�stéréotypes�est�instable,�la�démarche�consistant�à�déter-miner�si�les�stéréotypes�sont�vrais�ou�faux�perd�de�sa�pertinence.

Si,�comme�nous�l’avons�suggéré,�on�peut�interpréter�le�contenu�des�stéréotypes�par�des�dimensions�liées�à�la�structure�sociale,�il�reste�malgré�tout�à�comprendre�com-ment�ces�croyances�en�viennent�parfois�à�être�partagées.�C’est�cette�propriété�qui�lie�certains�stéréotypes�à� l’apparition�de�discrimination�et�d’injustices�sociales.�Le�stéréotype� selon� lequel� les� Maghrébins� seraient� délinquants� ne� constitue� un� pro-blème�social,�et�une�source�de�discrimination�potentielle,�que�dans�la�mesure�où�un�grand�nombre�de�personnes�adhèrent�à�ce�type�de�croyances�et�ont�par�ailleurs�le�pouvoir� d’influencer� les� droits,� voire� l’existence� de� membres� du� groupe� cible.� S’il�n’en�était�pas�ainsi,�le�demandeur�d’emploi�ou�le�locataire�potentiel�qui�se�serait�vu�refuser� un� travail� ou� un� logement� en� raison� de� cette� croyance� pourraient� sans�encombre�se�diriger�vers�un�autre�employeur�ou�propriétaire.�Toutefois,�lorsque�le�stéréotype� est� largement� partagé� socialement,� il� devient� un� stéréotype culturel,� et�cette�solution�devient�impossible.

Les�interprétations�de�la�réalité�sociale�sur�lesquelles�reposent�les�stéréotypes�cultu-rels� n’émergent� pas� spontanément� dans� l’esprit� de� chacun� d’entre� nous.� Elles� se�fondent�sur�un�processus�de�«�consensualisation�»�(Haslam,�et al.,�1998�;�Klein,�Tin-dale,� &� Brauer,� 2008),� c’est-�à-�dire� une� communication� à� l’intérieur� du� groupe� qui�aboutit�à�des� interprétations�partagées.� Il� importe�à�cet�égard�de�souligner� le�rôle�des� «�leaders�»� d’opinion,� les� personnes� ou� des� groupes� considérés� comme� des�sources� d’informations� légitimes� au� sein� de� la� communauté� (Klein,� Spears,� &� Rei-cher,�2007�;�Reicher,�Hopkins,�&�Condor,�1997)  :� il�peut� s’agir�de�dirigeants�poli-tiques,�de� scientifiques,� de�personnalités�médiatiques,� etc.� eux-�mêmes� soumis�aux�stéréotypes.� Leurs� discours� et� interprétations� sont� relayés� par� différents� canaux�(amis,� parents,� entourage� social,� médias,� films,� séries� télévisées),� propageant� ainsi�leurs�croyances�au�sein�de�la�société.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 316 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Les préjugés 317

Bien� sûr,� l’efficacité� de� ces� interprétations� dépend� de� leur� capacité� à� donner� un�sens�aux�expériences�vécues�par�les�membres�du�groupe�(Klein,�Marchal,�Van�der�Linden,� Pierucci,� &� Waroquier,� 2010�;� Lyons� &� Kashima,� 2003).� Même� le� prix�Nobel�le�plus�éminent�éprouvera�des�difficultés�à�convaincre�les�Français�que�les�Islandais� sont� des� êtres� cupides� désireux� de� les� spolier.� En� revanche,� dans� le�contexte� d’une� crise� économique� qui� voit� les� délocalisations� se� multiplier,� il� est�peut-�être�plus�aisé�d’induire�de� telles� croyances�à�propos�des�Chinois.�De�même,�l’immigration�est�souvent�associée�par�les�médias�et�certains�leaders�politiques�au�crime� et� à� l’insécurité.� Ceci� peut� conduire� de� nombreux� citoyens� à� associer� les�«�étrangers�»�avec�la�délinquance�et�l’insécurité.�De�tels�discours�peuvent�conférer�une�dimension�collective�à�l’expérience�vécue,�individuellement,�par�une�personne�dont� la�voisine�s’est� fait�voler� le�sac�«�par�un�étranger�»�ou�par�un�ouvrier�qui�a�récemment�perdu�son�emploi�suite�à�une�délocalisation.�Ces�dernières�n’apparais-sent�plus�alors�comme�les�aléas�d’un�parcours�personnel�mais�comme�une�menace�provenant� d’un� exogroupe� à� l’encontre� de� l’endogroupe.� C’est� en� fédérant� tant�d’expériences� individuelles� que� les� interprétations� diffusées� largement� peuvent�donner� lieu�à�un�véritable� stéréotype�partagé.�Les�moyens�de�communication�de�masse� jouent�un�rôle� important�à�cet�égard�car� ils�permettent�de�diffuser�à� large�échelle�ces�lectures�de�la�réalité�(Paluck,�2009).�Les�consommateurs�de�ces�médias�peuvent�ainsi�se�former�une�représentation�de�la�norme�de�leur�groupe�vis-�à-�vis�du�groupe�cible�et�s’y�conformer.

Toutefois,�le�contenu�des�stéréotypes�ne�provient�pas�nécessairement�«�d’en�haut�».�Il�ne�faut�pas�négliger�la�part�des�processus�de�discussions�et�d’échanges�interpersonnels�au�sein�du�groupe�dans�l’émergence�et�le�maintien�de�ceux-�ci.�Ceux-�ci�contribuent�éga-lement� à� transformer� les� stéréotypes� de� chacun� en� réalités� collectives� (Klein� et al.,�2008),�de�sorte�qu’il�est�aussi�difficile�de�juguler�la�propagation�des�stéréotypes�au�sein�d’une� société� que� d’établir� des� canaux� de� communication� efficaces� pour� changer� le�contenu�des�croyances.

Ce�sous-�chapitre�a�décrit�les�principales�dimensions�des�croyances�que�les�indivi-dus�entretiennent�à�propos�des�groupes�sociaux.�La�dimension�émotionnelle,�qui�n’a�pas�été�abordée,�fera�l’objet�du�sous-�chapitre�suivant,�consacré�aux�préjugés.

4. Les préjugés

Le�préjugé�se�caractérise�par�sa�dimension�émotionnelle,�de�valence�négative.�Cependant,�ces�émotions�peuvent�être�de�natures�différentes.�Ainsi,�certains�groupes�suscitent�de�la�haine,�d’autres�du�mépris,�d’autres�encore�du�dégoût.�Comment�expli-quer�la�présence�d’émotions�aussi�différentes�?

205868WME_BEGUE_Livre.indb 317 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination318

Encadré

La mesure des préjugésLe préjugé peut se mesurer à l’aide de questionnaires dans lesquels on demande explicitement aux per-sonnes interrogées d’exprimer leurs opinions sur des questions en rapport avec le groupe cible. Ce type de mesure souffre toutefois d’un biais de désirabilité sociale  : dès lors qu’il est mal vu d’exprimer certains préjugés, les répondants peuvent chercher à les dissimuler (Sigall & Page, 1971). Pour cette raison, des mesures implicites des préjugés ont été développées. Les plus communes, comme le test d’association implicite (Rudman, Greenwald, Mellott, & Schwartz, 1999), reposent en particulier sur la latence de réponse, peu contrôlable par les répondants, dans des tâches d’association. La logique de ce type de méthode consiste à examiner si les gens associent plus facilement (en pratique, plus rapidement) l’endogroupe à des mots positifs et l’exogroupe à des mots négatifs que l’inverse (il est possible d’effectuer ce test en ligne : https://implicit.harvard.edu/implicit/france/). Il apparaît que le « préjugé implicite » ne recouvre pas la même réalité que le « préjugé explicite » évalué à l’aide de questionnaires. Dovidio et ses collaborateurs (Dovidio, Kawakami, & Gaertner, 2002) ont ainsi montré que le préjugé implicite était davantage associé à des comportements non verbaux (distanciation, moue de rejet, etc.) en présence d’une personne apparte-nant à l’exogroupe que le préjugé explicite qui, lui, prédisait davantage le comportement verbal. Cepen-dant, il reste encore un pas à franchir entre le sentiment d’antipathie vis- à- vis d’un exogroupe et le fait de poser des actes qui lui nuisent.

Le�modèle�de�Fiske�et al.�(2002),�précédemment�décrit,�lie�les�stéréotypes�associés�aux�groupes,�selon�le�statut�social�et�le�degré�de�compétition,�aux�émotions.�Par�exemple,�si�un�groupe�est�perçu�comme�compétent�et�sociable,�il�inspire�de�l’admiration�(ce�qui�est�le�plus�souvent�associé�à�l’endogroupe)�;�si,�par�contre,�on�le�considère�comme�compé-tent�et�peu�sociable,�il�inspire�de�la�jalousie�et/ou�du�ressentiment.

Fiske�et al.�(2002)�postulent�que�même�si�les�quatre�catégories�définies�par�leur�modèle�sont� peuplées� de� différents� groupes,� deux� types� de� préjugés� sont� particulièrement�communs :�les�préjugés�«�paternalistes�»�qui�concernent�les�groupes�avec�qui�la�compé-tition�et�le�statut�sont�tous�deux�faibles�et�les�préjugés�«�envieux�»�qui�concernent�les�groupes�de�statut�élevé�mais�vis-�à-�vis�desquels�la�compétition�est�faible.�Les�premiers�font� souvent� l’objet� d’un� mépris,� correspondant� à� leur� statut� social� inférieur,� mêlé�d’affection�;� les� seconds� éveilleront� plutôt� une� admiration� associée� à� de� l’antipathie.�Dans�les�sociétés�occidentales,�les�femmes�au�foyer,�et�les�«�personnes�âgées�»�s’insè-rent�souvent�dans�la�première�catégorie�alors�que�des�groupes�nationaux�comme�«�les�Allemands�»,�des�groupes�professionnels�comme�«�les�traders�»,�«�les�banquiers�»�ou�des�groupes�religieux�ou�ethniques�comme�«�les�Juifs�»�se�situent�généralement�dans�la�seconde�catégorie.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 318 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Les préjugés 319

Tableau 12.1Modèle du contenu des stéréotypes de Fiske et al., 2002

Respect

Statut

1.2Compétition

Faible Élevé

Chapitre 13

Faible = > « Amitié »

Émotion :  Pitié/Compassion 

(Préjugé paternaliste)Stéréotype : 

Incompétent/Chaleureux

Émotion :  Fierté, admiration

FiertéStéréotype :  

Compétent, Chaleureux

Élevée = > « Inimitié »

Émotion :  Haine/Dégoût  

(Préjugé méprisant)Stéréotype : 

Incompétent, Froid

Émotion :  Jalousie, envie (Préjugé 

envieux)Envie

Stéréotype :  Compétent, Froid.

On� le� voit,� les� deux� formes� de� préjugés,�envieux� et� paternalistes,� incorporent� des�éléments�positifs�et�négatifs :�il�s’agit�d’atti-tudes� ambivalentes.� Toutefois,� certains�groupes� tendent� à� être� perçus� négative-ment� sur� les� deux� dimensions.� C’est� sou-vent�le�cas�des�Tziganes�par�exemple.�Ces�groupes� suscitent� des� émotions� plus�intenses�encore�telles�que�du�dégoût�et�de�la�haine�(Taylor,�2007).S’il� semble� établi� que� les� préjugés� sont�liés�aux�stéréotypes,�l’idée�qu’ils�en�décou-lent�ne�fait,�en�revanche,�pas� l’objet�d’un�consensus.� Certains� auteurs� (Cottrell� &�Neuberg,� 2005�;� Crandall� &  Eshleman,�2003�;�Stephan,�et al.,�2002)�considèrent�que� le� préjugé� répond� avant� tout� à� la��perception� d’une� menace.� Ainsi,� Cottrell�et� Neuberg� postulent� que� les� émotions�ont� pour� fonction� d’inciter� l’organisme� à�mettre� en� œuvre� des� comportements��permettant� de� se� soustraire� à� la� menace� perçue.� Selon� sa� nature,� différentes��émotions� seront� appropriées.� Par� exemple, lorsqu’on� craint� que� le� groupe� cible�menace� notre� gagne-�pain,� il� s’agit� d’une� menace� dirigée� vers� les� ressources�

La publicité est un des moyens de diffusions et de maintien des stéréotypes et des préjugés. Elle se fonde sur ceux‑ ci pour susciter un ensemble d’associations avec le produit. Lorque cette publicité a été diffusée, la Coordination française pour la marche mondiale des femmes publie un communiqué dans lequel elle dénonce « une banalisation du sexisme, de la violence conjugale et du viol ».

205868WME_BEGUE_Livre.indb 319 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination320

�matérielles.� La� réponse� émotionnelle� serait� la� haine� qui� facilite-rait� l’apparition� du� comportement� d’agression.� En� revanche,�lorsque�l’exogroupe�semble�menacer�les�valeurs�et�les�normes�de�l’endogroupe� (menace� symbolique),� il� inspirerait� du� dégoût� qui�faciliterait� le� comportement� rejet� ou� l’évitement.� On� pourrait�expliquer�de�cette� façon� le� refus�de� la�majorité�des�Suisses� lors�d’une� votation� populaire� en� 2009,� d’accepter� l’installation� de�nouveaux�minarets�dans�les�villes.

Nous� avons� vu� que� certains� auteurs� envisagent� les� stéréotypes�comme� une� justification� de� l’ordre� social.� Selon� Crandall� et� Eshel-man� (2003),� ils�permettent�également�de� légitimer� l’expression�des�préjugés,� souvent� sanctionnée� socialement.� Affirmer� ouvertement�que� l’on� «�hait�»� ou� que� l’on� «�méprise�»� certains� groupes� peut�conduire� les� membres� du� groupe� à� exclure� l’individu.� Les� stéréo-types� permettraient� de� justifier� l’existence� de� ces� émotions� et� les�rendraient�acceptables�tant�pour�les�autres�que�pour�soi-�même.�Ceci�peut�se�faire�de�deux�façons :

–� D’une�part,�en�offrant�une�justification�au contenu�de�l’émotion.�Dans�cette�perspective,�le�Lombard�qui�méprise�les�Napolitains�utilise�la�«�paresse�»�de�ceux-�ci� pour� justifier� les� émotions� négatives� (par� exemple,� le� mépris)� qu’il�ressent�à�leur�égard.

–� D’autre�part,�en�«�libérant�»�le�préjugé,�c’est-�à-�dire�en�lui�offrant�une�occasion�de�s’exprimer�de�façon�acceptable�socialement.�Par�exemple,�dès�lors�que�je�perçois�un�membre�d’un�exogroupe�mettre�en�œuvre�des�comportements�correspon-dant�à�des�stéréotypes�négatifs�(comme�celui�de�l’immigré�maghrébin�vendant�de�la�drogue),�je�me�sens�autorisé�à�évaluer�son�groupe�social�négativement.

Focus

Le syndrome de la personnalité autoritaire6

Le concept de syndrome autoritaire (La Personnalité Autoritaire, Adorno et al., 1950) avait pour objectif de définir les structures psychologiques fondamentales des préjugés en élaborant une nouvelle échelle (L’échelle F dénommée échelle de Fascisme ou d’autoritarisme) permettant d’apprécier ces tendances, sans faire état explicitement des objets, des situations et des groupes sociaux prégnants de l’époque. Il s’agissait d’évaluer ces attitudes sans en préciser le contenu idéologique spécifique au contexte politique, et la seule procédure opérationnelle a été de définir l’autoritarisme comme un syndrome de personnalité. L’explica-tion qui est donnée de ce syndrome est explicitement fondée sur des inspirations freudo- marxistes en suggérant que les sujets autoritaires réprimeraient des sentiments d’hostilité issus d’une éducation fami-liale punitive en déplaçant cette hostilité vers des groupes sociaux stigmatisés ou déclarés minoritaires par les autorités institutionnelles et conventionnelles. L’autoritarisme, exprimant des préjugés sociaux, serait

6.� Vincent�Dru,�Université�de�Paris�Ouest.

Affiche du parti « UDC » en faveur d’une interdiction des minarets (Suisse, 2009).

205868WME_BEGUE_Livre.indb 320 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Les préjugés 321

la conséquence de conduites mal- adaptatives acquises par des structures familiales (qui reproduiraient la société capitaliste) réprimant de manière autoritaire l’instinct sexuel de l’enfant.

Alors qu’Adorno et ses collaborateurs localisaient l’autoritarisme dans le domaine d’une personnalité mal- adaptative, les travaux de Altemeyer (1981, 1988, 1996, 1998) ont proposé de redéfinir l’autoritarisme comme la co- variation de trois groupes d’attitudes que sont le conformisme, la soumission autoritaire et l’agression autoritaire. Une nouvelle échelle d’autoritarisme (RWA, Right- Wing Authoritarianism) est élabo-rée pour en rendre compte. Plus précisément, le conformisme est défini comme « une forte adhésion aux conventions sociales qui sont soutenues par les autorités établies ». La soumission autoritaire décrit « un fort degré de soumission aux autorités qui sont perçues comme établies et légitimes dans la société » et l’agression autoritaire renvoie à « une agressivité générale, dirigée vers les personnes qui sont sanctionnées par les autorités légitimes ». Pour Altemeyer, l’autoritarisme renvoie à un apprentissage social, déterminé avant tout par l’imitation des autres. Les expériences successives (en termes de renforcements positifs ou négatifs) que le sujet acquiert des objets, des personnes et des situations relatifs à l’autorité qu’il rencontre détermineront son degré d’autoritarisme.

L’évolution d’un syndrome de personnalité autoritaire à une co- variation d’attitudes relatives à l’autorité a permis à J. Duckitt (1989, 1992, 2001) de faire interagir l’autoritarisme avec les contextes sociaux qui prédi-sent les préjugés. Plus précisément, l’autoritarisme serait défini comme un ensemble de croyances norma-tives organisé autour d’attentes pour que les valeurs et les besoins d’un individu soient dépendants et régulés par la struc-ture du groupe auquel le sujet désire appartenir (le confor-misme et la soumission autoritaire). Les attitudes hostiles envers les groupes sociaux des sujets autoritaires seraient la conséquence de leur perception d’un monde menaçant et dan-gereux. L’autoritarisme peut être l’expression d’une identifica-tion intense avec un groupe social dont la conséquence serait une recherche d’une appartenance à un groupe cohésif et structuré. L’évocation d’une menace à cette structuration ou cohésion serait favorable à l’émergence du préjugé à l’égard des groupes à l’origine de cette menace (agression autoritaire). Ces prédictions sont évidemment très proches des mécanismes socio- cognitifs relatés par une théorie majeure des relations entre groupes qu’est la théorie de l’identité sociale. Le lecteur pourra se référer à différentes productions pour clarifier ces rapprochements (Bizumic et al., 2009 ; Deconchy & Dru, 2007 ; Dru, 2005, 2007).

Lorsqu’ils�sont�partagés�socialement,�les�stéréotypes�s’insèrent�dans�une�idéologie justi-ficatrice qui� autorise� le� préjugé,� qui� devient� lui� aussi� partagé� socialement.� Chaque�préjugé�découlerait�de�ses�propres�«�idéologies�justificatrices�».�Dans�cette�perspective,�les� stéréotypes� constitueraient� moins� une� source� de� préjugés� (comme� le� postulent�Fiske� et al.,� 2002)� qu’une� façon� de� justifier� leur� expression� a posteriori.� En� d’autres�termes,�ils�ne�sont�pas�la�cause�mais�la�conséquence�de�l’apparition�des�préjugés.

Après� avoir� abordé� les� stéréotypes� et� les� préjugés,� tournons-�nous� à� présent� vers� le�troisième�concept�central�de�ce�chapitre :�la�discrimination.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 321 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination322

Focus

La dominance sociale7

Pour rendre compte des violences inter-ethniques, les lynchages et toutes les formes destructives de l’op-pression sociale, la référence à un « biais » intergroupe n’est pas une explication complète. Afin d’apporter à la théorie de l’identité sociale une extension théorique capable de rendre compte de ces comportements, Sidanius a développé une théorie générale de la hiérarchie sociale et des conflits intergroupes : la théorie de la dominance sociale (Sidanius, Devereux, & Pratto, 1992 ; Sidanius & Liu, 1992).Selon cette théorie, « toutes les sociétés complexes ont tendance à former des hiérarchies fondées sur des groupes ou des systèmes de castes » (Sidanius, Pratto, & Mitchell, 1994, p. 152). La dominance sociale correspond au « désir fonda-

mental que son propre endogroupe primaire […] soit considéré comme meilleur à, supérieur à et dominant par rapport à des exogroupes perti-nents » (Sidanius et al., 1994, p. 153). Ceci se traduit concrètement par « une stéréotypisation négative des exogroupes, des attributions internes et négatives pour les échecs des hors- groupes, et une discrimination active et une volonté d’employer la violence envers les membres d’exo-groupes » (Sidanius et al., 1994, p.  153), ainsi que par une tendance à soutenir les « théodicées de leurs privilèges »8 et autres mythes permet-tant de « fournir une légitimité morale et intellectuelle à une distribution inégale de la valeur sociale » (Sidanius, Devereux, & Pratto, 1992, pp. 380-381). Des études corrélationnelles montrent que cette orientation est liée à une série d’attitudes sociales comme le racisme, le sexisme, le conservatisme politique (Pratto, Sidanius, Stallworth, & Malle, 1992 ; Sida-nius & Pratto, 1993). En situation de groupe minimal, les sujets adoptant à un degré élevé une orientation de dominance sociale ont tendance à manifester une plus grande distance sociale envers le hors- groupe et une moins grande disposition à coopérer avec lui. (Sidanius et al., 1994). Ce

mécanisme est potentialisé chez les sujets fortement identifiés à leur groupe. L’approche de la dominance sociale constitue aujourd’hui, avec l’autoritarisme, la variable psychologique la plus puissamment prédictive des préjugés intergroupes (Altemeyer, 1998). En ce qui concerne la relation entre les deux construits, on observe que les échelles d’Altemeyer et de Sidanius mesurent des dimensions relativement indépendantes. Leur corrélation ne dépasse pas .20. Dans plusieurs recherches rapportées par Altemeyer (1998), les deux échelles ne sont pas corrélées. Nous aurions donc affaire à un autre genre de « personnalité autoritaire », de type dictatorial. Tandis que l’Échelle d’autoritarisme de droite d’Altemeyer (1981) mesure une personnalité soumise, l’échelle de dominance sociale de Sidanius et al. (1994) identifie une personnalité dominante. Conservatisme et préjugés envers les minorités sont les points où intersectent distincte-ment des « deux » autoritarismes. Dans les recherches nord- américaines, ils se différencient toutefois en certains points : la personnalité autoritaire d’Altemeyer est généralement religieuse, se dit bienveillante, valorise la tradition et conçoit le monde comme un endroit menaçant. La personnalité autoritaire de Sidanius n’est pas spécialement religieuse et valorise explicitement l’hédonisme. Elle est plutôt le propre des hommes que des femmes (ce n’est pas le cas de l’autoritarisme de droite), et aime avoir le pouvoir et susciter la crainte autour d’elle.

7.� Laurent�Bègue,�Université�de�Grenoble-�Alpes.

8.� Pour�emprunter�une�expression�wébérienne�de�Bourdieu�(1980).

Jim Sidanius, de l’Université Harvard, a développé la théorie de la dominance sociale.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 322 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

La discrimination et le biais intergroupe 323

5. La discrimination et le biais intergroupe

Le� film�Marga� évoque� le�cas�des�quelques�«�justes�»�qui,�pendant�la�Seconde�Guerre�mondiale,�ont�hébergé�Marga�Spiegel,�une�jeune�juive�au�risque�de�leur�vie.�Ces�«�justes�»�étaient�sou-vent�des�fermiers�que�le�milieu�social�et�l’éducation�auraient�dû�rendre� favorables� au� parti� nazi� en� raison� du� soutien� dont� ils�bénéficiaient�dans�cette�tranche�de�la�population.

Cet�exemple�illustre�combien�les�comportements�«�antisémites�»�ou� «�discriminatoires�»� dépendent� d’une� interaction� complexe�entre�des�facteurs�sociaux�larges�et�des�facteurs�individuels.�Bien�que�certains�traits�de�personnalité�puissent�favoriser�les�préjugés�et�les�comportements�discriminatoires,�c’est�une�fois�encore�dans�les� relations� entre� groupes� qu’il� faut� généralement� chercher� la�racine�de�ces�comportements,�en�particulier�lorsqu’ils�sont�collec-tifs.�À�cet�égard,�l’existence�d’une�compétition�entre�deux�groupes�pour� l’accès� à� des� ressources� limitées� favorise� les� comportements� discriminatoires.�Ceci� a� notamment� été� montré� par� Sherif� (1961)� dans� ses� études� célèbres� menées� à�Robbers� Cave� (Oklahoma)� dans� les� années� 1950.� Sherif� a� organisé� des� camps� de�vacances�à�destination�de�garçons�d’une�douzaine�d’années.�Il�a�arbitrairement�réparti,�en�deux�groupes�distincts,�une�vingtaine�d’enfants�provenant�tous�d’un�même�milieu�socio-�économique,�les�«�Crotales�»�et�les�«�Aigles�».�Il�a�ensuite�constaté�que,�très�rapi-dement,� les� enfants� développaient� une� «�culture� de� groupe�»� et� de� symboles� spéci-fiques� (comme� un� écusson).� Il� a� également� induit� une� compétition� entre� les� deux�groupes�à�travers,�notamment,�l’organisation�de�matches�de�base-�ball.� Cette� manipulation� a� eu� pour� effet� d’accroître� l’inimitié�entre�les�deux�groupes,�qui�se�sont�comportés�de�façon�particuliè-rement�hostile�l’un�envers�l’autre,�par�exemple�en�organisant�des�«�raids�»�sur�les�cabanes�de�leurs�rivaux.�Dans�un�second�temps,�Sherif� a� essayé� de� remettre� les� groupes� en� présence,� afin� de�mettre�à�l’épreuve�la�théorie�du�contact�(Allport,�1954),�souvent�populaire,� selon� laquelle,� au� contact� de� membres� d’un� autre�groupe,� les�préjugés�s’estompent� (voir�plus�bas).�Cette� interven-tion�n’a� toutefois�eu�aucun�effet  :� l’hostilité�persistait.� Il�a�alors�incité�les�deux�groupes�à�contribuer�à�la�réalisation�d’un�objectif�commun,� pour� lequel� la� coopération� des� deux� groupes� était�nécessaire.� Ils� devaient,� par� exemple,� pousser� un� camion� en�panne�ou�récolter�de�l’eau�pour�le�camp.�Suite�à�cette�manipula-tion,�il�a�constaté�que,�cette�fois,�les�enfants�développaient�à�nou-veau�des�attitudes�et�comportements�positifs�vis-�à-�vis�de�l’autre�groupe.

Ainsi,�les�comportements�discriminatoires�et�hostiles�vis-�à-�vis�de�l’exogroupe� seraient� un� effet� de� l’existence� d’objectifs� antago-nistes� concernant� l’accès� à� des� ressources� limitées.� Ces� com-portements� constitueraient� un� moyen� de� maximiser� l’accès� de�

Image du film Marga, jeune femme juive aidée par des paysans allemands pendant la Seconde Guerre mondiale.

Muzafer Sherif (1906‑1988) a contribué à l’étude des relations intergroupes à travers son expérience à Robbers Cave, qui illustre la dynamique des conflits d’intérêts.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 323 19/09/2013 15:39:11

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination324

l’endogroupe�à�ces�ressources.�Cette�interprétation,�articulée�dans� la�Théorie des Conflits réels (Sherif,�1966),�met� l’accent�sur� l’idée� que� la� source� de� la� discrimination� se� situe� dans�l’existence� d’une� compétition,� ou� interdépendance négative,�entre�les�groupes.�Dans�cette�perspective,�en�développant�des�stéréotypes�et�des�attitudes�négatives�vis-�à-�vis�de�l’exogroupe,�on�renforcerait�la�solidarité�au�sein�de�son�propre�groupe�afin�de� faire� face� collectivement� à� l’exogroupe.� Parallèlement,� la�discrimination�permet�de�maximiser�les�ressources�dont�dis-pose�l’endogroupe�au�détriment�de�son�rival.�Dans�cet�esprit,�le�racisme�à�l’égard�des�immigrés�nord-�africains�pourrait�par-tiellement� s’expliquer� par� la� pénurie� d’emplois� et� d’argent�public  :� «�ils  nous� prennent� nos� jobs�»�;� «�ils� profitent� des�deniers�publics�».�C’est�effectivement�un�argument�sur�lequel�se�fonde�souvent�la�propagande�d’extrême�droite.

De�façon�plus�fondamentale,�la�recherche�de�Sherif�montre�que�le�préjugé�et�la�discrimination�tels�qu’ils�s’actualisent�à�Robbers Cave�ne�peuvent�pas�s’expliquer�par�les�traits�individuels�des�enfants�des�deux�groupes  :�ces� jeunes�sont�relativement�simi-laires,�ont�été�répartis�aléatoirement�au�sein�des�groupes�et�ont,�a priori,� tout� pour� s’entendre.� Ce� sont� les� relations� entre� les�groupes,�et�plus�particulièrement�la�présence�d’objectifs�antago-nistes,�qui�déterminent�l’hostilité�entre�ceux-�ci.

Hostilité� intergroupe  :� après� les� attentats� du� 11  septembre� 2001,� les� incidents� anti-�arabes�recensés�en�Californie�ont�été�très�nombreux�dans�les�jours�qui�ont�suivi.�Ils�se�sont� également� fortement� développés� dans� le� monde� entier  :� 23  mosquées� ont� été�détruites�en�Amérique�du�Nord,�Grande-�Bretagne,�Australie�et�aux�Pays-�Bas.

Figure 12.3Nombre d’incidents anti‑ arabes dans les 90 jours consécutifs

au 11 septembre 2001 en Californie (Roehner, 2004)

Figure 12.2« Réveille‑ toi, lucanien ! ». Affiche de la ligue du Nord (parti d’extrême droite italien) de la région du Basilicate (ou Lucanie) présentant la région comme une « poule aux œufs d’or » pour les « Voleurs Roms » (Roma Ladrona) profitant des derniers publics.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 324 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

La discrimination et le biais intergroupe 325

Toutefois,�une�énigme�subsiste :�lorsqu’on�relit,�par�exemple,�le�compte-�rendu�des�expé-riences�de�Sherif,� il�apparaît�qu’à� la�fin�de� la�première�phase�de�celles-�ci,� lorsque� les�enfants�ont,�pour�la�première�fois,�pris�conscience�de�la�présence�d’un�autre�groupe,�des�attitudes�hostiles�à� leur�égard�sont�apparues.�Or� il�n’y�avait�guère�de�compétition�à�cette�étape.�Est-�il�possible�dès�lors�que�le�simple�fait�de�s’identifier�à�un�groupe�distinct�d’un�autre�soit�en�mesure�de�produire�de�l’hostilité�et�de�la�discrimination�?

Pour�répondre�à�cette�question,�Tajfel� et� ses�collaborateurs� (Tajfel,�Billig,�Bundy,�&�Flament,�1971)�ont�constitué�des�groupes�d’adolescents�sur�base�d’un�critère�totale-ment�arbitraire.�Dans�une�première�phase,�les�sujets�observaient�une�série�de�tableaux�abstraits�et�étaient�prétendument�catégorisés�en�deux�groupes�selon�leurs�préférences�pour�un�peintre,�en�l’occurrence :�Klee�ou�Kandinsky.�En�fait,�ils�étaient�répartis�aléa-toirement�entre�ces�groupes.�On�leur�demandait�à�ce�moment�de�distribuer�des�points�(correspondant� à� de� l’argent)� entre� les� membres� de� leur� groupe� et� ceux� de� l’autre�groupe,�et�ce�sur�base�d’une�«�matrice�»�comprenant�différentes�répartitions�de�points�possibles�entre�les�groupes.�Contrairement�aux�expériences�de�Sherif,�les�membres�de�chaque�groupe�n’interagissaient� jamais�entre�eux�et� ignoraient�qui�était�membre�de�leur�groupe�ou�de�l’autre.�Ils�tendaient�pourtant�à�favoriser�leur�groupe�en�distribuant�davantage�de�points�aux�membres�de�celui-�ci.�Ils�se�basaient�avant�tout�sur�une�com-paraison�intergroupe :�il�était�plus�important�que�l’exogroupe�ait�moins�de�points�que�l’endogroupe�que�de�maximiser�le�nombre�de�points�absolus�gagnés�par�l’endogroupe.�Par�exemple,�il�était�préférable�d’attribuer�11 points�à�l’endogroupe�et�9�à�l’exogroupe�que�d’attribuer�respectivement�23�et�29�points.�Ces�expériences,�fondées�sur�ce�para-digme des groupes minimaux (Tajfel�et al.,�1971),�montrent�que�la�simple�catégorisation�suffit�à�ce�que�des�individus�se�définissent�comme�membres�du�groupe�ainsi�constitué,�et�favorisent�celui-�ci�par�rapport�à�l’autre.�Par�l’entremise�de�cette�catégorisation,�le�comportement�interpersonnel�deviendrait�un�comportement�intergroupe.

Ceci�s’expliquerait,�selon�Tajfel�et�Turner�(1986),�par�une�volonté�de�disposer�d’une�«�identité� sociale�positive�»  :�une� fois�catégorisés,� les� individus�compareraient� leur�groupe�à�l’exogroupe�et�chercheraient�des�comparaisons�à�leur�avantage.�Lorsqu’au-cune�autre�dimension�que�la�distribution�de�points�n’est�disponible,�comme�dans�ce�paradigme,�ils�utiliseraient�celle-�ci�pour�ce�faire.�Cette�différenciation�à�leur�avantage�rejaillirait� également� sur� leur� estime� d’eux-�mêmes.� Dans� cette� perspective,� l’exis-tence�d’une�compétition�objective�n’est�pas�une�condition�nécessaire�à� l’émergence�d’une�discrimination :�la�catégorisation�suffit.

Cependant,� dans� certains� cas,� la� différenciation� n’est� pas� l’expression� de� la�recherche� d’une� identité� sociale� positive.� Par� exemple,� le� colon� européen� qui� ne�laissait� pas� entrer� un� autochtone� dans� un� restaurant� réservé� aux� «�Blancs�»� ne�cherchait�sans�doute�pas�à�rétablir�une�identité�sociale�qu’il�percevait�comme�néga-tive� jusque-�là.� Lorsqu’elle� est� l’œuvre� de� groupe� de� haut� statut� dans� une� société�dont�l’organisation�est�relativement�stable,�la�discrimination�peut�simplement�être�perçue� comme� le� reflet� de� la� structuration� sociale� (Jetten,� Spears,� &� Postmes,�2004�;�Sachdev�&�Bourhis,�1987) :�en�discriminant,�l’individu�ne�ferait�que�repro-duire�les�relations�entre�les�groupes�existants�dans�la�société,�et�ce�souvent�à�l’aide�d’idéologies�justificatrices�(cf.�supra),�par�exemple�«�les�noirs�ne�savent�pas�se�tenir�dans�un�restaurant�».�Dans�ce�type�de�situation,�la��discrimination�reflète�peut-�être�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 325 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination326

davantage� une� forme� de� rationalisation� de� l’ordre� social� existant,� qui� s’appuiera�souvent�sur�des�stéréotypes.

Les�travaux�de�Sherif�et�de�Tajfel�soulignent� la�distinction�fon-damentale�entre� le�comportement interpersonnel� et� le�com-portement intergroupe.� Le� premier� est� guidé� par� l’identité�personnelle� de� chaque� individu  :� l’autre� est� perçu� comme� un�individu� différent� du� soi.� En� revanche,� dans� le� comportement�intergroupe,�chacun�se�définit�avant�tout�comme�un�membre�de�sa� catégorie� sociale� et� perçoit� l’autre� comme� un� membre� inter-changeable� de� son� propre� groupe.� Cette� transition� est� illustrée�dans� le� film�«�Joyeux�Noël�»� relatant� la� façon�dont�des� soldats�français� et� allemands� ont� décidé� de� fêté� Noël� 1914� ensemble�après� avoir� lutté� depuis� plusieurs� mois� dans� deux� tranchées�opposées� (et�avant�de�reprendre� les�hostilités)�– ce�qui�corres-pond� au� passage� du� comportement� intergroupe� au� comporte-ment�interpersonnel.

Poursuivant�cette� intuition,� la� théorie�de� l’auto-�catégorisation� (Tur-ner�et al.,�2007)�postule�que�la�catégorisation�d’autrui�s’accompagne,�fût-�ce�implicite-ment,�d’une�catégorisation�du�soi :�lorsque�Pierre�Dupont�catégorise�un�Thaïlandais�en�fonction�de�sa�nationalité,�il�se�définit�implicitement�comme�français�(et�inversement).�Son�comportement�est,�dans�ces�conditions,�plus�susceptible�d’être� influencé�par� les�normes� sociales� associées� à� ce� groupe� d’appartenance.� En� se� catégorisant� comme�membre�du�groupe,�on�ne�se�définirait�plus�selon�les�caractéristiques�qui�nous�différen-cient�des�membres�de�notre�groupe�(ce�que�communément�on�appelle�notre�«�person-nalité�»)�mais�bien�selon�celles�qui�nous�distinguent�de�l’exogroupe,�un�processus�que�Turner� qualifie� de� «�dépersonnalisation�»� et� qui� donne� lieu� au� comportement� inter-groupe.�Parmi�ces�normes,�il�faut�inclure�les�représentations�et�les�émotions�partagées�au�sein�du�groupe,�donc�les�stéréotypes�et�les�préjugés.�La�dépersonnalisation�explique-rait�pourquoi�nous�pouvons�être�guidés�par�des�normes�et�des�valeurs�bien�différentes�d’un�contexte�social�à�un�autre,�comme�dans�l’exemple�des�voisins�rwandais�cité�pré-cédemment.�La� flexibilité�de� la� catégorisation� s’accompagne�donc�d’une�volatilité�du�soi.�«�Je�»�est�un�autre�selon�la�façon�dont�je�suis�amené�à�découper�mon�environne-ment�social.

6. Favoritisme pro‑ endogroupe et dévalorisation de l’exogroupe

Imaginons�la�situation�suivante�(fictive) :�les�citoyens�d’une�commune�rurale,�représentés�par�leur�maire,�refusent�d’allouer�un�terrain�à�un�centre�d’accueil�pour�demandeurs� d’asile� comme� le� demande� le� gouvernement.� Ils� exigent,� en� revanche,�que�ce� terrain� soit�dédié�à� la� construction�de�nouveaux�commerces�pour� les�habi-tants�de�la�commune.�Ce�comportement�discriminatoire�peut�répondre�à�deux�moti-vations�différentes  :�d’une�part,�la�volonté�de�favoriser�son�propre�groupe�;�d’autre�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 326 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Favoritisme pro‑ endogroupe et dévalorisation de l’exogroupe 327

part�le�désir�d’en�exclure�un�autre.�Il�semble�que,�si�les�membres�d’un�groupe�déve-loppent�une�identification�forte�à�celui-�ci,�ils�ont�tendance�à�se�privilégier�mutuelle-ment� sans� nécessairement� vouloir� agresser� ou� défavoriser� l’exogroupe.� Toutefois,�celui-�ci� peut� souffrir� de� cette� forme� de� favoritisme� dont� témoigne� l’endogroupe.� Il�importe�donc�de�distinguer�deux�formes�de�«�biais�intergroupes�» :�le�fait�de�privilé-gier� l’endogroupe�et� le� fait�de� traiter�négativement� l’exogroupe� (Brewer,�1999).�Le�premier,�plus�acceptable�socialement,�serait�plus�fréquent�que�le�second.�Remarquons�que,� du� point� de� vue� du� groupe� stigmatisé,� ces� deux� comportements� aboutissent�souvent�à�des�résultats�identiques.

Comment�passe-�t-on�du�favoritisme�«�pro-�endogroupe�»�à� la�volonté�de�traiter� l’exo-groupe�négativement�?�Des�travaux�récents�(Hewstone,�Rubin,�&�Willis,�2002�;�Mac-kie,� Devos,� &� Smith,� 2000)� soulignent� le� rôle� des� émotions ressenties� à� l’égard� de�l’exogroupe.� Lorsqu’elles� sont� intenses,� en� raison� notamment� d’un� sentiment� de�menace,� l’amour�pour�l’endogroupe�pourrait�s’accompagner�de�comportements�néga-tifs�à�l’encontre�de�l’exogroupe.

Focus

Moins humains que les autres : Infra‑ humanisation, déshumanisation, et autodéshumanisation9

Bien que les catégories sociales soient des artefacts, c’est- à- dire des créations humaines au même titre que d’autres catégories d’objets telles que les tables ou les chaises, les individus tendent à leur attribuer une essence, une nature sous- jacente qui fait d’elles ce qu’elles sont (Rothbart & Taylor, 1992). Ce mécanisme d’essentialisation des catégories sociales touche tous les types de catégories ; aussi bien les groupes dont l’appartenance est déter-minée par un critère externe (exemple : la race ou le genre) que les groupes dans lesquels les individus entrent par choix (exemple : un club de sport ou une affiliation politique ; Demoulin, Leyens, & Yzerbyt, 2006). Début des années 2000, une équipe de chercheurs, sous la direction du Professeur Jacques- Philippe Leyens, ont tenté de comprendre quelle pouvait être la nature de cette essence que les gens attribuent aux groupes.

Jacques Philippe Leyens, professeur à l’Université catholique de Bruxelles et ancien président de l’Association européenne de psychologie sociale expérimentale.

9.� Stéphanie�Demoulin,�Université�catholique�de�Louvain.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 327 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination328

Ils formulèrent alors l’hypothèse que, dans l’optique d’assurer une essence positive pour les groupes d’ap-partenance (endogroupes) relativement parlant aux groupes auxquels ils n’appartiennent pas (exogroupes), les gens considéreraient les endogroupes comme possédant l’essence humaine et infra- humaniseraient les exogroupes (Leyens, Paladino, Rodriguez, Vaes, Demoulin, Rodriguez, & Gaunt, 2000). Ces auteurs ont centré leur attention sur l’attribution des caractéristiques uniquement humaines, c’est- à- dire les traits qui, selon les gens, permettent de distinguer les êtres humains d’autres espèces animales. Parmi ces traits, nous retrouvons l’intelligence, le langage et la capacité à ressentir des sentiments. Les sentiments, aussi appelés émotions secondaires, sont contrastés aux émotions primaires, émotions communément associées à toutes les espèces (Demoulin, Leyens, Paladino, Rodriguez, Rodriguez, & Dovidio, 2004).

Dès les premières recherches, l’hypothèse d’infra- humanisation des exogroupes fut largement corroborée par les résultats empiriques. Alors que les gens attribuent indifféremment les émotions primaires à tous les groupes, ils réservent les émotions secondaires aux seuls membres de l’endogroupe, et ce tant sur des mesures explicites (Leyens, Rodriguez, Rodriguez, Gaunt, Paladino, Vaes, & Demoulin, 2001) qu’implicites (Boccato, Cortes, Demoulin, & Leyens, 2007). De plus, si l’expression d’émotions secondaires plutôt que primaires augmente la propension des gens à venir en aide et à se conformer à des individus endogroupes, on observe le pattern de résultats inverse lorsque c’est un membre exogroupe qui « ose » utiliser les senti-ments réservés à l’endogroupe (Vaes, Paladino, & Leyens, 2002 ; Vaes, Paladino, Castelli, Leyens, & Giova-nazzi, 2003). L’infra- humanisation diffère du simple biais endogroupe car elle ne s’applique pas, par exemple, dans les situations de groupe minimales. Pour qu’infra- humanisation il y ait, il faut que les catégo-ries sociales aient un certain sens aux yeux des individus et plus l’identification de la personne à son groupe est importante, plus cette personne sera encline à infra- humaniser les exogroupes (Demoulin, Cortes, Viki, Rodriguez, Rodriguez, Paladino, & Leyens, 2009 ; Paladino, Vaes, Castano, Demoulin, & Leyens, 2004). Si l’infra- humanisation est un phénomène qui touche potentiellement tous les exogroupes, des données neurologiques, collectées par Lasana Harris et Susan Fiske (2006), suggèrent que les groupes les plus stig-matisés dans nos sociétés, tels que les sans- abri et les toxicomanes, en soient particulièrement la cible.

Dans les années qui ont suivi l’introduction du concept, les recherches sur l’infra- humanisation n’ont cessé de croître de par le monde occidental et, en 2005, Nick Haslam et ses collègues (Haslam, Bain, Douge, Lee, & Bastian, 2005) ont proposé qu’il existerait deux façons distinctes de considérer les autres comme moins humains que soi- même. D’une part, la déshumanisation animale s’opère sur une base comparative où les caractéristiques uniquement humaines se définissent par contraste au règne animal. D’autre part, la déshu-manisation mécaniste découle, elle, du déni des caractéristiques associées à la nature humaine. La nature humaine est définie en fonction des caractéristiques que les gens considèrent être typiques de l’être humain, indépendamment du fait que celles- ci soient ou non observables chez d’autres espèces animales (Haslam, 2006). Parmi ces éléments typiques de la nature humaine, nous retrouvons la curiosité, la réactivité émotionnelle, le comportement agentique et la chaleur interpersonnelle. En un sens, si la déshumanisation animale associe l’autre à un être primitif, instinctif et animal, la déshumanisation mécaniste, elle, réduit sa victime à une sorte d’objet, un robot, un être froid, vide et superficiel.

Infra- humanisation et déshumanisation ne sont pas sans conséquences pour les personnes qui en sont la cible. Par exemple, une étude de Cuddy, Rock, et Norton (2007), qui fut conduite dans les jours qui ont suivi le passage de l’ouragan Katrina aux États- Unis, montre que la volonté de venir en aide aux victimes du désastre dépendait de la capacité des gens à inférer le ressenti d’émotions secondaires à ces victimes. Autres exemples, Tendayi Viki et ses collègues ont mis en évidence que la déshumanisation des exogroupes corrélait positivement avec le soutien à la torture des prisonniers de guerre (Viki, Osgood, & Phillips, 2013) et que la déshumanisation des agresseurs sexuels augmentait la volonté d’exclusion et diminuait le soutien aux politiques de réinsertion de ceux- ci (Viki, Fullerton, Raggett, Tait, & Wiltshire, 2012).

D’un autre côté, l’infra- humanisation des autres joue aussi un rôle protecteur pour les auteurs de cette forme de discrimination. Emmanuele Castano et Roger Giner- Sorolla (2006) ont ainsi montré que, face au

205868WME_BEGUE_Livre.indb 328 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Favoritisme pro‑ endogroupe et dévalorisation de l’exogroupe 329

rappel des atrocités anciennes commises par l’endogroupe à l’égard d’un exogroupe, les gens accroissaient plus encore leur propension à infra- humaniser l’exogroupe. Pour ces auteurs, l’infra- humanisation de l’exo-groupe sert à réduire le malaise ressenti suite au rappel de ces épisodes menaçant la positivité de l’endo-groupe. Dans un autre contexte, Jeroen Vaes et Martina Muratore (2013) ont également montré que la non- prise en compte des émotions humaines ressenties par des patients en phase terminale par le person-nel hospitalier permettait de réduire le risque de burn- out chez les producteurs de soin.

À ce jour, les études sur l’infra- humanisation et la déshumanisation se sont surtout intéressées aux auteurs du phénomène et les scientifiques n’ont dévoué encore que peu d’attention aux victimes. Comment les victimes réagissent- elles face à la déshumanisation ? Certaines personnes ou certains groupes de per-sonnes s’autodéshumanisent- ils ? Dans une première recherche sur le sujet, Brock Bastian et Nick Haslam (2010) ont montré que l’exclusion sociale était un facteur favorisant l’autodéshumanisation des personnes. Par la suite, les mêmes auteurs (2011) ont tenté d’évaluer les conséquences cognitives et émotionnelles du vécu d’un épisode de déshumanisation animal ou mécaniste chez les victimes. La déshumanisation animale produit chez la cible une dévalorisation dans la perception du soi au niveau cognitif et des réactions émo-tionnelles de type honte ou culpabilité. En revanche, l’expérience d’une déshumanisation mécaniste induit un phénomène de déconstruction cognitive (inflexibilité, réduction d’empathie, absence de pensées) et promeut des émotions de colère et de tristesse.

Dernièrement, Demoulin et Leyens (en révision) ont tenté d’évaluer l’autodéshumanisation du soi chez les sans- abri. Pour rappel, cette population est fortement stigmatisée dans les sociétés occidentales et subit, plus que d’autres groupes, le regard déshumanisant de ses contemporains. Les résultats de l’étude suggè-rent que le type d’identification que la personne établit entre elle- même et la catégorie des sans- abri joue un rôle sur sa propension à s’autodéshumaniser. Plus les personnes perçoivent la catégorie « sans- abri » comme un élément central de définition de leur concept de soi, plus elles tendent à associer implicitement leur soi au concept « animal ». Par contre, l’identification affective au groupe, c’est- à- dire la prise en compte du lien émotionnel tissé entre soi et les autres membres du groupe, permet de préserver la per-sonne  : au plus l’identification affective est grande, au moins les sans- abri d’auto déshumanisent. En termes de conséquences, l’auto- déshumanisation du soi par les sans- abri diminue la mise en place de stratégies de gestion visant la réinsertion active de la personne dans la société et augmente sa tendance au déni et à l’évitement du problème.

L’un des corollaires de l’idéalisation de l’endogroupe est la diabolisation de l’exogroupe.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 329 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination330

7. Le point de vue des groupes ayant une identité sociale négative

Les�préjugés,�les�stéréotypes�et�la�discrimination�ne�doivent�pas�uniquement�s’envisager�du�point�de�vue�du�groupe�discriminant�mais�également�du�groupe�dis-criminé  :� outre� la� discrimination� proprement� dite,� la� stigmatisation� exerce� diffé-rentes� influences� psychologiques� sur� ses� victimes.� Nous� allons� en� examiner�quelques-�unes.

7.1 L’ambiguïté attributiveLa�stigmatisation�induit�une�méfiance�permanente,�une�inquiétude�d’être�perçu�

comme� un� représentant� typique� de� son� groupe.� Ceci� peut� amener� les� membres� de�groupes�stigmatisés�à�éprouver�des�difficultés�à�identifier�la�source�des�réactions�des�autres� à� leur� égard,� surtout� lorsqu’elles� sont� négatives.� Le� phénomène� est� qualifié�d’«�ambiguïté�attributive�».�Par�exemple,�lors�d’une�épreuve�orale,�un�professeur�mar-quant�son�impatience�vis-�à-�vis�d’un�étudiant�qui�fournit�plusieurs�réponses�inexactes,�pourra�être�perçu�comme�manquant�de�politesse�ou�comme�réagissant�légitimement�au�manque�de�travail�de�l’étudiant.�Mais pour�un�membre�d’un�groupe�susceptible�d’être�stigmatisé,�une�autre�interprétation�est�envisageable.�Par�exemple,�ce�dernier�pourrait�supputer�que�l’enseignante�n’apprécie�pas�les�membres�de�son�groupe�et�pose�délibéré-ment�des�questions�particulièrement�difficiles.

Qu’elle�soit� fondée�ou�non,� l’interprétation�attribuant� la�réaction�négative�d’autrui�à�l’appartenance�de� l’individu�à�un�groupe�aurait� l’avantage�de�protéger� son� image�de�lui-�même�et�donc�l’estime�de�soi�(Crocker,�Voelkl,�Testa,�&�Major,�1991).�De�ce�point�de�vue,� ces� stratégies� s’avéreraient� payantes� comme� le� montrent,� Twenge� et� Crocker�(2002)�à�travers�une�méta-�analyse :�ainsi,�aux�États-�Unis,�les�Afro-�Américains�ont�une�estime�de�soi�plus�élevée�que�les�Blancs.�Cependant,�elle�peut�exercer�des�effets�per-vers  :� les�évaluations�négatives�que�l’on�reçoit�d’autrui�nous�permettent�en�partie�de�nous�situer�sur�des�dimensions�pertinentes.�Si�on�attribue�systématiquement�celles-�ci�à�des�préjugés�ou�du�racisme,�il�devient�difficile�d’estimer�efficacement�sa�valeur�sur�ces�dimensions�(Aronson�&�Inzlicht,�2004).

7.2 La menace du stéréotypeL’inquiétude� par� rapport� au� risque� d’être� «�stéréotypé�»� par� autrui� peut,�

toutefois,�exercer�des�conséquences�plus�directes�sur�les�performances�cognitives.�Ainsi,� les� membres� de� groupes� stigmatisés� peuvent� obtenir� des� performances�inférieures� dans� des� épreuves� mesurant� des� compétences� dans� lesquelles� leur�groupe�est�perçu�négativement.�Croizet�et�Claire�(1998)�illustrent�ce�phénomène�en�montrant�que�des�étudiants�provenant�de�milieux�défavorisés�réalisaient�moins�bien�un�test�lorsqu’il�était�présenté�comme�mesurant�les�capacités�intellectuelles�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 330 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Le point de vue des groupes ayant une identité sociale négative 331

que� lorsqu’il�était�présenté�comme�n’évaluant�pas�ces�capacités.�Ceci�s’explique-rait�par�la�«�menace�»�que�représente�le�stéréotype�décrivant�les�personnes�pro-venant�de�milieux�défavorisés�comme�moins�intelligentes�que�les�plus�privilégiés :�ce�sentiment�de�menace�n’est�pas�présent�lorsque�le�test�n’évalue�pas�la�dimension�qui� fait� l’objet� du� stéréotype.� De� plus,� ce� phénomène� ne� se� produit� que� lorsque�l’appartenance� groupale� pertinente� est� exacerbée� (Steele� &� Aronson,� 1995).�Conformément�à�cette�conclusion,�Huguet�et�Régner� (2007)�ont�constaté�que� les�performances� de� collégiennes� dans� des� tâches� de� géométrie� étaient� plus� faibles�lorsqu’elles� étaient� dans� un� environnement� mixte,� et� que� leur� genre� était� donc�saillant,�que�si�elles�étaient�entourées�d’autres�jeunes�filles�uniquement.�Cet�effet�ne�se�produisait�pas� lorsque� la�même�tâche�était�présentée�comme�une� tâche�de�mémoire.�C’est�donc�bien�l’image�négative�des�filles�dans�le�domaine�des�mathéma-tiques�qui�explique�ces�résultats�(pour�une�application�aux�personnes�âgées,�voir�Desrichard�&�Kopetz,�2005).

Des�travaux�récents�(Schmader�&�Johns,�2003)�proposent�une�explication�des�méca-nismes�d’influence�du�stéréotype�sur�les�performances�cognitives.�Ils�suggèrent�que�les� ressources� cognitives,� en� particulier� la� «�mémoire� de� travail�»� des� sujets� effec-tuant�une�tâche�liée�dans�leur�groupe�à�un�stéréotype�négatif,�sont�en�partie�accapa-rées�par�des�pensées�«�parasites�»�liées�à�ce�stéréotype�(Cadinu,�Maass,�Rosabianca,�&�Kiesner,�2005).�Ils�n’arrivent�dès�lors�pas�à�se�concentrer�de�façon�optimale�sur�la�tâche�et�leur�performance�s’en�ressent.

Géométrie Mixte

20Perf

orm

ance

de

rapp

el (m

ax=4

4 po

ints

)

21

22

23

24

25

26

27

28

Dessin Mixte Géométrie Unisex

Garçon

Dessin Unisex

Fille

Figure 12.3Moyennes des performances de rappel en fonction du genre des sujets, de la caractérisation de la tâche et de la répartition du genre (groupes mixtes ou groupes unisexués)

205868WME_BEGUE_Livre.indb 331 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination332

Focus

Un effet d’amorçage de stéréotypes sur les performances cognitives : l’effet « blonde »10

Selon le contexte, certaines représentations mentales seraient plus ou moins facilement récupérables en mémoire (accessibilité). Ainsi, nos idées sur le monde financier ou le monde éducatif sont plus ou moins présentes à l’esprit selon que nous passons devant une banque ou une école. Dans quelle mesure cette accessibilité a- t-elle des conséquences sur nos comportements ? Cette question est documentée depuis une trentaine d’années (pour des revues de littérature, voir Wheeler & Petty, 2001 ; Wheeler & DeMarree, 2009). Par exemple, réaliser une même tâche de répartition de ressources en utilisant des objets liés à la finance tels qu’un attaché- case, un porte- document en cuir et un stylo de luxe nous amènerait à adopter des stratégies plus compétitives qu’en utilisant des objets liés à l’école comme un sac à dos, une pochette carton et un crayon de papier (Kay, Wheeler, Bargh, & Ross, 2004, étude 4). Les techniques d’activation des représentations mentales, dites d’amorçage [anglais : priming], sont variées (e.g., lister des attributs, regar-der des photos, remettre des phrases dans l’ordre). L’influence des amorces se ferait largement en dehors de la conscience, a fortiori quand l’exposition aux amorces se réalise en deçà du seuil de conscience (par exemple exposition subliminale à des mots). Il s’ensuit que les individus ne seraient pas clairvoyants quant à l’effet de l’amorce sur le comportement (Bargh, 1992). Ces effets d’amorçage ont été mis en évidence sur des comportements variés, comme par exemple les performances sportives (Follenfant, Légal, Dit Dinard, & Meyer, 2005), la pro- socialité (Macrae & Johnston, 1998), la compétition (Kay, et al., 2004), la créativité (Förster, Friedman, Butterbach, & Sassenberg, 2005), ou encore les performances intellectuelles (Dijkste-rhuis & van Knippenberg, 1998).

Les effets d’amorçage sur le comportement peuvent aller dans deux sens : l’assimilation, dans le sens du contenu de l’amorce, comme quand nous sommes plus compétitifs avec des objets qui sont reliés à l’univers de la compétition économique. Ou encore le contraste, quand le comporte-ment va dans le sens inverse au contenu de l’amorce. Par exemple, Schubert et Häfner (2003) ont activé le stéréotype des professeurs (associé à l’intelligence) ou des filles de joie (associé à la stupidité) tout en exposant de façon sublimi-nale les participants à des mots liés au Soi ou des mots liés à Autrui. Les participants répondaient ensuite à un test de culture générale. Ceux dont le Soi n’est pas rendu saillant ont présenté des effets d’assimilation : les participants de la condition « professeurs » ont eu de meilleurs résultats que

ceux de la condition « filles de joie », conformément au contenu des stéréotypes respectifs. Ceux dont le Soi est rendu saillant ont présenté des effets de contraste : les participants de la condition « professeurs » ont obtenu de moins bons résultats au test de culture générale que ceux de la condition « filles de joie », à l’in-verse du contenu des stéréotypes.

10.� Clémentine�Bry,�Université�de�Savoie,�Alice�Follenfant,�Université�de�Poitiers,�et�Thierry�Meyer,�Université�de�Paris�Ouest.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 332 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Le point de vue des groupes ayant une identité sociale négative 333

Plusieurs modèles ont été proposés pour rendre compte des effets d’amorçage sur le comportement. L’idée d’un lien direct entre perception et action a d’abord été envisagée (James, 1890 ; Prinz, 1990 ; Bargh, Chen, & Burrows, 1996 ; Dijksterhuis & van Knippenberg, 1998). D’autres modèles proposent des relations plus complexes entre amorces et comportement impliquant la motivation et les fonctions servies par les effets d’amorçage (Cesario, Plaks, & Higgins, 2006 ; Jonas & Sassenberg, 2006, Loersch & Payne, 2011, Wheeler & DeMarree, 2009).

Un exemple de ces modèles est celui du soi actif de Wheeler, DeMarree et Petty (2007). Ce modèle propose que les effets d’amorçage dépendent des informations accessibles dans le concept de Soi, lequel serait modifié par l’amorçage, et guiderait le comportement. La modification du concept de Soi pourrait résulter d’une activation biaisée des attributs présents dans le Soi, ou bien d’une inclusion/exclusion des attributs de l’amorce dans le Soi. Selon le sens de modification du concept de Soi, on assisterait à de l’assimilation ou du contraste.

Nous avons testé ces hypothèses dans deux études (Bry, Follenfant, & Meyer, 2008). Pour cela, nous nous sommes appuyés sur des résultats obtenus dans le domaine de la comparaison sociale. Les informations fournies par autrui servent de base à l’auto- évaluation, dans le sens du contraste ou de l’assimilation comme pour le comportement, notamment en fonction des conceptions du Soi (self- construals, Markus & Kitayama, 1991). Une conception indépendante du Soi amène l’individu à se considérer comme unique, distinct et autonome, et favorise donc la différentiation et le contraste vis- à- vis d’autrui. Une conception interdépendante amène l’individu à se considérer comme faisant partie d’un tout, comme connecté et similaire à autrui et favorise donc l’intégration d’autrui dans le Soi et l’assimilation (Kühnen & Hannover, 2000 ; Gardner, Gabriel, & Hochschild, 2002 ; Hannover, Pöhlmann, & Springer, 2005).

Nous avons appliqué ces idées dans le cadre de l’amorçage de stéréotypes sur les performances cognitives. Nous avons convoqué le stéréotype de la stupidité des jeunes femmes « blondes » largement partagé et dif-fusé sur le mode de l’humour sexiste. Nous avons d’abord manipulé les conceptions du Soi au travers d’une échelle supposée concerner la personnalité (Chaiken & Baldwin, 1981) : les items orientaient les réponses des participants, pour qu’à l’issue du questionnaire la conception de Soi accessible soit indépendante ou interdé-pendante. Dans la condition « blondes », les participants étaient ensuite exposés à 30 photographies de visages, tirées au hasard parmi un large ensemble, dont ils devaient déterminer la couleur de cheveux. Les 30 photos présentaient des visages de jolies femmes, dont 21 clairement blondes et 9 châtaines ou brunes. La condition contrôle diffère entre les 2 études. Dans la première étude, les photos étaient celles de 30 hommes d’attractivité moyenne, dont seulement 9 blonds. Dans la seconde étude, aucun amorçage n’était effectué pour le groupe contrôle. Puis les participants répondaient à 20  questions de culture générale, dont 5 pour chacun de 4 niveaux de difficulté (établis selon un pré- test), tirées au hasard parmi un ensemble de 100 ques-tions du Trivial Pursuit (1993). Le nombre de bonnes réponses aux questions de difficulté modérée est la mesure dépendante (car ces questions ne sont ni trop faciles ni trop difficiles). Dans les deux études, l’interac-tion conception du soi et amorçage est significative et le patron des résultats est conforme à nos hypothèses. L’effet d’assimilation était significatif dans les deux études dans la condition d’interdépendance : les partici-pants amorcés avec le stéréotype des blondes répondaient significativement moins bien que ceux de la condi-tion contrôle. L’effet de contraste était significatif dans la deuxième étude seulement  : dans la condition d’indépendance, les participants amorcés avec le stéréotype des blondes répondent mieux que ceux de la condition contrôle. Ces résultats ont été répliqués dans une étude analogue (Bry, Gabarrot, & Toma, 2011).

Les effets d’amorçage sont largement documentés et ont été répliqués à de nombreuses reprises. Pour autant, la question de la robustesse des effets d’amorçage fait l’objet de discussions. Un article récent rap-porte neuf échecs de réplication d’études antérieures, et met en cause la fiabilité des effets d’amorçage et particulièrement ceux sur les performances intellectuelles (Shanks et al., 2013, voir également le commentaire- réponse de Dijksterhuis suite à l’article). Cet échec de réplication vient s’ajouter à un autre article indiquant que les effets classiques d’amorçage du stéréotype des personnes âgées sur la vitesse de

205868WME_BEGUE_Livre.indb 333 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination334

marche (Bargh, Chen, & Burrows, 1996) seraient le résultat d’un effet de l’expérimentateur plutôt qu’un effet d’amorçage (Doyen, Klein, Pichon, & Cleeremans, 2012). La non- réplication est un résultat à part entière, qui doit être pris en compte dans la construction du savoir scientifique, lequel est par nature cumulatif. Les effets d’amorçage ne sont peut- être pas si robustes qu’on le pensait et il y a très probablement des modé-rateurs importants qui ne sont pas encore clairement identifiés et qui permettraient de préciser les condi-tions écologiques qui conduisent, ou non, à un effet d’amorçage.

8. Identité sociale et stigmatisation

Nous�avons�vu�que�l’identité�sociale�dépendait�des�comparaisons�entre�groupes.�Pour�un�groupe�stigmatisé,�ces�dernières�sont�souvent�désavantageuses.�Les�membres�constatent�alors�que�leur�groupe�a�un�statut�moins�enviable�que�d’autres�et�dévelop-pent�une�identité�sociale�négative,�au�sens�de�Tajfel�et�Turner�(1979).�Ces�auteurs�ont�cherché�à�identifier�les�stratégies�adoptées,�en�réponse�à�ces�comparaisons,�pour�accé-der�à�une�identité�sociale�positive.�La�tactique�la�plus�évidente�est�la�mobilité�sociale�individuelle,�c’est-�à-�dire,�dans�ce�cas,�quitter�le�groupe�stigmatisé�vers�un�autre,�mieux�considéré.�Le�film�L’Italien�illustre�une�version�extrême�de�cette�stratégie�à�travers�le�personnage�d’un�immigré�algérien�qui�se�fait�passer�pour�un�italien.�Cependant,�cette�option�n’est�pas�toujours�praticable :�par�exemple,�changer�de�genre�ou�de�couleur�de�peau�est�difficilement�réalisable.�Une�autre�solution�consiste�à�s’engager�dans�une�stra-tégie�collective�visant�à�modifier�la�position�du�groupe�dans�son�ensemble.�Selon�Tajfel�et�Turner�(1979),�pour�adopter�ce�choix,�les�individus�doivent�percevoir�les�frontières�comme�infranchissables�entre�leur�groupe�et�l’exogroupe�plus�favorisé.�Cette�analyse�s’applique�par�exemple�très�bien�au�cas�du�mouvement�nationaliste�congolais�qui�s’est�opposé�au�pouvoir�colonial�belge�(Klein�&�Licata,�2003).�En�dépit�de�tous�leurs�efforts�pour�s’élever�socialement,�les�Congolais�les�plus�instruits�restaient�avant�tous�perçus�comme�des�«�noirs�»�par�les�colonisateurs�et�ne�parvenaient�pas�à�obtenir�des�postes�élevés� dans� l’administration.� L’échec� de� la� stratégie� de� mobilité� sociale� individuelle�serait� l’un� des� facteurs� qui� ont� conduit� les� futurs� dirigeants� congolais� à� mettre� en�œuvre�un�mouvement� indépendantiste�visant�à�renverser� le� rapport�de�domination�coloniale�(Willame,�1990).

Différentes�stratégies�collectives�sont�envisageables :�la�compétition�sociale,�la�créativité�sociale�et�la�comparaison�positive�sont�les�trois�que�nous�envisagerons�ici.�La�première�consiste�à�chercher�à�se�différencier�de�l’exogroupe�sur�les�dimensions�qui�l’avantagent�(par�exemple�en�essayant�de�transformer�les�statuts�respectifs�des�deux�groupes).�Toute-fois,�cette�stratégie�n’est�mise�en�œuvre�que�lorsque�les�différences�de�statuts�sont�per-çues� comme� illégitimes� et/ou� instables� (Bettencourt,� Dorr,� Charlton,� &� Hume,� 2001),�c’est-�à-�dire�lorsqu’on�perçoit�des�«�alternatives�cognitives�»�à�la�situation�présente.�Ainsi,�en�1989,�la�chute�du�Mur�de�Berlin�et�l’ouverture�de�l’Allemagne�de�l’Est�ont�révélé�aux�citoyens�d’autres�pays�d’Europe�de�l’Est�que�le�régime�communiste�n’était�pas�inébran-lable.�Ces�événements,�relatés�dans�les�médias�étrangers,�ont�facilité�la�mise�en�œuvre�de�mouvements�collectifs�qui�ont�abouti�à�l’effondrement�de�ces�régimes.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 334 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Comment lutter contre les stéréotypes et les préjugés ? 335

Lorsqu’il� est� difficile� ou� impossible� de� contester� le� statut� du� groupe� privilégié,� une�deuxième�stratégie,�la�«�créativité�sociale�»,�consiste�à�mettre�en�valeur�d’autres�dimen-sions� qui� avantagent� l’endogroupe.� Par� exemple,� un� groupe� défavorisé� économique-ment� pourra� souligner� sa� «�chaleur�»� ou� son� «�hospitalité�»� pour� se� distinguer� d’un�groupe� privilégié� (Yzerbyt,� Provost,� &� Corneille,� 2005).� Une� troisième� stratégie�consiste�à�se�comparer�à�des�groupes�plus�défavorisés.�Par�exemple,�l’immigré�prove-nant�d’un�pays�pauvre�pourra�revaloriser�son�identité�sociale�en�se�comparant�à�ses�compatriotes�restés�au�pays,�et�encore�plus�démunis,�ou�à�d’autres�groupes� issus�de�l’immigration�(Oldmeadow�&�Fiske,�2010).�Ceci�est�bien�illustré�dans�le�film�Les Invités de mon père (2010) dans� lequel� une� immigrée� moldave� exprime� son� soulagement� à�l’idée�qu’il�n’y�«�ait�pas�trop�d’Arabes�et�de�Noires�»�dans�l’école�que�fréquente�sa�fille.

Même� si� certains� stéréotypes� et� préjugés� peuvent� paraître� purement� fantaisistes� et�totalement� indépendants� du� comportement� des� membres� du� groupe� qu’ils� visent,�ceux-�ci�résultent�souvent�d’une�forme�de�collaboration entre�les�deux�groupes.�Ceci�est�particulièrement�évident�dans�le�cas�du�sexisme.�Plusieurs�auteurs�ont�montré�que�le�fait�d’être�attirant�physiquement�constitue�souvent�un�atout�plus� important�dans� le�succès�professionnel�des�femmes�que�dans�celui�des�hommes�(French,�2002�;�Rule�&�Ambady,� 2009).� De� même,� pour� une� femme,� le� fait� de� ne� pas� être� perçue� comme�«�sociable�»� (caractéristique� stéréotypiquement� féminine)� est� plus� dommageable� que�pour� un� homme,� surtout� lorsqu’elle� cherche� à� atteindre� des� postes� à� responsabilité�(Rudman�&�Glick,�1999).�En�l’occurrence,�le�stéréotype�n’est�pas�uniquement�de�nature�descriptive (les� femmes� sont� sociables)� mais� il� constitue� une� norme� injonctive� (les�femmes�se doivent d’être�sociables).�Ces�éléments�sont�de�nature�à�favoriser�un�confor-misme�au�stéréotype,�soit�une�préoccupation�accrue�pour�son�apparence�physique�et�une�attitude�chaleureuse�et�sociable.�Ces�comportements�risquent�d’être�perçus�à�tort�comme� reflétant� des� traits� de� personnalité� spécifiques� à� la� femme� concernée� alors�qu’ils�constituent�une�réponse�aux�pressions�sociales�inhérentes�aux�relations�entre�les�genres�dans�notre�société�(Klein�&�Snyder,�2003).

9. Comment lutter contre les stéréotypes et les préjugés ?

L’intérêt�que�nourrit�la�psychologie�sociale�pour�les�préjugés�est�guidé�en�grande�partie�par�la�volonté�de�lutter�contre�ceux-�ci.�Nombre�de�chercheurs�et�de�praticiens�ont� cherché� à� mettre� en� œuvre� des� stratégies� poursuivant� cet� objectif.� Certaines�d’entre�elles�ont�davantage�fait�leurs�preuves,�en�particulier�lorsqu’elles�étaient�testées�sur�le�terrain�et�non�pas�uniquement�en�laboratoire�(Paluck,�2009).

La�stratégie�la�plus�communément�étudiée�consiste�à�placer�les�membres�des�groupes�impliqués�en�présence� l’un�de� l’autre,�parfois�de�façon�prolongée,�ce�qu’on�appelle� le�«�contact�»�intergroupe�(comme�l’a�fait�initialement�Sherif�dans�la�Robbers Cave).�Selon�Allport� (1954),� le� contact� intergroupe� permettrait� à� chaque� groupe� de� mieux� se�connaître� et,� en� dissipant� les� stéréotypes,� de� favoriser� des� attitudes� positives.� Cette�idée,�bien�que�quelque�peu�naïve,�est�étayée�par�une�récente�méta-�analyse�(Pettigrew�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 335 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination336

& Tropp,�2008)�Dans�la�formulation�originale�de�cette�théorie,�Gordon�Allport�(1954)�postulait�que� le�contact�n’exerçait�d’effets�bénéfiques�que� lorsque� les�conditions�sui-vantes�étaient�remplies :�les�membres�des�deux�groupes�bénéficient�d’un�statut�égal�;�ils�coopèrent�;�ils�poursuivent�des�buts�communs�;�les�situations�de�contact�bénéficient�du�soutien�des�autorités�dans�lesquelles�les�membres�s’insèrent.

Des�travaux�récents�(Pettigrew�&�Tropp,�2006)�suggèrent�que�ces�conditions,�si�elles�peuvent�faciliter�l’atténuation�des�stéréotypes�et�des�préjugés�lors�des�contacts�inter-groupes,�ne�doivent�pas�nécessairement�être� toutes�présentes.�Toutefois,� la�dernière�semble�être�la�plus�importante.�Sans�soutien�des�autorités,�les�contacts,�même�positifs,�ont�peu�de�chance�d’exercer�des�effets�durables�sur�les�attitudes�mutuelles.

Le�défi�majeur�posé�par�les�situations�de�contact�réside�dans�la�généralisation�des�atti-tudes�positives�formées�à�l’égard�des�quelques�membres�de�l’exogroupe�rencontrés�à�l’ensemble� du� groupe.� En� effet,� même� si� l’on� développe� des� relations� harmonieuses�avec�un�ou�quelques�membres�de�l’exogroupe,�ceux-�ci�peuvent�être�perçus�comme�des�exceptions,�des�«�cas�particuliers�»,�ou�«�sous-�types�»,�non�représentatifs�du�groupe�en�général,�de�telle�sorte�que�notre�attitude�positive�vis-�à-�vis�de�ces�personnes�ne�se�géné-ralise�pas�(Waroquier�&�Klein,�2007).�Qui�n’a�pas�entendu�des�personnes�exprimer�des�propos�racistes�après�avoir�signalé�qu’«�elles�avaient�pourtant�un�très�bon�ami�appar-tenant�au�groupe X,�mais�qui�n’est�pas�comme�“les�autres”�»�?

D’autre�part,�les�situations�de�contact�peuvent�être�fort�anxiogènes.�Chacun�a�souvent�peur�d’être�perçu�comme�un�représentant�typique�de�l’autre�groupe :�la�crainte�de�proje-ter�sur�l’autre�une�image�de�soi�négative�empêche�alors�les�partenaires�de�développer�une�relation.�Leur�préoccupation�pour�l’image�qu’ils�projettent�(«�je�dois�avoir�l’air�“cool”�»,�«�je�ne�dois�pas�dire�un�mot�de�travers�»…)�les�empêche�de�s’investir�dans�leur�relation�avec�le�membre�de�l’exogroupe�(Richeson�&�Shelton,�2007�;�Vorauer,�2006�;�Vorauer�&�Kumhyr,�2001).�Le�contact�peut�alors�produire�l’effet�inverse�de�ce�qui�était�attendu.

Toutefois,�Pettigrew�et�Tropp�(2008)�montrent�que�la�durée�des�contacts�permet�préci-sément�de�réduire�les�préjugés�en�éliminant�ce�type�d’anxiété,�facilitant�ainsi�le�rappro-chement�des�membres�des�différents�groupes.�Le�mécanisme�s’auto-�renforcerait :�plus�les�préjugés�s’estompent,�plus�le�contact�est�facile�et,�en�retour,�plus�le�contact�est�facile,�plus�les�préjugés�s’estompent.�Le�contact�favoriserait�également�une�forme�d’empathie�à� l’égard�des�membres�de� l’exogroupe  :�à� force�d’interagir�avec�eux,�on�parviendrait�davantage� à� se� «�mettre� dans� leur� peau�»,� ce� qui� réduirait� les� préjugés� à� leur� égard�(Pettigrew�&�Tropp,�2008�;�Vescio,�Sechrist,�&�Paolucci,�2003).�Pensons�au�cas�du�livre�Tête de turc� (1986),�dans� lequel� le� journaliste�allemand�Günter�Wallraff� raconte� ses�expériences,�déguisé�en�immigré�turc�désargenté.�Il�fut�soumis�à�des�conditions�de�tra-vail� épouvantables,� en� dépit� de� tous� ses� efforts.� À� la� lecture� de� son� témoignage,� la�situation�de�certains�immigrés�turcs�(pensons�par�exemple,�le�chômage�important�dont�ils�sont�victimes)�n’apparaît�plus�comme�la�conséquence�de�traits�de�personnalité�sté-réotypés,�mais�de�contraintes�externes�(Vescio�et al.,�2003).

Pour� combattre� certains� effets� négatifs� du� contact� réel,� comme� l’anxiété,� certains�auteurs� recommandent� de� recourir� à� des� situations� de� contact� «�étendu�»� dans� les-quelles�on�ne�rencontre�pas�véritablement�le�membre�du�groupe�mais�on�le�découvre�«�à�distance�»�à�travers�un�tiers�qui,�lui,�a�un�contact.�C’est�la�stratégie�qu’a�poursuivie�

205868WME_BEGUE_Livre.indb 336 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Comment lutter contre les stéréotypes et les préjugés ? 337

Paluck�(2009)�en�faisant�écouter�pendant�un�an�(à�raison�de�quatre�fois�par�mois)�une�sitcom� radio� intitulée� «�Nouvelle� aube�»� racontant� le� récit� d’un� conflit,� suivi� de� la�réconciliation,� entre� deux� communautés� (associées� aux� Tutsis� et� aux� Hutus).� Un�groupe�contrôle�écoutait�un�programme�de�prévention�dans�le�domaine�de�la�santé.�À�l’issue�de�cette�année,�Paluck�a�constaté�dans�le�groupe�expérimental�un�changement�dans�les�perceptions�des�normes�sociales�concernant�l’exogroupe�(par�exemple�celles-�ci�étaient�perçues�comme�plus�favorables�au�mariage�mixte)�et�des�effets�sur�le�compor-tement�(plus�coopératif,�plus�ouvert�à�la�discussion).�Le�récit�des�relations��harmonieuses�entre�membres�de� l’endogroupe�et�de� l’exogroupe�favoriserait�donc�une�plus�grande�tolérance.� Remarquons� que,� si� ce� programme� influence� la� perception� des� normes,� il�n’influence�pas�les�croyances�personnelles.�En�l’occurrence,�la�réconciliation�ne�semble�pas�passer�uniquement�par�une�réduction�des�préjugés�et�des�stéréotypes.

Il� importe� de� souligner� que� l’amélioration� des� sentiments� mutuels� des� membres� des�deux�groupes�peut�avoir�des�effets�pervers�pour� les�membres�du�groupe� stigmatisé�(Dixon,�Tropp,�Durrheim,�&�Tredoux,�2010).�En�effet,�les�préjugés�et�stéréotypes�que�ceux-�ci�ressentent�à�l’égard�du�groupe�dominant�(vu�par�exemple�comme�«�raciste�»�ou�«�hypocrite�»)�leur�permettent�de�manifester�que�leur�statut�social�n’est�guère�légitime.�Vouloir�susciter�des�relations�cordiales�avec�le�groupe�dominant�peut�s’apparenter�à�un�jeu�de�dupes�lorsque�le�conflit�constitue,�pour�le�groupe�stigmatisé,�la�seule�façon�d’accéder�à�un� statut�plus� enviable.�L’histoire�des� luttes�ouvrières�pour� l’accès�à�de�meilleures�conditions�de�travail�en�est�une�illustration�éloquente.

La�catégorisation�sociale�joue�un�rôle�fondamental�dans�les�situations�de�contact�(Gaer-tner,�Dovidio,�Mann,�Murrell,�&�Pomare,�1990).�La�façon�dont�je�catégorise�l’autre�déter-minera�le�changement�ou�non�des�attitudes�à�l’égard�de�son�groupe.�Certaines�stratégies,�utilisées�avec�succès�par�les�chercheurs,�visent�précisément�à�estomper�les�différences�entre�les�membres�des�deux�groupes�en�contact,�en�soulignant�l’appartenance�commune,�«�supra-�ordonnée�»� qui� les� unit.� Par� exemple,� deux� Nord-�Irlandais� pourraient� être�encouragés�à�abandonner�la�catégorisation�religieuse�(«�Catholiques�»�vs�«�Protestants�»)�au�profit�de�celle�qu’ils�partagent :�Irlandais.�Cette�approche�amène�toutefois�les�individus�à�devoir�abandonner�des�identités�qui�sont�importantes�dans�leur�définition�d’eux-�mêmes�et� rend� à� nouveau� difficile� la� généralisation� des� attitudes� positives� (vu� que� le� groupe�d’appartenance�de�l’autre�a�changé).

Une� stratégie� alternative� à� l’utilisation� d’une� catégorie� «�supra-�ordonnée�»� consiste,�contrairement� à� la� précédente,� à� souligner� d’autres� catégories� sociales� auxquelles�appartiennent� les�personnes� en�contact,� créant�de� ce� fait�des�«�catégories� croisées�»�(Ensari�&�Miller,�2002).�Par�exemple,�deux�combattants�ennemis�pourraient�se�catégo-riser�également�selon�des�dimensions�telles�que�leur�amour�du�football,�le�fait�d’avoir�des�enfants,�etc.�De�cette�manière,� les�méfiances�mutuelles�peuvent�s’atténuer�car� la�différence�n’est�plus�axée�sur�une�dimension�caractéristique�(et�conflictuelle)�mais�bien�sur�un�ensemble�de�dimensions,�dont�certaines�distinguent�les�protagonistes�et�d’autres�les�rapprochent.�L’existence�de�ces�dimensions�multiples�mène�également�à�percevoir�l’autre�comme�une�personne�singulière�plutôt�que�comme�un�représentant�désincarné�de�son�groupe.�Bien�que�ces�approches�fondées�sur�la�catégorisation�aient�fourni�des�résultats�relativement�concluants�en�laboratoire,�elles�demandent�encore�à�être�testées�sur�le�terrain�(Paluck,�2009).

205868WME_BEGUE_Livre.indb 337 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Chapitre 12 – Stéréotypes, préjugés et discrimination338

En�conclusion,�nous�constatons�que�cer-taines� stratégies� visant� à� modifier� le�contenu�des�stéréotypes�ou�à�diminuer�les� préjugés� et� la� discrimination� peu-vent�produire�des�effets�positifs�à�court�ou�à�moyen�terme.�Toutefois,�elles�exer-cent� un� impact� limité� dès� lors� qu’elles�ne� s’attaquent� pas� à� leur� source  :� la�nature� des� relations� intergroupes,�notamment� en� termes� de� structure�sociale� (compétition,� statut).� Pour� s’en�convaincre,� il� est�utile�de�comparer� les�stéréotypes� dévalorisants� dont� étaient�victimes� les� immigrés� italiens� et� polo-nais� arrivés� en� France� et� en� Belgique�jusqu’au� milieu� du� xxe  siècle� avec�l’image� relativement� favorable� dont�leurs�descendants�jouissent�aujourd’hui�(pour�un�aperçu�historique,�voir�Morelli,�2004�;�Schor,�1996).�À�mesure�que�leur�

statut� socio-�économique� s’améliorait,� les� concurrents� de� bas� statut� sont� apparus,�petit�à�petit,� comme�des�citoyens�coopérant�au� fonctionnement�de� la�société�dans�son�ensemble.

10. Conclusion

Ce� parcours� à� travers� l’abondante� littérature� portant� sur� les� stéréotypes,� les�préjugés�et�la�discrimination�révèle�différents�éléments.�D’une�part,�il�souligne�l’impor-tance�et�l’utilité�du�processus�de�catégorisation sociale,�qui�forme�le�socle�de�ces�trois�phénomènes.�D’autre�part,�il�met�en�évidence�leur�dimension�collective�et�le�fait�qu’il�faut� généralement� trouver� leur� source� dans� la� nature� des� relations� unissant� l’endo-groupe�au�groupe�cible,�plus�que�dans�des�propriétés�intrinsèques�des�membres�de�ce�dernier.�Les�stéréotypes,�les�préjugés�et�la�discrimination�permettent�d’interpréter�et�de�réagir�à�une�situation� intergroupe�spécifique.�Enfin,�nous�avons�souligné� les� liens�complexes�qui�unissent�les�trois�concepts.

Certes,�le�stéréotype,�le�préjugé�et�la�discrimination�sont�distincts�et�ne�se�déterminent�pas�mutuellement :�les�stéréotypes�ne�sont�pas�nécessairement�associés�à�des�préjugés,�et�des�préjugés�ne�s’accompagnent�pas�nécessairement�de�discrimination.�Toutefois,�on�ne� peut� négliger� les� relations� qu’entretiennent� ces� concepts.� Selon� certains� (comme�Fiske�et al.,�par�exemple),�les�stéréotypes�sont�la�source�des�préjugés,�qui�eux-�mêmes�sont�à�l’origine�de�la�discrimination.�Selon�d’autres�(comme�Crandall),�les�stéréotypes�servent�souvent�à�justifier�l’expression�des�préjugés�et�à�les�rendre�acceptables.�Selon�une�troisième�approche,�certains�stéréotypes�permettraient�de�justifier�la�répartition�inégale�des�rôles�sociaux�et,�de�ce�fait,�contribuer�à� la�reproduction�de�ces� inégalités�

Image du film Invictus qui narre la façon dont le président sud‑ africain Nelson Mandela a cherché à apaiser les tensions entre Noirs et Blancs en les amenant à soutenir l’équipe nationale de rugby lors de la coupe du monde de Rugby organisée en Afrique du Sud en 1995. Nelson Mandela semble avoir cherché à modifier le niveau de catégorisation privilégié par ses citoyens (« Africains du Sud » plutôt que « Noirs » ou « Blancs »).

205868WME_BEGUE_Livre.indb 338 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

Conclusion 339

(Jost�&�Banaji,�1994�;�Jost,�Banaji,�&�Nosek,�2004).�Plutôt�que�de�chercher�à�départager�ces� différentes� hypothèses,� il� importe� de� reconnaître� que� nous� quittons� une� logique�linéaire� et� que� les� liens� entre� ces� trois� concepts� sont� souvent� dynamiques� et� réci-proques.�Selon�le�contexte�considéré,� l’une�ou�l’autre�de�ces�hypothèses�peut�s’appli-quer,�sans�nécessairement�exclure�les�autres.

Ce�parcours�nous�a�également�permis�de�mettre�en�évidence�le�rôle�important�que�joue�la� perception� d’une� menace� dans� ces� phénomènes� et� de� la� peur� qui� en� découle.� La�crainte� que� nos� valeurs,� nos� biens,� ou� notre� intégrité� physique� soit� en� danger� peut�résulter� en� partie� de� stéréotypes� mais� peut� également� favoriser� leur� utilisation.� De�même,� elle� facilite� le� développement� de� préjugés� et� la� mise� en� œuvre� de� comporte-ments�tels�l’exclusion�ou�la�discrimination.

205868WME_BEGUE_Livre.indb 339 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13

205868WME_BEGUE_Livre.indb 340 19/09/2013 15:39:12

2e épreuve - 27/09/13

2e épreuve - 27/09/13