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La maison de papier prière d’insérer 34 pépites éclairent l’Afrique médiévale A travers de brefs récits, « Le Rhinocéros d’or » raconte une période du continent dont il n’existe presque aucune trace Jean Birnbaum Julie Clarini L a carte représente le roi de Mâli assis, encadré par les localités de Taghâza et de Gao ; il tient d’une main un spectre et de l’autre une boule d’or. A sa gauche, l’em- placement de Tombouctou est symbo- lisé par un bâtiment quadrangulaire surmonté de coupoles. En 1375, quand Cresques et Jafuda, les deux géogra- phes juifs de Majorque à qui l’on attri- bue cette carte, dessinent leur atlas du monde, dit « atlas catalan », cette topo- nymie et cette architecture sont tout ce qu’ils savent du royaume de Mâli. C’est déjà beaucoup. Ils prennent soin de faire aussi figurer le nom du roi, Mûsâ, dont la notoriété semble s’être diffusée bien au-delà des frontières du « pays des Noirs » ; son pèlerinage en Arabie, dans les lieux saints de l’islam, lui a assuré une réputation de prodi- galité et de sagesse. Les habitants du Caire se souviennent que l’or cou- lait à flots sur son passage, au point de faire varier le cours du métal dans la ville. Mais où se trouve sa capitale ? D’après Ibn Battûta, le plus fameux voyageur arabe du Moyen Age, à 24 jours de caravane d’Ou- tala, poste-frontière dans l’actuelle Mauritanie, par un chemin serpen- tant parmi les baobabs. Aujourd’hui, personne ne peut situer précisément le centre de ce fastueux royaume. Là comme ailleurs, l’historien de l’Afrique ancienne se trouve réduit aux sim- ples conjectures ; les informations sont rares et précieuses comme de la poudre d’or. Pas ou peu de ruines, quelques dessins sur une carte, un fragment de lettre, une fresque ; il faut parfois s’en remettre à une poi- gnée de perles en pâte de verre ou à un petit rhinocéros en or. Rien qui permette d’écrire une histoire au long cours. Avec une incroyable habileté, de cette faiblesse, l’historien François- Xavier Fauvelle-Aymar, directeur de recherches au CNRS, fait une force. Mieux, une technique de prise. La mo- destie s’affiche comme une ambition, inattendue et paradoxale, d’écrire une « histoire incomplète, consentante aux découvertes encore à faire ». On comprend alors que le prix du Rhinocéros d’or n’est pas seulement de s’écarter de la synthèse académique sur l’histoire de l’Afrique ancienne, il réside aussi en sa méthode, d’ailleurs exportable à d’autres domaines histo- riographiques. Les documents sont fragmentaires ? L’auteur propose, non pas l’histoire, mais « des histoires du Moyen Age africain ». Les sources sont parcimonieuses ? Il faudra faire parler les trésors et toutes ces « traces orphelines » parvenues jus- qu’à nous. Chaque petit discours sera comme une brèche, un petit éclat de lueur, gagné sur l’obscurité qui entoure les siècles courant de l’Anti- quité aux premières découvertes, à l’époque moderne. C’est ainsi que l’ouvrage mène son lecteur, en 34 courts récits inspiré cha- cun par un docu- ment, de la Basse- Nubie du V e siè- cle au Zimba- bwe du XV e , de Marrakech à Mogadiscio, des cou- peurs de piste du Sahara à la délocalisation de la « pro- duction » des eunuques. L’Afrique en ce temps-là n’est pas seulement pleine de vie, elle est une plaque tour- nante du commerce mondial, le cœur battant du trafic d’or et d’esclaves, réputée de l’Europe à la Chine. C’est tout le paradoxe de la situation : la rareté des sources n’induit pas que l’Afrique médié- vale abrite des civilisations indi- gentes ou endormies. C’est l’exact contraire : les « siècles obscurs », selon l’expression de l’historien Ray- mond Mauny, sont à bien des égards des « siècles d’or » pendant lesquels se croisent les caravanes, se brassent les denrées et les métaux, se font et se défont les alliances et les royaumes. Les vastes et divers ensembles cultu- rels qui s’étendent entre les rivages de l’Atlantique et la mer Rouge, et s’éti- rent vers les rives de l’Afrique australe et de Madagascar, sont aimantés par la puissance commerciale du monde isla- mique, dont ils deviennent la « péri- phérie active ». La diffusion de l’islam assure la cohérence des pratiques et des normes juridiques ; elle garantit de communes références intellec- tuelles. Aux XI e et XII e siècles, de nombreux rois du Sahel épou- sent la nouvelle religion. Ces aspirations spirituelles inédites, qui touchent les élites urbaines sans concerner le menu peuple, ont sans doute été, suggère l’his- torien, toutes sincères qu’elles furent, une forme de réponse à la concurrence, un message subliminal lancé aux marchands du monde isla- mique : « Le pays est bon pour le commerce. » Ainsi arrimés à la « commu- nauté mondialisée », les marchés afri- cains troquent de l’ambre de cachalot, du sel, des esclaves ou des tiges de lai- ton. Et de l’or, bien sûr. L’or dont le mystère de l’extraction reste entier, tant sont silencieux les premiers intermédiaires, ceux qui vont par- delà les fleuves récolter les fruits de la « cueillette ». L’or ne pousse-t-il pas, comme les carottes, à même le sol ? Les fables les plus merveil- leuses circulent. Avec ses récits denses et brefs, servis par une édition soignée, richement illustrée, François- Xavier Fauvelle-Aymar resti- tue l’aura mythiquede ce conti- nent et parvient, sans se dépar- tir de la rigueur de l’historien, à rendre compte de l’« épais- seur mouvante » de l’Afrique médiévale, qui nous est devenue si opaque et qui fut si brillante. p L a semaine dernière, Le Monde était absent des kios- ques. Traînant dans la petite maison de la presse en bas de chez moi, j’ai entendu une femme lancer à son marchand de journaux : « Et qu’est-ce que je vais devenir, moi, sans mon canard ? » Serré entre les revues et les fournitures scolaires, le jeune homme qui tient ce magasin a répondu d’un sourire navré. Nous nous trou- vions bien dans l’une de ces « maisons de la presse » qui sont à la tradition écrite ce que la « maison du peuple », jadis dépeinte par Louis Guilloux, fut au socialisme : un lieu de convergence pour des femmes et des hommes qui partagent non seulement des valeurs, mais aussi des ges- tes, des réflexes, bref un certain rapport au monde, une manière de vivre. Tout cela est en train de se redéployer autrement, à coup sûr, avec le numérique. Ce qui n’empê- che pas de saluer ces espaces de convivialité où les amis des livres et des journaux continuent de se retrouver. Dans un roman intitulé Rideau ! (Phébus, 128 p., 11 ¤), Ludovic Zékian en restitue l’atmosphère avec tendresse. Le narrateur retrace les métamorphoses du magasin fami- lial situé à La Tour-du-Pin (Isère), et auquel sa mère se consacre corps et âme « pour en sentir les battements intimes, les soubresauts, les saignées nécessaires »… Entre fonds de roulement et bordereaux d’invendus, Zékian raconte la vie quotidienne de la boutique. Il évoque d’abord les années prospères (« On ne savait pas qu’on était heureux ») et les visages auxquels elles renvoient : celui d’un garçonnet qui remercie sa mamie de l’avoir « emmené dans un endroit aussi beau » ; ou celui de ce fidèle client pour qui L’Huma n’est jamais assez bien placé sur le « linéaire ». Puis il témoigne des difficultés. « Le mur des poches fait la gueule et trahit la fin toute proche : il est grignoté de trous »… Et quand le rideau s’ap- prête à tomber pour de bon, c’est encore un habitué qui proclame, dans un élan d’humour désespéré, que ce commerce-là est bien plus qu’un commerce : « Il faut arrêter avec cette politique de casse des services publics. » p 6 aHistoire d’un livre Voyage au centre de Paris, d’Alexandre Lacroix 8 aLe feuilleton Eric Chevillard a une faiblesse pour Fanny Chiarello 10 aRencontre Michèle Lesbre ne désarme pas 5 aLittérature étrangère Helen Oyeyemi, Kathleen Winter 4 aLittérature française Frédéric Boyer, Jean-Luc Coatalem 7 aEssais Pierre Bayard, Ferdinand Tönnies 23 aGrande traversée Trois romans sur la crise de mi-vie. Entretien avec Martine Boyer- Weinmann (Vieillir, dit-elle). 9 aEntretien Avec Robert Silvers, rédacteur en chef de la prestigieuse New York Review of Books, qui fête ses 50 ans Les marchés africains troquent du sel, des esclaves ou des tiges de laiton. Et de l’or Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Age africain, de François-Xavier Fauvelle-Aymar, Alma, 322 p., 26 ¤. présente Jérôme Garcin Bleus horizons Avec le poète Jean de La Ville de Mirmont, tué au combat en 1914, à l’âge de vingt-huit ans, Jérôme Garcin poursuit son roman historique des vies exemplaires et brisées. roman roman C. Hélie © Gallimard Rhinocéros d’or et objets en fer de Mapungubwe, Afrique du Sud, XII e siècle. AKG-IMAGES/AFRICANPICTURES. TIM HAUF/CORBIS Cahier du « Monde » N˚ 21168 daté Vendredi 8 février 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

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Lamaisondepapier

p r i è r e d ’ i n s é r e r34pépiteséclairentl’AfriquemédiévaleAtraversdebrefsrécits,«LeRhinocérosd’or»raconteunepériodeducontinentdontiln’existepresqueaucunetrace

Jean Birnbaum

Julie Clarini

La carte représente le roi deMâli assis, encadré par leslocalités de Taghâza et deGao; il tient d’unemain unspectre et de l’autre unebouled’or.Asagauche,l’em-

placementdeTombouctouest symbo-lisé par un bâtiment quadrangulairesurmonté de coupoles. En 1375, quandCresques et Jafuda, les deux géogra-phes juifs deMajorque à qui l’on attri-bue cette carte, dessinent leur atlas dumonde,dit «atlas catalan», cette topo-nymie et cette architecture sont toutce qu’ils savent du royaume de Mâli.C’est déjà beaucoup. Ils prennent soinde faire aussi figurer le nom du roi,Mûsâ, dont la notoriété semble s’êtrediffuséebienau-delàdes frontièresdu«pays des Noirs» ; son pèlerinage enArabie, dans les lieux saints de l’islam,lui a assuré une réputation de prodi-galité et de sagesse. Les habitantsduCaire se souviennent que l’or cou-lait à flots sur sonpassage, au point defaire varier le cours du métal dans laville. Mais où se trouve sa capitale?D’après Ibn Battûta, le plus fameuxvoyageurarabeduMoyenAge,à 24jours de caravaned’Ou-tala, poste-frontière dansl’actuelle Mauritanie,par un chemin serpen-tantparmi les baobabs.

Aujourd’hui, personne nepeutsituerprécisémentlecentredece fastueuxroyaume.Làcommeailleurs, l’historien de l’Afriqueancienne se trouve réduit aux sim-ples conjectures ; les informationssont rares et précieuses commede lapoudre d’or. Pas ou peu de ruines,quelques dessins sur une carte, unfragment de lettre, une fresque; ilfautparfois s’en remettre àunepoi-gnée de perles en pâte de verre ou àun petit rhinocéros en or. Rien quipermette d’écrire une histoire aulongcours.

Avecune incroyablehabileté, decette faiblesse, l’historienFrançois-Xavier Fauvelle-Aymar, directeur

de recherches au CNRS, fait une force.Mieux, une techniquede prise. Lamo-destie s’affiche comme une ambition,inattendueet paradoxale, d’écrire une«histoire incomplète, consentante auxdécouvertes encoreà faire».

On comprend alors que le prix duRhinocérosd’orn’estpasseulementdes’écarter de la synthèse académiquesur l’histoire de l’Afrique ancienne, ilréside aussi en sa méthode, d’ailleursexportableà d’autres domaineshisto-riographiques. Les documents sontfragmentaires? L’auteur propose, nonpas l’histoire, mais «des histoires du

Moyen Age africain». Les sourcessont parcimonieuses? Il faudrafaireparler les trésorset toutesces«tracesorphelines»parvenuesjus-qu’à nous. Chaque petit discoursseracommeunebrèche,unpetitéclatde lueur, gagné sur l’obscurité quientoure les siècles courant de l’Anti-quité aux premières découvertes, àl’époque moderne. C’est ainsi quel’ouvrage mène son lecteur, en

34courts récits inspiré cha-cun par un docu-

ment, de la Basse-Nubie du Vesiè-cle au Zimba-bwe du XVe, deMarrakech à

Mogadiscio,descou-peurs de piste du Sahara

à ladélocalisationde la «pro-duction»des eunuques.L’Afrique en ce temps-là

n’est pas seulement pleine devie, elle est une plaque tour-nanteducommercemondial, lecœur battant du trafic d’or etd’esclaves, réputée de l’Europe àlaChine.C’est tout leparadoxedela situation: la rareté des sourcesn’induit pas que l’Afrique médié-vale abrite des civilisations indi-gentes ou endormies. C’est l’exactcontraire : les « siècles obscurs»,selon l’expressionde l’historienRay-

mond Mauny, sont à bien des égardsdes «siècles d’or» pendant lesquels secroisent les caravanes, se brassent lesdenrées et les métaux, se font et sedéfont les alliances et les royaumes.

Lesvastesetdiversensemblescultu-rels qui s’étendent entre les rivages del’Atlantique et la mer Rouge, et s’éti-rent vers les rives de l’Afrique australeetdeMadagascar, sont aimantéspar lapuissancecommercialedumondeisla-mique, dont ils deviennent la «péri-phérie active». La diffusion de l’islamassure la cohérence des pratiques etdesnormesjuridiques;ellegarantitde

communes références intellec-tuelles. Aux XIe et XIIesiècles, denombreux rois du Sahel épou-sent la nouvelle religion. Cesaspirations spirituelles inédites,qui touchent les élites urbainessans concerner lemenu peuple,ont sansdouteété, suggère l’his-torien, toutes sincères qu’elles

furent, une forme de réponse à laconcurrence, un message subliminallancéauxmarchandsdumonde isla-mique : « Le pays est bon pour lecommerce.»

Ainsi arrimés à la « commu-nautémondialisée», lesmarchés afri-cainstroquentde l’ambredecachalot,dusel, des esclavesoudes tigesde lai-ton. Et de l’or, bien sûr. L’or dont lemystère de l’extraction reste entier,tant sont silencieux les premiersintermédiaires, ceux qui vont par-delà lesfleuvesrécolterles fruitsdela «cueillette». L’or ne pousse-t-ilpas, comme les carottes, à mêmele sol? Les fables lesplusmerveil-leuses circulent.

Avecses récitsdensesetbrefs,servis par une édition soignée,richement illustrée, François-Xavier Fauvelle-Aymar resti-tuel’auramythiquedececonti-nentetparvient,sanssedépar-tirde la rigueurde l’historien,à rendre compte de l’«épais-seurmouvante»de l’Afriquemédiévale, qui nous estdevenuesiopaqueetqui futsi brillante.p

L a semainedernière, LeMonde était absent des kios-ques. Traînant dans la petitemaisonde lapresse enbasde chezmoi, j’ai entenduune femme lancer

à sonmarchandde journaux: «Et qu’est-ce que je vaisdevenir,moi, sansmoncanard?» Serré entre les revueset les fournitures scolaires, le jeunehommequi tientcemagasin a répondud’un sourirenavré. Nousnous trou-vionsbiendans l’une de ces «maisonsde la presse»quisont à la tradition écrite ceque la «maisondupeuple»,jadis dépeintepar LouisGuilloux, fut au socialisme: unlieude convergencepourdes femmeset deshommesquipartagentnon seulementdes valeurs,mais aussi des ges-tes, des réflexes, bref un certain rapport aumonde, unemanièredevivre. Tout cela est en trainde se redéployerautrement, à coup sûr, avec lenumérique. Ce qui n’empê-chepas de saluer ces espaces de convivialité où les amisdes livres et des journaux continuentde se retrouver.

Dansun roman intituléRideau! (Phébus, 128p., 11 ¤),Ludovic Zékian en restitue l’atmosphère avec tendresse.Lenarrateur retrace lesmétamorphoses dumagasin fami-lial situé à LaTour-du-Pin (Isère), et auquel samèrese consacre corps et âme «pour en sentir les battementsintimes, les soubresauts, les saignées nécessaires»…Entrefondsde roulement et bordereauxd’invendus, Zékianraconte la vie quotidiennede laboutique. Il évoqued’abord les annéesprospères («Onne savait pas qu’onétait heureux») et les visages auxquels elles renvoient:celui d’ungarçonnet qui remercie samamiede l’avoir«emmenédansun endroit aussi beau» ; ou celui dece fidèle client pourqui L’Human’est jamais assez bienplacé sur le «linéaire». Puis il témoignedes difficultés.«Lemurdespoches fait la gueule et trahit la fin touteproche: il est grignoté de trous»…Et quand le rideau s’ap-prête à tomberpourdebon, c’est encoreunhabituéquiproclame, dansunéland’humourdésespéré, quece commerce-là est bienplus qu’un commerce: «Il fautarrêter avec cette politiquede casse des services publics.»p

6aHistoired’un livreVoyage aucentre de Paris,d’AlexandreLacroix

8aLe feuilletonEric Chevillarda une faiblessepour FannyChiarello

10aRencontreMichèle Lesbrene désarme pas

5aLittératureétrangèreHelen Oyeyemi,KathleenWinter

4aLittératurefrançaiseFrédéric Boyer,Jean-LucCoatalem

7aEssaisPierre Bayard,FerdinandTönnies

2 3aGrandetraverséeTrois romanssur la crisedemi-vie.Entretienavec MartineBoyer-Weinmann(Vieillir, dit-elle).

9aEntretienAvec RobertSilvers,rédacteuren chef de laprestigieuseNew York Reviewof Books, quifête ses 50ans

Lesmarchés africainstroquent du sel, desesclaves ou des tiges delaiton. Et de l’or

LeRhinocéros d’or.HistoiresduMoyenAgeafricain,deFrançois-XavierFauvelle-Aymar,Alma, 322p., 26 ¤.

présente

Jérôme GarcinBleus horizonsAvec le poète Jean de LaVille de Mirmont,tué au combat en 1914, à l’âge de vingt-huit ans,Jérôme Garcin poursuit son roman historiquedes vies exemplaires et brisées.

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Rhinocéros d’or et objets en fer deMapungubwe, Afrique du Sud, XIIe siècle.

AKG-IMAGES/AFRICANPICTURES. TIM HAUF/CORBIS

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Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

Florence Bouchy

Qu’ils soient professeur defrançais en banlieue pari-sienne, facteur dans unepetite ville de province ouéditeurd’ouvragesdevulga-risationscientifiqueàParis,

les personnages de Comment trouverl’amour à cinquante ans quand on estparisienne (et autres questions capita-les), de Pascal Morin, du Jardin deminuit, d’Emilie Desvaux, et d’En ville,de Christian Oster, ont tous en com-mun de se trouver à un tournant deleur vie, qui correspond à ce que lesAnglo-Saxons nomment lamidlife cri-sis : lemoment où l’on se rend compte,avec plus oumoins d’horreur, qu’on afait lamoitié du chemin.

On pourrait n’y voir qu’une simplecontrainte romanesque, leprésupposéde toute narration, puisqu’il faut bienquequelquechose sepassepourque lerécit s’amorce. Mais un lien plus inti-me unit les trois livres, qui fait de cha-cun d’eux une passionnante aventurelittéraire: l’ambition de donner formeà l’épreuve qu’est la prise de conscien-ce du vieillissement, et l’espoir de lasurmonter par la littérature, enouvrant de nouveaux possibles aumomentoù ceux-ci s’amenuisent.

Du schéma convenude la vie qui bi-furque, PascalMorin joue d’ailleurs demanière particulièrement jubilatoire :sonromans’attacheà ladestinéed’unebien-nommée Catherine Tournant,dont le métier d’enseignante consisteessentiellement à expliquer à ses élè-ves qu’onpasse «de l’immobilité à l’ac-tion, de la description à la narration, del’imparfaitaupassésimple,grâceàl’ad-verbe “soudain”», et qui découvre sou-dainqu’ellen’échappepas à la règle. Letitre l’indique d’emblée : la bascule sefait quand la cinquantaine arrive, avecson lot d’interrogations et d’angoisses,véritablemoteur du récit.

Inquiétudes similaires dans Le Jar-din de minuit où le protagoniste, quin’a que 40 ans, n’en traverse pasmoins, après son divorce, une crise demilieudevie, laquelle exigede lui qu’ilse tourne vers son passé et fasse ledeuil de sa sœur jumelle disparuetreize ans auparavant, pour s’engagerdans ce temps nouveau. De même,dans le roman de Christian Oster, l’undes personnages déclare-t-il que,55ans, «ça commence quand même àêtremoinsbien. (…) Le corps, ça va. C’estplutôt le temps». « J’ai peur de ralentir,avoue-t-il, et qu’ensuite ça aille vite.»

Au demeurant, crise du personnageet crise du récit vont de pair, si bienque, chez Christian Oster comme chezPascal Morin, il faut persévérer quel-ques pages avant d’être emportépar lemouvement de l’écriture. A l’ouver-tured’Enville, le lecteurquisesouvientdes précédents romans d’Oster recon-naît les éléments constitutifs de sonunivers : insistance sur la quotidien-neté, narrateur donnant de lui l’imagede quelqu’un «d’à peu près normal»,statistiquementparlantaumoins, fluxde pensées compliquées à plaisir pourévoquer comiquement des réalités unpeu dérisoires. Mais tout cela semble

avoir un peu vieilli, la prose s’êtreessoufflée.

Son narrateur reconnaît d’ailleurslui-même qu’à 59 ans, il a «pas mald’habitudes» auxquelles il ne veut«pasrenoncer».Audébutduroman,lesantihéros sont fatigués. Ils vont pour-tant être confrontés à eux-mêmes, faceàlamortde l’und’entreeux,età lanais-sance annoncée du premier enfantd’un autre. L’écriture romanesque tirede ces événements des ressources nou-velles, remet progressivement du jeudans ce quotidien atone, en une alter-

nance tragi-comique qui lui redonnetout sonrelief et offreauxpersonnagescomme aux lecteurs l’occasion, à nou-veau, «de se sentir vivre».

L’écriture de Pascal Morin surprendd’abord,elleaussi,par la façondontelleparaît obéir à lamécaniquenarrative laplus conventionnelle, et se couler dansune forme un peu surannée. Le romansemble s’exhiber comme forme tradi-tionnelle et vieillie d’écriture, à lamanière de son héroïne, qui ne peuts’empêcher de se dire «“je suis vrai-ment une vieille chnoque”, (…) en se ren-

dant compte que l’emploi récurrent decesubstantifvieillotaccréditait l’ensem-ble de la proposition».

Mais, rapidement, la mécaniquetrouve dans son propre excès les res-sources pour s’emballer, le récit semetà virevolter, emportant avec lui, ironi-quement et affectueusement, la quin-quagénaire. Il met àmal ses habitudeset la confronte à ses préjugés. «Meschoix sont devenus des interdits, com-prend-elle, il est grand temps que jeretrouve ma liberté», que cela soit enacceptant d’être «en émoi comme une

midinette» face au jeune homme quitravaille chez elle, oude «se sentir aussiinexpérimentée que si c’était la pre-mière fois» avec un nouvel amant, elledont les «relations étaient devenues deplus enplus espacées» etqui n’avait,«àcette date, pas fait l’amour depuissixans».

Comme le remarque le héros d’Enville, « l’idéal, évidemment, mais çaparaissait compliqué, ç’aurait été derenaître». Les trois romansmettent enquestionlapossibilitéqu’onaderéamé-nager une vie trop bien installée, de la

«Catherine Tournantavait continuéà pen-ser à RobertDiop. De façon constante, etmême, elle était bienobligée de le recon-naître, obsessionnelle. Elle n’arrivait pas àse sentir simplement libre de laisser adve-nir chaque étapede cette possible histoired’amour. Elle redoutait autant que dési-rait le changement radical que cela pour-rait entraînerdans sa vie si bien organiséede quinquagénaire célibataire. Elle s’ac-crochait (…)à ses habitudes et à sesmanies, et surtout au fait de nedevoirrendrede comptes àpersonne.»

Commenttrouver l’amouràcinquanteans

quandonestparisienne (et autresquestions

capitales), page74

«J’avais un emploi stable, un crédit, uneépouse charmante et quelques amisdatantdu lycée avec qui je sortais boire leweek-end; j’étais un type normal, peut-êtreun peu vieuxavant l’âge, avec desloisirs raisonnables – pêche, randonnée,baignade l’été dans le lac –, jem’étaisconstruit, je crois, ununivers à l’imagedece quemes parents avaient un jour repré-senté àmes yeux: une famille de carte pos-tale, laquéede soleil et d’ennui tranquille.(…) Sans surprise. J’étais ce facteur depro-vince qui sillonnait la ville (…), faisaitsigner les reçus, tendait des colis, souhai-tait une bonne journée à laménagère.»

Le Jardindeminuit, pages20-21

«J’ai peut-êtreun rapport spécial avec lesponts, ai-je songé en repensantà l’apparte-mentau bordde Seine (…),oubien je lesaime, donc, oubien ilsmepoursuivent, ouencore ça ne veut rien dire, et jeme suisdemandé si, au cas où çane voudrait riendire, ilme fallait trouver quelquepartailleurs dansma vieune ligne de sens (…).Or, je n’en voyais pas, la seule orientationquime venait à l’esprit était celle dutemps, et je n’y étais pour rien, personnen’y est pour rien,me suis-je dit, le tempsavance toujours unpeu en avantde nous,il nous tire par lamain commedes enfantsqui rechignent.»

Enville, page55

Troisromansmettentenscènedesantihérosfatiguésde40,50et60ans.Tropinstallésoudéclinants,ilssontàuntournant,celuidela«midlifecrisis».Avant,privilègedelafiction,qu’ilsrebondissent

Ilestmi-vie, ilest l’heuredeseréinventer

Grande traversée

Extraits

L’écriture romanesqueoffre auxpersonnagescommeaux lecteursl’occasion, ànouveau,«de se sentir vivre»

2 0123Vendredi 8 février 2013

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

« Le plus grand poète arabe vivant. »Valérie Marin La Meslée, Le Point

©E.

March

adou

r

réinventer,mêmesilesforcescommen-centàdécliner;oupourcetteraison,jus-tement: c’est le moment ou jamais. Ilspartent en quête des affects étoufféspar le passage lénifiant du temps. A40ans, le narrateurdu Jardindeminuita vécu sa vie de couple «tel un train àtravers la plaine : lente, planifiée,contemplative»,avantdedivorceretdese retrouver face à sa solitude, àunevieà recomposer.

Danscettepériodede crise, il choisitde revenir vers l’enfance, de retrouverl’atmosphère des moments partagés

avec sa jumelle, la nuit, dans le jardininquiétant et merveilleux de leur voi-sin. En s’emparant de ces souvenirslongtemps occultés, il cherche uneexplication jamais donnée, ou jamaisacceptée, à la subite disparition de sasœur. Lorsque le récit commence, ilaffirmenefairequeprendre lerelaisdela jeune femme, dont la vocation étaitl’écriture,persuadéd’accompliruntra-vail de simplemise en forme, puisqu’ils’appuie sur les écrits de la disparue.

Lalittératureneluipermettradesur-monter la crise qu’il traverse et de se

reconnaître comme écrivain que lors-qu’il aura admis avoir «menti tout aulong (du) manuscrit – ou plutôt réin-venté, réécrit, redistribué les cartes, enavoir dessiné de nouvelles». Mûrir,vieillir, c’est aussi accepter de faire ledeuil de son enfance, en un mouve-ment qu’Emilie Desvaux compare à ladescente aux enfers d’Orphée parti« chercher son Eurydice, fût-ce pourn’aboutirqu’àunesecondeperte–maisassumée, celle-ci, précieuse – infini-ment féconde».

Confronté bien malgré lui à un

retour vers les paysages de la banlieueparisienne où il a grandi, le narrateurdu roman de ChristianOster fait à peuprès le même constat, sur un modeplus léger amorçant, par la distancecomique dont il témoigne, la résolu-tion probable de la crise : «La vision del’enfance,medisais-je, estunevisiondutemps, et le remonter ou l’anticiperrevient aumême.» Ce que nous disentchacun à leur façon ces trois romans,dans lesquels la crise traversée par lespersonnages ne semble pouvoir êtresurmontée qu’à la faveur d’une redé-

couverte des émotions oubliées, c’estsans doute essentiellement cette vé-rité, qu’explore aussi Martine Boyer-Weinmann (lire l’entretien ci-dessous) :apprendre à bien vieillir, c’est décou-vrir, au moment où l’on pense avoirl’essentiel de sa vie derrière soi, quel’on peut revêtir tous les âges à la fois.Leromandevientalors l’espaceoùs’ex-périmente, dans le mentir-vrai de lafiction, cette confusion créatrice desâges et des identités, étape décisivedansle longapprivoisementde laréali-té qu’est l’acceptationdu temps.p

Propos recueillis parJulie Clarini

Vousmontrez que, chez beau-coupdes écrivains qui vous inté-ressent, la vieillesse est unmoment «chrysalidaire» (l’ex-pression est de RégineDétam-bel). Comment l’entendre?

Qui dit chrysalide, dit mue etprocessus demétamorphose. A ladifférence du coléoptère, chez

l’humain – et cela me sem-ble plus passionnant etcomplexe –, la vieillessecombine à la fois le carac-tère accompli du cycle et lafusion potentielle de tousles âges à la fois, del’« infans» au «senex». Ceprivilège du «vieillissant»de jouer le tiercé de la viedans le désordre ou àrebours, voire d’afficher

tous les âges en simultané, c’est cequ’a su incarner un Victor Hugo,danssaproprebiographiecommedans sa création tardive.

«La vieillesse appartient à cettecatégorie que Sartre a appelée :les irréalisables», écrivaitSimonedeBeauvoir dans «LaVieillesse» (1970). L’écrituresemble chez certains auteurs le

lieumêmedu questionnementde cette impossibilité…

Pour la génération existentia-liste affamée de liberté et de «pro-jet» de vie, l’« irréalisable», c’estl’ennemi absolu. Il correspond à« ce que nous sommes pourautrui»: il limite l’horizondespos-sibles et des choix, dessine le spec-tre de notre finitude. La société,Autrui, nous assignent un âge del’extérieur (celui de la mise à laretraite,dudéclassement,delafilia-tion, de la désérotisation…) qui faitparfois perdre au sujet la maîtrisedu sens de son devenir. L’écritureserait le moyen d’approcher dunoyaudecette finitude incontesta-ble,d’enoffriruneformederéalisa-tiondansdesœuvres singulières.

Quelle différence entre levieillir-hommeet le vieillir-fem-me? La littérature écrite par deshommesoudes femmesprend-

elle en charge différemment laquestiondu vieillissement?

Grandequestion! DontDiderotdébattait déjà dans ses lettres àSophie Volland… pour conclure àde nettes différences, fâcheusespour d’improbables « bellesvieillardes»…L’époquecontempo-raine, en bouleversant, relativi-sant et culturalisant la part dedéterminismes sexuels dans leprocessusduvieillir,metd’unecer-taine façon hommes et femmes àégalité sur le plan de la prise deconscience de ses enjeux trans-personnels, relationnels, affectifs.Toutefois, l’expérience du vieillirn’a pas le même tempo chez lesunes et les autres, ce que juste-ment la littérature illustre trèsbien, de Proust jusqu’à AnnieErnaux. Ce que montrent lesœuvres, c’est la précocité des fem-mesécrivainset leurpouvoird’an-ticipationdeces«coupsdevieux»

et de ce que j’appelle les « rever-dies» liés à l’âge (Duras et Beau-voir en sont les meilleurs exem-ples, qui écrivent avant même deles vivre les crises de la féminité).ChezunGary,unCoetzee,unRoth,unDoubrovsky, c’est l’angoisse dela sénescence et de l’impuissancesymbolique et sexuelle qui faitécriredegrandslivressur la finitu-de, et parfois changer de nom(Ajar), de genre littéraire, de paysou de langue… D’où le fait quel’écriture du vieillir féminin mesemble en fin de compte moinsgémissante, plus tonique, moinschevillée à l’angoisse.

Il y a une intelligence du vieillir,qui va de pair avec l’humour,dites-vous. La belle vieillesseprésuppose-t-elleun certaindegré d’ironie sur soi?

Si intelligence veut dire com-préhension, au fil du temps, desphénomènes émotionnels quidéfinissentnotrerapportaumon-de, oui, il est incontestable quel’humour rend à la fois possible etvivable la gravité qui l’accompa-gne. Mais cette intelligence deschoses peut être aussi doulou-reuse. Colette en faisait sa devise,jusque dans la souffrance qui laretenait du côté des grandsvivants : «Surtout j’ai la douleur,cette douleur toujours jeune, ac-tive, inspiratrice d’étonnement, decolère, de rythme, de défi, la dou-leurquiespère la trêvemaisnepré-voit pas la fin de la vie, heureuse-ment j’ai la douleur.»p

Vieillir,dit-elle. Uneanthropologielittérairede l’âge,deMartineBoyer-Weinmann,Champvallon,«Détours»,224p., 19 ¤.

Cequ’ellesécriventdela«pousséedutemps»

LeJardindeminuitd’EmilieDesvaux,Stock, 336p., 19,50¤.A40 ans, fraîchementdivorcé, Joseph seretrouve confronté àunemidlife crisis aucours de laquelle refait surface la douleuroccultéede la disparitionde sa sœurjumelle, plusieurs années auparavant. Ils’emploieà retrouver, par l’écriture, lessouvenirspartagés avec elle dans le jar-dinqu’ils aimaient explorer secrètement,la nuit. Il se confronte ainsi à ses fantô-mes, et fait, enfin, le deuil qui lui permetd’envisagerautrement la suite de sa vie.

EnvilledeChristianOster,L’Olivier, 172p., 18 ¤.Jean, qui s’approchedangereusementdes60 ans, vit unevie tranquillemaisunpeu ternede célibataire sans enfant, etprépare ses vacances avecdes amis dontil est au fondassez peuproche. La sépa-ration conjugaledes uns, lamaladiepuis lamortd’un autre, tout autantque la perspective inattendued’être pèreplacent le héros face à lui-mêmeet le contraignentà réaménager sa vieet à penser sonvieillissement.

Extrait

Commenttrouverl’amour à cinquante ans

quandon est parisienne(et autres questions capitales)dePascalMorin,LeRouergue, 224p., 18¤.Divorcéede longuedate, CatherineTournantest, à 50ans, une vaillanteenseignante, dévouéeà ses élèves, fortede ses certitudes culturelles.Un incidentau lycée suffit à ébranler le personnagequ’elle s’était construit, et l’ouvreàune réjouissante remise enquestion.

«L’écritureduvieillirfémininsembleplustonique »Pour«Vieillir,dit-elle», l’universitaireMartineBoyer-Weinmannalulesécrivainsmûrissant– lesfemmessurtout–pourentendrelespeursetlesjoiesdel’âge

DIDEROT lui a définitivement réglé son compte. La«belle vieillarde»n’existepas. Par définition: «Lanature douce,molle, replète, arrondiede la femme,toutes qualités qui font qu’elle est charmantedans lajeunesse, font aussi que tout s’affaisse, tout s’aplatit,tout penddans l’âge avancé.» Les canonsde la beau-té ont beauavoir changé, les féministes ont beauavoir revendiqué l’égalité devant le corps et le désir,trois siècles plus tard, le vieillissement est toujoursprésenté commeune calamité ; l’industriede labeauté fait d’ailleurspreuved’une inventivité sanségale pourprouver aux femmesqu’ellesne doiventenaucun cas y consentir.Les premières rides arrivent pourtant. Beauvoirappelle cela «avoir unâge»,une formulequi dittout etne révèle riende cette ligned’ombre aveclaquelle il faut vivre après 40 ans.Quelque chose sedessinepourtant sous l’œil deMartineBoyer-Wein-mann, lectrice précise et subtile, en quêtede cette

énigme, le vieillir féminin, chez des écrivainescontemporaines.Que se passe-t-il quand, comme ledit RégineDétambel, peu àpeu, «les gradins sevident»?Accablement, révolte, acquiescement, et lacontradictiondynamiquede ces sentimentsmêlésemporte la plumedeBeauvoir, Ernaux, Cixous,Rolin…Mieuxque les traités depsychologie oud’an-thropologie, la littératurenous révèle comment lesfemmes s’accommodent, s’interrogent, et finale-ment font face à cette «pousséedu temps». Pas delamentationsvindicatives, plutôt les aveuxd’uneeuphoriequi le dispute audésespoir, des confes-sions sur la cruautéde l’invisibilité et sur la joied’unepossible reprogrammationde soi.

Une choseest sûre: la vieillessen’est pas unelignedroite vers le déclin,mais une suite dediscon-tinuités, avecdes hivers, oui,mais suivis parfois de«reverdies»,heureuxnéologismedeMartineBoyer-Weinmannqui signe ici unbel essai littéraire.p J.Cl.

«Une première définitionminimale de ce premier cap duvieillisse-ment, cette perception intime et taraudante,m’est soufflée par uneréflexionde BenoîteGroult. S’il vient un jour (lointain encore) où“vieillir est unboulot à plein-temps”, où l’on est “vieux tout le temps”,lamaturité pourrait être cet étatmétabolique contradictoire, trouéde crises de rajeunissements, où le sentiment de vieillir l’emporte surla réalité observable, ou au contraire n’est perceptible, à tempspartiel,que lorsque la rumeur dumonde s’en fait l’écho. De cette confusiondes âges installée à partir de la quarantainedans l’inconscient collec-tif des femmesde la fin duXXesiècle, l’entreprise littéraire d’AnnieErnauxdessine lucidement la cartographieaccidentée.»

Vieillir, dit-elle, page95

Grande traversée

JEAN-LUC BERTINI/PICTURETANK

30123Vendredi 8 février 2013

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

Auxbainsd’ApollonOnne sedémultipliepas toujours àsonavantage.Dans sonpremierrecueil de nouvelles, Blandine LeCal-let, conteuseprotéiforme, racontel’Antiquité gallo-romaine, leMoyenAgenormandou la France contempo-raine,mêlant les tons, les couleursautantque les époques, et semblenepas s’apercevoir qu’ellen’a pas pourtout des dispositionségales.D’oùunlivre à la fois enthousiasmantetagaçant. Sansdoute est-il fondé surune idée trop séduisantepourquel’auteurn’ait pas cherché à l’exploitertous azimuts: imaginer la vie deper-sonnesoubliées à partir de leurs épi-taphes, telle cette inscription latinedontdécoule l’unedes nouvelles lesplus fortes du recueil : «Toi qui lis ceslignes, va auxbains d’Apollon, cequ’avecma femme j’ai souvent fait, etvoudrais faire encore.» Lemeilleurdu livre est audemeurant inspiréparles temps anciens, commesi l’auteuravait besoinde la distancehistoriquepour éviter les clichés, et cette sortede lourdeurde sentimentsque laproximité lui donne souvent. Allégéepar le passagedes siècles, ellemontreune envoûtantepuissanced’évoca-tion, un art de saisir le bonheur aumomentoù il va être détruit, qui char-meet serre le cœur. La vie soulèvealors son livre au-dessusde lui-même, opérationmagiquequ’il nelui resteplus désormaisqu’à savoirpréférer à tout. p Florent GeorgescoaDixRêves depierre, de BlandineLe Callet, Stock, 256p., 18¤.

Aupointde ruptureS’il y a une chosequ’onnepeut reti-rer à LaurenceWernerDavid, c’est lerythmeet le soin délicieuxde saphrase.Dansunmouvementanimalet presque suspendu, elle se dérouleet s’enroule, commeà l’infini. Préciseet sûre d’elle, attentive auxmoindresdétails, auxmoindres vibrationsdel’air. C’est admirable, parfois difficilequand lamusique l’emporte sur l’in-trigue, commeauxpremièrespagesde cet ensemblede trois récits, dontunharmonique (très) discret faitl’unité. Les trois personnagesprinci-paux–trois hommesaupoint de rup-turede leur existence– se répondentsans se connaître. Le lecteur retiendrale troisième,un père douloureux,dont le portrait est à la hauteurdu

précédent livre de Lau-renceWernerDavid,l’ambitieuxRomandeThomasLilienstein(Buchet-Chastel, 2011),passé trop inaperçu.p

Nils C.AhlaA la surface de l’été,de LaurenceWernerDavid, Buchet-Chastel,«Qui vive», 158p., 15¤.

A côté de la viePolaire, cinquième livredeMarcPautrel, fait partie de ces romansquel’on lit d’une traite, sans lever la tête.Sonmagnétismeest étrange, cepen-dant. Il n’y a riend’immédiatementbrillant: l’écriture se contente d’éclai-rer unehistoire, sans chercher àéblouir. Les phrases sont simples, pré-cises. Sans doutepourmieuxdéchif-frer la complexitéde la vie. Un écri-vain tombeamoureuxd’une femmeplus jeuneque lui. C’est une artisteque samaladie bipolairemenaceconstammentdemettre à côté de lavie. L’écrivain comprendpeu àpeuqu’aimerun êtreperdu supposedes’effacerpourmieuxpouvoir l’accom-pagner.«J’ai compris son tabou:l’amour, alors jamais je ne lui dirai

que je l’aime.»Portraitd’une femmeplutôtque récit d’unamour,le livre deMarcPautrel touchepar lapudeurde sa voix.pAmaury da CunhaaPolaire,deMarc Pautrel,Gallimard, «L’infini»,152p., 15,90¤.

«Etmoi commevoyoudemilleans je dois faire un effort pourdéménagerdans le temps. Rap-peler Rolandparmi les cœurs sai-gnantsde ces jeunes gens. Quidans la lutte et les combats sontperdants. Et dire avec eux lesmal-heureux: Oh se battre rendheu-reuxmêmesi la défaite est totale.(…)Oui je voudrais ramener

Roland ici. Rappeler Roland ici etmaintenant commeun frère troplongtempsabsent. Le rappelerparminous vivant commeunfrère trop longtempsabsent. (…)Moi si petit qui tiens à peine dansle temps. Boxeur àmi-temps.Chevalier errant.»

RappelerRoland, pages11-13

Sans oublier

Lila AzamZanganeh

Jemesouviensde lamortdeRolanduntrès jeune gens.» Le trouvère, ici, c’estFrédéric Boyer, celui qui retrouve enchantant et en inventant. Son textecommence ainsi par une invocationau personnage totem : «Roland…

Hé ho… C’est moi», avant d’avouer, com-meà lui-même: «Un certainair de familletoi etmoi.»

Désormais, tel un chaman, il va falloirrappelerlechevalierRoland,cejeunehom-me vieux de plus de mille ans. RappelerRoland et le tutoyer. Le faire chanter etdanser tout son saoul, l’embrasser dans lecou, pour ensuite le replacer, très douce-ment, au creuxde sadestinée. Voilà la tes-siture du travail poétique accompli parFrédéric Boyer dans Rappeler Roland, unlivre unique et magnifique, qui présentetout à la fois un «monologue vision»,unetraductionneuvedelaChansonéponyme,et un essai sur le mystère incarné par lejeuneguerrier de Roncevaux.

Boyer, en double de son personnage,insuffle un peu de son âme à Roland, ce« fantôme vivant» dont la voix s’élèveencore jusqu’à nous à travers la rumeurdes siècles. Car la geste que nous connais-sons, et qui ne fut baptisée Chanson quetrès tardivement, au XIXe siècle, est l’undes premiers témoignages littéraires dufrançaisdit «primitif». A l’origine: un faitde guerre datant de 778, une déroutehon-teuse de l’arrière-garde de Charlemagne,desmains,nonpasdesSarrasins,maisdes«Wascons». Cette défaite, d’abord bifféedes annales royales, est ensuitepoétisée.

Il n’y a bien sûr, et comme toujours auMoyen Age, aucune source véritable,aucun auteur au sens moderne du mot.Plutôt une «arborescence», écrit Boyer,«unvaste récitmémoirede la légende». Etce chevalier Roland? Nulle trace de luidanslespremièresannales.Puis,auXIesiè-cle, une première incursion, «comme unremords, un repentir, une invention». Levoici, nommé en passant «Hruolandus»,préfet desmarches de Bretagne (fonctiondont on ne retrouve ailleurs aucunetrace). La légende prend lentement le passur l’histoire et le souvenir de faits dissé-minés dans le lointain. Lamémoire se faitpuissancedecréation,etplusencore, fabri-qued’unehistoire toujours auprésent.

Le Roland du texte que nous connais-sonsaujourd’huiémergequantà luid’his-toire en histoire, jusqu’à l’horizon duXIIesiècle,hérossurgidenullepart, bâtardet orphelin, impétueux et violent, d’uneforce et d’un courage exemplaires. Sonennemi? Non plus les «Wascons», Bas-quesouGascons,maislesSarrasins,substi-tutionquis’estfaitesubrepticement,dans

le secret des scriptoria monastiques. LaFranceféodalerecréeraainsi, troiscentcin-quante ans après un fait d’armes humi-liant,unebataille«merveilleuseettotale»,unedéfaitetransfiguréeencombatmysti-que. Mais, aux yeux de Frédéric Boyer,cette Chanson représente également unadieu épique à un monde rêvé, celui duVIIIesiècle, moment privilégié où l’Espa-gnemozarabe est le lieu de riches échan-ges avec l’aristocratie franque. Chansond’adieu, donc, au rêve «d’un empire quin’avait pourtant jamais existé dans lesfaits comme tel, et celui d’une frontièrevaste, fabuleuse, jusqu’aux terres arabes,jusqu’aux cours et palais berbères». Notreépopéenationale déclinerait, en réalité, lanostalgie pour unmonde déjà distant, oùrégnait encore une rivalité complice avecl’Autre,«où l’Autreétaità la foiseffrayant,merveilleux et désirable ». Un monde

d’avant les premières croisades du XIesiè-cle, dont le contextemêmehâte pourtantla réécrituremanichéennede laChanson.

Décasyllabe avec césure épiqueL’épopéedeRolanddevenueauXIIesiè-

clequasiofficielle,uncertainclerccopiste,dont on ne sait rien d’autre, signe au der-nier vers de sa propre version : «Fin duPoèmequeTuroldpoétise.»Desonmanus-crit, daté du même siècle, on retrouveraplus tard une copie contemporaine rédi-gée en français anglo-normand. Boyertraduit ce texte en respectant l’anciendécasyllabe avec césure épique (à la qua-trième syllabe), et sans ponctuation au-cune. Le résultat est un éclat rythmiquequi restitue toute l’ardeur de ce texteretrouvé,sansdoute,surde«petitsmanus-crits de jongleurs sur de vieilles peauxusées et d’une écriture médiocre.» Roland

jaillit «d’un tout petit codex mal écrit».Roland,trahiparsonparâtreGanelon,queCharlemagne envoie à Saragosse pournégocier avec le roi sarrasin Marsile, afinqu’il se convertisse au christianisme.Ganelonqui, enragé d’avoir été choisi à laplace de Roland, neveu chéri du roi, pourcettemissiond’undangerextrême,mani-gancera une embuscade à Roncevaux.«Ganelon se fait très angoissant/ Qui deson cou jette ses peaux demartre/ Et pourfinir en chemise de soie/ Les yeux brillantslevisage cruel/DitàRoland: Foupourquoitu enrages?» La suite – lamort de Rolandqui, troptard,souffleraducorpouralerterle roi – est connuede tous.

LaFranceretrouvetracedecettehistoireà la finduXIXesiècle,dansunclimatdecin-glante défaite nationale. Roland, hérossacrifié, filsdel’honneur, incarneladignitéd’unguérisseur. Il transforme ladéfaite enliturgie. Il se fait champion d’un récit des-tinéàaffronter laperte faceàunAutrequi,au fond, nous rappelle à nous-mêmes. Laviolencede la Chanson,dit Boyer, est alors«comme une danse, un langage de la res-semblance».Elleguérit lafolie.«Lafoliequinous traverse et fait de nous des chevalierserrantsenquêted’unmondeperdu.»Ender-nièreinstance,pasd’autresolution: ilnousfaudrasanscesse réinventerRoland.p

Didier Pourquery

LaCoréeduNordaunpoten-tiel touristique formidable.Difficileàcroire?C’estpour-tant cette déclaration qui a

permisàJean-LucCoatalemd’obte-nirunvisaauprèsdesautoritésdupays. Faux voyagiste, mais vraivoyageur, l’écrivain a ainsi, l’andernier, pu sillonner les routesvides de la République populairedémocratiquedeCorée, en jouant,il est vrai, le jeu de l’itinéraire offi-ciel programmé et (très) encadré.Cherchant obstinément des sitestouristiques sous la houlette dedeux guides officiels (l’un sur-veillant l’autre) et d’un chauffeur(surveillant les deux premiers), le

voici qui erre, accompagné de sonami, le très chic et dilettante Clo-rinde, au gré d’autorisations oud’interdictions sansqueueni tête.

Son récit est à la fois halluciné,angoissantetburlesque.Comman-dant couche-tôt d’une expéditionlugubre en eaux grises où la nuitest trèsnoire, où il n’y a rienà faireaprès dîner, pas grand-chose àmanger non plus (des repasentiers dans des assiettes de dî-nette)etassezpeuàvoir,Coatalemdécritunmondedusilenceparfai-tement absurde. Un peu nerveuxquandmême tandis que Clorindeaffiche un flegme tout british, ilessaiedecomprendre,à la lumièrede ce qu’il a lu avant, ce qu’il ob-serve le long des routes vides, demonuments pompiers en monta-gnespelées,de restaurantsdésertsen statues de grands leaders.

Il croise aussi quelques ombres«somnambuliques,(…)sortiesd’une

boîte grand format de Lego» : lesNord-Coréens nés dans les années1950 à 1970, qui n’ont rien connud’autre que l’absurde idéologiejuche(la variante locale dumarxis-me-léninismetellequeKim Il-jungl’avait théorisée) et un culte de lapersonnalité monstrueux. «Ces24millions d’individus ont étépareils à des scaphandriers indi-viduels,plongésaufondd’unlac,pié-tinant dans la boue, n’espérant aumieux qu’une goulée d’air vicié detemps à autre.» La Corée du Nordestune«fictionvraie»,écrit-il.

Respirerun peuHeureusement, l’humour de

Jean-Luc Coatalem lui permet deregarder tout cela avec recul et decréer des situations cocasses endéviant de quelques mètres duprogramme imposé. Et heureuse-ment, il y a les livres que Clorindeet lui ont apportésdans cevoyage,

pour respirer un peu. Clorinde entient pour Valéry et le Journal deJules Renard, excellents antidotes.Quant à l’auteur, il lit, aux anti-podes du «monde parallèle» qu’iltraverse, le roman de MelvilleMardi, aventures polynésiennes,hymne à la liberté heureuse, auvagabondageserein.

L’auteur de ces lignes a, quant àlui, terminé la lecture de Nouillesfroides à Pyongyang dans le TGV.Coatalemparvient si bienàdécrirel’insondable tristesse et l’hyper-contrôle de ce pays parano que,lorsqu’un contrôleur de la SNCFfait une annonce dans un haut-parleur, on ne peut s’empêcher defrémir.Lesilencedulivreestbruta-lementrompu,onremonteàlasur-face, mais cette voix métallique(d’habitude sympathique) a dessonorités quasi nord-coréennes.C’est sans doute la preuve d’unebelle réussite littéraire.p

Après«LaBibleBayard»,saintAugustin,Phèdre…FrédéricBoyerfaitsienslejeuneguerrierdeRoncevauxetsa«chanson».Lesvoicitousdeuxfraisetardents

Sonnel’oliphantauretourdeRoland

Sepâlir lapiluleenCoréeduNordJean-LucCoatalemlivrelerécitangoissantetburlesqued’unséjourtouristiqueaupaysdela«fictionvraie»

Littérature Critiques

Nouillesfroides àPyongyang,de Jean-LucCoatalem,Grasset,240p.,17,60¤.

Extrait

RappelerRoland.RappelerRoland;ChansondeRoland;CahierRoland,de FrédéricBoyer,POL, 400p., 20¤.

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Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

Vers le Nord-OuestPremiervolumed’un cycle romanesqueencore inachevédeWilliamT.Vollmann(«Sept rêves») consacré à l’AmériqueduNord, La Tuniquede glace en retrace l’épo-péedepuis la découverte du continentparlesVikings, auXesiècle. Ouplus exacte-ment, sa légende, sesmensonges, ses vesti-ges, ses sagas et sa vérité. Le livre épouseplusd’une fois le style et la narrationdesanciensScandinaves, pour s’en éloignerpresqueaussitôt. De fait, l’auteur fictif(«William l’aveugle») se contredit et seréinvente enpermanence.Voyageantdans le temps à toute allure, remontantdedix siècles d’unepage à une autre, LaTuniquedeglacebrosse unpassagevers leNord-Ouest: le lecteur est invité à s’y per-dre. Publié pour la première fois en 1990,cet étrange récit témoignedu talent saisis-santd’un auteurde 30ans – dont l’œuvreest depuis largement traduite et juste-ment célébrée.pNils C.AhlaLa Tunique de glace (The Ice-Shirt), deWilliamT.Vollmann, traduit de l’anglais (Etats-Unis) parP.Demarty, Cherche-Midi, «Lot 49», 678p., 22¤.

Unmythomane«Mongarçon,n’oubliepasquecequ’il fautsurtout, c’estnepas se faire remarquer!»Ceconseilquesonpère luidonnapouréchap-perauxnazis, JerzyKosinskipassa savieàenprendre le contre-pied.Auteurd’unbest-seller racontant sonhistoire, celled’ungamin juif recueilli etmartyrisépardespaysanssadiques, cetécrivainpolonaisémigraauxEtats-Unisetmenaunevieflamboyanteet transgressivequi le condui-sit aussibiendans les salonshuppésquedans les sex-clubsduNew-YorkSM. Jusqu’à

ceque l’impostureéclateet lepousseausuicide.Auteuretscénariste,Glowacki, qui abienconnuKosinski, ena tiréunromanà l’imagede laviedecemystificateurextrava-gant:déjantéetparfoisdérou-tant.p StéphanieDupaysaGoodnight, Djerzi !,de JanuszGlowacki, traduit du polonais parL.Dyèvre, Fayard, 336p., 21,50¤.

LoinduNépalRares sont les auteursnépalais contem-porains connus enFrance.ManjushreeThapa, née en 1968àKatmandou, a étudiéà Seattle grâce àunebourse, avantde ren-trer auNépalpour écrire.Dans cepremierroman traduit, lanarratrice –qui a gagnéune carte verte à la loterie et s’est installéeà LosAngeles – a biendumal à faire com-prendred’oùelle vient. Certains entendent«Naples» et lui parlentdeRome.D’autres«nipple» («mamelon», en anglais) et fron-cent les sourcils…Réflexion sur l’exil et le

déracinement, ce romanimprégnéde souvenirs et despiritualitéexplorenon sanshumour les conditionsd’unnouvel envol et résonnedefaçon sincère et juste.p Fl. N.aLes Saisons de l’envol(Seasons of Flight), deManjushreeThapa, traduit de l’anglais(Népal) par EstherMénévis,AlbinMichel, 278 p., 22,50 ¤.

Sans oublier

«Mary Fox est passée l’autre jour–c’était la dernière visite à laquelle jem’attendais. J’aurais fait du range-ment si j’avais su qu’elle venait. (…)Aumoins, je portaisun costume; jem’ef-forced’avoir l’air unpeuprofessionnel.J’étais assis àmonbureau, àmal écrire,àme contenterde tracer desmots surla page, d’attendreque quelque chosede bien se présente, unephrase que jepourrais garder. Cela prenait plus detemps ce jour-là qued’habitude,maispeum’importait. Les fenêtres étaientouvertes. J’écoutais vaguementquel-que chosedeGlazounov; il a écrit unesymphoniequ’onnepeut écouter fenê-tres fermées, c’est absolument impos-

sible. Enfin, je suppose qu’onpourrait,mais on s’énerverait et se jetterait surlesmurs. Jeme fais peut-être des idées.Ma femmeétait à l’étage. (…) La sym-phoniedansmonbureauétait aussifort quepossible,mais rien là denou-veauet elle ne s’est jamais plainte detout ce bruit. Elle ne seplaint de rien dece que je fais ; elle en est physiquementincapable. C’est que je l’ai cadrée debonneheure. Je lui ai dit d’une voixpleined’émotionque l’unedes raisonspour lesquelles je l’aime, c’est qu’elle neseplaint jamais. Si bienqu’elle n’oseplus se plaindre évidemment.»

Mister Fox, page5

Laconditiondel’intersexeIl?Elle?Poursonpremierroman, laCanadienneKathleenWinterabordeavecuneintelligencesensible lethèmedel’intersexualité

Emilie Grangeray

Mieux qu’un essai, car éminem-mentplus sensible, le premiertrès beau roman de la Cana-dienne KathleenWinter abor-

delethèmedel’intersexualité.Dequoidon-ner à réfléchir en ces périodes où les ques-tionsdegenre seposentplusque jamais.

C’est l’histoire d’Annabel, qui meurtnoyée dès le premier chapitre. Et, tout aulongdu récit qui suivra, de sa symboliquerésurrection.Annabelest lafilledeThoma-sina, esprit libre dans ce territoire (Terre-Neuve) où les femmes ne font souvent

qu’attendre – que leursmaris reviennentde la chasse. C’est elle qui va aider sonamie Jacintaàaccoucherd’unbébéqui, ensus du petit pénis, «possède des lèvres etun vagin». Et qui décide, secrètement, del’appeler Annabel. Secrètement, car Jacin-ta, si elle accepte tout ce que seule unemère peut accepter, craint déjà les raille-ries d’une société qui s’érige trop souventen juge. C’est donc son mari qui va tran-cher.Parcequ’il apeur lui aussi. Et surtoutparce qu’il est incapable, contrairement àThomasina, de jongler avec les possiblesencoreen latence, d’imaginer cequipour-rait être si…

Ce sera donc «un garçon, et il s’appelle-raWayne,commesongrand-père». Et tantpis si Wayne préfère le dessin à la chasse,adore la nage synchronisée et prend pourmeilleuramiunefille.Tantpispourlesdis-

putesqui suivront. Tantpis pour la culpa-bilité de lamère, qui n’a pas eu le couragede la vérité.

Du soleil sur les paupièresWaynepasse sonenfanceàprendredes

pilulessansquejamaislamoindreexplica-tion lui soit fournie. Et avec la désagréableimpressiond’avoirunemaladiesansnom.Unemaladie qui n’est en fait qu’unediffé-rence. «Une différence signifie une toutautremanière d’être. Ça pourrait être fan-tastique. Ça pourrait être d’une incroyablebeautési lesgensn’avaientpassipeur», luidit un jour Thomasina, dont la colèrejamais ne tarit. « Pourquoi les adultescroient-ilsleursenfantsincapablesd’enten-dre lavérité?Pourquois’obstinent-ilsàrefi-ler à leurs enfants lesmensonges que leurspropres parents leur ont refilés, alors qu’ils

se souviennent sûrement de la détressequ’ilsavaientressentiequandilspleuraienttout seuls dans leur lit, en proie à des peursque personne n’avait pris la peine de lesaideràsurmonter?»Maiselle-mêmen’osepas lui avouer : «Il lui faudrait bien plusque la vérité. Il lui faudrait un monde quicomprenne.» Et puis que dire quand unebanded’adolescentshomophobesetmiso-gynes s’enprennentàWayne-Annabel surlemode:«Queltypepeutchoisirdedevenirune fille si c’est pas pour se faire baiser?»

Peud’auteursont osé aborder le thèmede l’intersexualité. Il y a eu le formidableMiddlesex, de Jeffrey Eugenides (Seuil,2002), LeSeigneurdesguêpes,d’IainBanks(Pressesde la cité, 1984) et, biensûr,Orlan-do, le texte de Virginia Woolf, cité ici enexergue.KathleenWinter en fait le thèmeprincipal de son roman, une stimulante

réflexion sur le genre et l’identité autantqu’un hymne à la tolérance et à la liberté.Aupassage,ony trouveraaussiunemédi-tation sur la condition de la femme, avecde nombreux échos à la Virginia Woolf,encore elle, d’Une chambre à soi. «Raressont lesmoments, dans la vie des femmes,où elles peuvent sentir le soleil palpiter surleurspaupièresdansunendroitcachésanspersonne pour leur demander quoi que cesoit.»Après cette découverte revigorante,on attend avec impatience la traductionduprochain livre deWinter.Un recueil denouvelles intitulé…Boys. p

FlorenceNoiville

Elle n’a pas 30 ans. Et,pourtant, il estdéjà cer-tain qu’il faudra comp-ter avec elle… CommeChimamanda NgoziAdichie (« Le Monde

des livres» du 25 janvier), et dansle sillage de Buchi Emecheta,HelenOyeyemi fait partie de cettejeune génération particuliè-rement douée de romancièresd’origine nigériane d’expressionanglaise.

Que se passe-t-il donc, au paysde Wole Soyinka, pour qu’explo-sent aujourd’hui tant de talentsféminins? «Je n’en ai pas lamoin-dre idée», avouait en 2011 HelenOyeyemi, de passage à Paris pourla sortie de son précédent roman,Leblancvaauxsorcières (Galaade).La jeune romancière insistait aucontraire sur le fait qu’elle s’était«toujourssentied’ici etd’ailleurs».DuNigeria et deGrande-Bretagne.De Lagos et de Londres. De Paris etde Berlin. Et aussi de Budapest, oùelle vit aujourd’hui.

«Homeiswhereyourteapot is»,suggéraitOyeyemienriant.Autre-ment dit, «il suffit de transportersathéièredansunevillepoursesen-tirchezsoi !C’est l’unedes idéesquem’ont transmises mes parents. Iln’est jamaisobligatoiredevivreoùque ce soit. Je veuxdire jamaisobli-

gatoiredevivredansunendroitauseul motif que vous y êtes né ouqu’il vous est devenu familier…»

Née au Nigeria en 1984, HelenOyeyemiagrandiàLondres. Jeuneauteurprodige,ellerédigesonpre-mier roman – La Petite Icare (Plon,2005)–enseptmois, tandisqu’elleprépare ses A-levels, l’équivalentbritanniquedubaccalauréat. Aveccet ouvrage relatant « le mal-êtred’une fillette qui n’arrive pas àsavoir si elle est blanche ou noire»,Oyeyemi fait une entrée remar-quée sur la scène littéraire anglo-phone.Surtout,elleimposeununi-vers singulier, aux lisières de laculture yoruba – sur la rive droitedufleuveNiger–etdumodedevieoccidental. Un monde où leshumains et les esprits dialoguent,rivalisent, complotentouse taqui-nent – un peu comme dans LaRoute de la faim (Robert Laffont,2004) qui, en 1991, avait valu leBooker Prize à son compatrioted’origine, l’écrivainBenOkri.

Barbe bleuedes années 1930Pour sondeuxièmeroman (The

Opposite House, 2007, non tra-duit), Oyeyemi renouvelle le tourde force. Elle est alors étudianteensciences politiques à Cambridge,et censée réviser ses examens.Mais le démonde l’écriture la sub-merge. Elle sent qu’il lui faut abso-lument, avant les épreuves, «bou-cler le premier jet de son nouvelouvrage». Une fois de plus, ellelivreunefantaisieoùmytheetréels’interpénètrent. Un monde ba-riolé, toutà la fois influencépar les

légendes cubaines, la Bible et lespoèmesd’EmilyDickinson.

Dans Mister Fox, le roman quiparaît aujourd’hui, cette techni-quedetissageetdemétissagelitté-raire est poussée à l’extrême.Autour d’une trame classique – lerécit populaire anglais du mêmenom,Mr.Fox (M.Renard),oùlatrèsjeune et très courtisée Lady Maryse voit demandée en mariage parun inquiétant chatelain… –, HelenOyeyemi entrelace plusieurs fils :celui des légendes africaines, celuides contes de Perrault, celui enfindu roman britannique des années1930 dans la veine de Daphné duMaurier et de son célèbre romanRebecca (1938).

L’histoirecommenceàManhat-tanen1936.MisterFoxestunepar-faite réplique de Barbe bleue réin-carné enécrivain.Unauteurà suc-cèsqui, à la finde tous ses romans,ne peut s’empêcher d’assassinerses personnages féminins. Or,voici que débarque chez lui unecertaine Mary dont on comprendqu’elle est à la fois samuse et uneallégorie de l’Inspiration. LadyMary s’insurge contre cette vio-lence symbolique inacceptable.Comme si l’on pouvait impuné-ment envoyer ad patres des dizai-nes de femmes pour le plaisir des’offrirunefinspectaculaire.Com-me si l’injustice qui leur est faitede par le monde avait besoin, enplus, des crimes de sang et d’encrede« l’abominableMister Fox».

Sur ce thème de départ, HelenOyeyemi compose de nombreuses

variations qui se répondent enécho et s’imbriquent telles despoupées russes. Les personnages– Mary, Mister Fox et sa femme,Daphné – composent un curieuxtrioquisemétamorphosed’unehis-toire à l’autre. Peu à peu, le spectredu roman s’élargit. Le livre devientuneméditationbrillanteetjoueusesur le genre, la fiction, le langage, lavie en couple… Le tout ponctué deréférences littéraires, de bribes depoèmes, ou encore de listes – com-me cette « liste de règles à l’usagedesamants qui stipulepar exempleque“lemariagen’estpasunevérita-ble excusepournepasaimer”».

Est-ce que tout cela se terminemal? Bien sûr. Mister Fox, changéen vrai renard, tombe amoureuxd’une jeune femme et leur ma-riage impossible est sans aucundoute sa punition. Il la supplie dele changer en humain. Elle «necroit pas pouvoir le faire». Et Fox,dedépit,arrachedudictionnairelapage contenant lemot «renard».

Surréalisme, merveilleux, poé-sie, sortilèges…: comme à la ma-relle, on saute de case en case chezHelen Oyeyemi. Ici, un person-nage «s’enroule dans des mots, secalant la tête sur certains et lespieds sur d’autres». Là, une jeunefemme valse dans un caveau avecsonmarimort.Onpense àGabrielGarcia Marquez qu’aurait réécritun Lewis Carroll féru de cultureyoruba! Ça enchante. Ça foisonne.Ça déroute quelquefois. Cela s’ap-pelle le réalisme magique… àl’anglo-africaine.p

Critiques Littérature

Extrait

Mister Fox(Mr. Fox),d’HelenOyeyemi,traduitde l’anglaisparGuillaumeVilleneuve,Galaade,352p., 22 ¤.

Annabel,deKathleenWinter,traduit de l’anglais (Canada)parClaudineVivier,ChristianBourgois, 464p., 20¤.

Laromancièred’originenigérianetisseetmétissefinement,dans«MisterFox»,conteseuropéensetlégendesafricaines

RuséecommeHelenOyeyemi

BASSO CANNARSA/OPALE

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Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

Ambivalencescapitales«VoyageaucentredeParis»reflète,aulongd’unemarched’uneriveàl’autre,lessentimentscontradictoiresquelavilleinspireàsonauteur,AlexandreLacroix

Voyage au centrede Paris,d’AlexandreLacroix,Flammarion, 380p., 20¤.Signalons, dumêmeauteur, la parutionenpoche de L’Orfelin, J’Ai lu, 248p., 7 ¤.

C’est d’actualité

Un«vieux»opiniâtre…Queserait l’édition sans les poches?Dans la liste des dixmeilleuresventes delivres entre le 21 et le 27janvier en figurentcinq, dont Le vieuxqui ne voulait pas fêtersonanniversaire,de Jonas Jonasson.Sorti en…mars 2012 chez Pocket.

…LeLivredepoche,lui,saluel’événement…C’esten février1953quesontparus lespremiersvolumesestampillés«LeLivredepoche», troisouvragesdepetit format signésPierreBenoît,Archibald JosephCronin,An-toinedeSaint-Exupéry,et vendus2francs.Editéepar laLibrairegénérale française, la col-lectionest à l’époquedirigéeparHenri Fili-pacchi.Depuis,plusde 2000auteursontvuleurœuvrepubliéeauLivredepoche, etplusde 1milliardd’exemplairesse sont écoulés.Championdesventes:LeGrandMeaulnes,d’Alain-Fournier (plusde 5millionsd’exem-plairesécoulés).Vipèreaupoing,d’HervéBazin,Le Journald’AnneFranketGerminal,d’EmileZola, ont chacunfranchi labarredes4millions. LeSalondu livre, quiouvrira sesportes le 21marsàParis, proposerauneexpositionsur les60ansduLivredepoche,despremières couvertures jusqu’audéploie-mentde soncatalogueennumérique.

…Foliorestezen…Son concurrent Folio a lancé, le 31 janvier,une collection«Sagesses», au tarif de2euros. Neuf titres sont déjà en librairie.Parmi eux, Pensées étranglées,deCioran,Corps et esprit : La voie du zen,deDögen,De la providence,de Sénèque, L’amour estplus fort que lamort,deMaître Eckhart.

…Lesautresconcurrentschoisissentd’enrireDe son côté, J’Ai lu sort le 13février unenouvelle collectionbaptisée sobrement«Humour». Premiers titres: La femmepar-faite est une connasse,d’Anne-SophieetMarie-AldineGirard, etMesparents font desSMS,d’AlexandreHattab. 10/18 annonceégalementunenouvelle collectionpour le14mars. «Lemondeexpliquéaux vieux»s’attacheraà décrypter les nouvelles techno-logies et les phénomènes culturels d’aujour-d’hui, par exemple Facebooket LadyGaga.

MémoiresprécocesNouvelle coqueluched’Hollywood, LenaDunham,26 ans, actrice et réalisatricede la série «Girls», récompensée lors desGoldenGlobes, le 13janvier à LosAngeles,publieraprochainement sesMémoires,qui paraîtront en 2014 chezBelfond.

ThillliezàHollywoodLes droits de la série policièredu FrançaisFranckThilliez (Le Syndrome [E], [Gataca] etAtom[ka]), tous parus au Fleuvenoir), tra-duite dans treizepays, ont été achetés par leproducteur américain IndianPaintbrush.Lepremier filmsera adaptépar le scénaristedeBlack Swan, MarkHeyman.Unprécédentthriller de FranckThilliez, LaChambredesmorts (Le Passage, 2005), avait déjà eu leshonneursdugrandécran.

Lesémotionsd’unpiétondeParisENADEPTEde la «dérivepsychogéographique»théoriséeparGilles Ivainlorsqu’il fréquenta lessituationnistes,Alexan-dre Lacroixnouspropo-se d’entamerunVoyageau centre de Parisqui atout d’une expériencepsychiqueet existen-

tielle. Comme l’écrivait l’ami deGuyDebord,«les rues d’une ville ne remplis-sent pas seulement la fonctionde relier unpoint àunautre, en fait elles établissentdes connexions entre les différents coinsdenotremémoire» (Internationale situation-niste,n˚1, 1958).

Au fil des chapitres du roman, suivantun itinéraire subjectif et capricieuxde larive gauche à la rivedroite, le narrateurlaisse se déployer sa rêverie augré desréflexionsque lui inspirent aussi bien l’ob-servationdes sacs poubelle transparents,imposéspar le planVigipirate, que la«teinte hésitante, entremélasse et bitu-me»de la Seine, qui nemanque jamaisde réveiller chez lui «des pensées demort,(…) l’idée très répanduequ’onpeut se sui-cider, rien qu’eny plongeant».

Mais le discours intérieur dunarra-teur n’a rien de solipsiste. Le flâneurs’adresse fictivement à la femmequ’ilaimepour lui faire partager ses émotionsparisiennes. Il entraîne dans lemême

mouvement le lecteur, conquis parl’enthousiasmede ce piéton sensibleet cultivé.

Alexandre Lacroix réussit à porterun regard sur son époque, tout en luiredonnant la profondeur historiquequele rythme effrénéde la vie urbaine tend àocculter. Il réalise la prouesse de trans-mettreune culture vivante, jamais sus-pecte d’académismemalgré sa grandeérudition.p

«Est-ceque j’aime,ouest-ceque jedétesteParis?Unefoisdeplus, jemepose laquestionsansparveniràyrépondre.Lepouret lecontres’en-roulent l’unautourde l’autreetdéjouentmesfacultésd’analyse.CommesiParisétaitune femme,avec laquelle j’auraisvécutantd’an-néesque la flammeinitiale se serait

depuis longtempstarie, si bienquejenesauraisdire si je l’aimeplusquetouteautrepersonneaumondeousi je lui enveuxd’avoiroccupéuneplacetropgrandedansmonexis-tence. (…)Le tempsest-il venu,pourmoi,d’allervoirailleurs?»

VoyageaucentredeParis, pages 9-10

Extrait

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

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LES MATINS

ROMAIN OSI/PICTURETANK

Histoired’un livre

Florence Bouchy

Alexandre Lacroix estnéàPoitiers,maisilagrandi à Paris etconnaît la ville com-me sa poche. Adoles-cent, il l’a explorée

méthodiquement, quartier parquartier. Etudiant, il a arpenté sessous-solspourparticiperauxfêtesorganisées dans les catacombes.Puis il leur a préféré l’espace et ledégagementvers l’horizon,élisantles toits de Paris comme terraind’aventures privilégié. «J’ai com-mencé par les toits accessiblesdepuis ma chambre de bonne, sesouvient-il avec amusement, puisc’est devenu une démarche sys-tématique, avec des amis. Nousmarchions pendant des heures, lanuit. Et dès que nous repérions unéchafaudage, nous l’escaladions.Je nous avais surnommés les“toituristes”.»

Qui eût dit que, en apparence siaccordé à l’espace urbain et auxmystères de Paris, le jeune hom-me allait brutalement vouloirchanger de vie et s’installer à lacampagne, comme pour déclarerlaguerreàlaville?Qu’iln’yrevien-draitque septansplus tard, et seu-lement parce qu’on lui donnaitl’occasion de participer à la créa-tion de Philosophie Magazine,dont il est aujourd’hui rédacteurenchef?CommebeaucoupdePari-siens, suppose-t-il, il se sent par-tagé entre un amour pour le«magnétisme» de cette ville, etune«difficultéàyvivre,àytrouversa place, et à y avoir des relationshumaines riches».

A Paris, « l’agressivité sociale etlaconcurrencesontconstantes,dit-il,et lemodedevie,quimultiplie lesinteractions, tend à amoindrir lasensibilité, et à faire de vous quel-qu’un de blasé ou de cynique.» Deces sentiments ambivalents,Alexandre Lacroix fait la matièred’un beau roman, Voyage au cen-tre de Paris. Il confie à l’écriture lesoin de donner forme à ce qu’ilconsidère comme l’une de ses«questions existentielles fortes»,sontiraillemententreuntempéra-ment hyperactif encouragé par lavie urbaine et l’aspiration à unevie contemplative ou méditative,qui laisserait davantage de place àlapensée,à l’imagination,auxsen-timentsdurables.

Lefilrougeduroman,c’est lalec-turedeDanube,deClaudioMagris(Gallimard, 1986), qui le lui a don-né:si l’écrivainitalienretracel’his-toiredelaMitteleuropaensuivantles 3 000km du cours du fleuve,Alexandre Lacroix déplie quant àlui l’histoire de Paris aux XXe etXXIesiècles en se fixant un itiné-raire de 6 ou 7kmdans la capitale.Son narrateurmarche, du Luxem-bourgauMarais, pour aller rejoin-

dre une femme à laquelle il doitannoncer une décision. Il laissedériver ses pensées au gré desexpériences émotives queréveillent les bâtiments, les rues,lesquartiers,auxquellessemêlentses souvenirs de lecture.

Evidemment,cettepromenade,l’écrivain l’a faite, carnet enmain.Un jour férié denovembre2008, ila noté absolument tout ce qu’ilvoyait, tout ce qui se passait, unpeu à lamanière deGeorges Perecet de sa Tentative d’épuisementd’un lieu parisien (Christian Bour-gois, 1982). Ilavaitaupréalableras-sembléunedocumentationconsi-dérable, entassé et annoté plus dedeux cents livres sur Paris, qu’il afallumanier tout au long de l’écri-turedu roman.

RueGît-le-CœurOn devine sans peine l’écueil

auquelrisquaitdeseheurterl’écri-vain: trop d’histoire, trop de den-sité, trop d’érudition auraient faitde son texteune somme sur Paris,et non plus un roman. «A unmoment, le livre avait pris des pro-portions écrasantes, j’ai décidéd’en couper presque la moitié. J’aisupprimé tout ce qui ne relevaitquede l’information,explique-t-il,et j’ai laissé tout ce qui était de l’or-dre du ressenti.»C’est ce qui expli-que l’omniprésencedes poètes, deFrançois Villon aux surréalistes,chez lesquels Alexandre Lacroix atoujours trouvé l’écho de sa pro-pre sensibilité. Ou l’importanceaccordéeàlatoutepetiterueGît-le-Cœur. «Sur le plan historique, elleest insignifiante, admet-il bienvolontiers. Mais les avant-gardes

s’ysontsuccédé,etdeschosesfortess’y sont écrites. Et puis son nomcondense toute l’ambivalence deParis, c’est le cœur qui gît et quirugit.» Ce qui a été élagué, c’est cequ’on pourrait lire dans un guidetouristique.

Ce qui reste, c’est notammentl’évocation de ce qu’AlexandreLacroix nomme le «cafard pari-sien», cette mélancolie très parti-culière du dimanche à Paris, due àla grisaille, au climat, à une formede solitude, qui reste néanmoinsun «désespoir confortable, danslequelonpeut s’installer.C’est fina-lement assez propice à la quêteartistique ou spirituelle, si on ac-cepte de l’endurer».

La prose de l’écrivain, souplemaisclassiqueenpremièreappro-che, joue d’ailleurs constammentde légères dissonances. Le ton estaigre-doux, les changements deregistre sont fréquents, laissant secôtoyer argot et imparfait du sub-jonctif, ampleur des métaphoreset observation précise du réel leplus contemporain. C’est que

l’éthique du romancier consiste,selon lui, à essayer de trouver lestyle qui reflète le plus adéquate-ment possible son époque. Or,«notre époque n’est ni celle d’unedéstructuration totale, ni celled’une poésie pure. C’est plutôt untemps de schizophrénie généra-lisée,depoésie contrariéeetd’équi-libre déséquilibré».

Si Paris est un piège, pour seshabitants comme pour l’écrivainque sa densité risque d’engloutir,les émotions contradictoires quesuscite la ville lorsqu’on prend letemps de la regarder et de la com-prendre légitiment à elles seules,par leur intensité, l’expériencequ’elle aura donné à vivre. «Amesure que j’ai écrit le livre, re-connaît Alexandre Lacroix, je mesuis aperçu que j’avais une telleconnaissance des lieux que cela nepouvait être qu’une preuved’amour.»DeceVoyage, l’écrivainrevientapaisé,heureuxquelalitté-rature ait à nouveau donné à sonquotidien une profondeur qu’iln’aurait pas sans elle.p

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Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

Le congrès deVienne réévaluéDenovembre1814 à juin1815, plusieurs centaines de représen-tants des Etats européens se réunirent à Vienne pour « la plusgrande réunion diplomatiquede tous les temps». Sous la direc-tion des pays qui avaient vaincuNapoléon – l’Angleterre, laRussie, l’Autriche et la Prusse–, la carte de l’Europe fut redes-sinée et les principes d’un «concert européen» fondés sur lalégitimité des vieilles dynasties et sur l’équilibre entre les puis-sances furent posés. Le congrès de Vienne a d’emblée souffertd’unedouble légendenoire. D’une part, il n’aurait été qu’unelongue suite de fêtes. De l’autre, l’inspiration générale ducongrès, comme son acte final, auraient étémarqués du seulsceau de la réaction. Thierry Lentz s’inscrit en faux contre cesreprésentations et rappelle l’importancehistorique de ce qui

s’est fait à Vienne: la recherche d’une paix euro-péennedurable et l’invention d’un «droit public»international comprenant notamment l’abolitionde la traite négrière. Le récit est intéressantmais, àforce de réévaluation, en vient àminorer le carac-tèremalgré tout très conservateur d’un congrèsfondé sur le refus de la souveraineté et de la libertédes peuples européens.p Pierre Karila-CohenaLe Congrès deVienne.Une refondation de l’Europe, 1814-1815, de Thierry Lentz,Perrin, 384p., 24¤.

Mononcle, préfet et résistantAvec l’aide de l’historienneAude Chamouard, l’auteurreconstitue l’itinéraire de son oncle, JeanBenedetti, formé à lahaute fonctionpublique sous la IIIeRépublique, préfet sousVichyqui, tout en affichant un loyalismeminimal, s’efforçad’atténuer lesmesures les plus criminellesdu régime. En postedans l’Hérault, il parvint notamment, avec ses subordonnés, àlimiter fortement le nombre des arrestations de juifs lors de larafle du 26août 1942. Ses contacts avec l’Œuvre de secours auxenfants, organisationqui se donnait pourmissionde sauver

des enfants juifs, sont attestés. Appartenant auréseauNAP (Noyautagedes administrationspubli-ques), il fut dénoncé et déporté en 1944. Il poursui-vit sa carrière dans la préfectorale après la Libéra-tion.Même s’il s’apparente davantage à un récitqu’à une analyse, cet ouvrage a lemérite de propo-ser le portrait individuel d’unpréfet en tempsdetroubles, exercice suffisamment rare pour êtresalué.p P.K.-C.aUnpréfet dans laRésistance, d’Arnaud Benedetti,CNRS éditions, 348p., 20 ¤.

AdmirationsdeRégis DebrayUn fil rouge court à travers les discours, articles de circons-tance ou hommages ici réunis par Régis Debray: «La fin dusentiment de l’Histoire dont Chateaubriand fut l’accoucheuretMalraux le croque-mort.» Les bornes chronologiques n’ensont pas fixes,même si l’expérience de la guerre ou samé-moire inquiète y sont un élément essentiel. Il s’agit de défen-dre André Breton attaqué par Jean Clair, de rendre hommageàAlbert Londres, véritable «totem» des reporters, d’avouersa prédilectionpourNekrassov,de Sartre (1955, satire de lapresse anticommuniste, placée «aumême rang que ses chefs-d’œuvre pour ainsi dire officiels»), ou encore de saluerdeGaulle, RomainGary, FrançoisNourissier et Jorge Sem-prun. En chacund’eux, comme en quelques contemporains,RégisDebray reconnaît « les classiques d’entre nosmodernes»,un «temps d’outre-tombe, d’avant les linguisteries et lessociologismes», où le style était une arme.Héritier quelquepeumélancolique, l’auteur de Loués soient nos seigneurs(Gallimard, 1996) semontre capable, grâce à un art consomméde la formule qui claque, de redonner toute sa puissanceà la conscience que ces prédécesseurs avaient «d’appartenirà quelque chose d’obligatoire, d’irrécusable et de plus grandque soi».p J.-L. J.aModernes catacombes, de Régis Debray,Gallimard, 310p., 21¤.

«L’une des singularités de cette his-toire est lamanière dont SousaMen-des parvient à se persuader, contretoute évidence, que son action serareconnuepar Salazar.

Il n’est pas complètement infondéàle penser, il est vrai, le dictateur ayantchoisi – àmesure que les défaitess’accumulaientpour les forces de l’Axeet qu’il convenait de prendredes pré-cautionspour l’après-guerre – deprésenter sonpays commeun lieud’accueil pour les étrangers.

Cette illusionnedurera pas et

Salazar, furieux de cette désobéis-sance àgrande échelle, ne pardonnerajamais à SousaMendes (…).

Onpeut imaginer que le déni deréalité dans lequel se trouvait SousaMendesquant à la réactionde Salazarétait l’une des conditionspsychiquesqui lui permettait d’élaborer cettepenséeautonomenécessaire pourvaincre la peur, puisqu’il l’assurait fan-tasmatiquement,au rebours du senscommun, qu’il n’était pas seul.»

Aurais-jeétérésistantoubourreau?,p.103-104

Sans oublier

Roger-PolDroit

Iln’aurafalluquequatre-vingt-un ans à ce maître livre pourfranchir le Rhin. Publiée enallemand en 1922, l’impres-

sionnante élaboration du conceptd’opinionpubliquepar FerdinandTönnies a certesunpeuvieilli. Ellefut échafaudéeenun tempsoù lessondages n’étaient pas innombra-bles,oùl’onneparlaitpasdedémo-cratie d’opinion, où les réseauxsociaux n’étaient, au mieux, querêverie d’utopistes visionnaires.Pourtant, quiconque prendra lapeine de cheminer parmi les750pages de cette constructionméticuleuse et dense – consis-tante, à vrai dire, par moments–sera frappé par la puissance decetteréflexion,etaussiparsaperti-nence, çà et là, pournotre présent.

Pour l’immense majorité deslecteurs francophones, FerdinandTönnies demeure presque incon-nu. Pourtant, tout le monde oupresqueutilise ladistinctionentre

«communauté»et «société»qu’ilacontribuéàforger.Onconnaît lesnoms et les œuvres de ses collè-gues et contemporains, Max We-ber, Georg Simmel, Werner Som-bart, tous membres de la Sociétéallemande de sociologie, fondéeen 1909, mais on ignore souventqueTönniesenfutleprésidentjus-qu’en 1933. Il est vrai que cet hom-mediscret, apparemmentaustère,n’était pas doué pour attirer lesregards. Son travail sur Commu-nauté et Société rencontre d’abordla plus complète indifférence –àtelpointqu’ilnedeviendraprofes-seurde plein exercice qu’en 1913, à58ans. Si l’on ajoute que l’homme,complexe,necachaitpassasympa-thiepour la classe ouvrière, n’étaitpasdépourvude fibrenationalisteet eut en horreur la montée dunazisme,onnes’étonnerapasdelevoir expulsé de la fonction publi-que en 1933 par le pouvoir hitlé-rien. Ilmeurt troisansplustard,en1936. Ce penseur qui influençaWeber comme Durkheim, et dontles œuvres complètes comptentactuellement 24volumes, a quel-que chose d’atypique: philosopheobsédé de précision, spécialiste deHobbes – dont il exhume un

manuscrit inconnu, Behemoth–,Tönnies était également attentifaux données économiques et férude statistiques sociologiques.

Conscience collectiveC’est pourquoi l’intérêt de Criti-

quede l’opinionpubliquene relèvepas seulement de l’histoire desidées. Car, en parlant de « criti-que»,Tönniesentameuneinterro-gation du statut même de lanotion. A quelles conditions peut-on parler d’opinion publique, enquel sens, avec quelle portée? Sesréponses sont pour nous inatten-dues, et méritent pour cela mêmequ’on s’y arrête. Le philosophe-sociologue distingue d’embléeentre la cacophonie des avis,croyances et préférences (ce quenous avons l’habitude de dénom-mer « l’opinion») et la notiond’«opinion publique» qui l’oc-cupe. Elle évoque pour lui à la foisune volonté générale, uneconsciencecollective,unjugementunifié qui approuve ou condamnelesdécisionspolitiques.

Les développements les pluscurieux –et donc les plus intéres-sants– sont ceux où Tönnies éta-blit une comparaison entre opi-

nionpubliqueet religion, les deuxpossédant à ses yeux nombre defonctionscommunesetdecaracté-ristiques parallèles, malgré leurdisparité. Il va jusqu’à suggérerque cette «opinion publique»–devenant de proche en procherationnelle, objective et sereine–finirait, à la limite, par se substi-tuer aux croyances religieuses.

Aulieudehausser lesépaulesetde renvoyer ce livre à la poussièreet à l’oubli, on ferait bien de s’avi-serqu’il formulequantitédeques-tionsquenousne savons toujourspas résoudre. Par exemple: com-mentsedéveloppeunepenséecol-lective?Oubien:comments’orga-nisentaujustelesrelationsdupou-voir, de la presse et de l’opinion?Pour avancer dans leur élucida-tion, faire un ou deux pas en ar-rière en direction de Tönnies neparaît pas inutile.p

Jean-Louis Jeannelle

En2007, laparutionchezMinuitde Comment parler des livresquel’onn’apas lus? renditPier-re Bayard célèbre bien au-delàdes cercles universitaires. Cevirtuose du paradoxe avait

déjàremisencausequelques-unsdesdog-mes lesmieux établis enmatière de criti-que littéraire. Dans Qui a tué RogerAckroyd? (1998), il reprenait l’un des pre-miersromansdela«reineducrime»,Aga-thaChristie,etdémontraitqu’HerculePoi-rot s’était trompé de meurtrier. Enquêtesur Hamlet (2002) l’amenait à passer enrevuelesinterprétationsdelapiècedeSha-kespeare, si nombreuses qu’aucun spécia-liste, concluait-il, n’a lu le même texte.AvecDemainest écrit (2005), il balayait lesfondementsde l’histoirelittéraireenrévé-lant que les écrivains prédisent souventl’avenir : Oscar Wilde n’a-il pas fait laconnaissancedeLordAlfredDouglasdeuxmois après avoir publié Le Portrait deDorian Gray, récit pourtant tout à faitexactdelapassionquiallait luiêtrefatale?

Aurais-jeétérésistantoubourreau?,sonnouvel essai, risque de dérouter. On ydécouvreque, loindese limiteràdes livresprovocateurs et brillants, Pierre Bayard,très engagédans les années 1990 contre lapolitiqued’épurationethniquemenéeparlaSerbie,s’estégalementintéresséaugéno-cidecambodgien.Pourtant,làoùlestémoi-gnages issus de ces massacres de massefont l’objet de lectures que le respect des

faitsmentionnés stérilise, il n’hésite pas àen proposer une approche en apparencenaïve, et en réalité fort judicieuse.

Et toi, qu’aurais-tu fait à leur place?Cette question est le plus souvent adres-sée à un interlocuteur, afin de l’enfermerdans undilemme insoluble (Qui voudraitse reconnaître tortionnaire? Qui oseraitse déclarer héros?). Bayard choisit de laprendre très au sérieuxen se l’adressant àlui-même. Pour y répondre, il se projettedans des situations que lui fournissent,entreautres, lestémoignages.Mieuxenco-re–et leprocédéestplusinattendu–, il faitde son père, né en 1922, le support d’unereprésentation déléguée de lui-même, telqu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dansune situation de crise semblable, « la plusà même de révéler, en le portant à ses

limites, ce qu’(on) est véritablement».Jeune étudiant en lettres, son père avait,en effet, appris en mai 1940 l’effondre-mentde l’armée françaiseàRoyan,oùcer-taines des classes préparatoires exposéesaux bombardements allemands avaientété déplacées. Pierre Bayard, lui-mêmekhâgneux trente ans plus tard, luiempruntesonparcoursdemanièreà fairel’expérience de sa propre «personnalitépotentielle», en seplaçant, parhypothèse,

dans la situation de faire concrètement lechoixde se soumettreoude résister.

Malgré les apparences, le critique restefidèle à sa méthode, à savoir introduiredans le genre de l’essai une certaine dosede fiction. DansQui a tué Roger Ackroyd?,celle-ci passait par une distance ironiqueaveclenarrateur,paranoïaqueaupointdevouloirreprendredezéro l’enquêted’Her-culePoirot–toutcritiquelittéraireestpré-cisément atteint d’unemêmemaladie dusoupçon, qui le conduit à lire sans cesseentre les lignes. C’est ici par l’étrange dis-positifdece«personnage-délégué», inten-tionnellement voué à échouer, que s’im-misce la fiction. Nous ne saurons en effetrien de ce que Pierre Bayard aurait réelle-mentfait–pourcela, il lui faudrait ignorerledénouementdecesévénementshistori-ques et plus encore se libérer de ses préju-gés intellectuels afin d’investir ceux desFrançaisde 1940.

Bien qu’impossible (peut-être mêmeparce qu’impossible, tant la théorie lit-téraire s’est habituée à avoir réponse àtout…), l’exercice s’avère passionnant. Ilconduit à lentement nous rapprocher dece qui constitue le véritable objet de cetessai,à savoir le«pointdebascule». Aquelmoment un individu passe-t-il d’un côtéoude l’autre de la zone grise où chacun secontentede cultiver son jardin? Tel SousaMendes, consulportugaisàBordeaux,quidécide, après s’être couché trois jours, dene pas respecter la circulaire restreignantl’accès du Portugal aux réfugiés, en pre-mier lieu aux juifs qui fuyaient l’arméeallemande, et de leur délivrer des visas àtourde bras.

Mais c’est bien entendu à travers lechoix impossible et néanmoins vraisem-blable de Pierre Bayard lui-même que sejoue l’essentiel : on y découvre que lire neconsiste pas à s’ériger en juge « lorsqu’onest tranquillement assis dans son fau-teuil». Au contraire, ce que cette petitefiction révèle, c’est que la lecture d’uneœuvren’estpas unepratiquedétachéeouneutre, mais une aventure de bien plusgrande ampleur lorsque nous acceptonsd’en devenir les héros. Lorsque, commePierre Bayard, nous y voyons un moyendenous interroger sur notre place en tantquesujet–unsujet fragile, incertain,maisimpliqué. p

Alarecherchedel’opinionpubliqueUnlivremajeurde1922,signédusociologueallemandFerdinandTönnies,estenfintraduit

Critiques Essais

Bien qu’impossible (peut-êtremême parce qu’impossible,tant la théorie littéraires’est habituée à avoir réponseà tout…), l’exercice s’avèrepassionnant

Extrait

Critiquede l’opinionpublique (Kritik deröffentlichenMeinung),de FerdinandTönnies,traduit de l’allemandparPierreOsmo,Gallimard,«Bibliothèquede philosophie»,764p., 36,90¤.

Aurais-je été résistantoubourreau?,dePierreBayard,Minuit, «Paradoxe», 176p., 15 ¤.

Ettoi,qu’aurais-tufaitàleurplace ?Danssonnouvelessai, lecritiquelittérairePierreBayardrappellecombienlireengagele lecteur

Approcherdupointdebascule

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Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

L’autreluttedesclasses a9février: duosd’auteursàDijonComment résister à la fuite en avant?Quenousdisent lesécrivains, les sociologues, les journalistes? Le Centre régionaldu livredeBourgogneproposedeux rencontres autourduthème«Oùcours-tu si vite ?». A 14heures,ManonMoreaudialogueraavecOlivier Lemire et, à 16h30, AntoinedeGaude-mardébattra avecDavid LeBreton. A la Bibliothèquemuni-cipale-LaNef. Entrée libre.www.crl-bourgogne.org

a16et 17 février : les lettresalgériennesàParisDans le cadredu 19eMaghrebdes livres, unegrande librairierassemblera commechaqueannée la production éditorialede2012, d’une rive à l’autrede laMéditerranée, aveccette annéeunaccentparticuliermis sur la litté-rature algérienne. Lamanifestation s’accompa-gnerade deux joursderencontres, tables rondeset autres débats. L’occa-siond’entendreMalekChebel, Aziz Chouaki, Jac-ques Ferrandez, TareqOubrou, Leïla Sebbar, Ben-jaminStora, LucetteValensi, et biend’autres.A l’Hôtel deVille de Paris.www.coupdesoleil.net

DESFLOTSDEDISCOURS s’abat-tent sur l’enseignement. Laplusviveagitation concerneen cemoment les rythmes scolaires,leurs avantages et inconvénientspourenfants, enseignants,parents…Mais c’est une rubrique,parmi cent: on soupèse tantôt lepoidsdes cahiers dans les carta-bles, tantôt celui de l’idéologiedans lesmanuels.On s’efforcedemesurer la violencedans les cou-loirs, l’accroissementdes agres-sions, l’ampleurdes rackets.Desdébats s’aiguisent sur la placedes ordinateurs, parés de toutesles vertus, ou celledes téléphonesportables, accusés de tous lesvices.Ainsi ne cesse-t-ond’in-venterdenouveauxcasse-têtescolaires.

L’exploit, c’est que cette gigan-tesqueparlote s’abstientdeprofé-rer lemoindremot concernanteffectivement l’école, cherchantenquoi elle consiste et ce qu’elledoit viser. L’art d’éviter l’essentiel,

pratiquéde toutesparts, atteintici des sommets.

DenisKambouchner remarquequ’onoublie fortméthodique-mentde rouvrir ces interroga-tionsde fond: à quel besoin essen-tiel l’écoledoit-elle répondre?Quedoit-on yenseigner enprio-rité? Dequellemanière, dans quelbut? Ces demandesne semblentplus faire l’objet d’aucunexamenfrontal, simple et direct, autre-mentdit un examenphilosophi-que. Celui-ci s’impose, d’autantplus légitimequephilosopheretenseigner sont toujoursdes ges-tes en connexionétroite.Malgrétout, les penseurs à présent regar-dent ailleurs, négligent ces ques-tionsqui ont interpellé les philo-sophesde Platon jusqu’à Fou-cault. Ils abandonnent l’école, soitaux sociologuesde l’éducation,soit aux experts enpédagogie, quila noient dans le jargonou la satu-rent d’artifices. Voilà, pourKam-bouchner, qui n’a que tropduré.

Lephilosophes’emploiedoncàraviver le feu. Il souffle surquel-quesbraises toujoursprêtesà rou-geoyer:volontéde transmettre,goûtdepartagersavoirset chefs-d’œuvre,existencechez lesenfantsd’unesoifde savoiràétancheretd’ungoûtde l’effortàsatisfaire,nécessitéd’uneautoritévivante,attentiveethumaine.Acontre-cou-rant, cesproposparaîtrontpeut-êtrebravementréactionnaires,d’autantqu’ilsprennentàre-brousse-poil lesdogmesdeBour-dieuet critiquent leursconsé-quences funestesdans lapratique.

Erasme, le bonmodèlePourtant, quandon les regarde

deprès, ces analyses reposent surde solides arguments, éclairent lesarrière-plansdumalaise contem-poraindepuis queRousseau, dansl’Emile, a commencéà écarter leslivrespour laisser s’épancher lanature. Le bonmodèle, pourKam-bouchner, c’est Erasme. En 1529, il

osait direque«nul ne tourmentedavantage les enfants que ceuxquin’ont rienà leur enseigner».Aujourd’hui, cettemaximeparaîtdevenue inaudible oudange-reuse. Si c’est bien le cas, alors lepremierproblèmede l’école seraiten fait l’oubli d’elle-même, aupro-fit, si l’onosedire, d’une«sociétésans classes».Du coup, pour ren-dre à l’école samémoire et sonrôle, une «luttedes classes» d’unnouveaugenre s’imposerait. Elledevrait évidemmentéviterquel-ques erreursmajeures, qu’onpeutappeler «dictatureduprofesso-rat», «constructiondu scolarismedansun seulpays», ou «nouvellepolitiqueéducative». Et se sou-venir que les élèvesn’ont àperdreque leurs ignorances.p

FrançoisMorelcomédien

Cetétouffantcorsetqu’est lavie

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

COMMENTCHOISIT-ONUNLIVRE? Parfois à causedu titre.Les baleines se baignentnues…L’explicationde cette joliephraseunpeu énigmatique,unpeu enfantine, nous est donnéepage134, où il est questionde sonarmilitaire, de baleines-pilo-tes échouées sur l’île australiennedeTasmanie et de chocacous-tique.Mais on sedoutait déjà, rienqu’en lisant le titre, qu’onallait être embarquédansun romansingulier. Il se trouvequecelui-là est à la fois singulier et pluriel. Singulier par le ton.Pluriel par la richessede ses thèmesentremêlés.

J’ai adoré John Irving (commevous? comme tout lemonde?). Son imaginationdébordante, ses coupsde théâtre,ses personnages improbables. (J’ai un ami écrivainquimegiflechaque fois que j’emploie lemot «improbable». Il n’a pas tort.Mais là, je suis désolé: fatigue, surmenage, coupdemou? Jen’envois pas d’autres.) Eh bien, il semble que John Irving aitsinonun fils, aumoinsun cousin, unneveu, enfinunparentproche et qu’il s’appelle Eric Gethers. Comme LeMonde selonGarp (Seuil, 1980), son roman commencepar la naissancedunarrateur. Cen’est pas le seul point commun.Même sensdurécit,mêmegoûtdenous surprendre, de nous éloignerde sonsujet, de nousperdre dansdes digressions fantasques, de nousréjouir et nous émouvoir.Mêmeattentionportée à ses hérossi peuhéroïquesmais tellementextravagants, tellementinsolites et pourtant tellement crédibles.

EricGethers, par ailleurs, n’hésite pas ànousdonnerdesconseils sur ce qu’il faut dire et surtoutnepas dire dans lesdiverses situationsque la vie nouspropose.Aumomentoùunefemmeaccouche, il estmalvenude comparer l’arrivéed’unnouveau-né«au fait de sortir un téléviseuravec écrangéant dupénis d’unhomme». Ce n’est pas nonplus le bon timing, lors-que, pour lamère, la douleur devient insoutenable, de se plain-dre de ses propres enfants en soulignantque, devenusgrands,ils n’écrivent jamais lamoindrepetite cartepostale, ne se don-nent jamais la peinedepasser un coupde fil et ne viennentjamais rendre seulementunepetite visite.

D’«abricot » à« yoni »Pendant l’acte amoureux, si l’on veut éviter le fiasco, je n’ose

pasdire la débandade, il est inopportundeparler des rongeursqui s’échappentdes fourmilières géantesdans l’Ouest austra-lien. C’est toujours bonà savoir. (Mêmesi personnellement,quelle que soitmonactivité, je n’aborde la questiondes ron-geurs australiensqu’avec la plus grandeparcimonie.)

Livre foisonnant, le premier romand’EricGethers évoque lesecret des cookies, les relationspère-fils, les vertus de l’aroma-thérapie, les échecs amoureux. Il compare le regardporté surles fromages selonqu’on est français ouaméricain. Il dresse laliste, sans doutenon exhaustive, de toutes les expressionsdési-gnant le sexede la femme, d’«abricot» à «yoni» enpassant par«balançoireàMickey, sentier deVénus et tiroir àmoustaches».EricGethersn’hésite pas à lorgner sur les procédés littérairesles plus expérimentaux.Page331, il écrit en lettresmajuscules271 fois le prénom«Hope» suivi d’unpoint d’exclamation. Ilfautdire que, page144, il écrit 136 fois lemot «connasse».

Il décrit la relationmatrimoniale la plus triste, la plus déce-vante, la plus humiliantequi soit… jusqu’aupathétique, quandHenry, humilié, trahi parHope, se venge surArthur, son chien.

Nous avançons sur des sablesmouvants, semble-t-il dire enpermanence.Aucune certituden’est possible. Aucunevéritén’est certaine. Toute la philosophiedu livre est contenuedansla citationd’Elvis Presley: «Il n’y a quedeux choses aumondesur lesquelles onpuisse compter: les Cadillac et les putes.»p

LeparadoxedeladivaLe feuilleton

Une faiblessede CarlottaDelmont,de FannyChiarello,L’Olivier, 192p. 18 ¤.

Roger-Pol Droit

Ecrivez-vousàlamainoudirecte-ment à l’ordinateur?» Telle estla question qui résonne le plussouvent aux oreilles de l’écri-vain,immédiatementsuiviededeux autres : « Ça raconte

quoi?» Et «Ça se vendbien?»Alors que lavraie question intéressante serait : «Ecri-vez-vous au pinceau fin ou à la hache?»On distingue en effet dans cette corpora-tion les délicats et les énervés, les scrupu-leux et les sanguins. Nous n’ignorons pasl’arc-en-ciel de nuances qui fait le pontentrecescatégories,maisnoussavonsaus-si qu’il fautune souris blanche et un singenoirpourmeneràbienlesexpériencessurlevivantetpourqueladémonstrationsoitconvaincante. D’un côté, donc, l’écrivainqui affine, raffine, précise, toujours plussubtil, et, de l’autre, celui qui taille dans levif, qui entrededans furieusement.

FannyChiarelloappartiendraitplutôtàla première bande, celle du pinceau fin,mais, pour son nouveau roman, Une fai-blesse de Carlotta Delmont, elle a égale-ment empoigné la hache, une hachettemettons, afin de découper son récit et denousleservirenpiècesdétachées–lettres,articles, télégrammes, journal intime,courte pièce de théâtre –, sans que jamaiscependant la fluidité de la narration ensoit affectée. «Du réel nous n’avons quedes représentations fragmentaires et biai-sées par la configuration de notre esprit ànulautrepareil»,confiesonhéroïne,nouslivrantdumêmecoup la secrète ambitionde ce livre: approcher la vérité en multi-pliant les points de vue.

C’est réussi. Fanny Chiarello, sans pré-tendreladépouillercomplètementdesonmystère – car ce serait l’écorcher vive –,nousfaitentrerdansl’intimitédesacanta-trice, personnage contradictoire qui sem-ble considérer que la vie a davantage deréalité et d’intensité sur la scène, où elleinterprète les rôles les plus poignants durépertoire, que dans l’ordre décevant deses jours : «On ne risque pourtant pas detourner au coin d’une rue et de découvrirun décor d’opéra où les vraies gens vêtusavec goût s’exprimeraient en chantant ausond’unorchestre céleste, où rienne seraittrivial puisque même commander unesaladeserait l’occasiondesublimesarias.»

1927. Carlotta Delmont est au sommetde sa gloire. Prima donna acclamée surtoutes les scènesdumonde, ellepartage lavie de son impresario, Gabriel Turner,beaucoup plus âgé qu’elle, dont la ten-dressepaterneet lesensdesaffairesrassu-rent la diva : la passion et ses tourmentsdélicieux,elle les réserveà la scène,oùsonexaltation et son expressionnisme luivalent aussi un certain nombre de détrac-teurs qui l’accusent d’indécence et dedénaturer l’art lyrique.Aces critiques, sonmentor réplique qu’ils semblent oublier«qu’unefemmeaime,qu’unefemmesouf-

fre, dans les costumes de ces légendes quesont les Aïda, les Norma, les Elvira et lesLuciadi Lammermoor.»

Norma justement est attendue ce soir-là au Palais Garnier et ne se présente pas.Carlotta Delmont a disparu. Toutes leshypothèses sont envisagées et nous sui-vons l’enquête au travers des articles depresse et des correspondances privées dela fidèle camériste, Ida, de Gabriel Turnerlui-même ou encore du ténor AnselmoMarcat,partenairedeCarlottasur la scèneetqui, selon la rumeur,entretiendraitune

liaisonavec elle. Et si, épousant le sort tra-gique des héroïnes auxquelles sa voixdonnait vie, celle-ci avait, en se taisantpour de bon, choisi elle aussi d’en finir?Onenvisagede draguer la Seine. Lepublicse passionne pour cette énigme: «Quellefable ces gens ne tireraient-ils pas du videinsondablede leurviepour sedonner l’illu-sionqu’un frissonde l’histoire les a un jourcaressés?»

Bien sûr, il importe de ne pas trop endire, car ce suspense confère une tensiondramatiqueefficaceàunrécitquiestavanttout, cependant, une réflexion sur le para-doxe de l’art, supposé enchanter la vie,

mais qui, par contraste, accuse la mesqui-nerie de celle-ci et la fait apparaître bienterne. Carlotta, qui reçoit «chaque soir desserments plus profonds et plus poétiquesquen’enréserve jamaisuneviedefemme»,entenddelabouched’ordecemêmehom-me, quand le voile de l’illusion se déchireet que Pollionen’est plus qu’un comédiendémaquillé,des«motsquiavaient laplati-tude d’un vulgaire vaudeville» ; et la lu-mièrequinevientplusde la rampe«avaitle gris saled’uneaube indécise».

Unebrèvepiècede théâtre inspiréeparl’histoiredeCarlottaconstituel’avant-der-nierchapitredeceromantrèssavammentconstruit puisque le lecteur y est instruitde la suitedesévénements.Unmasquedeplus pour l’interprète deNorma, Carlotta,rebaptisée Miranda par l’impudent dra-maturge et qui, dans un épilogue désen-chanté, sous le pseudonyme de Magda,tâcherade survivreà sa légendeen sepro-duisant dans des théâtres minables encompagnie de saltimbanques de secondordre. Autant de noms, autant de rôles,mais une seule femme, incapable de sesatisfaire de lamédiocrité du réel, jalousede ces belles héroïnes qui «refusent denégocier avec lui leur destin», amèrementpunie pour avoir, un jour dans sa vie,voulu leur ressembler encore, une fois lareprésentation finie.p

Chroniques

L’Ecole, questionphilosophique,deDenisKambouchner,Fayard, «Histoire de lapensée»,358p., 22,50¤.

le dimanche 10 février à 11h.

à l’occasion de la parutionde son roman

Entre amis(Éd. Gallimard)

203, rue de la Convention, Paris 15e

www.librairie-ledivan.com

A M O S O Zsera à la librairie

L E D I V A N

Paradoxe de l’art,supposé enchanter la vie,mais qui accuse lamesquinerie de celle-ci

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Les Baleines se baignentnues (Whales SwimNaked),d’EricGethers, traduit de l’anglais (Etats-Unis)parRoxaneAzimi, Calmann-Lévy, 386p., 21,50¤.

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Page 9: Supplément Le Monde des livres 2013.02.08

Propos recueillis par Sylvain Cypel,correspondantàNewYork

Cofondateur de la New YorkReview of Books, Robert (Bob)Silvers nous reçoit dans seslocaux spacieux et lumineuxdu Village. A 83ans, ce bour-reaude travail, insatiableper-

fectionniste, s’y est même fait aménagerunechambreàcoucheretcontinued’ypas-ser sesweek-ends à relire lamoindre ligneàparaîtredanslenumérosuivant(etàpes-ter contre les manquements qu’il décèledans celui qui vient de sortir). Sa publica-tion fête en février ses 50ans.

En lançant la «Review», enfévrier1963, qu’aviez-vous en tête?

En1959, (la critique)ElizabethHardwickavait publié dans la revue Harper’s, où jetravaillais, unarticle intitulé «Le déclindelacritiquedelivres».Elleyexpliquaitcom-bien y dominait l’absence de ton et la tié-deur du fond. Propriétaire d’Harper’s, lepatron de la maison d’édition Harper&Row a très mal pris la chose. Mais moi,j’adhérais à l’idée de l’affadissement de lacritique. Quatre ans plus tard, avec Eliza-beth, Jason et Barbara Epstein (décédée en2006), qui deviendra codirectrice avecmoi, nous avons lancé la Review. Notreambition était de revaloriser l’engage-ment du critique et la qualité de l’écriture.L’idée neuve consistait à faire appel à degrandsauteurspourparlerdelivres.Laplu-part ont immédiatement répondu favora-blement. Le premier numéro comprenaitdes articles sur desœuvres de James Bald-win, Arthur Schlesinger, Jean Genet,J.D.Salinger, SimoneWeil, etc., et des criti-ques tels NormanMailer,MaryMcCarthy,GoreVidal,WilliamStyron,SusanSontag…On en a très vite vendu 100000! A l’évi-dence, la demandeexistait.

Quelle demande?Celle d’un public qui partageait notre

admiration pour la pensée écrite. Notrepari était de faire appel aux auteurs quenous respections le plus. Et il fallait pou-voir être absolument indépendants dansnos choix. Jusqu’à aujourd’hui, avec notrestructure capitalistique et juridique, per-sonne ne peut nous forcer à publier untexteounous interdirede le faire.

Qu’est-ce qu’un bon éditeur?Il fautd’abordadmireret rechercher les

esprits originaux, sans exclusive ni apriori,etsavoiracheminerleurtravailversunpublic. Ensuite, la réactivité instinctive– discernerrapidementlaqualitéetlanou-veauté de l’absence de profondeur– estprimordiale. Il faut aussi s’engager lors-qu’on sent une urgence. Enfin, éditer c’esttravailler la texture de l’écrit. Dans laReview,vousne trouverezpas des «en ter-mes de», des «dans ce contexte»… Si unauteur use de ce mot, je lui demande cequ’il entend par «contexte» : une situa-tion particulière, une atmosphère géné-rale?Etdeprécisersapensée.Laclartédelalangue est fondamentale. «Une question-clé»,«unenjeu-clé», cesformesmétapho-riques visent à éviter la précision. Demême, des termes comme «démocratie»ou«terrorisme» sont parfois utilisés sansdiscernement.

En 2008, dans «Les dilemmesd’unrédacteur en chef», vous écrivez: «Dèsle début notre inclination a été de pren-dre le parti des gens ou des groupessouffrant des pouvoirs d’Etats.» Ni pro-gressiste ni conservatrice,mais du côtéde ceux qui souffrent face aux abus despuissants: telle serait l’identité de la«Review»?

Oui. Cela ne signifie pas être dénué dedirection politique ou culturelle. Maisnous avons été les premiers à publier auxEtats-Unis les écrits de Simon Leys sur laChine. Nous avons vite perçu l’urgence delaquestiondesdroitsde l’hommedans lesEtats totalitaires et publié AdamMichnik,

Vaclav Havel, Andreï Sakharov. Nousavons aussi diffusé un rapport nonpublicde la Croix-Rouge où elle usait expressé-mentduterme«torture»quandlegouver-nementBush la niait.

En cinquante ans, quel a été l’impact dela «Review» sur le débat intellectuelaux Etats-Unis?

Je suis incapable de répondre. Les arti-cles sont des actes de foi dont on neconnaît jamais l’effet de long terme. Celadit, dèsnotrepremièreannée, leprésidentKennedy est assassiné. La guerre du Viet-nam a commencé. Peu après, nous avonspublié l’article de Noam Chomsky surla « responsabilité des intellectuels»(23février 1967) face à une guerre injusti-fiéemoralementetpolitiquement.Celanenousapasempêchésdepubliersurlesujetdes textes d’auteurs aussi différents queGeorge Kennan, Hannah Arendt ou HansMorgenthau.NiceluiduprêtreAndréGeli-nassur lesatrocitésdesNord-VietnamiensàSaïgonaprès leurvictoire. LaReview s’estbeaucoupexpriméesur lesdroits civiqueset la guerre duVietnamparce que ces thè-mesontmarquéunegénérationd’auteursaméricains. En même temps, nous avonspublié lacritiquede JacquesDerridapar (lephilosopheaméricain) JohnSearle.

La «Review» est dans la cité,dans l’actualité…

Oui. Nous avons toujours demandé àdes esprits critiques de s’engager dans lesdébats saillants d’une époque. Ce qui merendfier, c’estqueparmilesopposantsà laguerre du Vietnam, beaucoup refusaientde tenir compte de la répression sauvagedanslespayscommunistes.Or,sansmain-tenir le cap sur la critique du bloc soviéti-que ou la révolution culturelle en Chine,nous n’aurions pas subsisté. De même,depuis les années 1990,nous sommes très

préoccupés par les conséquences de l’is-lam politique pour l’avenir. Les sociétésmusulmanes toléreront-elles les valeursfondamentales de toute l’humanité? Etcommedanslecasdestotalitarismessovié-tique et chinois, la Review doit tenircompte de la part jouée par le caractèrehypermilitarisé de la réaction américaineà cephénomène.

Pourquoi la«Review»n’a-t-ellepasessai-médansdespaysnonanglophones?

Nous avons eu beaucoup de contacts,mais il faudrait trouver un partenaire quidéfendelamêmeconceptionde lacritiqueet de l’indépendance que nous. Aux Etats-Unis, les presses universitaires consti-tuentun cadredediffusionunique en songenre. Le soutien d’une vie culturelleinstitutionnelle et d’une communauté

universitaireestunélémentcrucialdusuc-cès, quenousn’avonspas trouvéailleurs.

La qualité de la critique est-ellemenacée aujourd’hui?

L’esprit critique n’est affaire ni de ten-dance ni d’école. Il n’est pas plus difficilequ’il y a cinquante ans de trouver de bonsauteurs.Laprofondeurde laconnaissance,la finessede laperceptionperdurent.

La révolution Internet jouit d’une«absencequasi totalede critique», avez-vousécrit récemment. Pourtant,desmil-liers de livres se publient sur ce sujet…

Oui,mais peu s’intéressent à l’influenced’Internet et des nouveaux médias sur lapensée,lessentiments,lesrelationshumai-nes, la responsabilité politique. Beaucoupde jeunes voient leurs vies guidées par les

médias sociaux. Or, pour le moment, l’at-tractivité des nouveaux moyens de com-munication résiste à toute approche cri-tique externe qui leur appliquerait desrègles d’évaluation. On estime ces évolu-tions définitivement acquises, ce qui n’estjamais le cas. Certes, nous avons publiéRobert Darnton (directeur de la bibliothè-que d’Harvard) sur l’avenir du livre. Maisles évolutions actuelles mériteraient denotre part beaucoupplus d’attention. Unebibliothèquenumériqueuniverselle seraitunepercéemajeure,maisposeraitdespro-blèmescommerciauxet intellectuelsénor-mes. La critique littéraire s’est encore peupenchéesurcessujets.Nouspublionsdansleprochainnumérounarticlesurlacultureclassiquequi pointeune constante, depuisRome en passant par la Renaissance: l’an-xiétéfaceàlapertedelatraditionetl’aspira-tionàpréservercettedernière.

Avez-vousdes inquiétudes pourl’avenir de l’écrit?

Aucune. En revanche, j’en nourris poursa qualité. Twitter, c’est 140caractèresmaximum. Ça limite les possibilités,mêmesi cela peut aussi susciter des apho-rismes inattendus.

«La question consiste à savoir com-ment peuvent être préservées les fonc-tions, la connaissance et la culture quela technologie inventée parGutenberga permis de diffuser», avez-vous écrit…

C’est essentiel. Parce que, de Platon etAristote à Marx et Freud en passant parMachiavel et Erasme, il existe une conti-nuitédepenséequinepeut seperdre sansdommage.LePlaidoyerpourlapaix,d’Eras-me, a aujourd’huiplusde sensque jamais.

Avez-vousun blog personnel?Certainement pas ! Un rédacteur en

chefn’est pas là pour dire ce qu’il pense.p

Unbimensuelexigentet influent

Entretien

C’ESTLAREVUELITTÉRAIRE la pluscélèbreaumonde.Bimensuelle, laNewYorkReviewofBooks –laReview tout court– fête son cin-quantenaire (sonnuméro1 estparu le 1er février 1963). «Littéraire»est à comprendredansunsensstrict et largeà la fois. L’exigenced’écriturey est primordiale et riende ce qui est écrit ne lui est étran-ger: des relations internationalesau roman,de l’art auxneuroscien-ces…Sonconceptad’embléeconsis-té à réinsérer le rapport à l’écritureet à la culturedans leur environne-mentpolitico-socio-économique,ensuiteà promouvoir la valeurintrinsèquedu texte critique.

Poèteset écrivains, historiens,scientifiques…La listede ceuxqui

ontpubliédans ses colonnes, encinquanteans, rempliraitunBot-tind’une rarequalité.UnBottinqu’unTomWolfe a jugémondain:laReviewest«l’organe théoriqueduchic radical»,moquait-il en1970.De fait, celle-ci s’est inscritedans lamouvanceduprogressis-me, commenombrede ceuxquiyont contribué.Mais saqualité et sanotoriété se sont si largementimposéesque, d’IsaiahBerlin àGeorgeKennan,oudeVladimirNabokovàSaul Bellow,beaucoupyont trouvé leurplace, qui auraientrécuséune identité «progressiste».Aucuneautre revuen’a eu, enundemi-siècle, autantd’influencesurlavie intellectuelleaméricaineetinternationale.p S.C.

JESSY DESHAIS

La«NewYorkReviewofBooks»mêledepuis1963critiqueslittéraires,débatsd’idéesetarticlesd’actualité.RencontreavecRobertSilvers,sonrédacteurenchef,quiveilleàleurqualitédepuisledébut

Cinquanteansde«Review»

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Michèle Lesbre

Macha Séry

Il aura fallu presque une décennie àMichèle Lesbre pour accoucherd’Ecoute la pluie. Non que l’écrituredu romanait étédouloureuse.Maisimpossible jusque-là de parler,même à ses proches, de cet octogé-

naire, ou nonagénaire, qui un jour dedécembre2003, sur un quai demétro, luiavait souri et adressé quelques parolesbienveillantes avant de sauter, d’un pasléger, sur les voies. Elle s’était bornée à luidédier Le Canapé rouge (2007) : «Au petitmonsieur de la station Gambetta.» Ellevient enfin de lui inventer une vie, ymêlant, comme dans chacun de sesromans, unpeude la sienne.

Ladite station Gambetta se tient préci-sémentsouslesfenêtresdumodestedeux-pièces de l’écrivain, à deux pas du cime-tière du Père-Lachaise. Dans son petitsalon, Michèle Lesbre est telle qu’on ladevine à travers ses livres: une combinai-son familière de ténacité et de douceur.Riend’imposant,pasd’afféterie.Auphysi-que, silhouette gracile, visage d’automne,cheveuxauburn,yeuxnoisette.Onretran-cherait prestement vingt ans à cette sep-tuagénaire. Sauf qu’ainsi elle n’aurait pasconnu la guerre. Or, les bombardementsde Poitiers à l’été 1944, ville où elle a vécuunepartiedesonenfance, l’ontmarquéeàjamais.

Etant donné son âge, « le petit mon-sieur» dumétro avait lui aussi forcémentconnu la seconde guerre mondiale et laguerre d’Algérie. L’imagination deMichèle Lesbre avait besoin de se greffersurcesdeuxpôleshistoriques,obsessionsqui orientent toute son œuvre, aumoment de s’acquitter de cette sorte dedette qu’elle a pensé avoir contractéeenvers lemort, comme si son geste déses-péré avait aussi été un signe qu’il luienvoyait. On se souvient de la phrase deModiano placée en épigraphe de Sur lesable : «Il y a des êtres mystérieux – tou-jours les mêmes – qui se tiennent en senti-nelles à chaque carrefour de votre vie. »Cousins de ceux de l’auteur deVilla triste,les livres de Michèle Lesbre, comme ce

Victor Dojlida, une vie dans l’ombre, textede 2001 dont la réédition accompagneEcoutelapluie, sonthantésparcesrencon-trespour elle «décisives».

Victor Dojlida, lui, elle a eu le temps deleconnaître.C’étaitunduràcuir, filsd’im-migrés polonais, membre des FTP-MOI. Il«auraitpuêtremongrandfrère»,dit l’écri-vain. Elle avait appris son histoire par lesjournaux lors de sa sortie de prison en1989, l’avait recherché. Semaine aprèssemaine, magnétophone en marche, ellel’avait écouté raconter ses souvenirs d’en-fance, de résistance, son internementdans les camps à la suite d’une dénoncia-tion. Après quarante ans derrière les bar-reaux pour avoir braqué des collabos en1945 et tenté maintes fois de s’évader, iln’avait rien perdu de sa rage. Le désir defaire justice, d’en découdre, le tenaillaittoujours: «Il avait le sentiment de ne pasavoir réglé ses comptes. Il est mort en co-lère.C’estéminemmentbouleversantetres-pectable.» Fidélité à soi-même, loyautéenvers ses engagements : à l’évidence,pareil caractère ne pouvait qu’émouvoirMichèle Lesbre, passionnée par les viesordinaires que traverse l’Histoire, ces viesqui portent le poids des événements,quand ceux-ci ne les ont pas broyées.

Pas un livre sans que résonne en sour-dine le chaos et l’absurditéde la guerre: laseconde guerremondiale dansUn certainFelloni, du nomd’un personnage de Gior-gio Bassani – l’un de ses auteurs de che-vet–, histoire d’un homme parti à vélo ettombé dans une embuscade tendue pardesfascistes ; lesannéesdeplombenItaliedans Sur le sable ; le conflit algérien dansBoléro…Chaque fois à hauteurd’hommeset de femmes. «J’ai très tôt pris conscience

que l’Histoire façonnait les vies, mêmechez ceux qui pensent ne pas s’intéresser àce qui se passeautour d’eux.»

Telnefutpassoncas.Laguerred’Algériela fit adhérer au Parti socialiste unifié dèssa fondation.SurvintMai68,«untremble-ment de terre». Puis ce furent plusieursannéesd’activismeauseindelaLiguecom-muniste révolutionnaire. Alors, dans lePuy-de-Dôme, Michèle Lesbre passa desnuits blanches à peindre des slogansmili-tants sur la routeparcouruepar le TourdeFrance,àdéployerdesbanderolessurlasta-tue de Vercingétorix à Clermont-Ferrand.«Des souvenirs délicieux.» Elle quitta laLCR en 1978 lorsque le parti se rapprochade l’Organisationcommuniste internatio-nalistequ’elle jugeait sectaire.

L’ancienne directrice d’école venue à lalittérature au début des années 1990,d’abord par le roman noir, dans la lignéedunéopolaretlecousinageamicaldeJean-FrançoisVilar,ThierryJonquet,PascalGar-nier,n’apasdésarmé.Elleestcertesdésen-chantéede la politique telle qu’elle se pra-tique et se pense aujourd’hui – «sans uto-pie ni noblesse», résume-t-elle –,mais res-te tendue par la volonté de ne pas verserdans le cynisme. Ses personnagesbâtis enmiroir lui ressemblent: meurtris par lesruptures ou les deuils, les occasionsman-quées, ilsnesont jamaisgagnéspar larési-gnation ni vaincus par le fatalisme. Seshéroïnes, qu’elles se prénomment Sarah,Clémence ou Anna, possèdent toutes unemélancolie allégée par l’espoir, protégéede la tentation du renoncement. Certes,elles ne sont plus très jeunes mais le

temps n’a en rien émoussé le vif de leurssentiments,ni leururgenceàvivre,encoremoins leur désir d’aimer. Et elles parta-gent avec leur créatrice le goût du départ,de l’ailleurs, le besoin irrépressible de seconfronter à l’inconnu.

Dixansaprès la chutedumurdeBerlin,l’annéedeses60ans,MichèleLesbreavaitainsi embarqué à bord du Transsibérienavec des rudiments de russe acquis encours du soir. De ce périple d’un mois et

demi jusqu’au lac Baïkal où ellecôtoya des paysans en déroute, com-me perdus dans ces paysages detoute beauté, elle tira Le Canapérouge (Sabine Wespieser, 2007). Unrécit lumineux, vendu à 35000exemplaires,queJorgeSemprunqua-lifia d’inoubliable. «Sa petite musi-que russe, universelle, retentira long-temps à nos oreilles », écrivait-il.

Pareille recommandation et la sélectionpour le Goncourt ont jeté une lumièrevive sur une romancière restée jusque-làdans l’ombre, aussi discrèteque régulière.

Il est vrai qu’elle se fondrait aisémentdans la foule. Elle pourrait, dit-elle, passersa vie dans les trains, les hôtels de fortune,les gares, où les rencontres les plus impro-bablessontpossibles,auxterrassesdecafé.Ensomme,touslesendroitsoùl’humanitése brasse et s’observe. Les lieux l’habitentautant que les êtres la poursuivent : lesbordsdeLoirequ’elleévoquedansLaPetiteTrotteuse, Ferrare, en Italie, qu’ellemagni-fiedansUncertainFellonietUnlac immen-se et blanc. Ferrare, sa ville d’élection («uncoup de foudre»), après Paris dont elle estune piétonne infatigable, à la manière deLéon-Paul Fargue hier, de Jacques Rédaaujourd’hui. Même attention aux détails,mêmecuriositéaventureuse.

Michèle Lesbre porte ses livres enmar-chant, en lisant. Sans rien prévoir. Peu àpeu, ils se cristallisent. Un jour, elle s’atta-bleà sonbureauet sedépêchede lesécriredepeurqu’ilsne s’enfuient. Elle les cueilleàmaturité. Au reste, la romancière a sou-vent l’impression d’écrire commeelle vit,en évoluant entre plusieurs époques, parsurimpression du présent et du passé.Fluxetrefluxdesréminiscences.Danssonœuvre semêlent échos de l’Histoire, sou-venirs intimes, déambulation mentale,divagations dans le temps et errance noc-turne. L’autobiographie vagabonde dansla fiction, laquelle favorise le retour sursoi. Aussi ne s’étonne-t-on pas lorsqu’elleaffirmemezza voce: «J’ai le sentiment de

n’écrire qu’un seul livre où je mets ma vieen perspective, depuis mon enfance ra-contée dans La Petite Trotteuse jusqu’àaujourd’hui.»

Aucun narcissisme dans ce mouve-ment par lequel l’écriture récapitule cequi a façonné un être. Au contraire: pourla grande dame de la station Gambetta,une vie n’est belle que dans lamesure oùtoutevies’yreflète; le« je»n’adesensques’il est universel.p

Longtempsenseignanteetmilitantedegauche,elleestvenuetardivementàl’écriture.Hantéeparl’Occupationet laguerred’Algérie,elledépeintles lieuxaimés, lesrencontres.Sonnouveauroman,«Ecoutelapluie»,évoquel’uned’elles

Nirésignéenivaincue

Extrait

Ecoute la pluie,deMichèle Lesbre,SabineWespieser, 112p., 14¤.Signalons, dumêmeauteur,la rééditiondeVictorDojlida, une viedans l’ombre, SabineWespieser, 112p.,14¤, et la parution enpoche d’Un lacimmenseet blanc, Folio, 96p., 4,20¤.

Rencontre

L’écrivain pourrait,dit-elle, passer sa viedans les trains, leshôtels de fortune, auxterrasses de café

Jamaistroptard

Parcours

«Ilm’envahissait tout entière.Unedouleurme traversait,étrangeet intimeà la fois. Sanscesse des chemins singuliers secroisentdans le plus grandano-nymat et soudain, le choc, larencontre improbable dont laforce, la violence, s’incrustaitenmoi sans doute pour long-temps. Toutmoncorps étaitmeurtri, commesi j’avais faitles gestes pour le retenir, l’attra-per auvol. (…)

Je portais son enfance dansl’entre-deux-guerres, je portaisses 20ans, les printemps lumi-neuxde ses premiers amours,la rencontre avec sa femmedans l’euphorie de la paixretrouvée, à la stationdemétrooù je ne sais pas si jepourrai redescendreun jour, jeportais ses possibles enfantsqui n’en étaient plus et aux-quels j’avais l’impressiond’avoir volé sondernier sou-rire, je portais touteune vie quiétait entrée dans lamiennepar effraction, dont j’ignoraissi elle avait été paisible oujalonnéedemalheurs.»

Ecoute la pluie, page63

UNÉVÉNEMENTTRAGIQUE, le sui-cided’unhommesoussesyeux,conduit lanarratriceàmanquersontrain, celuiquidevait laconduireà l’HôteldesEmbrunsoùl’attendsonamant.Sous le choc,ellemarchedans lanuit, s’achèteunerobeverte, l’oubliesurunbanc,pousse laported’uncafé,longe lesquaisde la Seinetandisque l’orages’abat surParis. Letempsd’uneveille jusqu’aumatin,elle se souvientparbribesdedialo-guesde films,de lectures,de sonenfancepasséeà la campagneauprèsd’ungrand-pèreaimé,desarelationamoureuseavec lephoto-graphequi, deNantes, a rejointl’hôtelpour la retrouver,peut-êtreunedernière fois.Car leur relationsembletoucherà sa fin.

Dans ce longmonologueoùelle s’adresse à lui, elle lui rap-pelle des épisodesde leur vie com-

munepuis intermittente: unconcert à CarnegieHall, une plageduNord, quelques conversations,desmalentendus, leurs voyagesharmonieux, leurs retours dis-cordants, la distance qui, entreeux, s’est peu àpeu creusée.Les regrets semêlent au souvenirdu suicidé…

Ecoute la pluie, le douzièmelivredeMichèle Lesbre, entonnele refrain des thèmes chers à laromancière: l’ombreportéedel’Histoire, l’empreinte indélébilelaisséepar les lieux et les cieux,les années qui dissolvent l’espé-rance, le fait aussi qu’il n’estjamais trop tard. Il y a là unemagnifique justessede tonquitient à la retenue autant qu’àl’aveu.Une écriture simple et évi-dente, unprécipité chimiquedont les effets se prolongent, unefois le romanachevé.pM.S.

1939Michèle Lesbrenaît à Tours.

1960Elle devient institutricedansle Puy-de-Dôme, adhère auPSU.

1991Premier roman,LaBelle Inutile (Le Rocher).

2003Boléroest le premierde seslivrespubliés chez SabineWespieser,son éditeur jusqu’à ce jour.

2007Le Canapé rouge estsélectionnépour leGoncourt.

2009 Sur le sable. THIBAULT STIPAL POUR «LE MONDE»

10 0123Vendredi 8 février 2013