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Merci et bel été ! Comme un écho errant, de Jean Meckert, Joseph K., 192 p., 16,50 ¤. Abîme et autres contes inédits, de Jean Meckert, Joseph K., 64 p., 7,60 ¤. prière d’insérer Catherine Simon L ’art de « l’authentique », mot cher à Jean Meckert, est une machine de haute précision. Elle exige de saisir la réalité au vol, à la manière des bons dessi- nateurs de presse. Dans Comme un écho errant, longtemps resté inédit et que publient les éditions Joseph K., la mère de Jean Meckert, penchée sur sa feuille, peine à vouloir « former des bâtons » et peste contre l’orthographe, ce « monument de complication ». « Mais pourquoi ne pas écrire comme on causait, puisque c’était finalement pour se faire comprendre ? » Jean Meckert (1910-1995), figure origi- nale de la littérature française des années 1950, se reconnaissait une « facilité à utili- ser le langage parlé », voyant là un de ses « points communs » avec Jean ou John Ami- la, pseudonymes sous lequel il signa, dans la seconde partie de sa vie d’écrivain, quel- ques-uns des bijoux de la « Série noire », parmi lesquels Pitié pour les rats (1964) ou Le Boucher des Hurlus (1982). Roman tardif, Comme un écho errant est d’une autre nature. Y sont recyclés des écrits anciens, jamais publiés, venus nour- rir « une forme nouvelle », selon le mot de Franck Lhomeau, dont la revue Temps noir accorde, dans son n o 15 (1 er semestre 2012, 320 p., 18 ¤), une large place à l’écri- vain. Comme un écho errant raconte l’his- toire d’un romancier devenu amnésique, qui tente de renouer les fils d’une mé- moire détruite. C’est ce qui est arrivé, pour de bon, à l’auteur : un jour de janvier 1975, il est retrouvé inconscient sur un trottoir du 20 e arrondissement de Paris. A son réveil, à l’hôpital, il ne se rappelle de rien. A-t-il été « sauvagement agressé » par un commando de barbouzes, comme le laissent entendre certaines biographies ? Les médecins décèlent des symptômes épileptoïdes. Cela n’empêchera pas Meckert d’écrire encore et encore. Dans Comme un écho errant, rédigé dix ans après « l’agression », Meckert fait son auto- portrait, tout en rendant hommage à sa mère et à sa sœur, décédées au début des années 1980. Le narrateur amnésique accrédite l’idée qu’il a été victime d’une « exé- cution » politique, pour avoir dénoncé dans l’un de ses romans les essais nuclé- aires dans le Pacifique et le joug colonial, « immense proxénétisme » imposé au « gentil peuple tahitien ». Vrai ou faux ? Passer de la fiction à la réalité – et vice ver- sa – est l’une des caractéristiques de ce for- midable styliste, dont le souffle populiste et la gouaille, froidement travaillée, accompagnent les humeurs du temps. Il faut lire ou relire Les Coups (Galli- mard, 1941, réédité en Folio), son premier roman, évoquant la France d’avant- guerre, à travers le périple de Félix, « un gars qui fait le manœuvre dans des petits ateliers mécaniques » et finit par battre sa femme. Comme ils se sont aimés pourtant – écoutez : « (…) elle était silencieuse et attentive, avec des petits rires énervants. On se cernait, on profitait de tout, la vie s’ar- rêtait à trois pas, on était les uniques. » On aimerait tout citer, de La Marche au canon (Joëlle Losfeld, 2005) à La Tragédie de Lurs (Joëlle Losfeld, 2007), tant l’écriture est forte, admirable de mobilité et de préci- sion. Les éditions Joëlle Losfeld ont fait beaucoup, dès 2005, pour faire découvrir l’œuvre de cet « anar incrédule » encou- ragé par Raymond Queneau. Anticlérical, antimilitariste, Meckert n’a guère de ten- dresse pour la France rurale et la sacro- sainte famille, pas plus que pour la presse- trop-pressée, ce « gros monstre pataud et écraseur ». Prolifique, donc inégal, Meckert n’écri- vait pas, du moins au début, pour être publié. Dans des cahiers d’écolier où il recopiait ses brouillons ont longtemps dormi trois « contes ». Ces nouvelles sont aujourd’hui publiées, grâce aux éditions Joseph K., sous le titre Abîme et autres contes inédits. Né dans une famille pauvre, longtemps abonnée au « chomlag », Meckert y re- trace, de manière à peine romancée, trois drames dont il a été le témoin. La crise des années 1930 est là, croquée toute crue. Dans « Un meurtre », un représentant de commerce finit « par tuer un homme pour trois cents balles », en lui faisant acheter une machine à écrire qu’il ne peut pas payer. « Un bon samaritain » met en scène des soldats pendant la « drôle de guerre ». Le chef de poste, un type bourru, « avec un orage à l’intérieur qu’on devinait à sa voix rauque et son regard passé à l’alcool comme un vulgaire carreau », surprend son monde… et le lecteur. Dans « Abîme », on suit la lente chute d’un jeune chômeur « Ça ne vient jamais d’un coup, la dé- bine » –, qui s’enfonce, se débat, à l’image des sans-emploi et des licenciés de nos jeu- dis noirs d’aujourd’hui. Une gifle magis- trale. Une écriture revigorante, qui plonge ses mains dans le social, qui dit l’humain et sa douleur. Quel mec, ce Meckert ! p Jean Meckert La gouaille et la hargne La parution de deux inédits permet de redécouvrir cette figure rebelle des années 1950, petit parigot devenu reporter et écrivain Jean Birnbaum 6 7 aEssais Serge Daney, le « ciné-fils » 8 aLe feuilleton Eric Chevillard étudie les sciences avec Camille Flammarion 5 aLittérature étrangère Herman Melville, une biographie classique D ès la semaine prochaine, votre supplément littéraire fera une cure de minceur pour se glisser dans Le Monde de l’été. Il vous proposera des conseils de lecture estivale (romans, polars, bandes des- sinées…) ainsi que deux séries en qua- tre épisodes. Dans la première, des écri- vains (à commencer par Martin Winc- kler) répondront à la question : quel chef-d’œuvre inconnu portez-vous aux nues ? Dans la seconde, Roger-Pol Droit partira sur les traces des « philo- zoophes », c’est-à-dire des penseurs et de leurs animaux favoris (Aristote et ses bisons, Kant et ses moutons…). Mais la rentrée littéraire approche à grands pas. Le 23 août, donc, vous retrouverez un « Monde des livres » bien remplumé, et son équipe en pleine forme, pour vous guider à tra- vers des centaines de nouveaux ouvra- ges, car les vendanges s’annoncent fructueuses. En attendant, que cet ultime numé- ro de l’année littéraire soit aussi l’occa- sion de vous remercier. Lorsque nous avons lancé la nouvelle formule du supplément, voilà bientôt un an, notre ambition était claire : démontrer qu’il n’y a pas d’un côté les textes et de l’autre la vie. Et donc envisager le livre non comme un objet à recenser mais comme un univers d’expériences quo- tidiennes : chacune et chacun a sa manière personnelle de se laisser conduire par un roman, de s’en remet- tre à une idée. Pour donner toute sa place à cette diversité, nous avons vou- lu multiplier les façons de faire rayon- ner les textes. En inventant des rubri- ques vouées à abattre les cloisons entre les genres, mais aussi en mêlant le regard des écrivains eux-mêmes à celui des critiques professionnels. Ce faisant, nous avions la ferme intention de bousculer nos habitudes. Au risque, nous en étions conscients, de bousculer un peu les vôtres. Or, semaine après semaine, au vu de vos courriers et de notre diffusion en kios- ques, nous avons constaté avec joie que vous aviez adopté cette formule. Une telle marque de fidélité renforce encore la confiance que nous avons dans les livres, cette même confiance qui nous lie à vous, chères lectrices, chers lecteurs. p 3 aTraversée Du bon usage du « je » 10 aRencontre Jaques Le Rider, distingué germaniste 2 …la « une », suite aEntretien Annie Le Brun : « Meckert est l’antidote de Céline » aEclairage L’exposition Meckert à la Bilipo aHistoire d’un livre Les impudiques Lettres à Nora, de James Joyce, enfin publiées en poche 4 aLittérature française Hélène Hoppenot, un bonheur de diariste Un formidable styliste, dont le souffle populiste, froidement travaillé, accompagne les humeurs du temps COLLECTION LAURENT MECKERT Cahier du « Monde » N˚ 20988 daté vendredi 13 juillet 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.07.13

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.07.13

Mercietbelété!

Commeunécho errant,de JeanMeckert,JosephK., 192p., 16,50¤.

Abîmeet autres contes inédits,de JeanMeckert,JosephK., 64p., 7,60¤.

p r i è r e d ’ i n s é r e r

Catherine Simon

L’art de « l’authentique», motcher à Jean Meckert, est unemachine de haute précision.Elle exige de saisir la réalité auvol, à lamanièredesbonsdessi-nateursdepresse.DansComme

un écho errant, longtemps resté inédit etque publient les éditions JosephK., lamère de Jean Meckert, penchée sur safeuille, peine à vouloir « former desbâtons» et peste contre l’orthographe, ce«monument de complication». «Maispourquoi ne pas écrire comme on causait,puisque c’était finalement pour se fairecomprendre?»

Jean Meckert (1910-1995), figure origi-nale de la littérature française des années1950, se reconnaissait une «facilité à utili-ser le langage parlé», voyant là un de ses«pointscommuns»avecJeanouJohnAmi-la, pseudonymessous lequel il signa, danslasecondepartiedesavied’écrivain,quel-ques-uns des bijoux de la «Série noire»,parmi lesquelsPitié pour les rats (1964) ouLe BoucherdesHurlus (1982).

Roman tardif, Comme un écho errantest d’une autre nature. Y sont recyclés desécritsanciens, jamaispubliés,venusnour-rir «une forme nouvelle», selon lemot deFranck Lhomeau, dont la revue Tempsnoir accorde, dans son no 15 (1er semestre2012, 320p., 18¤), une large place à l’écri-vain.Commeun écho errant raconte l’his-toire d’un romancier devenu amnésique,qui tente de renouer les fils d’une mé-moiredétruite.C’est cequiestarrivé,pourde bon, à l’auteur: un jour de janvier1975,il est retrouvé inconscient sur un trottoirdu 20e arrondissement de Paris. A sonréveil, à l’hôpital, il ne se rappelle de rien.

A-t-il été «sauvagement agressé» parun commando de barbouzes, comme lelaissent entendre certaines biographies?Les médecins décèlent des symptômesépileptoïdes. Cela n’empêchera pasMeckert d’écrire encore et encore. DansComme un écho errant, rédigé dix ansaprès«l’agression»,Meckertfaitsonauto-portrait, tout en rendant hommage à samère et à sa sœur, décédées au début desannées 1980.

Le narrateur amnésique accréditel’idée qu’il a été victime d’une « exé-cution» politique, pour avoir dénoncédans l’un de ses romans les essais nuclé-

aires dans le Pacifique et le joug colonial,« immense proxénétisme» imposé au«gentil peuple tahitien». Vrai ou faux?Passerde la fictionà la réalité – et vicever-sa–est l’unedescaractéristiquesdece for-midable styliste, dont le souffle populisteet la gouaille, froidement travaillée,accompagnent leshumeurs du temps.

Il faut lire ou relire Les Coups (Galli-mard, 1941, réédité en Folio), son premierroman, évoquant la France d’avant-guerre, à travers le périple de Félix, «un

gars qui fait le manœuvre dans des petitsateliersmécaniques» et finit par battre safemme.Commeilssesontaiméspourtant– écoutez : « (…) elle était silencieuse etattentive, avec des petits rires énervants.Onsecernait,onprofitaitdetout, lavies’ar-rêtait à trois pas, on était les uniques.»Onaimerait tout citer,deLaMarcheaucanon(Joëlle Losfeld, 2005) à La Tragédie de Lurs(Joëlle Losfeld, 2007), tant l’écriture estforte, admirable de mobilité et de préci-sion. Les éditions Joëlle Losfeld ont faitbeaucoup, dès 2005, pour faire découvrirl’œuvre de cet «anar incrédule» encou-ragé par Raymond Queneau. Anticlérical,antimilitariste, Meckert n’a guère de ten-dresse pour la France rurale et la sacro-saintefamille,pasplusquepour lapresse-trop-pressée, ce «gros monstre pataud etécraseur».

Prolifique, donc inégal, Meckert n’écri-vait pas, du moins au début, pour êtrepublié. Dans des cahiers d’écolier où ilrecopiait ses brouillons ont longtempsdormi trois «contes». Ces nouvelles sontaujourd’hui publiées, grâce aux éditionsJosephK., sous le titre Abîme et autrescontes inédits.

Nédansunefamillepauvre, longtempsabonnée au «chomlag», Meckert y re-

trace, demanière à peine romancée, troisdramesdont il a été le témoin. La crise desannées 1930 est là, croquée toute crue.Dans «Un meurtre», un représentant decommercefinit«par tuerunhommepourtrois cents balles», en lui faisant acheterune machine à écrire qu’il ne peut paspayer. «Unbonsamaritain»meten scènedes soldats pendant la «drôle de guerre».Le chefdeposte, un typebourru,«avecunorage à l’intérieur qu’on devinait à sa voixrauque et son regard passé à l’alcoolcomme un vulgaire carreau», surprendsonmonde… et le lecteur. Dans «Abîme»,on suit la lente chuted’un jeune chômeur– «Ça ne vient jamais d’un coup, la dé-bine» –, qui s’enfonce, se débat, à l’imagedessans-emploietdeslicenciésdenosjeu-dis noirs d’aujourd’hui. Une gifle magis-trale.Uneécriture revigorante,quiplongesesmains dans le social, qui dit l’humainet sa douleur.Quelmec, ceMeckert!p

JeanMeckertLagouaille et lahargneLaparutiondedeux inéditspermetde redécouvrir cette figure rebelledesannées 1950,petitparigotdevenureporter et écrivain

Jean Birnbaum

6

7aEssaisSerge Daney,le «ciné-fils»

8aLe feuilletonEric Chevillardétudie lessciences avecCamilleFlammarion

5aLittératureétrangèreHermanMelville, unebiographieclassique

D ès la semaine prochaine,votre supplément littéraireferaune cure deminceur pour

se glisser dans LeMondede l’été. Ilvousproposera des conseils de lectureestivale (romans, polars, bandes des-sinées…) ainsi que deux séries enqua-tre épisodes. Dans la première, des écri-vains (à commencer parMartinWinc-kler) répondront à la question: quelchef-d’œuvre inconnuportez-vousauxnues?Dans la seconde, Roger-PolDroit partira sur les traces des «philo-zoophes», c’est-à-dire des penseurs etde leurs animaux favoris (Aristote etses bisons, Kant et sesmoutons…).

Mais la rentrée littéraire approche àgrands pas. Le 23août, donc, vousretrouverez un «Mondedes livres»bien remplumé, et son équipe enpleine forme, pour vous guider à tra-vers des centaines denouveauxouvra-ges, car les vendanges s’annoncentfructueuses.

En attendant, que cet ultimenumé-rode l’année littéraire soit aussi l’occa-sionde vous remercier. Lorsquenousavons lancé la nouvelle formule dusupplément, voilà bientôt un an, notreambition était claire : démontrer qu’iln’y a pas d’un côté les textes et del’autre la vie. Et donc envisager le livrenon commeunobjet à recensermaiscommeununivers d’expériences quo-tidiennes: chacune et chacun a samanière personnelle de se laisserconduire par un roman, de s’en remet-tre à une idée. Pour donner toute saplace à cette diversité, nous avons vou-lumultiplier les façons de faire rayon-ner les textes. En inventant des rubri-ques vouées à abattre les cloisonsentre les genres,mais aussi enmêlantle regard des écrivains eux-mêmes àcelui des critiques professionnels.

Ce faisant, nous avions la fermeintentionde bousculer nos habitudes.Au risque, nous en étions conscients,de bousculer unpeu les vôtres. Or,semaine après semaine, au vu de voscourriers et denotre diffusion en kios-ques, nous avons constaté avec joieque vous aviez adopté cette formule.Une tellemarquede fidélité renforceencore la confiance quenous avonsdans les livres, cettemême confiancequi nous lie à vous, chères lectrices,chers lecteurs.p

3aTraverséeDu bon usagedu «je»

10aRencontreJaques Le Rider,distinguégermaniste

2…la «une»,suiteaEntretienAnnie Le Brun :«Meckertest l’antidotede Céline»aEclairageL’expositionMeckertà la Bilipo

aHistoire d’un livreLes impudiques Lettres à Nora,de James Joyce,enfin publiées en poche

4aLittératurefrançaiseHélèneHoppenot,un bonheurde diariste

Un formidable styliste,dont le soufflepopuliste, froidementtravaillé, accompagneles humeurs du temps

COLLECTION LAURENT MECKERT

Cahier du «Monde »N˚ 20988daté vendredi 13 juillet 2012 - Nepeut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2012.07.13

«Lui, il était à peine plus grand,blondà l’œil bleu, la gouaille aucoindesmoustaches. Elle luidevait tout : le savoir lire-écrire, lesens de sa liberté révélée. Il luiavait appris qu’elle n’avait pas às’écraserdevant ses patrons, quele drapeaun’était que torchonmédaillé, les hymnes nationauxdes borborygmesde poivrots, etqu’il ne fallait pas se priver decrier : “Crois ! Crois ! Crois !” devantle pape et ses corbeaux. Probablequ’il ne lui lisait pas ProudhonouBakouninedans le texte,mais ill’emmenaitaux réunions des

petits anars deNoisy-le-Sec. C’étaitlà que leur quartettede noces etbanquets s’installait pour les répé-titions hebdo, dansunhangarfermépar des traversesde voieferrée qui existait encore vers lesannées 30.

Riendes crapulars sardoniques.Plutôt desmarrants, aux idées“avancées”. Et trois quarts de siècleplus tard les idées restaient tou-jours tellementavancées que lepelotonn’avait jamais puramarrer l’échappée.»

Commeunéchoerrant, page133

Extrait

Prolifiqueettouche-à-toutUneexposition, àParis,permetd’apprécier leparcourset l’œuvre–indissociables–deJeanMeckert

Propos recueillis parJulie Clarini

Quand Les Coups, pre-mier roman de JeanMeckert, a été rééditéen 1993 par Jean-Jac-ques Pauvert, l’es-sayiste et poète Annie

Le Brun en a donné une postfaceintitulée «Le côté pile du roman».Vingt ans plus tard, elle réaffirmela force de l’écrituredeMeckert.

Comment avez-vousdécouvertJeanMeckert?

C’est Jean-Jacques Pauvert quim’a un jour apporté Les Coups. Ilavait découvert ce livre à sa paru-tion, cinquante ans plus tôt, en1941. Il avait 16 ans et en avait étébouleversé, alors que, au cours de« cette année-là, coupée par unséjour dans une prison alle-mande», il n’allait pas moins lireL’Etranger et Le Mythe de Sisyphe,deCamus.Quandilavuquejepar-tageais l’étrange émotion qui res-tait lasienneàchaquelecturedeceroman, il m’a dit : «Pourquoi nepas le republier, avec un texte devous?» J’ai tout de suite accepté,

fascinée par le pouvoir deJean Meckert de nous ame-ner immédiatement à lasource de l’émotion etmême de nous la faire vivreà l’état naissant.

Pourquoinous sentons-nous concernés par la trèsgrande révoltede ses personnages?

Presque toujours chez lui,et surtout dans Les Coups, quiestsonpremierlivreet, jecrois,le meilleur, le plus saisissantest sa façon d’évoquer enmêmetempscequelavie,àpar-tir de presque rien, peut appor-ter de merveilleux et combiencet enchantement d’être est fra-gile, toujoursmenacé d’être nié,bafoué, sans même qu’on s’enaperçoive. C’est à nousmontrer àla fois l’incommensurable de lamerveille perdue et l’enchaîne-ment dumalheur qui s’ensuit queMeckertnousconduitàcepointdeprofondeur sensible où, souventindiscernablespourlaplupart,s’in-nervent, se tissent et se nouent lesraisons de la révolte pour ne pasaccepter l’inacceptable.Chez lui, larévolte s’enracine toujours dansl’enfance,pourpuisersaviolen-ce dans l’injure que le mondecomme il va ne cesse de faireà cequi y a été rêvé.

Commentrendrecompte dela forcequisedégagedesonécriture?Il ne faut

pas oublierqu’à sa paru-tion Les Coups,premier romand’un inconnuracontant lesamours d’unjeune ouvrier, estpassé presque ina-

perçu, sauf d’André Gide, qui en afait l’éloge dans sa chronique duFigaro, jusqu’àydiscerner«undra-mesecretquelelecteursuitentrem-blant». Et Gidea raisond’yvoir «ledrame même de l’expression desmots», quand, dans ce livre, toutel’attention de Meckert passe aussibien à reconnaître dans l’émotion

le «sillon du vrai», dont parle lepoète Saint-Pol-Roux (1861-1940),qu’à débusquer dans le leurresocial l’impossibilitéde la dire, liéeà la pression que cemonde exercesur chacunà travers le langage.

Là comme ailleurs, la force deMeckert est précisément de fairedu langage le terrible champ debataille où la singularité seconquiertou seperdetoù, pour sapart, il n’aura cessé de livrer uncombat à mort avec les occur-rencesdufauxs’yrenouvelanttou-jours. Rarement autant que lui onaura eu conscience de ce qui sejoue à travers les mots, Meckertayant, à l’inverse du héros desCoups, « le courage d’affronter leridicule de (sa) pensée nue, sans enpasserpar les clichés des autres».

Sonusage d’une langue popu-laire fait parfois penser à Céline.Le parallèle est-il possible?

Au premier abord, il est tentantde rapprocher l’un de l’autre. Ils’agitsouventdumêmemilieuetlaviolence de ce qui est évoqué depart et d’autre y incite. Pourtant,c’estl’inverse.JeverraismêmedansMeckert l’antidote de Céline. Aucabotinage littéraire de celui-ci, onpeut opposer Meckert toujours en

quête d’une lumière absolu-ment sans effet pour dire l’émo-tionouplus exactement la «pen-sée nue» dont il parle. D’autantque son corollaire est une dimen-sion politique essentiellementlibertaire, à l’antipodede l’ignomi-nie d’un Céline et de sa complai-sance pour ce qui amoindrit, avilitet anéantit les êtres. Justement cequeMeckert refuse avecunedéter-minationfarouchequifaitpenseràcelle de Georges Darien (1862-1921)etquiestl’objetdesarévolte,préoc-cupédediscerner lepoisonpartoutoùilestàl’œuvre,commeseseffetsfavorisantladomesticationsociale.Ainsi est-ce au bord du désespoirqu’il commence dans son premierlivrepar enmesurer lesdégâts, jus-que dans l’amour: «Il faudrait queje raconte ça comme un lointainvoyage, maintenant que tout celaest flétri et sanglant et que j’en ai lecœur oppressé comme si j’étais des-cenduauseptièmedessous.»

D’où la nécessité vitale de cettelutte sans merci que Meckert vamenercontrecequ’ilappellelavul-garité, se confondantpour lui avecles comportements appris dontl’attrait estdemasquercequecha-queêtreconsentàperdredesasin-gularité.D’oùlaviolenceliéeàl’im-portancede l’enjeu:«Toutcommeon est contraint à faire la révolu-tion lorsque les mots, les échangeset finalement l’existenceont perdutout leur sens profond pour som-brerdanslavulgaritédesidéescou-ramment reçues et trop rarementressenties.»

Insurrection du sens dont onn’a pas encore évalué la véritableportée. Et, dans l’impasse où noussommes, l’actuelle redécouvertedeMeckert ne renvoie-t-elle pas àl’urgencedetrouver,pourchangerlavie,d’autrespoidsetmesures?p

D’Annie Le Brun, les éditions Verdieront réédité récemmentAppel d’air.L’écrivain vient aussi de préfacerLe Promontoire du songe, deVictorHugo (Gallimard, «L’Imaginaire»)et de consacrer au poète un essai,LesArcs en ciel du noir (Gallimard).

Il disait qu’il avait «une culture debibliothèques municipales». C’estdonc par un juste retour des chosesque JeanMeckert (1910-1995) fait l’ob-

jet d’unhommageà la Bilipo, la Bibliothè-que parisienne consacrée aux littératurespolicières.L’exposition,conçueparCathe-rine Chauchard et Franck Lhomeau, estricheet éclectique, autantque le fut la car-rière d’un écrivain qui, perpétuellementredécouvert, semble ne jamais parvenir àoccuper la place qu’il mérite dans lesrayonnages.

Chez lui, la matière fictionnelle jaillitd’abord de l’expérience vécue; les trentepremièresannéesde l’écrivain sontdéter-minantes,mêmesi lesarchivessont rares.A l’armistice de 1918, le petit parigotMec-kerta6ans, sonpèren’estpasrevenude laguerre, sa mère est internée et le voilàconfié à un orphelinat miteux de la ban-lieue parisienne. Il en donnera une des-cription accablante dans Le Boucher desHurlus (Sérienoire, 1982) :«C’était commeune option définitive, crâne à zéro, unifor-mede taulard, find’uneenfanceàhuitanset demi, avec le pantalon qui grattait lesmollets, les galoches énormes à haute tigeet le béret de sortie qui descendait auxyeux.» Comme sonhéros le petitMichou,il emmagasine une immense révoltecontre « la noire bêtise d’unmonde enlar-binéauservicede laMort». Jeunehomme,

il ne perd rien de cette hargne contre lasoumission des adultes et multiplie lespetits boulots pour survivre. Sa rageredoublequand,à la findesannées 1930, ilvoit se profiler l’affrontement entre laFrance et le régimehitlérien.

Dureste,c’estainsiqu’iltentesonentréedans le monde des lettres. En jetant sur lepapier sa «vérité», «quelque chose d’énor-me», écrit-il dans les lettres qu’il envoie àl’écrivain Georges Duhamel (correspon-danceinéditeàliredansletrèscompletdos-sier consacréàMeckertpar la revueTempsnoir,n˚15, 1ersemestre2012,320p., 18 ¤).Carà la fin du mois d’août1939, «petit chô-

meur messianique», il croit à la créationd’unearméeau servicede l’universalisme.Sans succès du côté de Georges Duhamel,Meckert envoie un nouveau manuscrit àGallimard deux ans plus tard. Cette fois,c’est de la fiction. L’éditeur est emballé: en1941, RaymondQueneaupublie Les Coups,quiest immédiatementsaluéparGide.AlaBilipo,unexemplaired’époquedu«Figarolittéraire» en atteste. Mieux, le roman estplusqu’unsuccèsd’estime: il sevend.

Dans les années qui suivent la Libéra-tion, jeune espoir du monde des lettres,Meckert publie plusieurs titres dans la

«Blanche»: L’Homme aumarteau, La Lu-carne, Nous avons les mains rouges.Maisses romans convainquent de moins enmoins, faute d’être jugés à la hauteur desontalent. Il est rapidementpoussévers leroman noir. La «petite littérature popu-laire», c’est déjà son gagne-pain: derrièrelesvitrinesdel’expositions’étalentlescou-vertures – dessinnaïf, visages expressifs –descourtsrécitsquiparaissentsousformede fascicules: LaPremièreEnquêtede l’ins-pecteur Lentraille, La Froide Flamme ouL’Amour bourgeois, La Tragique Confes-siondeMissBrampton. ChezGallimard,onlui propose la «Série noire ». Il est le

deuxième français à y trouver saplaceavecY’apasdeBonDieu (1950),prétendue «adaptation» françaised’une intrigue américaine et pre-mier d’une vingtaine de polars qu’ilsignera sous le nomde John ou JeanAmila. «Quand il est passé à la “Sérienoire”, il a pu devenir lui-même,témoigne son fils Laurent dans Libé-

ration (24mars2005),affirmerunstylequilui était personnel.» Lui parle en effet decette liberté que lui offre la collection.C’est l’époque,aussi, despiècesde théâtre.Bientôt du cinéma: adaptations ou com-mandesde scénarios. Les affichesde filmsmulticolores tapissent lesmurs de la Bili-po, résurrection d’une époque: Quand lafemme s’enmêle, d’Yves Allégret (1957), LeMiroiràdeuxfaces,d’AndréCayatte(1958),Les Loups dans la bergerie, d’Hervé Brom-berger (1960)… Le cinéma français d’alorsaime les dialogues et les vedettes, les uni-vers de truands et bientôt d’espions.

Meckertest décidémentunauteurpro-lifique, un généreux touche-à-tout. Unétonnant grand reporter également,quand, en 1952, il s’intéresse à l’affaireDominici.Uncoupledetouristesbritanni-ques et leurs filles ont été assassinés enProvence, près de Lurs. Le patriarche de lafamilledontlafermeestvoisineestarrêté,avoue, puis se rétracte. Meckert, envoyésur place par France Dimanche, publie,avantmêmel’ouvertureduprocès,LaTra-gédie de Lurs (1954) : « J’ai l’incroyableculot, note-t-il, d’écrire un livre pour diresimplement: jenesaispas.»PourMeckert,lemétierd’écrivain, cen’est«pasde juger,mais d’observer et de dépeindre ». Unaxiome qui semble lui avoir tenu à cœur.Avec celui deprendre – toujours – lepointdevue des «bougres».

En 1953, on lui demande un texte surZola. A l’exposition de la Bilipo, sur lespages ouvertes, on lit : « Ils (les littéra-teurs)avouentneplus lire Zola, ils ont tort,car ils se privent ainsi du contact dupublicpopulaire, de ceux qui ont précisémentquelque chose à leur apprendre, et aux-quels ils n’apprennent rien. » Dans cemême recueil on découvre avec émotionque Meckert allait, enfant, chercher Zolaen bas des rayonnages de la bibliothèque,ordre alphabétique oblige. Se serait-ilchoisi Amila comme pseudonyme afind’êtresûrqu’on le cherchetoutenhaut? Illemérite, en tout cas.p J.Cl.

«Meckert-Amila : de la Blanche à la Sérienoire», Bilipo, 48, rue du Cardinal-Lemoine,Paris 5e. Entrée libre. Jusqu’au 15octobre.

«LespetitspolarsduMonde»Ce sont treizenouvelles inéditestrousséespar lesmaîtres françaisdunoir: un road-movie endéam-bulateur, une réunionde famillevirant au carnage…Les récits dela collection«Lespetits polars duMonde», disponibles chaquejeudi, et pendantune semaine,chez tous lesmarchandsde jour-naux, feront voyager les ama-teursdugenre. 64pages, 2¤, uneheurede lecture, de l’effroi etquelques éclats de rire.Lepremier à inaugurer, ce12juillet, cette collectionnéed’unpartenariat avec la SNCF,seraDidierDaeninckxavec LesNégatifs de la Canebière. Lui suc-céderont les jeudis suivants Jean-BernardPouy,MarcVillard,DominiqueSylvain, Caryl Ferey,AlexandraSchwartzbrod, Chan-tal Pelletier, FranckThilliez,MichelQuint, Tito Topin,MarcusMalte, SylvieGranotier, PierrePelot.Que dubon!

Romans, adaptations,scénarios…:

quelques-unes desœuvresdeMeckert-Amila.

e n t r e t i e n

é c l a i r a g e

Parmilesécrivainsquel’essayisteetpoèteadmireetsur lesquelselleaécrit,ontrouveSade,Roussel, Jarry,Hugo.Et l’auteurdes«Coups»,qu’elleporteaussitrèshaut

AnnieLeBrun:«Meckertest l’antidotedeCéline»

…la “une”, suite

Il semble ne jamaisparvenir à occuperla place qu’ilméritedans les rayonnages

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Page 3: Supplément Le Monde des livres 2012.07.13

Quellenécessitépousseunauteuràécrireàlapremièrepersonnedusingulier–ouàl’éviter?«Je»récusé,«je»demémoire,«je»deréincarnation:troislivresrépondentànouveauàcetteéternellequestionlittéraire

«Je»,singulieretpluriel

28boulevarddesCapucinesdeDavidMcNeil,Gallimard, 170p., 16,90¤.DavidMcNeil a tant aiméce soir du27jan-vier 1997, où il a donnéun concert àl’Olympiaavecd’autres chanteurs, qu’il avouluen faire un livre.Nonpas tant pourraconter le concert quepourparler desamis qui étaient là, desmomentsheu-reuxoumoinsgais. Pour évoquer aussiceuxqui ne sontplus là,Montand,Doisneau, et Chagall, dont il est le fils.

MadameB.masecondemèredeDanielPrévost,ChercheMidi, 128p., 12,50¤.Commentunenfant sanspère,qui vitpau-vrementavec samère et sa grand-mère,découvre, grâceà ladirectricede sonécole,unautremonde, celui où l’onparleunebelle langue, où lesmots sontprécis,agréablesà entendreet à répéter.Mada-meB. a accompagnéet encouragé lepetitgarçonqui, devenuadulte, sera comédien,pour faire revivre lesmots à l’infini.

Josyane Savigneau

L’usage du « je» en littératureestuneinépuisablesourced’in-terrogations et de débats. Lesrapports entre le « je» du nar-rateur de La Recherche etl’auteur, Marcel Proust, susci-

tent encore de nombreuses discussions.Le personnage provocateur de certainsromans de Michel Houellebecq, qui dit« je» et, en outre, se prénomme Michel,lui a valu bien des ennuis. Ce qui renvoieau propos constant de Philip Roth sur laquasi-impossibilité, pour le lecteurcontemporain, de comprendre vraimentlemot «fiction».

L’intime est-il toujours au centre durécitquandonutilise le «je»?Le récitper-sonnel passe-t-il nécessairement par le« je» ? Voici trois livres qui reposent laquestion, à laquelle chaque lecteur, peut-être, trouvera sa propre réponse.

Leplus intimedes trois,MadameB.masecondemère, l’émouvantet bref texteducomédien Daniel Prévost, déjà auteur dedix livres, n’utilise pas le « je». On pour-rait donc penser qu’il n’a rien à faire ici.Pourtant si, car on sent d’emblée que,dans cet aveu d’enfance et d’adolescenceensouffrance,le«je»,masquéen«il»,est,paradoxalement, commeexhibé.

DavidMcNeil, ancien chanteur, auteurde chansons et de romans, a choisi, lui, le«je»dusouvenir.Ecrireunlivre,28boule-vard des Capucines, sous-titré Un soir àl’Olympia, était, dit-il, « la seule façon derevivrecettesoiréemagique»,ce27janvier1997 où, alors qu’il n’avait pas chantédepuis des années, il a donné un concertexceptionnel dans cette salle, avec tousses amis chanteurs.

Jean-Christophe Rufin, qui a toujoursaimé l’aventure, dans ses livres autantque lorsque, médecin, il travaillait dansdes organisations humanitaires, a voulu,avec Le Grand Cœur, relever le défi de cequ’on pourrait désigner comme un «je»de réincarnation. Se saisir du destin d’unpersonnage historique et le raconter à lapremièrepersonne: l’unedesplusspecta-culaires réussites du genre est Mémoiresd’Hadrien,deMargueriteYourcenar(Galli-mard, 1951). Sans prétendre l’égaler,sachant que l’Hadrien de Yourcenar,

qu’elle a publié à 48 ans, a occupé plus devingt ans de sa vie, Rufin, comme il l’ex-plique dans une postface, a pensé à Your-cenar. Il est fasciné, depuis son enfance,par le personnage de Jacques Cœur(1395/1400-1456). Il avoulu« luidresseruntombeau romanesque», en devenant, lui,cethommeréfugiédansuneîlegrecqueetqui entreprendsesMémoires.

Si le lecteur croit savoir qui est JacquesCœur, qu’il l’oublie. S’il ne sait rien, qu’ilne cherche pas à savoir. «Certains person-nages historiques ont été ensevelis deuxfois. La première dans leur tombeau; laseconde dans leur réputation. JacquesCœur est de ceux-là. On ne compte plus lesouvragesqui lui ont été consacrés. (…)Tousl’ont enfermé dans le rôle assez rebutantdu commerçant, de l’Argentier. » Onconnaîtdanslesdétailssonactivité,sa for-tune,mais tousces éléments«nereconsti-tuentpas unhommevivant».

Jean-Christophe Rufin se sentait unedette à l’égard de Jacques Cœur. Il a passé

son enfance à Bourges, où se trouve lepalaisde JacquesCœur, et aussi samaisonnatale, proche de celle où Rufin est né. Decette maison modeste au somptueuxpalais, on peut mesurer «l’extraordinairedestinde cet homme». JacquesCœura faitrêver Rufin et Rufin a voulu à son tour lerêver, devenir lui, pour lui rendre sonhumanité.

Même si l’on ne s’est jamais intéressé àJacques Cœur, on s’embarque pour levoyage. On se retrouve à Beyrouth, àDamas,onrevientenFrance, on fréquenteCharlesVII,onestfouamoureuxdelabelleAgnèsSorel,puisonconnaît ladisgrâce,onseretrouveenprison,ons’évade,etàChioscommence le récit qu’onvientde lire.

Comme dans Hadrien on cherchaitYourcenar, sa réflexionsur le pouvoir, surlasensualité,sur l’amouràtravers l’empe-reur et Antinoüs, dans Le Grand Cœur ontrouve Rufin. Les exemples sont multi-ples, en voici quelques-uns. Quand Jac-ques Cœur, avec l’assentiment de son

épouse,Macé, part vers l’Orient : «Rien nepouvait m’apporter autant de bonheurque cettenaissanceàune vie inconnuequipromettait tout à la fois la beauté et lamort, les privations aujourd’hui, et,demain, sans doute, la richesse.»Oubien:«Mon aventure avec Christine se terminaainsi, par cette farce tragique.Mais ellememarqua plus que je n’aurais cru. J’en gar-dai pour longtemps uneméfiance instinc-tive à l’endroit des femmes.» Ou encore :«Je n’ai jamais su vivre sans disposer ainsid’une passion qui délivre mon esprit de latyrannie du présent. » Le seul beaumoment du présent ce fut Agnès, et c’estce que Jacques Cœur a le plus de mal àraconter, car leuramouret samort lehan-tent,«sonvisage,sonparfum,savoixenva-hissent tout».

Après ce compagnonnageavecRufin etJacques Cœur, on peut se reposer, auXXesiècle, près de David McNeil. Mais ilfautaimer lemusic-hall, et cette sallepari-sienne mythique du 28 boulevard desCapucines, l’Olympia. Elle a failli êtredétruiteet, sauvéede justesse, elle a seule-ment été modifiée et rénovée. Le concertde David McNeil a été donné dans l’an-cienne salle, juste avant les travaux. On ysentait encore la présence de ceux quiavaient chanté dans ce «vrai» Olympia,dont Yves Montand, auquel McNeil rendhommage. Ce livre est une fête, pas untémoignage sur le «show-biz»; les invitéssont des artistes, bien vivants commeJulien Clerc ou Alain Souchon,mais aussidesdisparus.

McNeil ne fait pas un compte rendu deconcert, même si la soirée à l’origine durécit est évoquée, il fait revivre ses invités.Et on se balade avec eux dans le mondeentier. Le « je» de David McNeil est celuidu plaisir et de lamémoire. Avec un désird’enfiniravecuneblessuresecrète. Ilest lefils du peintre Chagall et a longtempspensé que son père désapprouvait sonchoix de chanter et d’écrire des chansons.Par une conversation avec Bill Wyman,l’ancien bassiste des Rollling Stones, il

apprend que son père le suit de loin et estfier de lui. «Je pouvais àmon tour avouerma fierté de l’avoir pour père, alors que jel’avais toujours tue, de peur qu’il ne penseque je me servais de son nom pour ouvrirles portes.»

Est-ce parce qu’il n’a pas de père et atrop tôt entendu le mot «bâtard» puis«fils de bicot»queDaniel Prévost tentedesemettre à distance en appelant son per-sonnage Denis et en refusant le « je» ?Pourtant,ce«je» récuséenvahit le récit, laprise de recul est impossible. Cette Ma-dameB., une institutrice, qui avait la pas-siondelatransmissiondusavoir,mariéeàunhommepasparticulièrementprogres-siste, a fait de cet enfantperdu son filleul.

«Pourquoi lui? Pourquoi l’a-t-elle choisilui, petit enfant aux cheveux bouclésnoirs ? Jamais il n’aura la réponse. Il nepeut que supposer, imaginer, construireavec ses mots des hypothèses.» Bien qu’ilvoie Madame B. jusqu’à la fin de sa vie,sans que la question soit jamais abordée.MadameB.masecondemère,c’estunehis-toire de mots. Un garçon qui vit pauvre-ment, avec sa mère et sa grand-mère,femmes au parler populaire, découvreavec Madame B. la beauté de la languefrançaise. L’école, et aussi les jeudis, chezelle. Que pouvait-il ensuite devenird’autrequecomédienetauteur,pourfairevivre cette langue? Puis, il lui fallait reve-nir sur cette enfance si rude. Peut-êtrealors, en disant «je», aurait-il revécu tropdouloureusementces années-là.p

L’intime est-iltoujours au centre durécit quand onutilisele «je»? Le récitpersonnel passe-t-ilnécessairementpar le «je»?

«Dans sa classe, il est le seul enfantsanspère, cela il enest sûr.

Lemot “bâtard”, c’est danscette école qu’il l’a entendupourlapremière fois. Qui l’a prononcédevant lui? Il ignore le sens de cemot.Mais il l’a retenu. Pourquoi?Faceà ses camarades, il est le“filleul” de la directrice. Et, par cestatut, il bénéficie d’unprivilège:samaîtresse,madameGrenot, ledésignepour apporter, une foispar semaine, le cahier de roule-mentde la classe, qui contient lesmeilleurs devoirs, au bureaudemadame la directrice, chargedont il s’acquitte avec fierté.

Il attend ce jour avec impa-tience.»

MadameB.ma secondemère, page25

«Dans cette immense salle del’Olympia, toute en longueur, sur-montéed’un largebalcon en fer àcheval, il y auneambianceéton-nante, presque intime. Je suis arri-véà asseoir la soirée, c’est unpeuprétentieux,mais je crois que cesoir nous sommesquelque chosecomme“inspirés”. Il est difficiled’installerun tel climat dansunesalle contenantplus dedeuxmillepersonnes. (…) J’ai chantéàgaucheàdroite, dansdes clubsminus-cules,mêmedansdegrandessalles, une chosem’a toujourséton-né: cinqmille personnespeuventvousapplaudir à tout rompre, siun seul typebâille,mêmes’il esttrès loin, onnevoit plusque lui.»

28boulevarddesCapucines, page161

«–Onm’avait parlé de l’Argen-tier… (C’est Agnès Sorel qui parle)C’est un titre bien sérieux, et j’ima-ginais celui qui le portait commeunmonsieuraustère. Et puis… jet’ai vu.

(…)Au lieud’unmonsieuraus-tère il y avait un ange.Unangeégaré. C’est bien cela que tu es :une créature tombéede la Lune, àqui le destin a joué le curieux tourdedonner de hautes fonctions. Ettu fais de grands efforts pour fairecroire que tu es bien à ta place.

–C’est ainsi que tumevois?–Jeme trompe?Jemedéfendis pour la forme

(…) essayantde la convaincredemon sérieux.»

LeGrandCœur, pages303-304

LeGrandCœurde Jean-ChristopheRufin,Gallimard, 498p., 22,50¤.Depuis sonenfance, Rufin est fascinéparJacquesCœur, ce fils depelletier devenurichequi, auXVesiècle, changea le regardqu’onavait sur l’Orient et permit àCharlesVII de terminer la guerre deCentAns, avantde connaître la disgrâceetl’exil. Rufinqui, à Bourges, a rêvédevantlepalais de JacquesCœur, écrit aujour-d’hui, à la premièrepersonne, sesMémoires, ses aventures, ses amours,dont sa passionpour labelleAgnès Sorel.

Extraits

Traversée

GILLES RAPAPORT

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Là-bas dans l’îleC’est unnoyaud’atmosphèresprégnantes, dehuis closenmétamorphose, de civilisationet deprimitivité.Uncondensédemonotonie, demétaphysique,de ratages,de loufoque. Le romande Jean-LucCoatalemestunpetit réacteurnucléairequi déclenchedes ripostes enchaînepropres ànous faire vivre longtempsavec cespagesdont l’écriture élaborée, profonde, dépouillée,atteintune formedeperfection.Il se passe àAntipodia, une île abrupte et inhospita-lière à l’entrée de l’Antarctique.Onnepeut s’empêcherdepenser augénie de StrindbergdansAubordde lavastemer (1890) pour évoquer la sourdedominationdes îles sur les êtres, le pouvoir despics glacés, d’uneforêt auxodeurs de camphre, des falaises, rochers,vagues rugissantes. Strindbergparceque les deuxhabi-tants de l’île, un gouverneur et unmécano, envoyéspar la Francepour des relevésmétéo, s’enlisentdans lafolie qui causera leur perte, causée chez l’unpar laconsciencedugrandmouvement cosmique, chezl’autrepar l’obsessiondeBabetta, Babetta l’actricede laseule cassette pornodisponible sur l’île. Une tisanedegraineshallucinogènes, le vera-vera, viendra embraserle récit d’une flambéede fantastique.

S’échoueunpêcheurmauricien attaquéparl’un, puis par l’autre. Le «Gouv’» se perdradans le bruit de la rotationde la Terre et sedémantibuleradans le vide sidéral. Il grap-pille unmomentde lucidité pour vouloirtout raconter à Paris, désabusé: «C’est le pro-blèmeavec ces ronds-de-cuir de l’administra-tion, ils envisagent rarement l’immense…»p

DominiqueLe GuilledouxaLe Gouverneur d’Antipodia,de Jean-Luc Coatalem, LeDilettante, 188p., 15¤.

Dans le piègeLisa comprend-ellecequi lui arrive?A45ans, elle, si dis-poniblepour laquêtede livres rares, d’autographesetd’éditionsoriginales, s’enrôlevolontairementdans lacohortedesadmiratricesd’un inquiétantgourou. FaceauPèreConstantin, toutes«exhibent le blancde leursyeuxvides, cette albumined’œufspochésdont separentles regardsquiperçoivent l’invisible». Lisan’estpasdupedecettemachinedeguerre, ce«mensongestratégique»

quidraine lesespoirs en friche.Pourtantellesuccombeet sonregardsans indulgenceneparvientpasà lapréserverdupiège. Jus-qu’où?Enmargede ce romanenlevé,Co-rinneHoexpublieunbref recueildepoèmesà la gloireduRhôneenAvignon,Rougeauborddu fleuve (éd. BrunoDoucey,64p.,6,10¤), où l’île de laBarthelasseest«la soifdu fleuve sertiedans sonétreinte».p Ph.-J.C.aLe Ravissement des femmes,de CorinneHoex,Grasset, 208p., 17 ¤.

Au fil de l’eauOnpérégrine souventdans les textesd’HubertMinga-relli. Entrehommes le plus souvent. Le longdes coursd’eau, vers l’amont. Commeunequêtede l’origine.L’enfancedont tout vient. Fil ténu et secret, à peineplus sonored’un filet d’eau.George et son frère Renzopartent ainsi auxpremières lueurs de l’aube («lemomentdes tristes couleurs dans le ciel») à la recherched’une source, préservéeparune faille de lamontagne,où l’aîné est venu, très jeune, avec leur père. Cetteascension, avec son lot de défis et de peurs, unit par-delà lamort les enfants avec celui qui leur a laissé, pres-queparmégarde, une arme capablede conjurer toutesles solitudes. Parunepoésie aussi sobrequenue et une

langue toujours concise, propre à délivrerl’émotion sans esbroufe,Mingarelli signeavec La Sourceuneminiatureexemplairede sa «manière» car, autantqueDavidRebaudqui illustre le volume, il estpeintre.pPhilippe-JeanCatinchiaLa Source, d’HubertMingarelli,Cadex, «Texte au carré», 64p., 12¤.

Variations rêveusesLapeinture, présentedans les textesd’Inscapes (dessinsdeFrançoisDilasser, Le tempsqu’il fait, 1994)oudanslespoèmesde Faïences (prixMallarmé, Flammarion,1995), semblait être à l’originedu singulierVoyagedesainteUrsule (Gallimard, 1973) dePaul LouisRossi : deMemlingàCarpaccio, deBruges àVenise, c’était uneampleévocationdu «cortège extraordinaire» – où lepoètevoyait unmiroir de sespropres errances, entre«les hésitations et les élans». Dansunedes chroniquesrassembléesdans LesVariations légendaires, cet aveu:

Paul Louis Rossin’avait, alors, pas encore vuàVenise lespeinturesdeCarpaccio…Ce«maître de la digression»nousentraîne aus-si, dans ses réflexions rêveuses, sur les tracesdeNerval, deNovalis, oudeChamisso– cetesprit curieux (1781-1838): nonseulementécrivainmais aussi «naturaliste, botaniste,classificateurpassionné»,qui étudia les dia-lectes lesplus rares.pMoniquePetillonaLes Variations légendaires. Chroniques,de Paul Louis Rossi, Flammarion, 256p., 18 ¤.

Sans oublier

L’Algérie,si loin,siprochedelaGaronneFluide,chaloupée,lalanguedeFrançoisGarciafaitrevivreleBordeauxpopulairedesannées1950

Catherine Simon

Raconter la ville de Bordeaux àl’heure de la guerre d’Algérie – etpourquoipasMarseilleouLille?Par-ce que l’auteur, François Garcia, est

bordelais, bien sûr! Comme le jeune Emiliodesonpremierroman, Joursdemarché (Lia-naLevi,2005) ;comme,ici, le jeuneFederico,quidonnesonprénomàcettenouvelle sagafamiliale, située, rebelote, dans le vieuxquartier commerçant des Capucins, hautlieu à l’époque de ce qu’on n’appelait pasencore la «diversité». Pour les lecteurs quiauraient raté le premier service, voici doncle deuxième… et chaud devant! pas ques-tiondebouder sonplaisir.

Car il écrit bougrement bien, l’auteur deFederico!Federico!etdeBleucieletor,cravatenoire (Verdier,2009).Samaîtrisedela langueparlée, la petitemusique qu’il en tire, fluide,chaloupée, sans excès, fait merveille pourdonnerà voir et à entendre la sociétédes sei-gneurs«delaHalle»bordelaise,sortedeFran-ceminiaturedesannées1950,avecses immi-grés deplus oumoins longuedate, ses codes

et ses rituels, le coup de blanc du matin auzincduPetitComptoir, lesanciensavec leurs«polos grenat», les boufféesde colère pouja-disteà l’annonced’unprojetdegrandesurfa-ce, sans oublier l’ébahissement devant cetteincroyable nouveauté, la télévision, qu’onregarde en troupe, hypnotisé, après avoirrameuté les voisins: «De lamagie, c’est de lamagie!abalbutiéMarinette,chut!onaenten-du. Seuls des bruits de chaises, de courtesquintes de toux coupaient la voix timbrée ducommissaire, le commissaireBourrel. (…)»

Ainsi coulent les phrases, faussementdésarticulées, de ce roman couleur sépia,auxaccentsetauxpointsdevuevolontaire-mentdiversifiés.Si la familleLorca–«épice-rie fine, légumes secs, produits d’Espagne,détail et demi-gros» – reste la figure cen-trale, comme elle l’était dans Jours de mar-ché,d’autresvoixse fontentendre: cellesdeKarimet deMaxime, qui disent la guerre etses désastres. L’histoire des deux hommesse déroule, chacun son chapitre, se recou-pant sans se rejoindre, tandis que le narra-teur, le petit Federico, dernier rejeton de lafamille Lorca, sert de fil rouge au récit, luidonnant sa cohérence et sonunité.

Ayant quitté Alger pour Bordeaux àl’automne1956, pour fuir la violence de sonfrèreaîné,Karimdécouvreladuretédelavied’immigré, les sales boulots, les logements

miteux,mais aussi l’amourd’Ana et lemili-tantismeclandestinauseinduFrontdelibé-ration nationale. Maxime, lui, est étudiant.De milieu modeste, il s’est forgé uneconsciencepolitiqueàtraverslaviesyndica-le et la lecture duMonde – celle deMalrauxetdeCamusaussi…Kariml’AlgérienetMaxi-me l’anticolonialiste se croisent parfois: ilsont en commun des amis de gauche. Jus-qu’au jouroùMaxime, son sursis résilié, estcontraint de rejoindre les rangs de l’arméeet d’embarquer pour l’Algérie. Le récit deFederico s’achèveà l’été 1958.

VuedesrivesdelaGaronne,oùla«majori-té silencieuse», comme on disait à l’époque,applaudit Pelé et rêve de rouler en DS, labataille pour les indépendances qui soulève

l’Afrique du Nord est perçue com-me un mauvais film – de plus enplus mauvais et de plus en plusenvahissant.DubombardementdeSakhiet, en Tunisie, au «putsch desgénéraux», en Algérie, la chronolo-gie de la «grandeHistoire» impose

sonrythmeà la«petite»etauxpersonnagesduroman.Sousuneautreplume,moinsaler-teoumoinsdocumentée,Federico!Federico!auraitpusombrerdans le conformismeet lebien-pensant.Mais il ya,miracle, cette façond’écrirequi sauve le livre: un style. Il devraitséduirebienau-delàde laGaronne…p

Raphëlle Leyris

Dans le couple Hop-penot, c’était mon-sieur qui avaitofficiellement desambitions littérai-res et se piquait de

poésie – quoi de plus naturel,après tout, pour un diplomate,une profession notoirementriche, depuis Joachim du Bellay,en écrivains de toutes sortes.Henri Hoppenot (1891-1977) ad’ailleurs fait paraître à compted’auteur des plaquettes de poè-mes, participé au livret de quel-ques opéras du compositeurDarius Milhaud (1892-1974), etentretenu une longue correspon-dance avec son ami et confrèreAlexis Leger, dit Saint-John Perse(parueaux«Cahiersde laNRF»en2009).

Mais le Journal de sa femme,Hélène (1894-1990), débusquéparles éditions Claire Paulhan, per-metdedécouvrirqu’elleétait sansdoute le vrai talent littéraire deson couple. Ce Journal, la jeunefemme a commencé à le tenir unan après leur mariage en 1917,pour ne cesser qu’en 1972. Autotal, 8000 pages dactylogra-phiées qui ont été déposées à laBibliothèque nationale. Un pre-mier volume de son Journal vientdeparaître, qui réunitune large etpassionnante sélections de notes

prises entre 1918, avec l’arrivée ducouple à Rio, et 1933, le départdepuis Berne pour la Chine, dontHélène rêvait depuis longtemps.

«Unvrai Journalnedevraitêtre,selon moi, que fait de points derepère pour aider lamémoire, unesorte de photographiedes êtres – à

la rigueur de soi-même – saisisdans l’instant, pour qu’ils se repré-sentent à elle dans l’avenir.» Cetteremarque, plus tardive, d’HélèneHoppenot, que cite la préfacesignée Marie-France Mously, estfidèle à ce qui se donne à lire dansce journal intime extraordinaire-mentpeuégotiste,bourrédeviva-cité, d’intelligence et d’humour.

Pas du tout refermée sur unmilieudiplomatiquedont les cou-tumes l’ennuient le plus souvent,Hélène Hoppenot est attentiveaux tressaillements du mondequ’elle traverse au gré des affecta-tions de son mari (Brésil, Perse,Chili, Allemagne, Syrie, Liban…).Elle assiste ainsi, à partir de 1920,

aux bouleversements par les-quels la Perse devient l’Iran. Lors-que son mari est affecté à Berlin,une ville qu’elle déteste, en 1926,elleraconteuneAllemagneéprou-vée par les privations post-traitéde Versailles. Et note, comme uncri du cœur, en 1927, parlant desAllemands : « Je crois qu’un jourviendraoùilsprendrontleurrevan-che. Ce jour-là, pas de quartier.Pour personne. Ils prendront leurtemps, obséquieux, serviles – etcruels – et ce temps viendra si on lelaisse venir.»

HélèneHoppenotabeauécrire:«Ilnefautni trops’attacher,nis’at-tarder : la terre est vaste, et la lon-gueur normale de la vie suffira à

peine pour la parcourir en toussens»,elles’attacheauxêtresd’ex-ception qu’elle croise au cours deses voyages, ou avec lesquels elleconserve les liens tissés à Paris(ainsi d’Adrienne Monnier, d’ErikSatie ou de Valéry Larbaud). Elleexcelle à croquer sur le vif les por-traits de ceux qu’elle rencontre. Apropos d’André Malraux, elleécrit : «Maigre et blafard, les yeuxglobuleux, cent pour cent cérébral.Lesmots, lesphrases, sebousculentdanssabouche, sesgestessaccadésse transforment en un feu d’arti-ficede tics, et lagymnastiquemen-tale qu’il vous oblige à faire à sasuite vous laisse aussi courbatuqu’après une forte grippe.»

Mais les passages les plus déli-cieux de son Journal sont ceuxqu’elle consacre à Paul Claudel,ministreplénipotentiaireenexer-cice à Rio lorsqu’elle y débarqueavec sonmari. La plume d’HélèneHoppenot révèle l’auteur du Sou-lier de satin, surnommé le «Caci-que», sous un jour résolumentnouveau. Vachard, assez souvent,avec quelque chose d’un garne-ment s’amusant à jouer de mau-vais tours. Badin, volant au pas-sage un baiser à une servanteavant de déclarer : « J’ai été long-temps grave et sérieux : ce n’estque tardivement que j’ai décou-vert le côté rigolo de l’existence»,quand il ne se passionnepas pourla mode masculine qu’il rêve derévolutionner. Jamaisprosélyte, iln’essaye pas de ramener le jeunecouple Hoppenot, athée, «à demeilleurs sentiments». Un PaulClaudeldrôle,ensomme.Paraffec-tionpourle«Cacique», lesHoppe-not nomment leur fille Violaine(comme l’héroïne de L’Annoncefaite à Marie), qui naît au Chili en1923 – sa grossesse inspire à Hé-lènedesmotsterriblessur laservi-tude physiologique et, plus géné-ralement, sur la condition desfemmes.

Formidable diariste, HélèneHoppenot, avec l’affectation enChine de son mari, va se décou-vrir, de surcroît, un talent pour laphotographie. Mais cela, ce serapour le deuxième tome.p

Femmedediplomate,HélèneHoppenotatenudès1918unjournalintimevif, intelligentetdrôle.SurtoutquandelleévoqueMalrauxouClaudel…

Croquisd’entre-deux-guerres

Littérature Critiques

Laplumede ladiariste révèlel’auteur du«Soulierde satin» sousun jour résolumentnouveau

Federico!Federico!,de FrançoisGarcia,Verdier,278p., 16 ¤.

Journal 1918-1933,d’HélèneHoppenot,ClairePaulhan, éditéparMarie-FranceMousli, 640p., 48 ¤.

HélèneHoppenotenAsie, 1933. DR

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Bernhard enversLapoésiede ThomasBernhard(1931-1989)demeureun continentobscurdans sonœuvre. Près de140poèmes refusés restent à ce jourinédits. Bernhard connut immédiate-ment le succès, dès l’instant où ilacceptade troquer ses vers contredesrécits enprose. Sur la terre commeenenfer est un florilègedepoèmes com-posés entre1952 et 1961. Des verslibres qui prennent leur source àcettemêmebouched’ombreoù fleu-rirent, à quelques années d’écart, LaRose depersonne,de Paul Celan, et LaNuit éclairée d’épines,d’IngeborgBachmann. La critiquecontinued’êtrepartagéesur leur valeur litté-raire. Pourcertains, ils retracent l’im-passed’unevocation ratée. Pourd’autres, ils ne sontque l’esquissedel’œuvreenproseàvenir. Le lecteurqui se contenterade les suivreperce-vra commeun«ébranlement»,à l’ins-tardupoèmeéponyme. Il entendragronder le ventd’unecolère. Il recon-naîtra lepas résoluet familierde celuiqui«portedes chaussurescrottées» :«J’irai de l’autre côté et je ferai savoird’où/je viens/etvers où je vais/J’irai là

oùpersonnenepourramerattraper». pChris-

tine LecerfaSur la terrecomme enenfer,de Thomas Bernhard,traduit de l’allemand(Autriche) et présenté parSuzanneHommel, éditionbilingue, La Différence,«Orphée», 128p., 5¤.

RequiemamorosoUne lettre adresséeàunemorte. Auretourdes obsèquesdeClaraSchu-mann, en 1896, Brahmsest au termede sa vie. Lui qui fut l’amidu couple,le compositeuret la virtuose, retraceles étapesd’unepassionqu’ils vécu-rent à trois, sitôt le jeunehommereçuchezRobert Schumannen 1853. A lafemmequi représentepour lui«lavie, lamusique, le destin», il ne cacherien.Cette flammecondamnéeànes’éteindrequ’après avoir tout consu-mé,LuigiGuarnieri, dontonse rappel-le lepremier opus, LaDoubleViedeVermeer (Actes Sud, 2006), en fait unepartition incandescente, calquée surla Sonateen lamineurpourviolon etpianode l’opus 5 deSchumann,dontla trace est perdue.Uneplongéedanslemystèrede la créationqui dévore

ceuxqui la servent,commeunpiègeinexorable.pPhilippe-JeanCatinchiaUne étrange histoired’amour (Una stranastoria d’amore), de LuigiGuarnieri, traduit del’italien par Eve Duca etMarguerite Pozzoli, ActesSud, 224p., 21,80¤.

Le poids du passéDeFionaKidman,Néo-Zélandaisenéeen 1940etauteurd’unevingtained’ouvrages, leséditionsSabineWespie-ser avaientpubliéunroman,Rescapée(2006). Ellesnous fontaujourd’huidécouvrir laKidmannouvelliste.A tra-vers le destind’êtresordinaires, celle-ci rendcomptede l’étroitessed’espritdesvillesdeprovince.Ainsidu«PetitItalien»où, sousprétextede retrou-vailles, l’amiede lanarratriceveutconnaître le finmotd’unehistoired’amouradolescente.Qu’il soitques-tiond’adultères («L’Historiquedesfaits»), dedivorceoud’avortements,Kidmaninterroge lepoidsdupassé.«Lavérité est-elle toujoursbonneàconnaître?» : laquestionseposeau fildes troisnouvelles centrales– sansdoute lesmeilleures–de ce trèsbeau

recueil.pEmilie Grangeray

aGare au feu(The Trouble with Fire),de FionaKidman,traduit de l’anglais(Nouvelle-Zélande) parD. Goy-Blanquet, SabineWespieser, 400p., 25¤.

Sans oublier

Psychopathologiedel’acteurdébutantDevenircomédienenvue…EstherFreud,arrière-petite-filledeSigmund,avécucela–avantdeleromancer

FlorenceNoiville

Surune toilede sonpère, elle ala tête posée au creux d’unoreiller. Long visage aux che-veux bruns, aux sourcils

épais, au regard fixe… Esther Freudest la fille de Lucian Freud, le grandpeintre figuratif britannique, mortil y a un an, le 20 juillet 2011. Né en1922 à Berlin, Lucian était lui-mêmele fils d’Ernst Freud, quatrièmeenfant de Sigmund. Un architectequi,en1934,pouréchapperaunazis-me,avaitquittéBerlinetemmenésafamille à Londres – où son père lesavait rejoints quelques années plustard, en 1938.

Lagénéalogien’estdoncpascom-pliquée à établir. A quatre généra-tions d’écart, Esther Freud est, enligne directe, l’arrière-petite-fille dupère de la psychanalyse. De passageàParispourlapromotiondesonder-nier livre, cette longue femme bru-nesourit.Biensûr,ellepourraitcom-menter cette filiation. Elle l’a faittantdefois.Maisonsentquelesujet

lui pèserait. Alors, on se concentresur elle. Et sur La Bonne Etoile, sonseptième livre – le quatrième tra-duit en français aprèsNuits d’été enToscane (AlbinMichel, 2009).

Il y est question d’un groupe dejeunes gens qui tous se confondentavec un trait de caractère – Nell latimide, Dan l’arriviste, Charlie lasuperbe, Jema la révoltée… – et tousrêvent de devenir des comédiens envue. Lorsque l’histoire commence,

audébutdesannées1980,ilsappren-nentleurmétierdansuneprestigieu-se et sévère école de théâtre londo-nienne,passentdesauditions,savou-rent de rares premiers succès, tâtentde nombreuxéchecs, etméditent ce«conseil à un débutant» donné parl’acteur Michael Simkins: «Ce n’estpas juste; et ne soyezpas en retard.»

Esther Freud sait de quoi elleparle. Ce milieu d’aspirants comé-diens, elle l’a connu de l’intérieur. A

16 ans – elle est née en 1963 –, aprèsune enfance passée à voyager avecsa mère, elle s’est inscrite dans uncoursdethéâtre,a fait sesdébutssurles planches, joué à la télévision etdans quelques films, cofondé unecompagnie de théâtre fémininaujourd’hui disparue, épousé l’ac-teur britannique David Morrissey…etpuisun jour,«s’estdéprisede toutça». Parce que ça ne marchait pas?«Disonsquej’avaiscommencéàécri-re en 1990 et que je suis tombéeamoureuse de la liberté que procurel’écriture.»Cela ne l’a pas empêchéede vouloir faire ici, un peu commedans la comédie musicale Fame,«non pas une satire du milieu desacteurs,mais une peinture tendre etprécise de ses vicissitudes. De seshauts et ses bas. De ses surprises aus-si» – car c’est bien sûr Nell l’effacéequi, commedans les contes, connaî-tra la réussite, même si celle-ci estfinalement cherpayée.

Depuis son premier roman,HideousKinky (1992),traduitenfran-çais sous le titre Marrakech Express(DeFallois,1999)etadaptéaucinémaavecKateWinslet,lacritiqueanotéletalentd’EstherFreudpourmettreenscènedespersonnagesjeunesetresti-tuer leur voix au plus juste. Cela lui

avait valu de figurer sur la liste desmeilleurs espoirs britanniques de larevue littéraire Granta en 1993…Vingt ans plus tard, son œuvrea-t-elle tenu ses promesses? Moinsen tout cas que celle de Kazuo Ishi-gurooudeWill Selfqui figuraientaumêmepalmarès cetteannée-là.

MaissiLaBonneEtoilen’estpas lemeilleurromand’EstherFreud,onytrouve néanmoins un thème fasci-nantqu’onauraitaimévoirdévelop-perdavantage. C’est celui du doubleobsédant : la personne qui réussitsystématiquement aux auditionsoù vous échouez. «C’est toujours lamême, dit-elle. Celle dont vous vousdites : “Mais qu’a-t-elle de plus quemoi?” Objectivement rien. Ou unechose infime et vous ne saurezjamais quoi. Vous vousmettez alorsà vivre avec ce double. A être hanté.Beaucoup d’acteurs ont ça…» Elleaussi naguère…? Esther Freud nerépond pas. Mais son prochainroman sera une histoire de fantô-mes. Peut-être pasunhasard? p

Stéphaniede Saint-Marc

C’estl’undesplusgrandsstylis-tes américains. Et pourtant…Une carrière littéraire com-meune longue suite de désil-lusions ; la pression cons-tantedescréanciers; l’hostili-

té de la critique; le silence, l’oubli final…:c’est une spirale de désenchantement quisemble caractériser la vie d’HermanMel-ville (1819-1891) dans cette biographiepleinede soufflequi reparaît aujourd’hui,plus de quatre-vingts ans après sa pre-mière parution en langue anglaise, en1929. Son auteur, Lewis Mumford(1895-1990),plus tardphilosopheethisto-riendelavillereconnu,révèleiciunecom-préhensionintimedesonsujet. Surtout, ila l’art de l’inscrire dans son temps – desmutations de New York et de la bonne

société de la Côte est, à la guerre de Séces-sion. Le tout en mettant à profit l’éclec-tismede ses centres d’intérêt – sociologie,urbanisme, histoire, littérature – que l’ondiscerneen filigrane.

Mais commençons par le début. Il y adans la jeunesse de Melville une fractureprofonde dont Mumford sait nous fairesentir la douleur et le caractère décisif.Alorsque le futur auteurdeMobyDickn’aque 13 ans, son père, ruiné,meurt au bordde la folie.C’est ladéchirureducoconpro-tecteur. L’enfant mélancolique est bruta-lement projeté dans la vie. Commencealors l’errance d’un jeune homme égaré,contraint de subvenir à ses besoins. Mel-

ville connaîtra l’humiliationde lapau-vreté, la honte des aumônes insuffi-santes versées par les proches. Tour àtour employé de banque, travailleuraux champs, instituteur, il chercheune échappatoire, une raison devivre. Il finitpar s’embarquercommemousse sur un bâtiment de la ma-rine marchande. DestinationLiverpool. En 1841, il prend lelarge pour une nouvelleexpédition sur le baleinierAcushnet, en direction desmers du Sud. Il vivra la pro-miscuité, les violences àbord,laprisonpourdésertion,puis l’expérience enchante-resse d’un séjour aux îles Mar-quisesparmi les cannibales.

Comme l’exprime subtilementMumford, ces aventures extérieu-res nourrissent en contrepoint l’ex-périence intime de l’écriture. Plu-sieurs récitsdevoyagesenmerrencon-trent le succès auprès du public etoffrent à Melville, qui d’ailleurs se marie,

une position sociale nouvelle etun apaisement intérieur. Cela nedure pas. Avec Moby Dick (1851),sonœuvreculmineetseretourne.Elleprendunedimensiontitanes-que, épique, philosophique. Maisplus qu’aucune de ses équipéesmarines, ce roman est uneépreuve pour son auteur. Morale

autant que physique. Une connaissancepar les gouffres. «Oh! mes amis, écrit-il,retenez-moi le bras ! Car de vouloir seule-ment consigner mes pensées sur ce Lévia-than, j’en suis exténué et je défaille audéploiement de leur formidable enver-gure, dont l’étendue veut embrasser lecercle entier de toutes sciences, et les cyclesdes générations desmastodontes de toutesorte, baleines et humains (…), et l’univers,l’univers tout entier !»

Moby Dick apparaît simultanémentcomme un sommet et un point de non-retour. Le livre rencontre l’incompréhen-sion du public commede la critique.Mel-ville, de son côté, sort de ce travail à bout

de force, et de nerfs. Pendant une quin-zained’années, il cherchera à en renouve-ler l’exploit. Son ambition est intacte. Saquête tout aussi exigeante. Pourtant, sesouvrages ultérieurs n’atteignent pas ledegré d’achèvement deMobyDick,mêmes’il écrit en 1856 la célèbre nouvelle «Bart-leby».Finalement,il sevoitcontraintd’ac-cepter un emploi à la douane du port deNew York pour faire vivre les siens. Cen’est qu’en 1886, à 67 ans, qu’il trouveenfin,grâceàunhéritage, lasécuritématé-rielle. Ilmourra cinq ansplus tard.

On referme cette biographie avec l’im-pression que, du statut d’écrivain, Mel-ville aura tout connu: célébrité, obscurité,solitude, sagesse austère, accomplisse-ment fertile, tâtonnements abyssaux…

D’une voix claire et sonore,directement audible pour le lec-

teur contemporain, Lewis Mumford suitces tribulations pas à pas, sans révélationfracassante ni érudition superflue, maisavec l’applicationvigilanted’unamiaussiconscientdes grandeurs quedes failles deson sujet. Aucune hagiographiemais uneclairvoyance pleine de hauteur. La ren-contredel’artisteetdesonmodèlequepri-sait Baudelaire. Aussi, s’il existe bien, par-fois,quelqueslongueurs(dansl’évocationde certains ouvrages de Melville notam-ment), et si «Bartleby» ne fait pas l’objetde toute l’attentionqu’onaurait pu atten-dre, on adhère sans retenue à cette pein-turevivante,subtilportraitd’ungéantfra-gile et tourmenté.p

Critiques LittératureLabiographied’HermanMelvilleparLewisMumford,unclassiqueparuen1929,acontribuéàplacer l’écrivainaupanthéondeslettresaméricaines

Dévorépar«MobyDick»

La critique anoté le talentde la romancière pourrestituer auplus juste lavoixdepersonnages jeunes

HermanMelville (HermanMelville.A StudyofHis Life andVision),de LewisMumford,multiples traducteursde l’anglais(Etats-Unis), Sulliver, «Biographie»,412p., 22 ¤.

Ses aventures extérieuresnourrissent encontrepoint l’expérienceintimede l’écriture

LaBonne Etoile (LuckyBreak),d’EstherFreud,traduit de l’anglaisparDominiqueKugler,AlbinMichel, 430p., 21,90¤.

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Macha Séry

Lorsque l’œuvre deJames Joyce (1882-1941)est tombée dans ledomaine public, le13 janvier 2012, ses exé-gètes ont poussé un vif

soupir de soulagement. Le petit-fils de l’écrivain, Stephen Joyce,était considéré comme l’un deshéritiers les plus procéduriers del’histoire littéraire. Un chapitre deFamilles, je vous hais ! (Hoëbeke,2010) d’Emmanuel Pierrat, consa-cré aux abus des ayants droit, entémoigne. Méprisant l’univers dela recherche, en guerre juridiquecontre la Fondation Joyce deZurich, il n’hésitait pas à réclamer100000dollars pour la moindrelecture publique d’Ulysse, s’oppo-saità touteadaptationthéâtraleetimposait des tarifs prohibitifspour la figuration d’un extraitdansune anthologie.

Premier signe de cet assouplis-sement, la publication in extensode la correspondanceadresséeparJames Joyce à sa future femmeNora. Ces 64lettres, enfin rassem-blées dans un recueil unique,furent longtemps jugées sulfu-reuses et inspirèrent maints fan-tasmes. Au point que l’une d’elles,en 2004, a été acquise chez Sothe-by’spour445000dollars (environ360000euros), un record.

Ces missives sont majoritaire-ment datéesde 1904 et de 1909. Lapremière année est celle de la ren-contre à Dublin. Le myope JamesJoycen’a faitqu’entr’apercevoirauloin une chevelure brune et unedémarcheondulantequi l’ont sub-jugué.Ils’estaussitôtdécidéàabor-der cette serveusede l’hôtel Finn’s.Il feradeleurpremierrendez-vous,décisif, le 16 juin 1904, la journéedurécitd’Ulysse.Ellea19ans, lui22.Il est un jeune auteur promis à lagloirequihait l’Eglisecatholiqueetlabourgeoisephilistine.Ellesevoitcomme une pauvre fille sans édu-cation. Au reste, elle ne lira jamaisses livres. Toujours est-il que cettejeune femme, élevée au couvent,est audacieuse, libre de corps etd’esprit, puisque à peine deuxmoisetdemiplus tardelle s’enfuitavec lui et s’exile à l’étranger.

En 1909, alors que Nora est res-tée chez eux à Trieste, James Joyceeffectue un séjour à Dublin. L’unede ses connaissances lui fait croirequ’ilajadisétél’amantdesacompa-

gne.Cequidéclencheuneprofondecrise de jalousie suivie, à distance,d’uneflambéededésir sexuel.

Sainte et putainL’histoire retiendra cette anec-

dote : c’est grâce au mécénat deWilliam Mennen, président de lasociétéde lotiond’après-rasagedumême nom (slogan: «Pour nousles hommes») que l’université deCornell à Ithaca (Texas) put acqué-rir en 1957 une riche collectiond’écrits personnels de l’écrivainparmi laquelle figuraient ses let-

tres érotiques. La veuve de Stanis-laus, l’undes frèresde JamesJoyce,n’en connaissait pas la teneuravant de les vendre. Aussi lorsquele catalogue raisonné de la corres-pondance de Joyce fut achevé, cefut la stupeur. Un lot de missivesde 1909dévoilait le grandécrivainsousunjourintime,disons-le,obs-cène : fétichiste, adepte du sexeanal, un brin scatologique. Noraest à la fois vue commeune sainteetuneputain.

Par pudeur, Richard Ellmann’en fit qu’une discrète allusion

dans sa biographiemonumentalepubliéeen1959.Lesfameuses«Dir-ty letters» ne furent éditées sanscoupe ni points de suspensionqu’en 1975. Dans l’intervalle, desuniversitairesayantfait ledéplace-ment à Cornell les avaient reco-piées à lamain et traduites. Ce futle cas d’Hélène Berger dite Cixousdans un article intitulé «Portraitde sa femme par l’artiste» (LesLettres nouvelles n˚ 12, mars-avril1966). Gallimard fut autoriséà en éditer une partie dans letomeI de La Pléiade en 1982.

La divulgation de la vie privéede ses grands-parents mit enfureur Stephen Joyce qui, par lasuite, interdit la publication dedeux lettres, celles des 8 et9décembre 1909. Or quellesmer-veilles ! « Les passages cochonssont magnifiques, s’enthousias-me le traducteur André Topia. Cesont de grands morceaux de bra-voure littéraire. James Joycene fai-sait pas de distinction entre les let-tres et la littérature. Certainesmis-sives sont des brouillons de textes,d’autresdes échosde cequ’il adéjà

écrit.»CarNora, à laquelle la jour-naliste Brenda Maddox a consa-cré une formidable biographie(Nora, Albin Michel, 1990), fut lemodèle de nombreuses héroïnesjoyciennes. «Pourquoi ne devrais-je pas te donner le nom que je tedonne continuellement dansmoncœur? Qu’est-ce qui m’en empê-che si ce n’est qu’aucun mot n’estassez tendre pour être ton nom?»,écrit James le 27septembre 1904.Dans la nouvelle « Les Morts »,Gabriel Conroy formule enpareils termes son amour pourGretta:«Pourquoide telsmotsmeparaissent-ils si ternes et si froids?Est-ce parce qu’il n’est point demot assez tendre pour être tonnom?»

Quant aux réponses de Nora,nul ne sait ce qu’elles sont deve-nues. Déchirées, égarées, dissimu-lées dans des archives? De la fem-me de l’ombre, de la mère desdeux enfants de Joyce, ne demeu-rentquequelques lettresde1912etde 1917.«Elles sontgéniales,assureAndré Topia, qui les a consultées.Rédigéessansponctuation,c’estunfluxcontinud’observationsconcrè-tes, une succession de remarquesqui créent une petite musique etont inspiré le monologue de MollyBloom dans Ulysse. » Chantd’amourromantiqueet charnel, lacorrespondance de Joyce rend àNora le plus bel hommage.p

Lettres àNora,de James Joyce,traduit de l’anglais (Irlande)parAndréTopia, Rivages Poche, 208p., 8,50¤.

CélineàBerlinL a v i e l i t t é r a i r e

«Lafoliemêmedudésir»«MACHÉRIE», «petiteNoraboudeuse»,«chère petite têtebrune», «carissima»,«cher amour», «mapetite fille bien-aimée»,«mapetite épousedeGalway»…

Ainsi s’exprimel’amour.D’abordensur-

nomsqui disent l’attachement.Celui queJames Joyce vouedès 1904àNoraBarna-cle – qu’il épousera seulement en 1931,soit dix ans avant samort – est de l’ordrede la révélation,mieux, de la révolution.Désormais il y auraunavant etun après.Deuxmois après l’avoir rencontrée, ilavoue: «Lorsque je suis avec toi j’aban-

donnemanatureméprisante et soupçon-neuse.»Une soirée en sa compagnie estqualifiéede «sacrement». Il compare sesbaisers au «chant des canaris». Son enga-gementauprès de lui, jeunehommepau-vre à la vie aventureuse, lui inspireunejoie violente. Fusionnelle, exclusive estsapassionpour elle. A croire qu’il n’y ariendeplus beau sur terre, riendeplusmiraculeuxque cette femme.

Hélas! Le 6août 1909, sonmonde s’ef-fondre.Unvieil ami lui a jouéun couppendableen s’inventantune liaisonavecsa femme. La supercheriedissipée, il sem-ble que la frayeurqu’elle lui a causée aamorcé «la foliemêmedudésir» et faittomber les voiles de la pudeur.DeNora,James attenddesmots obscènespour

enflammer le plaisir qu’il prendà l’ima-ginerdansdes poses impudiques.OndevinequeNora ose les lui adresser. Ducoup, le ton change: «Monpetit oiseaude foutre»… «Madoucepetite pute»… Ilprofère les pires saletés, sauf que rienn’est sale en amour.Onne trouved’autres exemples épistolairesd’unetellemystiquedes corpsoù le sentimentd’adoration se conjugue à la pornogra-phie, que dans lesmissivesdeGustaveFlaubert à LouiseColet et les Lettres à Loud’Apollinaire.pM.S.

Pierre Assouline

Il faut aller enAllemagneavec les céli-nienspour entendreparler intelli-gemmentde «Céline et l’Allema-gne». C’était le thèmedu 19ecolloque

internationalde la Société d’études céli-niennes, qui s’est tenudu6 au8juillet àBerlin.De l’avis des habituésde ces réu-nions, ce fut un excellent cru.

La contributiondeChristine Sauter-meister (Université deHambourg) a étéparticulièrement remarquée. Elle y aexploré les relations entreCéline et le lea-der collaborationnisteMarcelDéat à Sig-maringen. L’écrivain avait donné sa ver-siondansD’un château l’autre (Galli-mard, 1957) : un ermite acharné àdéfen-dreunepolitique condamnée, avec lequelil avait pris ses distances. Pour connaîtrecelle deDéat, il fallait éplucher son«Jour-nal de guerre», inédit, auxArchivesnatio-nales.Onydécouvre que leurs retrou-vailles régulières, à l’heuredu café,n’étaientplus seulementprofessionnel-lesmais cordiales; or, si «Déat dédouanepolitiquement son “compagnon”enmen-tionnant son esprit critique vis-à-vis des

Allemands»,Céline, lui, prit bien soind’ef-facer toute tracede leurs relations, allantmêmeaprès la guerre jusqu’à le renier.

MargareteZimmermann (Universitélibrede Berlin) s’est penchée sur les repré-sentationsdeBerlin dansNord (1960).«Pluie, soleil, ouneige, Berlin n’a jamaisfait rire personne!», écrivait-il. A partir delà, il était intéressantd’observer l’em-preintedu fantômedeCéline sur la jeunelittérature contemporaineemberlinisée:«Cette ville est unemétropole jeune etdynamiquemais aussi une chambred’échoshistoriques. Commeà la fin de laRépubliquedeWeimar, elle attire à nou-veau les artistes, dont les écrivains franco-phones. Céline est un “fantôme”bienvivantdans cettenouvelle littérature queBerlin est en train degénérer. Il ne cessed’imposer sa présence.»

L’écrivainn’y a passé quedix joursentre la fin août et le début septem-bre1944. Journaliste auCanardenchaîné,David Fontainea eu à cœurd’étudier sapuissante transpositiondeBerlin en ville-fantômeet soleil noir, eny incluant des

imagesplus anciennes glanées lors debrefs voyagesd’études commemédecinde la Société des nationsdans les années1930, puis en 1942 sur invitationdes auto-rités à sa demande.

Pierre-MarieMirouxa, pour sa part,apportéunpassionnant éclairage sur ledélirenordiquedeLouis-FerdinandDes-touches, leNord étant fantasmécommeun lieu féeriquede retouraux origines.

La contributionde Louis Burkard,consacrée à l’interdictionendroit despamphlets antisémitesdeCéline, aimpressionnépar sanouveauté.Qu’elles’appuie sur les droits patrimoniauxplu-tôt que sur le droitmoral, elle n’en restepasmoins fondée sur le droit d’auteur.Jusqu’au 1er janvier2032.Dès lors qu’un tri-bunal les jugeradignes d’un intérêt histo-rique et documentaire, et qu’ils sortirontdûment encadrésde préfaces et de postfa-ces, ils devraient échapper à des poursui-tes pénalespour incitationà la haineraciale.

Reste lemystère inentaméduniveaud’allemanddeCéline: «Il le parlaitmais

dès que la conversationdevenait com-plexe, il passait à l’anglais qu’ilmaîtrisaitmieux», a assuréAndréDerval (InstitutMémoiresde l’édition contemporaine).Célinen’aimait pas cette languequi luicassait les oreilles, et par laquelle il disaitn’entendrequedes ordres, des cris, desinjures et jamais depoésie.Mais aimait-illesAllemands àdéfautde leur langue?Au termed’une contribution fouillée,Pascal Ifri (Université deWashington)conclut que, s’il a éprouvéde la sympa-thiepour eux tant qu’Hitler pouvaitgagner la guerre, il les a détestés à nou-veaudès que cette perspectivedisparut.

Refusde l’Institut françaisL’hôtessedu colloquea très bien fait

les choses auCentre français de l’Univer-sité libre. Elle en ad’autantplus demériteque c’était une solutionde remplace-ment. En effet, depuis denombreusesannées, les céliniens tiennent ainsiconclave savant tous les deuxans, unefois sur deux en France (à la BNFparexemple) et l’autre à l’étranger dans les

Instituts français. Ce fut le cas àMilan,Budapest, Prague, Amsterdam; celaaurait dû l’être à Berlin après que sonpré-sident,MeFrançoisGibault, en eut fait lademandeauprèsde l’ambassadeurMau-riceGourdault-Montagneet de sonconseiller culturel CharlesMalinas.Maisil essuyaun refus aumotif que leur cen-tre se donnepourobjectif de «promou-voir la littérature française de l’extrêmemodernitéà travers des auteurs suscepti-bles depouvoir présenter eux-mêmesleursœuvres aupublic allemand» ; ilécrivit à nouveau en rappelant qu’il nesollicitait que lamise à dispositiondeleur amphithéâtre; cette fois, sa lettredemeura sans réponse. «Onne leurdemandaitpas d’organiser quoi que cesoit! Onn’amêmepas puobtenir qu’ilsmettentnotre programmedans leursprésentoirs. C’est nul !»Manifestement,quandon représente la France enAlle-magne, il reste toujours quelque chosed’unpassé qui nepassepas.pPlus sur le blog «La République des livres»duMonde.fr

ExtraitCHRISTELLE ENAULT

Histoired’un livre

DebientropbrûlantesmissivesLeslettresdujeuneJamesJoyceàNoraBarnacle,écritesen1904et1909,témoignentd’unepassionardenteetcrue.Sicruequeleurpublicationintégraleestassezrécente.Lesvoicipourlapremièrefoisenpoche

«2 décembre 1909 (…)Tues àmoi,ma chérie, à

moi! Je t’aime. Tout ce que j’aiécrit plus haut est seulementunmomentoudeux de foliebrutale. La dernière gouttedespermeaà peine jailli dans tonconque c’est fini et quemonsin-cèreamourpour toi, l’amourdemespoèmes, l’amourdemes yeuxpour la séductiondetes yeuxétranges, vient soufflersurmonâme commeunventchargéd’épices.Mabitte estencore brûlante et raide etvibrantede la dernièrepousséebrutale qu’elle t’a donnée, quel’on entend s’élever les frêlesaccents d’unhymned’adora-tion, tendre et pitoyable,adresséà toi,montantdes som-bres cloîtres demon cœur.

Nora,machérie fidèle,mapetite écolièrepolissonneauxdouxyeux, soismaputain,mamaîtresse. (…) »

LettresàNora, page131

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Police de proximitéEn 1854,NapoléonIII importe à Paris lemodèle dubobbylondonien, celui d’unepolice visible auquotidiendansles rues. L’identitéprofessionnelledes sergents de villeparisiensévolue alors dans l’exercicede ce que l’onpeutappelerunepolice deproximité. Attachés à des îlotsqu’ils parcourent en tous sens, les sergents de ville, deve-nus en 1871 les gardiensde la paix, sont les outils autantque les acteursde la «constructiond’un ordre public»,processusqueQuentinDeluermozanalyse avecunefinesse rare. Son livre décrit comment la «brute»,décriéeaudépart, finit par devenir le débonnaire symbo-

le de lamodernitéparisienne. Surtout, inspi-ré par le sociologueErwinGoffman, et rela-tant lesmultiplespetits incidents consignésdans les riches archives de la Préfecturedepolice, l’auteurmontre que cet ordrepublicest le résultat d’une constante interactionentre les policiers et les Parisiens. Absolu-ment remarquable.pPierreKarila-CohenaPoliciers dans la ville. La construction d’unordre public àParis 1854-1914, deQuentinDeluermoz, Publications de la Sorbonne, 408p., 38¤.

Entre la vie et lamortNeurologueet historienne, LauraBossi rappelle quepen-dantdes siècles, on a considéré qu’unhommeétaitmortlorsque son âmequittait son corps.Or, depuis 1967, le cri-tère de lamort est fondé, pour la science, sur la perte irré-versibledes fonctionsdu cerveau (encéphalogrammeplat).Dès lors, un corps sans consciencepeut êtremainte-

nu enétat de vie artificielle afinde devenirunvivier d’organesdestiné, par prélève-ments successifs, à «sauver des vies»: gestede charité ou technologie dangereuse?

La définitionmodernede lamort a don-né lieu àd’intenses polémiques fort bienexposéesdans cet essai, autant de la part desphilosophesquedes représentantsde tou-tes les religions p ElisabethRoudinescoaLes Frontières de lamort, de Laura Bossi,Payot, «Manuels», 192p., 15¤.

D’obscurs résistantsDansun style énergique, audiapasonde la jeunessepari-siennedont il décrit les hauts faits, Emmanuel Lemieuxlivre ici nonpas la biographiepointilleused’un jeunemartyroriginaire d’Haïti, exécuté le 9mars 1942,mais letableaud’une époque, avec sonurgence et ses contradic-tions. En insistant sur le procèsde Tony Joncourt et deses camarades, ilmet en lumière le rôle duPalais-Bour-bonpendant l’Occupation, lieu où s’installe le tribunal.Surtout, par-delà l’hommage, le livre décrit les rouagesqui ont abouti à la double condamnationde ces résis-tants, d’abordà lamort puis à l’oubli. p Julie ClariniaTony, 1942. Unprocès oublié sous l’Occupation,d’Emmanuel Lemieux, François Bourin, 244p., 19¤.

Fouiller l’identité urbaineLondres et Paris se rêvent à l’anciennepourmieuxse pro-jeter dans le futur. L’historienStéphaneVanDamme,dansun livred’une grandeoriginalité, s’interroge sur lesétapesde cettemontée enpuissancedupassé urbaindans l’identitédes capitales.DuXVIIIesiècle, quand la car-tographiedominait, jusqu’auXXesiècle, quandWalterBenjaminou l’écoledeChicago font de la ville un lieud’investigationsociétale et culturelle, les lecturesdupas-sé présentéesdans cet ouvrage formentunepromenadeaussi curieusequ’intelligente. pAntoinede BaecqueaMétropoles de papier. Naissance de l’archéologie urbaineàParis et à Londres (XVIIe-XXesiècle),de Stéphane VanDamme, Les Belles Lettres, 312p., 35¤.

Sans oublier

Isabelle Régnier

En 1991, Serge Daney apassé des heuresdevant son écran detélévision à regarder ledirect de la guerre duGolfe. Dans les pages

Culture et Rebonddu journal Libé-ration,dont il était alors responsa-ble, il fit de ce flux, qu’il refusaitd’appeler «images», le socle d’unethéoriede lamort du cinémaetdutriomphedu«visuel»qu’il n’avaitcessé de remettre sur le métierdurant les dernières années de savie.«Levisuel (quiest l’essencede latélé) est le spectacle qu’un seulcamp se donnede lui-même tandisque l’image (qui fut l’horizon ducinéma) est ce qui naît d’une ren-contreavecl’autre,fût-il l’ennemi.»Cette tension entre le cinéma, quicontinue d’informer le mondedepuis son tombeau, et le visuelqui impose partout son idéologiepublicitaire, structure le derniervolume de ses écrits, La Maisoncinémaet leMonde.LesannéesLibé1986-1991, édité chez POL par soncomplice de longue date, PatriceRollet, et dont la parutioncoïncideavec le20eanniversairede samort.

«Ciné-fils», comme il s’est lui-même défini, Serge Daney(1944-1992) s’est ouvert aumondedepuis l’intérieur des salles obscu-res et a voué savie d’adulte à «ren-dre honneur» aux films qu’il aaimés.D’abord au sein des Cahiersdu cinéma dès 1964, comme criti-quepuisrédacteurenchef,ensuiteau sein de Libération à partir de1981 et, enfin, dans Trafic, la revuequ’il créa en 1991 alors qu’il sesavait condamné par le sida. Maisaussi à la télévision, notammentdans un entretien mythique avecRégis Debray qui contribua à pro-pager sa légende. Après avoir pro-phétisélamortducinéma,cediver-tissement des masses qui fut enmême temps l’art majeur duXXesiècle,Daneyafiniparenpren-dreacte.Durantses«annéesLibé»,et sans cesserd’écrire sur le 7eart, ils’est intéressé au petit écran et, àpartirde lui, à lapublicité, à lapoli-tique,ausport, à lapsychanalyse,àd’autres formesd’art…

Sa pensée n’a rien perdu de sonacuité. Sa propension à rebondirsans cesse, à retourner les idéesreçues trois fois par page plutôtqu’une, et avec humour, non plus.Bien au contraire. Ce recueil est deceux que l’on peut prendre par

n’importequelbout. Sa tonaliténevarie pas: lamélancolie latenteducinéphile (redoublée par la saveurétrange de l’époque qui l’a vu naî-tre, encore familière et déjà recou-verted’unebonnecouchedepous-sière) est battue en brèche par lajoie d’une écriture en ébullition,d’autant plus vivace qu’elle prend

constamment le lecteur à partie.Entre les textes, entre les échosquirésonnententreeux,unevisiondumonde se dessine, d’une cohé-rencesansfaille,quitrouvesonori-gine dans le rapport de l’auteur aucinéma.

Pour Daney le journaliste, lecinéma est une gigantesque ban-que d’images et d’idées, qui sert àpeu près à tout – à (dis) qualifierparavance,parexemple,uneinter-vention télévisée de Jacques Tou-bon, en novembre 1987 : « Il estclair que nous sommes trop loin dela ligne droite avant le sprintprési-dentiel pour avoir droit à autre

chose qu’au spectacle des secondscouteaux (Méhaignerie, Lajoiniedéjà), lesquels, aussi coupantssoient-ils, ont le tort d’être seconds.Nous sommes dans le pré-généri-qued’un filmd’actionà venir.»

Le cinéma est mort, mais cettemort est son triomphe: il est par-tout.Dès lors, laseulequestionquivaille pour Daney est celle qui l’atoujours intéressé : la mise enscène – et la morale qui, selon lui,la sous-tend nécessairement. Nul-le différence de traitement, ducoup, entre les films de René Clairet ce « JT» de TF1 qu’il commenteen ces termes: «Le speaker vedetten’était (…) venu de Paris que pouressayerd’être dans lamême imagequ’un Scud et il ne courrait qu’unrisque: qu’il n’y en ait pas de tiré àce moment-là (ou que, tiré, il luitombe dessus). (…)Qu’il n’y ait riende plus humain que de vouloir“être dans l’image” est une chose,qu’on profite d’une guerre pour se“faire tirer le portrait” en faisantécran à tout le reste en est uneautre. Jamais ledoublesensdumot“écran”n’aétéautantd’actualité.»

Le terme de «mise en scène»s’applique aussi à ses propres tex-tes, dont certains sont des petitsfilms en puissance (voir le mer-veilleuxdialogue imaginaire entre

SergeDaneyetCeluiparqui lescan-dale arrive, film de Vincente Min-nellide1960quecezappeurdusoirmet un temps à reconnaître). Lesintuitions font mouche, qu’ellesportent sur le Paris-Dakar, «la pre-mière grande compétition quin’aurait jamais existé sans la télévi-sion»,ousurStevenSpielberget lesémotions«imitées»de sonfilmLaCouleurpourpre (1985):«CommesiSpielberg,aprèsavoirfilmédupointde vue d’un enfant voué à rencon-trer E.T, s’étaitmis à filmerdupointde vue d’un E.T. Un E.T. qui auraitmis tout son savoir dansunordina-teurafinde se refaire, de là-bas,unesimulation émue de “commentc’est”, chez les humains.» Ecrits en1986, ces mots évoquent à s’yméprendre un scénario que Stan-leyKubrick écrira bienplus tard, etdont Spielberg tirera un film, A.I.intelligence artificielle, en 2001.Neuf ans après la mort de Daney.Qu’aurait-il écrit sur ce film? Onaimerait tantpouvoir le lire.p

NicolasWeill

Peudepratiquessontaussisignifica-tives de métamorphoses socialesque celles en rapport avec lesmorts. Or, comme le montre cette

étude d’anthropologie historique pion-nière, cette relation au corps défunt est entrain de changer radicalement depuis unetrentaine d’années. La crémation desmorts au détriment de leur inhumationenvahitlesstatistiques.Leschiffresparlentd’eux-mêmeset sans ambiguïté: en 2009,l’incinération représente déjà 28% desobsèques en France (contre0,5% en 1980).Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en

Allemagne, les pourcentages sontplus éle-vésencoreet lemouvementne faiblitpas.

A partir de ce constat, Piotr Kuberskis’interroge en théologien et en historien.Cettemutation qui inverse une tendancebimillénaire à l’inhumation dépend-ellede l’évolution des conceptions reli-gieuses ? La réponse que propose cetouvrage ne laisse pas de surprendre.Contrairementaux idées reçues, l’histoirede la crémation des morts manifesteraitune relative autonomie par rapport auxsystèmesdecroyanceetà l’espéranceenlarésurrection. Avec un luxe d’érudition etl’appoint de l’archéologie dont il est spé-cialiste, l’auteur attribue la généralisationde l’ensevelissement en Occident auxRomains bien plus qu’à la diffusion duchristianisme.

Même si le judaïsme s’est montré réti-cent face aux bûchers funèbres, la Bible a

réservécedestinauroi Saül (ISamuel 31 etIChroniques 10). La compétition avec lepaganisme, la mémoire des persécutionset plus récemmentde la Shoah, ont alour-di laproscriptionpesant sur la crémation.

Inventer de nouveaux ritesQuant au christianisme, il n’a qu’à de

très rares périodes condamné la créma-tion.PiotrKuberskiévoquebienleCapitu-lairesaxonde785quimenaçaitdelapeinecapitale quiconque y recourrait ; mais ils’agit d’un texte de circonstance sans au-cunejustificationthéologique.Labulledupape BonifaceVIII, au Moyen Age, sou-vent invoquée, ne s’en prend, elle, qu’audémembrement des corps (pour multi-plier les reliques). Face au militantismefranc-maçon et anticlérical, l’Eglise, en1886, finira bien par prendre officielle-mentposition,privantdefunéraillesecclé-

siastiques quiconque aurait opté pour cemodemortuaire. Mais l’interdit sera levéen 1963 dans la foulée de VaticanII. Com-me le livre le suggère dans sa conclusion,le problème qui se pose aux chrétiensd’aujourd’hui est l’invention de nou-veauxrites faceàunedemandecroissantedes fidèles.

Un des chapitres les plus originauxabordelalittératuredesutopies,chezTho-masMore, Campanella ou Cyrano de Ber-gerac, entre le XVIe et le XVIIesiècle. Là setrouverait la préfiguration du retourmoderne à la crémation. Simplicité face àla pompe des enterrements classiques,souci de l’hygiène, de la pureté, à quois’ajoute lapeur, trèsprésenteauXVIIIesiè-cle,de la«mortapparente»etde l’enterre-mentvivant, tout celaannoncerait lapho-bie, contemporaine de la putréfaction etdu vieillissement du corps, constituant

autant de facteurs explicatifs de la vogueactuelle de la crémation. L’auteurconvientque la baissede la croyancedansla résurrection a sa part dans l’analyse duphénomène, ce qui n’est pas sans fragi-lisersathèseprincipale.Onregretteraaus-si le peu d’exploration d’autres sphèresculturellescommecellede l’islam,fût-ceàtitre de comparaison, ou la présence tropdiscrètede l’Inde.

Mais touteurocentréequ’ellesoit, cettesomme ouvre brillamment la voie à uneréflexion sur le désarroi que provoque,dansnossociétésobsédéespar la jeunesseducorps, lafinitudedenosexistencesaus-si insupportablequ’insurmontable.p

LescendresdutempsUneétuded’anthropologiehistoriquetented’éclairer lesuccèscroissantdelacrémationenOccident.Original

Critiques Essais

Le cinéma estmort,dit-il,mais cettemortest son triomphe :il est partout

LaMaison cinémaet leMonde. TomeIII :lesAnnées Libé 1986-1991,de SergeDaney,édité sous la directiondePatriceRollet,POL, «Trafic», 866p., 35¤.

Le Christianisme et laCrémation,dePiotrKuberski,Cerf, «Sciences humaineset religions», 512p., 39¤.

Lesderniersécrits,couvrantles«annéesLibé»,ducritiquedecinémamortilyavingtans, lemontrents’intéressantàtout,maistoujourscohérent

SergeDaney,éternel«ciné-fils»

SergeDaney en 1984.XAVIER LAMBOURS/SIGNATURES

70123Vendredi 13 juillet 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.07.13

aLe 14juillet: la littérature tchèqueenIsèrePour clore sa 4e édition, l’associationCairns, projet culturel inter-nationaldeproximité, propose auxhabitants et visiteursdumassif de Belledonnedemettre envoixquelques textes tirés dela littérature tchèque.Auparavant, la comédienneFrederikaSmetanaet le dramaturgeMichal Laznovskyauront donné letonde lamatinée. AuBivouac, LesAdrets, à 11h30 et 15heures.Scenes.obliques.free.fr

aLe21juillet: PaulFournelàChartresLeprésidentde l’Oulipo et auteur d’Anquetil, tout seul («LeMondedes livres» du 22juin 2012) rencontrera ses lecteurs à lalibrairie L’Esperluète à 11heures, peu avantque les premierscoureursduTour de Fran-cen’atteignent la préfec-tured’Eure-et-Loir.Esperluete.fr

aJusqu’au19août:la littératureprendle largeenNormandieLes 11esRencontres d’étéenNormandie fêtent leslivres et le théâtre. Parmibiend’autres, Sylvain Tes-son sera présent le 3aoûtà Trouville et le 4août àHoulgate.Rencontresdete.fr

LORSD’UNERÉCENTE conférence,monamiDoudouDiène, brillantcommeà sonordinaire, évoquaitles «4M» liés à la colonisation.L’ancien rapporteur spécial del’ONUchargédu racismeexpli-quait: les premiers voyageurssontdesmarchands.Onne seméfiepasd’eux. Ils se contententde faire dunégoce. Puis arriventlesmissionnaires.On croit qu’ilsse contententdeprêcheret debap-tiser.Mais bientôtdébarquent lesmilitaires, qui sèment lamort etladésolation. Pourtant, cene sontpas les plus terribles. Il y a plus àcraindre encoredesmémoria-listes, qui racontent les faits à leurfaçon. Et laissent à jamais «leur»versiondes faits, la «seule» vérité.

Cesvoyageurs,marchands,mis-sionnaires,militaires oumémo-rialistes se retrouvent tout à faitdans l’anthologie deMichelBideaux,qui vient deparaître auxPressesde la Sorbonne:Européens et voyage (1500-1800).

L’idéede ce livre est excellente, età l’heuredes vacances et desgrandsdéparts, il n’est pas inutilede se plongerdans les récits lais-sés par les voyageursd’autrefois.Les extraits ici présentéspermet-tentdepasser de «l’aventureà l’in-ventaire», comme l’indiqueMichelBideaux, et de dresser unevéritable cosmographie, riche ensurprisesde toute sorte.

Périlsde l’étranger«Unvoyageur, explique tel

explorateurduXVIIesiècle, doitavoir l’œil d’un faucon (pour voirde loin), les oreilles d’unâne (pourentendre le plus léger chuchote-ment), le visage d’un singe (pourêtre promptà rire), la bouched’unpourceau (pourmangerde tout),les épaulesd’un chameau (pourporter patiemment ses fardeaux),les jambesd’un cerf (pour fuir ledanger).»

MêmepourunFrançais, voya-ger en Francen’est pas toujours

simple. JeanRacine ena fait lesfrais: «J’avais commencédès Lyonàneplus guère entendre le lan-gagedupays, et à n’être plus intel-ligiblemoi-même.Cemalheur s’ac-crut àValence, et Dieu voulutqu’ayantdemandéàune servanteunpot de chambre, ellemit unréchaud sousmon lit.»Racine,commevousne l’aviez jamais lu.

A l’étranger, c’est encorepluscompliqué, car lespérils sontnom-breux.Ondécouvre, selontel outelvoyageur,que les«Angolaissontd’unnoir effrayant»,que lesTurcs«sont fortamoureux,maisd’unamourbrutal: car ils sontgrandssodomites».Quantauxpeu-plesduBrésil,«il leurmanquetroislettres, savoir l’F, l’L et l’R, choseétonnante, car ils n’onteneffetniFoi,ni Loi, niRoi». Encoren’a-t-onriendit desTahitiens:«Il sembleque lamoindre réflexion leur soituntravail insupportable, et qu’ilsfuientencoreplus les fatiguesdel’esprit quecellesducorps.»

Tout cela nemanquepas de pit-toresque.MaisMichel Bideauxn’a guère profité de la leçondeDoudouDiène: car enfin, cesvoyages s’inscrivent évidem-ment dans le contexte de la colo-nisation – unmot qui n’apparaîtpas une fois dans tout l’avant-pro-pos. Le sanguinaireHernanCor-tés est cité dans cette anthologie,mais pour un texte dans lequel ildécrit… les beautés du volcanPopocatépetl! Rien sur la fa-meuseDestruction des Indes,deLas Casas. Sur les Antilles, de lon-gues pages du Père Labat sur lesdélices de l’ananas et du café; etrien sur l’esclavage, qu’ont pour-tant décrit de très nombreuxvoyageurs.

Est-il si difficile enFrance d’in-terroger la colonisation?p

Sylvie Testud, comédienne

Dansl’intimetourbillondelavie

Voyagesetdommages

d’Eric Chevillard

Sans interdit

A titre particulierUnesaisondansl’infiniLe feuilleton

Agenda

MAIENAUTOMNE,c’estd’abordunegaleriedeportraits.Quatrefamilles. LesVuillard, les Lamaury, les Laribière, lesLaloy. TousvivententreParis et la campagnenormande. Sur fonddesecondeguerremondiale,unpetit village tented’ygarderuneviequotidiennenormale.Onparlede laguerre, on fait avec.D’ailleurscen’estpas le sujetduroman.Cen’estpas l’Occupationqui tourmente les famillesauxstatutsbiendifférents.Duprocu-reurà l’avocat,de la fermièreà ses employés, tousontdes tracas,des joiesetdespeines. Le romandeChantalCreusot racontedeshistoiresqui secroisent. Il estquestiond’amour,de tentations,demorale. Les femmessontaucentrede toutes les attentions.

Il y aMarianne, la libertine, cellequi est en ruptureavec safamille,uncadre tropétriquépoursa soifde liberté.Malgré lesreprochesdesamère tropconformistepour lacomprendre, c’estcontre la rigiditéde sonpèrequ’elle construit sonpersonnagedécadent. Il y aHélène, enceinte,d’unautre. Lorsqu’elleavoueàsonmari, lorsqu’ellepartirapour la Suissecommettrecequ’ilnepeutaccepter, il estbouleversé: au lieud’avoirpris lapécheresseen faute, elleestvenuese livrer.Qu’attendait-ellede lui?Solange,auphysique ingrat, estdevenueunebelle femme.C’est lors-qu’elle semariequ’elleestheureuse, c’estde cemariagequevien-dra saplusgrandedéception. Il y aMichelle, la communiste. Il y aMarie, lanaïve, l’insouciante, la servante.A la finde laguerre, ellesera tonduesansprotestation.Que luiveulent cesgensquihur-lentautourd’elle?Malgré lesprotestationsdesapatronneetdesonfils, Camille, elle sera tonduesur laplacepublique.

Dès lors que l’amourentre en jeuCe sontdes parcours de femmesaimantes, aimées, enproie

auxdoutes, déçues, puis nostalgiques. Commentvivre enméprisant sondésir? Commentvivre selondes principesmoraux tropdéfinis? Il est difficile de résumer la vie de chacunet de chacune tant les relations s’entremêlentdans cemondeoù chaque famille côtoie l’autre. Chacuna son avis sur la situa-tionde son ami. Chacunessayede faire bonne figure. Chacuntentede suivre son engagement, cédantparfois à la fougued’un sentiment trop envahissant.

«Un jour je suis née»,ditMarie à sa patronne surprise–avant de la retrouvermorte. La fermièren’apas entendu ledésarroi de son employée. Elle était si naïve, comment imagi-ner que cette toute petite réflexionannonçait quelque chosedeplusprofond?Marie aura existé, voilà ce que constateCamille,lorsqu’il pleure sa disparition.On sepromène tout au longdulivreparmi ces personnagesauxquels on s’attache. Chacun,chacuneavec ses troubles, ses désirs enfouis ouassumés, nousentraîneau cœurde relations amoureusesqui se font et sedéfont au fil des années. Les grandsprincipesn’y feront rien.Lanatureprofonde sera souvent la plus forte.Malgré l’acharne-mentde chacun,de chacune à vivre selon les lois, il est difficile,dès lors que l’amour entre en jeu, de respecter le contrat bienqu’on l’ait signé.

ChantalCreusotnous fait vivre avec sespersonnagesdontoncomprendchaquepsychologie. Les êtres existent, se construi-sent, lesunsavec etpar rapport auxautres. Le lecteur seretrouvepourtantdans l’intimitéprofondede chaqueperson-nage.On les rencontre, on les aime.Onaimerait leurprodiguerquelquesconseils, commel’aparfois faitMarianneavec sa sœur.«Qu’est-ce que tuattendsavec ce type?Qu’il ne resteplusde toique le trognon?»Chaquedestin, unique, s’écrit au fil despages,desannées. Il resteunegrandenostalgiede cette fresquevilla-geoise. Les êtres, commel’adit la plusnaïvede toutes,naissent,vivent, puis s’éteignentalorsqu’onne s’y attendaitpas. ChantalCreusotn’écrirapasde second livre. Commesespersonnages,elle estnée, elle a vécu. Ellenous laisseun romanmagnifique.p

Clairde lune et autres textes,deCamille Flammarion,GrandsChamps, 288p., 18,50¤.

Louis-Georges Tin

La chose semble unanimementadmise : l’été est la saison durelâchement intellectuel, com-plet et sans complexes. Ayantconsacré durant l’année sesraresheures de loisir à relire les

Anciens et avant de saisir, le 1erseptembreau matin, d’une poigne raffermie par lapratique du canoë-kayak et du beach-vol-ley, sonvieuxvolumede L’Enéidepour enméditerlesdouzechants,notrecontempo-rain s’accorde un répit et un repos bienmérités. Il ne lira pendant ces quelquessemainesque lesgrosromans idiotsécritstout exprès, qui n’exigeront aucun effortde son cerveau rompu de fatigue. Voici lemoloreillerauquelaspiresonfront lourd:un livre qui se lise tout seul, qui semangesans faim, qui fonde au soleil. La différen-ce entre l’action de lire et celle d’avaler unbeignet devra être à peine perceptible, del’ordrede lanuance. L’offre est abondanteet si le sable nous est parfois mesuré surles plages, ces pavés n’y sont sans doutepaspourrien.Onfiniraitparcroirequelesvacances n’existent que pour nous sous-traire un moment aux exigences et auxsévéritésexcessivesdela littérature.Com-meil estdouxdeneplus l’avoir sur ledos!De l’air, enfin ! Quelle légèreté soudain!Quel soulagement!

Et cependant, le temps de la littératurene recoupe-t-il pas parfaitement celuidans lequel nous nous trouvons alors,hors jeu, hors système? Le temps sansemploi, le temps du contretemps, de laliberté? Et puisque les nuits sont longuesetétoilées,puisque l’océanestànospieds,interrogeons-les: ouvrons Clairs de lune,de Camille Flammarion, ce sera d’ailleurslire à peine, plutôt rêver avec lui sur lesmystèresdel’infinimentgrandetdel’infi-niment petit qui pareillement, dit-il,confondentnotre imagination.

Camille Flammarion (1842-1925),curieuxtousazimuts,sefélicitaitcertaine-mentd’êtredotédedeuxyeux:unpour letélescope,unpour lemicroscope.Vulgari-sateur, il segardabienderendre la sciencevulgaire. Il lui donna au contraire ses let-tres de noblesse en la parant de toutes lesséductions d’une langue poétique et enprolongeant ses observations d’interro-gations vertigineuses: «L’Univers visiblen’est que l’apparence passagère d’un étatde l’Univers invisible, infini, éternel.» Cer-tes, il écrivit à une époque où l’on sedemandait encore si les météoritesn’étaient pas des projections de volcanslunaires,oùl’oncroyaitqueleslabyrintho-dontes des âges préhistoriques étaientdes «grenouilles plus grosses que desbœufs», mais ces délicieuses méprisessemblent inventées plutôt par l’auteurpournous rappeler à lamodestie: quellessontles illusionsdanslesquellesnousbar-botons aujourd’hui tel le protozoairedans le limonorigineletqui ferontdouce-

ment sourire nos descendants mieuxéquipés?

Publiés en 1894, ces Clairs de lune repa-raissentdoncdansuneéditionlégèrementremaniée, un livre orange comme notreplanète bleue, magnifique, richementillustrédegravuresd’époquequasi fantas-tiques où l’on voit que les tâtonnementsdelasciencesontdéjàdesgestespoétiquestrès sûrs. Les quinze textes rassemblés icis’intéressent aussi bien aux étoiles filan-tes, aucerveaudes fourmisouauchantdugrillonqu’àVictorHugo, l’astronomebienconnu, qui invitait parfois leur auteur àvenir chez lui«causerdeMars».

Peut-êtreya-t-ildans leplaisirquenoustrouvonsàlalecturedecesprosesnourriesde littératureromantiqueunpetitcharmeanachroniquequeCamilleFlammarionneput évidemment anticiper : «Vous n’êtesrien qu’un trouble éphémère. Buée forméedans l’éternelazurparunsouffledudestin.Frisson qui passe. Moins encore.» La scien-ce ne parle plus ainsi. Néanmoins, l’ironieet le scepticisme du savant tempèrentl’exaltation du poète. Commentant lesvers d’un livret d’opéra, il admet qu’ils

«nous bercent en une sorte de rêve», maisajoute : « Chanter que “Les astres enfeu/Dorment dans l’éther bleu” est sansdouteexcusablemais (…) ilyalàuneincom-parable hérésie: l’éther n’est pas bleu.» S’ilchantelui-mêmeavecdesaccents lamarti-niens les amoursdes fourmisailées«dansl’oret lapourpreducouchant», ilnerenon-cepaspourautantàlarigueurdel’observa-tion scientifique,dût-il poursuivre celle-cisur la blanchecornetted’une sœurde cha-rité où ces fourmis finalement «s’aban-donnèrentà leursébatssansaucunscrupu-lepour l’habitmonastique».

Rien ne rebute la curiosité de CamilleFlammarionquiraconteaussiendétail lesexpériences, sans doute «bien désagréa-bles à faire (mais ne sont-elles pas du plushaut intérêt?)», demédecins anatomistesqui n’hésitèrent pas à connecter par lesartères la tête d’un condamné fraîche-ment décapité au corps étêté d’un chien,afindesavoir si la consciencesurvivaitunmomentà la chutedu couperet.

Au reste, l’auteur nous le laisse enten-dre: l’être humain demeure, pour sa part,infinimentmoyen.Au retourd’uneascen-sionenballon«danslecielpur», ilsent«lesapproches d’une terre proscrite… Je recom-mande cette descente aux misanthropes:onéprouveunsentimentdevéritablehumi-liation,presquededégoût, lorsqu’ontombeainsi du ciel chez les hommes».p

Chroniques

Européens envoyage(1500-1800). Uneanthologie,deMichelBideaux,PUPS, 780p., 24 ¤.

Envoyez vos manuscrits :Editions Persée29 rue de Bassano75008 Paris

Tél. 01 47 23 52 88www.editions-persee.fr

Les Editions Perséerecherchent

de nouveaux auteurs

Camille Flammarionse félicitait certainementd’être doté de deux yeux:un pour le télescope,un pour lemicroscope

Mai enautomne,deChantal Creusot,Zulma, 390p., 22 ¤.JEAN-FRANÇOIS MARTIN

8 0123Vendredi 13 juillet 2012

Page 9: Supplément Le Monde des livres 2012.07.13

DidierCahen,––poète et écrivain

Troisdestins

L’aveuglant«Etranger»deJoséMuñoz

Trans Poésie

Trois livres de poésie, on vit avecet on choisit des vers. On se laisse porter ;on tresse alors lesœuvres pourcomposer un tout nouveau poème.

La femmequi regarde par lafenêtre

Souhaite jouer avec les enfantsEt les faire danser

L’hiver s’attendà biendeschoses cette année

Lamain est déjà raide

Dans ses yeuxElle surveilleUne sérénité fabriquée

Comment nommer la vérité del’exil ?MaramAl-Masri (née en1962) a quitté la Syrie pour la Franceen 1982 ; deux ans plus tard parais-sait son premier livre. Son lyrismemaîtrisé conjugue la difficultéd’être et la rage d’exister. Sonœuvre la protège.

La grandepoète danoise IngerChristensen (1935-2009) aura vécu àl’heure d’Hiroshima, écrit dans lesillage d’Auschwitz. L’intensité deson texte répond de sonobsession :trouver lesmots qu’il faut pouréclaircir l’avenir.

Romans, essais, poèmes, l’éclec-tismedeMarie-Claire Bancquart(née en 1932) traduit son ambitionde tout donner d’elle-même. Fort del’insurrection contre lamort quiguette, son dernier livre lui vaut derelever le défi.

LaRobe froissée,deMaramAl-Masri,BrunoDoucey, 96p., 13,20¤.Il pleutdes étoilesdansnotre lit,de cinq poètesduGrandNord,Poésie/Gallimard, 128p., 5,50¤.Violentevie,deMarie-ClaireBancquart,LeCastor astral, 144p., 15,20¤.

Le plein dudésertQuelquesbrefs, intenses et lumineuxpoè-mes, qui ouvrent sur l’immensitédudésert.«Le bleudes lointainsme transperce/Et tout lebleudu vent/Et jusqu’à l’âme/Le bleu cavalierde lamort». La rééditionde LaVoie nomade(LaDogana, 1986) est une invitationàdécou-vrirAnnePerrier, cette voix remarquabledela poésie en Suisse romandequi, à 90ans, aété distinguéepar leGrandPrixnational de lapoésie 2012. pMoniquePetillonaLaVoie nomade, d’Anne Perrier,Zoé, «Mini», 64p., 3,60¤.

LEDESSINATEUR JoséMuñoz a 70 ans, l’âge deL’Etranger,paru en 1942. C’est à l’occasionde cetanniversaireque Futuropolis et Gallimardont eul’idéede s’associer pourproposerune splendideédition illustrée à l’encredeChine. Soit unesoixantainede dessins où l’onvoitMeursaultdéambulantdans les rues d’Alger accablées dechaleur, les cafésmaures, une rue animée, unvieuxauxmains osseuses, unmagistrathar-gneux…A l’origine, un fait divers résultant d’uncoupde chaud, ungeste absurde commispar unhommequi n’avait qu’une envie: fuir le soleil quidéverseune «ivresse opaque», comprimesonfront, crame ses joues, fait battre intensément sesveines. La puissancevibrantedes noirs et blancsdeMuñoz siedmagistralementau récit sobre ettranchantqu’est L’Etranger,oùAlbert Camusinsiste sur la « lumière aveuglante» et l’«insoute-nable» éclat du ciel. Plus tard, le procureur enta-mera sa démonstration, «sous l’aveuglante clartédes faits d’abord et ensuite dans l’éclairage som-bre que (lui) fournira la psychologie de cette âmecriminelle». Sauf que, face àune justice des hom-mes sansnuancesni dégradés,Meursault, dontles traits empruntent ici à Albert Camuset RobertMitchum, se refuse àmentir… pMachaSéryaL’Etranger, d’Albert Camus, avec des dessins de JoséMuñoz, Futuropolis/Gallimard, 144p., 22¤.

s c i e n c e - f i c t i o n

i l l u s t r a t i o n

«Tauzéro»,baladeauxconfinsdutempspubliéeen1970,est lechef-d’œuvreduprolifiqueAméricainPoulAnderson. IlparaîtenfinenFrance

L’ivressedesgrandsnombres

j e u n e s s e

Serge Lehman

Lovecraft a écrit quelquepart que « le combatcontre le temps est leseul véritable sujet deroman». Dans le cas deTau zéro, l’aphorisme

est appropriépuisqu’il a falluqua-rante-deuxans à ce livre pour êtretraduit en français et qu’il traitedesparadoxesde la relativité.

Ilestvraiqueletempsetsespres-tiges ont été la grande affaire dePoul Anderson (1926-2001). Né àBristol, Pennsylvanie, cet Améri-cain d’origine danoise a toujourséquilibré ses spéculations sur lefutur par des emprunts à l’histoireet auxmythes, en particulier scan-dinaves; un séjour au Danemarkentre1937 et 1939, après lamort desonpère, expliquepeut-être ce tro-pisme qu’on retrouve dans Tauzérosousladoubleformed’unepro-phétie géopolitique (la Suède, paysdu Nobel, y est chargée par l’Etatmondial de superviser le désarme-ment) et de références légendaires,comme les Chants de guerre (1886)de JansPeter Jacobsen.

Rentré aux Etats-Unis, Ander-son s’installe dans le Minnesotaoùilcommencedesétudesdephy-sique. Son nom apparaît pour lapremière fois au sommaire d’unerevue de science-fiction en 1947.Troptardpourqu’onpuisse le ran-ger parmi les auteurs de l’âge d’or,mêmesisasoifdescienceet leclas-sicisme de ses dispositifs l’appa-rentent plus à Robert Heinlein etIsaac Asimov, qui l’ont précédé,qu’à Philip K.Dick dont il est lecontemporain. Dick a d’ailleursécrit en 1964unehistoire de voya-ge temporel, Projet Argyronète,dont Anderson est le personnageprincipal.Cethommagevisait évi-demment La Patrouille du temps(1960), cycle-concept, mille foisimité, où l’histoire humaine estsurveillée par une sorte de policeanti-paradoxes;denosjoursenco-re, c’est pour ce coup de maîtrequ’Anderson est connu. Pourtant,dans son œuvre forte d’un demi-millier de romans et nouvelles,c’est Tau zéro qu’il désignait com-me son texte préféré.

«Les nombres connus de l’hom-me sont impuissants à décrire lesconfins de l’espace-temps.» Cettephrase aux accents bibliquesannonce la couleur. Dans unXXIIIe siècle où les tensions poli-

tico-militaires semblent s’atté-nuer, cinquante hommes et fem-mes sont envoyés vers Beta Virgi-nis,uneétoile situéeà trente-deuxannées-lumièrede la Terre, pour ychercher des planètes habitables.Levaisseau,baptiséLeonora-Chris-tina d’après la comtesse danoisedu même nom, est équipé d’unmoteur spécial : le statoréacteur

de Bussard. (Anderson s’appuiesurunarticlepublié en 1960par lephysicien américain Robert Bus-sard, qui décrit effectivement untelappareil.)Grâceàlui, leLeonora-Christina doit atteindre son objec-tif en trente-trois ans : une annéepouraccélérer jusqu’à lavitessedela lumière, trente et une de vol, etune de plus pour la décélération.Mais en vertu des principes de larelativité, les passagers n’aurontpassé que cinq ans à bord: plus levaisseau accélère dans l’espace,plus il ralentit dans le temps. Pour

frapperlesesprits,Andersonnom-me cette relation inverse le «fac-teurTau»,mêmesi legrandpublicla connaît plutôt sous l’appella-tion de «paradoxe des jumeaux»,d’aprèsl’expériencedepenséefor-muléepar Paul Langevin en 1911.

Bien entendu, un incident denavigationperturbe le plan de voldu Leonora-Christina : privé d’unepartie de ses moteurs, le vaisseause trouve soumis à une accéléra-tioncontinue.Dans l’universeins-teinien, aucun objet doté d’unemasse ne peut atteindre la vitessede la lumière, mais il est possiblede s’en approcher éternellement.En compensation, le temps à bordralentit dans les mêmes propor-tions ; le facteur Tau tend verszéro.

Pour les passagers, cela repré-sente une fuite en avant cosmolo-gique, un plongeon de cent mil-liards d’années dans l’avenir, aumomentoù l’universcommenceàse recontracter en une singularitéidentique à celle qui a produit leBig Bang. «Le fait est que personnene sait avec certitude ce qui va sepasser», observe Anderson par lavoix d’un de ses personnages. «Jene pense pas que toute la matièrede l’Univers va se trouver conden-sée en un seul point. C’est le genre

de simplification abusive qui nouspermet de faire des mathémati-ques mais qui n’explique jamaistout à fait les choses.»

Considéréparlespécialisteécos-saisDavidPringle comme l’undescent livres-clés de la science-fic-tion, Tau zéro est un pur romanconceptuel : ses véritables hérossont l’Univers, l’ingénierie, laméthodescientifique, les cas-limi-tes des équations de la relativité.L’homme n’y trouve sa place quecomme point focal auquel la sub-jectivité du lecteur peut s’accro-cher. Est-ce de la littérature? Pourles esprits sensibles aux étrange-tés stupéfiantes du monde d’Al-bertEinsteinetNielsBohr, laques-tionestsansobjet: ledésird’échap-per aux limitations humaines,d’atteindre les rives extrêmes dutemps et de découvrir ce qui sepasseau-delàsera toujours irrésis-tible. C’est l’expérience que pro-pose Tau zéro, et que confirmel’astrophysicien Roland Lehoucqdans une postface pleine d’équa-tions ensorcelantes.p

Poésie de poche

Nettoyer l’œil, l’aiguiser pour lesvraies découvertes, n’est-ce pasle butmêmede l’art?

Aux éditions du Rouergue,paraissent justement deux pépites. L’une,de Guillaume Guéraud, dont on n’a pasoublié la tonitruante entrée en scène avecCité Nique-le-ciel (1998) et le formidable Jemourraipasgibier(2006),perlenoirequ’Al-fred convertit en bandes dessinées (Del-court, 2009). Anka est de cette veine-là.Dure,terrible, impitoyable.LorsqueMarco,lycéenbouleversépar la laideurdumonde,découvrequ’une jeune femmeestmorte àsaportedelatuberculoseetquerienn’aétéfait pour la sauver, que ses parents eux-mêmes portent une part de ce scandale, ilchoisit son campet arme sa violence com-me un justicier désespéré. Le verbe deGuéraud a l’efficacité du scalpel. Commeungaged’énergiequi abolit toute torpeur.

Sébastien Joanniez, comédien-poète,offre un court récit d’une force compara-ble avecNoir grand. Sonnarrateur, enfantadopté, est noir. Mais ce qui charme chezun nourrisson indispose chez un ado, ladifférence se faisant étrangeté, suspicionet rejet. Alors l’enfant fugue, et la natureseule lui rend sa place, éveille ses sens etlave son regard des laideurs humaines.Les délicats dessins de Daniela Tieni par-lent la même langue. Au fil des ans,Guéraud comme Joanniez imposent cha-cun une œuvre. Personnelle et forte. Enartistes authentiques.p

Philippe-JeanCatinchi

Le désir d’échapper auxlimitations humaineset de découvrir ce quise passe au-delà seratoujours irrésistible

Anka,deGuillaumeGuéraud,Rouergue, «DoAdonoir»,112p., 9,50 ¤. Dès 13 ans.

Noirgrand, de Sébastien Joanniez,illustrationsdeDanielaTieni,Rouergue, «Dacodac»,64p., 11,70 ¤. Dès 9ans.

Travauxd’artistesGuillaumeGuéraudetSébastienJoanniezsignentchacununlivrepersonnelet fort

Mélangedesgenres

Tauzéro (TauZero),dePoulAnderson,traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Jean-Daniel Brèque,LeBélial, 304p., 20¤.

COSMOS

90123Vendredi 13 juillet 2012

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2012.07.13

Jacques Le Rider

Christine Lecerf

Lieuderendez-vousassezinatten-du pour y rencontrer le spécia-liste français de la modernitéviennoise: unhameaudu Finis-tère, dans l’arrière-pays de Ros-coff, à quelques kilomètres de

Landivisiau. Après avoir ôté ses bottes dejardin, ce grand admirateur de ThomasBernhardnous invitedansune langue trèschâtiée à le suivre dans la mansarde de samaisondecampagneenvahieparleslivres.

Né en 1954, fils de Georges Le Rider,ancien administrateur de la Bibliothèquenationale, Jacques Le Rider convient qu’ila eu des débuts faciles: «Il est certain quele milieu familial a joué un grand rôle, endéveloppant notamment chez moi unesorte de familiarité congénitale avec labibliothèque.»Maiscequi ledistinguedeshéritiers de la grande bourgeoisie libéraleviennoise, comme Arthur Schnitzler ouHugovonHofmannsthal,dont ilaécrit les

monographies, ce sont ses origines mo-destes : «Ma généalogie remonte à desfamilles depêcheurs bretons et depaysansauvergnats.Mes grands-parents paternelset maternels étaient des instituteurs demilieu rural, qui m’ont transmis desvaleurs républicaines et légué le culte dela laïcité.»

Latiniste, helléniste et germaniste,Jacques Le Rider avait tout de l’excellentélève.Cequ’ildémenténergiquement:«Al’école, j’avais un profil très contrasté :doué littérairement, mais très faible danslesmatières scientifiques, je souffrais d’in-discipline chronique et passais pour quel-qu’un de dissipé.» Jeune normalien, il a lesentiment d’arriver trop tard «après lagénérationhéroïquede1968»etd’apparte-nir à «une génération peu innovante etpeucréatrice». Jeuneagrégéd’allemand, iléprouve très vite de « la frustration

vis-à-vis de l’institution universitaire fran-çaise», qui lui semble reléguée «dans l’ar-rière-garde européenne». Aujourd’hui, leprofesseuren titre occupe la chaire «L’Eu-rope et le monde germanique» à l’Ecolepratiquedeshautes études, où il se consa-cre entièrement à la recherche : «Mesgrandes stimulations, je les ai trouvées àl’étranger. Pour moi, l’Europe n’a jamaisété un projet, un but, un idéal. Je suis néeuropéen. Tout a commencé en 1974-1975,lors d’un séjouràVienne.»

A l’évocation enjouée de «cettemétro-pole européenne à la créativité intellec-tuelle, artistique et scientifique éblouis-sante», Jacques Le Rider donne l’impres-sion de se sentir enfin vraiment chez lui.Sur son bureau, quantité de livres en lan-gue allemande rappellent le puzzle bi-garrédel’Europecentrale,dontilestdeve-nul’undesmeilleursconnaisseurs: FranzKafka le Pragois y côtoie Sigmund FreudleViennois ou EliasCanetti le Bulgare. Il ya aussi cette grande figure radicale du

scepticisme linguistique, FritzMauthner, né en Bohême, dont ilvient d’écrire la biographie intellec-tuelle : «J’ai voulu le faire découvrir.Hormis George Steiner, peu de Fran-çais connaissent l’importance deMauthner. C’est pourtant l’un desgrandsévénementsintellectuelsde laculture de langue allemande duXXesiècle.»

Quand on le questionne plusavant sur ses affinités électives, celecteur assidu de Nietzsche déclare

avoir « l’instinct rebelle» et avoue avoirtoujours éprouvé «de la fascination»pour ces auteurs qui n’appartiennentpasau canon académiquemais qui en disentlong sur notre histoire intellectuelle: «Lefait que Freud ait été réputé frivole etdépourvud’intérêt pour les gens “sérieux”m’est apparu comme une chose qu’il fal-lait d’urgence vérifier.» Et lorsqu’on l’in-terrogesursaméthodedetravail, ce fami-lier des grands travaux la comparevolon-tiersà la«démarcheintuitived’unarchéo-logue», qui reconstruit un vase à partird’un tesson: «Dans les années 1970, Freudfigurait dans la culture de Weimar, Witt-gensteindans la pensée anglo-saxonne, etla littérature autrichienne était considé-réecommeunsous-chapitrede la littératu-re allemande!»

Publié aux PUF en 1990, Modernitéviennoise et crises de l’identité (1890-1938)

est aujourd’hui un ouvrage de référence,qui a permisde reconstituer l’unitéde cetâged’orparadoxaldelacultureeuropéen-ne. Pour Jacques Le Rider, si lamodernitéviennoise reste « l’une de nos référencesesthétiqueset intellectuelles lesplus impor-tantes», c’est parce qu’elle a pensé lamodernité«sur fonddeprémonitionde lafin d’unmonde». Que ce soit Schoenbergenmusique, Schieleenpeinture,Musilenlittérature, Freud en psychologie ou en-core Wittgenstein en philosophie, tousces « créateurs viennois ont reflété demanière critique leur condition d’hommemoderne, faite à la fois d’euphorie et demalaise, pour reprendre le mot favori deFreud».Mais la leçon laplus importanteàses yeux de ce moment annonciateur denotre condition postmoderne tient aufait que la métropole viennoise a dû sacréativité «à l’immigration, à la diversitéethnique et non à l’homogénéité nationa-le». C’est l’incapacité politique à pensercette coexistence qui a provoqué la des-

truction de ce «modèle très élaboré de lapluraliténationale, linguistique, ethniqueet culturelle au centre de l’Europe».

Reconstruire la théorie du langage auXXesiècle à partir de la pensée très corro-sive de Fritz Mauthner est l’autre grandchantier, auquel s’est attelé Jacques LeRider depuis plusieurs années : «PourMauthner, tout est langage: le lien social,le discours politique, notre vision dumonde. Même notre pensée est le produitdenotreparler.»Or, ce penseurde culturejuive allemande, né en 1849, dévoile com-bien la langue, qui est au fondement del’identité personnelle et culturelle, peutêtre à la fois trésor et couvercle, instru-ment d’émancipation et d’oppression. Ilavoue être fasciné par la « force critiqueémancipatoire» de son grand «réquisi-toire contre la langue», qui démontre quetoute crise est en réalité indissociabled’une crise du langage. Lire Mauthner,c’est remettre aupremier plan «l’enjeu delalangue,dansuneEuropequinégligecou-pablement la question de la pluralité lin-guistique, pournousasservir à une languemondiale qui n’a plus grand rapport avecla langue anglaise et la culture anglaise.»Jacques Le Rider se fait alors plus véhé-ment:«Cequimedésole, c’estquecet idéalde l’hommeeuropéenfondésur lamaîtrisede plusieurs langues, sur l’interculturalité,le cosmopolitisme, a dépéri.»

Au XXIe siècle, Jacques Le Rider en estintimement convaincu: « Il s’agit d’êtreabsolumentmoderne face à ce qui se pré-senteplusquejamaiscommeuneperte,unprocessus de dépérissement des valeurs.»Il confesse avoir été «bouleversé» parl’arrivée duparti d’extrêmedroite de JörgHaideraupouvoir en 2000,qu’il a ressen-tie comme «une catastrophe, d’abordpour l’Autriche, mais aussi pour l’Europe,comme si le cauchemar de Thomas Bern-hardouceluid’ElfriedeJelinekdevenaitréa-lité». Un profond «découragement» serépand dans les pays européens, qui n’af-fecte pas seulement la vie politique.Aujourd’huic’est leprojetdeconstructionà Landivisiau d’une centrale à gaz qui lepréoccupe. «Ces prodigieux abandons detoute rationalité politique au profit d’uneespècede capitulationdevant le cataloguede vente de l’industrie de l’énergie meconsternent.» Il s’étonne lui-même: «Voi-là comment moi, qui ne suis pas un mili-tant par nature, je suis capable de ledevenir. Commeen2000, je suispris d’uneboufféed’indignation.»p

Ilest,enFrance, l’undesplusfinsconnaisseursdececreusetdelamodernitéqu’aétéVienneautournantduXXesiècle.Sonnouveaulivre,labiographied’unintellectuel injustementnégligé,FritzMauthner,entémoigne

«Jesuisnéeuropéen»

«On est frappé chezMauthnerpar le contraste entre la démar-che du scepticisme déconstruc-teur qui conduit au silence et lebesoin irrésistible de reprendrela parole, encore et toujours,pour clamer sa défiance enversles mots. Que reste-t-il au termede la critiquemauthnériennedu langage? Une subjectivitédont le je a été réduit à uneillusion verbale, réduite à la soli-tude face à unmonde obscur,

insaisissable et innommable,comme “toi” à la fin de Compa-gnie de Samuel Beckett (…).La critique du langage est unetâche de toutes les époques :Mauthner en a fait un signe dis-tinctif de lamodernité du débutdu XXe siècle, mais elle revient àl’ordre du jour dans tous les casoù l’on cherche à analyser unsystème culturel en crise.»

FritzMauthner…pages470-471

FritzMauthner. Unebiographie intellectuelle,de Jacques LeRider,Bartillat, 536p., 35¤.

Rencontre

FRÉDÉRIC STUCIN/PASCOPOUR «LE MONDE»

Extrait

Il confesse avoir été«bouleversé», en 2000,par l’arrivéeau pouvoirenAutriche du partid’extrême droitede JörgHaider

Lamalédictiondulangage

Parcours

CETTE «biographie intellec-tuelle» très nourrie éclaire, à tra-vers le cas exemplairede FritzMauthner (1849-1923), unmo-ment fondateurde lamodernité:celui du tournant linguistique.

Né enBohême, de culturejuive allemande, le jeuneMauth-ner fait d’abord l’expériencede laguerre des langues allemandeettchèqueà Prague, où il séjournede 1855 à 1876. Sans illusion sur lemythed’unepluralité harmo-nieuse au sein de l’Empireaustro-hongrois, il est renforcédans sonpessimismepar sa confrontationavec l’antisémitismeàBerlin,qu’il quittera en 1906. Cette dou-ble crise identitaire, à la fois lin-guistiqueet culturelle, débouche,en 1901, sur la publicationdesContributionsàune critiquedulangage. Dans ces 2000pages,écrites sur lemodèledes EssaisdeMontaigne,Mauthner s’élèvecontre la grandeparlerie illusoireetmensongèrede la civilisation.

En 1906, à la demandeduphilosopheMartinBuber(1878-1965), il rédigeun condenséde ses thèses intitulé Le Langage,dont Jacques LeRider offre égale-mentune traduction inédite enfrançais (Bartillat, 178p., 22 ¤). «Iln’y a pasdeuxpersonnes qui par-lent lamême langue et chacunestle point de son proprehorizon.»PourMauthner, toute lamisèrehumainen’est duequ’à son lan-gage. Il divise et isole leshom-mes, les trompe sur la réalité etfait obstacle à la connaissance.Mais le philosophequ’il est deve-nu reconnaît qu’il n’a d’autreoutil à sa disposition.

L’ultimeconversion le condui-ra à la recherched’uneunité dumot, dumoi et dumondequ’ilappellera«unemystique sansDieu».p C.Lf

1954 Jacques LeRidernaît àAthènes.

1973-1977 Il est élèvede l’Ecole normale supérieure.

1974Premier séjour àVienne.

1990 Il publieunpremier livre,Modernité viennoise et crisesde l’identité (PUF).

1994-1996 Il est conseillerculturel àVienne.

1999 Il est nommédirecteurd’étudesà l’Ecole pratiquedeshautes études, à Paris.

2001L’AutrichedeM.Haider.Un journal de l’année 2000 (PUF).

2007 Il codirige leDictionnairedumondegermanique (Bayard).

2010L’Allemagneau tempsdu réalisme.De l’espoir audésenchantement, 1848-1890(AlbinMichel).

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