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L’espoir est derrière nous prière d’insérer ¥ Mauvaises filles Dans le recueil de nouvelles « Autour de ton cou », les héroïnes de la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie refusent de jouer le jeu Jean Birnbaum Catherine Simon M éfiez-vous de l’eau qui dort – et des femmes dociles. Celles qu’on croise dans Autour de ton cou, recueil de nou- velles de Chimamanda Ngozi Adichie, sont aussi radicales qu’imprévisibles. Non pas que, tout à trac, provoquant chalands et caméras, elles se mettent torse nu dans la rue, à la façon des fémi- nistes du réseau Femen ; ou qu’elles se lancent, en pleine église, dans un rock endiablé à la Pussy Riot. Non : quand elles tournent le dos à la norme, les femmes de Ngozi Adichie le font sans cri, sans bruit. Elles quittent la scène en solitaire. Leur départ inattendu rompt net avec le passé, comme le fil d’un rasoir. Elles sont les cousines, version classe moyenne, du petit peuple batailleur et désenchanté de Sefi Atta, dépeint dans Nouvelles du pays (Actes Sud, « Le Monde des livres » du 9 novembre 2012), et de l’adolescence meurtrie racontée par Chris Abani dans Le Corps rebelle d’Abigail Tansi (Albin Michel, 2010). Nouvelle généra- tion, nouvelles manières de voir : du chaudron anglophone du Nigeria, une constellation d’écrivains de haut vol, la plupart installés aux Etats-Unis, est en train de naître. Constellation dont fait aussi partie le New-Yorkais d’adop- tion Teju Cole (Open City, Denoël, « Le Monde des livres » du 10 octobre 2012). Les Etats-Unis et rien d’autre : ce n’est pas à Paris, en tout cas, que rêvent de s’envoler, à l’image de leurs auteurs, les personnages de ces livres métis. Dans « L’Ambassade américaine », une des treize nouvelles qui composent Autour de ton cou, la femme d’un oppo- sant politique fait la queue, sur un trot- toir de Lagos, la capitale nigériane, pour déposer sa demande de visa. Elle remâche dans sa tête l’enfer qu’elle vient de vivre : la mort de son petit gar- çon, tué par des miliciens du régime ; la fuite hors des frontières de son mari, journaliste menacé… Arrivée au gui- chet, face à l’employée qui l’encoura- ge, elle finit par tourner les talons, inca- pable, réalise-t-elle, de « vendre » l’his- toire de son enfant « en échange d’un visa pour la sécurité ». Même révolte muette, même volte-face soudaine dans « Les Marieuses » et « Jumping Monkey Hill ». Le chemin qu’on a tracé pour elles, voilà que ces femmes n’en veulent plus. Elles ne demandent rien. Elles s’en vont. La force du dénouement, dans tous les sens du terme, et l’art du flash-back, utilisé de manière compulsive et sub- tile, caractérisent chacune des nou- velles. L’homosexualité est présente : assumée, à peine pensée ou discrimi- née, elle est un révélateur – parfois très drôle – de l’état des sociétés contempo- raines, de Princeton au Cap. Qu’il s’agisse d’une sœur jalouse (à mort) de son frère, de deux femmes que les hasards d’un pogrom réunis- sent, d’une jeune émigrée qui tombe amoureuse d’un petit Américain aux yeux verts, ou de deux voisines de palier, les héroïnes de Chimamanda Ngozi Adichie marchent toujours par deux. Elles se débattent, plus qu’elles ne se battent. Contre elles-mêmes, principalement : leurs monologues, émaillés de mots en langue ibo, disent la solitude glacée des migrants à peau noire, des femmes blessées, des déra- cinés volontaires. Sur les treize nouvelles du recueil, plus de la moitié se passent en Afri- que, les autres en Amérique : on ne quitte jamais tout à fait les lieux où l’on a grandi et c’est ce balancement d’une terre à l’autre, cette mobilité inquiète qui nourrit l’écriture délicate de Chimamanda Ngozi Adichie. Ses deux premiers romans, L’Hibis- cus pourpre (Anne Carrière, 2004) et L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008) ont été couronnés, dans le mon- de anglophone, par des prix littéraires prestigieux. Quant aux nouvelles d’Autour de ton cou, toutes sauf une (« Le Tremblement ») ont été publiées par des revues américaines ou britan- niques, comme Granta – laquelle avait d’ailleurs fait paraître, en 2005, sous le titre Master, le premier chapitre de L’Autre Moitié du soleil. Ce roman- fleuve sur la guerre du Biafra, qui déchira le Nigeria à la fin des années 1960 (et emporta les deux grands- pères de l’auteur), devrait être prochai- nement porté à l’écran. Une seule nouvelle d’Autour de ton cou se fait l’écho de ces années de guerre. Dans « Fantômes », un vieux Nigérian reçoit régulièrement, la nuit, la visite de son épouse, Ebere. La reve- nante le masse doucement, comme autrefois, et le retraité se réveille au matin « la peau souple et gorgée de l’odeur de la Nivea ». La tendre disparue est plus vivante que les figu- res des rescapés des années 1960, ombres sans gloire de la guerre du Biafra, que croise, sur le campus dé- vasté, le professeur à la re- traite. Même sous forme de spectre, les femmes de Chimamanda Ngozi Adichie sont la force du monde… D’une écriture à la fois ramassée et intimiste, Autour de ton cou réussit à transmettre, comme le tremblé d’une aquarelle, les récits enfouis et les paro- les muettes qui collent aux pas des émigrants. p 6 aHistoire d’un livre Paysages de la métropole de la mort, d’Otto Dov Kulka 8 aLe feuilleton Eric Chevillard est-il le jumeau de Neil Jordan ? 5 aLittérature francophone Kettly Mars, Sylvie Weil 4 aLittérature étrangère Sandro Veronesi, Ismet Prcic 7 aEssais De quel droit l’armée française est-elle au Mali ? Entretien avec la juriste Mireille Delmas-Marty sur la guerre et la justice internationale 10 aRencontre Simon Liberati se met au vert 23 aGrande traversée Le « je » des écrivains. Et l’essai du philosophe Vincent Descombes sur l’identité 9 aPolar Tina Uebel L ’espoir des hommes vise l’avenir. Il travaille à le maintenir ouvert, à le rendre heureux. Bien sûr. Mais un espoir digne de ce nom ne saurait tourner le dos au passé. Qui prétend inventer le futur doit com- mencer par hériter d’une tradition ; qui veut se jeter en avant ferait bien de regarder derrière lui. Si une telle conception a une portée politique, elle n’appartient à aucun parti. Un marxiste mélancolique comme Walter Benjamin l’a résumée d’une métaphore : l’ange de l’His- toire, disait-il, a « le visage tourné vers l’arrière ». De son côté, un monarchiste éruptif comme Georges Bernanos pouvait écrire : « Rien ne saurait résister à ce qui est der- rière nous, pourvu que ce qui est derrière nous s’ébranle. » Tous deux s’inscrivaient dans une longue lignée qui envi- sage la nostalgie comme une disponibilité à l’imprévi- sible, comme une façon d’accueillir l’événement. Catherine Chalier témoigne de cette même tradition. Son nouveau livre s’intitule Présence de l’espoir (Seuil, 210 p., 19 ¤). Avec l’érudition discrète, la sensibilité fer- vente qui distinguent son écriture, elle parcourt la philo- sophie et la littérature occidentales pour remonter peu à peu jusqu’aux sources bibliques de l’espérance. Dans un précédent essai, elle montrait que seule une pen- sée de la nuit porte en elle la promesse du jour (La Nuit, le jour, Seuil, 2009). Cette fois, citant les prophètes, l’Ecclésiaste, Vigny, Orwell ou Ricœur, elle affirme cette vérité que tout espoir est comme « doublé » de mémoire, pour reprendre un mot cher à Levinas. Autrement dit, que tout espoir futur s’évertue d’abord à sauver le passé. Oui, l’audace de l’avenir passe par l’injonction du sou- venir : « Souvenir de ce qui n’a pas été réparé à temps, souvenir des mots qui commandent encore un avenir, même aux pires moments, et souvenir enfin de la force du commencement. » Avis aux hommes pressés, amateurs de bousculade et de table rase : parier sur les nouvelles générations en honorant les promesses des aînés, le voilà, l’inespéré. p Ce balancement d’une terre à l’autre, cette mobilité inquiète qui nourrit l’écriture délicate de l’auteur Un premier roman qui rappelle L’Amant de Marguerite Duras... L’ OMBRE DOUCE HOAI HUONG NGUYEN L iviane amy V H ROMAN Émouvant et admirable. Autour de ton cou (The Thing Around Your Neck), de Chimamanda Ngozi Adichie, traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal, Gallimard, « Du monde entier », 304 p., 22,50 ¤. PHILIPPE MATSAS/OPALE Cahier du « Monde » N˚ 21156 daté Vendredi 25 janvier 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

L’espoirestderrièrenous

p r i è r e d ’ i n s é r e r ¥

Mauvaises fillesDans le recueildenouvelles«Autourde toncou»,leshéroïnesde laNigérianeChimamandaNgoziAdichie refusentde jouer le jeu

Jean Birnbaum

Catherine Simon

Méfiez-vous de l’eauqui dort – et desfemmes dociles.Celles qu’on croisedans Autour de toncou, recueil denou-

velles de ChimamandaNgozi Adichie,sont aussi radicales qu’imprévisibles.Non pas que, tout à trac, provoquantchalands et caméras, elles se mettenttorsenudanslarue,àlafaçondesfémi-nistesdu réseauFemen;ouqu’elles selancent, en pleine église, dans un rockendiablé à la Pussy Riot. Non: quandelles tournent le dos à la norme, lesfemmes de Ngozi Adichie le font sanscri, sans bruit. Elles quittent la scèneen solitaire. Leur départ inattendurompt net avec le passé, comme le fild’un rasoir.

Elles sont les cousines, versionclasse moyenne, du petit peuplebatailleur et désenchanté de Sefi Atta,dépeint dansNouvelles du pays (ActesSud, « Le Monde des livres » du9novembre 2012), et de l’adolescencemeurtrie racontée par Chris Abanidans Le Corps rebelle d’Abigail Tansi(AlbinMichel, 2010).Nouvelle généra-tion, nouvelles manières de voir : duchaudronanglophoneduNigeria,uneconstellation d’écrivains de haut vol,la plupart installés aux Etats-Unis, esten train de naître. Constellation dontfaitaussipartieleNew-Yorkaisd’adop-tion Teju Cole (Open City,Denoël, «LeMondedes livres»du10octobre2012).

Les Etats-Unis et rien d’autre : cen’estpasàParis,entoutcas,querêventdes’envoler,à l’imagedeleursauteurs,les personnages de ces livres métis.Dans«L’Ambassadeaméricaine»,unedes treize nouvelles qui composentAutourdetoncou, lafemmed’unoppo-santpolitiquefaitlaqueue,suruntrot-toir de Lagos, la capitale nigériane,pour déposer sa demande de visa. Elle

remâche dans sa tête l’enfer qu’ellevientdevivre: lamortdesonpetitgar-çon, tué par des miliciens du régime;lafuitehorsdesfrontièresdesonmari,journaliste menacé… Arrivée au gui-chet, face à l’employée qui l’encoura-ge,ellefinitpartournerlestalons,inca-pable, réalise-t-elle, de «vendre» l’his-toire de son enfant «en échange d’unvisa pour la sécurité». Même révoltemuette, même volte-face soudainedans «Les Marieuses» et « JumpingMonkeyHill». Lecheminqu’ona tracépour elles, voilà que ces femmes n’enveulentplus. Ellesnedemandent rien.Elles s’en vont.

La force du dénouement, dans touslessensduterme,et l’artduflash-back,utilisé de manière compulsive et sub-tile, caractérisent chacune des nou-velles. L’homosexualité est présente:assumée, à peine pensée ou discrimi-née, elle estunrévélateur–parfois trèsdrôle–de l’étatdes sociétéscontempo-raines,dePrincetonauCap.

Qu’il s’agisse d’une sœur jalouse (àmort) de son frère, de deux femmesque les hasards d’un pogrom réunis-sent, d’une jeune émigrée qui tombe

amoureuse d’un petit Américain auxyeux verts, ou de deux voisines depalier, les héroïnes de ChimamandaNgozi Adichie marchent toujours pardeux. Elles se débattent, plus qu’ellesne se battent. Contre elles-mêmes,principalement: leurs monologues,émaillésdemotsen langue ibo,disentla solitude glacée desmigrants à peaunoire, des femmes blessées, des déra-cinés volontaires.

Sur les treize nouvelles du recueil,plus de la moitié se passent en Afri-que, les autres en Amérique : on nequitte jamais tout à fait les lieux où

l’on a grandi et c’est ce balancementd’une terre à l’autre, cette mobilitéinquiètequinourrit l’écrituredélicatedeChimamandaNgozi Adichie.

Ses deux premiers romans, L’Hibis-cus pourpre (Anne Carrière, 2004) etL’Autre Moitié du soleil (Gallimard,2008)ontétécouronnés,dans lemon-deanglophone,pardesprix littérairesprestigieux. Quant aux nouvellesd’Autour de ton cou, toutes sauf une(«Le Tremblement») ont été publiéespar des revues américaines ou britan-niques,commeGranta–laquelleavaitd’ailleursfaitparaître,en2005, sous letitre Master, le premier chapitre deL’Autre Moitié du soleil. Ce roman-fleuve sur la guerre du Biafra, quidéchira le Nigeria à la fin des années1960 (et emporta les deux grands-pèresdel’auteur),devraitêtreprochai-nementporté à l’écran.

Une seule nouvelle d’Autour de toncou se fait l’écho de ces années deguerre. Dans «Fantômes», un vieuxNigérian reçoit régulièrement, la nuit,la visite de son épouse, Ebere. La reve-nante le masse doucement, commeautrefois, et le retraité se réveille au

matin « la peau souple etgorgée de l’odeur de laNivea». La tendre disparueestplusvivantequelesfigu-resdes rescapésdes années1960,ombressansgloiredela guerre du Biafra, quecroise, sur le campus dé-vasté, le professeur à la re-traite.Mêmesous formede

spectre, les femmes de ChimamandaNgoziAdichiesontlaforcedumonde…

D’une écriture à la fois ramassée etintimiste, Autour de ton cou réussit àtransmettre, comme le tremblé d’uneaquarelle, les récitsenfouiset lesparo-les muettes qui collent aux pas desémigrants.p

6aHistoired’un livrePaysagesde la métropolede la mort,d’Otto Dov Kulka

8aLe feuilletonEric Chevillardest-il le jumeaude Neil Jordan?

5aLittératurefrancophoneKettly Mars,Sylvie Weil

4aLittératureétrangèreSandroVeronesi,Ismet Prcic

7aEssaisDe quel droitl’armée françaiseest-elle au Mali?Entretien avecla juriste MireilleDelmas-Martysur la guerreet la justiceinternationale

10aRencontreSimon Liberatise met au vert

2 3aGrandetraverséeLe «je» desécrivains.Et l’essaidu philosopheVincentDescombessur l’identité

9aPolarTina Uebel

L ’espoir deshommesvise l’avenir. Il travaille à lemaintenir ouvert, à le rendreheureux. Bien sûr.Maisunespoir dignede cenomne saurait tourner

le dos aupassé.Qui prétend inventer le futurdoit com-mencerparhériter d’une tradition; qui veut se jeter enavant ferait biende regarderderrière lui. Si une telleconceptionauneportée politique, elle n’appartient àaucunparti. Unmarxistemélancolique commeWalterBenjamin l’a résuméed’unemétaphore: l’angede l’His-toire, disait-il, a «le visage tourné vers l’arrière». De soncôté, unmonarchiste éruptif commeGeorgesBernanospouvait écrire : «Rienne saurait résister à ce qui est der-rière nous, pourvuque ce qui est derrièrenous s’ébranle.»Tousdeux s’inscrivaient dansune longue lignéequi envi-sage la nostalgie commeunedisponibilité à l’imprévi-sible, commeune façond’accueillir l’événement.

CatherineChalier témoigne de cettemême tradition.Sonnouveau livre s’intitule Présence de l’espoir (Seuil,210p., 19 ¤). Avec l’éruditiondiscrète, la sensibilité fer-vente qui distinguent son écriture, elle parcourt la philo-sophie et la littérature occidentales pour remonterpeu àpeu jusqu’aux sources bibliques de l’espérance.Dansunprécédent essai, ellemontrait que seule unepen-séede la nuit porte en elle la promesse du jour (LaNuit,le jour, Seuil, 2009). Cette fois, citant les prophètes,l’Ecclésiaste, Vigny, Orwell ou Ricœur, elle affirme cettevérité que tout espoir est comme«doublé» demémoire,pour reprendreunmot cher à Levinas. Autrement dit,que tout espoir futur s’évertued’abord à sauver le passé.Oui, l’audacede l’avenir passe par l’injonctiondu sou-venir : «Souvenir de ce qui n’a pas été réparé à temps,souvenir desmots qui commandent encore un avenir,mêmeauxpiresmoments, et souvenir enfin de la forcedu commencement.»

Avis auxhommespressés, amateurs debousculadeet de table rase : parier sur les nouvelles générations enhonorant les promesses des aînés, le voilà, l’inespéré.p

Ce balancementd’une terre à l’autre,cettemobilité inquiètequi nourrit l’écrituredélicate de l’auteur

Un premier roman qui rappelleL’Amant de Marguerite Duras...

L’OMBREDOUCE

HOAI HUONG NGUYEN

L

iviane amyV H

ROMAN

VH

Émouvant et admirable.Autourde ton cou(TheThingAroundYourNeck),deChimamandaNgozi Adichie,traduit de l’anglais (Nigeria)parMonade Pracontal,Gallimard,«Dumondeentier», 304p., 22,50¤.

PHILIPPEMATSAS/OPALE

Cahier du «Monde »N˚ 21156 datéVendredi 25 janvier 2013 - Nepeut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

DonatienGrau

Touteœuvremetenjeuunefic-tion de l’identité. Derrière lemasque d’un personnage secache la face de l’auteur; dansun paysage décrit, une sensa-tion évoquée, est perceptible

la trace de ce qu’il a vécu. Mais l’écrivainqui cherche le plus à rendre compte destressaillements de sa personnalité doitforcément passer par le truchement del’autre. Sauf à succomber au péril de l’en-fermement sur soi, au danger mortel dusolipsisme.

C’est exactement de cette tension quetémoignent Vie et mort de Paul Gény, dePhilippe Artières, Le Chat de Schrödinger,de Philippe Forest, et Cattelan, Maurizio– autobiographie non autorisée, de Fran-cesco Bonami; trois livres qui, chacun àsamanière, posent lamêmequestion, oùle travail philosophique de Vincent Des-combes sur les redéfinitions de l’identité(lire ci-contre) trouve un écho propre-ment littéraire: qui est « je»? En d’autrestermes : comment écrire sur soi en untemps où le fait d’être soi ne relève plusde l’évidence, de l’ordre naturel des cho-ses,mais d’une constante interrogation?

Omniprésents dans leurs textes, lestrois auteurs jouent cependant avec lescadres réservés à l’identité, brouillant lespistes de manière à intégrer à leur écri-ture la condition d’un dépassement desoi. Ainsi, l’historien Philippe Artièresnous en apprend beaucoup sur lui-même: entre autres, qu’il a des enfants,qu’il a obtenu une bourse à la VillaMédi-cis, qu’il est très lié au philosopheMathieu Potte-Bonneville, le seul de sagénération qu’il puisse «admirer». OndécouvresonexistenceàRome, lesprojec-tions de films, les visites d’amis. On suitses travauxde recherche sur la folie, dansla lignée deMichel Foucault.

Le Chat de Schrödinger suit de moinsprès les détails factuels de la biographiede l’écrivain Philippe Forest, dont onapprend tout de même qu’il est appelé«professeur» à l’étranger, parfois même«maître», ce qui nemanque pas de l’irri-ter,bienquecesoiteneffetplutôtenpen-seurqu’enautobiographequ’ilmédite icisur sa vie. Sont également livrés certainséléments de sa relation avec les femmesqu’il a aimées, successivement ou simul-tanément. Son livre, toutefois, n’em-

pruntepas le formatducollage choisi parPhilippeArtières, et suit unearchitectureplus pure,moins baroque.

Lecritiqued’artetécrivainitalienFran-cesco Bonami, quant à lui, produit pourson ami l’artiste Maurizio Cattelan unobjet littéraire neuf, qui déjoue tous lescodesde l’écriturede soi. FrancescoBona-mi n’est pas Maurizio Cattelan. Ce nepeut donc être une autobiographie. Etpourtant l’artiste a donné à l’auteur lesdétailsnécessairesà l’écrituredu livre.Desurcroît, Bonami, en bon disciple deFlaubert et de Proust, qu’il cite, semet enscèneàplusieursreprises,dansunenarra-tion à la première personne attribuée à

Cattelan, sous les traits d’un anonyme« commissaire d’exposition italien quivivait à New York». La fiction suscite ensomme une question en abyme: qui estl’auteur? Si c’est celuiqui signe le livre, saprésence dans le texte est celle d’un ano-nyme. Si c’est celui que le titre suggère, ilapparaît partout, mais sous une formeimaginaire laissée à la réinvention d’unautre.

Cet objet difficile à identifier suggèreune première méthode pour éviterl’écueil du narcissismelittéraire : fairedans son livre la place àune altéritéqui letienne ouvert ; laisser entrer quelqu’und’autre que soi. Pour Philippe Artières, ils’agitdugrand-oncledesonpère,philoso-phe et théologien jésuite assassiné en1925dans les ruesdeRome,quidonnesontitre au roman, et qui l’unifie. Parti à larecherche de l’histoire de ce parent,Artières s’efforce de percer les secrets deson identité, de sa pensée, en consultantlesarchivesdelabibliothèquedel’Univer-

sité grégorienne, mais aussi en produi-sant sa propre fiction.Vie etmort de PaulGényaensoncœuruneenquête,maiscel-le-ciest cercléede fiction.Enouverture, lafiction traverse l’espace public, sous lesapparences de l’auteur déambulant dansRome habillé d’une soutane, afin de ten-ter de revivre les sentiments du défunt.Dans la suite du texte, la fiction estmêléeau document, avec le récit par l’assassinmême de son parcours et de sa maladiementale – récit qui rejoint directementles travaux universitaires de PhilippeArtières. L’identité est ici un dialogue àtrois, entre PaulGény, son assassin et Phi-lippe Artières, qui se définit comme enmiroir par l’investigationmenée sur l’unet l’autre, ce qui lui permet d’«assumerunehistoire».

Philippe Forest aussi a recours à unmiroir : le physicien Erwin Schrödinger(1887-1961), qui a conçu une expérienceau cours de laquelle un chat, enfermédans une boîte, se trouve être, selon les

lois de la physique quantique, à la foismort et vivant. En prenant le masque duscientifique,il retourneledangernarcissi-que pour transmettre l’évocation biogra-phique d’un chercheurmort depuis plusd’un demi-siècle et dont, sans l’expé-rience du chat, le nom aurait disparudans l’oubli. Mais il semble bien queSchrödinger soit un postiche utilisé parl’écrivain afin d’exprimer ses émotions.

Grande traversée

L’écrivain doit forcémentpasser par le truchementde l’autre. Sauf àsuccomber au péril del’enfermement sur soi

Toutelittératurejoueaveclanotiond’identité:quiécrit?quiparle?qui invente?quisesouvient?Trois livres–mi-romansmi-récits,niromansnirécits–fontjustementdecesquestionsleurpivot

Le«je»delafictionetdelaréalité

2 0123Vendredi 25 janvier 2013

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Roger-PolDroit

Ce n’est plus un mot, c’estunsacdenœuds. Franche-ment, la confusion règne:difficile de voir un lien

entre le principe d’identité queconnaissait la logique classique(A=A), l’identité nationale qui afait couler beaucoup d’encre sansqu’onsacheau justequelle signifi-cation elle peut avoir, et cettequête sans fin, douloureuse oudrôle, que mènent écrivains etautresartistesàlarecherched’eux-mêmes. Sans oublier, pour accroî-tre la difficulté, les liens obscursentre papiers d’identité, crisesd’identité, et villages sauvegar-dant leur identité. Que le mêmetermepuisseavoir tantd’usagesetsi peu de clarté exigeait évidem-ment un traitement philosophi-que. Vincent Descombes s’en estchargé, avec rigueur, humour etprécision. Comme c’est l’un despenseurs vraiment incisifsd’aujourd’hui, suivre le parcoursde son scalpel exige une réelleattention,quisetrouveviterécom-pensée.

Point de départ le plus simple:l’état civil. Décliner son identité,tout lemonde sait de quoi il s’agit.A la question: «Qui êtes-vous?»,on répond par ses nom, prénoms,date de naissance. Les gendarmesprocèdent ainsi à des contrôlesd’identité, lapolicejudiciairecher-cheàidentifieruncadavrefraîche-ment découvert, les servicessecrets tentent de savoir quelagent étranger se dissimule sousun nom d’emprunt et de faux

papiers.Chaquefois, il s’agit seule-ment de faire correspondre unnom à un individu – rien de plus,riendemoins.

Si l’on s’en tenait là, et unique-ment là, soulignemalicieusementVincent Descombes, personne nepourrait comprendre qu’on s’in-terrogesursapropreidentité,puis-que… chacun sait pertinemmentcomment il s’appelle! Sauf amné-sie profonde ou grande confusionmentale, nul n’a de souci avec sonétat civil. Si on pose la question:«Qui suis-je?», c’est bien évidem-ment en un tout autre sens, lié àquelques aventures récentes duterme«identité». Ainsi, quandunguide touristique affirme que lequartier San Lorenzo, à Rome, «asu conserver son identité», per-sonnen’imaginequel’administra-tion a tenté de débaptiser le quar-tier et que les habitants se sontbattus victorieusement pour luigarder sonnom…

Tout lemondecomprend, cettefois – et tout aussi clairement quequandil s’agitd’état civil –queceslieux ont préservé leur charmepropre, leurcaractère, leurperson-nalité, leurâme,qu’ilsauraientpuperdre (tout en continuant, celava de soi, à s’appeler de la mêmemanière).Minede rien,nousvoilàau cœur d’un imbroglio dont iln’est pas commode de se tirer.Une foule de problèmes guettent– d’abord invisibles, progressive-mentinextricables–dontonnesesort pas en imaginant une «iden-titéplurielle», soulignantqu’il estpossible d’être à la fois, par exem-ple,mâle, français,breton,philaté-liste, instituteur et agnostique,car onmêle ainsi des traits dispa-rates qui troublent la notiond’identité plus qu’ils ne la clari-fient.

En lecteur rigoureux de Witt-genstein et de Frege, Vincent Des-combes s’emploie à nettoyer cebrouillardpourpréciserdequoionparle. Il commencedoncparnette-mentdissocier le registrede l’iden-tique (ces deux personnes font lamême chose : elles boivent uncafé) et celui de l’identitaire (cesgens boivent, par habitude collec-tive, un café serré ou allongé, ouavec un calva, ou pas de café dutout, etc.)

Sur le premier registre, celui del’identique, le scalpel de Descom-bes s’attaque à des embarras quelesGrecsconnaissaientdéjà.Sicha-

cun de nous change d’instant eninstant, pouvons-nous considérerque cet homme est bien le mêmequ’hier ? La comédie, avec Epi-charme, a d’ailleurs exploité plai-samment l’idée: tu n’es plus celuiqui m’a prêté de l’argent, donc jene te dois rien, et si je te frappe tune pourras te plaindre, car tu neseras déjà plus celui qui a reçu lecoup… Ces difficultés se dissipentdès qu’on lève la confusion entrela réalité des changements physi-ques – effectivement incessants –et le sens que nous décidons dedonner au terme « un être

humain», qui exige un principed’individuationet une continuité.

Toutefois,c’estbiend’uneautreidentité qu’il est question lors-qu’on évoque cette consciencequ’une personne prend d’elle-même, de son moi, de sa naturepropre. Pour saisir le passage à cetautre registre, celui de l’identi-taire, Descombes rappelle com-ment l’individumoderne est cen-sé construire cette identité : aulieudesepensercommedéfiniparson être social, il se convainc aucontraire que ce qui lui est proprese tient ailleurs que dans les nor-mes et conventions collectives, etne devient accessible qu’au prixd’unedésocialisation.

Last but not least, reste à com-prendre le passage à l’identité col-lective, celle qui dit «nous, les x,nous ne sommes pas comme lesy». De façon très intéressante, lephilosophene se contente pas descritiques, mille fois formulées,contre leserreurset leserrancesdeces identités imaginaires. Tout enconstatant qu’elles ne correspon-dent effectivement à aucune réa-litéhistorique, ilmet en lumière lalégitimitédeleurinstitutionimagi-naire, au sensqueCastoriadisdon-naitàcegeste,etleurproximitéfor-melle avec l’élaboration du statutdes «personnes morales» dansl’histoirede lapensée juridique.

Au terme du parcours, aussiéclairant qu’exigeant, et mené demain de maître, le lecteur auraeffectivement des idées en plus etdesembarrasenmoins– cequi estsansdoute la façonphilosophiqued’êtreunpeuplus soi-même.p

roman

CatherineGUILLEBAUD

« Dans la moiteur asiatique,un étonnant huis clos. »

Marianne Payot, L’Express

De la sorte, il ouvre la voie au deuxièmedépassement du solipsisme: par l’émo-tion, précisément. Les pages les plusbelles du livre sont celles qu’il consacreaux derniers moments de sa fille morte,

enfant, d’un cancer. Il trouve là un tond’une précision et d’une simplicité quirendent son texte humain au sens le plushaut du terme. Sa fille, il le dit, parle en-core en lui, avec lui. Par ses mots, par leshistoires qu’il raconte, elle est encore,d’une certainemanière, vivante.

Céder aux émotions est un jeu dange-reux pour la littérature. On est aisémenttouché par la description d’une souf-france aiguë et terrible. Et les enjeux del’aventure des formes s’en trouvent par-fois laissésde côté.PhilippeForestéchap-peàcepéril, car il faitde sa filleuneméta-phorede la fiction, tout commele chatdel’expérience, cette créature vivante etmorte,«monchat»,ainsiqu’il lenomme,l’accompagne dans tout le livre. La fic-tion, tellequelaperçoitForest,està la foisvivante et morte. Elle est la possibilité dese dire : «Sima fille n’était pasmorte.»

Une fictionde l’identité, quandelle estpleinement accomplie en littérature,devient par là une fiction de la fiction.Ainsi chez Francesco Bonamimettant enscène un joueur qui se sait joué, dans unrécitqui, selonlesmotsdeMaurizioCatte-lan dans la préface, «démontre que la vé-rité est fausse et que lesmensongesont lesjambes tordues ». Ou, chez PhilippeForest, qui écrit à partir de son attache-

mentàuneviequ’il sait passéemais veutà tout prix préserver, par le pouvoir desmots. PhilippeArtières, lui, finit par faireentrer son souci de la trace et de l’archivedans la matérialité de Rome, en faisantposer une plaque en l’honneur de PaulGény.Commeledisait l’écrivainbritanni-que J. G. Ballard : «Nous vivons dans unénorme roman. Pour l’écrivain en parti-culier il est de moins en moins nécessaired’inventer le contenu fictionnel de sonroman. La fiction est déjà là. La tâche del’écrivain est d’inventer la réalité. » Cestrois livres, parce qu’ils ne choisissentpas entre la volonté d’inscrire l’écrituredans le réel et l’utopie d’une modifi-cation de l’ordre des choses par le dis-cours,mais se tiennent aux frontières dela fiction, donnentune forme juste, exac-tementcontemporaine,ànos incertainesidentités. p

Signalons, de Philippe Forest, la parutionen poche de Toute la nuit, Folio, 352p., 6,95 ¤.

VieetmortdePaulGénydePhilippeArtières,Seuil, «Fiction&Cie», 216p., 19 ¤.Partantd’un séjourde l’auteur, l’histo-rienPhilippeArtières, à laVillaMédicis,à Rome, l’ouvrage évoque l’enquêtequ’ilmèneafin de réactiver lamémoirede sonparent PaulGény, philosophe, prê-tre et théologien assassinédans les ruesde la capitale italienne en 1925. Le texteévoluealors de PaulGényà sonmeur-trier, BambinoMarchi, en réunissant lejournaldu séjour romainde PhilippeArtières, des textes et des imagesd’archives, une adresse aumeurtrier,et les souvenirs de ce dernier.

LeChatdeSchrödingerdePhilippeForest,Gallimard, 336p., 19,90¤.PhilippeForest, prenantpour tramel’expressionmême«chat deSchrödinger», en révèle les potentialités,à travers l’évocationdu chat de l’expé-rience, des chats dans la pensée chinoise,et celle duphysicien Schrödinger.Le roman senouealors autourde la ques-tionde l’existenced’un être à la foismortet vivant, qui peut être à la fois le chatet l’auteur, vivantsmais d’une certainemanièremorts, la fille de l’auteur etla littérature,mortesmais d’une certainemanièrevivantes.

«Ce livre prétendparler demoi. Il insiste pourparler demoi. Ilme fait parler contremavolonté. (…) Toute réfé-renceme concernant est abso-lument fortuite, tout commeest fortuite la référence àdespersonnes qui auraient dûm’entourer ou àdes faitsqui auraient dûm’arriver. Celivre a été construit avec desmémoires et des souvenirsquemoi-même j’avais oubliés.Un livre plein d’erreurs qui,par unpur hasard, se révèlentexactes. Je pouvais en empê-cher la publication. Je pour-rais poursuivre son auteur.J’ai décidé au contraire d’inter-dire sanon-publicationet deme faire accuser par sonauteur. Car si ce livre existe,c’est dema faute puisquej’existe.»

Cattelan,Maurizio –autobio-

graphienonautorisée, page7

«Cet après-midi, j’ai achetémapremière soutane. Je suisallé chezBarbiconi (…). Je par-viens jusqu’àune vendeuse.Je lui demandeune soutane.Elle neparaît pas surprise. Elledoit avoir 20ans ; elle porteunpantalon. Elle sourit. J’évitede la regarder. Ellem’expliqueen italienque lamaisonpro-posedeuxmodèles (…) ; j’opte

pour le plus simple (…) ; jefermequelquesboutons,vais jusqu’aumiroir ; jemeregarde; je fais un tour surmoi-même; elle est unbrintropgrande. La vendeuse enjugedemêmeet en trouveuneplusajustée enmagasin.Je l’essaie, ellemevabien.Jeme sens bien.»

Vie etmortde PaulGény, page11

«Quandma fille était encoreen vie, qu’elle était toutepe-tite, et que lamaladie la tenaitéveillée dans la nuit, qu’elleappelait, jemontais jusqu’àelle (…). Jem’allongeais prèsd’elle et je lui racontais des his-toires. Des contes d’enfantsqui lui parlaientd’elle et denous. (…) Et quand j’avaisépuisé toutes les histoires queje connaissais, nous parlionsencore longtempsavant quevienne enfin le répit du som-meil ou que le jour se lève, lalumièrepassant par l’uniquefenêtre qui surplombait lapièce.Maintenant, jemedis,même si je sais que c’est ab-surde, qu’elle voulait, avantqu’il soit trop tard, que je luiraconte, comme si je les avaissues, toutes les histoires dumonde.»

LeChatde Schrödinger, page62

VincentDescombes,penseurdel’identitéDansunessaiclairet incisif, lephilosophedénouel’imbrogliodessensattribuésàlanotion,del’étatcivilà l’obsessioncommunautaire

Cattelan,Maurizio– autobiographienonautorisée(MaurizioCattelan. La biografianonautorizzata firmata),deFrancescoBonami,traduitde l’italienpar LuigiDePoli,Pressesdu réel, 112p., 13 ¤.Voici le récit, par sonami FrancescoBonami, duparcours de l’artiste italien,unedes plus grandes figuresdumondede l’art. De ses débutsdans lesmilieuxpopulairesde Padoue, dans les années1960, à l’annoncede la fin de sa carrièred’artiste, associée à la rétrospectivequilui a été consacrée en 2011 auGuggen-heim, àNewYork, sont évoquées lagenèsede ses grandesœuvres et sa pro-pre réactionaumondede l’art, et auxexigences liées à l’identité d’artiste.

Cetteconsciencequ’unepersonneprendd’elle-même,de sonmoi,de sa naturepropre

Entre volonté d’inscrirel’écriture dans le réel etutopie d’unemodificationdes choses par le discours,ces livres se tiennent auxfrontières de la fiction

Grande traversée

Les Embarrasde l’identité,deVincentDescombes,Gallimard, «NRFessais»,292p., 21 ¤

Extraits

30123Vendredi 25 janvier 2013

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

Poussièred’amourDélicieuxet inquiétanthuis clos, àciel ouvert, dansun villageperduduMozambique: après L’Accordeurde silence (Métailié, 2011),MiaCoutopoursuit sa valse lenteparmi lessiens, dansunpayshantépar l’his-toire coloniale, travaillé par ses désirsd’émancipation.Cette fois, l’étrangerblanc (portugais) est un jeuneméde-cin, dont la venueva bouleverser letrain-trainmortifère deVilaCacim-ba. Tombéamoureux, à Lisbonne, delamystérieuseDeolinda, le docteurSidonioRosa est envoyé, commecoo-pérant, dans le villagenatal de sa bien-aimée. Elle-mêmen’y est pas.Maisle jeunePortugais se lie avec sesparents, l’extraordinaireDonaMun-da et sonvieuxmarimalade, Bartolo-meu, ancienmarin, au verbe cru etpoétique. Entre la quêtede la fanto-matiqueDeolindaet la trivialité duvillage (ses habitants, ses sortilèges,ses éclopés), le roman tangue, nouantet dénouant les liens entre rêve et réa-lité.«Aimer, c’est être toujours entraind’arriver», lance le jeunehom-meobstiné. Comme lapoussière de lasavane,Poisons deDieu…, fable sa-vante et délicate, laisse sur la languela «saveur d’un temps suspendu».p

Catherine SimonaPoisons deDieu, remèdes dudiable(Venénos de Deus, remédios do diabo),deMia Couto, traduit du portugais(Mozambique) par ElizabethMonteiroRodrigues,Metailié, 168p., 17 ¤.

Saveurs LouisianeC’est par ses nouvelles gothiques,admirées par Dan Simmons ouDen-nis Cooper, que Poppy Z.Brite s’estfait d’abord connaître. Depuis, cetteAméricaine, née en 1967 à La Nou-velle-Orléans, a notamment publiéplusieurs romans, dont Plastic Jesus,traduit par VirginieDespentes (AuDiable Vauvert, 2002). AprèsAlcoolet La Belle Rouge (AuDiable Vauvert,2008-2009), Soul Kitchen est le der-nier volume de sa trilogie culinairede LaNouvelle-Orléans, une vastecomédie d’humour noir située danscette ville où Brite vit avec un chefcuisinier depuis 1989. L’auteur yembarque ses lecteurs sur un bateautypique duMississippi, un casinoflottant où s’élabore une drôle decuisinemélangeant spécialités du

Sud etmachinationslouches, et nappéed’une langue épicéebien contemporaine.A goûter absolu-ment.p Fl. N.aSoul Kitchen,de Poppy Z.Brite,traduit de l’anglais(Etats-Unis) parMorganeSaysana, AuDiableVauvert, 416p., 22 ¤.

Tracesde couleurDans l’histoirede la littérature, il n’ya riendeplus banal que le triangleamoureux: Sara Lövestams’enamuse. Et ce triangle est à desseindifférent:Martin aimePaulaparcequ’ellen’a pas de jambes,mais celle-ci lui préfère sameilleure amie Leo,punkettepas vraiment diplomate.Aux trois personnages correspon-dent trois différences, et trois façonsde les vivre. Commedans les plusconvaincants romansà l’eau de rose,lemystère bientôt éclairci de la nais-sancede Paula viendra tout boulever-ser…N’en jetezplus ! Et pourtant celafonctionne. Le style est blanc, commeun tissudélavé avecquelques tracesde couleur. La narrationest presqueplate, le textene tient quepar sespersonnages. Lemiracle est que cela

tienne, justement.Celademandeundrôle de talent, dont lepremier romandeSaraLövestamneman-quepas.pNils C.AhlaDifférente (Udda),de Sara Lövestam,traduit du suédoispar Esther Sermage,Actes Sud, 240p., 22 ¤.

Sans oublier

«Jamais éprouvéquelque chose de sem-blable. Etait-ce de la peur – l’Inconnus’étaitmanifesté justementdans cetteforêt etmoi j’étais en trainde la traver-ser –,mais finalement cette peur étaitmoins forte que celle que je ressentaishier, que celle que je ressens tous lesjours chezmoi. C’était unepeur fraîche,vitale, ressentie en faisant quelquechosed’actif et d’intentionnel – et cettepeur-làne paralyse et ne déprimepascomme l’autre peur vaseuse et fiévreuse

dans laquelle je stagnais jusqu’àhier,quand je n’étais que spectatrice loin-taine, passive, hébétée. Ce sont évidem-mentdes choses que je connais bien (…)mais expérimenterdans sa chair, per-sonnellement, que c’est vraimentainsique ça fonctionne, c’est-à-dire le décou-vrir, pratiquement, commesi onnel’avait pas déjà su (…) – ehbien, cela faittoujoursun certain effet.»

XY, page179

Guerreetpaixsousuncrânebosno-américainRéfugiéauxEtats-Unis, IsmetPrcicrestehantéparcequ’ilavécuenex-Yougoslavie.Ecrire luiévitelafolie

StéphanieDupays

On ne s’échappe pas si facilementde sa terre natale, même quandcelle-ci part en lambeaux. IsmetPrcic, lenarrateur-auteurdeCali-

fornia Dream, qui a quitté la Bosnie rava-gée par la guerre pour Los Angeles, est unhomme scindé, hanté par le sentiment den’être de nulle part : « J’ai l’impressiond’avoirdeuxcerveaux,deuxconceptionsdumonde, deux regards sur tout. Une faceA(méricaine)etunefaceB(osniaque).Jerêvede m’échapper, de sauter de la planète enmarche en laissantmesdeux cerveauxder-rièremoietdem’enprocureruntroisième.»

S’il est tenté par une fuite supplémen-taire, le narrateur, refusant de s’apitoyersur ses blessures, choisit finalement derecoller les morceaux de son identité enentreprenant une autre odyssée, celle de

l’écriture,suivantainsi lesconseilsdudoc-teurCyrus: «Nous sommes tous les hérosde ce tissu de conneries (…). Arrêtez de vousprendre la tête avec ce qui est vrai et ce quine l’est pas : vous allez devenir dingue.Contentez-vousd’écriremaisécriveztout.»

Lathérapieengendreceromanautobio-graphique foisonnant qui frappe autantpar sa puissance imaginative que par sonréalisme. Le titre original, Shards (« tes-sons», «éclats»), reflète ce morcellementd’une narration-patchwork composéed’extraitsdejournal intime,deMémoires,de petites fictions. Ismet a bien trouvé laforme exacte qui colle à sonmalaise, tantla narration en perspectives fuyantes enépouse lecours imprévisibleet chaotique,recourant à toutes les ressources du jeutextuel, mêlant les descriptions les pluscrues à l’invention la plus débridée.

Dans le premier récit, Ismet livre sonenfanceet son adolescencedansuneville,Tuzla,enétatdesiège,danslaquellelester-rains de foot se transforment en cime-tièreset les stades en campspour réfugiésde Srebrenica. Ismet passe sans transition

des jeux d’enfant à la vision des corpsdéchiquetés par les éclats d’obus. Prisentre une mère infirmière dépressive etunpèrevolage, il trouveuneéchappatoiresur lascèned’unthéâtre:«Ennage lesouf-fle court j’ai le sentiment d’exister pour lapremière fois. J’ignorais que le temps pou-vait être si dense, si vrai ; qu’un fragmentde ce tempspouvait vous envelopper, voussubmergerainsi.»

DoublemauditLe théâtre lui permetde fuir non seule-

ment dans l’imaginaire mais égalementdans un autre pays, puisqu’à l’occasiond’une tournée de sa troupe à Edimbourg,Ismet fuit auxEtats-Unis, échappantainsià l’incorporation dans l’armée. Mais unepartie de lui continue de vivre là-bas. Elles’incarne dans un récit mettant en scèneMustafa, émanation du cerveau débous-solé du narrateur, double maudit qui n’apaseu lachancedefuir,quihantelenarra-teur et cristallise sa culpabilité et sonangoisse: «J’ai laissé mon frère là-bas, j’ailaissémamère, mon père et mon premier

amour.Voilà.Toutestdit.C’estpourçaqueMustafa est tapi là, sous lamaison.»Maisles fragments les plus émouvants sontpeut-être les lettres, au désespoir mâtinéd’un discret humour, qu’Ismet adresse àsamèrerestéeenBosnieetdanslesquellesil décrit son quotidien d’exilé, ses amitiésfantasques et son amour compliquépourMelissa.

NéàTuzlaenBosnieen1977, IsmetPrcica émigré aux Etats-Unis en 1996, où il vitaujourd’hui. Il signe là un roman impres-sionnant. Sa façon de déstructurer la lan-gue, la logique et la chronologie peuventdésarçonner. Mais comment pourrait-onécrireautrementsur l’horreur, si l’onpen-seavec lenarrateurque,pourceuxquiontconnulaguerre,«lechaosestuneformedenormalité. Et la normalité – la vraie – serévèle éphémère et artificielle».p

FlorenceNoivilleenvoyée spéciale à Rome

J’ai voulu mettre en scène unesituation incompréhensible.Incompréhensible au regardde la raison,mais inexplicableaussi à l’aune de la foi.»NoussommesàRome,placeduPeu-

ple, un jour de décembre. SandroVeronesi commente en ces motssondernier roman,XY. Il expliquequ’il a volontairement placé ensoncentre«unénormetrounoir»,unmystère incommensurable. Etune interrogation en forme dedéfi : «Mon lecteur parviendra-t-ilà regarder cemystère en face?»

L’histoire se passe dans unebourgade perdue, San Giuda – ou«Saint-Judas», un nom qui aurason importance. La plupart desmaisons sont fermées. En hiver, ilnesepassequ’unechoseàSanGiu-da, c’est l’arrivée du traîneau deBeppe Formento qui, chaquematin, traverse la forêt pour veniralimenter l’épicerie en viande eten fruits frais. Lorsque le romans’ouvre, il ne reste là que 42 âmes.San Giuda est un lieu qui n’existepresqueplus.Et c’estbien la raisonpour laquelle «personne n’arri-vera jamais à comprendre pour-quoi ce qui a eu lieu a eu lieu juste-ment là, où il ne se passait rien…».

Car unmatin, «dans un terribleferraillementdesonnailles», le traî-neau de Beppe Formento arrivevide, tiré par un cheval terrorisé,

les yeux révulsés, le museau par-couru de tremblements quasihumains.Labête,biensûr,est inca-pablede laisserdeviner ce qui s’estpassé.Mais qui le pourrait? «Il n’ya pas de mots pour cela.» Ce quel’on découvre ce jour-là dans laforêt,cesontquinzecadavres,dontcelui de Beppe Formento. Chaquevictime a étémise àmort de façondifférente.Desmorceauxhumainssauvagement éparpillés dans laneige, sous un sapin glacé devenutoutrouge,commes’ilavaitétéirri-guépar le sangdesvictimes.

Un polar ? Oui et non. Disonsque le dernier roman de Veronesiest un thriller métaphysique.Thriller car porté par un suspensehaletant.Métaphysiqueparce quel’intriguesèmelespointsd’interro-gation et ne débouche sur aucuneconclusion. L’essentiel est la quêtequ’il reflète. «Mon entreprise étaitrisquée, admet Veronesi. Je savaisque le lecteur, à un moment ou àun autre, se dirait : “Je veux savoirce qui s’est passé.” Or, tout le livreest làpour luidirequenon, tel n’estpas le sujet.Cequim’intéresse, c’estcommenton vit avec lemystère.»

La prison de la raisonOr celui-ci est épais, très épais.

Les résultats des investigations nesont donnés qu’au compte-gout-tes. Et ils dépassent l’entende-ment. Exemple: l’autopsie paraîtformelle, l’une des victimes auraitété attaquée en plein bois par un…requin…appartenantàuneespèceéteinte! Devant tant d’irrationnel,la justice jette l’éponge. Elle finiramêmeparmaquiller les faits pourconclure à un attentat terroriste.

«A San Giuda !, s’exclame Vero-nesi. Cela m’amusait de montrerqu’on préfère aujourd’hui l’hypo-thèse terroriste absurde au simplefait de dire: “Nous ne comprenonspas.” Il y auncôté tristement comi-que dans nos sociétés. Elles sontenfermées dans une forme de rai-son qui devient uneprison.»

Né en 1959 à Prato, en Toscane,SandroVeronesiest l’auteurd’unequinzaine de livres, dont Chaoscalme (Grasset, 2008, son troi-sième livre traduit en français, etadaptéaucinémaparAntonioLui-giGrimaldi avecNanniMoretti). AFlorence, il étudie d’abord l’archi-tecture, avant de s’en détourner etde s’intéresser à la littérature. Ildévore alors les grands auteursaméricains – Richard Ford, PhilipRoth, ThomasPynchon, RickMoo-dyetsurtoutDavidFosterWallace,dont il admire Infinite Jest. Le ryth-me, l’«efficacité», la construction,bref la structure d’ensembledeXYdoiventmanifestementbeaucoupà la double formationde cet archi-tecte-écrivain. «Ils doivent aussi àRussell Banks et à son roman Debeaux lendemains (Actes Sud,1991), reconnaît Sandro Veronesi.Ce livre a eu surmoi une influence

directe. C’est une autre histoired’acceptation.» D’acceptation dequoi? Du mystère par excellence,incompréhensible, inouï, scanda-leuxet effroyablementbanal…« lamort…!», s’exclameVeronesi.

Il raconte que ses deux parentsétaiententraindemourirlorsqu’ilécrivait XY. «Tous deux étaientatteints d’un cancer. Ils sontmortspeu de temps l’un après l’autre.Lorsque j’allais les voir, je consta-tais que la lumière en eux faiblis-sait chaque jour un peu plus. Je nesavais pas quoi faire. J’inventaisdes stratagèmes pour retenir cettelumière. Quelquefois cela mar-chait, ils allaient mieux et je nesavais pas pourquoi… Personne neprend soin de nous face à cetteénigme. Personnene tente de nousconduireau-delàdu trounoir.»

Personne?Ni lesscientifiquesniles médecins, encore moins leshommes d’Eglise qui, au contraire,«exaltent le mystère». Alors Vero-nesiapensé:l’écrivainpeut-être?p

L’ItalienSandroVeronesipoursuitlamortdans«XY»,thrilleraussisanglantquemétaphysique.Ques’est-ilpasséàSanGiuda?

Mystèreetcorpsenmorceaux

Extrait

XY,de SandroVeronesi,traduit de l’italienpar Jean-PaulManganaro,Grasset, 456p., 22 ¤.

CaliforniaDream (Shards),d’IsmetPrcic,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parKarineReignier-Guerre,Les Escales, 424p., 22,50¤.

SANDRINE ROUDEIX/OPALE

Littérature Critiques4 0123Vendredi 25 janvier 2013

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

IrradianteperfectionAAtôra, aunord-estd’Honshu,DameHisonoffre«par complaisanceet commeparprivilège»unhavreaux transfugesde la vie quotidienne. Elle y accueillele couple illégitimecomme l’artiste enquêtedeper-fection. S’il peint des éventails («N’était-cepas rame-ner sagement l’art à duvent?»), Osaki Tanako consa-cre sa vie à réaliser l’harmonieparfaited’un jardinzen.Quand lepeintre et graphisteMatabei Reienarrive, à la recherchedu fantômed’une jeune femmequ’il a renversée àKobe, le vieux jardinier le prendcommeassistantet lui cède son improbableoffice.Matabei toucheà la rédemptionquandundrameordinaire – sonpropre assistant l’abandonne, brisépar la passion– est relayépar les élémentsdéchaînés.Séisme, tsunami et accidentnucléaire, la vie sereineest soudain anéantie,«chuedans l’océan commeuncerf-volantaubout de son fil». Conjuguant l’empa-thiepour les terresmeurtries et la célébrationde labeauté crue,HubertHaddadcompose le chant d’unenature suppliciée. Il offre en complémentLesHaïkusdupeintred’éventail (Zulma, 144p., 15,20¤) : «Auxyeuxde la lune/ la cascade et l’avalanche/ontmêmedurée.»p Philippe-JeanCatinchiaLe Peintre d’éventail, d’Hubert Haddad,Zulma, 192p., 17¤.

La rage de la boxeusePetit romanconcentréet ramassé,Miseaupoing estle troisièmedeFrançois Prunier, aprèsplusieursannéesde silence.Onapprécie la facture, laméti-culositéde ce récit d’uneboxeuseparmid’autres, à lapremièrepersonne.Norina estune jeune femmemétisse,unepetiteprofessionnelledans lamoyenne,uneouvrièreà la chaînequi s’en sort à la forcede sespoings.Destinmodeste,personnage relevé: unvraimauvais caractèredans ce textedense et sobre.A l’américaine, le romandeboxeestplutôt réussi,

notammentses scènesde combat. Fran-çoisPrunierpossèdeunvrai talentpourdire la violencequimontedans les bras, laconcentration, le vicedu combattant. Plusque la victoireou la défaite, on retientd’ailleursune sériede visages.Des visagesde femmesadmirables et anodines.Deprofessionnelles,de rageuses.UneMise aupoing sècheet convaincante.pNils C.AhlaMise aupoing, de François Prunier,Belfond, 236p., 19 ¤.

Adieu àHaydnDeFaubourgdes visionnaires (Gallimard, 1990) auGénéralHiver (ChampVallon, 2011), DominiquePagniera élaboréuneœuvrepoétiquemarquéepar leromantismeallemand.Egalementessayisteet roman-cier, il a consacrédeux livres àdesmusiciens,MonalbumSchubertet LeRoyaumedeRücken (Gallimard,2006et 2012) – où il évoqueLeopoldMozart.Dans LaMontrede l’amiral, il imagine, enun style savoureux– sur le tonde l’esquisseautobiographiqueécriteparle compositeuren 1776–, les souvenirsde Joseph

Haydn, à la veillede samort, en 1809. Lemusicien,naguère célébrédans l’Europeentière, s’est retirédansunepetitemaison,àVienne.Rythméspar des codicillesdesontestament, des épisodesde savie sedéroulent, de l’enfancemodesteau châ-teaudesEsterhazy: ceportrait émouvantrendhommageàunartistebienveillantet sensible.pMonique PetillonaLaMontre de l’amiral,deDominique Pagnier,Alma, 228p., 18 ¤.

Sans oublier

UnevraiefamilleduBronxSylvieWeil raconteavectalentethumour leromandesWeitzneretdesShackman, sabelle-famille, entreAmériqueetMitteleuropa

LA FORMATIONDE L'AUTEUR« DE L'INVESTIGATIONAU ROMAN »

Atelier d'écriture etcoaching hebdomadairesOUVERTURE LE 18 MARS 2013

Portes ouvertes à Paris1er et 2 février 2013

Info et dossier de candidature :Louise Muller [email protected] 46 34 02 30 ou 24 27www.aleph-ecriture.fr

Christine Rousseau

EndécouvrantKettlyMars dansle bureau de son éditeur pari-sien, souriante et chaleureuse,onenoublieraitpresquelapro-fondecolèrequiattiseAuxfron-tières de la soif, son sixième

roman. Un livre tour à tour sombre etlumineux, empli d’effrois et de beautésluxuriantes.A l’imaged’unpays,Haïti, oùelleestnéeen 1958et auquel elledemeureviscéralement attachée. Malgré l’amer-tume et un sentiment tenace d’impuis-sance qui l’habitent depuis le terribleséismedu 10janvier 2010.

«Peu après la catastrophe, paradoxale-ment, un vif sentiment d’espoir est né,consécutif à ces trois à quatre jours où,avant que l’aide internationale ne déferle,nous sommes restés seuls. Soudain, tous lesmursphysiques etmentaux sont tombés. Ilfallait s’entraider, s’oublier et juste êtreunemain, un bras. Ce mouvement était d’unebeautéextraordinaire…»Uneombrepassedans son regard. Après un silence, ellereprend: «Ensuite, tranquillement, noussommes retournés à notre routine, et ledésenchantements’est installé.Désenchan-tement de nous-mêmes, de nos dirigeantsetmêmedecetteaide.Oh,biensûr,sanselle,je ne sais pas ce que serait devenu ce pays.En même temps, cela me désole que noussoyonsaussidépendantsmatériellementetsurtoutdansnos têtes. Parfois, je pense quenousavonsperdu confianceennotre capa-citédeprendrenotredestin enmain.»

Maiscertainementpaslaforcedes’indi-gner,dedénonceretmêmed’espérer,com-mel’y invitesonroman,quidresseunétatdes lieux contrasté. Un roman post-séis-mequ’elles’est longtempsrefuséàcompo-ser. « Je sentais que c’était un passageobligé, or, dans l’écriture, je n’aimepasmesentir obligée de faire quelque chose parceque tout le monde le fait ou que l’éditeurl’attend. Et puis, c’était trop tôt pour moi,j’étais encore dans le deuil et dans le chocaussi bien physiquement que mentale-ment. » Pourtant, c’est bien d’un chocqu’est né son désir de ferrailler une foisencoreavec laréalité–uneconstantedansson œuvre. Ce choc, elle l’a ressenti endécouvrantàCanaan,non loindePort-au-Prince, leplusgrandcampd’Haïti, devenubidonville, qui regroupe aujourd’hui prèsde80000 réfugiés.

C’est sur cette terre des promessesbafouées, désertée par l’Etat et les autori-tés locales, que, pour redonner une partd’humanité à ces femmes, enfants etvieillards qui cohabitent dans le plusgrand dénuement, la romancière a choisid’ancrerlapremièrepartie, laplusoppres-

sante,de sonroman.Là, dans«cemélangede rires et de pleurs, de faims et de soifs»,dans cette «agglomération chaotique decarrés en contreplaqué et de maisons-bâches à dominante bleue, estampés desigles internationaux», elle dessine d’uneécritureâpre, incisive,douloureuse, lades-cente auxenfers de Fito Belmar. Un archi-tecteet écrivainàsuccèsenpanned’inspi-ration, quinquagénaire divorcé et père

d’une adolescente, qui tente d’oublier sesfrustrations, ses angoisses et ses impuis-sances, aussi bien sociales que sexuelles,auprès des fillettes soi-disant orphelinesque lui procureGolème, un ancien enfantdes rues reconverti dans le commerce dela déviance.

Se tenant àdistancede sonpersonnageet de ses gouffres, Kettly Mars alterne lespointsdevuepourorchestrerlarencontreentre deux mondes. Celui de Fito, arché-typede cette classemoyenne lettrée, dontlaromancièredépeint,au-delàdesperver-sions, l’immobilismeet laparessequipar-ticipent à l’enlisement social et politique.Et celui de Canaan et de ses enfants per-dus,vendusparfoispar leursparentspourquelques gourdes (la monnaie haïtienne)

et dont on «ampute l’innocence sous destentes enplastique».

Ni Gaëlle, sa maîtresse désabusée, niFranck, son ami, noceur et philanthroped’un genre particulier, ne semblent pou-voir stopper Fito dans sa chute. Reste Tat-sumi, une journaliste japonaise venuefaire un reportage sur la situation à Haïti,un an après le séisme. Malgré l’irritationet le trouble que suscitent ses questionstout autant que son corps de femme-enfant, Fito décide, le temps d’un week-end,d’emmenerla jeunefemmeauxAbri-cots, un petit village de pêcheurs du suddu pays où réside son ami, Jean-Claude(sous les traits duquel on reconnaîtra leromancier Jean-ClaudeFignolé).

LoindePort-au-Princeetdes tentationssulfureusesdeCanaan,danslabeautésau-vageet luxuriantede laGrande-Anse,prèsde la mer qui éloigne les spectres et pro-cure l’apaisement, l’étaupeu àpeu sedes-serre.Etaveclui, l’écritureondoyantedelaromancière haïtienne, qui retrouve sesaccents sensuels, charnels et poétiquesgrâce auxquels elle dépeint un autre vi-sage d’Haïti, où s’esquissent les contoursd’une renaissancepossible.

Se gardant de tout jugementmoralisa-teur,KettlyMars transcendesacolère, sonamertume, son désenchantement pouroffrir un chant d’amour et d’espoir ténumais salvateur.p

Critiques Littérature

LeHareng et le saxophone,de SylvieWeil,Buchet-Chastel, 496p., 23 ¤.Signalons la parutiondeChez lesWeil.André et Simone,en Libretto, 212 p., 8,70¤.

Josyane Savigneau

Ceux qui ont eu la chancede lire le premier livre deSylvie Weil, A New York iln’y a pas de tremblements

de terre (Flammarion, 1984)–donton attend toujours la réédition enpoche – ne seront pas étonnés deretrouver la communauté juivedu Bronx dans Le Hareng et lesaxophone. Mais cette foisl’auteur, qui a substitué la formedéliéedu récit à la contraintede lanouvelle, est plus libre. Après unretour vers sa famille, Chez lesWeil (Buchet-Chastel, 2009) – elleest la fille du mathématicienAndréWeil et la nièce de la philo-

sophe Simone Weil –, elle s’inté-resse ici à l’ascendance de sonmari, le psychiatre américain EricWeitzner.

Peut-être faut-il se reporterd’abordà l’arbregénéalogiquequifigureenfindevolumepourcom-prendre les méandres familiauxdans lesquels Sylvie Weil circule,avec jubilation, en soixante-qua-tre chapitres assez brefs.

Venue à New York pour passerdes vacances, en 1980, SylvieWeils’estmariée et y est restée. La pre-mière rencontre avec EricWeitzner, arrangée par un ancienpetit ami de Sylvie, n’a pas vrai-ment étéun coupde foudre.Mais,dès la deuxième, tout change, etils semarient trèsvite, sanspréve-nir personne. Ce qui n’est pas dugoût de Molly, la mère d’Eric. Sonfils bien-aimé épouse une Fran-çaise, «une prof à l’accent euro-

péen, débarquée d’un vieuxpays» ! Au moins, elle est juive.Mais c’est une faible consolation.Molly se moque bien de savoirquesa tanteet sonpère sontmon-dialement connus. Les parents etamis français de Sylvie s’indi-gnent. Elle, au contraire, estenchantéed’échapperaux«cohor-tes d’admirateurs» de sa tante.

Parler avec les voisinsLesWeitzner, la familledeSam,

le père d’Eric, sont venus de l’Em-pire austro-hongrois, mais per-sonne chez eux ne se préoccupedupassé.LesShackman, la famillede la mère, sont venus d’Ukraine,et «s’enorgueillissent d’un vérita-ble pedigree, d’un mythe fonda-teur, d’un lointain ancêtre qui leuradonnéleurnom».Maisilsneveu-lentguèreensavoirplus,car, com-me le dit Molly à Sylvie, qui, elle,

s’intéresse aux pérégrinationsdes ancêtres, «pourquoi penserencore à toutes ces vieilles his-toires? (…) Tu es enAmérique.»

Ces«vieilleshistoires»passion-nent Sylvie. Tout comme ce quar-tier du Bronx où elle vit avec sonmari. Elle aimeparler avec les voi-sins, quand ils descendent leurschaises et s’installent sur le trot-toir. Elle écoute les vieilles dames,qui «évoquent souvent avec nos-talgie une époque où le quartierétait élégant». Il est devenu sale,délabré, « les vandales démolis-sent tout», «sans compter les anti-sémites». On retrouve ici l’échodes personnages d’A New York iln’yapasde tremblementsde terre.

Contrairement à ceux quirecherchent les traces des victi-mes de la Shoah, comme DanielMendelsohn (Les Disparus, Flam-marion, 2007), Sylvie Weil veut

reconstituer le parcours desvivants,de ceuxqui, à temps, sontarrivés en Amérique. Avec sontalent pour le portrait et sonhumour, elle les rend tous pro-ches. Sam Weitzner et son saxo-phone ; Molly et son rude carac-tère ; Shmiel-Haïm Shackman, safemme Esther et tous les autres,dont leur petite fille Ida, devenueEileen, qui prétend être née dansl’Ontario par refus d’être vuecomme une immigrée et qui, unjour, dans la rue, feint de ne pasreconnaître sa grand-mère…

Du XIXe siècle à ce début duXXIe siècle, on va et vient, avecbonheur, d’Ukraine en Amérique– après un arrêt angoissant à EllisIsland –, de la vente de harengs àune certaine aisance, de traditionen modernité, d’un roman fami-lial à l’autre. Et on en voudraitencoreplus.p

Canaan et de ses enfantsperdus, vendus parfois parleurs parents pour quelquesgourdes (lamonnaie haïtienne)

Auxfrontières de la soif,deKettlyMars,Mercurede France, 166p., 16,50 ¤.

«Auxfrontièresdelasoif»est leromanpost-séismedel’HaïtienneKettlyMars.Habitédecolère,dedésenchantementet,pourtant,d’espoir

Pourquelquesgourdesdeplus

Dans le camp-bidonville deCanaan, près de Port-au-Prince.

RENAUD PHILIPPE/STIGMAT PHOTO

50123Vendredi 25 janvier 2013

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

CoinenfoncédelamémoireSurvivantdelaShoah,OttoDovKulkaenestdevenul’historien.Il luiafallulongtempspouraccepterdetransmettresessouvenirsd’enfance,dansl’exceptionnel«Paysagesdelamétropoledelamort»

NicolasWeill

Le philosophe PaulRicœur (1913-2005), à lafindesonexistence,crai-gnait que la mémoirevive des grands massa-crescollectifsduXXesiè-

cle ne finisse par éclipser touteréflexion sur le destin ou la mortdes individus. A sa manière, lagenèsedu livre étonnant et inclas-sabledel’historienOttoDovKulkaconstitue une réponse à ce soucilégitime.

L’origine de Paysages de lamétropolede lamort, c’est d’abordledestind’unhomme.NéenTché-coslovaquie en 1933, ce fils d’unjournaliste tchèque appartenantauxmilieux juifs germanophonesde Prague a été déporté avec safamille dans le camp-ghetto deTheresienstadt,puisenvoyéàAus-chwitz en septembre 1943. Il estpar la suite devenu un spécialistede laShoah, inlassabledécouvreurd’archives et éditeur de sourcesallemandes.

A Auschwitz, il est interné dansle «camp familial», où les condi-tions sont relativement meilleu-res que dans le reste de ce qu’ilappelle la «métropolede lamort».Comme il l’explique, cette fois enhistorien, en annexe du volume,les SS avaient préservé une partiedes transports en provenance deTheresienstadt dans l’éventualitéd’unevisite de la Croix-Rouge.Dèslors que ceux-ci acquirent laconviction que la délégationsuisse ne pousserait pas la curio-sité jusqu’à passer les barbelésd’Auschwitz, le «camp familial»fut brutalement liquidé.

Lepère,Erich,et lefilssontsépa-rés d’Elly, lamère, qui est envoyéeau camp de Stutthof (elle mourradanslesenvirons,auborddelaBal-tique, après une évasion réussie).Erich etOtto sont parvenus, eux, àsurvivre et à surmonter l’épreuvedes «marches de lamort» qui sui-virent, en janvier1945, la disloca-tiondu camp.

«Mythologie personnelle»En 1949, le jeune Otto Kulka

décidait de rejoindre Israël. Sonpère, qui ne cessade combattre lesdénégations et les silences offi-ciels sur la participation massivedes juifs à la Résistance dans sonpays, ne quitta la Tchécoslovaquiecommuniste qu’après l’échec du«printempsde Prague», en 1968.

Un destin d’Europe au XXe siè-cle donc, pour Otto Kulka. Nantid’un prénomhébreu (Dov), le res-capé devient historien à l’Univer-sité hébraïque de Jérusalem et auMémorial de la Shoah à Yad

Vashem.Son travail l’amèneàétu-dier les réactions des commu-nautés juives en Allemagne face àla montée des périls, dans lesannées 1930, ainsi que l’opinionpubliqueallemandefaceàla«solu-tion finale». Il établira la luciditédes premières et l’acceptation dela seconde.

Mais la distance scientifique nepermet pas, selon lui, de restituerles paysages de la mort qui sontaussi ceux de son enfance. Ainsi– c’est sa «mythologie per-sonnelle»–, ce ciel bleu au-dessusd’Auschwitz sillonné d’«aéro-planes argentés», l’été 1944 ; ildemeure imprimé dans sa mé-moire, «pierre de touche de labeauté» enmême temps que sou-venirde l’horreur.

Au début, Otto Dov Kulka secontente de tenir un journal inti-me où il consigne ses rêves et sessouvenirs. Une partie lui est déro-bée lors d’un cambriolage à Lon-dres, en 1961.De l’atmosphèreoni-rique de cesmilliers de pages iné-dites, trois brèves entrées citées àla fin du livre ne laissent qu’entre-voir la richesse.

La matière des Paysages estautre. Elle consiste en une série demonologues autobiographiquesenregistrés en hébreu avec uneamieentre1991et2001.Hormisdecourts extraits diffusés dans une

émissionde laradio israélienneenjanvier1999,OttoDovKulka renâ-cle, des années durant, à rendre cematériau public et plus encore àenfaireunlivre.Demêmesetient-ilàl’écartdelaproductionnonéru-dite proliférant sur «ces sujets». Ilconfesse n’avoir jamais vu Shoah,deClaude Lanzmann (1985).

«C’est seulement après avoirachevé le troisième demes grandsprojets de recherche entre1997 et2010, explique-t-il, que j’ai pris ladécision de rendre accessibles aupublic mes quêtes personnelles etnon académiques.»Ces réflexionssur la mémoire et l’imaginaire,

arrachées presque à son corpsdéfendant, sont comme «Pallas-Athéna, née toute armée du frontdeZeus». Il tiendrad’ailleursà leurconserver leur style oral.

L’œuvre de Franz Kafka et l’in-quiétante étrangeté du réel quiimprègnesonécriture luiont servide boussole. Otto Dov Kulka affir-meavoir trouvéchezl’auteurdeLaColoniepénitentiaire l’atmosphèrejuste, entremémoire du survivantetneutralitéde l’historien.

Dèslors, ilacceptequelemanus-crit soit transcrit et traduit enanglais par l’historien RalphMan-del et organise une discussionavec ses collègues et amis toutautour du monde. Mais ce n’estqu’endécembre2010qu’il accepteenfin de proposer le texte à l’édi-teur Penguin UK. La traductionanglaise devient la version autori-sée, source pour les traducteurs.L’original en hébreu, dûment édi-té, devrait sortir prochainementaux éditions Yedioth Books. Unedouzaine de traductions sont pré-vues et la version française est lapremière.

D’où ce livre, ni témoignage nimémoire, structuré par l’effort deremémoration qui l’a produit,plusquepar le contenuobjectif del’expérience concentrationnaire.Il en dit autant sur «l’homme auxabords de la soixantaine et plustard» en proie à ses souvenirs quesur « l’enfant pensif de 10-11 ans»quihabitait lecomplexemortifèred’Auschwitz-Birkenau.p

Aujourd’hui,«lamamma»estmorte…

Paysages de lamétropolede lamort(Landscapesof theMetropolis ofDeath),d’OttoDovKulka,traduit de l’anglais parPierre-EmmanuelDauzat,AlbinMichel, 204p., 16,50 ¤.

C’est d’actualité

Uneenfancevolée,entreghettos,barbelésetcrématoires

LUI-MÊMEN’APASCOMPTÉ.Nous, nousn’avonspas eu le courage. Combiende foisMassimoGramellini a-t-il écrit cemotde«mamma»dans son livre, Fai bei sogni(«Fais de beaux rêves», édité chez Longa-nesi) en têtedu classementdes ventes en Ita-lie depuis sa sortie en février2012 et dont letiragevient de dépasser lemilliond’exem-plaires? Cemot, si souvent répété, est nonseulement le thèmede ce récit qui sortiraenFrance chezRobert Laffont en avril,maisprobablement la clé de son succès.210pagespour raconter lamort volontaired’unemère, laissantunmari inconsolableetunpetit garçonquimettra prèsde qua-rante ans à découvrirunevérité qu’on lui asoigneusementcachée, qu’il a frôlée sou-vent et qu’il n’a peut-être pas vouluvoir.

«C’est la biographied’un orphelin,expli-queMassimoGramellini, journaliste etvice-directeurduquotidienpiémontais LaStampa. Je n’ai raconté demavie que ce quiconcerne lamortdemamère et les réper-cutions en chaîneque cet événementaprovo-quées dans tous les choix que j’ai pu faire parla suite.»Audépart, l’auteur voulait écrireun livrepour appeler les Italiens à seréveiller et à sortir, dit-il, «de leur tendanceaux lamentations, au victimismeet à l’auto-flagellation». Sa proprehistoirene devaitconstituerque le premier chapitre, unesorted’exemple àméditer.«C’estmonédi-teur quim’a convaincuquemonexpérienceétait en soi le sujet d’un livre.»

Unsujet particulièrement sensible dansunpaysoù le lien entre lamère et l’enfantmâle constitueundes fondementsde lasociété italienne, où les fils,mêmedevenusgrands, se doiventde vénérer cette «mam-ma» qui les amis aumonde. Le suicidede lamère, la rupturevolontairedu lienœdipien,n’est pas prévudans ce contrat.«Quandmesamis se lamentaient d’avoirunemèretropenvahissante,moi je les enviais. J’ai idéa-lisé ce quim’avaitmanqué.Onpeut substi-tuer un enfant disparupar unautre enfant,unamour parunautre amour,mais lamèreest unique. Le typede lien qu’onaavec ellenepourra jamais être reproduit. Etre orphe-lin, c’est commede jouer au football pourununijambiste.On est handicapéà vie.»

Cemanqueenvahit Fai bei sogni commeunemaréemontante. Il court tout au longdes 210 pages.«J’ai pensé sans arrêt à cettefemme, raconte l’auteur. J’ai pensé à ellequand le Toro (l’autre équipede football deTurin, après la Juventus)agagné le cham-pionnatd’Italie, quand j’aimarquémonpremierpenalty, quand j’ai passémes pre-miers examens.»

Contagionde confessionsParfois étouffant à force d’être émou-

vant, le récit deGramellini a suscité unevaguede confessionsdont il est le destina-taire. Des dizainesdemilliers de lettres luisontparvenues. La sincérité de sa confes-sion en a engendréd’autres. Unevéritablecontagion.«Onm’écrit pourme confier dessecrets de famille.Un correspondantadécou-vert que sonpère était homosexuel, unautrequ’il était un enfant naturel… J’ai l’impres-sionde vivre dansunpaysplein de secretsdont je suis à présent le dépositaire.»Unsignedes temps? «Peut-être. Il y a dix ans lapudeur et les scrupules l’auraient emporté.Mais la crise économique conduit chacunàse concentrerdavantage sur soi-même.» Ilaura fallu quaranteans et ce livrepour quelepetitMassimo, orphelin à 9 ans, «rebou-che le trounoir»de sa biographie. Samère,dont on lui avait dit qu’elle était décédéed’une crise cardiaque, s’était en réalité défe-nestréeunenuit de décembreà Turin.Dépression,mal de vivre. Les silences desunset des autres, la culpabilitédupère, saproprepeur de savoir, ont dépisté sesrecherches.«Nouspréférons ignorer la vé-rité, écrit-il.Pourne pas souffrir, pourne pasguérir, parce qu’autrementnousdevien-drions ce quenous avonspeur d’être: com-plètement vivants.»

Pourtant, cette vérité,MassimoGramel-lini était bienplacé pour la savoir. Elle étaitenfouiedans les archivesde La Stampa, à ladate exacte dudrame. Là, l’attendait le petitarticle sur deuxcolonnes qui relatait l’évé-nement: «Unemère se jette du cinquièmeétage.»Tout y était: l’adresse, le nomdesprotagonistesetmême sonprénom… «Pourun journaliste, s’amuseGramellini, c’est cequ’onappelle “passer à côté d’une info”.»p

AVOIR 11ANSdansuncentred’extermi-nation,puishabitertout le restantdeses joursdansune«Patrie de lamort»,voilà l’expérienceàlaquellenous conviece livrequine rentredansaucundes

genresconnus.Cequi frappe, c’est la luci-ditéquiaccompagnecet exceptionnelretour sur lepasséet qui tient enpartieau fait que c’estunenfantqui l’avécu.Pourunadulte, la discordanceentre lemondenormaletAuschwitzétait eneffet terrassante, remarque l’auteur.Maispour l’enfant, au contraire, toutsembleallerde soi,même les épreuves

lesplus absurdes– commecellesquetraversent lesprotagonistesdeKafka,écrivaindont laprésenceest insistanted’unboutà l’autrede l’ouvrage.

Pourquoiun SSpourtant connupour son exceptionnellebrutalité éviteau jeuneKulka, parun caprice inexpli-cable, unemort certaine en l’expédiantvers le «groupedes jeunes»destinés autravail etnon à l’extermination?Qu’est-ce qui inspire à une âmepréadoles-cente la résolutionde regarder en faceune exécutionpubliqueau lieu debaisser les yeux?Qu’éprouve-t-onquandon s’est frotté à la clôture électri-fiéedu camp, qu’on se croitmort et quelemondeque l’on imagineêtre celuides trépassésne diffèrepas tant quecela de celui des vivants?

Si cette remémorationne vaut pasrédemptionpar l’écriture, si AuschwitzdemeurepourOttoDovKulkaunepri-son au-delàdes limites de l’existencematérielledu camp– c’est en cela aussiqu’il est appeléune «métropole» –,jamaisnemonte le sentimentde la ven-geance. Se venger en effet aboutirait àclore l’univers sur lui-même. Ce seraitse priver desquelques éclats d’une«lumièrenouvelle».pN.W.

«Dans les baraques des enfants,il y avait un chef de chœur. Sonnom,autant qu’ilm’en sou-vienne, était Imre (…).Naturellement, la question que jemeposais, et que je continueàmeposer à ce jour, est ce quimotivacet Imre – nonpas pourquoi ilorganisa le chœurdes enfants (…),mais ce qu’il croyait, quelle étaitson intention en choisissantdejouer ce texte (l’Odeà la joiedeSchiller) enparticulier, un texte

qui passepour unmanifeste uni-versel pour qui croit à la dignitéhumaine, au futur – devant ces cré-matoires, à l’endroit où le futurétait peut-être la seule chose défi-nie qui n’existait pas (…).Je pense à la possibilité que ce fûtunacte de sarcasme extrême, jus-qu’à la limite ultimedupossible,d’autodérision.»

Paysagesde lamétropolede lamort,

pages45, 48, 49 et 51

AAuschwitz-Birkenau.ÉRIC FACON/LE BAR FLORÉAL.PHOTO

Histoired’un livre

Extrait

Philippe Ridet, correspondant à Rome

6 0123Vendredi 25 janvier 2013

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

D.R.

ANDREAMOLESINItous lessalaudsne sont pasde vienne

« Une chronique familiale très réussie sur fondde première guerre mondiale. Avec talent,

Molesini dévoile peu à peu un universde faux-semblants où coexistent amour

et haine, esprit patriotique et héroïsme quotidien. »Fabio Gambaro, Le Monde des livres

PRIX CAMPIELLO 2011

Je suis bipolaireQue fait une anthropologue, commeEmilyMartin, l’unedesvoix les pluspassionnantesde cette discipline auxEtats-Unis,lorsqu’elle reçoit undiagnostic de troublesmaniaco-dépres-sifs? Elle participeà des groupesdepatients, enobservantdel’intérieur comment ceux-ci font uneplace à l’irrationneldansleurs gestes et leurs récits devie.Mais elle collectionneaussi lesarticlesde journaux, pourmontrerque le «troublebipolaire»est à la fois combattupar l’industriepharmaceutiqueet cultivépar le capitalismecommeune ressource créative.Lamanie et la dépressionnous fontparler de noshumeurs, denos émotions et denosmotivations, commecequ’il fautme-surer, équilibrer, «optimiser». EmilyMartin remarquequ’alorsque le système financier a puêtre décrit comme«maniaque»,saisi pardes «esprits animaux», unepersonnemaniaco-dépres-sive est considérée commeinsuffisammentperformantepour

travailler à l’université…A l’originalité de cetterecherche, il faut ajouter l’écriturede l’anthropolo-gue, puissante et sensible, attentive à des viesmenta-les singulières. Souvent critique envers sapropreculture, elle progresse selondes variationsd’humeuradmirablementmaîtrisées.p FrédéricKeckaVoyage en terres bipolaires.Manie et dépressiondans la culture américaine (Bipolar expeditions),d’EmilyMartin, traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Camille Salgues, Rue d’Ulm/Presses de l’Ecole normalesupérieure, 416p., 25¤.

Duhaut d’OlympeGrandevoixdu féminismemoderne, BenoîteGroult ne serésoutpas, à 92ans, à l’obscuritéqui entoure la figured’OlympedeGouges (1748-1793). Aussi propose-t-elleune lumineuseanthologiedes textespolitiquesde cette pionnière, tenueparlesConventionnelspourune «virago» etune «impudente».Outre sesRemarquespatriotiques (1788) et ses décapantesRéflexions sur les hommesnègres (1788), il faut relirenotam-ment sa formidableDéclarationdes droits de la femmeet de lacitoyenne,adresséeà la reineMarie-Antoinetteen septem-bre1791. Le choix illustre lamodernité inentaméede la pasio-naria, qui eut le droit demonter à l’échafaudsinonà la tribune.Cette fougueuseprésentationde la «première féministemo-derne» aurait toutefoisméritéd’être éditée avecplusde soin,tant les scories accablent: Lesage etMarivaux,morts depuislongtemps, secondantChénier en 1790; Rolandmontant àl’échafaudalors qu’il se suicide loinde Paris en apprenant lamortde sonépouse; LouisXVI encore vivant après le 21jan-vier1793…Olympeest-ellemaudite? p Philippe-JeanCatinchiaAinsi soit OlympedeGouges, de Benoîte Groult,Grasset, 208p., 18¤.

Sans oublier

Propos recueillis parJulie Clarini

Eminente juriste et théori-cienne avant tout, professeurau Collège de France, MireilleDelmas-Marty livre avec sonnouvel et bref ouvrage, Résis-ter, responsabiliser,anticiper, le

fil d’Ariane de son œuvre prolixe centréesur l’internationalisation du droit. Dansles quatre volumes des Forces imaginan-tes du droit – qui viennent d’être rééditésen coffret, Seuil, «La couleur des idées»,99¤–,elleavait transformélamondialisa-tionenterraind’étudespourconcevoirun«universalisme pluraliste», ou commentrelativiser le relativisme sans renoncer ànos différences. Cette fois, elle s’interrogesurcequepeutledroitfaceauxeffetsdélé-tèresdelamondialisation,faceàl’aggrava-tion des exclusions sociales, à lamultipli-cation desmenaces sur l’environnement,à lapersistancedescrimesinternationauxlesplusgravesouencoreaurisqued’asser-vissementcrééparlesnouvellestechnolo-gies. L’intervention de la France au Malinourritsaréflexionsurlesprocessusd’hu-manisationquepeut porter le droit.

De quel droit la France auMali?Au nom des résolutions du Conseil de

sécurité de l’ONU sur le Mali. La 2085 du20décembre 2012 souligne l’urgence àintervenir : la menace est «grave» et « letempspresse».

Mais la résolution 2085 parle d’une«force africaine»…

Certes,mais elle précise que la commu-nauté internationale doit «apporter sonconcours», la formulevisantaussi lesEtatsmembres. De plus, la résolution fait réfé-renceàlaCourpénaleinternationalesaisiepar le Mali en juillet2012. Avant d’ouvrirune enquête officielle, la CPI fait un «exa-men préliminaire» de la situation. Pour leMali, elle décrit des comportements, telsquemeurtres, viols, tortures, destructionsde biens culturels, pillages, recrutementd’enfants soldats, constituant des crimesde guerre, voire des crimes contre l’huma-nité.C’estàl’issuedecetexamenquelaCPIa décidé, le 16 janvier, d’ouvrir une en-quête. Ces examenspréliminaires, renduspublics sous la pression de la Fédérationinternationaledesdroitsdel’homme,sontdevenusunepartieimportantedudisposi-tif. On réduit souvent la CPI à ses condam-nationsmais, enamontdesprocès, un tra-vail souterrain considérable est mené surpresque tous les continents, par exempleenCorée, enGéorgie, enColombie.

Ne retrouve-t-onpas vos troisséquences: résister, responsabiliser,anticiper?

Oui.D’abordrésisterà labarbarieetres-ponsabiliser les titulaires de pouvoir :quand la paix mondiale est gravementmenacée, les Etats doivent effectivement«apporter leur concours» et les auteursdesactesdebarbariedoiventêtrepoursui-viset jugés. La séquence laplusprobléma-tique, c’est l’anticipation.Pourque la paixsoit durable, il faut préparer l’après-guerre et c’est tout l’équilibre de la régionqui est à repenser.

Responsabilisationdes acteursinternationauxauMali,mais blocageen Syrie…

Il fautgarderà l’espritqueledroit inter-national, malgré ses avancées, est forte-mentmarquépar les relationsdepouvoir,ne serait-ce que parce que les juridictions

internationales n’ont pas depolice à leur disposition. Ega-lement en raison du droit deveto des grandes puissances.C’est ainsi que, pour la Syrie,la Russie s’oppose à la saisinede la CPI, mais il ne faut pasexclure une évolution, car ils’agit d’un domaine haute-

mentimprévisible.Onl’avupour laLibye.Qui aurait imaginé, quelquesmois avantles événements dits des «printemps ara-bes», que le Conseil de sécurité saisirait laCPI au sujet d’un personnage aussi puis-sant à l’époque que Kadhafi, sans provo-quer l’opposition de membres perma-nents, comme la Chine, la Russie ou lesEtats-Unis,quin’ontpasratifié leStatutdelaCPI?LesEtats-Unisavaientmêmenégo-cié des accords bilatéraux pour tenterd’empêcherlacréationdelaCour(quiseramalgré toutmise enplace en 2002).

Dans votre livre, vous parlez,tout demême, d’un certain retour dusouverainisme.

On peut distinguer plusieurs phases.Au lendemain de la seconde guerremon-diale, en 1948, la Déclaration universelledes droits de l’homme consacre, au sensle plus fort du terme, l’universalisme desdroits de l’homme. Façon indirecte, pourreprendre une formule attribuée à RenéCassin, de «désacraliser » l’Etat. Peuaprès, la guerre froide entraîne un gel del’universalisme et lemaintien d’une sou-veraineté quasi absolue des Etats, endépit de la montée en puissance des juri-dictions régionales, notamment en Eu-rope. Troisième phase, la fin de la guerrefroide,àpartirde1989,marqueuneouver-ture à l’échelle européenne mais aussiglobale, notamment avec la création del’Organisation mondiale du commerce,en 1994.Certes lamondialisationdudroitest sélective et fragmentée. Les frontières

s’ouvrent aux capitaux et aux marchan-dises et restent fermées aux migrations.Jusqu’au11septembre2001,onpeutnéan-moinsvoiruneconvergenceentreglobali-sation économique et financière et uni-versalisme des droits de l’homme, pourmettreenplaceundispositifdemondiali-sationdudroit auconfluentdumarchéetdes droits de l’homme. En revanche, lesattentats du 11-Septembre semblententraîner un repli souverainiste, au nomde la défense de la sécurité nationale. Unrepli seulementapparent, carenpratiqueles attentats de 2001 sont révélateurs del’apparition de ce terrorisme global, quel’on retrouve aujourd’hui au Sahel, etqui brouille la distinction, essentielle endroit international, entre crimeet guerre.Le mouvement est plus chaotique quelinéaire.

En droit international, lemouvementn’est pas linéaire, cette réflexion est aucœur de votre pensée.

Oui, j’essaie de travailler sur la com-plexité des processus d’internationalisa-tion du droit, y compris les problèmes devitesse. Par exemple, les dysfonctionne-ments créés quand deux ensembles denormes, comme le droit du commerce etcelui des droits de l’homme, ou des droitssociaux, s’internationalisent à des vites-ses différentes. La raison de cette com-plexité est qu’il n’y a pas de système dedroit cohérent et stable au niveau mon-dial.AdéfautdecréerunEtatmondial–aurisque de favoriser l’hégémonie d’unesuperpuissance –, il faut donc tenter unesortedemiseenharmonie,que jenomme«pluralisme ordonné» et qui suppose undroit suffisamment souple et évolutifpour ne pas éradiquer les différences,mais suffisamment cohérent et stablepour assurer uneharmonied’ensemble.

Pourquoi croyez-vous qu’il y a,au fond, un cheminpossible vers lacohérence? N’est-ce pas uneutopie?

Je poserais la question à l’envers: je nevois pas comment une société peut vivresans un horizon, sans une utopie. Je suistrès proche de la pensée de Ricœur: unesociété peut fonctionner sans idéologie,mais pas sans utopie, «car ce serait unesociété sansdessein». Quand la ligned’ho-rizon est brouillée, l’utopie joue un rôledynamique,pourélargir lechampdespos-sibles, mobiliser les énergies, mettre enmouvement l’imagination et la volontéhumaine. J’ai utilisé parfois lamétaphoredes nuages ordonnés, pour décrire cesensembles juridiques en formation. Cettemétaphore symbolise l’instabilité, maissuggère aussi le souffle, l’esprit, qui doitanimer les mouvements du droit. Entrel’esprit de compétition, l’esprit de solida-rité, l’esprit de conservation et l’espritpionnier, le choix reste ouvert.p

Critiques EssaisL’arméefrançaiseauMali?Dequeldroit?NousposonslaquestionàMireilleDelmas-Marty,auteurde«Résister, responsabiliser,anticiper»

«Résisterd’abordàlabarbarie»

Résister,responsabiliser,anticiper,deMireilleDelmas-Marty,Seuil, 196p., 18 ¤.

Forces spéciales de l’armée françaiseàMarkala, auMali, le 18 janvier.

SYLVAIN CHERKAOUI/COSMOS POUR «LE MONDE»

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Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

Unmondeplusjuste, si jeveux50000MORTSPAR JOUR, 365jourspar an.Mais pasun candidatn’en a soufflémot. Dans les flotsdeparoles, deproblèmesetdepro-messesde la dernière campagneprésidentielle, personnene s’estpréoccupéune secondede la plusgrande catastrophehumanitairecontemporaine: lesmontagnesde cadavres généréespar la gran-depauvreté. 18millionsdemortspar an, sansque jamaisunhom-mepolitiqueévoque la questionde ce quenouspouvons faire.Nosemplois, nos retraites, notrepou-voir d’achat, notre bien-être etnosdroits, serait-ce tout ce quicompte?Vraiment?

LephilosopheAlainRenautnesupporteplus ce silence étouf-fant, cette façondedétourner leregard.Mais, si la compassionl’étreint, si l’indignation lemeut,il sait aussi combien, à elles seu-les, ces émotionsnemènentpasloin. Pour avancerdans l’action, ilfaut s’engager d’abord, patiem-

ment, dans les analyses, s’immer-gerdans les faits, les données etles statistiques, critiquer les outilsdemesure enplace et les indicesenvigueur, confronter les appro-ches théoriques, discerner leursimpasses, proposer des solutionsintelligentes. Car ce n’est qu’à ceprix quepeut se construireunethéorie de la justice globale quifait encore défaut.

Car la questionde la justice– c’est le point de départ et d’arri-vée de ce livre touffumais indis-pensable –n’est plus à penser entermesde relations entrequel-ques individus, ni au seind’unecité oud’unEtat,mais à l’échellede la planète entière. Toutes lesquestions sontdonc à reprendredans cette optiqueglobale. Droitshumains, développement, «capa-bilités», redistribution, sont àsituerdans ce paysagemondial,fait d’inégalités criantes aux-quelles ondoit cesser de faire lasourdeoreille.

Leparcoursd’AlainRenaut,denseet inévitablementexigeant,reprend l’analyse critiquedesdivers indicesdedéveloppementhumain, revient sur lanotionde«bien-être», examine l’antinomiemajeureentre ceuxquimettentenavant lanécessitédepouvoiraccédereffectivementauxbienspremierset laproblématiquedescapabilités (AmartyaSen,MarthaNussbaum)et ceuxquimettentaucontraire l’accent sur la répartitionet l’exigencededéveloppement(JohnRawls et ses successeurs).

L’éthique,dans sanuditéCepériple théoriqueoriginal,

novateursurbiendespoints,méri-te évidemment lectureattentiveetdiscussionserrée, dans lamesuremêmeoù le chantierde la«justiceglobale» est à la fois crucial et en-corepeuconceptualisé.Maisonne sauraitoublierqu’en findecompte l’essentiel, ici, ne relèvepasdes concepts,ni simplement

dudroit, nimêmede lapolitique.Ceque rappelle le philosophe,avecune flammeparfoisperceptiblesous lesargumentset lesdémons-trations, c’estque l’éthique,danssanudité, est déterminante.

Fauted’unedémonstrationquicontraindrait la totalité des êtrespensants, en l’absenced’un Etatmondial, la seule chosequi puisseenclencherdes processus effica-ces, ce sontnos sursauts. Chaquefois quenouspouvons – à lame-suredenosmoyens, de nospossi-bilités d’agir –, il faut nous souve-nir de l’inacceptable, faire en sortedenepas l’accepter, alerter lesentreprises, les dirigeants, les poli-tiques…pour qu’il y ait, peu àpeu,demoins enmoinsdemorts parpauvreté et de souffranceshumainespar injustice.p

Denis Podalydèsde la Comédie-Française

JacquesRoubaudetsonacteur

Figures libres

EN 1981, JACQUESROUBAUDpublie, en ouverturede sonrecueilDors (Gallimard), un très beaupoème, «Dire la poésie».Il réclameunediction «monotone répétitive imperméable indif-férente», en concluantpar cesmots : «La voix reste/semblableàla voix qu’elle était dans les lieux les/momentsde la composi-tion.» Je fus frappépar ce texte qui semblaitmedire, àmoi,acteur, que jen’avais rien à faire là.

Or, j’aime, depuis très longtemps, lire et dire Roubaud. J’aimelire et dire la poésie. Ilme semble que la poésie s’achèvedanscet exercice souventdécrié, ridiculisé, et que je trouve trèsbeau, qu’est la diction.

J’ai d’ailleurs eu l’occasion, il y a unequinzained’années,d’endébattre avecRoubauddansune émissionde radio, où j’aicru sentir qu’il étaitmoins enphase avec «Dire la poésie».Nous convenionsqu’il faut tout demême tâcher denepasendormir sonauditeur, et que la diction «monotone répétiti-ve»peutposer quelqueproblèmedans le soutiende l’atten-tion.

Quel a étémonbonheurquand j’ai ouvertOdeà la ligne 29des autobusparisiens. D’abord, c’est uneode, qui est faite pourêtre chantée, selon le sens anciendu terme. Le livre entiermeparaît une réjouissancepourun acteur. Il provoque la diction,unedictionmalicieuse, pleine de ruptures et de rythmesdivers. Les «h» devant les voyelles, pour éviter les hiatus, invi-tent à de savants effets commechez sonmaîtreQueneau.

Chaque incise, chaqueparenthèse, est indiquéeparune cou-leurqui appelle la variationde ton, lamodulation légère, la pré-cisionmusicale duphrasé. Lesmultiples changementsde tonsont indispensablespourgarder et le cours duvoyage enauto-bus, la navigationdans Paris, et le cours de la penséedigressivedeRoubaud, la divagationmentale quinous emmèneaussidans sonpassé et dans l’histoirede la poésie et de ses formes.

Audernier chant, cessent les digressions et parenthèses. Lacouleurnoire l’emporte. Le busdéserté arrive à la porte deMon-tempoivre, le vers se fait parfois plus classique, s’épure, lamélancoliepointe. La voix s’estunpeu fatiguée à toutes ces cou-leurs et ces variations. Elle atteint son terminusavec la fiertéd’unbeauparcours, riche en stations, enmonuments, enpetitsdithyrambeset petites ironiesmordantes. «Pour l’accélérationdans la phase finale/De l’ode j’ai trouvé la règle générale/Quedevront respectermaintenant tousmes ver/Elle est simple, elleest claire, elle est nette, et séver.»

Unacteur s’est invitéEn JacquesRoubaudunacteur s’est invité. Il lit enpublic très

fréquemment. Il sembleavoir plaisir au jeude la voix et de l’ef-fet.Quelle extrême légèreté, quelle aisancedans le vers et larime!Quelle dominationde l’alexandrinmagnifiquementcésuré. Roubauda fêté cette année ses 80ans. Bonanniversaire.A lui et auxpoètes, ceuxqu’il croise en chemin, d’unpied àl’autre, Rimbaud, Baudelaire, Ronsard…, et ceuxqu’il aime, fré-quente, pastiche,Queneauen tête, les oulipiens, biend’autres.

En le lisant, je pensais àAlainResnais, quim’a donné cettesensationquand j’ai tourné avec lui. Des vieillards allégés, infi-niment joyeux, espiègles, arrivés à lamaîtrise parfaite de leurart. Artmasquépar l’art, commedirait Rousseau. Riende sage,depontifiant oude funèbre.

Chaquevers de l’Odeà la ligne 29des autobusparisiens estunepetite liberté conquise, dans la forme, dans l’esprit et dansle ton, unebifurcationque suit unenouvelle bifurcation, tandisque le bus, lui, suit son trajet inexorable jusqu’au terminus, oùl’«automédon»Roubaudnous laisse, rêveurs. Tout lemondedescend.p

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Doublepeine

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Le feuilleton

Confusion (Mistaken),deNeil Jordan,traduit de l’anglais (Irlande)par Florence Lévy-Paoloni,Joëlle Losfeld, 352p., 22 ¤.

Roger-Pol Droit

Le double, inquiétante figure dela littérature fantastique quel’on croise et recroise, donc,chez Poe, Stevenson ou Borges,trouve sa déclinaison souventcaricaturaledans le romanpoli-

cier avec le personnage du sosie. Un groshomme roux aux yeux vairons a été sur-pris comme il dérobait un pain au lait surl’étal du boulanger. Octave, qui corres-pondentoutpointausignalement,dispo-sed’unexcellentalibi :aumêmemoment,il assassinait une collégienne à coups demarteau devant douze passants passifsmais dignes de foi. Voici Octave blanchidans cette affaire. Son honneur est saufmais l’énigme du petit pain reste entièrejusqu’au jour où le détective découvrel’existence d’Oscar, frère jumeau d’Oc-tave, abandonné à la naissance et revenuau village pour se venger. Décevante his-toire, j’en conviens. Chez Dostoïevski, ledoubleprendviedans la conscience lézar-dée du personnage. Le sosie, son grossieravatar,naîtplutôtdanscelled’unécrivainenmanque d’imagination. C’est une faci-lité scénaristique à laquelle ils ne sontplus très nombreuxàoser recourir.

En dépit de ces préventions, il était ten-tantdeserisquerdansConfusion, leromande l’Irlandais Neil Jordan, qui nous propo-seà son tourunevariationsur le thèmedela gémellité. Bien mieux que ses livres,nous connaissons les films de l’auteurdans lesquels, justement, la question del’identité est centrale comme le trou dansle tourbillon. Le spectateur se rappellerasurtoutenrougissantunpeuavoirpartagéle trouble sentimental et érotique inspiréauhérosdeTheCryingGame (1992)parDil,svelte et envoûtante créature, puis avoirsenti défaillir avec celui-ci sa solide et jus-qu’alors infaillible hétérosexualité endécouvrant,lorsqu’elleconsentitàsedévê-tir, qu’il s’agissait d’un homme. Ce qu’onappelleunebelle et rude leçonde cinéma.

Le lecteurnevivra riend’aussi fort avecConfusion, dont les qualités réelles pâtis-sentd’unemécaniqueromanesquerépéti-tive commepeut l’être lemoule à gaufreset de ressorts dramatiques qui seraientsansdouteplusà leurplacedansunmate-las, car nous souhaitons pour notre som-meil unconfortdontnousnevoulonspasdans nos lectures. Tout est conventionnelet prévisible dans le déroulement de l’in-trigue, y compris l’écriture elle-même,dépourvue d’invention et de puissance,qui offre en revanche de beauxmomentsdemélancolie. Or, les beauxmoments demélancolie, ilestdommageabledelescou-dre les uns aux autres sans ménager unpeu d’action dans l’intervalle, en parti-culier lorsque l’on se propose d’écrire unromanqui fait la part belle au suspense.

Neil Jordansesouvientqu’il a réaliséen1994Entretienavecunvampireetfaitgran-dir l’un de ses deux héros dans les années

1950, à Dublin, dans la maison voisine decelleoùvécutBramStoker,l’auteurdeDra-cula.KevinThunderad’ailleurslepressen-timent fréquent de la présence d’un vam-pire à ses côtés. Autre présence invisiblemais obsédante, celle d’un sosie si parfaitque leurs connaissances les plus prochesseméprennent.

Sanss’être jamaisvus, lesdeuxgarçonsont conscience que leurs destins formentune tresse indémêlable. L’un se trouveaccusé des larcins de l’autre, puis profitede ses timides travauxd’approcheauprèsdesfillespourconquérircelles-ciplusposi-

tivement. Un jour, ils se rencontrent et,dès lors, comme deux aimants, s’attirentet se repoussent. Le deuxième garçon,Gerald Spain, vit dansunmilieuplus aisé,plusbourgeoiset, commeil apparaîtbien-tôt qu’il est le frère jumeau de Kevin, sé-paré de lui à la naissance, nous devinonsqueNeil Jordanavoulus’interrogersur lesmodifications que subissent deux corpssemblables plongés dans deux bainschimiques différents, ce qui résiste et cequi s’émousse ou se durcit. Ce fascinantmystère est hélas un peu éventé par lesmille films, livres et documentaires quilui sont consacrés.

Plus habilement – car je me moque,entraîné par ma naturemauvaise (tandisquemonfrèrejumeau,jesuppose,vitsain-tement dans un désert) –, Neil Jordan faitévoluer ses personnages au cours duroman de telle façon que, peu à peu, ilséchangent leurs qualités (un jour peut-être, je sauverai mon âme). Le récit quenous lisons est en effet écrit par Kevinpour la fille de Gerald, écrivain à succès,après lamortde cedernier.Kevin,d’abordcondamnéàvivredans l’ombrede cedou-ble glorieuxaupoint de se substituer à luiquelquefois pour le tirer de ses mauvaispas, gagne en assurance, fait fortune etfinitparnoueraveclafilledesonfrèreunerelationaffectueuseque l’autren’a jamaisconnue. Inversement, Gerald, alcoolique,déchu, incapable d’écrire, échoue chez lepère adoptif de Kevin et veille sur ses der-niers jours.

«Etais-je un rêve qu’il rêvait, se deman-de Kevin, (…) étais-je la partie de lui qu’iltenait à distance, qu’il refoulait (…) ? Ouétait-il le rêve que je rêvais, (…) sa vie était-elle celle que j’aurais dû avoir, mais que jen’avais pas le courage de saisir ?» Mépri-ses, substitutions, jeux de miroirs quin’inspirent à l’auteur que des considéra-tions bien banales sur la gémellité. Or,c’était à craindre, deux gouttes d’eau fontplusvite encore déborder le vase.p

Chroniques

Unmonde justeest-il possible?,d’AlainRenaut,Stock, «Les essais», 400p., 22 ¤.

Jeux demiroirs quin’inspirent à l’auteur quedes considérations bienbanales sur la gémellité

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Odeà la ligne 29 des autobus parisiens,de JacquesRoubaud,Attila, 124 p., 16 ¤.

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Drôledetête,cœurd’orLehérosdel’AméricaineR. J.Palacio,quisouffred’uneanomaliecranio-faciale,entreaucollège.Unromansansmièvreriesur ladifférence

L’insurrectiondemai58Sans la guerre d’Algérie, la IVeRépubliqueeûtpoursuivi sa destinée, «quelquemédiocrequ’elle fût», remarque l’historienMichelWinock. L’essor dunationalismealgérien,auquel fut confrontée la puissance coloniale, etla violente réactiondesultras, furieux à l’idéeque la France entamedespourparlers avec leFLN, ont conduit à la journée fatale du 13mai1958. Ce jour-là, à Alger, une foule immensedepieds-noirs, encouragésparunepartie de l’ar-mée, tente deprendred’assaut le siège dugou-vernementgénéral, afin dedénoncer ceuxqui,à Paris, s’apprêtent à «commettre le crimed’abandonde l’Algérie». Cette «journée insurrec-tionnelle»marque le débutd’un engrenagequifinit par emporter le régime, honni de longuedatepar les gradésde l’armée.Dansun styleenlevé, ce livre fait le portrait des acteurs dudrame, en analyse les enjeux, les intrigues etdéroule le fil de cette crisemultiforme, quis’achèvepar le retour dugénéral deGaulle aupouvoir.p Catherine SimonaL’Agonie de la IVeRépublique. 13mai 1958,deMichelWinock, Folio «Histoire», 512p., 9,60¤.

j e u n e s s e

UnétrangemarchéCen’est pas unpolar stricto sensu, en ce sensqu’il s’agirait d’uneœuvred’imagination. Sonauteur, JamesKeene, fut condamnéen 1989àdix ansdeprisonpour trafic de drogue. Le FBIpassaunmarchéavec lui. S’il acceptait d’êtretransférédansunpénitencier dehaute sécuritéet de soutirer d’utiles confidences àun tueur ensérie soupçonnéd’unevingtainedemeurtres,il verrait sa peine réduite. Ce document retracel’enquêtequi a permis l’arrestationde LarryHall, le parcours antérieurdes deuxdétenus,ainsi que leur rencontre. L’autre intérêt du livrerésidedans l’éclairagequ’il jette sur le systèmecarcéral américain.pM.S.aAvec le diable (InWith the Devil), de James Keene,avecHillel Levin, traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Fabrice Pointeau, Points, «Thriller», 326p., 7,80¤.

Voici un roman pour jeunes adosque pourront lire également lesadultes (il paraît d’ailleurs sousdeux habillages différents). Le

personnage principal est un garçon de10 ans aimant Star Wars, le vélo, sa Xbox,sa sœur aînée, ses parents et sa chienne.Rien que de très banal a priori. «N’empê-che, lorsqu’un enfant ordinaire entre dansun square, les autres enfants ordinaires nes’enfuient pas en courant. Quand unenfant est normal, les gens ne le fixent paspartoutoù il va.»

Traitant l’histoire d’un préado atteintd’une anomalie cranio-faciale qui effec-tue son entrée au collège, l’auteur évitel’écueil de l’édification morale et du ser-mon sur la différence. Faisant alterner lespoints de vue – celui de l’intéressé et decinq jeunes de son entourage –, elle décritune année cruciale dans la vie de chacund’eux. L’Américaine R. J.Palacio, qui signeici son premier roman, ne dissimule rien

duchocetdesaccèsdehainequesuscite ladifformité d’August. Habitué aux regardsfurtifs, aux yeux baissés, aux mouve-mentsde stupeurdèsqu’on l’aperçoit («Jene les laissepasmeperturber.C’est commequand vous sortez et qu’il pleuvote. Vousn’enfilez pas des bottes pour si peu»), lejeune garçon est vite surnommé dans lescouloirs du collège « le pestiféré», « l’or-que», «bébé zombie», « lemonstre».

AutodérisionPourtant,Augustmanifesteunesagaci-

té ainsi qu’un sens de l’autodérision quilui attirent aussi quelques sympathies.Ceuxqui le fréquentent sont, hélas, ostra-cisés. Mais, au fil des mois, les collégiensmûrissent…

Avec l’humour et la sensibilité dontMark Haddon fit preuve dans Le BizarreIncident du chien pendant la nuit (Pocket,2005), portrait d’un autiste de 15ans,R. J.Palacio détaille la psychologie des unset des autres, où la peur le dispute au res-sentiment, l’amour à la culpabilité. Elleparvient à ciseler un hymne à la bontédépourvudemièvrerie.pM.S.

Trois jeunesgens,abusésparunhommesedisantespion,racontentdixannéesdeservitudeabsolue.Unromansidérantdel’AllemandeTinaUebel

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Macha Séry

Durant dix ans, ilsont disparu desradars. Trois jeunesgens de milieu aiséont un beau jourinterrompu leurs

études, quitté leur ville et romputous liens avec leur famille poursuivre un homme qu’ils considé-raient comme un héros, un bar-man qui se targuait d’être unespion. Sa couverture d’agentsecret ayant été démasquée, sa vieétait menacée, prétendait-il, et laleur aussi, en raison de leurs liensd’amitié. Ils l’ont cru,ontobéi à sesordres.Violentés,affamés,cloîtrés,exploités financièrement, abuséssexuellement, ils ont tout acceptépour témoigner de leur loyautéindéfectible à « la cause», si flouefût-elle. Libresde s’enfuir, ils n’ontjamais osé transgresser l’interdit.Ainsi résumée, l’intrigue de La Vé-rité sur Frankie paraît improbable.Elle s’inspire pourtant d’un faitdiversrelatéen2005parChannel5dans ledocumentaireTheSpyWhoStoleMyLife.

En 1992, le Britannique RobertHendy-Freegard se fait passerpour un agent du MI5 auprès detrois étudiants. Il les convainc quel’IRA cherche à les tuer. La super-cherie durera une décennie. Ajou-tons que l’imposteur a aussi dupéune avocate et une psychologuepour enfants. Arrêté par ScotlandYarden2002,il futreconnucoupa-ble, trois ans plus tard, de séques-tration, vol et tromperie. En 2007,sa peine fut réduite, la courjugeantqu’il n’y avaitpas eu«kid-napping», au sens pénal.Manipu-lation mentale oui, mais pascontraintephysique.

Guettés par la folieDans le roman de l’Allemande

Tina Uebel, Robert Hendy-Free-gard est rebaptisé Frankie. Le nomde ses victimes a été égalementmodifié, et le point de départdéplacé de Newport à Hambourg.Ce qui passionne ici est autant lerécitdecette incroyablemystifica-tion que la narration polyphoni-queorchestréepar la romancière.

Soit une successiondemonolo-gues présentés sous formed’enre-

gistrements lors d’interrogatoiresde police, où Christophe, Judith etEmma décrivent, en alternance,leur décennie de clandestinité etd’errance géographique (Pologne,Ukraine, Roumanie, Hongrie,Autriche…) vécue dans des hôtelsminables, des fermes isolées, desordides appartements. Dix ans àsubir des sévices physiques– tabassage, claustration, priva-tion de sommeil ou de nourri-ture –, de faussesmissions de sur-veillance d’immeuble ou de remi-ses d’enveloppe à de supposéscontacts, toujoursabsents.Dixansde jalousie exacerbée, d’émula-tionmalsaine dans la soumission,d’attente aiguë de Frankie qui dis-paraît plusieurs jours ou de longsmois ; dix ans hantés par la para-noïa, guettés par la folie, portéspar la croyance sans faille que«c’était toujours une question devie ou demort, chaque jour», sansquoi,expliquent-ils, riennetenait.

Lorsqu’ils s’expriment, livrantdesversionsqui, parfois, se contre-disent, la peur n’a pas disparuni lafierté d’avoir témoigné maintesfois de leur dévouement. Emma:«Ce n’était là qu’un test, qu’uneépreuve parmi d’autres, j’en ai pas-

sé des dizaines, des centaines. Etjamais je n’ai échoué, alors pour-quoiest-cequeçachangeraitmain-tenant? (…).Seulelacauseestimpor-tante, lesdétailsons’en fout royale-ment. Moi non plus, vous savez, jene suis pas importante. Je ne suisqu’une petite partie du grand tout.(…) Je vais vous dire ce que ça coûte,il faut entièrement renoncer à soi-même.J’aiabandonnétoutevanité,toute passion et toute haine, toutepossession.» Emmapersiste à don-ner foi auxmensonges de Frankie,cependant que les autres s’ingé-nientà justifier leur aveuglement.

Dans Discours de la servitudevolontaire (1549), La Boétie s’éton-nait que «tant d’hommes, tant debourgs, tant de villes, tant denations endurent quelquefois untyranseul, quin’adepuissancequecelle qu’ils lui donnent ». TinaUebel parvient à nous faire com-prendre les mécanismes de cetasservissement, les ressorts inti-mesqui favorisent leconditionne-mentpsychologique.Plutôtque leportrait du marionnettiste ayanttiré les ficelles de leur existence,Emma,Christopheet Judith énon-cent une certaine vérité sur eux-mêmes. p

Wonder,deR. J.Palacio,traduit del’anglais(Etats-Unis)par Juliette Lê,PKJouFleuvenoir,416p., 17,90¤.Dès 10ans.

Mélangedesgenres

LaVérité sur Frankie(DieWahrheit über Frankie),deTinaUebel,traduit de l’allemandparStéphanie Lux,Ombresnoires, 378p., 19 ¤.

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Page 10: Supplément Le Monde des livres 2013.01.25

SimonLiberati

FlorentGeorgesco

Un mot revient souventdans la conversation deSimon Liberati, l’écrivainfrançais de sa générationdont le nom, avec celui deson ami et ancien éditeur

Frédéric Beigbeder, évoque peut-être leplus Paris (magazines branchés, boîtes,errance nocturne): le mot «campagne».«Quand je suis à la campagne,dit-il, je tra-vaille sur mes livres tous les matins de10heures à midi. » A un autre moment :«C’est à cause de vous que je suis fatigué!Je suis resté une nuit de plus à Paris pourvous voir ce matin. Mais, tout à l’heure, jerentre chezmoi, à la campagne.»

On ne peut s’empêcher de sourire enimaginantl’auteurdeNadaexist(Flamma-rion,2007)etautresromansraffinés,déca-dents,commearrachésàvifaucontempo-rain le plus agité, le plus urbain, lire paisi-blement, le soir, derrière les vitresembuéesd’unemaisonenforêt.C’estpour-tantainsiqu’ilmèneunepartiedesonexis-tence, à l’abri, loin des divers enfers pari-siens, dans « la compagnie paisible deslivreset,àtraverseux,celledesmortsquilesontécrits»,note-t-ildans 113étudesde litté-rature romantique, mixte d’essai et derécit intimeoùleslivressontlespersonna-ges principaux; il ajoute qu’ils lui ontoffert«undesplusgrands soutiensdont (ila)profité durant (sa)vie d’adulte».

Cettecampagne,onne laverrapas ; elledemeurera le domaine secret d’un desnombreux doubles de Simon Liberati,d’unedecesviesdont ildéroule,quandonl’interroge sur ce qui l’a amené à écrire cebeau livre méditatif, les mouvementscontradictoires. La rencontre se tient àParis, dans un bureau des éditions Flam-marion, non loin de celui de la maîtressedes lieux, Teresa Cremisi, qu’il craint dedérangeravec sa voixparfois tonitruante.Quand il y pense, il se met à murmurer,quasi inaudible. Mais cela ne dure pas: leplaisir de parler est plus fort, les phrasess’enchaînent, cascade emportée, souventjoyeuse, même quand il s’agit d’évoquerle chaos, les creuxd’un destin en zigzag. Ilne fautpas s’appesantir sur lamélancolie.Le riredissipe les ombres, remèdeefficacecontrel’angoisse,aumoinsletempsd’unediscussion. Il est si amusant de raconter.Et de vivre, tant qu’onpeut raconter.

Raconter, par exemple, la déflagrationqu’a été pour lui le surgissementde l’écri-ture dans sa vie. Ou plutôt, son retour.«Quand j’avais 18, 19 ans, précise-t-il, j’aiécrit des choses. J’étudiais les lettres classi-ques, je venais d’une famille où la littéra-ture avait une grande importance, écrireallait de soi. C’étaitmême facile, pourmoi,àl’époque.»Tropfacile, sansdoute.SimonLiberati est de ces artistes qui ont besoin,pouravancer,que l’art leur résiste.Malgréquelques idéesde roman, tournéesenvel-léités, en regrets, repoussées à un avenirde plus en plus improbable, il part surd’autres routes. Lancé dans une carrièrede journaliste (« J’ai collaboré à 20 ans,puis à FHM et à Cosmopolitan, où j’aimême eu, pendant neuf mois, le titre de“rédactrice en chef” ! »), il assouvit sondésir «de faire autre chose», pour ne pasdire «créer», attention aux gros mots, endevenant peintre. Ce ne sera pas la gloire,mais lacherchait-il?Cequ’il a trouvé,c’estun équilibre, entre le journalisme, qui luipermet de vivre agréablement, et la pein-ture qui, du moins, «s’autofinance». « Jevendais suffisamment de toiles pourm’acheter dumatériel et, éventuellement,payer mes frais de garagiste. Comme,grâce aux magazines, j’avais de quoi mepayer une belle voiture, je peux dire que jevivais bien.»

Durant plus de dix ans, il sera heureuxainsi, mais avec une impression d’inac-complissement, une insatisfaction per-sistante, parce que heureux peut-être,

commes’iln’étaitpasfaitpourcela, cequela suite tend àmontrer. La suite? Une dé-flagration, donc. «Un soir, se souvient-il,j’étais à la campagne, j’ai écrit d’une traitece qui deviendra le premier chapitre demonpremierroman,Anthologiedesappa-ritions.C’est sorti tout seul. Le livre était là.Et j’ai eu peur. J’ai senti une force très puis-sante, capable de me détacher de mapeinture, autour de quoi j’avais tout orga-nisé, une force qui pouvait tout foutre en

l’air:maviepersonnelle,mavieprofession-nelle, tout. Ç’a été le cas.» Le silence quisuitn’estpasdestinéàdonnerdupoidsaurécit. Au contraire: vite, alléger. «Evidem-ment, j’ai l’air de parler comme un ins-piré ! », reprend-il en riant. Encore unsilence.«Maisc’estvraiquec’étaitplusfortque tout.»

LeLiberatide la légende,c’est-à-diredesbrèves de journaux et des rumeurs pari-siennes (l’épisode de la garde à vue avecson compère Beigbeder est resté dans lesmémoires: ilvautmieux,quandonprendde la cocaïne sur le capot d’une voiture,vérifier qu’il n’y ait pas de policiers dans

les parages…), est né alors. « J’ai perdutoute limite», dit-il aujourd’hui. Il se sé-parede sa femme, arrêtedepeindre, s’ins-talle à Pigalle, la notoriété vient, les fêtesavec, il faut sortir tous les soirs, la droguecircule. «Ce n’était pas Eugène Sue, maistout s’est effondré.» L’écriture, passionenfouie,afaitplacenetteenressurgissant.Tout devait être jeté dans le brasier, pourqu’il ne s’éteigne plus. Quatre romansplustard, 113étudesde littératureromanti-

que vient à son tour témoigner decette énergie, dont il fait son sujet,mais le feu, tout aussi nourri, dévoremoins, éclaire davantage, et d’unelumièreplusdouce.Leslivreset lavies’y entremêlent, s’y confondent.L’écriture, désormais, tisse ensembleles morceaux disparates qui ont faitde SimonLiberati ce qu’il est.

C’est d’ailleurs, dans son esprit,l’enjeu qu’elle représente: un vaste ras-semblement. Peut-être les romans n’ont-ils qu’imparfaitement répondu à cebesoin. Mais ils en sont sortis. Et, de cepoint de vue, il vient d’écrire son livre leplus important, celui qui s’approche leplus du but. Ce qu’il rassemble va au-delàde lui-même, plonge dans l’enfance,remonte jusqu’à l’héritage intellectuelque sa famille lui a transmis. Les aven-tures littéraires de son père, le poète etessayisteAndré Liberati (dont les éditionsJoséCortiontnotammentréédité,en1985,lerecueilLaTransparencedespierres),pro-ched’AndréBreton,deBenjaminPéret, deLouisAragon,ytiennentuneplaceàla foisinvisible et centrale : elles lui ont décou-vert le territoire qu’il s’agit d’explorer etque, depuis la déflagration, il n’aura eu decessequ’il ne l’habite.

«Monpèreétaitdesrendez-vousdessur-réalistes place Blanche, après-guerre, ra-conte-t-il.Moi, je n’ai pas connuça. Quandj’avais 5 ans, il a tout envoyé balader, s’estfâché avec ses amis et s’est converti aucatholicisme.Mais j’entendaissouventpar-lerdeBretonet,mêmesiaudébut jecroyaisque c’était lemari de lamarchande de crê-pes en bas de chez nous, qu’on appelait laBretonne, je savais que ce nom signifiaitquelque chose d’essentiel pourmonpère.»Il évoque brièvement un souvenir trèsancien, dans l’appartement que sesparents habitent toujours, une image quilui revientquand il est chezeux:petit gar-çon, face au mur blanc d’une cuisine, ilentendderrièreluiprononcerlenomdeceBreton dont il ne peut rien savoir, et un

monde s’ouvre. «Au fond, tout vient decettesortedevibrationdans lavoixdemonpère quand il parlait de ces gens, de la litté-rature. Je devinais que les choses quiallaient compter pour moi étaient là. Lefait d’écrire m’a permis de renouer avecça», conclut-il, avant de repartir pour samaison en forêt où l’attendent ses livres,sesvies, ce chemindésormais ininterrom-pu vers lui-même. L’unité est une aven-ture toujours recommencée, dont l’hori-zons’éloignesanscesse.Maisaumoins, sedit-on en lisant 113 études de littératureromantique, l’horizonexiste. p

Avec«113étudesdelittératureromantique»,sonnouveaulivre, leplusfurieusementparisiendesécrivainssembles’apaiser.Bénéfice,peut-être,deslieuxoùilvitetécrit leplussouvent:auvert

Gentleman-farmer

Extrait

113 étudesde littératureromantique,de SimonLiberati,Flammarion,450p., 23 ¤.

Rencontre

«J’étais à la campagne.C’est sorti tout seul.Le livre était là. Et j’aieu peur. J’ai senti uneforce très puissante»

Autoportraitaveclivres

Parcours

«Retour en 1903. Je recom-mencepour la troisième fois leJournal littéraire. La semainedernière je déjeunais avec unmourant.Quandai-je vécupour la dernière fois la jeu-nesse de Léautaud?Deuxans?Troisans?Gourmontest ressus-cité, je vais bientôt arriver auxsoirées chez Schwobdont j’aigardéun bon souvenir. Les pre-mières pages sont passées diffi-cilementpuis tout s’est remisenplace.Mavie a changédepuis la précédenteparutionduPetit Ami et le départ pourLondres deGeorgette. (…)C’estcurieuxde lire des réflexionsd’unhommede 31ans, ensachantbien ce qui va lui arri-ver. Léautaudamis quelquepart en exergue cette phrasedeMmede Staël : “Dans la vieil n’y a que des commence-ments.” Je préfère les recom-mencements. Recommencer lavie d’unhommeest un exer-cice rafraîchissant. J’ai l’im-pressionde revenir en arrière,d’arrêter le temps.»

113 étudesde littérature

romantique, page313

LELIVRECOMPREND113textes:voilàune choseacquise.Mais lelecteur sera surpris s’il prend lemot«études»dans sonsensconvenu, et attendque les auteurssupposémentétudiés soient lesauteurs romantiqueseux-mêmes.Il tomberavite surAlfred Jarry,Francis Scott Fitzgerald,AndréBreton,PaulMorand, James JoyceouAndréGide; il verra revenirPaul Léautaudà intervalles régu-liers; et si Chateaubriand,ByronouKleist sontprésents, le faitd’êtreparmi les rares représen-tantsde cequipeut sedéfinircommeromantismene leur vautpasd’égardsparticuliers.

SimonLiberatin’apasun tem-péramentà s’enfermerdans lesdéfinitions.D’oùaussi que les étu-desqu’il réunitmêlent souvenirs,citations,parfois commedescoupsde sonde, une formed’étudeeneffet,mais aupassage;le rythmede l’ensembleneper-metpasde s’attarder: onadmirele tourdemaind’unauteur, uneimage, la couleurd’unephrase,puison repart.

Cedontprévient le titre,avecsesapproximationsironiques,c’estqu’onentre icien territoiresouve-rain.Leromantismeestcequel’auteurdécidequ’il soit, et il l’étu-diecommeça lui chante.La finalité

n’estpasdeconnaître.Elle estd’ac-cumulerdessensations,quepar-fois l’étude, c’est-à-dire lecribledugoût,permetd’aviverencore; et,desensationensensation,sedes-sineunautoportraitoù les livresformentle tissud’uneintimitéplusgrandequecellequeprésente-rait le récit circonstanciéd’unevie.

La surprisepassée, oudélicieu-sementpersistante, le lecteur,portéparune langue chatoyanteet soupleoùSimonLiberati est àsonmeilleur, se lanceà son tour,avecbonheur, dansuneétudedelittérature: l’étudede cequ’estunhomme,que la familiaritédeslivres révèle.p Fl. Go

1960SimonLiberati naît à Paris.

1979 Il commence, à la Sorbonne,des étudesde lettres classiques.

2002«Rédactrice en chef»deCosmopolitan.

2004Sonpremier roman,Anthologiedes apparitions,paraîtchez Flammarion.

2011 JayneMansfield 1967 (Grasset),sonquatrièmeroman, reçoit le prixFemina. MATHIEU ZAZZO/PASCO

10 0123Vendredi 25 janvier 2013