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Iacub, l’audace fourvoyée prière d’insérer La guerre après la guerre Un sublime premier roman en forme d’oraison à ceux qui rentrent du front. Par Kevin Powers, un vétéran d’Irak Jean Birnbaum Nils C. Ahl S i la guerre d’Irak est au cœur de Yellow Birds, on ne saura jamais ce qu’en pense son narrateur. Ni les autres personnages de ce roman. Ni son auteur, l’Améri- cain Kevin Powers. En toile de fond, quelques peurs, quelques enthou- siasmes, mais rien de plus. La guerre est ailleurs. Elle ne se limite pas à l’invasion américaine de 2003, ni aux huit années de bourbier qui s’ensuivent. Elle est une force immémoriale, un mouvement météorolo- gique récurrent, une bête biblique qui dévore les hommes – entre Tigre et Euphrate comme partout. Quand on croit lui échapper, elle se niche sous un crâne. La guerre rentre au pays avec le soldat, transforme tout ce qu’il voit, modifie tout ce qu’il ressent. La très grande beauté de ce premier roman tient à son lyrisme et à son inactualité : la guerre est en John Bartle, le narrateur, qu’elle ravage comme une maladie. Le point de départ de ce texte est un pon- cif du roman d’aventures ou des contes de fées. Ailleurs, le héros aurait juré à un père de délivrer sa princesse de fille. John Bart- le, lui, promet à une mère qu’il sauvera son fils, à la consternation du sergent Ster- ling, son officier supérieur : « Tu fais des putains de promesses, maintenant ? » Car Daniel Murphy, 18 ans, ne reviendra pas. Bien sûr. On le comprend dès les premiè- res pages, les chapitres alternant entre la guerre et l’après-guerre, entre la promesse et son échec. Yellow Birds raconte une impuissance cent fois répétée, ressassée, remâchée. La structure du roman, sans cesse interrom- pue et redondante, est à l’image de ses per- sonnages. De l’excitation à la contempla- tion, de la violence à la langueur, il n’y a souvent qu’une page. Parfois une phrase. John Bartle est un soldat perdu, brisé com- me la chronologie de son récit, dévoré par une promesse qu’il n’a pas tenue. John Bartle, Daniel Murphy et le sergent Sterling n’ont pourtant rien de très cheva- leresque. Les deux plus jeunes ne sont pas partis en rêvant de devenir des héros épi- ques, à l’instar d’un Fabrice aux premières pages de La Chartreuse de Parme. Mais quand même, ils rêvaient un peu. « Nous avions eu jusqu’alors des existences étri- quées, qui aspiraient à quelque chose de plus substantiel que des routes en terre et des rêves minuscules… » Le sergent Sterling, lui, sait bien que l’ho- rizon majuscule ronge les soldats, puis les avale. Le ciel est trop haut, le désert trop vide. Au cours de leur mission, Murphy change peu à peu, s’accroche. John Bartle, lui, de retour aux Etats-Unis, tourne le dos aux grands espaces : « Je veux quelque cho- se d’organisable et de fini, qui peut morce- ler la terre en parcelles suffisamment peti- tes pour savoir quoi faire avec. » Le roman d’éducation militaire tourne court. Yellow Birds est le récit d’une déformation, d’un désossement. C’est d’ailleurs sur la vision des os de Daniel Murphy – des restes dispersés dans le golfe Arabo-Persique – que le roman s’achève. Le livre dit la lente décomposition du soldat et de son corps, annoncée dès les premières pages. Le nar- rateur et le sergent Sterling ne sont pas en reste à force de danser avec la mort. De retour en Virginie, Bartle se laisse suffo- quer par une mémoire qui tourne en rond. Le retour au pays est un calvaire qui finit dans une prison militaire. Dans le désert, « j’ai laissé la meilleure part de moi- même, un grain de sable parmi d’autres », note-t-il. Et avant : « Nous ne nous étions jamais dit que nous pourrions faire partie des morts-vivants. » En Irak, Murphy s’accroche encore à la vie quand il s’isole pour regarder une fem- me médecin pleurer entre deux interven- tions. « Cet endroit, ces petites tentes au sommet de la colline, cette étroite ruine dans laquelle elle se trouvait : c’était peut- être le dernier rempart de gentillesse et de douceur. C’était naturel de rester là à la regarder sangloter sur un coin de terre poussiéreuse. » Naturel, mais plus pour longtemps. Un bombardement sèche ses larmes au feu et condamne le jeune sol- dat, qui disparaît mystérieusement peu de temps après. Bien qu’il soit un vétéran de la guerre d’Irak lui aussi, Kevin Powers n’est pas John Bartle. Cet hiver, de passage à Paris, le jeune auteur, né en 1980, se défend de tou- te entreprise autobiographique. « Ce que j’ai mis de moi, ce sont des obsessions, des impressions, des sentiments », fait-il sim- plement remarquer. « On me demandait toujours ce que ça fait d’être là-bas, ce que l’on ressent… Ce livre essaie d’y répondre. » Yellow Birds ne dit pas une guerre qui sent la poudre et le sang. Ni la terre qui tremble quand le canon tonne. Il raconte la guerre des poitrines creuses, des cœurs mangés, des yeux qui ne voient plus. On entend le bruit des os qui s’entrecho- quent, on scrute les abîmes de l’âme – rien, toujours rien. Yellow Birds est un hymne vertigineux aux morts-vivants. L’oraison de ceux qui rentrent. p 6 aHistoire d’un livre Mammouth, d’Antonio Pennacchi 8 aLe feuilleton Eric Chevillard happé par le thriller de Derek Van Arman 23 4 aLittérature française Denis Grozdanovitch, Louis-Henri de La Rochefoucauld 10 aRencontre François Hartog, explorateur de l’Histoire L e Monde des livres » consacre aujour- d’hui un dossier de deux pages à l’af- faire Iacub-DSK. Nous ne le faisons pas à la légère. En bâtissant cet ensemble, notre équipe avait en tête les questions qui ont envahi l’espace public depuis une semaine. A chacune d’entre elles, nous avons répondu, à la manière de Christine Angot dans ces colonnes : non, non, non, et non. Plutôt que d’alimenter la machine promotionnelle, ne ferions-nous pas mieux de garder le silence ? Non. Car cette machine, déjà repue par-delà toute raison, met en cause la promesse attachée au nom de littérature. Or, nous ne pouvons nous résoudre à ce que ce nom devienne synonyme de pure trahison. N’a-t-on pas affaire à une simple guéguerre entre journaux ? Non. Si le plu- ralisme de la presse a un sens, alors il faut prendre au sérieux les clivages éditoriaux. En l’espèce, ils existent. Belle et Bête (Stock, 128 p., 13,50 ¤), le livre de Marcela Iacub – qui se réclame de la littérature bien qu’il ait été lancé comme le plus « trash » des documents –, nous est apparu mauvais à tous les sens du terme : à la fois médiocre et funeste (voir la critique parue dans Le Monde du 25 février). Cette histoire sordide est-elle une de ces querelles qui enflamment parfois Saint-Germain-des-Prés, et ne concernent que lui ? Non. Le destin des livres, ce qu’on fait d’eux et ce qu’on leur fait, voilà un sou- ci qui, nous le savons bien, se rencontre partout où les textes et les idées trouvent des amis. Ne s’agit-il pas d’un conflit de person- nes ? Non. Notre journal a souvent ouvert ses pages à Marcela Iacub et salué ses tra- vaux, par exemple son essai consacré à l’histoire de la maternité (L’Empire du ven- tre, Fayard, 2004) ou son livre sur les méta- morphoses de la pudeur (Par le trou de la serrure, Fayard, 2008), que nous citions encore récemment ici même. Hélas, aujourd’hui, la pudeur semble loin. Cette chercheuse de grand talent, esprit corrosif et audacieux, paraît s’être égarée : chez elle, désormais, le goût de la transgression autorise le pire, et la quête de liberté tourne à la manipulation. Nous autres, ses lecteurs, ignorons les raisons d’un tel fourvoiement. Mais nous savons parfaitement ce que nous avons perdu. p 5 aLittérature étrangère Hillel Halkin, Roberto Walsh 7 aEssais Roger Chartier a lu Cortès et son double. Enquête sur une mystification, de Christian Duverger 9 aMélange des genres Le dernier Stephen King s’attaque au mythe JFK De l’excitation à la contemplation, de la violence à la langueur, il n’y a souvent qu’une page. Parfois une phrase Yellow Birds (The Yellow Birds), de Kevin Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, Stock, « La cosmopolite », 362 pages, 21 ¤. aDossier Enquête sur l’affaire Iacub-DSK. Portrait de l’auteur de Belle et Bête. Et les textes de Virginie Despentes et de Marc Weitzmann FARGUES ET DESJONQUERES POUR « LE MONDE » Cahier du « Monde » N˚ 21186 daté Vendredi 1 er mars 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

Iacub,l’audacefourvoyée

p r i è r e d ’ i n s é r e rLaguerreaprès la guerreUnsublimepremier romanen formed’oraisonàceuxqui rentrentdu front. ParKevinPowers,unvétérand’Irak

Jean Birnbaum

Nils C.Ahl

Si la guerre d’Irak est au cœur deYellowBirds, onnesaura jamaisce qu’en pense son narrateur.Ni les autres personnages de ceroman. Ni son auteur, l’Améri-cain Kevin Powers. En toile de

fond, quelques peurs, quelques enthou-siasmes, mais rien de plus. La guerre estailleurs. Elle ne se limite pas à l’invasionaméricainede2003,ni auxhuitannéesdebourbierquis’ensuivent.Elleestuneforceimmémoriale,unmouvementmétéorolo-gique récurrent, une bête biblique quidévore les hommes – entre Tigre etEuphrate commepartout. Quandon croitlui échapper, elle se niche sous un crâne.La guerre rentre au pays avec le soldat,transformetout cequ’il voit,modifie toutcequ’il ressent.La trèsgrandebeautédecepremierromantientàsonlyrismeetàsoninactualité: la guerre est en JohnBartle, lenarrateur, qu’elle ravage comme unemaladie.

Lepointdedépartdecetexteestunpon-cifduromand’aventuresoudes contesdefées.Ailleurs, lehérosaurait juréàunpèrede délivrer sa princesse de fille. JohnBart-le, lui, promet à une mère qu’il sauverasonfils, à la consternationdusergentSter-ling, son officier supérieur: «Tu fais desputains de promesses, maintenant?» CarDaniel Murphy, 18 ans, ne reviendra pas.Bien sûr. On le comprend dès les premiè-res pages, les chapitres alternant entre laguerreet l’après-guerre,entre lapromesseet son échec.

Yellow Birds raconte une impuissancecent fois répétée, ressassée, remâchée. Lastructure du roman, sans cesse interrom-pueetredondante,està l’imagedesesper-sonnages. De l’excitation à la contempla-tion, de la violence à la langueur, il n’y asouvent qu’une page. Parfois une phrase.JohnBartleestunsoldatperdu,brisécom-me la chronologiede son récit, dévoréparunepromessequ’il n’a pas tenue.

JohnBartle,DanielMurphyetlesergentSterlingn’ontpourtant riende très cheva-leresque. Lesdeuxplus jeunesne sontpaspartis en rêvant de devenir des héros épi-ques,à l’instard’unFabriceauxpremièrespages de La Chartreuse de Parme. Maisquandmême, ils rêvaient un peu. «Nousavions eu jusqu’alors des existences étri-quées, qui aspiraient à quelque chose deplus substantiel que des routes en terre etdes rêvesminuscules…»

LesergentSterling,lui,saitbienquel’ho-rizonmajuscule ronge les soldats, puis lesavale. Le ciel est trop haut, le désert tropvide. Au cours de leur mission, Murphychange peu à peu, s’accroche. John Bartle,lui, de retourauxEtats-Unis, tourne le dosauxgrandsespaces:«Jeveuxquelquecho-se d’organisable et de fini, qui peutmorce-ler la terre en parcelles suffisamment peti-tes pour savoir quoi faire avec.» Le romand’éducationmilitaire tourne court.YellowBirds est le récit d’une déformation, d’undésossement.

C’est d’ailleurs sur la vision des os deDaniel Murphy – des restes dispersésdans le golfe Arabo-Persique – que leroman s’achève. Le livre dit la lentedécomposition du soldat et de son corps,annoncéedès les premièrespages. Lenar-rateuret le sergentSterlingne sontpasen

reste à force de danser avec la mort. Deretour en Virginie, Bartle se laisse suffo-quer par une mémoire qui tourne enrond. Le retour aupays est un calvairequifinit dans une prison militaire. Dans ledésert,« j’ai laissé lameilleurepartdemoi-même, un grain de sable parmi d’autres»,note-t-il. Et avant : «Nous ne nous étionsjamais dit que nous pourrions faire partiedesmorts-vivants.»

En Irak, Murphy s’accroche encore à laviequandil s’isolepourregarderunefem-memédecin pleurer entre deux interven-tions. «Cet endroit, ces petites tentes ausommet de la colline, cette étroite ruinedans laquelle elle se trouvait : c’était peut-être le dernier rempart de gentillesse et dedouceur. C’était naturel de rester là à laregarder sangloter sur un coin de terre

poussiéreuse. » Naturel, mais plus pourlongtemps. Un bombardement sèche seslarmes au feu et condamne le jeune sol-dat, qui disparaît mystérieusement peude temps après.

Bien qu’il soit un vétéran de la guerred’Irak lui aussi, Kevin Powers n’est pasJohnBartle.Cethiver,depassageàParis, lejeuneauteur,néen1980,sedéfenddetou-te entreprise autobiographique. «Ce quej’ai mis de moi, ce sont des obsessions, desimpressions, des sentiments», fait-il sim-plement remarquer. «On me demandaittoujours ce que ça fait d’être là-bas, ce quel’on ressent…Ce livre essaie d’y répondre.»

Yellow Birds ne dit pas une guerre quisent la poudre et le sang. Ni la terre quitremble quand le canon tonne. Il racontela guerre des poitrines creuses, des cœursmangés, des yeux qui ne voient plus. Onentend le bruit des os qui s’entrecho-quent,onscrutelesabîmesdel’âme–rien,toujours rien. Yellow Birds est un hymnevertigineux auxmorts-vivants. L’oraisonde ceuxqui rentrent.p

6aHistoired’un livreMammouth,d’AntonioPennacchi

8aLe feuilletonEric Chevillardhappépar le thrillerde DerekVan Arman

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4aLittératurefrançaiseDenisGrozdanovitch,Louis-Henride LaRochefoucauld

10aRencontreFrançois Hartog,explorateurde l’Histoire

L eMondedes livres» consacreaujour-d’huiundossierdedeuxpages à l’af-faire Iacub-DSK.Nousne le faisons

pas à la légère. Enbâtissant cet ensemble,notreéquipe avait en tête lesquestionsquiont envahi l’espacepublic depuisunesemaine.A chacuned’entre elles, nousavons répondu, à lamanièredeChristineAngotdans ces colonnes:non, non, non,etnon. Plutôtqued’alimenter lamachinepromotionnelle, ne ferions-nouspasmieuxdegarder le silence?Non. Car cettemachine, déjà repuepar-delà toute raison,met encause lapromesseattachée aunomde littérature.Or, nousnepouvonsnous résoudre à ceque cenomdeviennesynonymedepure trahison.

N’a-t-onpas affaire àunesimpleguéguerreentre journaux?Non. Si leplu-ralismede lapresse aunsens, alors il fautprendre ausérieux les clivages éditoriaux.En l’espèce, ils existent.Belle et Bête (Stock,128p., 13,50¤), le livredeMarcela Iacub–qui se réclamede la littératurebienqu’ilait été lancé comme leplus«trash»desdocuments –, nous est apparumauvais àtous les sensdu terme: à la foismédiocreet funeste (voir la critiqueparuedansLeMondedu25février).

Cettehistoire sordide est-elleunedecesquerelles qui enflammentparfoisSaint-Germain-des-Prés, et ne concernentque lui?Non. Ledestindes livres, cequ’onfait d’euxet cequ’on leur fait, voilàun sou-ciqui, nous le savonsbien, se rencontrepartoutoù les textes et les idées trouventdes amis.Ne s’agit-il pasd’unconflit deperson-

nes?Non.Notre journal a souventouvertsespages àMarcela Iacub et salué ses tra-vaux,par exemple sonessai consacré àl’histoirede lamaternité (L’Empire duven-tre, Fayard, 2004) ouson livre sur lesméta-morphosesde lapudeur (Par le troude laserrure, Fayard, 2008), quenous citionsencore récemment icimême.Hélas, aujourd’hui, lapudeur semble

loin. Cette chercheusedegrand talent,esprit corrosif et audacieux,paraît s’êtreégarée: chez elle, désormais, le goûtde latransgressionautorise lepire, et la quêtede liberté tourneà lamanipulation.Nousautres, ses lecteurs, ignorons les raisonsd’un tel fourvoiement.Maisnous savonsparfaitementcequenous avonsperdu.p

5aLittératureétrangèreHillel Halkin,Roberto Walsh

7aEssaisRoger Chartiera lu Cortèset son double.Enquête sur unemystification,de ChristianDuverger

9aMélange desgenresLe dernierStephen Kings’attaqueaumythe JFK

De l’excitationà la contemplation,de la violenceà la langueur, il n’y asouvent qu’une page.Parfois une phrase

YellowBirds (The YellowBirds),deKevinPowers, traduit de l’anglais(Etats-Unis)par Emmanuelleet PhilippeAronson, Stock,«La cosmopolite», 362 pages, 21¤.

aDossierEnquête sur l’affaire Iacub-DSK. Portraitde l’auteur de Belle et Bête. Et les textes deVirginieDespentes et de Marc Weitzmann

FARGUES ET DESJONQUERESPOUR «LE MONDE»

Cahier du «Monde »N˚ 21186datéVendredi 1ermars 2013 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

Catherine Simon

Une folle semaines’achève, qui a vutouràtour lapresseet la justice contri-buer à la notoriétéd’un livre que per-

sonne,oupresque,n’aencorelu. Lacondamnation, prononcée mardi26février à l’encontre des éditionsStock, ne devrait pas trop retarderladiffusiondeBelleetBête, le«récitexplosif» (dixit Le Nouvel Observa-teur, qui a négocié les bonnesfeuilles) que la juriste MarcelaIacub a consacré à sa liaison avecDominique Strauss-Kahn. Lepatron des éditions Stock, Jean-Marc Roberts, joint par Le Mondedes livres quelques heures avantque ne soit connue la décision dejustice,qualifiaitde«catastrophe»l’éventualité d’une saisie. L’inser-tiond’unencartdanschaqueexem-plairedulivre,enrevanche,nesem-blait pas l’inquiéter outremesure:«Ça nousmettra quatre jours danslavue, cen’est rien»,estimait-il.

«Jeneregrettejamaisrien»,affir-mel’éditeur,quiditavoirétéséduitpar«l’audaceetlecourage»deMar-cela Iacub, connue jusque-là pourses essais. AvecBelle et Bête, l’intel-lectuelle ferait donc ses premierspasdans ledomainede la littératu-re. «Elle s’est engouffrée dans ununiversquin’étaitpas faitpourelle.Elleatravailléaveclavolontédélibé-rée de faire un roman.» Est-elle,pourautant,devenueromancière?«Ala lecturedulivre,oui»,assurelepatrondeStock.

Le philosophe et écrivain AlainFinkielkraut, lui-même auteurchezStock,etquiareçu,àplusieursreprises, Marcela Iacub dans sonémission «Répliques» sur FranceCulture,estd’unavisdifférent.«Celivre est un monument d’indiscré-tion et une catastrophe littéraire»,estime M. Finkielkraut, qui anotammentdirigél’ouvragecollec-tif Ce que peut la littérature (Stock-Flammarion, 2006). A la lecture deBelle et Bête, il dit s’être senti «tris-te», s’agaçant de voir «l’estampillede la littératureaccoléeàdutrash».Asesyeux, le livredeMarcelaIacubest«plusconceptuelquelittéraire»,puisque y est affirmée, dans unethéorie «pauvrement binaire», lasupériorité du cochon sur l’hom-me. «La littérature est autrementsubtile, complexe, attentive àl’autre!», juge-t-il.

Bon nombre d’écrivains contac-tésparLeMondedeslivresontpréfé-ré ne pas se mêler au débat. Esti-mant que le «spectacle médiati-que» déployé autour du livre deMarcela Iacub«ne reposepas sur lelivre lui-même, mais sur le capital-notoriétédeDSK»,unromancieretex-critique littéraire s’insurge :«Soit Belle et Bête relève du témoi-

gnage, comme le livre de JohnnyHallyday, et il n’y a rien à dire. Soitc’est vraiment un travail littéraire,et,danscecas, cette façonqu’ont lesjournaux de maltraiter le livre estinsultante», tranche-t-il, sous cou-vertd’anonymat.

Selon lui, ce n’est pas l’autofic-tion en tant que telle qui est enquestion.«Ilyadeschosessansinté-rêt,biensûr.Mais ilyenaaussid’ex-cellentes», souligne-t-il, évoquantl’œuvre d’une Camille Laurens ourappelant les titres de romansplusanciens et plus fameux encore,comme Madame Bovary – «quivalutà Flaubert les reprochesde [samaîtresse] Louise Colet» – ou LaCérémoniedes adieux – où SimonedeBeauvoirracontaitJean-PaulSar-tre. «Ce qui pose problème, c’est cequ’en fait la presse: instrumentali-ser la littérature, ladévoyer,en fairequelque chose avec laquelle elle n’arienàvoir», insiste-t-il.

Marcela Iacub, elle, ne parle pasde littérature. Dans l’interviewqu’elle a accordée, le 21février, auNouvelObservateur,l’auteurdeBel-le et Bête qualifie son livre de«récit».Ellevoitsontravailcomme«une sorte de reportage, d’enquêtede terrain». Iacub, reporter embed-ded?Sanslesavoir,l’amantedepas-sage de Dominique Strauss-Kahnrejoint une tradition du « journa-lisme de l’immersion», relève lachercheuse Marie-Eve Thérenty,auteur de La Littérature au quoti-dien (Seuil, 2007).

«Les Américains ont donné un

nomàcegenredepratique, celuide“stunt journalism” : le journalisme“coup-de-poing”.Uneméthodepar-ticulièrement prisée des femmes»,expliqueMarie-Eve Thérenty. Par-mi les champions de « l’immer-sion»,lajournalisteaméricaineNel-lie Bly fait paraître, en 1887, unreportage sur l’asile psychiatriquede Blackwell’s Island, où elle étaitentrée en se faisant passer pourunemaladementale.EnFranceaus-si, les exemples sont légion.

«Celle dont le profil se rapprochele plus de Marcela Iacub est sansdoute Maryse Choisy, une femmedesannées1930:intellectuelle,exhi-bitionniste, n’ayant pas froid auxyeux, fière de son physique. Elle aréussi plusieurs reportages d’im-mersion sensationnels, parmi les-quels le fameux Un mois chez lesfilles (1928)», rappelle l’universitai-re.Seloncetteméthodejournalisti-que, «le corps du reporter est expo-sé, maltraité pour la vérité. De cepoint de vue, Marcela Iacub rejointcette tradition, puisqu’elle met soncorpsauservicede son livre», souli-gneMarie-EveThérenty.

A deux détails près : contraire-ment à ces pionniers, qui prati-quaientun«journalismededénon-ciation»,prenantparti«pourlesfai-bles, les pauvres, les prostituées»,MarcelaIacubchoisituneautrepos-ture. DansUne société de violeurs?(Fayard, 2012), elle a pris «ouverte-ment ladéfensedeDSKdans l’affai-re du Sofitel», note la chercheuse.Autredifférencedetaille: ledisposi-

tif adopté. LenomdeStrauss-Kahnn’est pas cité dans Belle et Bête,mais il l’est, en revanche, lourde-ment, dans Le Nouvel Observateur.«CommesiMarcelaIacubavaitvou-lu jouer sur les deux tableaux: lejournalisme d’investigation et leroman à clés», observe Marie-EveThérenty.«Maisqui tropembrasse,mal étreint…»,ajoute-t-elle.

«Quel gâchis»Letravailéditorialsemetenmar-

che. «Marcela Iacub est venue chezmoi, directement,me proposer sonlivre», rapporte Jean-MarcRoberts.Alors que ses derniers essais onttousétééditéschezFayard, c’estaupatrondeStockquel’auteurdeBel-leetBêteconfie sonmanuscrit.Oli-vier Nora, patron des éditionsFayard, confirmeque le livrene luia pas été proposé. « Je ne l’auraispaspublié»,ajoute-t-ildans lemailqu’il anousadressé.

Lasortiedulivres’organisedansla plus grande discrétion. Pourassurer sa promotion, Jean-MarcRoberts choisit LeNouvel Observa-teur,parce que, dit-il, c’est l’un desseulsmagazinesquisaura«garderle secret». Jérôme Garcin – qui, lepremier, a reçu le livre – et LaurentJoffrin, patron de la rédaction, nemettent dans la confidence qu’unpetit cercle de collaborateurs. Lenumérodu21février,titréMonhis-toireavecDSK,prend les journalis-tesdecourt.«Pourunefois, laseulepeut-être, où onmet à la “une” unroman, quel gâchis», soupire unrédacteur. «Et en prime, on va seretrouver avec unemarque d’infa-mie comme Gala», ajoute-t-il, fai-sant allusion à la condamnationqui frappeaussi l’hebdomadaire.

Dans cette affaire sidérantedemeure un mystère – seul élé-ment véritablement romanesque.Le mail que Marcela Iacub a

envoyé, fin2012,à son«cherDomi-nique», et que les avocats de l’ex-patron du FMI ont lu à l’audiencedu 26 février, évoque des pres-sions.Des«gens»sesont«servisdemoi comme d’un instrument pourte nuire», écrit l’apprentie roman-cière.C’estdoncsousinfluencequeMarcela Iacub se serait transfor-méeen écrivain-espion.Au servicede qui, dans quel but? «Mon livresur ton affaire américaine, je l’aiécrit parce que ce sont eux qui mel’ontdemandé»,avoue-t-elle.Sielledit vrai, commente Olivier Nora,dans le courriel qu’il nous a adres-sé,lederniertitrepubliéparMarce-la IacubchezFayard,Unesociétédevioleurs?, apparaîtcomme«unins-trumentdansuneopérationprémé-ditéede longuedate visant à entreren contact, dans un climat deconfiance,avecDominiqueStrauss-Kahn et Anne Sinclair». Roman-ciers, àvosmarques…p

Dossier

Q u’il y ait desmeufs dans le6earron-dissement de Paris qui s’agitentvolontiers sur les queues qui peu-ventleurrapporterdel’argent:rien

de neuf. S’il ne s’agissait que de désir, ellessortiraient de leur quartier. Qu’on viennedemanderencoreuneffortauxcitoyens, laclassemoyenneaurabienquelqueseurosàdébourser pour l’Obs, pour Libé et pourStock– legogo, on le sait, s’attrapebienparla libido: riendeneuf.Onnedonne jamaisassezaux riches. La sensationpénibled’as-sister à la débâcle d’une cour en folie, tou-joursriendeneuf.L’ironiedusort,quiveutque l’homme mis en scène soit celui quidirigea longtemps l’organisation qui aorchestré la dette, ce trait qu’on veut tirersur toute utopie en hypothéquant nosfuturs,n’a riendeneufnonplus.

Du côté de l’Obs, rien de bien neuf nonplus,cettegauche-làtutoie lessommets.Etquand Joffrin consacre la «une» de sonjournal au livre de Iacub, ce n’est pas qu’ilvient de découvrir les vertus de la presse

façonCloser, c’est la littératurequi l’appel-le. Il s’explique dans son petit édito: «Lesqualitéslittérairesdulivreétaientindiscuta-bles.» Joffrin, onne savait pasqu’il avait lafacultédetriercequientreenbibliothèquedecequipartà lapoubelle.Ondevrait faireappel à lui plus souvent, on s’épargneraitun tasdediscussionsoiseuses.

La littérature, pas la peine de s’en fairepour elle, en a vu d’autres, elle a toujoursaussiservi les intérêtsdesboutiquierset, sielledoitcontinuerd’avoirunsens,elles’enremettra. Puisque le proprede la littératu-re, justement, estdeprendreavec le tempsune force que les plus calamiteuses entre-prisesdenégocenedevraientpouvoir sac-cager.

Gardes-chiourmesUn parallèle, cependant, m’intrigue :

qu’on se souvienne du silence pour lemoinspoli qui suivit quasiunanimementla publication du texte de Tristane BanonLe Bal des hypocrites (Au Diable Vauvert,2011). A cette époque, les critiques littérai-res se drapaient dans la dignité la plusoffensée: ahnon, ça, cen’était pas de la lit-térature. Elle, ils l’ont vue venir et ils nousontprévenus:voyeurisme,volontépathé-tiquede faire parler d’elle, petit texte sansimportance.Lesgardes-chiourmesétaientlà, lapudeurbrandieenbandoulière,pours’assurer que la jeune auteure ne tirerait

aucun bénéfice critique de son entreprised’écriture. Mais, quand il s’agit des erre-ments érotico-neuneus d’une bourgeoisemollementmasochiste, on fait le tour desplateaux télé pour ameuter le chaland.Quand je lis dans Libé, sous la plume deLançon, que Iacub, c’est un peu Sade quirencontre Guibert, je demande quandmême à ce qu’on m’explique pourquoiBanon n’a été pour personne Bret EastonEllisquirencontrait JoanDidion.Sontexteà elle posait pourtant quelques questionsintéressantes.

Par exemple, ce refus atypique du droitdecuissage, cettehistoiredepetite fillequisedébatquandonveut laprendrede force.Qui non seulement se sauve, mais encoredécidedenepassetaire, contre lesconseilsavisés de son milieu. Il y avait une petitetransgression, là-dedans,un joli refusdeselaisser faire, par deux fois. Ce courage-là,horsdequestionde lesaluer.Banon,c’étaitle texte anecdotique d’une pauvre fille.Alorspourquoi Iacubest l’égérie féministede la presse de gauche d’aujourd’hui? Del’œuvre de Iacub, on avait peine à retenirgrand-chose, jusqu’alors, si ce n’est uneobsessiondugenre: leviolneseraitqu’unevuedel’esprit,uneconfusionmentale,unesoumissionà lapropagandeféministe.

On sait que, vu du côté deshommes, lesauteures ne sont jamais aussi intéressan-tes que quand elles décrivent ce qui leur

passeentrelescuisses.Ondécouvreaujour-d’huiquec’estencoremieuxsiellessesou-mettent aux diktats patriarcaux les pluséculés. Tant il est vrai que, vu d’une certai-ne gauche, qualifier l’immigrée de laide etdevulgaire,onnes’enlassera jamais.Com-merappelerqu’unefemmedepouvoir,tel-le Sinclair, émascule toujours l’hommequ’elle épouse. La gauche, elle aussi, est enpassedesedécomplexer.Iacubestbienuti-le pour redire aux femmes quelle est leurplace légitime: sous les reins des puis-sants, et auxpauvres, dans lemêmemou-vement:lamainauportefeuille,pourassis-terde loinauxpartouzesdes élites.

Ça aurait été plus direct et marrant, lesgars, si vous vous étiez fait imprimer destee-shirts «on est tous des trousseurs dedomestiques» puisqu’au final c’est là quevousparaissezvouloirenvenir,à toutprix.Une femmede chambre, ça ne devrait pascoûteraussicher, le fondduproblèmec’estça. La parole des pauvres, la gueulante desopprimés,mêmeentenduesdeloin,visible-ment vous gênent pour dîner entre vous,tranquilles. L’enthousiasme avec lequelvousveneznousdirequ’ondevraittrouvertout ça formidable est quandmême dur àavaler. Vous êtes peut-être tous des trous-seurs de domestiques, mais vous devriezvous méfier du pénible arrière-goût quenous laisse, à la longue, l’impressiond’êtretoutesvos femmesdeménage.p

E n q u ê t e

Duràavaler

Voilàunesemaineque«BelleetBête»,miseenscèned’uneliaisonentrela juristeMarcela IacubetDominiqueStrauss-Kahn,occupeledevantdelascènemédiatique.Retoursurunscandaledontoncommenceàpeineàsaisir lesenjeux

Littérature?Labelleaffaire!

Virginie DespentesEcrivain

JEAN FRANÇOIS MARTIN

2 0123Vendredi 1er mars 2013

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

Julie ClarinietMarionVanRenterghem

Avant son coup d’éclat dia-bolique, la turbulenteMarcelaIacubétaitpleinedecrainte.Pourlapremiè-

re fois de sa carrière, l’essayiste de48 ans se lançait en littératureavec Belle et Bête. «Elle avait peurquesonhistoiren’intéresseperson-ne, que personne ne s’intéresse àelle», confie Jean-Marc Roberts,sonéditeur.

Elle est parvenue à attirer lalumière au-delà de ses espérances.En dévoilant dans un entretien auNouvelObservateur l’identitéréellede sonhéros, de celui qu’elle décritcomme un monstre mi-homme,mi-cochon, l’écrivain amagistrale-ment atteint le scandale – aupointde réduire le livre à cela. La «une»accrocheuse de l’hebdomadaire,«Mon histoire avec DSK», a ren-voyé d’un coup la littérature ducôté de l’arrière-cuisine. Et incitél’ancien directeur du Fondsmoné-taire international (FMI) à déclen-cheruneprocédure judiciaire.

A en croire son éditeur, MarcelaIacub avait hésité à rendre recon-naissable M.Strauss-Kahn, aveclequel elle dit avoir entretenu unerelation de sept mois, en 2012.«Dans une première version, expli-que Jean-Marc Roberts, elle avaitenlevé les noms et les lieux. C’étaitun autre livre, et il étaitmauvais. Jel’ai poussée à faire une version oùon reconnaisse davantage celui quil’avait inspirée. Le livre devenaitalorsbeaucoupplus fort.»

Comment la chercheuse auCNRS, la disciple de l’historien dudroit Yan Thomas (1943-2008), lajuriste aux travaux novateurs surlesquestionsdesexualitéetdefilia-tion, en est-elle arrivée là? Elle quiest intervenue en défense d’unDominiqueStrauss-Kahnempêtrédans les affaires du Sofitel et duCarlton, pourquoi étale-t-elle sou-dain la vie privée du «cochon» ?Pourquoi cet étrange mail écrit àDSK,auxaccentsparanoïaques,où

elle se dit instrumentalisée par onne sait qui?

Enguise d’explication, elle nousa raccroché au nez sans prononcerunmot. Sesamis, en chœur,disentqu’ils «n’y comprennent rien». Laplupart ne souhaitent pas s’expri-mer. Dans Le Nouvel Obs, MarcelaIacub avançait trois hypothèsespour tenter de s’expliquer: le défid’écrire ce livre, son enviedemou-rir ou encore voler au secours deDSK. Parce qu’elle est une sainte.«Oui, une sainte, disait-elle. Je suisune sainte au sens où je me sensobligéedesauverceuxquisonthon-nis etméprisés.»

L’essayistes’estfaitunespéciali-té d’être étonnante. Avec son déli-cieux accent argentin, ses yeuxnoirs ultra-maquillés, son turbanou sa coiffure à la Louise Brooks,ses tenues extravagantes, sesminauderies charmeuses, elle faitla joie des animateurs de télévi-sion. Thierry Ardisson aime son«esprit tordu». «Elle disait destrucs incroyables, du genre : “Aulieu de vendre son corps commecaissière à Auchan, on peut aussibien le vendre à un mec’’, racon-te-t-il.Elle était spectaculaire.»

Sesamisracontentsoninventivi-té et sa drôlerie, cette fantaisie sti-mulante qui la distingue. Cesdîners où elle a l’art «de lancer desidéesvisionnairesetmarrantes,d’in-venter desmondespossibles et déli-rants». Se réclamant du féminis-me, elleest exécréepar les féminis-tes.Elles’énervecontrelavictimisa-tion des femmes, les accuse d’êtrelespremièresactricesdeladomina-tionmasculine. Attend impatiem-ment l’utérusartificielquipermet-tra aux hommes de faire desenfants seuls… Autant de provoca-tions vigoureusement testées àtable avant d’en tirer une chroni-quedansLibération.

Saradicalitéoffenseetentretient

les amalgames. En 2012, elle fran-chit la ligne jaune avecUne sociétéde violeurs? (Fayard), une défensedeshommesparfoiscomprisecom-me une liberté de violer. «Le char-me de Marcela, conclut un de sesproches, c’est de n’avoir pas de cen-sure, ce qui lui permet de penser ceque personne ne pense. L’inconvé-nientet leprixàpayer, c’est…qu’ellen’apasdecensure.»Lamiseendan-ger faitpartiede seshabitudes.

L’enfant de Buenos Aires, filled’unavocatetd’unefemmed’affai-res, arrière-petite-fille de rabbin, aconnu la dictature des généraux etvu ses parents brûler leurs livrespouréchapperauxcontrôlesdel’ar-mée. Elle a étudié le droit, est deve-nueavocatedans la capitale argen-tine, puis s’est installée en Franceen1989,à25ans.Lavieilledémocra-tie l’oblige: au pays des Lumières,elle se donne pourmission d’assu-mer la libertédecequ’ellepenseet,mieux encore, de penser a contra-rio des autres. Une jouissance duparadoxe aiguisée par ce curieuxmélangequ’elleporteenelle.

La liberté est son obsession. Elledénonce les formes de la bêtisehumaine que sont l’autoritarisme,le paternalisme, le moralisme.Juriste, elle s’appuie sur le droitcomme technique d’émancipa-tion.Elletravaillesur lescas limitespour dénicher le fonctionnementcachéd’unesociété.Ellemetengar-de contre les références au psychi-que, au mental, à la dignité, oucontre lemimétismedudroit avecla nature : pourquoi empêcherdeux hommes d’enfanter, ou unefemme sexagénaire? Elle soutientl’homoparentalité, se bat pour laliberté de se prostituer, défend lapornographie: plutôt que les inof-fensives images pornos, ne fau-drait-il pas interdire l’amour, auxravages indubitables?

Commesouvent les esprits radi-caux,Marcela Iacubestunefemmede rupture. Du genre qui se fâche.«C’est une fille inquiète, complète-ment à vif », analyse l’écrivainCatherineRobbe-Grillet,quiaparta-gé certains de ses combats. Raressont les amis qui ne s’estimentpas«fâchés» avec elle, ou l’ayant étémalgré eux: ils ont émis un juge-ment qui la contrariait, une idéequ’elle trouve bête. Marcela Iacubaimesedépeindrecommeunenon-ne.DivorcéeduphilosophePatriceManiglier, elle prétend se moquerde la solitude. Aux humains, ellepréfère sonperroquet, décédé il y aquelques années, etmaintenant sapetite chienne Lola, devenue célè-bre dans l’interview du NouvelObservateur : que DSK n’ait pasnoté la présence de Lola pendantlesmois où il venait chez elle est àses yeux le signe de son «méprisenvers autrui». Végétarienne, elleprofesse l’inclusion des animauxdomestiquesdans l’humanité.

Au fil du temps, la jeune cher-cheuse, qui répugnait à parler enpublic,prendgoûtauxmédias.Ellese détachepeu à peude ses recher-chesetdesescombatsd’antan.L’an-ciennemilitantedupacss’estàpei-neintéresséeaudébatsur lemaria-gepour tous,qu’elle juge«triste».

«On avait sans cesse de grandsdébats théoriques sur la justice et lasexualité, ses sujets de recherchependant plus de vingt ans. Depuisquelques années, elle ne parle plusquedeseschroniquesdansLibé. Ellea un désir violent d’être connue etreconnue», constate l’avocatEmmanuelPierrat.«Ellevoulaitfai-reuncoup,ditunautreproche.Ellerêvaitd’unsuccèspopulaire.»

Un désir violent, aussi, d’allertoujours le plus loin possible. Ducôté des «cas limites», qu’elle étu-diait en droit, comme son maîtreYanThomas.Maissoncoupmédia-tiqueressembleàuncoupdegrâce.L’intellectuelle est marquée au ferrouge: que retiendra-t-on désor-mais de ses travaux, au regard decetteautofictionscandaleuse?«IlyavaitlaLoanaduloft, ilyauramain-tenant laMarceladuDSK», résumeEmmanuelPierrat. p

Erreursfatales

p o r t r a i t

L’idée d’une intellectuelle quidéfend publiquement un mons-tre avant de se heurter à ce qu’ilest dans la réalité – voilà qui pou-

vait faire un romanpassionnant. Que cemonstre fût Strauss-Kahn ou ce qu’elleen imaginait, pourquoi pas? Lecture fai-te, commençons par expédier l’éviden-ce: le résultat est si nul qu’il y a presqueune réticence àprendre la plumepour ledire. Que l’équipe duNouvel Obs, Libéra-tion courant derrière, en ait fait tout ceplat endit long sur le climatd’autodévo-ration de ces boutiquiers de la culture.Qu’ilslefassentenproduisant,surlalitté-rature, le discoursqu’ils produisentobli-ge à intervenir.

Belle et Bête est un bouquin peu écrit,sans sujet clair – pas vraiment sur laliaisonquel’auteuraffirmeavoirentrete-nue avec DSK, mais pas vraiment surautre chose non plus –, et doté d’une findont jemetsquiconqueaudéfidedirecequ’elle raconte. Quant à la «théorie» surl’animalité de l’homme, on pensait laquestion réglée depuis D.H. Lawrence etHenryMiller.

Le texte est surtout l’(auto) règlementde compte confus d’une femme dévas-téequi se connaîtmal. Savéritable trans-gressionn’estpasdans le sexemaisdansunelutteàmortpour ladomination.Bel-leetBêteest,encesens, lependant«intel-lo » de Cinquante nuances de Grey :même vampirisation d’un homme «depouvoir» sous couvert de jeux libérés,même fonctionnement des relationsd’emprise.

NiaiserieIl y a une vraie niaiserie à penser que

l’onpeutconnaîtrequiquecesoitencou-chantavec.Mais,enfait– Iacubleditelle-même –, son histoire avec DSK n’est làque pour confirmer ce qu’elle croit déjàsavoir de lui. Là encore, nous sommesdans l’emprise, et le principe d’écritureest posé dès le début : de son apparte-ment, l’auteur voit, dit-elle, «le ciel et lesnuages mais pas le monde» et «ce n’estpas grave», puisque le monde, on ne

peutque«le délirer». On chercheradoncenvain, danscespages, lemoindreques-tionnement sur qui ou quoi que ce soit,ou lamoindre liberté.

En d’autres termes, parmi toutes leschoses qu’elle confond, et elle n’est passeuledanscecas, Iacubmélangepositionsubjective et affirmation omnisciente.Elle oublie que dire «je», lorsqu’on écrit,c’est souvent dire « je ne sais pas», choi-sir de renoncer à la position de l’auteurabsolutiste,pourunangledevisionlimi-té à ce qui est familier au narrateur,lequel se condamne, pour le reste, àposer des questions sans être sûr desréponses.

C’est ici que cette histoire pourraitêtre le symptômed’unvraiproblème lit-téraire. Car à l’ère de l’information per-manente, qu’est-ce qui est encore fami-lier et qu’est-ce qui ne l’est pas? Que fai-re, en particulier, de ces visages fausse-ment proches que sont les personnagespublics, familierspar lagrâcedesmédiasquinous les infusentchaque jourdans lecrâne,mais dont on ne peut rien savoir?Plus largement : dans quelle mesurel’invraisemblance croissante d’un mon-de dont le spectacle nous est offert sansinterruption,maisquinouséchappe,est-il constitutif de l’imaginaire subjectif del’écrivainet, si c’est le cas, comment l’est-il ?

II va de soi que s’interroger ainsi n’estpas du tout la même chose que de sedemander comment parler «du réel» etde «la vérité» – ces deux choses que nuln’atteint jamais, et c’est l’unedeserreursfatales de Iacub que de s’imaginer pou-voir le faire parce qu’elle couche avec cequ’elle croit être son sujet.

Maisleproblèmesepose.Quelroman-cier ne serait pas attiré par cette choseétrange et remarquable connue sous lenom d’«affaire Strauss-Kahn»? La plu-part de ceux qui s’y sont essayés ontabandonné l’idée, tandis que les raresautres, par excès de certitude,échouaient à convaincre.

S’il y aune légitimité littéraireà écriresur les personae qui hantent nos écranset nos imaginations, c’est parce qu’ellessontaussi lamatièredont sont faitesnosviesaujourd’huietquenepass’enempa-rerestuneformed’impuissance.Etpour-tant, comment le faire sans rédiger ledécalquépseudo-réalistede ce que l’on adéjà ludans lapresseouvuà la télé, com-ment le faire sans le décider artificielle-ment? C’est tout le défi.p

MarcelaIacub,perduedanslalumièreDelachercheuseengagéeàl’écrivainscandaleuse, commentla juristeapeuàpeucédéaudésirviolentd’êtreconnue, reconnue

«Il y avait la Loanadu loft, il y auramaintenantlaMarcela duDSK»

EmmanuelPierrat, avocat

Dossier

JACQUES GRAF/DIVERGENCE

Marc WeitzmannEcrivain

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Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

Combattre contresoi-mêmeDans L’Envers d’une vie, CarolinePascal annonce lamortde sonhérosdès la premièrepage. AuxobsèquesdePaul-ArmanddeCou-tainville, toute la bonne sociétéversaillaise se presse pour rendrehommageà l’un de sesnotables,dont elle loue la vie de bon chré-tien. L’originalitédu roman tientà sa construction inversementchronologique,qui réussit àentretenir le suspense et l’intérêtromanesqueen fixant commedénouement l’origined’unevieetnon sa fin.

On comprend très vite que cet-te vie qui s’achève, commeunevictoire, dans le plus grandconformismesocial a en fait étémarquéepar le sceaud’unehon-teuse bâtardise,mais on nepeutqu’être fascinépar le récit descombatsmenés contre lui-mêmepar Paul-Armand, lesquels épou-sent d’ailleurs ceuxde son épo-que, de la guerre d’Algérie auxredéfinitions contemporaines

desmodèles fami-liaux, en passant parMai 68. Une fresque àrebours, qui séduitpar la fluidité de sonécriture et son absen-ce demanichéisme. p

Florence BouchyaL’Envers d’une vie,de Caroline Pascal,Plon, 336p., 20¤.

Violencedu tempsJeanneestperdue.Dans les ruesdeMarseille, ce soir de septem-bre1940, alorsquesamère, Blan-che,vientdedisparaîtredansunerafleet que lesombresduportmenacentde ladévorer. Etdansses souvenirs,mitésdesilenceetdedouleurs sourdes,dont lesgrands lapréserventmal. Tho-mas, l’amiallemandde la famille,estunanglemort.Cepoèteberli-nois, adoptépar sesgrands-parents, a subjuguésamèreenco-reenfant, et lorsqu’il doit fuir leReichnazi, c’estdans lavillavaroi-sequ’il trouveunhavre. Sonvisa-geémacié, soncorpsusé,portentles stigmatesd’uncalvairequiéchappeà Jeanne,maisquedévoi-le le cahierdesamère, qu’elleasauvé lorsde l’arrestationde cettedernière.Commeil révèle ledésirirrépressiblequipousseBlancheàpréférerThomasà tout.Avec cetroisièmeroman,BéatriceWilmos

interroge les brûluresde l’absencecommedelaprésence.Violencedutemps et des senti-ments.p

Philippe-JeanCatinchi

aLe Cahier desmotsperdus,de BéatriceWilmos,Belfond, 224p., 19 €.

Furtif sanglotCequ’il fautde sanglots,mêmefurtifs et réprimés, pour rendrehommageàunemèredisparue,OlivierBarbarant le laisse devi-ner.Mais dans sesœuvres, quisontautantdevariationsautobio-graphiques – des prosesde ses«journaux imprécis» auxrecueils de poèmes–, l’intime semêle au collectif, et l’ironie tem-père le lyrisme.Dans Elégiesétranglées, lamort successivedesdeuxparents est évoquée, tantôtdans le prosaïquedétail des ulti-mesdémarches, tantôt dans lalumièrepâledu souvenir.Magni-fiquement libre, la prosodie secouledans ces «essais de voix»,dans ce cheminement.p

MoniquePetillonaElégies étranglées,d’Olivier Barbarant,ChampVallon, 128p., 12,50 €.

Sans oublier

Latêtesurlebillot«UnLaRochefoucauldn’apasd’amis»:démonstration jubilatoireparLouis-Henri, énièmedunom

CécileGuilbert

Original,décalé,saugrenu,réjouis-sant d’humour, d’une folle légè-reté mais profond sous ses ori-peaux farcesques, le quatrième

roman de Louis-Henri de La Rochefou-cauld fait souffler un vent de liberté bien-venu sur la France «normale». Mercid’avancedelaisservospréjugésauvestiai-re. Car ni lamorgue ni le ressentiment nesont le fortdece jeunehomme.L’espritdesérieuxnonplus. La preuvepar cette jubi-latoire Révolution française discrètementplacée sous l’excentrique parrainage duTristramShandydeLaurenceSterne, à quil’auteurempruntenonseulement l’art dumélangedesgenresetdes facétiesnarrati-ves, mais aussi le projet de subvertir leroman familial par l’inventiond’un shan-

dysmenommé ici «rupificaldisme». C’estainsi que, enfourchant la devise de safamille («C’estmonplaisir») etundada (laguillotine), l’auteur remonte à sauts etgambades «le fil foutraque de [son] passépersonnel et familial».

Tout commence à la terrasse d’un caféde la Bastille oùnotrearisto se fait larguerpar la belle Marianne, qui lui reproched’être un bibelot, «une chose du passé».Présomption d’innocence? Antiracisme?Intégration? Fraternité? Et si toutes cesvaleurs dont s’enorgueillit la Républiques’appliquaient à tous sauf à la tribu de cetanachronique «LHDLR» qui, dès qu’ilmontresespapiers,nerencontrequ’ostra-cisme et moqueries? Et si ses malheursavaient commencé plus tôt, en 1789 etmêmeau-delà?

A partir de cet amusant retournementd’une ancienne supériorité de rang encomplexe de persécution contemporain,l’auteur entreprend sa «reprise de la Bas-tille», et d’anoblir au passage le genre del’autofiction, entremêlant saynètes hila-rantes (notamment ces dialogues avec le

sosie de Freud et un garçon de café refu-santde luiservir«bourbon»comme«eaude Perrier»), souvenirs de lecture et d’en-fance, anecdotes familiales et historiquesqui ne font qu’un et pour cause : rejetond’une des plus illustres lignées de l’aristo-cratie, dont les ancêtres ont été portraitu-rés par Retz, Saint-Simon, ChateaubriandetProust,LHDLRs’emparedecette« légiti-mité» pour piocher historiettes et cita-tions, les commente avec désinvolture,met son grainde sel partout.

AdolescencemélancoliqueChemin zigzaguant faisant, nous croi-

sons (entre autres) la tête découpée aucanifdugouverneurdelaBastille, leconfi-dent de Charles IX massacré pendant laSaint-Barthélemy, l’auteur des Maximes,un directeur des Beaux-Arts aux prisesavec Delacroix, mais aussi le duc DLR-Bisaccia, àquiDrumontreprocheses«fré-quentationsde juifs».

Viennent alors des digressions surModiano, Kafka, Philip Roth, frères d’ar-mes avec lesquels l’auteur se sentune soli-

darité complice jusque dans l’humour.Mais aussi des pirouettes sur George San-ders et Nabokov, dont les destins ont étécoupés en deux «par la guillotine de l’His-toire».Puis, s’enretournantverssessouve-nirs d’enfant triste identifié au pauvreLouisXVII, il abandonneses cabriolespourlivrerunémouvantautoportrait.

Derrière le tableaude vacancespasséesdans le château d’une excentrique etindomptable grand-mère, la mémoire defêtesfamilialesenvaseclos(«unLaRoche-foucauldn’a pas d’amis, il n’a que des cou-sins»), des rallyes où il se sent à côté de laplaque, l’auteur dessine une adolescencemélancolique, déphasée, dupe ni de sonmilieunidenotreépoque.«Est-cemoiquitourne autour de mon identité ou monidentité qui tourne autour de moi?» Net’en préoccupe plus, a-t-on alors envie delui dire. Continue d’écrire et de n’en fairequ’à ta tête, fût-elle tranchée! p

FlorentGeorgesco

Le grand écrivain britan-nique G.K. Chesterton(1874-1936) notait à pro-pos de son compatriote,le poète et dramaturgeRobert Browning

(1812-1889) : « Son mysticismen’était pas du type niais et verbeuxqui voit dans une fleur le symbolede la vie ; il était plutôt de ce typeprofond et éternel qui croit que lavie, pure abstraction, est symboli-que de la fleur.» Les auteurs pren-nentparfoismall’insistancedescri-tiquessurlescitationsquienrichis-sent leurs textes. Si elles sont cequ’on y préfère, à quoi bon avoirécrit le reste? Il est pourtant utile,pour rendre compte du onzièmelivre de Denis Grozdanovitch, decommencer par ces mots, qui res-serrent toute la richesse intellec-tuelle et sensible de La Puissancediscrèteduhasard, cette«déambu-lation hasardeuse parmi les livres,les idées et les souvenirs», écrit, cet-

te fois, notre auteur, justifiant aupassage qu’on parle des autresquandonparle de lui.

Son livre, comme les précé-dents, est un livre de chineur, decueilleur,dechasseurdepapillons,une promenade en effet, dont ilrevient les poches pleines de trou-vailles de toutes sortes. Son art estbigarré par nature ; c’est un artd’amitié, de connivences, la réu-niond’unecommunautéinformel-le, de hasard précisément, ou degoût et de caprice. Lesquels sont,pour lecoup, intimementlessiens.On ne peut être davantage DenisGrozdanovitch qu’en rassemblantautourde soi cequin’estpasDenisGrozdanovitch. Le sensde l’accueillui est consubstantiel.

Il est même probable que cettehospitalité des auteurs les plusdivers, souvent rares et pittores-ques, n’a pas été pour peu dans lesuccès rencontré dès son premierlivre, Petit traité de désinvolture(José Corti, 2002), partie soudainémergentedescarnetsremplispen-dant les années passées sur lescourts de tennis ou de jeu de pau-me (sports où il brilla : il en futchampion de France). Un mondeapparaissait, richement habité, etporteurde ladoucepromessed’un

séjourplusheureuxetplus raffinéquecelui dumondeordinaire.

Mais c’était le monde ordinairequedurant ce séjour il nousappre-nait à regarder d’un œil nouveau,rafraîchi, qu’il réenchantait parson tour d’esprit toujours surpre-nant, porté sur le cocasse, sur labizarrerie des choses. La Puissancediscrète du hasard ne déroge pas àla règle. Etude buissonnière del’obscur réseau de signes qui nousenvironne – coïncidences, appari-

tions fantomati-ques, messagesincongrusenvoyésDieu sait par quiou quoi… –, ilrepousse mêmeplus loin les fron-tières de l’essai lit-

téraire, du côté d’une forme libre,mais conséquente,dephilosophie.Denis Grozdanovitch y développeune théorie antirationaliste de laraison, appelée à opérer un retour-nementdesonpouvoir:deladomi-nation sur les choses à un «lâcher-prise»où l’homme, renonçant à sasupériorité,semêleaufluxduréel.

Cette pente théorique est aussi,parmoments,salimite.Etsonpara-doxe,puisque,commelaphrasedeChesterton le dit à merveille, il

s’agitdejouerlafleurcontrelesym-boledelafleur,laréalitéindividuel-lecontrel’idée,derefuserl’«opiumdelagénéralitéabusive» (YvesBon-nefoy), ce qui prédispose peu à laconceptualisation, pour laquellenotreauteurmontrecependantungrandappétit.

Il est d’ailleurs conscient de ladifficulté, dont il se sort, notam-ment, par la pirouette d’un autre(TristanTzara):«L’absencedesystè-meestencoreunsystème,maisplussympathique.» De fait, s’il y a par-foischezGrozdanovitchuneétran-ge tendance au dogmatisme, uninterdit plus rigoureuxencore quece à quoi il s’oppose jeté sur la rai-sonscientifiqueettechnique,surlerationalisme occidental, un peucourtementrésuméparleclichédecartésianisme, il demeure en per-manence sympathique, au sensstrict d’une curiosité et d’une atti-rancepour leplusde réalitéspossi-ble, commeau sens vague: le char-me l’emporte toujours sur les cris-pations théoriques.

EnergumènebondissantC’est-à-dire que l’écrivain, par

bonheur, l’emportetoujourssur lephilosophe. Un écrivain d’uneliberté souvent délicieuse, qui saitse«laisserglisserdansune sortedevagueà l’âmediffusoù l’inattendu[peut] venir interférer», et expri-mer ce qui est, dans un étonne-ment enchanté, «un contact ami-cal avec l’immense complexité dumonde». La Puissance discrète duhasard échappe à ses lourdeurs ens’échappantà lui-même.«Ce textene fait, je dois l’admettre, que memenerparleboutdunez», écritain-si unGrozdanovitch ravi.

L’ancientennismansesouvientqu’il faut savoir lâcher ses coups,renvoyer la balle à l’aveuglette,d’aventure la laisser filer. Il rede-vient sur la page l’énergumènebondissant qu’il devait être sur lescourts, interrompant soudain cequ’il développait avec minutie,passant du coq à l’âne, ne se refu-santaucunedigression,maisaucu-ne cohérence non plus, selon sonplaisir, et son instinct. Il bougesans cesse, emporté par lemouve-ment du réel, par « la vie dans samystérieuseunitémouvante, danssasouplevivacité,danssonalacritéinqualifiableet inchiffrable».Ches-terton aurait dit : courant de fleurà fleur, ébloui par la beauté à cha-quefoisunique,laperfectionabso-luedeschoses.Etsansdouteaurait-il approuvéson lointainet réjouis-santdisciple.p

Littérature Critiques

LaRévolution française,de Louis-Henri de LaRochefoucauld,Gallimard, «Infini», 192p., 18,90¤.

LaPuissancediscrèteduhasard,deDenisGrozdanovitch,Denoël, 336 p. 17,50¤.

L’auteurdu«Petit traitédedésinvolture»sepromène,parmilesécrivainsaimés,dansunmondegouvernéparlehasard.Etselaissedélicieusementporter…

DenisGrozdanovitchlâcheprise

DRGARY SETTLES/S.P.L./COSMOS

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Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

Mauvais destinQue lavie seraitbelle si tout se ter-minait commedans ledernierromand’ElliotPerlman!Unhisto-rien juif américainde l’universitédeColumbiatraverseunedépres-sion; il quitte la femmequ’il aimeetperdson travail. Poursuiviparladéveine,unNoirduBronxestaccuséd’unvolqu’il n’apas com-miset chasséde l’emploiqu’ilvenaitde trouverà sa sortiedepri-son.Peuàpeu, cesdeuxdestinéesque tout séparevont se rejoindresuivantune trajectoireascendan-te, jusqu’àune fin radieuse,quasihollywoodienne.

Issud’une famille juived’Euro-pede l’Est, l’AustralienElliotPerl-man (néen 1964) a reçudenom-breuxprixpour sesprécédentsromans.Pourêtre leplus ambi-tieux, celui-cin’estpas leplusréussi. Les cheminementsdesdeuxpersonnagesphares seveu-lentuneparaboledesdestinsdésolésdupeuple juif sous labot-tenazie etdupeuplenoirdansuneAmériquedesghettos.Or,au-delàdece rapprochementhasardeux, l’Histoire se trouvesouvent réduiteàunesimple toi-lede fond, enparticulierAus-chwitzet la révolteducampenoctobre1944. Il en résulteune fres-quequi se litd’un traitmaisqui

manquesingulière-mentdeprofondeur.p

Stéphaniede SaintMarc

aLamémoire est unechienne indocile(The Street Sweeper),d’Elliot Perlman, traduitde l’anglais (Australie) parJohanFrédérickHel-Guedj.Robert Laffont, 576p., 23 ¤.

«Avec une justesse teintéed’ironie, Jean-Luc Coatalemécrit un carnet de voyagemélancolique et grinçantsurunpaysqui existe àpeine.»ChristineFerniot,Télérama

«Ce récit de voyage,si bien écrit, est le pluspertinent des réquisitoires.»DidierGourin,Ouest France

«La poésie et la drôlerie deCoatalem sont au rendez-vous,même dans cet enfer. »DominiqueBona,VersionFemina

DidierPourquery,LeMondedesLivres

Grasset

UneBellereUssite«

litteraire «

Dans la listeDes meilleUresventes

De l’exPress

Sans oublier

XavierHoussin

Le 25mars 1977, à 50 ans,Rodolfo Walsh était abattuenpleinBuenosAiresparuncommando militaire. La

veille, à l’occasionde l’anniversairede la prise de pouvoir du généralVidela, l’écrivain avait adressé unelettreouverte à la junte. Il y dénon-çait « l’imposition de la terreur laplusprofondequelasociétéargenti-ne ait jamais connue». Dans sa lut-te contre la dictature, il avait déjàperdu maints amis proches etmêmesaproprefille.«Quinzemilledisparus, dixmilleprisonniers, qua-tremille exilés, voilà les chiffres nusde cette terreur», scandait-il. Soncorps, embarqué par ses assassins,n’a jamaisété retrouvé.

Journalisteengagé,membrefon-dateur – avec GarcíaMárquez, Jor-geMasetti etRogelioGarcíaLupo–dePrensa latina, l’agencedepressecubainevoulueparErnestoGueva-ra,RodolfoWalshavaitétéaussienArgentinedirecteurde l’hebdoma-daireCGT.EnFrance,onneconnaîtguère de lui qu’Opération massa-cre (Christian Bourgois, 2010), trèstroublant livre publié en 1957,mêlant journalisme et fiction, etécrit à partir du témoignage d’undes survivants d’une exécution

sommaire dans l’Argentine ducoupd’Etat de 1955.

Walsh, auparavant, avait essen-tiellement écrit des contes noirs,des intrigues policières. « Je suislent, confie-t-il dans le court “Auto-portrait”, en ouverture desMétiersterrestres qui paraît aujourd’huichez Lux. J’aimis quinze ans à pas-serdusimplenationalismeàlagau-che; j’aimisdes lustresàapprendreàécrireunenouvelle…»

Jeu demiroirsLes lecteurs attentifs se souvien-

dront que certains des textes quiforment ce recueil sont déjà sortis,souslemêmetitre,en1990,chezLaDécouverte, avec une postface deRogelioGarcíaLupo, ami et confrè-re de Walsh. Ce dernier met ici enplace un étonnant jeu de miroirs,une narration en réflexion où lestracesdupassé,lesélémentsdesou-venirs personnels, les bribes d’en-fance, sont renvoyés dans deschampsplusvastesetouvrentpar-fois sur des perspectivesdéroutan-tes.Commeuneréverbérationcroi-sée des émotions particulières, del’histoireet dutemps.

Ces trois nouvelles (dont l’unedonneson titre au recueil) jouentàcache-cacheetserépondentdanslemêmeespaceclos–celuid’uncollè-gereligieuxpourorphelinsdescen-dants d’immigrants irlandais. En1939, l’année de ses 12 ans, un petitgarçon laidvit la loide la jungle, lesbagarres, les silences. Il apprend lamanière de grandir, l’amer des

expériences. Il y a les jours de fête,ceux d’attente et les mots des ser-mons. «Un homme honnête doitapprendre ses métiers terrestres, leplus tôt possible, pour être indépen-dant dans la vie et gagner le painqu’ilporteà sabouche.»

Walshsemblenefairequeracon-teroumêmequeretranscrire.Maisl’apparentéloignementdesonécri-ture n’est qu’un effet de perspecti-ve. En donnant à voir, il donne àéprouver. Et l’on se trouve happédans une écriture du pressenti-ment. Ce qui se raconte cache tou-joursautrechose.Commedanscet-te nouvelle où l’on trouve une let-tre d’excuse, infiniment discrète,ennotedebasdepage,d’untraduc-teur à son éditeur – lequel traduc-teurne remettra jamais son travailpuisqu’il s’est suicidé. Ou commedansce longentretiend’unjourna-liste avec le colonel qui se seraitchargé de l’enlèvement versMilandeladépouilled’EvitaPeron.Etqui,à l’issue de cette odyssée macabres’écrie:«Cette femmeestàmoi!»

Chez Walsh vient toujours lemomentdudévoilement.Lesintui-tions étranges se vérifient. Lessecretssebrisent.C’estàcelafinale-mentque sert l’écriture.p

FlorenceNoivilleJérusalem

Passe encore de bâtir,mais écrire à cet âge!»Onauraitenviedepara-phraser ce vers célèbrede La Fontaine aumoment où l’on ren-

contreHillel Halkin. Comment? A73 ans? Se lancer dans la littératu-re ? Et pour écrire des romansd’amour? « Je sais, dit l’auteur ensouriant. 73 ans, c’est tard. Mais ilfaut comprendre. J’ai toujourstenu la forme romanesque en sihaute estime que j’avais jusqu’àprésent terriblement peurd’échouer. Alors, je ne me lançaisjamais. Je procrastinais…»

Unjour,pourtant, levieuxmon-sieur est passé à l’acte. Et voici queson premier roman, Mélisande !Quesontlesrêves?–paruenAngle-terre, chez Granta, en 2012 –, nousarrive aujourd’hui en traductionfrançaise. Et voici qu’HillelHalkin,désormaissouslecharmedel’écri-tureromanesque,nepeutpluss’ar-rêter. «J’ai gaspillé des années,dit-il. Je veuxmettre les bouchées dou-bles désormais.»

Né à New York en 1939, HillelHalkin s’est installé en Israël en1970. A quoi donc a-t-il «gaspillé»lesannéesdont ilparle?Atraduirevers l’anglais des livres en yiddishou en hébreu. Des écrivains com-me Sholem Aleichem, ShmuelYosef Agnon (Prix Nobel 1966) ouAmosOz.Quandon lui fait remar-querque la traductionest aussiun

travail de styliste et qu’il n’a toutde même pas eu affaire aux plusmauvaisauteurs, il rit. «J’enai tra-duit de bons, c’est vrai, mais j’en aiaussi traduit pasmal demauvais !Or,croyez-moi, lesmauvaissontlesplusdifficileset lespluschronopha-ges! Non, je vous assure, si c’était àrefaire, j’économiserais ce détourpas la traduction. J’irais droit à l’é-criture…»

Le lecteur sera-t-il du mêmeavis? Pas sûr. Car de toute éviden-ce, le travail du temps n’est paspour rien dans la réussite deMéli-sande!. Sans doute fallait-il cettelongue et lente décantation poursuggérer avec une telle finesse lesheurs etmalheurs de la conjugali-té, ses gloires, ses désespoirs, seschimères. Sans doute fallait-ilavoir beaucoup vécu pour nousmontrer sans pathos « le longregard que porte un homme surson existence et sur celle [lafemme] qui lui donna tout sonsens». Ou pour écrire sans niaise-rieque« la sexualité entreunhom-me et une femme est sans doute cequi s’approche le plus du sacré».

Sentimental? Quelle horreur!Halkin y parvient avec

dépouillement et simplicité. Sonhéros,Hoo, est professeur éméritede langues anciennes et spécialis-te des néoplatoniciens. Du moinsau début du livre. Car très vite, lesflash-back s’enchaînent. «Te sou-viens-tu,Mellie?», demandeHooàsa bien-aimée. Cette formule quirevient comme un leitmotivconduit le lecteur vingt-cinq ansen arrière. Lorsque Mellie étaitamoureuse du fougueux Ricky etque Hoo, patient, attendait sonheure. Lorsque tous trois for-maient un trio à la Jules et Jim. Un

trioamoureuxabreuvédespiritua-lité indienne, de romantismeanglais, de whisky, demythologiegrecqueet de poésie américaine.

Te souviens-tu, Mellie ? Letemps a passé. Ricky est devenufou à la suite d’un voyage en Indeet Mélisande s’est réfugiée dansles bras de Hoo. Pourtant, rien n’aété facile. Vingt-cinqansplus tard,le roman est une longue lettre deHooàsonépouse.Uneméditationardenteetmélancoliquesurlapas-sion amoureuse, la vie à deux, lesombres du passé, l’infertilité deMélisande, les infidélités parta-gées, les disputes, le détachement,le pouvoir dupardon…

Un roman sentimental? «Sur-tout pas !, proteste Halkin avecénergie. Tout au long de la rédac-tion, jen’aicesséd’avoircettehanti-se. Je veux bien que le livre soitromantique,çaoui,maissentimen-tal, quelle horreur!» En réalité, lepremierromandeHillelHalkinestune poignante histoire de couple.Un homme et une femme versionXXIesiècle.Avecdesréférenceslitté-raires nombreuses – à commencerpar ce titre en formede clin d’œil à

Heinrich Heine – mais jamaispesantes. Une fin ouverte où l’es-poir peut s’insinuer. Et surtout,une écriture parfaitement sobre etlégère. «Un bon écrivain doit faireconfianceau lecteur,dit justementHalkin. Le laisser travailler et rem-plir les vides.Nepas tout luidire…»

AprèsMélisande!, Hillel Halkina encore «deux ou trois belles his-toires» dans sa besace. Il a certes«toujours peur»,mais ses craintesse sont déplacées. Aujourd’hui, lejeuneromancierseptuagénairenese demande plus s’il saura écrireun roman. Mais si, au contraire, ilaura le tempsde les écrire tous. p

Aprèsunecarrièredetraducteur,HillelHalkinsignesonpremierroman.A73ans

Levieilhommeetl’amour

Walsh,écrivaindupressentimentDesuperbesnouvellesdel’auteurargentinabattuen1977

Mélisande!Que sontles rêves?(Melisande!WhatAreDreams?),d’HillelHalkin,traduitde l’anglais(Etats-Unis)parMichelHechter,QuaiVoltaire,288p., 22 ¤.

LesMétiersterrestres(LosOficiosterrestres),deRodolfoWalsh, traduitde l’espagnol (Argentine)parDominique LepreuxetHélèneVisotsky,Lux, «Orphée», 204p., 18 ¤.

YOAV ETIEL

Critiques Littérature 50123Vendredi 1er mars 2013

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

HuitanssurlemétierDe1986, lorsquesonpèremeurt,à1994,dateàlaquelleunéditeurserésoutàlepublier,AntonioPennacchin’auracesséd’écrireetderéécrire«Mammouth»

FabioGambaro

Aujourd’hui,l’usinedecâbles Fulgorcavi deLatina,dans la régiondu Latium, en Italie,est définitivementfermée. Pourtant, à

chaque fois qu’Antonio Pennacchipasse devant, il éprouve la mêmeémotion.Nonseulementleroman-cier italien se souvientqu’il y a tra-vaillé pendant trente ans. Mais ilsaitqu’illuidoitaussisesdébutslit-téraires.C’est àFulgorcavi,eneffet,que Pennacchi – l’auteur de Monfrère est fils unique (LeDilettante,2007) et de Canal Mussolini (LianaLevi, 2012, prix Strega en Italie) – asitué les événements de Mam-mouth, son premier roman écrit ilyaplusdevingt-cinqanset traduitaujourd’huien français.Un romanauquel il a insufflé sa passion et saraged’ouvrier et dont la rédaction,dit-il,aétépourluiunvéritablepar-coursd’initiation.

«J’ai appris le métier d’écrivainavec ce livre», note Pennacchi, quiserappelleexactementle jouroùila commencé à l’écrire. C’était le3novembre 1986, cinqmois aprèsla disparition de son père, événe-ment dramatique qui a servi dedéclencheur pour son passage àl’écriture. «Tout petit, je savaisqu’un jour j’écrirais pour raconterles histoires de mon monde, dit-il.C’étaitpourmoipresqueundevoir.Mais, jusqu’à 36 ans, j’ai toujoursrepoussél’épreuve,aupointquej’aimême redouté de n’y arriverjamais. Je voulais faire la révolu-tion, donc je n’avais pas le tempsd’écrire.Lamortdemonpèreetunepériode de chômage technique ontchangé ladonne.»

Ainsi, pendant plus d’un an etdemi, cet autodidacte, qui n’avaitjamais écrit une ligne, mais avaitbeaucoup lu Stevenson, Verne ouSalgari,améthodiquementrempliaustylo-plumedegroscahiersrou-ges, dactylographiant ensuite cespagesdans lesquelles il décrit avecpanache la vie et les luttes deBenassa, son alter ego romanes-que et le chef historique desouvriersde Fulgorcavi.

Pendant l’été 1987, après avoirrelu, corrigé, photocopié et enfinrelié cemanuscrit né dans la souf-franceetdans ledoute–maisaussidansl’enthousiasme–,Pennacchiapris sa vieille Fiat 127. Il est partipourMilan, où il l’a déposé chezdenombreuxéditeurs, despluspetitsauxplus grands. Ils l’ont tous refu-sé, sans exception. Pennacchi, quientre-tempsavaitreprissontravaildenuità l’usine,nes’estpasdécou-ragé. Il a continué à envoyer sonmanuscrit à d’autresmaisons, par-fois auxmêmes, en le retravaillantet enchangeant le titre.

Pendant les six années suivan-tes, il a essuyé « cinquante-cinqrefus de la part de trente-trois édi-

teurs différents». Mais il n’a jamaisbaissé les bras, revenant à son tex-te, le peaufinant sans cesse. «Destrois cents pages initiales, il n’en estresté – par soustraction, réduction,polissage et multiples réécritures –que cent soixante», écrit-il dansl’avant-propos du roman. Ainsi,faute de trouver un éditeur, leromantrouvaitsaforme,aufuretàmesure que l’apprenti écrivain,supprimant tout superflu, «assé-chait son texte à la recherche d’unecertaineessentialité».

DétonnantEn 1994, Donzelli, un petit édi-

teur romain, décide enfin de don-ner une chance à ce romancier siatypique, non sans avoir d’abordbataillé longuement avec lui pourapporter encore quelquesmodifi-cations aumanuscrit.Mammouthest tout de suite repéré par la criti-que,même si les ventes sont assezdécevantes, et l’ouvrier est enfinreconnu en tant qu’écrivain. Cettereconnaissance permettra à Pen-nacchi–quidepuiss’est inscrità lafaculté de lettres, tout en conti-nuant à travailler à l’usine – d’ac-quérir l’assurancenécessaire pourpoursuivre son rêve d’écriture,après ce remarquable premierromansidétonnantdans lepaysa-ge littéraire italien.

Détonnant, car pour la premiè-re fois l’univers de l’usine étaitraconté avec réalisme et sans rhé-torique. Directement de l’inté-rieur, et par quelqu’un qui en fai-saittousles jours l’expérience. Jus-que-là, les représentations dumonde ouvrier étaient très rares.Certes, quelques romans de CarloBernari, Paolo Volponi ou NanniBalestrini avaient de temps entemps abordé le sujet. Mais, engénéral, ce milieu restait le grandoublié de la littérature italienne.

« Les rares qui en parlaientl’avaient fait de l’extérieur, note

Pennacchi. C’étaient des intellec-tuels qui ne connaissaient absolu-ment rien à la réalité du travail etdes machines», souligne l’écri-vain, très critique envers la visionréductrice de ces romanciers qui,selon lui, ont toujours oublié ladimension positive de l’usine.«Bien sûr, l’exploitation, la fatigueet l’aliénation font partie de l’uni-vers ouvrier, mais il y a aussi lavolonté de s’en sortir, la lutte, lajoie, l’amour même. Autant d’élé-ments que j’ai essayé de mettre enévidence dansmon roman. L’usinen’est pas seulement le locus infer-nalisdeVirgile. Elle est aussi et sur-tout un lieu d’humanité auquel ilfaut restituerune dignité.»

Dans Mammouth, l’écrivain aessayé d’exprimer cet «orgueild’ouvrier». Au début, il avait eul’intention de raconter l’histoiredirectement à travers la voix deBenassa. Puis il a préféré confier lanarration à un ami témoin desfaits.Celaluiapermisdetrouverlajuste distance et de ne tomber nidans l’autocélébration ni dansl’emphase, tout en conservant laforce de la narration orale. Cettelangue parlée est évidemmentl’undes points-clésdu roman. Ellelui confère sa force et son actuali-té. En 2011,Mammoutha été repu-blié en Italie. Cette fois-ci avec unénormesuccès.p

AlexandreAnsaldi,l’hommequiainventésavie

Mammouth (Mammut),d’AntonioPennacchi, traduitde l’italienparNathalieBauer,LianaLevi, 196p., 18¤.

C’est d’actualité

Occupations(d’usine),amourset jalousies

C’ESTUNCANULAR tel qu’on les affection-ne.Depuis quatredécennies, plusieurs villesde Franceportent lenomd’unphilosophequin’en a jamais été un: AlexandreAnsaldi,prétendument titulaire d’un titre princier,petit-fils d’un ferronnier d’art anobli en1870par le roiVictor-Emmanuel II. Com-mentune telle supercherie a-t-elle été possi-ble?Déjà après-guerre, cet élégantmytho-maneattribuait, ni vu ni connu, sonpatro-nymeàdes artères deNice, sa ville natale. Ilamême fait visseruneplaque sur la façadede l’immeubleoù il est né. Par la suite, il acréé l’académieAnsaldi.Militantpour sagloire, celle-ci se chargeait d’envoyerdesdossiers argumentés auxmairies, qui n’ontguèrepris le tempsde vérifier le pedigreedubonhommeni s’ilméritait vraimentquela voirie perpétue sa présumée célébrité.

Quesait-onvraimentdecet extravagantqui s’est éteintdans lesannées 1990?Peudechose. Justequ’ilpeignaitdes tableautins, réa-lisaitdesmaquettesdevilles, qu’il était l’in-venteur farfelud’unparachuteàplusieursvoilureset le concepteurde l’«avertiflotte»,undétecteurd’humidité fabriquéavecunmorceaude sucre; qu’il commiten 1968unrecueildemaximesdépourvud’intérêt.

Sursondouble imaginaire, en revanche,onen saitdavantagegrâceàunportraitdeluidiffusé le9avril 1988 surFrance3Toulou-se. Il aurait étévendeurde cacahuètesà Juan-les-Pins,ouvreurdeportièresaucasinodeMonte-Carlo,mousse suruncargoéthiopien,ouvriercarnavalier, cireurde chaussures,détectiveprivé, chansonnier,batteurde jazz,championdeboxemilitaire, ingénieurcivildans l’aéronautique, recteurd’uneuniversitélibre, consuld’une républiqued’AmériqueduSud,éminencegrisedechefsd’Etat,manu-tentionnaireauxGaleriesLafayette,manœu-vreà l’arsenaldeToulon…N’en jetezplus!Acontempler les (fausses) coupuresdepresseet lesdiplômesà touche-touchesur lesmursdesamaison, sa renommée fut sans limitesgéographiques.Nulnepourrait se targuerd’avoirautantaccumuléde titresdedocteurhonoris causa. Tantôt l’onrécompensait legrandsavant, tantôt l’onrendaithommageauphilosophe,doubléd’unécrivaingénialetd’unpeintre rare. La scène laplusdélicieusedudocumentairemontre l’octogénaireenrobedechambre, regrettantqueplusieursdesesœuvresaient étévoléesdans lesmusées,«mêmeun fauxAnsaldi. Jenepensaispasqueçam’arriveraitun jour». Lesplaisanteriesdel’hommeayant inventé savien’ontpasamu-sé tout lemonde, car ses fictionsont laissédes tracesauxcimaisesdeMarseille,Royan,Montauban,Perpignan,Draguignan,Charle-roi,Nice,Montréal-de-l’Aude…

FarceOffusquépar cettemystification, Fabrice

Massot, ambulancierduSAMU,versédans laphilosophie, aporté l’affaireen justiceendécembre2012afinque l’avenueAlexandre-Ansaldi– «philosophe»–,dans lequartierduMerlan (14earrondissementdeMarseille) soitdébaptisée, relatait lequotidienLaProvencele 22février. Le tribunaladministratif adébouté leplaignantaumotifqu’il n’étaitpasun riveraindirectde laditeavenueetquecelle-cine lui causaitaucunpréjudiceperson-nel.Quantà lamairiebernée, elle a argué,poursadéfense,que«lapensée [d’Ansaldi]ne susciteaucunecontroverse idéologique».Etpourcause!

D’autresse sont réjouisd’une telle farce.Ainsi, l’éditeurmarseillaisDavidGaussenaadressé, le 23février,une lettreouverteàFabriceMassotpourdéfendre«cetteœuvresanspareille»et lamémoirede«poète incon-nu»,«poètede rues» :«Est-il plusbidon,AlexandreAnsaldi, que les enfumeursdevilla-gesalgériens, ces organisateursduSoudanetd’ailleurs, ces saintsplusoumoins frelatés, cessénateurs fatigués, ces écrivaillonsde treiziè-mezonedonton lit à l’envi lesnomssur lespla-quesdenos rues?»

L’histoirerappelle les canularsdeSapeck(1854-1891)etplus récemment l’affaireBotul,dunomd’unécrivain fictif (1896-1947), imagi-néparFrédéricPagèset ses amisde l’Associa-tiondes amisde Jean-BaptisteBotul (A2JB2).Cepersonnagecenséavoir connuPanchoVil-la, Landru,Marcel Proust, StefanZweig,AndréMalraux, JeanCocteau, JeanGirau-douxaurait été l’auteurde LaVie sexuelled’EmmanuelKantqueBernard-HenriLévyavaitprispourargentcomptantdansDe laguerreenphilosophie (2010).p

Macha Séry

UNEUSINE, unouvrier charismati-que, une énième luttepour empêcher leslicenciements. Bienqu’écrit pendant lesannées 1980,Mam-mouth semblenousparler duprésent.

Puisantdans sonexpériencedirecte, AntonioPennacchiracontequelques jours de la vie d’uneentreprisemenacéede fermeture et laluttedes ouvrierspour la sauver. Loinde toutmanichéisme, l’Italiendécritavecprécision et beaucoupd’ironie la

vie quotidienne, lesmachines, lesrituels de la politique, les occupations,les amours, les jalousies. Etmême lessoupçonsqui pèsent sur Benassa, lechefhistoriquedes ouvriers, suspectéun tempsde s’être vendu à la directionpourune grosse sommed’argent. Pouryvoir plus clair, le narrateur –unami etcamaradedeBenassa – reprend ledéroulementdes événements, tout enreconstituant l’histoirede l’usine et lesbataillesmythiquesde ses ouvriers,commepar exemple la rocambolesqueoccupationd’une centralenucléaire.

Dansune langue très orale et particu-lièrement savoureuse,AntonioPen-

nacchi signeun romanplein d’énergie,où l’univers du travail revit à travers lespassions et les souffrances, les contra-dictions et les fiertés. Surtout, avecBenassa, Penacchi crée unpersonnageextraordinaire, à la fois drôle, intelli-gent, plein de courage, de vitalité, plei-nement conscient néanmoinsqu’uneépoquedisparaît – et avec elle toutes lesillusionsde la classe ouvrière. p

F.Ga.

«Il était éreinté. Les tensions accumu-lées au cours de ces deux jours et lestress des assembléespesaient sur lui.Il n’avait qu’une seule envie : rentrerchez lui. Je l’ai piloté à l’extérieurde lacantine (…).

Mais avant de refermer la portièrederrière lui, je n’ai paspume retenir :

“C’est vrai, tout ce que tu as dit?–Quoi?–Ce trucdupanda,dumammouth.

Ce trucde la classeenvoied’extinction.–J’ai bien dit éteinte.– Et c’est vrai?

– J’en ai bien l’impression.”Et il a essayé de refermer la portière.Je l’ai retenu. “Dans ce cas, qu’est-cequenous sommes?Des zombies, desmorts-vivants? Bena’, c’est désespé-rant!”

–Fra’, n’en fais pasune tragédie. Çaaurait pu être pire. Imagineunpeuqu’au lieud’être nés danscepays ignoble, on se soit retrouvédans le tiers ou le quart-monde.Là, tu rirais vraiment.”»

Mammouth, pages182-183

MARTIN PARR/MAGNUM PHOTOS

Histoired’un livre

Extrait

6 0123Vendredi 1er mars 2013

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

KirghizistanglobaliséLes ex-républiquessoviéti-quesd’Asie centrale semblentêtreauxmargesde laglobalisa-tion.CetteenquêtemenéeauKirghizistanmontreaucontrairequ’ellesen sontdeslaboratoires.Danscepaysdépourvuderessourcespro-pres, dont l’élevagea étédéci-mépar les réformespostsovié-tiques, il ne resteplusqu’àcap-ter les fluxdu financementinternational.

L’anthropologue,au fildeses rencontres, décrit com-mentcette«logiquedepréda-tion» transforme laviedesKir-ghizes. LesONGvenuesappor-ter les règlesde labonnegou-vernanceetde ladémocratiesontprisesdans les stratégiespersonnellesdesélites localespourpeserpolitiquementoumêmetrouverdutravail.BorisPetric inaugureainsiunecollectiondevigoureuxpetitslivresqui éclairent l’anthropo-logiesur lesphénomènesglo-balisés. p

FrédéricKeckaOnamangé nosmoutons.LeKirghizstan, du berger aubiznesman, de Boris Petric, Belin,«Anthropolis », 208p., 15,90 ¤.

Sans oublier

BenjaminretraduitQu’il faille retraduireunclassi-que tous les trente ans, cettenouvelleversion françaisedeSensunique, deWalterBenja-min (1892-1940),quiprendencompte lesnombreusesétu-desparuesdepuis les années1970, lemontreà l’évidence.

Publiéen 1928, Sensuniqueconstitueunesortede concen-tréde l’œuvrebenjaminienne.Onvisite toujoursavec joie cetextecommelepland’unecitémoderneà travers les rebuts,lesbrocanteset lespassagesqui échappentà ladialectiqueducapitalismeetde lamar-chandise. pNicolasWeillaSens unique (Einbahnstraße),deWalter Benjamin, traduit del’allemandpar Frédéric Joly,Payot, 220p., 9,15¤.

Lorsqueleshistoriensmettentenquestion l’attribution classiqued’une œuvre, c’est générale-ment pour en retirer la paterni-té à un artiste ou à un écrivainconsacré. A preuve, les désattri-

butionssouffertesparRembrandtoul’obli-gationfaiteàShakespearedepartageravecd’autres dramaturges certaines de ses piè-ces lespluscélèbres.LeproposdeChristianDuverger est inverse puisqu’il s’agit pourlui d’attribuer une œuvre à un nom plusfameux que celui retenu par la tradition.Historien du Mexique, grand spécialistedes Aztèques, auteur d’une biographie deCortés, Christian Duverger entend dévoi-ler la «mystification» qui a fait attribuer àDíaz del Castillo, l’un des soldats de Cortéslors de la conquête duMexique, le récit leplus spectaculaire de cette épopéemoder-ne. Editeurs, traducteurs et historiens ontaccepté jusqu’à aujourd’hui l’affirmationde la page de titre de la première édition,parue en 1632. Elle fait du «capitaine Ber-nal Díaz del Castillo, un de ses conquista-dors», l’auteur de l’Histoire véridique de laconquêtede laNouvelle-Espagne.

Pourquoimettreendoute cette certitu-de partagée ? Les raisons de ChristianDuverger,danscetouvraged’unstylealer-te et familier (parfois un peu trop), tien-nent à plusieurs étonnements. Toutd’abord, comme il l’écrit, « les dossiersarchivistiques ne cadrent pratiquementjamais avec ce que Bernal Díaz del Castillonous dit de lui en son œuvre». Rares sontles documents notariaux ou judiciairesqui le concernent et tous (sauf un) sontpostérieurs à son installation à Santiagode Guatemala, où il se marie en 1544,devient échevin en 1552 et meurt en 1584.

Commepourtoutauteursansarchives, sabiographie ne peut donc qu’être déduite,nonsansdemultiples incertitudes,desonouvrage, unique audemeurant.

Etonne aussi le fait que Bernal Díaz delCastillo n’est jamais mentionné par lesdocuments anciens comme faisant partiedes familiersde Cortés alors que l’Histoiresuppose que l’auteur a eu une grandeproximitéavec le conquistador sur lequelil rapportedesdétailsintimes,etavectoussescompagnonsd’armesdont ilmention-ne avec une parfaite exactitude les noms,âges et conditions. Enfin, n’est pasmoinssurprenant l’écart entre les allusionssavantes, bibliques et antiques, seméesdans le texte de l’Histoire véridique et cequeDíazdelCastillodit de lui-mêmedansune lettre à l’empereuren 1552pour excu-ser son stylemaladroit : «No soy letrado»(«Je ne suispas un lettré»).

Undesfaitslesplustroublantsest lapré-sence dans le livre, qui aurait été écritentre1565 et 1568, de références polémi-quesàdeuxouvragesqueDíazdelCastillone pouvait que difficilement connaître :l’Histoire générale des Indes, de López deGómara, publiée en 1552 mais interditedès l’année suivante et sans doute jamaisarrivéeauGuatemala, et l’Histoirepontifi-cale et catholique, de Gonzalo de Illescasparue seulementen 1573. Il fautdoncpen-serquel’Histoirevéridiqueaétécomposéeà une autre date et dans un autre lieu etque son auteur n’est pas le rude Bernal,mêmeparé du titre de «capitaine».

Pour Christian Duverger, ce «vérita-ble» auteur ne peut être que Cortés lui-mêmequi,mieuxquepersonne, connais-sait tout ce que Díaz del Castillo ne pou-vait qu’ignorer. De là, l’hypothèse qui faitattribuer au conquistador la rédaction del’Histoire véridique durant les années deson retrait, sinon de sa retraite, à Vallado-lid,entre 1543etsamorten1547.C’estalorsqu’il aurait imaginé d’écrire parallèle-ment à ses conversations avec López deGómara, chargé de la chronique officiellemais qui n’avait jamais traversé l’Atlanti-que, une autre histoire, plus authentique,

fondée sur le témoignage direct de celuiqui a vu et vaincu.

Le scénario inédit construit par Chris-tian Duverger s’efforce de rendre comptedes interpolations nombreuses rencon-trées dans l’Histoire véridique et de sonattributiondans ladécennie 1560àundessoldatsde Cortés.

Entre certain, probable et possibleL’ouvrage est ingénieux, fait de certitu-

des et d’hypothèses, naviguant entre lecertain, le probable et le possible, parfoistentépar le vertigedes coïncidenceset lesreconnaissances risquées de parentés lin-guistiques et stylistiques. Les spécialistesdirontsi lepuzzleainsiassembléemportela conviction et oblige à réviser la biogra-phie de Cortés. Admettons la nouvelleattribution. Que change-t-elle à notre lec-turede la chronique?

Peu de chose si celle-ci entend retrou-ver comment les lecteurs anciens dumanuscrit et de ses copies, puis de ses édi-tions imprimées ont compris l’œuvre –sauf à imaginer que certains d’entre eux,aussi avisés et perspicaces que ChristianDuverger, ont pu soupçonner avant lui,mais sans l’écrire, la mystification. Maisfaire de Cortès l’auteur de son Histoireimportebeaucoup,en revanche, si, en sui-

vant Pierre Bayard, on considère que lenom propre auquel un texte est assignémodèle les attentes, les perceptions et lesjugementsde ses lecteurs.

En entrant dans le corpus des textesécrits par Cortés, l’Histoire véridique trou-veunenouvelle inscription,nonplus seu-lement dans le temps de la Conquête,mais dans celui des conflits durables, etparfois sanglants, entre le parti cortésienet Charles Quint et Philippe II, inquiétés

par les ambitionset la puissance dupère, des fils et deleurs partisans.C’est cette histoirequidonnerait sensau dédoublement

possiblement imaginé par Cortés, puis àl’histoire itinérante de son livre qui neseraitplus,ouplusseulement,unechroni-que glorieuse. Il deviendrait le témoind’unemémoirefamilialeetclanique,habi-téepard’extraordinairesprojets,de cruel-lesdéceptionsetunpersévérantbesoindejustification.

Les vives réactions déjà suscitées par lelivre (par exemple dans le journal mexi-cain La Jornada du 4février) indiquentbienquelesœuvresnechangentpasfacile-mentd’auteur. p

présente

Raphaël EnthovenMatière premièreLa dignité des objets que la philosophiese donne est un faux problème. L’enjeu,ici, n’est pas de descendre jusqu’au mondeen simulant l’intêret qu’on lui trouve,mais de partir de lui comme d’une matièrepremière.

C.H

élie

©Gallim

ard

Etsi lachroniquedelaconquêtemexicainen’étaitpas l’œuvredeDíazdelCastillo?ChristianDuvergermènel’enquête

RendreàCortéscequiestà…Cortés

Josyane Savigneau

Enrefermantcet imposantCahierdel’Herne, on se dit qu’on a toujoursquelquechosedeneuf à apprendresur Simone de Beauvoir et qu’on

pourrait certainement commencer unsecondvolume.Dansleurpertinentepréfa-ce, Jean-Louis Jeannelle, collaborateur au«Monde des livres», et Eliane Lecarme-Tabone, qui l’ont dirigé, se donnent unemission – et elle est remplie au mieux.«Etrange destin que celui de l’œuvre deBeauvoir, écrivent-ils d’emblée. La relativeindifférencequ’ellea longtempssuscitéeausein de l’université française n’a eu d’égaleque la ferveurqu’on lui a témoignéedepuislesannées1980dans lespaysanglo-saxons.Ce déséquilibre ne va pas sans provoquerquelquesmalentendus,queceCahieraime-rait, enpartiedumoins, dissiper.»

Chacun, selon ce qu’il aime en prioritéchezBeauvoir,s’attarderaplusparticulière-ment sur l’une ou l’autre des six partiescomposantleCahieretmontrantBeauvoirdans tous ses états.Onretrouve l’épistoliè-re infatigable qu’elle fut, on découvre desinédits,parexempleceromandejeunesse,Départ, résumépar Sylvie Le Bonde Beau-voir – sa fille adoptive, qui, depuis samorten 1986, a tant fait pour perpétuer son

œuvre– et dont la deuxièmepartie, chapi-tre3débuteainsi :«Savierecommença,cal-me, dans une fidélité éperdue à ce qu’elleavait été ; chaque jour l’étude, ardente,acharnée.»Unparfait autoportrait.

Cettepassiondutravailetdela littératu-re est très bien analysée par AnnabelleMartin Golay dans «Les Cahiers de jeu-nesse : une conversion à la littérature».«Qui me déprendra de la littérature?, sedemande la très jeuneBeauvoir.Est-ceunedéformation d’adorer les phrases bellesdont certaines “sont plus émouvantes que

le corps d’une adolescente”? (…)C’est Arland, Larbaud, Rivière quimesontpairs.Quenepuis-je toutema vie aller de Belleville à la Sor-bonneet de la Sorbonneaux livresque j’aime!»

La défense du roman est faitepar Simone de Beauvoir elle-mêmedansuntextede1947,paruenanglaisdansTownandCountryet traduit ici par Sylvie Le Bon deBeauvoir. «Aujourd’hui, en Fran-ce,onaffirmefréquemmentque leroman meurt, que le roman estmort. C’est un des leitmotive del’après-guerre.»Onlevoit, rienn’achangé.Enconclusiondesonarti-cle, Beauvoir donne cette répon-se : «Seules les choses mortes et

embaumées demeurent identiques à elles-mêmes. La nouveauté, la turbulence, lesrecherches du roman aujourd’hui, sont, aucontraire, signesdevitalité.»

Ceuxquin’ontpas luUnamour transat-lantique(«Folio»,Gallimard),sacorrespon-dance amoureuse avec Nelson Algren,aurontsansdouteenviedelefaireenlisantles lettres reproduites dans ce Cahier del’Herne. Comme les lettres à Sartre, à Bostet à quelques autres. Certains se sontmoquésdelacorrespondancedeBeauvoir,des petits noms doux et parfois ridiculesque s’inventent les amoureux. Il ne s’agitpourtant pas de mièvrerie. Tout cela faitpartie de cette «pédagogie de la liberté»dontparleElisabethBadinterdanssontex-te, la jugeant si nécessaire en ces tempsoù«le conformismeestde retour».

Sur sa faimS’il faut faire un reproche à ce Cahier, il

concernele féminisme.Tropsouvent,onaocculté l’ampleur de l’œuvre de Beauvoirenlaréduisantàuneicôneféministe.Maisici,malgré les interventionsdeSylvieCha-peron,GisèleHalimi,AliceSchwarzer,Lilia-ne Lazar notamment, on reste un peu sursa faim. On aurait aimé entendre plus lavoixde cellesavec lesquelleselle apartagélerenouveauduféminisme,enparticulieren ouvrant Les Temps modernes aux«Chroniques du sexisme ordinaire». Onaurait aussi aimé lire une bibliographiecomplète. La «Bio-bibliographie» s’arrêteà la mort de Beauvoir, en 1986. Or grâce àSylvie Le Bon de Beauvoir, de nombreuxtextes ont été publiés depuis. C’est seule-ment lapreuvequ’unsecondCahier seraitle bienvenu.p

Cortés et sondouble.Enquête surunemystification,deChristianDuverger,Seuil, 318 p., 21¤.

Beauvoir.Cahierde l’Herne dirigépar Jean-LouisJeannelle et ElianeLecarme-Tabone,400p., 30¤.Signalons laparution, dansles «Carnets»de l’Herne,deMalentenduàMoscou,unenouvellede SimonedeBeauvoir, 140p.,9,50¤.

Beauvoir,unehistoiresansfinInédits,lettres:onneselassepasdedécouvrirouderedécouvrirl’œuvredugrandécrivain

FREDÉRIC REGLAIN/DIVERGENCE

Critiques Essais

Roger ChartierHistorien, professeurauCollège de France

70123Vendredi 1er mars 2013

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

EnfiniravectoutcequisépareAUDÉPART, unebonne idée. Pres-queplus rien, à présent, ne sépareleshumains – tous reliés, tousconnectés, tous convaincus(enfin, presque tous…) queni l’es-pace, ni les cultures, ni les racesd’autrefoisne créent plus, entreeux, de fossé infranchissable. Ceshumains reliés parmille réseauxne sont plus coupésnonplusdesautres espèces vivantes, de l’éco-système terrestre, desmoléculesdont sont aussi faites les choses.Sous le règnedunumérique, del’écologie et des sciences, nousvivonsdonc, pour la premièrefois, le tempsoù tout devient nonseulement interdépendantmais,de fait, solidaire et sans coupure.La bonne idéene consiste pas à leconstater simplement,mais à sedemanderquelle révolutionmen-tale exige cet univers inédit, radi-calementdépourvude toute sépa-ration.

C’est l’objet dunouvel essai deDominiqueQuessada,L’Inséparé,

qui fait suite notamment à sonCourt traité d’altéricide (Vertica-les, 2007). Au cœur de sonpropos,l’affirmationquenotremondeestdésormais sans «Autre», lequelest défini commetout cedontnousnous considérions, autre-fois, commeséparés (peuples loin-tains, animaux, choses,matière,etc.). Apartir de là, une série d’af-firmations soutient que l’Autreconstitue la catégorie centraledenos conceptionsdu savoir (décou-pant le réel en élémentsdistinctset séparés), denos philosophies(supposantunhumain séparédureste, un individu séparédesautres), de notreantiquehumanis-me. Conséquence inéluctable:quand l’Autre entre en crise,l’écranqui nousmasquait le réeldisparaît, et nousavonsdonc toutà repenser…

Si cette intuitionparaît intéres-sante, voire stimulante, je doisavouerque sondéveloppement,dans le texte, ne convaincpas. Pas

seulementparce que son tonpro-phétiqueet grandiloquent – quiprétend tout bonnement fourniret la carte et le codedumondenouveau–prête à sourire, tandisque son ressassement enboucledesmêmes thèses, assez vite, prê-te à bailler. Après tout, ce ne sontlà que jugements degoût.D’autres lecteurs trouverontpeut-être ces pagesdécisives et palpi-tantes. En revanche, enmatière deconcept, les objectionsne sontplusdes impressionspersonnel-les. Et c’est là que le bât blesse.

IllusionphilosophiqueCar onpeut s’interroger sur la

consistanceou l’inconsistancedecet «Autre», qui détermine toutela constructionduparcours. Cettecatégorie supposée fondamentaleest présentée commeunedonnéeévidente, unprérequis quin’exi-gepas d’être précisémentdéfini,encoremoins analysé. Cet«Autre» paraît pourtant conju-

guer toutes sortes de traits dontrienn’assure qu’ils soient compa-tibles: les uns sont empruntésauxgenrespremiers du SophistedePlaton, d’autres à l’anthropolo-gie ou à la sociologie, d’autresenfin à la Lettre volée et diverseslacaneries. Si l’on envisage aucontrairequ’il existe seulement«des autres» –multiples, dis-tincts, disparates, dissemblables –et aucune catégorie consistantede«l’Autre», non seulement cettebulle se défait,mais il est à crain-dre qu’elle illustre le travers qu’el-le dénonce. Car prétendrepenserla diversité irréductibledu réel àl’aided’une catégorie imaginaire,c’est bien le geste le plus com-mun, et le plus ancien, de l’illu-sionphilosophique.p

dominiqueaauteur, compositeur et interprète

Delaconstanceduchien

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

COMMENÇONS,pourune fois, par l’exergue. C’est un extrait deL’Insoutenable Légèreté de l’être, deMilanKundera: «Le vérita-ble testmoral de l’humanité, ce sont ses relations avec ceuxquisontà samerci: les animaux. Et c’est ici que s’est produite la failli-te fondamentalede l’homme, si fondamentale que toutes lesautres en découlent.»Onpeutpenser quede telles phrasesn’ensontplus, que ce sontdes coupsdemasse assénéspar l’insoute-nablepoidsmoral de l’écrivain.

Onpeut aussi estimer, tout simplement, qu’elles disent vrai:nousn’avons effectivementquepeud’égardspour les ani-maux,nousnous soucions commed’une guignedes souffran-ces quenous leur infligeons, et il se peut qu’un jour, si les cho-ses évoluentdans le bon sens, nos descendantsnous voientcommedes barbares, inaptes à l’humanité envers les autresêtres vivants. Ce jour-là, il n’est pas dit queMélodie, d’AkiraMizubayashi, suffise à tempérer le jugementdenotre descen-dance. La compassiondont ce livre fait preuve,mêmeportée àun tel point d’incandescence,ne peutpas tout.

Chantd’amourMélodie est le chant d’amourde l’auteurpour sa chiennedis-

parue. Le sous-titre du livre est «Chroniqued’unepassion», etil s’agit biende cela, d’un lien passionnel entreunhommeetune créaturenonhumaine,un lien perpétuépar-delà lamort,aupoint qu’un livre en résulte.

Chaqueétapede la vie deMélodie, et de l’évolutionde sa rela-tion avec sonmaître – encore que lemot soit ici inapproprié –, yest scrupuleusement retracée: son adoption, sonpremierrepas, sa première sortie, etc., jusqu’à sa fin. Chacunede ces éta-pes revêt un caractère initiatique, et pour l’animal, et pourl’auteur, réceptif aux événements les plus infimes émaillantleur existence commune.

J’imagineque l’amateur d’épopées a déjà passé son chemin.Il ne sait pas ce qu’il perd: la rencontre avecune languepréciseet délicate, qui tient à distance lamièvrerie comme le pathos, etavecunepensée d’unegrande richesse, étayéede références àl’art et à la philosophie.

Mizubayashi considère sa chienned’égal à égal, et réfute lasupérioritéprésupposéede l’hommesur les autres créatures;emboîtant le pas àMontaigne et à Lévi-Strauss, il conteste ce«droit que l’hommemoderne s’est arrogéde séparer radicale-ment l’humanité de l’animalité». A plusieurs reprises, le livreprendainsi des allures deplaidoyer, sans jamais se détournerde son but premier, l’évocationde l’être perdu.

Car l’afflictiondemeure, intacte,mais loin de brider laréflexion, elle semble l’attiser, commesi de la pertenaissait lesens. Sourd surtout du texteun sentiment qui a, commeaucunautre, trait à l’amour: la reconnaissance. Reconnaissancepourla joie apportée, et pour les valeurs, pasmoins, auxquellesl’hommese voit rappelé au contact de l’animal. Ainsi l’absencede calcul et de duplicité (qui fondent précisément le sentimentde supérioritéhumain), ou la fidélité, à laquelleMizubayashidit éperdumentaspirer, et dont il admire la constance chez sachienne.

Chemin faisant, il livre une très belle explicationdes origi-nesde la littérature: «L’hommea inventé la littératurepour ydéposer lesmarques laissées par la douleur qu’il a éprouvéeaumoment crucial où il a pris consciencede sa conditiond’hom-me.» Si la valeurd’un texte littéraire est à l’aunede celle de ladouleurqui l’a impulsé, le lecteur se devrait de témoigner luiaussi beaucoupde reconnaissanceenversMélodie.p

Zonesd’ombreLe feuilleton

IL, deDerekVanArman, traduit del’anglais (Etats-Unis) par Johan-FrederikHelGuedj, Sonatine, 768p., 23 ¤.

Roger-Pol Droit

Lestueursensérie lesplus redou-tables sont ceux qui n’ont enco-re tué personne: tous leurs cri-mes restent à venir. Un casierjudiciaire vierge, une conduiteirréprochable et une réputation

sans tache peuvent donc être tenus pourles indices d’une dangerosité extrême ettouslesindividuscorrespondantàcesigna-lement devraient être immédiatementjetésenprisonpourn’enplusjamaissortir.Nouspeinonsunpeuàtrouverdesqualitésaux serial killers, mais il faut reconnaîtrequ’ils font de bien meilleurs personnagesde fiction que l’employé de banque ou lalycéenne, lesquels ne deviennent en som-me intéressants que s’ils croisent le che-min des premiers. Quelle est la nature duplaisir que nous éprouvons à suivre, dansun livre ouun film, l’équipée sanglante deces meurtriers? Serait-ce seulement lajouissanceparadoxaledu confort denotrefauteuil et de la solidité de nosmurs? Ouune manière de compenser l’effort qu’ilnousfautproduirepourmaintenirl’équili-bre et l’ordre dans nos vies? Une curiositépour les états limites, pour lemal absolu?Oudeplusintimesperversionssesatisfont-elles ainsi àpeude frais?

Prenez rendez-vous avec un analyste sivous tenez à éclaircir tout cela ou gardezvotre innocence et votre concupiscenceintacteset laissez-voushapperpar le capti-vantthrillerdeDerekVanArman,IL(curieu-se traduction du titre original: Just KillingTime), publié en 1992 aux Etats-Unis.L’auteur lui-même demeure une énigme,savamment protégée par son agent et sonéditeur pour des raisons stratégiques desécurité et de commerce: un peu d’ombreencore ne saurait nuire à un roman noir.Sur l’unique photo de Derek Van Armanquenousconnaissons(onconnaîttoujoursune photo des auteurs sans visage), il a defaux airs d’Humphrey Bogart (c’est aussiassez fréquent). Son pseudonyme serait,comble de la dissimulation, son patrony-me véritable. Ce qui semble avéré, et quiexplique en partie ces mystères, c’est sonpassé d’agent de renseignement. Son livrelui valut effectivement quelques ennuisavec le FBI, contrarié de voir exposées sesméthodes d’investigation et de profilagelesplus secrètes.Nous tremblonsdéjà.

Orilestvraiquelapremièrequalitédeceromanestsanscontestedeserrerdeprès lavérité et de puiser ses informations à lasource.Lesprotagonisteseux-mêmess’ins-pirent de toute évidence de personnagesréels, s’ils sacrifient aussi aux archétypesdugenre.JackScottetFrankRiversformenteneffetuntandemclassiqued’enquêteursdechoc: levieuxbriscardpleind’expérien-ce et de sagesse et son acolyte plus jeune,moinsrespectueuxdes règles, le corpset lamémoire couturés de cicatrices vietna-miennes (il a suturé lui-même ses plaiesavec des épingles à nourrice, c’est un dur

maissoncœurestbon: il faut leconnaître).Le livre compte 760pages,mais tout tientenquatre jours etDerekVanArnamdécritaussidélicatementques’il parlaitde l’éclo-sion d’un poussin la naissance de l’amitiédecesdeuxhommespudiques, incapablesdese résignerà ladouleurdumonde.

OrScottetRiverstraquentlesplusfroidset les plus sadiques des tueurs, ceux-làmêmeauxquels le premier a consacréuneétude: Le Désaffecté. Psychopathologie dutueur récréatif. Dépourvus d’émotions etd’affects, ces hommes tuent pour se sentir

vivre. «C’est ce qui chez eux se rapproche leplusdelasensation,desémotions,de larup-ture de cette uniformité si morne qui noietoute leurpauvre existence.»Cequ’il y a deplusterrible,peut-être,c’estqueleurintelli-gencedès lorsn’estque calcul, inaccessibleau trouble, à l’empathie, elle devient retor-se. Profileur sagace, adepte d’une «lectureémotionnelle» des scènes de crime, Scottcombat ces «androïdes» en leur opposantjustementsonhumanité.

Le roman est très habilement construit.

De nouveaux personnages apparaissent àchaque nouveau chapitre et partent dansdes directions divergentes, comme s’ilsentraientdans le livreparuneporteà tam-bour devenue folle. Le lecteur se demandecomment toutes ces trajectoires vontpou-voir finalement se rejoindre, et cependantil neperd jamais le fil de lanarration.

Noussuivonsalternativementdeuxhis-toires (qui se recouperont), ce qui relanceefficacement le suspense tout au long dulivre. Souvent, nous possédonsmêmeunelongueurd’avancesurlesenquêteurs,puis-quenousassistonsauxmanœuvresetpré-paratifs des tueurs. Le premier, Zackl’Aiguille,s’enprenddepréférenceauxjeu-nes mères seules avec leur enfant. Il jouitde la peur qu’il inspire et des sévices atro-ces qu’il inflige à ses victimes, simplesquilles à abattre qu’il enterre d’ailleursensuite sous les pistes d’unbowling désaf-fecté (lui aussi). Deuxautres tueurs de jeu-nes filles opèrent ensemble – antagonistesgrimaçants du couple formé par les poli-ciers. La corruption politique n’est pasabsentedu tableau, ni les vieillesblessuresde l’Amérique et la brutalité des rapportsdeclasse. Et il nous semblealorsqueDerekVan Arman confie pourmission à Scott etRivers,nonseulementlerétablissementdel’ordre, mais aussi celui de l’espérancehumaine quelque peu éprouvée en effetdansce romanglaçant.p

Chroniques

L’Inséparé. Essai surunmonde sansautre,deDominiqueQuessada,PUF, «Perspectives critiques»,322p., 20¤.

Mélodie. Chroniqued’une passion,d’AkiraMizubayashi,Gallimard, «L’unet l’autre»,280p., 19,50¤.

Souvent, nous possédonsune longueur d’avancesur les enquêteurspuisque nous assistonsauxmanœuvreset préparatifs des tueurs

EMILIANO PONZI

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Page 9: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

Macha Séry

Cette idée d’un voyage dans letemps permettant d’éviterl’assassinat de John Fitzge-rald Kennedy en 1963, Ste-phenKingl’aeueilyaquaran-teans,en1972.Al’époquepro-

fesseur – il quittera son poste l’année sui-vante grâce au succès de Carrie, son pre-mier roman –, ilmanquait de temps pours’y consacrer. «Il y avait une autre raison,explique-t-il dans la postface de 22/11/63:même neuf ans après les faits, la blessureétait encore trop fraîche.» Depuis, elle acicatrisé mais le traumatisme de la mortde JFK, source d’inspiration de grandsromansaméricains (Libra, deDonDeLillo,AmericanTabloid,deJamesEllroy…),apro-voqué une onde de choc dont les Etats-Unis ne se sont pas remis. La guerre duVietnam aurait-elle eu lieu si Lee HarveyOswaldnes’étaitpaspostéavecsonfusil àune fenêtre d’un immeubledeDallas?

La latence a porté ses fruits. Les quatredécennies passées depuis sa prime idéeont permis à Stephen King de déployeruneœuvremonstre.Ellenel’estpasseule-mentparsataille (900pages)niparl’énor-me documentation historique dont elleest nourrie, grâce à laquelle StephenKinginvalide toute théorie du complot. Elle nel’est pas par sa dimension horrifique,réduite ici à quelques scènes. Non, ce quiconfère au livre une ampleur impression-nante tient au regard rétrospectif, lequelenglobe quasi un demi-siècle de l’histoiredes Etats-Unis. Par-delà sa fonction ludi-que, l’intérêtde l’uchronierésidedanscet-te mise en perspective, ce creusement del’écart entre les mentalités d’hier etd’aujourd’hui, qu’un manuel d’histoirerendrarementàhauteurd’individus.

Le passé que découvre le professeur delittérature Jack Epping, grâce àunescalierdissimulé dans une cambuse qui le pro-pulse le 9septembre 1958, c’est l’Améri-que d’Eisenhower. Le racisme et l’antisé-mitisme s’y expriment avec virulence. LaTea Party Society finance des affiches depropagande anticommuniste. Les proloss’entassent dans des taudis. Pourtant, unvent de liberté souffle. Pas de portables nid’écransquivampirisentles loisirs,«beau-coup moins de paperasses à remplir etvachement plus de confiance entre lesgens», constatelehéros,quisefaitleporte-voix de la nostalgie de StephenKing pourles sixties, cette nostalgie qui nimbait lerecueilCœursperdusenAtlantide (1999).

Quelle que soit la durée de son séjourdans le «Terrain d’Antan», chaque foisque Jack Epping remontera en surface,deuxminutes se seront écoulées. Chaquenouvelle incursion remettra à zéro tout cequ’il aura fait : sauverune famille dumas-sacre, éviter un accident de chasse, peut-être l’attentat visant Kennedy. Lamémoi-redesesactionsauraétéeffacée,àlamaniè-red’unpalimpseste.

Aussi,aprèsdeuxbrèvestentatives, JackEpping décide-t-il enfin de faire le grandsaut:vivrecinqanssous lenomdeGeorgeAmberson, gagner de l’argent grâce auxparis sportifs (il a obtenu les résultats surInternet) et espionner, par diversmoyens,Lee Harvey Oswald dès son retour d’URSSen juin1962, afin de l’arrêter au momentpropice, une fois dissipé tout soupçon decomplicité.Carilneserviraàriendel’élimi-ner s’il ne s’agit pas d’un tireur isolé, sid’autres sont susceptibles de le relayer encasdedéfaillance.

Dans l’intervalle, Jack doit tuer le temps.Il s’attelle donc à un roman – le récit qu’ontient entre les mains, rédigé à la premièrepersonne–et s’établitdansunepetiteville,àuneheureet demiede routedeDallas, oùil renoue avec le plaisir d’enseigner. Com-munauté chaleureuse, bibliothécairemer-veilleuse, jeunes athlètes transformés parl’expérience du théâtre… Sans perdre devue samission, le lonesomecowboy a trou-vélàunhavrequ’iln’entendplusquitter.Lehérosapprendraàsesdépensqu’onnepeutimpunémentcorrigercequiaétéaccompliaurisquedeperdreceuxqu’onaime,enver-tude l’effetpapillondémontréparRayBra-dburydansUncoupdetonnerre (1952).

En s’amusant à réécrire l’un desmythesqui ont fondé la science-fiction, depuis lecanonique LaMachine à explorer le temps,de H. G.Wells (1895), jusqu’au Voyage deSimonMorley,de JackFinney (1970), l’undesesmentors, StephenKingoffreunecham-brederésonanceinterneàsonœuvre.Deuxraisonsàcela.

D’abord, 22/11/63est hantépar les obses-sions qui traversent, éparses, ses livres – laviolence conjugale, le racisme, la bigoteriereligieuse,laguerreduVietnam,lestrauma-tismes de l’enfance, la folie meurtrière, lesaffres de l’adolescence, les tourments de lamémoire.

Ensuite, ce roman-gigogne de StephenKing peut se lire comme un jeu de piste

intertextuel.Exemples? Jackporte le mêmeprénom que lepsychopathe deShining, égale-ment aspirantécrivain. CarolGerber, d’Ainsi

tombentlesombrescélestesdelanuit,ensei-gnait aussi sousune fausse identité. Empê-cher l’assassinat de Kennedy? L’idée étaitévoquée dans Les Langoliers. La PlymouthFury bicolore que le héros perçoit commeune menace? La voiture malfaisante deChristine,biensûr.Laréférencelaplusclaires’appelle Derry, la ville imaginaire de Ça.Dans ce roman, StephenKing contait l’his-toired’enfantsterrorisésparunclownmalé-fique en 1957. L’un d’eux était retrouvémort,lebrasarraché.Unanaprès,cetatrocefait divers a laissé des traces, observe lehérosde22/11/63.Commesil’universinven-téparStephenKings’étaitmatérialisé.

Comme si, en somme, c’était la fictionqui, par son pouvoir d’évocation, par safaculté à donner corps aux pires cauche-mars,imprimaitsamarqueauréel.Enqua-ranteans,etautantderomanspopulaires,succès mondiaux portés à l’écran parBrian De Palma, Stanley Kubrick, GeorgeA.Romero ouDavid Cronenberg, StephenKing a bel et bien changé le visage del’Amérique.p

Pas folle la guêpeQUEFAISAIT SARAHERROLLavec sept centmille livres cachéessous la table de la cuisine, dans lamaisonde samère? Et sur-tout, pourquoi cette jeune femmeapriori sanshistoire est-ellemorte à quelquesmètresdes liassesde billets, le corps partielle-mentdénudéet le visagemassacré à coupsde talon?Quand lesdeuxadolescents sont entrés dans la chambrependant sonsommeil, SarahErroll a pourtant crupouvoir échapperà lamort. Ces deuxmômesunpeugauches, dont l’un lui rappelaitvaguementquelqu’un,n’avaient après tout pas l’air si terrible.Depetits loubards enmal de sensations fortes ouenquêted’unpeud’argent. La victimene savait pas queThomas, l’unde sesagresseurs, vivait sous l’emprised’unpère tyrannique, unrequinde la finance, perclusde dettes et honnipar desmillionsdepetits épargnants ruinés.

Pour la deuxièmeenquêtede son inspectriceAlexMorrow,après Le Silencedeminuit (EditionsduMasque, 2011), la roman-cière écossaiseDeniseMinapoursuit son exploration sur lesméandresde l’âmehumaine. Personnagesprincipauxou secon-daires, touspassent ici au révélateur d’uneécriture concise,sans fioritures, qui s’attacheplus à la psychologiedes protago-nistes qu’à l’intriguepolicière, efficacemais sans réelle surpri-se. Prolos contraintsde jongler avec les petits boulots, flics désa-buséspar unehiérarchie inepte, financiers véreux…Refusanttout sensationnalisme, l’auteur de La Fin de la saisondes guê-pespassehabilementd’unmondeàunautre, aux tours crasseu-ses de la banlieuedeGlasgowàunepensionpour fils à papa,avec lemêmesouci du détail, lamêmeprécisionpourmettre ànu les émotions.Une sensibilitéqui rend les piqûres de guêpeplusdouloureuses. Ce romandeDeniseMinaa reçu, outre-Man-che, le prestigieuxprixdu romanpolicier TheakstonsOld Pecu-lier 2012, battant JohnConnolly, ChristopherBrookmyreandS.J.Watson, également en lice.

Par sonportrait d’une société en crise et désenchantée, l’uni-vers romanesquedeDeniseMina, déjà riched’unedizainedelivres, s’inscrit dans la veinedu«Tartannoir», expression for-géepar JamesEllroypour qualifier à l’origine l’œuvrede IanRankin.Depuis, celle-ci a fait florès, désignantnonpasune éco-le littérairemais une série de traits propres aupolar écossaiscontemporain, très sombre, très urbain, à lamanièredeValMcDermidouQuintin Jardine. p

GuillaumeFraissardaLa Finde la saison des guêpes(The Endof theWaspe Season),deDeniseMina, traduit de l’anglais (Ecosse) par FreddyMichalski,LeMasque, 488p., 22 ¤.

StephenKings’attaqueàunmythefondateurdelascience-fiction:levoyagedansletemps. Ilenprofitepourexplorersonœuvrepassée

JFKn’estpas(encore)mort

«Mêmesi tudois le tuer, tun’espasobligé de le faire toutde suite. Ça, c’était vrai.Oswaldallait déménageràLaNouvelle-Orléansaprèsavoir tentéd’assassiner legénéral– encoreunapparte-mentmerdique, que j’avaisdéjàvisité–etydemeurerpen-dantuncertain temps,maisçane se feraitpasavantdeuxsemaines.Ce quime laissaitpasmalde tempspour l’arrê-terdans sonélan.Mais jepres-sentaisqueça seraituneerreurd’attendre trop long-temps. Je risquaisdemetrou-verdes raisonspour conti-nueràattendre. Lameilleureétant couchéeà côtédemoidansce lit : grande, belle, dou-

ce etnue. Peut-être était-elleunautrepiège tendupar lepassé tenace,maispeu impor-tait, puisque je l’aimais. Et jevisualisais tropclairementunscénariodans lequel jedevraisprendre la fuite aprèsavoirliquidéOswald. La fuite versoù? LeMaine, évidemment.Enespérantque jepuissepren-dre les flics devitessepourrejoindre l’entréedu terrier etmesauverdansunaveniroùSadieDunhill aurait…ehbien…. environquatre-vingtsans. Enadmettantqu’elle soitencoreenvie. Vu sonaddic-tionà la cigarette, c’était unpari risqué.»

22/11/63, page620.

Polar

s c i e n c e - f i c t i o n

Lehéros apprendra àsesdépens qu’onnepeutimpunément corrigerce qui a été accompli

Extrait

Mélangedesgenres

22/11/63 (11/22/63),de StephenKing,traduit de l’anglais(Etats-Unis)parNadineGassie,AlbinMichel,1000p., 25,90¤.

RUEDES ARCHIVES/BCA

90123Vendredi 1er mars 2013

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2013.03.01

FrançoisHartog

Roger-PolDroit

Il n’a jamais cherché à se mettre enavant, préférant que ses travauxparlent pour lui. Au fil des ans, leurpertinence et leur ampleur se sontrévélées. L’homme a beau être dis-cret, plutôt classe, avec son côté

mi-taciturnemi-malicieux, il serait tempsqu’on s’aperçoive que FrançoisHartog estun des penseurs les plus originaux denotre époque.

Tandis que, sous les caméras, s’agitentdesvolubiles,desbrouillons,desnerveux,il trace son itinéraire, avec endurance etdétermination,mais aussi avec rigueur etélégance. Sept essais à l’écriture nette etciselée, mobilisant chaque fois savoir etréflexion, ont construit une œuvre. Unlivre d’entretiens dresse aujourd’hui unbilan de ce parcours, tandis qu’un nouvelessaiinterrogelapertedenotrefoienl’His-toire. Ces deux ouvrages montrent com-ment, depuis trente ans, François Hartog,mine de rien, navigue entre histoire, litté-rature et philosophie, presque en solitai-re. Enmettant en lumière, aupassage, destraits essentiels denotre temps.

Audépart, cet historiende l’Antiquité –proche de Jean-Pierre Vernant, MarcelDetienne, Pierre Vidal-Naquet –, soucieuxdes réalités anthropologiques, renouvellela lectured’Hérodote, sepenchesur laper-ception grecque des autres et des frontiè-res. S’intéressant à la manière dont on aconçu le rapport aux Anciens, il analysel’œuvre de Fustel de Coulanges, ou les tri-bulations du couple Anciens-Modernes,pour comprendre comment s’organisentnos représentations de l’histoire. Aujour-d’hui, il poursuit une réflexion crucialesur le changementquiaffectenotre repré-sentation du temps : perte de l’avenir,règne du «présentisme» – et s’interrogesur le travail des historiens comme sur lesensde l’histoire.

Dans son appartement – calme, sobre-mentmeublé, tellement silencieux qu’onoublierait presque le centre de Paris, et laproximité de Port-Royal –, François Har-tog parle d’une voix grave, sans cherchersesmotsnilaisserunephraseenl’air.Com-me s’il tenait chaque fois à dire juste l’es-sentiel,allantàcequiimporteaveclemini-mumdemoyens et lemaximumd’effets.Pas étonnant, somme toute, qu’il ait long-tempsrêvéd’êtremarin: ildonnel’impres-sion d’avoir le sang-froid nécessaire à desnavigationsau long cours.

A25ans,normalienetagrégéd’histoire,il est d’ailleurs parti en cargo pour l’Indo-nésie avec une bourse de voyage lointainde la Fondation Singer-Polignac. Maispourquoidonc?«IIyavaitd’abord,simple-ment, l’envie de partir après toutes cesannéesd’étude,maisaussi l’appelduvoya-ge littéraire (Conrad, Segalen,Melville…), etje voulais partir de Marseille, faire le tour

de l’Afrique. J’avais le désir de ces longuesjournéeset ces longuesnuitsenmer,decet-te vie de marin, que j’avais évidemmenttendanceà idéaliser. Et puis, il y avaitaussila tentation anthropologique. J’avais choi-si exprès cette région de l’Indonésie, parcequ’on y rencontrait encore beaucoup denavigations traditionnelles. Comme jenaviguais moi-même, cela rendait possi-ble une communicationplus directe.»

Enfait, ce longpéripleenmerétaitaussiune manière d’aller aux antipodes de laGrèce: «Pour lesGrecs,Hésiode le premier,la mer est le lieu où il ne faut surtout pasaller, le lieu où l’on se perd. Ce parcours àtravers lemondeaeudes répercussionssurmon travail. Mon premier livre, Le Miroird’Hérodote, porte en quelque sorte lamar-que de ce voyage. Avant de partir, aprèsune conversationavec l’historienbritanni-queMoses Finley, j’avais l’idéede travaillersur l’identité grecque. Au retour, c’est deve-nuHérodote et la questiondes autres…»

Dunavigateur à l’historien, la distanceest sans doute moins grande qu’on nepeut penser. Ce n’est pas pour rien que lelivre d’entretiens où François Hartogrevient sur son parcours s’intituleLaChambredeveille (entretiensavecFeli-pe Brandi et Thomas Hirsch, Flamma-rion, 220p., 19¤) – la pièce où se tient legardien de phare, mais aussi le capitainepour consulter les cartes, faire le point,tenir le livredebord.Est-ceàdirequel’his-torien se prendrait pour celui qui dirige,

fixe le cap et trace la route? «Pas du tout !Ce rôle est plutôt celui du pur théoricien,comme Platon ou Hegel qui croient pou-voir tout conduire, et sans sortir de lachambre de veille ! L’historien n’a pas cet-te prétention. Mais il doit constammentcombiner l’immersion dans les donnéesempiriques et une dimension théorique,qui s’incarne dans la création d’instru-ments conceptuels comme par exemple“la longuedurée” chezBraudelou “la cité”chez Vernant.»

Sans doute la principale originalité deFrançoisHartogest-elledenepasêtresim-plementunpraticiende la recherchemaisaussi un historien qui s’interroge sur cetobjet dénommé «Histoire», qui scrute saconstitution, son évolution et ses varia-tions. Pasd’historicité concevable, rappel-le-t-il,sansunecertainereprésentationdutemps, unemanière spécifique de hiérar-chiser passé, présent et futur. «Le régimemoderne d’historicité, qui s’est déployé aulong du XIXe siècle, a fait du futur ce quiéclairaitprésentetpassé, leurdonnait senset permettait de les comprendre. Aujour-d’hui,cettemêmevisiond’unehistoirepor-tée par le futur n’est plus vraiment opéra-toire, car l’avenir nous paraît soit fermé,soit menaçant. Les historiens semblentpresqueavoiroublié cettepartde futurquifaisait partie intégrante du concept d’his-toire, et l’histoire a tendance à se définiruniquement comme “science du passé”, àne s’occuper que de ce qui a eu lieu, sans sesoucier du futur. Sans doute n’y a-t-iljamais eu autant d’historiens demétier etde publications, mais on évite soigneuse-ment de poser la question d’un cours del’Histoire, et plus encore de son sens…»

Nouvellesingularité:c’estdanslalittéra-ture, dans lesœuvres des romanciers, queFrançois Hartog trouve l’expression laplus directe des changements de concep-tion de l’histoire. Son dernier essai souli-gne notamment, dans Balzac et Cha-teaubriand, la description d’un monde«saisiparl’Histoire»,quiseprolongerajus-qu’àSartre,alorsquedanslesannées1990,chezW.G.SebaldouOlivierRolin, le tempset l’histoire semblent s’être arrêtés. Pour-quoi ceprivilègedes écrivains? «Pour dire

ce qu’est l’Histoire, ils sont àmes yeuxplus importants que les historiens.Dans Austerlitz, le roman de Sebaldpublié en2001, il n’y ani paragraphesni chapitres, le temps est arrêté, figé,commesi leprésentétait immobile.Cetemps est celui qui s’est ouvert avec lenazisme et l’extermination. Alors queles historiens ont besoin d’instru-ments conceptuels, de documents, deprotocoles, les écrivains prennentdirectement acte de cette faillite del’Histoire. C’est pourquoi ils sont pri-

mordiaux pour essayer de comprendre cequi est en trainde se passer.»

Et cette compréhension nous est indis-pensable pour agir politiquement. Tel estbien, en finde compte, le ressortprincipalde François Hartog. Il le confirme à safaçon:«Le conceptmoderned’histoire,quis’est forgé à la fin du XVIIIe siècle et qui apersisté jusqu’à la fin du XXesiècle, n’offreplus de prise véritable sur notre sociétépour la comprendre. Il faut donc travaillerà proposer desmanières différentes d’arti-culer les catégories du passé, du présent etdufutur,pouravoirunemeilleureprisesurnotre présent. Car si l’histoire a une utilité,c’est là qu’elle se trouve. Raconter de belleshistoires du passé pour s’instruire et se dis-trairenesuffitpas.Essayonsd’esquisserunnouveau conceptd’histoire.»p

Depuistrenteans, il interrogesadisciplineainsiquenotrerapportaupasséetàl’avenir.Avecsonnouvelessai«Croireenl’histoire»,cetintellectuelquiauraitpuêtrenavigateurgardelecap

Explorateurdel’Histoire

«Mais quand lamort est devenueune industrie, quand lesmortsont été, aussiminutieusementqu’il était possible, effacés, quandle temps s’est arrêté, quand on alentement pris conscience que lepassé ne passait pas, que deve-nait l’histoire, le conceptmoder-ne d’Histoire, et comment pou-vait semoduler le faire de l’histoi-re? Car comment enterrer cesmorts frappés, pour ainsi dire,d’une absence redoublée? Oucomment “faire place aux

vivants”, si l’écart entre champd’expérience et horizon d’attentes’est creusé jusqu’à une quasi-rup-ture entre les deux, ou, pire, si l’ho-rizon d’attente a pris la figure dela catastrophe? De la catastrophequi vient, qui est enmarche, à cel-le qui a bel et bien eu lieu : dans unmêmeprésent. Pour poser cesquestions, pour les poser en ces ter-mes, il a fallu du temps à nos socié-tés.»

Croire en l’histoire, page298

Unereligionendéclin

Rencontre

Croire en l’Histoire,de FrançoisHartog,Flammarion, 302p., 21¤.Signalons la parution,dumêmeauteur et chez lemêmeéditeur, de LaChambrede veille.Entretiensavec Felipe Brandiet ThomasHirsch. 220p., 19 ¤.

Extrait

C’est dans la littératureque François Hartogtrouve l’expressionla plus directedes changementsde conceptionde l’Histoire

«AUJOURD’HUI, l’histoire estdevenuepourainsi direune reli-gionuniverselle.»Voilà cequ’écrivaitPierre LaroussedanssonGrandDictionnaire, publiéde 1866à 1876. Esquisséepar lesiècledes Lumières, l’idéed’unemarchedes civilisationsestremaniéeet amplifiéeaupointdedevenir le concept régulateurdumondemoderne. L’histoire,désormais, rendcomptedes suc-cès etdes échecs, rend intelligi-ble cequine l’était pas, justifieoucondamne.Croire en l’histoi-re, c’était aussi pouvoir agir surelle,mêmesi les conséquencesdenos actesnous échappent.Ducoup, l’historien, en étudiant lesfaits, participait aussi à la pour-suitede cette aventure collecti-ve tournéevers l’avenir.

ImpuissanceIl n’en va plus ainsi. Depuis

la fin duXXesiècle, le cours desévénements semble en panne,leur sens global introuvable.Plus personnen’a foi en l’ave-nir. L’histoire n’est plus legrand tribunal des actionshumaines. Au contraire, depuisNuremberg, c’est elle qui passeen jugement. La toute-puissan-ce de l’histoire a fait place à sonimpuissance.

Cet essai de François Hartog,de bout en bout passionnant,établit le diagnostic de ce désen-chantement, en éclaire lessignes dans la littérature, pourtenter ensuite d’en tirer lesconséquences, à la fois sur letravail actuel des historiens etsur la réélaborationde lanotiond’histoire. Une recons-tructionqui s’avère nécessairesi nous voulons comprendre ceque nous sommes en train devivre.p

R.-P.D.

Parcours

BRUNO LEVYPOUR «LE MONDE»

1946Naît àAlberville (Savoie)

1968Elèvede l’Ecole normalesupérieurede la rued’Ulm

1971Agrégéd’histoire

1980Publie LeMiroir d’Hérodote.Essai sur la représentationde l’autre(Gallimard, «Bibliothèquedeshistoires»)

1987Directeurd’étudeà l’Ecoledeshautes études en sciences socia-les (EHESS)

1988Publie LeXIXesiècle et l’histoi-re. Le cas Fustel de Coulanges (PUF,«Les Cheminsde l’histoire »)

2003PublieRégimes d’historicité.Présentismeet expériences du temps(Seuil, «Librairie duXXIesiècle»)

2012Président de l’EHESSpar intérim

10 0123Vendredi 1er mars 2013