11
 Commentfairelire unparanoïaque? p r i è r e d ’ i n s é r e r Pi er re Ba ya rd , voyageurcasanier Avec«Commentparlerdeslieuxoùl’onn’apasété?», l’éc riva in réa ffir me la puissancedeladescriptionlittéraire Jean Birnbaum J e sui s da nsun vie uxballo n qui se dirigevers Königsberg , rebaptisée parlesRussesKaliningrad.Silence absolu , calme complet, unique- ment perturbé par les craque- ments de l’osier qui m’emporte. Levol estsi tran quill e queje meremé- more une aventure intellectuelle d’autrefoi s. Peut-êtreavez-vous pensé que c’est celle d’Emmanuel Kant qui passa sa vie à Königsberg, sa ville na- tale,et refu sa de voya gerpar, disait-il, manq uede temp s. Non , l’an ecd oteque jeme remé mo- re est liée à André Gide, au tout jeune Gide qui venait d’écrire  Le Voyage d’Urien (1893), dont la dernière partie avaitfaitl’obj etd’untiréà partautitre séduisant,  Voyage au Spitzberg.  On raco ntequ’unjour il allavoir sonpro- tecteuradmiré,Mallarmé,etluiendon- naunexemplaire.Mallarméleregarda d’unair désarço nné.Commele titr e le suggér ait, il avait cru qu’il s’agissai t d’un voyage réel. Quand, quelques jou rsplustard , ilrevi t lejeune Gid e,il lui dit: «Ah, comme vous m’avez fait  peur! Jecraignaisque vousne soyezallé là-b aspourde vrai!» Aujourd’hui , cette anecdote risque de ne pas être comprise dans toute sa subti lité,car nousnoussommeshabi- tuésà rédu ireles diff éren cesentrefic- tion et réalité. Avons-nous raison? Je neveuxpasinventericidescatégories, moins encore dégrader la «réalité», maisjetiensà préc iserquema symp a- thiepenchetoujourspluspourl’imagi- nationquepourledocument.Afinque les choses soient plus claires, je vais prendre unexemple, le récit d’un ins- tant pour lequel j’ai de la sympathie: unjour,lepoèteW.H.Audentraversait lesAlpesavecdesamiset lisa itattenti- vementunlivre,tandisquesescompa- gnon s n’ar rêtaientpas depous serdes cris d’extase tant le paysage était majestueux; il détacha pendant un dixième de seconde ses yeux des pages , rega rdaparla fenê tredu wago n et reprit sa lecture en disant:  « Un regardsuffit largement Cet épisode me rappelle don Qui- chot te quisaisitdes écla ts dela réali etlaissel’imaginationfairelereste.Ou Lao-tseu, spécialiste des voyages inté- rieurs:  «On connaît le monde sans  pousser la porte./ On voit les chemins du ciel sans regarder par la fenêtre./  Pluson va loin,moins on apprend.» Je reviens à l’imagination du chas- seurd’éclats,cellequisetrouveaucen- tredu nouv eaulivre dePierreBayard, Comment parler des lieux où l’on n’a  pas été?, appar aîtl’hypoth èsequ’il estplus faci le de parl er savammentet avecdepluslargesconnai ssanc esd’un lie uoù l’o n n’e stpasalléquede par ler deluiaprèsavoirfaitlabêtisedelevisi- ter.Malgrétout,jecontinueàglisseren ballon vers Kaliningrad. Je ne m’at- tends pas à voir grand-chose, mais je nepeuxpas arrê terle ball on. Quant à ma manière préférée de voya ger,je dira i simp leme nt que,très souvent, sans bouger de chez moi, j’éc risau préa lablece queje vaisvivre dans le voyage le plus immédiat que j’aienvueetque,arrivéàmonpointde chute, j’essaie – en général avec suc- cès– devivrece quej’aiécrit. Cela dit, je crois que je dois ajouter quema tend anceà liretoutce qu’ écri t Bayard(y compri s Commentparlerdes livres que l’on n’a pas lus?) m’amène maintena nt à me poser une question: pourqu oin’ai-je à aucunmomentdon- nélapreuvequej’avaislucelivre?Sij’ai agiainsijusqu’àmaintenant,c’estsûre- ment parce que, depuis que j’ai com- mencé à parler de ce livre, je n’ai pas arrêtédesentirquemonimagination,à la différence du ballon dans lequel je suis , nepouvaitpas vole r trèshautcar unpoidspesaitsurmoi:avoirlulelivre quej’avais l’inten tionde comme nter. Touteût étéplusfaci lesi jem’éta is mis à parler de ce nouveau livre de Bayard sans connaître aussi à fond, comme je les connais, ses remarqua- bles trouvailles. C’est pourquoi j’ai essayé de ne pas prodiguer les éloges que le livre mérite, parce que j’avais l’int uition queje pour raisainsi écri re et voyag er plus légèreme nt, mais main tenan t jene saisplusoù memet- tre et je me demande s’il ne vaudrait pasmieuxarriverle plusvitepossible à Kaliningrad et considérer ces lignes commeterminées.J’essaierai d’attein- drerapide mentmonobjecti f,à chev al entrelesdeuxtendancesentrelesquel- les je crois me débattre: ne pas voya- ger ou ne pas voyager. Le dilemme semble une double négation redon- dante,maiscen’estqu’uneapparence. Il y a ceux qui ne voyagent simple- men t paset ceu x quinevoyag entpas du tout et savent cependant tout sur leslie uxoù ilsnevontpas. Parmi les cas évoqués par Bayard, JulesVerneestpeut-êtreleplusparadig- matique. Mais il en est d’autres qui ne sontpasànégliger:lestechniquesvoya- geuses de Chateaubriand ou celles du grandEmmanue l Carrèr e,les casextra- vagants de Cendrars ou de Karl May… J’aisurtoutétéémuparlecasd’Edouard Glissant qui montre à quel point est fragile la frontière quiséparevoyageetnon-voya- ge. Voulant écrire un livre minuti euxsur l’îlede Pâques , maisne pouvan t s’yrendreen rai sonde pro blè mesde san té, Gliss ant avai t trouv é un moyen astucieux d’y aller: y envoyer sa femme, Sylvie Séma, pour qu’elle lui rapporte des informations sur tout, et lui,bon voyageur casani er, étaitrestédansle fauteu ilde samaison. Aumomentd’écrir e lelivre,grâce à une compénétration admirable entre eux, Glissantarriva avec son écriture à une extrémité impressionnante: en savoir plussur n’importequel coi n del’îlede Pâquesqueleplussavantdesesnatifs.p Traduitde l’espag nolpar AndréGabastou E n 1996,le psycha nalyst e Franço is Rousta ng pub lia itun ess aiconsa créà larelati onentrele thé- rap euteet sonpati ent.Jean -LucFide l,son édi teur chezOdile Jacob , suggérad’intitulerce volumeComment  fairerire un parano ïaque? Idéegéni ale, quirésume à merveill e la pratiqu e de Rousta ng. S’inscri vantdans le sill agede Fre ud,qui sefélici tai t d’av oir«réus silà oùle  paranoïa que avaitéchoué », leclinic ienpartdu prin cip e quenoussomme s tous desparan osen her be: hab ités parunfantasmede maî tri se etde véri té,nousvoilàprêts à détesterquiconquechamboulenos idéesfixes. Pour con jure r cett e hai nede l’i ncer tit ude,quiest unehain e de lavie même, Fra nço isRoust angmisesur l’ex péri encedu rire. S’ilveutdésta bil iserle sys tème défe nsi f du par a- noï aqu e,le thér apeu tedoit adopter , à sonégardcomme vis-à-vis de lui-même, «une incr oya nceallègre». Onretrouv e cett e thér api e déso pila ntedansla déma r- chede Pierre Baya rd,écriva inet psy chan aly stemarqué parl’infl uence de Rousta ng.L’obj etdu trav ailclini que, cett e fois , n’es t pasla relatio n du pat ientavecson théra- peut e maiscell e du lecteuravecla litt érat ure.Afinde dis - loqu er lescadresfigéset rassurantsqui nou s prés erve nt de tou te ave ntur e text uelle («roma ou« essai», «fic- tio ou« théo rie»…),Baya rd écri t deslivresdrôles , peu- plés de narrateu rs délirants . «Je dir aisquece sonttous des paranoïa ques», décl are- t-ilà larevueVacarme, touj oursauss i bell e,dont le numé ro d’hi vervientde para ître(256p., 12¤). Après Commentparlerdes livr es quel’on n’apas lus?, Bayardsigne Commentparlerdes lieu x oùl’on n’apas été? Encoreun écrit provoc ateur, libérat eur aussi.«Jene saisplusoù memettre», confess e aujourd’ hui Enrique Vila -Ma tas,quil’a lu pournous . Tell e estla méthodedu bondocteurBayard:fairedivaguerle tex te pou r mettre sonlecteur horsde lui.Mais , s’ilminenos remp artsnar- ciss ique s, c’es t pourmieuxnousrendreà lavie. p 6 aHistoire d’un livre  Les Passagers de l’ Anna C., de Laura Alcoba 5 aLittérature étrangère Rana Dasgupta et la chimie de la vie 4 aLittérature française Richard Morgiève, polar intime 7 aEssais Alain Badiou tente un remake de  La République de Platon 8 aLe feuilleton Eric Chevillard embarque sur la gondole de Schopenhauer 23 Dossier Transsibérien aParcours Maylis de Kerangal, comme sur des rails 9 10 Spécial Festival d’Angoulème aCritique Brecht Evens, bravo l’artiste! aRencontre Art Spiegelman revient sur les origines de Maus aTraversée Les «retours de Russie» de Dominique Fernandez et Danièle Sallenave « Régis Jauffret sait sonder les psychés au bord du gouff re. Il atteint ici des somme ts de maîtrise. » Nathalie Crom,  Télérama Régis  J AU F F RE T roman Comment parle rdes lieux oùl’onn’apasété? dePierreBayard,  Minuit,« Parado xe», 158p., 15¤. Techn iques voyageus es de Chatea ubriand , casextrav agan ts de Ce nd rar s oude Ka rl Ma y MILESHYMAN Enrique Vila-Matas écrivain

Supplément Le Monde des livres 2012.01.27

Embed Size (px)

Citation preview

PierreBayard, voyageurcasanierAvec Comment parler des lieux o lon na pas t ?, lcrivain raffirme la puissance de la description littraireEnrique Vila-Matascrivain

23Dossier Transsibrien a Parcours Maylis de Kerangal, comme sur des rails

prire dinsrer Jean Birnbaum

Comment faire lire un paranoaque?

Ea Traverse

Les retours de Russie de Dominique Fernandez et Danile Sallenave

J

e suis dans un vieux ballon qui se dirige vers Knigsberg, rebaptise par les Russes Kaliningrad. Silence absolu, calme complet, uniquement perturb par les craquements de losier qui memporte. Le vol est si tranquille que je me remmore une aventure intellectuelle dautrefois. Peut-tre avez-vous pens que cest celle dEmmanuel Kant qui passa sa vie Knigsberg, sa ville natale, et refusa de voyager par, disait-il, manque de temps. Non, lanecdote que je me remmore est lie Andr Gide, au tout jeune Gide qui venait dcrire Le Voyage dUrien (1893), dont la dernire partie avait fait lobjet dun tir part au titre sduisant, Voyage au Spitzberg. On raconte quun jour il alla voir son protecteuradmir,Mallarm,etluiendonna un exemplaire. Mallarm le regarda dun air dsaronn. Comme le titre le suggrait, il avait cru quil sagissait dun voyage rel. Quand, quelques jours plus tard, il revit le jeune Gide, il lui dit : Ah, comme vous mavez fait peur! Je craignais que vousne soyez all l-bas pour de vrai ! Aujourdhui, cette anecdote risque de ne pas tre comprise dans toute sa subtilit, car nous nous sommes habitus rduire les diffrences entre fiction et ralit. Avons-nous raison ? Je ne veux pas inventer ici des catgories, moins encore dgrader la ralit , mais je tiens prciser que ma sympathiepenche toujoursplus pourlimagination que pour le document. Afin que les choses soient plus claires, je vais prendre un exemple, le rcit dun instant pour lequel jai de la sympathie : un jour, le pote W. H. Auden traversait les Alpes avec des amis et lisait attentivementun livre, tandis que ses compagnons narrtaient pas de pousser des cris dextase tant le paysage tait majestueux ; il dtacha pendant un dixime de seconde ses yeux des pages, regarda par la fentre du wagon et reprit sa lecture en disant : Un regard suffit largement. Cet pisode me rappelle don Quichotte qui saisit des clats de la ralit et laisse limagination faire le reste. Ou Lao-tseu, spcialiste des voyages intrieurs : On connat le monde sans pousser la porte./ On voit les chemins du ciel sans regarder par la fentre./ Plus on va loin, moins on apprend. Je reviens limagination du chasseur dclats, celle qui se trouve au centre du nouveau livre de Pierre Bayard, Comment parler des lieux o lon na pas t ?, o apparat lhypothse quil est plus facile de parler savamment et avec de plus larges connaissances dun lieu o lon nest pas all que de parler de lui aprs avoir fait la btise de le visiter. Malgr tout, je continue glisser en ballon vers Kaliningrad. Je ne mattends pas voir grand-chose, mais je ne peux pas arrter le ballon. Quant ma manire prfre de voyager, je dirai simplement que, trs

4a Littrature

franaise Richard Morgive, polar intime

5a Littrature

trangre Rana Dasgupta et la chimie de la vie

6MILES HYMAN

a Histoire

dun livre Les Passagers de lAnna C., de Laura Alcoba

n 1996, le psychanalyste Franois Roustang publiait un essai consacr la relation entre le thrapeute et son patient. Jean-Luc Fidel, son diteur chez Odile Jacob, suggra dintituler ce volume Comment faire rire un paranoaque ? Ide gniale, qui rsume merveille la pratique de Roustang. Sinscrivant dans le sillage de Freud, qui se flicitait davoir russi l o le paranoaque avait chou , le clinicien part du principe que nous sommes tous des paranos en herbe : habits par un fantasme de matrise et de vrit, nous voil prts dtester quiconque chamboule nos ides fixes. Pour conjurer cette haine de lincertitude, qui est une haine de la vie mme, Franois Roustang mise sur lexprience du rire. Sil veut dstabiliser le systme dfensif du paranoaque, le thrapeute doit adopter, son gard comme vis--vis de lui-mme, une incroyance allgre . On retrouve cette thrapie dsopilante dans la dmarche de Pierre Bayard, crivain et psychanalyste marqu par linfluence de Roustang. Lobjet du travail clinique, cette fois, nest pas la relation du patient avec son thrapeute mais celle du lecteur avec la littrature. Afin de disloquer les cadres figs et rassurants qui nous prservent de toute aventure textuelle ( roman ou essai , fiction ou thorie ), Bayard crit des livres drles, peupls de narrateurs dlirants. Je dirais que ce sont tous des paranoaques , dclare-t-il la revue Vacarme, toujours aussi belle, dont le numro dhiver vient de paratre (256 p., 12 ). Aprs Comment parler des livres que lon na pas lus ?, Bayard signe Comment parler des lieux o lon na pas t ? Encore un crit provocateur, librateur aussi. Je ne sais plus o me mettre , confesse aujourdhui Enrique Vila-Matas, qui la lu pour nous. Telle est la mthode du bon docteur Bayard : faire divaguer le texte pour mettre son lecteur hors de lui. Mais, sil mine nos remparts narcissiques, cest pour mieux nous rendre la vie. p

souvent, sans bouger de chez moi, jcris au pralable ce que je vais vivre dans le voyage le plus immdiat que jai en vue et que, arriv mon point de chute, jessaie en gnral avec succs de vivre ce que jai crit. Cela dit, je crois que je dois ajouter que ma tendance lire tout ce qucrit Bayard (y compris Comment parler des livres que lon na pas lus ?) mamne maintenant me poser une question : pourquoi nai-je aucun moment donnlapreuve quejavaislucelivre ?Sijai agi ainsi jusqu maintenant, cest srement parce que, depuis que jai commenc parler de ce livre, je nai pas arrtdesentirquemon imagination, la diffrence du ballon dans lequel je

Techniques voyageuses de Chateaubriand, cas extravagants de Cendrars ou de Karl Maysuis, ne pouvait pas voler trs haut car unpoids pesait surmoi :avoir lu le livre que javais lintention de commenter. Tout et t plus facile si je mtais mis parler de ce nouveau livre de Bayard sans connatre aussi fond, comme je les connais, ses remarquables trouvailles. Cest pourquoi jai essay de ne pas prodiguer les loges que le livre mrite, parce que javais lintuition que je pourrais ainsi crire et voyager plus lgrement, mais maintenant je ne sais plus o me mettre et je me demande sil ne vaudrait pas mieux arriver le plus vite possible Kaliningrad et considrer ces lignes comme termines. Jessaierai dattein-

dre rapidement mon objectif, cheval entreles deux tendances entrelesquelles je crois me dbattre : ne pas voyager ou ne pas voyager. Le dilemme semble une double ngation redondante, mais ce nest quune apparence. Il y a ceux qui ne voyagent simplement pas et ceux qui ne voyagent pas du tout et savent cependant tout sur les lieux o ils ne vont pas. Parmi les cas voqus par Bayard, JulesVerneestpeut-treleplusparadigmatique. Mais il en est dautres qui ne sontpasngliger:lestechniquesvoyageuses de Chateaubriand ou celles du grand Emmanuel Carrre, les cas extravagants de Cendrars ou de Karl May Jaisurtout t mu par le cas dEdouard Glissant qui montre quel point est fragile la frontire quisparevoyageetnon-voyage. Voulant crire un livre minutieux sur lle de Pques, mais ne pouvant sy rendre en raison de problmes de sant, Glissant avait trouv un moyen astucieux dy aller : y envoyer sa femme, Sylvie Sma, pour quelle lui rapporte des informations sur tout, et lui, bon voyageur casanier, tait rest dans le fauteuil de sa maison. Au moment dcrire le livre, grce une compntration admirable entre eux, Glissant arriva avec son criture une extrmit impressionnante: en savoir plus sur nimporte quel coin de lle de Pquesqueleplussavantdesesnatifs. pTraduit de lespagnol par Andr Gabastou Comment parler des lieux o lon na pas t ?

7a Essais

Alain Badiou tente un remake de La Rpublique de Platon

JAUFFRET

Rgis

8a Le

feuilleton Eric Chevillard embarque sur la gondole de Schopenhauer

9 10Spcial Festival dAngoulme a Critique Brecht Evens, bravo lartiste ! a Rencontre Art Spiegelman revient sur les origines de Maus

Rgis Jauffret sait sonder les psychs au bord du gouffre. Il atteint ici des sommets de matrise. Nathalie Crom, Tlramaroman

de Pierre Bayard, Minuit, Paradoxe , 158 p., 15 .

Cahier du Monde N 20845 dat Vendredi 27 janvier 2012 - Ne peut tre vendu sparment

2

Dossier Parcours

0123Vendredi 27 janvier 2012

Maylis de Kerangal, globe-trotteuse dans lme, a fait le voyage du Transsibrien, en 2010, en compagnie de ses pairs runis l dans le cadre de lanne France-Russie. Elle en a rapport un beau roman en mouvement

Le train est une machine fictionRaphalle Rrolle

A

partir de quel moment rpondre crivain , lorsquun curieux vous demande ce que vous faites dans la vie ? Pour certains, trs vite, et sans doute mme trop, si lon considre ce quils crivent effectivement. Pour dautres, le rflexe est plus lent venir, vaguement teint de scrupules ou de timidit question de probit sans doute, et de modestie naturelle. Maylis de Kerangal appartient la seconde espce, celle des auteurs qui ne sont pas ns avec les huit lettres du mot crivain tamponnes sur le front. Il aura fallu attendre Corniche Kennedy, son sixime livre (Verticales, 2008), pour que sa vie bascule franchement du ct de lcriture. Pour quenfin le mot se glisse en elle, balayant les tats dme. Jincarne, note-t-elle avec un srieux plein de grce, un devenir plutt quun tre crivain. Aussi lexprience du Transsibrien reprsentait-elle une nouveaut radicale pour cette romancire ne en 1967, qui navait jamais mis les pieds en Russie : non seulement partir pendant quinze jours du printemps 2010 bord dun train de lgende, un train dont le seul nom porte au rve, mais le faire en compagnie dune dizaine dautres du mme mtier, tous enferms l comme un seul et mme produit dexport. De ce dernier aspect du voyage, elle conclut avec circonspection que non, la traverse ne lui a pas donn limpression dappartenir un milieu homogne. Mme si, confirme-t-elle, tout contribuait nous inclure dans un groupe presque indistinct dcrivains . Le circuit fut fatigant, un peu compliqu pour des gens habitus travailler seuls et surtout, regarder seuls trs officiel, trs encadr, mais extraordinairement riche , se souvient-elle. Les pronostics pessimistes de certains de ses amis, qui lui avaient bross un sombre tableau du priple venir (un concentr de narcissisme et de mgalomanie, prdisaient-ils, une horreur !) se sont rvls compltement faux. Les crivains ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. Et l, tout le monde travaillait. Chacun tait totalement absorb par ce tiers objet qutait la Russie. Tous taient concentrs, lafft. Fini les conversations rcurrentes sur les mfaits des diteurs, le manque de jugement des lecteurs, la mdiocrit des journalistes. Oublie, toute cette sociabilit de lcri-

vain qui peut virer au cauchemar, remarque-t-elle. La Russie prenait tout . La Russie, justement. Et mme mieux : la Sibrie, traverse de part en part jusqu Vladivostok. Le pays interdit , pour les enfants de la guerre froide. La terre de la dportation, du goulag, lautre ct du rideau de fer, observe-t-elle. Pour moi, rencontrer un Russe tait plus exotique que tout. Dieu sait pourtant que la gographie ne lui est pas trangre on peut mme dire quelle lui court aprs depuis lenfance. Fille dun capitaine au long cours, qui devint ensuite pilote de port, auHavre,MaylisdeKerangalaimaitlemystre des dparts et des retours de son pre.

Un penchant pour lespace Plus tard, diplme dhistoire et dethnologie, elle a travaill pendant quelques annes comme ditrice chez Gallimard, dans la collection des guides. Et encore aprs, vcu deux ans aux Etats-Unis, o elle crivit son premier roman au titre emblmatique : Je marche sous un ciel de trane (Verticales, 2000). Le deuxime livre publi sappelait La Vie voyageuse (Verticales, 2003). Toujours les itinraires, lorientation le dplacement. Naissance dun pont, le trs beau roman qui lui valut le prix Mdicis, en 2010, est lui aussi imprgn de gographie. Le chantier du fameux pont se situe dans une contre sans nom, que lon devine loin de la France. Les travailleurs qui sy retrouvent sont originaires de plusieurs pays diffrents et les lieux dcrits font lobjet

Par une fentre du Transsibrien.FRANOIS FONTAINE/ AGENCE VU

dune cartographie trs affirme, la fois vigoureuse et potique. Nonobstant ce penchant pour lespace, et mme pour les grands espaces, Maylis de Kerangal a Tangente vers lEst, trs vite dcid de Maylis de Kerangal, de sorienter vers Verticales, 134 p., 11,50 . lintrieur du train plutt que vers lextrieur. Est-ce la perte des repres spatio-temporels qui accompagnait le mouvement des wagons ? Quoi quil en soit, elle renona au carnet de voyage,

Parcours parallles en attente daiguillageLE GRAND ART, cest cela : nous faire croire, sur toute sa longueur, aux pripties dune rencontre improbable. Et mme mieux que croire, vibrer. Frmir. Tourner les pages un peu plus vite, le cur serr, dans lattente du dnouement. Voil ce qua russi Maylis de Kerangal avec ce formidable petit roman. En quelques brefs chapitres, le rcit dune double fuite et dune curieuse alliance, le long des rails du Transsibrien. A priori, les personnages navaient rien pour se croiser, encore moins pour sceller un pacte muet. Elle, Hlne, une Franaise trentenaire monte dans le premier train pour sloigner de son amant russe, qui dirige un barrage en Sibrie. Lui, Aliocha, un appel trop blanc, trop maigre, pris de force dans les filets dune arme qui coince de prfrence les plus faibles, ceux qui nont plus de mre et pas dargent autant dire personne pour les dfendre ou leur offrir des planques. Elle fuit en premire classe, lui en troisime. A partir de ces deux trajectoires, distantes de quelques wagons et de milliers dannes-lumire, la romancire a construit un scnario extrmement efficace. Non seulement lhistoire est pleine de suspense, mais elle possde une atmosphre particulirement prenante. Dabord, Maylis de Kerangal a le sens du dtail, quil sagisse de paysages, dintrieurs ou de personnages. Ensuite, elle nous fait entrer dans la tte de chacun de ses deux hros de manire fragmentaire, mais trs convaincante. Enfin et surtout, sa langue possde un effet dentranement incroyable. Comme une pierre compose de plusieurs sortes de cristaux diffrents, elle mle les registres avec souplesse, faisant cohabiter mots prcieux et mots dargot, potique et trivial. Le tout un rythme trs particulier, lgrement haletant : une sorte dboulis gracieux qui nappartient qu elle. p R. R.

contrairement certains de ses compagnons de route : Pas suffisamment dexprience , jugeait-elle. Et pas envie de risquer le fantasme, ou le clich. Au bout de trois jours, en revanche, un dsir de fiction lui est venu. Le caractre mythique du Transsibrien, qui a cr des villes sur son passage, faisait le lit de limagination. Mais ce ntait pas tout. Il y avait aussi le frmissement de la vie bord, les vibrations de ces corps embarqus le long des rails, la vitesse majestueuse et imperturbable de 60 km/h. Le train est une machine fiction , notelauteur.Ayantremarququele Transsibrien faisait aussi du transport de troupes, Maylis de Kerangal sest intresse aux conscrits quelle voyait sur les quais, lors des arrts en gare. De trs jeunes gens, qui avaient lair continuellement saouls. Cest deux que lui est venue lamorce de son roman, dont elle a rdig les dix premiers feuillets dans son compartiment. De retour en France, elle a trs vite crit le reste, pour France Culture qui lui avait command une srie en cinq pisodes. La fivre qui brle ce rcit, son aspect haletant et ses chappes lyriques ne lempchent pas dtre remarquablement prcis et charnel. Cest le quotidien qui mintresse , explique Maylis de Kerangal. Entendez : la vie elle-mme, prise dans son paisseur et ses asprits les plus concrtes. Jamais pourtant, son texte nest ramen un rcit purement prosaque. Et jamais non plus cette observation du rel ne dtermine une criture que lon pourrait appeler intimiste, replie. Ce que propose au contraire Tangente vers lEst, cest une oscillation permanente entre lintrieur et lextrieur un voyage idal. p

ExtraitA lapproche de la gare, ils se lvent et viennent se coller aux fentres, sy craser la face, ou foncent se masser aux portires, alors se bousculent, se penchent, cherchent voir quelque chose au dehors, membres entremls et cous tendus, comme si lair leur manquait, des pieuvres, mais, cest bizarre, sils descendent fumer sur le quai ou se dgourdir les jambes, ils ne sloignent jamais trs loin, sagglutinent devant les marchepieds, grgaires, et haussent les paules quand on leur demande o ils vont: on leur a dit Krasnoarsk et Barnaoul, on leur a dit Tchita, mais cest toujours la mme chose, on ne leur dit rien, le gnral Smirnov a beau assurer lors des confrences de presse tlvises que les choses voluent, que les conscrits connatront dsormais le lieu de leur affectation, par gard pour les familles, il semble quau-del de Novossibirsk la Sibrie demeure ce quelle a toujours t : une exprience limite. Une zone floue. Ici ou l, donc, ce serait pareil ; ici ou l, quest-ce que a change ? Tangente vers lest, page 10

150 m

Moscou Iekaterinbourg237 m

Krasnoarsk259 m

150 m

Kirov

171 m

Perm Tatarsk70 m 105 m

Novossibirsk150 m Inisse Ob

Nijni-Novgorod78 m

Tioumen

87 m

Omsk

Volga 0 km 400 km 956 km 1 434 km

Oural1 814 km

Sibrie2 138 km

Steppe de la Baraba2 711 km 2 880 km 3 336 km

Sibrie4 098 km

0123Vendredi 27 janvier 2012

Dossier TraverseMoscou-Vladivostok mai-juin 2010, de Danile Sallenave, Gallimard, 318 p., 19,50 . Au gr dun rcit au jour le jour, la pense et les digressions semblent passer dune poque une autre, dun sujet un autre et pourtant. Si le texte svade, il revient toujours son sujet, une certaine histoire europenne. Car mesure que le train progresse vers la mer du Japon, la frontire de lEurope, la ntre, celle dune histoire commune, recule. Et souvre des espaces et des temps diffrents : un itinraire comme un labyrinthe.

3

Transsibriende Dominique Fernandez, photographies de Ferrante Ferranti, Grasset, 304 p., 21,50 . Impressions joyeuses, critiques ou profondes des maisons mortes et vivantes de Sibrie, ce texte apparemment simple fourmille de beaux dtails et danecdotes enchsss avec un art de ne pas y toucher qui le rend fascinant. A lexercice de style du carnet de voyage, lcrivain oppose une voix et un regard, dtachs, personnels et sans complaisance. Un voyage intrieur avant tout.

Sibir.

Cousu de fil rouge.Voyages des intellectuels franais en Union sovitique, sous la direction de Sophie Cur et Rachel Mazuy, CNRS d., Mondes russes et est-europens , 380 p., 25 . Des annes 1920 aux annes 1980, les changes planifis et voyages organiss dintellectuels franais en URSS vus travers des archives indites, notamment celles de la VOKS, la socit panrusse pour les relations culturelles avec ltranger. Le matriau documentaire rvle des techniques dhospitalit bien rodes.

Soixante-quinze ans aprs le Retour dURSS dAndr Gide,deux rcits ressuscitent le mythe littraire duvoyage en Russie. Au mme moment, un essai historique remet en perspective ces circuits organiss

La prose tranquille du TranssibrienDans le Transsibrien.CLAUDINE DOURY/AGENCE VU

ExtraitLmergence du touriste intellectuel Tous ceux qui dcidaient dalimenter par leur prose le flux continu des retours dURSS contribuaient llaboration dun genre politico-littraire indit. Le rcit de voyage en Union sovitique sinscrivit certes au croisement des traditions anciennes du rcit utopique ou de plerinage, du voyage littraire, du regard autobiographique port par lcrivain sur des vnements politiques vcus. Il puisa aussi dans les formes plus rcentes proposes depuis le XIXe sicle par lenqute sociale, par le grand reportage plus ou moins romanc sur lactualit trangre, par le tmoignage de guerre. () Ce flot de publications devenu vnrable archive [Jacques Derrida] joua un rle-cl dans llaboration du mythe sovitique en France. Il permet galement de sinterroger sur lmergence du touriste intellectuel, ce tmoin qui rapporte un rcit, et postule ainsi quun systme politique et social peut se phnomnaliser dans quelques visites et quelques rencontres. Cousu de fil rouge, page 33

Nils C. Ahl

C

e 28 mai 2010, Moscou, un petit groupe dcrivains franais (et deux photographes) montent bord du Transsibrien,dansdeuxwagons depremire classe frachement repeints aux couleurs de lanne France-Russie. Direction Vladivostok, marche lente, au gr dun programme de rencontres et de visites supposes promouvoir lamiti franco-russe et les changes littraires entre les deux pays. Sylvie Germain, Mathias Enard et Olivier Rolin ont voqu ce voyage sans en tmoigner vraiment, dans des livres parus en 2011. Aujourdhui, si Maylis de Kerangal choisit la fiction, les deuxlivres deDanile SallenaveetDominique Fernandez se prsentent comme des comptes rendus : jour aprs jour, kilomtre aprs kilomtre. Pour les lecteurs les plus curieux, les deux rcits disent trs exactement ce qui sest pass du 28 mai au 14 juin 2010. A lire Sibir dune main, Transsibrien de lautre, on a parfois limpression dun bgaiement. Le programme a t scrupuleusement respect. Dominique Fernandez sen amuse avec une pointe dagacement : la discipline de lun des deux reprsentants russes lui fait penser quil est probablement pass par lcole du KGB (sa nage impeccable dans les eaux du lac Bakal y contribue aussi). A peine quelques pas de ct. Si exotique soit-il, le priple a le got des voyages organiss, la diplomatie culturelle est souvent rigide. Et, quand on lit que la mentalit, le dcor, linconfort, la brutalit sovitiques nont pas compltement disparu (Transsibrien), on pense la prparation minutieuse et inflexible des sjours en URSS voqus par SophieCur et Rachel Mazuy dans Cousu de fil rouge. Voyages des intellectuels franais en Union sovitique. Ou plutt : en feuilletant les documents indits, prsents par les deux historiennes, qui retracent les trente premires annes de coulisses touristiques un peu particulires, on ne peut sempcher de penser DanileSallenave,Dominique Fernandez et leurs compagnons de voyage. La Sibrie de 2010 na que peu voir avec lURSS de 1936 ? Certes. Pourtant, lun et

lautre, Transsibrien comme Sibir, voquent le Retour dURSS dAndr Gide (1936), ici le temps dune page, l au dtour dune citation. A dfaut dtre des retours dURSS (si lon peut dire), les deux livres sont bel et bien des retours du Transsibrien . Ils tiennent de la tradition diplomatique culturelle qui espre un retour surinvitation. Autres temps,autres idologies : la contrainte originelle de ce voyage est un dfi supplmentaire qui soffre aux deux rcits. Car, ds les premires pages, la question qui se pose en creux naurait pas dplu Marguerite Duras et Alain Resnais : Quavez-vous vu, du Transsibrien ? Vous navez rien vu, du Transsibrien ? Des vidences, comme la place Rouge, la veille du dpart : Un mixte de ChampsElyses, de Galeries Lafayette la veille de Nol et de Las Vegas. (Transsibrien) Elle nexiste tout simplement plus. (Sibir) Dautres villes, puis de grands espaces, des gares qui succdent dautres gares. On y mange, on y discute : rien de remarquable, ici. Car en fait ce sont les souvenirs de lecture et dhistoire qui constituent la vraie matire premire des deux textes. Bien plus que ce train bleu et rouge, baptis Blaise Cendrars une ironie involontaire, sans doute, le pote nayant jamais emprunt la fameuse ligne. Sa Prose du Transsibrien et de la petite Jehanne dePetrovsk Tchita

France, pome assez banal, voire mdiocre , nest dailleurs pas du got de DominiqueFernandez. Appeler le train Alexandre Dumas ou Jules Verne aurait t plus judicieux . Le coursier du tsar, Michel Strogoff, laccompagne plus srement que lauteur de Pques New York. De mme Tchekhov, Tolsto et Dostoevski, Vassili Grossman et Varlam Chalamov mais aussi Maxime Gorki (qui donna son nom Nijni Novgorod, de 1932 1991) et, loccasion, donc, Andr Gide.

800 m

Feuille de route Des deux acadmiciens franais, cest sans aucun doute Dominique Fernandez qui voyage le mieux ainsi, cest--dire assis. Lest de souvenirs de lecture, de musique et de peinture. Transsibrien est une promenade et une rverie, dont certaines pagessont trs belles, dautres trs drles, et qui nglige dessein le reportage ou lanalyse. Quelques scnes insistent cependant sur ltat consternant des changes culturels entre la France et la Russie. La description des confrences et des rencontres au programme le dit bien. Mais Dominique Fernandez prend le parti de sa feuille de route peine sen carte-t-il. Il demeure en quilibre, entre le visible et le perceptible, lvident et ce qui ne lest pas, lappui dun certain regard, dune sensibilit, dune culture. Lcrivain sempare de dtails trembls, points de dpart dune digression ou dune anec-

Cheremkhovo583 m

Oulan-Oude610 m

683 m

625 m

Mogotcha

dote. Il ne cherche pas viter le folklore, il en joue pour mieux surprendre les beauts des visages et des paysages, saisies par les photographies de Ferrante Ferranti. Le vrai voyage est intrieur, mme la surface des choses. Ds la premire page, Danile Sallenave, elle, lavoue : A cause de son histoire, de mon histoire, la Russie na jamais t et ne sera jamais pour moi une destination ordinaire. Ses prcdents sjours, le groupe France-URSS, ses sentiments sur la fin de lutopie communiste (qui nest pas tout fait la mme chose que la fin dune dictatureordinaire ) esquissent une continuit toute personnelle avec la priode prcdente. Comme chez Dominique Fernandez,maispourdautres raisons, lemouvement, le paysage est intrieur, tourn vers le pass. La Russie de Brejnev, celle de Gorbatchev, celle dEltsine, et maintenant celle du couple Medvedev-Poutine quelle vite de citer. A maintes reprises, au prtexte de considrations historiques, sociologiques ou politiques, lactualit sinvite au gr du voyage. Ordinaire : le mot ne lest pas, et Danile Sallenave lemploie (et lerpte) dessein.Ilest typiquedunepoque propice aux prgrinations fabriques et la diplomatie culturelle, qui suppose quon revienne rassur et content. Les archives, prsentes par Sophie Cur et Rachel Mazuy, remettent celle-ci en perspective. Car cette mode des voyages en Union sovitique est lorigine dun mythe politique et littraire durable , auquel Danile Sallenave se mesure presque malgr elle. En flnant dans leurs

coulisses (lettres, comptes rendus, instructions), on est justement frapp par leur caractre ordinaire . Mme obsession du dtail, des visites et de lhoraire. Les voyages organiss se ressemblent, ce sont les temps qui changent. Ces quelques retours de Sibrie nauront pas le mme retentissement que le Retour dURSS dAndr Gide. Ils ne sont en rien militants dune cause ou dune autre. Nanmoins, le malaiseoulinconfort,la fuiteou larverie, en disent long sur les rails du train, quelle que soit la largeur de leur cartement. Cest ce titrequelesdeuxrcitsde DanileSallenave et Dominique Fernandez sont passionnants : dans les questions sans rponse de la premire et dans la distance choisie du second. Quavez-vous vu, du Transsibrien ? Quon ne peut pas tout voir. p

453 m

Tulun

Irkoutsk

440 m

Skovorodino398 m

Shimanovsk271 m Lac Bakal

Vladivostok14 m

Birobidjan72 m

Khabarovsk72 m

Monts Saan4 795 km 5 055 km 5 185 km

Sibrie orientale5 641 km 5 784 km

Monts Iablonovy6 198 km 6 500 km 7 306 km 7 723 km 8 351 km

Amour 8523 km 9 289 km

4

Littrature CritiquesSans oublier

0123Vendredi 27 janvier 2012

Lune lautreHistoire dun deuil. Le plus subtil puisque invisible, le deuil dune amiti. Alice et Ccile se sont connues la maternelle. Ont t spares le temps du primaire et se sont retrouves lentre au collge. Et la fusion na cess doprer. Jusqu ce quun jour tout bascule. Lamour chang en haine, les souvenirs vous labme, les penses retenues, captives, pour interdire tout retour. Le 10 mai 2011, Alice, en terrasse au soleil se souvient malgr tout dun autre 10 mai, trente ans plus tt, et le fantme de Ccile revient la hanter. Ccile qui, du reste, nest pas loin de ntre quun esprit, cloue sur un lit dhpital, plonge dans un coma do elle adresse Alice les mots quelle nest plus capable de lui dire. Je cherche un sens notre lien, un tissu, rare, dchir au centre. Irrcuprable. Une qute drisoire. Le venin dune passion formidable agit encore. Et tout ce qui a pu les sparer, la perte dun frre, la mort dun pre, la rvlation dun secret enfoui, na pas rompu le lien. Nous ne riions plus des mmes choses. Pourtant nos vies ne parvenaient pas se dnouer. Le fil tait lche, nous encombrait. Cest ce fil, incassable, que Kthvane Davrichewy, rvle par ses livres pour la jeunesse et auteur dun premier opus adulte trs russi (La Mer noire, 2010), a su tisser. Avec virtuosit et dlicatesse. p Philippe-Jean Catinchia Les Spares, de Kthvane Davrichewy,

Mafieux,juifsetTexanssebousculentdansUnitedColorsofCrime. ORichardMorgivejoueavecsonhistoire ettrouvelardemption

Mtaphores et mtamorphosespas. Il la vol un cadavre, en mai 1944, pendant la bataille de Monte Cassino, o il combattait avec les soldats du 2e corps polonais. Lautre gisait dcapit dans un trou dobus. Il a chang leurs plaques didentit. Une manire dfinitive de tourner le dos au malheur. Aux nazis, aux salauds, la guerre. Sa mre a t noye aprs avoir t viole. Son pre sest suicid. Son frre Stefan a disparu. Jamais il nest retourn en Pologne. Comment sappelait-il dj avant ? Il arrive presque loublier. Ryszard Morgiewicz est mort et enterr. mant. Ou bien il la dguise, la promne dans un carnaval grotesque et grimaant. Cela fait trente et un ans et des poussires quil a publi son premier livre, un polar (Allez les verts, Sanguine, 1980). Or trente et un an et des poussires, cest lge de Morgiewicz/Chlebek dans United Colors of Crime. On arrange comme on veut la concordance des temps. Ce qui commence ici la manire dun polar va basculer trs vite dans un roman profond, un roman des mtaphores et des mtamorphoses. Une bande de hors-la-loi texanstente debraquerChaim Chlebekqui est laiss pour mort ct de sa voiture en flammes. Les os briss, le visage abm, il va rouvrir les paupires dans un ranch improbableoviventensembleDirk,unvieilAllemand, rfugi en 1933 aux Etats-Unis, et Dallas, une Indienne de 20 ans, mi-Navajo, mi-Apache. Ils lui ont sauv la vie. Cest dans le rcit dune rdemption complique que nous entrane Richard Morgive. Rien ne peut seffacer. Il faut tout reprendre l o on la laiss. A la guerre par exemple. Mais qui la gagne ? Les rives du Bien et du Mal sont trangement les mmes. LAllemagne avait succomb ses mensonges et ses crimes. Les USA avaient pris la relve. () Chaim avait quitt lEurope dtruite pour une prison, ou plutt un asile psychiatrique. LAmrique est peuple de rednecks, de racistes, de massacreurs de Peaux-Rouges, danticommunistes fanatiques, de politiciens vreux, dillumins du dieu dollar et du In God We Trust . Qui peut croire encore quelle est la terre de la libert ? Revenu des absences et des illusions, Chaim saura trouver son chappe belle. Cela se lit sans pause. United Colors of Crime est comme un comic strip : des images, des squences et le plein dmotions. On sent, on sait mme, quel point pour lcrire, Richard Morgive est all fouiller loin dans lintime. Il a pass ce qui lui reste de souvenirs de famille, les douloureux et les mchants, ceux quil croit connatre, ceux quil a invents, la grille dun drle de loto-fiction. Et a sonne vrai, dans la narration folle et dans la dmesure. Parce que cest vrai. Ou plutt parce que cest sincre. pUnited Colors of Crime,

Xavier Houssin

L

Sabine Wespieser, 192 p., 18 .

Papa dans le lave-vaisselleGilles Paris qui, faisant mtier de dfendre les livres des autres, publie peu, a un talent particulier pour donner la parole aux enfants, pour faire voir lunivers travers leur regard. Ctait le cas dans Papa et maman sont morts (Seuil, 1991) et Autobiographie dune courgette (Plon, 2002). Simon, le narrateur dAu pays des kangourous, a 9 ans et vit Paris dans un immeuble cossu. Sa mre, femme daffaires, part souvent pour lAustralie. Un matin, Simon trouve son pre recroquevill dans le lave-vaisselle. Dpression grave. Comment un enfant, mme aid par une grand-mre fantasque, peut-il comprendre ce qui arrive ce pre, parlant dsormais comme avec une patate dans la bouche ? Pour quil soit si prcis sur cette trange maladie, on se doute que Gilles Paris sait de quoi elle est faite, comment on sombre, avant de remonter doucement ou parfois de se perdre. On napprendra qu la toute fin le secret qui minait le pre, sans quil parvienne le rvler au petit Simon. Entre-temps, grce la merveilleuse grand-mre, ses amies et amours, et la singulire Lily, enfant autiste qui en sait long sur la vie, on est embarqu, avec Simon, dans cette histoire dont, certainement, il portera la blessure jamais. p Josyane Savigneaua Au pays des kangourous, de Gilles Paris,

es souvenirs douloureux ne meurent pas. Ils sont juste endormis. Ils hibernent dans nos vies fatigues, dans nos curs refroidis. Un presque rien les rveille. Un geste malhabile, un simple pas de ct. Ces souvenirsl sont venimeux comme des serpents. Et ce genre de serpents, il sen trouve lovs pas mal entre les pages du dernier roman de Richard Morgive. Des serpents et des scorpions aussi qui se faufilent entre les pierres des cimetires. Le personnage principal de United Colors of Crime est dailleurs surnomm Gravedigger : fossoyeur. On comprendra vite que ce nest pas uniquement parce quil est un tueur. Nous sommes en 1951 dans le sud du Texas. Paysage de dsert et de pompes ptrole. Lhomme qui file en Buick Roadmaster noire avec, dans la malle arrire, plus de 200 000 dollars vols est un mafieux en cavale. Ancien porte-flingue de Lucky Luciano, il vient de supprimer New York un autre membre de lOrganisation qui lui avait mis un mauvais contrat sur le dos. Lgitime dfense. Largent ? Juste une opportunit. Il ira craquer le magot au Mexique o il espre bien, une fois encore, se faire une nouvelle vie. Chaim Chlebek nen est pas une prs. Dj le nom quil porte ne lui appartient

Ce qui commence ici la manire dun polar va basculer trs vite dans un roman profondAux toutes premires lignes de cette histoire singulire, on comprend que United Colors of Crime est un texte essentiel dans luvre de Richard Morgive. Depuis Un petit homme de dos (Ramsay, 1988. Jolle Losfeld 1995, 2006), Morgive est dans lincessant grattage de ses plaies. Le pass doit saigner jusquau blanc. Il est tout petit quand sa mre succombe un sale cancer. A peine plus g lorsque son pre, malade et dsespr, met fin ses jours. On nest pas prts de finir de lire, livre aprs livre, sa solitude dorphelin. Tantt il lcrit dans la plainte et le chagrin, tantt il la fait briller comme un dia-

Extrait Il taperait bien sur une tte. Il chercherait bien des ennuis un mec sil ntait pas en stand-by pour passer au Mexique. Derrire une vitre, il voit un coquelicot improbable. Fragile, il sincline vers la nuit. Ils sont revenus vers lui les coquelicots du mont Cassin. Il tait all se recueillir sur sa tombe, voir ce que cest dtre mort. Ctait au dbut de lt 48. Des coquelicots il y en avait. Partout pousss sur les os. Il avait eu du mal trouver sa tombe. Il avait eu un sacr choc. En la dcouvrant. En lisant son nom : Ryszard Morgiewicz, 1920-1944. Il ne pouvait plus la quitter. Ctait un spectacle qui le dvorait. Une veuve pleurait son mari, ou ctait peut-tre son frre. Un garonnet blanc comme de largent lattendait en faisant rouler sa voiture sur la cuisse. Chaim portait des lunettes de soleil pour que les morts ne le reconnaissent pas. Il tait enterr vivant et il jubilait dans sa honte. Pauvre type quand mme. Un car est arriv. Des Polacks, un cur et ses enfants de chur. Ils se sont mis chanter. () Chaim sen tait all dun autre ct. United Colors of Crime, page 170-171

Don Quichotte, 250 p., 18 .

Un manuel de sagesseLadresse pouvait tre suppliante. Elle nest que narquoise, plus encore que dsabuse. Apostrophant lordonnateur de toutes choses, le Crateur, Jacques A. Bertrand livre un prcis de linpuisable capacit de lhomme gcher ses chances de bonheur. Pis, se dchirer. Rien ny fait. Partout on sentre-tue, on massacre, on torture. La raison mme choue temprer cette fivre autodestructrice. Il faut sy rsigner. Dans ltat actuel des choses, il nest pas raisonnable de prtendre connatre le sens de la vie. Par consquent, il ne serait pas davantage raisonnable de prtendre que la vie na pas de sens. Et la sentence de tomber : Nous vivons. Sans trop savoir comment. Nous avons pour le moins un problme de mode demploi. Que vaut une vie humaine ? Au hasard des rflexions simples et percutantes, Bertrand rapporte trois exemples : le supplice dun ouvrier italien tortur par une communaut dchane, les exactions dun rsistant lheure de lpuration, une fresque miniature et magistrale sur la fin du monde indien des Grands Lacs. Et, comme limagination est un mode de connaissance comme un autre , Bertrand compose, petit parent de Vialatte, un livre de sagesse, un refuge face aux intempries. p Ph.-J. C.a Commandeur des incroyables & autres honorables

de Richard Morgive, Carnet nord/Montparnasse, 320 p., 18 .

Mauvais sangCcileCoulonconfirmesontalentaveccetroisimeroman,undramesocialprcisetprecontours ne sont pas sans rappeler lAmrique, mme si celle-ci nest jamais nomme. A lambiance trs seventies et eighties de Mfiez-vous des enfants sages, succde aujourdhui celle un peu moins identifiable du New Deal cher Steinbeck, sous lgide duquel est plac Le roi na pas sommeil : un roman aux accents bibliques, finement cisel dans la beaut dune nature ensorcelante de mystres, de lgendes et de sourdes tragdies. Ainsi celle de Thomas Hogan, l enfant maudit dont la sombre destine allait marquer pour longtemps les habitants dHaven, une bourgade perdue entre champs et pins. Cest l, comme dautres hommes aux pognes larges et rugueuses, durs au mal et au travail, quest n William, son pre. Peu aprs la mort de ses propres parents, celui-ci place sa fortune dans une vaste proprit borde de framboisiers sauvages, de fougres et dune fort profonde, peuple de cerfs, de biches et de renards. doublier dans lalcool. En vain. Peu peu Williams sisole des siens, de la belle Mary, son pouse, modle de douceur et dabngation, et de son fils unique, Thomas, petit garon frle et silencieux, qui il prdit amrement une carrire de gratte-papier. Mais William naura gure le temps de vrifier son prsage. A la suite dune vilaine blessure la main, et malgr tous les soins apports par OBrien, son ami denfance et mdecin, la gangrne se rpand et lemporte. Au jour des obsques, tout Haven est l autour de Mary, et de Thomas, dont certains pressentent dj, par sa faon de se tenir en retrait, son regard quand une gamiLe roi na pas sommeil, de Ccile Coulon, ne criaittrop fort, lemouViviane Hamy, 152 p., 17 . vement de ses lvres sans que le moindre son sen chappe , qu il y avait quelque chose de son pre en lui, un mauvais sang qui roulait dans ses veines : lcume avant lorage . Annonc comme dj jou, ds les premires lignes, le drame est l, grave et nigmatique. Circulant entre les cris dune mre folle de douleur, les chuchotements et bavardages dune ville la mmoire infaillible, il avance masqu. Au dtour de bonheurs fugitifs, il serpente travers les plis et replis dune conscience tourmente, il tressaille dans un corps qui sendurcit et smancipe. Le roi na pas sommeil est un rcit pre et tendu par une criture incisive qui sait percer le mystre des mes et leur nature sauvage. p

Christine Rousseau

correspondants, de Jacques A. Bertrand, Julliard, 140 p., 15 .

Tourments ptrarquiensOn ne sait si les chercheurs en littrature finissent par faire corps avec leur objet dtude force de frquenter les uvres de leur auteur ftiche, ou sils choisissent justement ce sujet ou cet auteur parce quils y devinent demble leur double, leur idal ou le seul cho possible ce quils croient tre leur singularit. Alain Monnier joue subtilement de cette ambigut, et nous propose avec Place de la Trinit un roman tout la fois charmant et grinant. Adrien Delorme est un spcialiste de Ptrarque. Seul ce chantre de lamour platonique du XIVe sicle trouve grce ses yeux et, par un hasard fort propos, le chercheur connat dans sa propre vie les affres dun amour condamn se relancer sans cesse dans lattente des faveurs dune femme marie qui se refuse lui. Le roman alterne lgamment les chapitres dans lesquels le narrateur imagine les penses et les tourments du pote italien, et ceux dans lesquels, de nos jours, Adrien Delorme se consume. Lidentification est telle que le chercheur en vient renouveler la lecture de Ptrarque pour se comprendre lui-mme, saisissant que si la femme le comblait, ne ft-ce quune fois, il ny avait plus dattente possible, () que seules les premires fois nous attirent et nous troublent vraiment . p Florence Bouchya Place de la Trinit, dAlain Monnier,

R

Flammarion, 284 p., 19 .

ares sont les crivains qui simposent comme tels ds leurs premiers livres. Ccile Coulon est assurment de ceux-l. Outre son tonnante maturit, en effet, la jeune Clermontoise de 21 ans possde pour elle une matrise dans lcriture qui impressionne, comme en atteste encore une fois son nouveau livre, Le roi na pas sommeil. Cela ntonnera gure ceux qui lont dcouverte avec Le Voleur de vie (d. du Revoir, 2007,) son premier roman compos 16 ans, puis lont suivie avec Mfiez-vous des enfants sages (Viviane Hamy, 2010), beau texte arachnen sur ladolescence, qui lorgnait du ct de Carson McCullers et dArmistead Maupin. Car, de livre en livre, saffirme un sens de la description li un style minutieux et conome qui sait jouer autant de lellipse que de la mtaphore. Mais aussi et surtout un univers singulier. Peupls de paums, dtres fls, ses textes se situent bien loin des bluettes lcriture approximative ou des gros romans prtentieux et gocentrs. Nourrie de sources littraires, cinmatographiques et musicales (pour une bonne part amricaines), Ccile Coulon aime projeter ses romans dans un ailleurs dont les

Gangrne Reste que, pour lentretenir, William se voit contraint de travailler la semaine la scierie et le week-end la caserne de police, o il doit classer les fiches vertes composant le rpertoire macabre des affaires du comt. A la pnibilit de son travail sajoute donc la frquentation de lhorreur qui, insidieusement, va simmiscer en lui, le contaminer dune humeur noire , parfois violente, quil tente

0123Vendredi 27 janvier 2012

Critiques LittratureSans oublierLe dernier Tolsto

5

Ltonnant Britannique Rana Dasgupta raconte une destine la priphrie de lHistoire

La chimie dune vieFlorence Noiville

C

est un Britannique quiparlefranais comme vous et moi, vit Delhi et se passionne pour la Bulgarie ! Un surdou qui a tudi la littrature Oxford, la musique au conservatoire dAix-en-Provence, lconomie des mdias dans le Wisconsin et qui semble incollable en histoire des sciences Cejour-l, Rana Dasgupta dambule nonchalamment dans le salon des ditions Gallimard, Paris. Appareil photo en bandoulire, il mitraille ce qui lui plat, un dtail du tapis, une moulure sur le mur Laurat du prestigieux prix du Commonwealth, Dasgupta est n en Angleterre en 1971. Pre indien, mre britannique. Milieu modeste, enfance choye. Lorsquil tait enfant, Calcutta, pendant lpoque coloniale, mon pre tudiait le soir grce la lampe de la cage descalier, raconte-t-il. Pour lui qui a quitt lInde dans lespoir dune vie meilleure, mon entre Oxford a t une fiert. Aprs Oxford, la France et un passage par la Malaisie, Dasgupta sexile New York. Bientt, il perce dans le marketing, gagne grassement sa vie, mais envoie finalement tout promener. Il dcide de mettre le cap sur lInde pour renouer avec lhritage paternel, rejoindre la femme quil aime et crire. Je ne voulais pas mourir sans avoir termin un roman ! Ce roman, le voici. Aprs Tokyo, vol annul, un recueil de nouvelles

paru chez Buchet-Chastel en 2005, Dasgupta se glisse dans la peau dun trs vieil homme. Un Bulgare centenaire dont le prnom, Ulrich, est un clin dil au hros de Robert Musil. Un homme sans qualit, cet Ulrich ? Un vieillard qui a rat sa vie ? Il a dabord voulu tre violoniste. Puis chimiste. Et sest passionn pour la nature des molcules. Musique et chimie avaient ses yeux un point commun grce un nombre fini dlments, on pouvait crer une infinit de formes dexpression . Dans la premire partie du roman, Ulrich quitte Sofia pour Berlin, capitale de la chimie avant la seconde guerre mondiale. Il est habit par les sagas industrielles de BASF, Bayer ou Hoechst. Dans des chapitres qui portent des noms dlments chimiques radium, baryum , Dasgupta fait toucher du doigt la beaut de ses recherches.Il montre parexemple lexcitation dUlrich lorsquHermann Staudinger dcouvre les polymres : Jusqualors, les tres humains avaient vcu entours des mmes matriaux : le bois, la pierre, le fer, le verre. Et voici quapparaissaient une foule de substances extraordinaires (les matires plastiques) capables de produire des sensations corporelles que nul navait encore connues.

A ct de ses grands romans, Tolsto est aussi lauteur dune multitude dessais sur lart, la guerre, la religion On a occult cette partie de son uvre, souvent choquante et excessive, parfois fanatique. Ce court texte, indit en franais, offre un condens des indignations du Tolsto essayiste. Rdig en 1910, quelques mois avant sa mort, en rponse aux lettres de correspondants dsesprs que lcrivain reoit chaque jour, Du suicide revient sur la question qui a hant son uvre, celle de labsurdit de la vie, cette plaisanterie dont les hommes sont le jouet . La modernit du propos tient la faon dont Tolsto fait du suicide une question politique et sociale. Il accuse tous les pouvoirs, lEtat, lEglise et les institutions, qui imposent lhomme une angoisse fbrile, une prcipitation, une tension dans un travail ayant pour but ce qui est absolument inutile . Une dnonciation de la folie et de la brutalit de la socit combien contemporaine. p Stephanie Dupaysa Du suicide (O Bezumii), de Lon Tolsto,

traduit du russe par Bernard Kreise, LHerne, 80 p., 9,50 .

Un homme en drouteMatus aura pass toute sa vie rver avec rage. En 1924, nayant pas pu faire partie de la pauvre dlgation mexicaine aux JO de Paris, il a dcid, Monterrey, de courir seul le marathon, chronomtre au cou. A lannonce des rsultats, ses comptes le donnent vainqueur de 24 secondes sur le coureur amricain arriv troisime. La mdaille de bronze lui revient donc de droit. Depuis, Matus naime pas beaucoup les gringos. Au point, pendant toute sa carrire dinstituteur, de trafiquer lhistoire du Mexique pour la rendre toujours plus glorieuse. Ce qui lui vaut la porte aux abords de la retraite. Qui stonnera, du coup, quil veuille embarquer une poigne dadolescents un peu simplets dans une nouvelle guerre amricano-mexicaine ? Il sagit de reprendre le Texas et Fort Alamo. Sauf que nous sommes au tout dbut doctobre 1968 et que lhistoire se fait de tragiques croche-pieds. Avant que ne dbutent dautres olympiades, larme vient de tirer sur les tudiants Mexico. Sous son humour grinant, cet envotant roman de David Toscana (le troisime traduit en franais) est dun terrible dsespoir. Il parle avec une fascinante justesse de linjustice. Des sacrifices inutiles. Et des illusions perdues. p X. H.a LArme illumine (El ejrcito iluminado),

Rana Dasgupta.WITI DE TERA/OPALE

Soudain, nous avons 100 ans Las, la guerre et le communisme auront raison des passions dUlrich. Dans la seconde partie, lhomme, revenu Sofia, aveugle et seul au milieu des dcombres de lre postcommuniste, na plus quune chose quoi se raccrocher, ses rves veills . Les chapitres nous emmnent alors trs loin dans la fantasmagorie et les

visions potiques du vieillard. La vie se droule en un certain lieu, pendant un certain temps , pense Ulrich. Mais il y a dans nos ttes un surplus dexistence inutilis. Et ce surplus, o le dposons-nous si ce nest dans nos rveries ? En situant ce roman Solo, en Bulgarie, o il na de Rana jamais vcu, lauteur a Dasgupta, voulu narrer une Histraduit de toire de lEurope vue de langlais par la priphrie . Rendre Francesca Gee, palpable une histoire Gallimard, invisible, celle qui, dit Du monde il, na aucune trace entier , dans lhistoire officielle 450 p., 25 . des grandes puissances . Depuis Sofia, Ulrich est persuad que cest ailleurs Berlin, Vienne que les choses se passent. Maintenant que je vis en Inde, je comprends ce complexe des petits pays ou des anciens pays coloniss. LInde a beau se vouloir un centre,

elle souffre, encore aujourdhui, de cette fragilit psychologique. Nous ne sommes pas matres de notre histoire, ce sont les autres qui lont faite. (Pour remdier cela, sans doute, Rana Dasgupta confie quil travaille en ce moment un essai sur Delhi, ses langues et sa culture). Lune des prouesses de Solo consiste, tout en nous parlant de science et de musique, nous faire accder aux proccupations et aux rveries dun vieillard. Nous nous faufilons dans le cerveau dUlrich. Et soudain nous avons 100 ans. Nous traversons lpaisseur des temps. Nous faisons les comptes avec lui. Sommes-nous plus que la somme de ce qui nous arrive ? Oui, cest une drle de chimie ou dalchimie qui opre dans ce roman inventif et plein de grce. Nous avons un got de terre dans la bouche et, surprise, ce nest pas du tout dsagrable. p

de David Toscana, traduit de lespagnol (Mexique) par Franois-Michel Durazzo, Zulma, 320 p., 21 .

Petit conte dmoniaqueQuabrite la maison des Diviline, vieille, grise, caille ? Quelle nigme terrible recle ce lieu ? Le vieux, le noy , est mort de chagrin quand son fils a soudain t enlev ; la mre, qui avait gagn son amour par un rituel magique, a laiss sa bru rgenter la maisonne, accueillant ce dcafardiseur, adepte de la Vieille Foi, au pouvoir aussi sombre que lhumeur. Et les deux petits qui ignorent ce qui se passe sous leur propre toit despionner ce trio inquitant avec une gourmandise polissonne. Ce petit conte dmoniaque dit bien lart dAlexe Remizov (1877-1957). Echo dune Russie ancestrale o la fantasmagorie saccommode des sortilges comme des rituels sacrs et la raison mne limpasse, ce texte valut son auteur de remporter le prix de la revue moscovite La Toison dor en 1906, inaugurant une uvre inspire par les lgendes et croyances populaires et crite dans une langue dlectable. p Ph.-J. C.a Le Dcafardiseur (Tchortik), dAlexe Remizov, traduit du

A cache-cache avec le relUn recueil de nouvelles du Suisse Peter Stamm, qui oscillent entre mystre, dsir et solitudequi brisent cette bauche didylle digne dAdalbert Stifter Un jeune couple passe ses vacances en Italie dans une maison de location o le calme est bientt rompu par larrive dune famille avec deux enfants. Cette promiscuit inattendue, mi-agaante mi-attirante, renforce encore lincomprhension lintrieur du couple qui svade aussi souvent que possible pour donner le change son mal-tre. Jusqu ce quune catastrophe dans la maison voisine les rapproche souAu-del dainavecunebrudu lac (Seercken), talit sauvage de Peter Peter Stamm Stamm, dit trouver son traduit de inspiration dans lallemand des situations (Suisse) vcues ousimplepar Nicole ment observes Roethel, dans la rue et Christian quil prolonge Bourgois, par lcriture. Ou 178 p., 13 . dans des faits divers de journaux, comme le rcit de cette femme qui a pass trois ans dans la fort et a contact lauteur, quand le livre est sorti, pour lui dire que tout ce quil avait crit tait juste, mme sil ne pouvait pas le savoir. Stamm est un crivain qui invente la ralit en lui laissant jusquau bout une part dindfini : Cest une faon de faire confiance au lecteur. Je ncris pas parce que je sais mais parce que je cherche ou simplement parce que je ne comprends pas. On trouve la figure dun crivain qui pourrait tre son double dans la nouvelle intitule Sweet dreams , o une jeune femme se rend compte que lauteur quelle voit ce soir-l la tlvision nest autre que linconnu qui la fixe dans le bus quand elle rentrait peu avant chez elle avec son ami et que cet homme est en train de raconter son histoire venir comme une fiction. ses gestes avec minutie, comme pour sassurer que celui qui crit a bien une ralit face lappareil de cette inconnue qui veut soudain le prendre en photo. Non, ne souriez pas , dit-elle p

Pierre Deshusses

russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Interfrences, 80 p., 12 .

U

n paysage fait de montagnes et de collines. Des pentes qui sinclinent vers le ct suisse du lac de Constance Avec ces dix rcits presque tous ancrs dans la rgion du Seercken le titre original en allemand , Peter Stamm, crivain suisse allemand n en 1963, renoue avec le genre de la nouvelle, aprs son dernier roman, Sept ans, paru en France en 2010. Toujours au bord de la rupture, longeant des failles dont les silences sonores attirent autant les personnages que le lecteur, ces histoires sinscrivent dans le triangle du mystre, du dsir et de la solitude. Un universitaire arrive dans un htel des Alpes, immense navire chou au bord dun torrent au milieu des sapins. En cette fin de saison, il est le seul client de cet tablissement gard par une femme qui marche nus pieds et annonce demble quil ny a l ni gaz, ni lectricit, ni eau. Un jeu de cachecache sinstaure entre mfiance et fantasme, jusqu larrive de deux hommes venus de la valle

Je nexplique pas, je regarde De passage Strasbourg en janvier, Stamm se dit plus confiant dans son criture au fil du temps : Jose davantage, note-t-il. Il marrive mme de dire je. Je ncris pas pour avoir raison. Alors quau tout dbut jessayais encore dexpliquer la vie, maintenant je la regarde. Comme un photographe qui sabstrait de la ralit pour mieux la restituer. Le regard de Peter Stamm est aussi subjectif que peut ltre lobjectif dun appareil photo. On sent que tout est vrai et que tout schappe, jusqu cette dernire histoire o lcrivain se met en scne New York, sur la plage de Coney Island, dcrivant chacun de

Les beauts dchirantes dune Espagne entrant dans la nuit de la dictature. Un chef-duvre. Kathleen Evin, France Interroman

Ricardo Martin

6

Histoire dun livre

0123Vendredi 27 janvier 2012

Au service du ChePourcrireleromandesesparents,apprentis gurillerosCubadanslesannes1960,LauraAlcoba aretrouvtouslestmoinspossiblesdeleurerranceci, Les Passagers de lAnna C. (tous deux chez Gallimard). Le premier sinspirait des neuf mois quelle vcut cache La Plata. Les montoneros , opposs au gouvernement, y abritaient derrire des cages lapins leur imprimerie clandestine. Ecrit selon le point de vue dune fillette de 7 ans, Manges est n du choc que causa en 2003 Laura Alcoba la visite des ruines de cette maison, quelle croyait totalement dtruite. Cest Chicha Chorobik de Mariani, fondatrice de lassociation des Grands-mres de la place de Mai, qui la lui signala ; car Chicha ellemme est toujours la recherche de sa petite-fille, disparue lors de lassaut donn contre cette maison. Mais faire remonter des vnements aussi douloureux nalla pas de soi pour Laura Alcoba, surtout vis--vis de sa propre mre : Jai moi-mme crit ce livre dans une sorte de clandestinit, raconte-t-elle, en le cachant ds quelle me rendait visite et ne lui faisant lire que lorsque sa publication fut pressentie chez Gallimard. sa mre, qui vit toujours Paris. En cours de route, deux entretiens avec Rgis Debray, hraut de la rvolution cubaine lpoque, lui permirent de revenir vers eux avec des questions prcises : Cest lun des seuls parler, dans son autobiographie Lous soient nos Seigneurs (Gallimard, 1996), des camps dentranement la gurilla dans la jungle cubaine. Elle rechercha paralllement dautres tmoins de cette aventure, dont beaucoup moururent dans la lutte arme, quitte faire ensuite des choix dans leurs rcits et laisser apparatre leurs contradictions dans son livre. Elle retrouva ainsi celui quelle nomme Antonio , le plus distanci face aux vnements, et un Argentin surnomm El Loco ( Le Fou ), le recruteur de ses parents, tomb en disgrce leur arrive Cuba. Aprs des dcennies de silence, il rvait de raconter comment il allait alors dnoncer auprs de Castro un tratre dans lentourage du Che ; quelquun toujours en vie. Mais cela ne concidait pas avec dautres versions, et lhistorien que jai consult, Gustavo Rodriguez Ostria, a jug ce fait douteux, explique-t-elle. Dans mon roman, El Loco reste donc entour de mystre. Mais la publication du livre sera peut-treloccasion pour lui de sexprimer comme il le souhaite. Car Laura Alcoba a beau crire enfranais, pour prendre de la distance avec ce chaos , dit-elle, et elle a beau avoir t prise ds son arrive en France, petite, dune rage dassimilation , elle touche directement la mmoire collective argentine. Elle-mme nen

La Havane, 1959.GILBERTO ANTE/ ROGER-VIOLLET

Fabienne Dumontet

L

a plus jeune clandestine de la littrature, du moinslunedes plusprcoces : aussi drisoire soit-il, ce titre reviendrait de droit Laura Alcoba, cette mince femme brune dorigine argentine aux yeux noirs gracieusement souligns de khl. La voici aujourdhui crivain, traductrice et universitaire, aprs des tudes sans faute lEcole normale suprieure. Mais avant cela ? A-t-elle vraiment t ce bb bourlinguant sous un faux nom avec ses jeunes parents apprentis gurilleros, entre La Havane et Buenos Aires ? Ctaitquelquesmois aprs la mort de Che Guevara, en 1968. Etait-ce bien elle, encore, cette fillette recluse en 1975 dans une maison de La Plata, en Argentine, pour chapper aux tueries des escadrons de lextrmedroite argentine?Ellefrle la mort en fuyant cette cache avec sa mre, trois mois avant sa destruction par larme, qui en liminera tous les occupants. Sa mre se rfugie alors en France jusqu cequeLaura, resteavecsesgrandsparents en Argentine, vienne ly rejoindre dfinitivement en 1978. Son pre, enferm dans les prisons argentines depuis 1974, ne les retrouvera Paris que dans les annes 1980, sa libration. Laura Alcoba elle-mme aurait pu parfois douter de tout cela. Car rien, ou presque, ne subsiste de son enfance : pas une photo, pas une lettre, peu de documents officiels, sinon, peut-tre, dans les archives des services secrets argentins ou cubains, et presque pas de tmoins survivants : On ne pouvait pas prendre de photos, tous les documents taient dtruits ; mes parents avaient des noms demprunt, des vies inventes, explique-t-elle. Tout est confus maintenant, comme sils staient pris au pige de cette clandestinit. Sans compter qu cause de la dictature argentine, on trouvait jusqu rcemment peu de travaux dhistoriens sur ces milieux pro-rvolutionnaires. Malgrces impasses, LauraAlcoba a crit deux ouvrages captivants sur ce pass, lun paru en 2007, Manges, et lautre ce mois-

Confronter les souvenirs Cette fois, avec Les Passagers de lAnna C., Laura Alcoba est sortie de la clandestinit pour aller interroger ses parents, aujourdhui spars, sur leur propre histoire. Elle a choisi de remonter plus loin dans le temps et de raconter leur fugue de lycens quittant lArgentine pour La Havane en 1966, avec lespoir de servir le Che. Pour crire ce roman , diffrent de l histoire qutait Manges, Laura Alcoba a confront les souvenirs de son pre, install Barcelone, ceux de

revient pas que Leopoldo Brizuela, lauteur argentin du trs beau roman Angleterre, une fable (Jos Corti, 2004), ait voulut traduire ses livres pour la maison ddition Edhasa, en Argentine. Originaire de La Plata, il se souvenait si bien de lattaque de la maison en 1976 que, dans le journal de bord de sa traduction, il raconte la scne de lassaut de son propre point de

vue. Un peu comme si ces livres interpellaient leurs lecteurs, linstar du cadavre dEva Peron, prsent dans un autre roman de Laura Alcoba, Jardin blanc, publi en 2009. Le corps embaum y prend la parole, depuis la tombe italienne o lont scell les militaires de la dictature pour le faire disparatre. Il reste intarissable, mme en exil. p

Extrait(Avec Camilo, professeur de tactique thorique) Il y avait aussi cette histoire de menuet. Daprs Camilo, ctait une image quaimait utiliser le Che : la guerrilla devait encercler lennemi et lattaquer depuis des points diffrents depuis quatre points diffrents trs exactement, mais alternativement de manire lobliger danser une sorte de menuet. (Soledad) seffora de se reprsenter le Che dansant le menuet, faisant des petits pas autour dun partenaire qui il finissait par donner le tournis avant de labattre, sautant autour de lui, sapprochant et sloignant, esquissant de subtils entrechats. Elle ne cessait de limaginer, de tenter du moins, se disant pourtant que quelque chose ne collait pas. Les Passagers de l Anna C. , pages 73-74

Fabrice Del Dongo La HavaneLIRE Les Passagers de lAnna C., cest dabord sentir quon se tient la proue du romanesque : cest recevoir de plein fouet les illusions chevaleresques, guvaresques en loccurrence, de deux trs jeunes amoureux argentins, Manuel et Soledad, partis de La Plata en 1966 avec quelques compagnons, leur foi rvolutionnaire cheville au corps, pour rejoindre La Havane. Venus sur un quiproquo, ils resteront un an et demi Cuba, le temps de sinitier la rvolution dans les camps dentranement au cur de la jungle, de concevoir un enfant sans y penser, dapprendre la mort du Che et de repartir dpits en Argentine par air, par terre puis par mer, bord du transatlantique Anna C. Tout cela la manire du Fabrice Del Dongo de La Chartreuse de Parme quon aurait dpays La Havane et mis, comme Waterloo, au cur de la bataille, par hasard. Mais ny comprenant rien . Aventure, amour, rites initiatiques, et mme lgendes : tout y est, dcrit en quelques scnes-cls, recomposes, partir des souvenirs des protagonistes euxmmes, par la narratrice, leur fille ne pendant ce sjour Cuba. Mais ce romanesque est largement grev par les lacunes et les contradictions de ces tmoignages, que la narratrice interroge plus dun demi-sicle plus tard, ainsi que par les dsillusions des acteurs et la mort violente de la plupart dentre eux, rappele la fin de louvrage. Non sans drision mais avec la fascination quappelle cette ferveur nave, Laura Alcoba fait percevoir lenjeu la fois historique et romanesque de cette quasi-pope, notamment pour ses parents, dont ce premier rendez-vous manqu avec lHistoire engagera la vie ; son pre, dnonc son retour La Plata, sera emprisonn sous la dictature argentine pour ce sjour en terre rvolutionnaire. p F. DtLes Passagers de l Anna C. ,

de Laura Alcoba, Gallimard, 220 p., 17,50 .

La vie littraire Pierre Assouline

Rendez-vous avec Patrick Modianoenquteur qui sommeille en Modiano. Dominique Zehrfuss, son ct depuis quarante ans, le qualifie dailleurs de dtective mtaphysique , quand elle ne le surnomme pas la Pythie de Delphes , pour sa capacit simprgner du monde sans ciller ni parler pendant des heures. la paraphrase de luvre. Heureusement, il en est qui rendent justice son sens de lhumour, sa distance vis--vis de soi et du monde, sa curiosit et sa culture, quelques-unes de ses qualits les moins soulignes dordinaire. Le recueil contient de belles ppites. Robert Gallimard, par exemple, rvlant : Il a fait partie brivement du comit de lecture de Gallimard, mais a a t un dsastre, parce quil ne voulait jamais se prononcer ! Il disait : Cest bien, enfin cest pas tout fait bien Mais cest bien quand mme. Il a fini par dire de lui-mme quil prfrait quitter le comit. Ou Modiano payant sa dette au Troisime Homme, crit par Graham Greene, et ralis par Carol Reed en 1949 : Je sais ce que je dois au cinma pour lcriture de mes romans : une faon de les clairer, une luminosit particulire. Mais le chapitre consacr la prparation de Dora Bruder est le clou du dossier. Lchange de correspondances entre 1978 et 1997 avec Serge Klarsfeld est dautant plus passionnant quil est indit. Celui-ci y dit son dpit de dcouvrir son absence dans le rcit alors quil en avait accompagn la recherche de bout en bout. Effac, le guide ! Comment avez-vous pu me faire disparatre ? Non sur un ton plaintif mais dans lesprit dun constat irritant . Il se demande mme si Modiano nest pas tomb amoureux de son hrone au point de se la garder lui seul alors quils avaient fait quipe pour retrouver sa trace. Sans le faire exprs, Klarsfeld dfinit parfaitement le romancier en prdateur : celui qui sapproprie le vcu des autres, les morts et les vivants. Modiano le sait bien qui reconnat au passage, non sans courage, avoir galement piqu Henri Calet des inscriptions recopies des murs de la prison de Fresnes, ou avoir emprunt sans le savoir le titre La Place de lEtoile Robert Desnos. Pour en faire du Modiano, il a eu besoin de tous les fondre dans une matire dont il est le dmiurge exclusif. Dcidment, cet crivain gagne tre connu ; il y gagne en mystre. p Plus sur le blog La Rpublique des livres.

L

e jeudi 12 janvier, la centaine de journalistes, critiques, universitaires, crivains et admirateurs de luvre de Patrick Modiano qui staient donn rendez-vous au sige des ditions de lHerne, Paris, acquirent une conviction commune entre 18 h 01 et 20 h 05 : ils se tenaient l o ils avaient le plus de chances de le trouver absent. Le carton dinvitation avait pourtant annonc sa venue au cocktail offert en son honneur par la maison qui publie un numro des Cahiers de lHerne (280 p., 39 ) lui consacr la suite dautres classiques modernes. Mais il en fut ainsi : Patrick Modiano qui tait attendu ne vint pas, mais Frdric Mitterrand qui ntait pas attendu vint la rencontre du plus fameux fantme de Saint-Germain-desPrs qui ne sy trouvait pas. Du moins pas tout fait. Le bruit courut dune apparition phmre du romancier dans la cour de limmeuble ; il est vrai que lon peut entrer aux ditions de lHerne par la rue Mazarine et en ressortir par la rue de

Seine, double issue modianesque souhait. Puis la rumeur le signala attabl dans un bistro proche, mais des chevaulgers de la brigade littraire darrondissement, aussitt dpchs sur les lieux, dissuadrent le ministre de la culture de sy aventurer : ce ntait quune lgende urbaine. Il tait bien prsent parmi nous mais invisible. Son esprit tait l, dfaut de son corps , conclut son ditrice, Laurence Tacou. Quimporte puisque lalbum dont on clbrait la sortie est bien palpable, et il est passionnant ; on disait Modiano inquiet la perspective de laccueil critique, le voil rassur. Publi avec le soutien du CNL et tir 6 000 exemplaires, codirig par Maryline Heck et Raphalle Guide, matres de confrences lune en littrature franaise luniversit de Tours, lautre en littrature compare luniversit de Poitiers, il relve tant du dossier et de linventaire dune uvre forte de vingt-cinq romans et rcits que du rapport, ce qui nest pas pour dplaire linfatigable

De belles ppites Ce numro des Cahiers de lHerne a t conu et labor avec sa complicit ; mme si le choix des collaborateurs ne fut pas de son ressort. Il a surtout transmis aux deux matres duvre une importante correspondance et des archives personnelles, en leur laissant toute libert de choix, et a crit des textes spcialement pour loccasion. Ce qui nempche pas les regrets : Des problmes de droit nous ont empchs de publier sa belle correspondance avec Julien Gracq, ainsi quune lettre trs intressante de Georges Pompidou. Dans ce genre dexercice, rares sont les contributeurs qui ne se condamnent pas

0123Vendredi 27 janvier 2012

Critiques EssaisAuteurs du Monde Bienvenue au nouvel humain

7

Se saisissant de La Rpublique , le philosophe Alain Badiou en fait un roman plus politiquement correct que le dialogue socratique

Platon, le remakeFlorence Dupontlatiniste Juste drle ? Lgalit sociale des hommes et des femmes quimagine Socrate dans sa cit utopique perd son sens, et devient chez Alain Badiou une affaire de sexe et de filles poil dans les douches communes au sein dune socit majoritairement htrosexue : la ntre. Il est impossible didentifier ce livre en le lisant partir du texte de Platon ; cest une pieuvre socratique qui vous glisse entre les doigts et se retourne comme un gant. On passe du rire pour un anachronisme bien trouv lexaspration pour une analogie abusive. son ami Polmarque lui adressera la parole. La premire phrase du roman est : Le jour o toute cette immense affaire commena, Socrate revenait du quartier du port. Immense est une intrusion de lauteur qui value rtrospectivement ce qui est pour lui, aujourdhui, un vnement. Laffaire , comme il dit. Mais il ny a daffaire ou dvnement que par le rcit qui le dfinit et le clture. Philosophe professionnel, Badiou confond le texte de La Rpublique, et son histoire postrieure, avec un vnement qui en serait lorigine et quil cre par un rcit fictif. Le romancier a limin la voix de Socrate : il sera lauteur de chaque pitrerie comme de ses anachronismes philosophiques

Interdire le clonage humain ? Considrer srieusement de stopper la mort ? Autoriser la recherche sur lembryon ? Peut-tre, mais avec quels arguments ? Alors quun besoin pressant sen fait sentir, le propre de lhomme semble stre fait la malle Qu cela ne tienne, les auteurs sont partis sa poursuite dans une enqute foisonnante qui les a conduits du laboratoire de Ray Kurzweil, le trs srieux gourou des transhumanistes, dans le Massachusetts, limmeuble de Karlsruhe quhabite le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Chaque rencontre est loccasion dune discussion acre pour tenter de cerner les questions vives. Aprs tout, lanthropologue Philippe Descola le soutient : Une certaine figure de lindividu humain, qui a merg la Renaissance, est en voie dextinction. pa Humain. Une enqute philosophique sur ces rvolutions

A

qui changent nos vies, de Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Flammarion, 560 p, 22,90 .

lain Badiou publie sous son nom un livre au titre droutant, La Rpublique de Platon. Dialogue en un prologue, seize chapitres et un pilogue. Un texte et deux auteurs ? Qua fait Badiou avec ce texte chaotique, bien connu des bacheliers, o Socrate affronte un sophiste sur la dfinition de la justice et invente loccasion une utopie communiste, lallgorie de la caverne et le mythe dEr ? Est-ce une traduction ? Lauteur avertit en prface que, sil a lu Platon en grec, sa Rpublique nest pas une traduction, elle en est un cho contemporain. Certaines phrases sentent pourtant la version grecque. Cest donc un effet de trompelil. Aurions-nous affaire un simple jeu culturel ? Voire un canular ? Pour tous les normaliens qui ont traduit du grec jusqu la lie, lanachronisme rigolard et cultiv est depuis Giraudoux une tradition : Je suis comme le vieux Tolsto , dit Socrate chez Badiou. Mais la modernisation de cette Rpublique est aussi une affaire srieuse bien que souriante. Lacan, Marx et Shakespeare, la biologie molculaire et les iPod entrent dans le texte de Badiou ct dHomre et des ternels potiers de Socrate. Cette quivalence des deux mondes, ancien et moderne, dans le propos philosophique, implique lternit et luniversalit dune vrit immanente au texte de Platon, indpendamment de son ancrage anthropologique et historique et de sa matrialit verbale. Cest une vieille histoire. La prtendue ternit de Platon a toujours repos sur des anachronismes volontaires. Badiou crit une Rpublique politiquement correcte. Des filles de bonne famille accompagnent les amis de Socrate : la sur de Platon, la belle Amantha , est loccasion de mettre une pince de fminisme dans le livre. Et Socrate se rjouit lide de draguer les filles au bal que donne la municipalit du Pire, ce soir de fte.

Pour un no-protectionnismeA lapproche de llection prsidentielle, les thmes ressurgissent : dsindustrialisation, manque de comptitivit et protectionnisme. Pour les trois journalistes, le libre-change est une navet coupable lheure o la Chine, ayant rejoint lOMC, triche avec une monnaie sous-value. Rsultat, les citoyens des pays occidentaux deviennent schizophrnes, tout-puissants dans les rayons des supermarchs , grce aux produits made in China, et ultra-vulnrables lusine ou au bureau , pour cause de dlocalisation. Un protectionnisme cibl et intelligent modulerait ses taxes lencontre des pays qui ne respectent pas les normes sociales ou environnementales. Et une partie de cet impt pourrait mme financer la mise niveau de ces retardataires. Un chantier ambitieux. pa Invitable protectionnisme, de Franck Dedieu,

Pitreries et choses srieuses Une autre approche du livre est possible. Dans La Rpublique lancienne , Platon ne fait que transcrire les paroles de Socrate, seul narrateur. Tout le texte est la premire personne, les autres voix sont enclaves dans la voix de Socrate. Le coup de force de gnie, si lon veut dAlain Badiou consiste avoir supprim le narrateur et pris la place de lauteur, dsormais seul principe unificateur du texte. Dun dialogue platonicien dont lunit tait la voix de Socrate, Alain Badiou a fait un roman avec des personnages dont il est le seul matre, libre den faire les serviteurs de ses anachronismes. La premire phrase du dialogue tait : Jtais descendu hier au Pire avec Glaucon, fils dAriston, pour prier la desse Le nom de Socrate apparatra quand

On passe du rire pour un anachronisme bien trouv lexaspration pour une analogie abusivesrieux. Platon, qui a disparu avec la voix de Socrate, dont il tait le transcripteur, ne peut pas lui servir dalibi. Comment appeler cette dmarche ? Pourquoi pas un remake ? Le terme vient du cinma et dsigne un nouveau film qui reprend les principaux lments de scnario, le rcit et les personnages dun autre plus ancien. En 1998, Psycho a t ralis par Gus Van Sant partir de Psychose, dHitchcock (1960). Personne nimagine un remake de Psychose sans la scne de la douche, ni un remake de La Rpublique de Platon sans lallgorie de la caverne ou le mythe dEr. Le livre de Badiou sappuie donc sur des squences incontournables pour se livrer tous les carts que lui permet son statut dauteur. Un remake est un lieu de mmoire, sy dposent lhistoire du premier film et les commentaires qui ont suivi. Psycho est destin aux cinphiles ; pour bien lire La-Rpublique-de-Platon de Badiou, il faut non seulement avoir dj lu celle de Platon en grec ? mais avoir aussi son immense culture philosophique et littraire. pLa Rpublique de Platon,

Benjamin Masse-Stamberger et Adrien de Tricornot, Gallimard, Le dbat , 244 p.,17,90.

Blog de papierLAutofictif, le blog que tient Eric Chevillard depuis 2007, se dcline en livres et la manire des albums de Babar. Aprs le premier recueil LAutofictif (en 2009), puis LAutofictif voit une loutre et LAutofictif pre et fils, voici LAutofictif prend un coach. Un coach ? A quoi bon sentraner quand on prtend avoir sur son journal numrique des pages et des pages davance et dj des notes amusantes pour quand (on) sera cancreux ? Amus, on lest, la lecture de cette collection rjouissante dhypothses potiques, de sayntes relles ou imaginaires, de mditations sages et de pointes vachardes. Hasard ou pas, on note que le 18aot, le blogueur crit : Aprs quelques hsitations, jaccepte lemploi de feuilletoniste qui mest propos au Monde des livres. Toutes les compromissions, toutes les collusions me guettent . Le 17 septembre, il se spare de son coach p a LAutofictif prend un coach, dEric Chevillard,LArbre vengeur, 304 p., 15 .

Extrait On a pourtant revu a dans les annes soixante du XXe sicle, rappelle Amantha. Certains groupes rvolutionnaires prnaient une vie entirement collective dans des appartements communautaires, avec une sexualit ouverte, publique, sans exclusive. Le dsir avait par luimme raison, y consentir tait ce quil y avait de plus moral. () Jenvie parfois cette poque. Tu nas pas raison, dit Socrate. Non. Tout a est funeste, tout a ne mne rien. Chers amis, moi, Socrate, je ne paierai pas ce prix pour la ncessaire dissolution de la famille telle quelle est. Non et non. Profitant de loccasion qui men est donne par Badiou, je mlve ici solennellement contre linterprtation de ma pense par votre frre Platon. La Rpublique de Platon, page 278

dAlain Badiou, Fayard, Ouvertures , 600 p., 25 .

Les pieds dargile du colosse Napolon1812:retraitedeRussie,tentativedecoupdEtat.DeuxlivresmontrentlafragilitdelEmpiregnrale. La supercherie dure trois heures avant que Malet lui-mme ne soit arrt. Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napolon, livre dans son dernier ouvrage, La Conspiration du gnral Malet, un rcit dtaill de cette aventure rocambolesque dont, assure-t-il, la porte profonde est bien plus importante que ses rsultats immdiats dans la mesure o elle contribue dmontrer la vulnrabilit dun rgime qui scroulera deux ans plus tard. commis ; des hommes, puiss, cessent de marcher et se laissent mourir. Au-del des pisodes les plus connus, notamment le fameux passage de la Berezina, relat dans toute son horreur, MariePierre Rey insiste de La Conspiration manire trs convaincandu gnral Malet. tesur leniveau exception23 octobre 1812. nel de violence atteint Premier branlement durant ces quelques du trne de Napolon, mois, en particulier de Thierry Lentz, lgard des prisonniers, Perrin, 340 p., 23 . bien souvent torturs puis mis mort. Mme si larme impriale nest pas en reste, les cosaques, en particulier, inspirent une vritable terreur aux soldats de la Grande Arme : selon un militaire franais, ils agissaient sur leur moral la manire des spectres et des apparitions diaboliques . Au total, la campagne de Russie a cot la vie quelque 250 000 solLEffroyable Tragdie. dats de larme de Napolon et un nombre quiUne nouvelle valent du ct russe. histoire de la campagne de Russie, Sans, peut-tre, entrer de Marie-Pierre Rey, suffisamment dans le Flammarion, Au fil dbat popularis par lhisde lhistoire , 390 p., 24 . torien amricain David Bell sur la totalisation de la guerre lpoque napolonienne (La Premire Guerre totale. LEurope de Napolon et la naissance de la guerre moderne, Champ Vallon, 2010), Marie-Pierre Rey offre matire rflexion sur ce thme avec ce riche ouvrage. p

Pierre Karila-Cohen

I

maginez: alors que Nicolas Sarkozy se trouve ltranger, un conspirateur, appuy par une partie de larme, parvientfairearrterleministre delintrieur, Claude Guant, et le prfet de police deParis,Michel Gaudin Impossible ? Sans doute dans notre dmocratie enracine o laprennitdu rgimene tientpas ausouffle dun seul homme et o la scurit des plus hautes autorits fait lobjet de prcautions particulires, mais pas sous lEmpire o cette histoire a rellement eu lieu avec, bien sr, dautres protagonistes. Le 23 octobre 1812, au moment o Napolon quitte Moscou en flammes, un gnral rpublicain, Claude-Franois Malet, ennemi de longue date du rgime, parvient schapper de la maison de sant o il tait maintenu comme prisonnier dEtat et mettre excution avecquelques complices un plan longuement mri : faisant croire que Napolon est mort en Russie, les conspirateurs exhibent un faux snatusconsulte qui abolit lEmpire et installe un gouvernement provisoire. Une partie de la garde nationale parisienne tombe dans le pige et participe la mise sous les verrous de Pasquier, prfet de police, et de Savary, ministre de la police

Niveau exceptionnel de violence Chute du rgime dont les origines militaires se dessinent lors de la dsastreuse campagne de Russie sur laquelle MariePierre Rey livre une nouvelle histoire . Cette histoire se veut nouvelle parce que lhistorienne, spcialiste bien connue de la Russie, cherche rendre compte de tous les points de vue, non seulement franais et russe, mais aussi des civils comme des combattants et, parmi ces derniers, des participants de tous grades aux diverses squences de la confrontation. Nourri de nombreuses sources mmoires, tmoignages, affiches, dessins le rcit, trs inform, devient, par la force des choses, de plus en plus poignant. Moscou incendie et pille se transforme en cul-de-sac partir duquel le repli commence. Dans cette seconde phase de la campagne, les soldats de la Grande Arme meurent de faim et de froid davantage que des attaques de larme de Koutouzov. Des actes danthropophagie sont

8

ChroniquesA titre particulierJEAN-FRANCOIS MARTIN

0123Vendredi 27 janvier 2012

Le philosophe gondolierLe feuilletondEric Chevillard

Sylvie Testud, comdienne

Fantastiques Slaves!LA QUATRIME DE COUVERTURE grne ces mots : rouble , sovitique , Spoutnik Avant mme douvrir Le Jardinier dOtchakov, dAndre Kourkov, ces noms slaves et lvocation de la terre ramnent ma mmoire ma premire anne de Conservatoire, et les fans du Nicolas Alexevitch dIvanov. a sent la bonne vodka chez les tsarvitchs dsargents, fiers, mais dprims parce quils ne soupent plus la lueur des imposants lustres en cristal de Bohme ; a fleure le mauvais alcool de patate chez les babouchkas qui entreront en scne, sous dixhuit kilos de laine, la figure rougie. Jai t traumatise par des annes denseignement thtral. On jouait des scnes qui devaient faire natre en nous suffisamment dmotions pour les vivre cinquante fois, cent fois, sans jamais nous arrter. Nul ne pouvait prtendre la vocation sil ne stait senti proche du Chalimov ou de la Varvara Mikhalovna de Maxime Gorki. Nous pensions si bien incarner le dsespoir slave Les garons entraient sur scne ivres par souci de crdibilit et ructaient. Nous avons toutes tent de devenir Olga Serguevna dans Les Trois Surs. Rares sont celles qui ont russi la nommer sans corcher son nom. Jai moimme tent de jouer lAnna Ptrovna de Tchekhov. Jai beugl : Ivaaaaaanov ! Non ! Ne me laisse pas seule avec mon dsir, dans ce monde trop rude, donne-moi boire. Nous rvions de souffrir comme eux, comme elles. Cest a, lessence de la vie ! Vouloir vivre tout prix, alors quon sen rend compte : la vie nous chappe peu peu. Que peut crire aujourdhui Andre Kourkov (lauteur du clbre Pingouin, Seuil, 2001) sur un jardinier sans faire ressurgir mon traumatisme tchkovien ? Igor, trentenaire oisif, habite seul avec sa mre jusquau jour o Stepan entre leur service. Il soccupera des pommes de terre Il a t tatou, enfant, quand il est devenu orphelin. Presque effac, ce tatouage ne lui permet pas de retrouver ses racines. Le jeune Igor ne peut laisser cette nigme non rsolue. Il quitte sa banlieue et se retrouve Kiev, en Ukraine, face Kolia, un ami informaticien qui lui apprend lexistence dun logiciel capable de reconstituer le tatouage. Aprs avoir rsolu une partie de lnigme, il se rend sur les bords de la mer Noire, dans la ville dOtchakov, pour connatre le pass du jardinier. Andre Kourkov nous entrane alors dans lhistoire non pas dun homme, mais de lURSS.

T

ropsouvent,lesromanshistoriques nousvoquent ces spectacles sons et lumires financs par les municipalits dsireuses de rentabiliser un rempart dlabr ou la ruine moussue dundonjon abritant une famille de loirs et une chouette effraie. Beaucoup de sons et beaucoup de lumires sont alors ncessaires pour relever ce ple vestige aux yeux des spectateurs et y rejouer le sige et la bataille. Le roman historique recourt ordinairement des accessoires et des effets tout aussi factices, pour ne pas dire artificieux : un lexique surann ridiculement anachronique au regard de la syntaxe qui larticule (diantre ! Il sagit tout de mme de rester lisible) et la mention inlassable de vtements, darmes ou de mobilier qui nous semblent camper dans leur profusion, plutt que lpoque considre, un rcent salon des antiquaires au Palais des congrs. Le lecteur se demande dailleurs comment les personnages vont pouvoir voluerau milieude tant debahuts, debuffets et de girandoles, et encore moins lancer au galop leur fringant destrier. Puis les hros de la grande histoire ne sont pas toujours trs crdibles en hros de roman. Que lauteur ait choisi un traitement trivial afin dhumaniser la lgende passe-moi le sel, susurra Bonaparte en palpant sous la table le mollet de Josphine avec son gros orteil , ou que son personnage, au contraire, soit constamment aux prises avec son glorieux destin et nouvre la bouche que pour noncer de graves considrations sur lEurope ou les vertus du systme fodal, le roman a bien du mal digrer le manuel. Or voici un livre qui vite tous les cueils du genre et se rjouit mme de leur existence, laquelle favorise son cours infiniment digressif. Avec Le monde est dans la tte, Christoph Poschenrieder, journaliste allemand n en 1964 qui signe l son premier roman, brode allgrement le fil de sa plume inventive sur une trame historique quil et t dommage de laisser en plan comme un canevas de grandmre inachev. Dresde, 1818, Arthur Schopenhauer a 32 ans et il est trs en colre contre son diteur qui, en dpit dun contrat en bonne et due forme, ne semble pas press de publier Le Monde comme volont et comme reprsentation et se demande mme sil ne serait pasjudicieuxdebrlerltapedelimprimerie et denvoyer directement ce livre invendable et sans avenir au pilon. Serrant sous sa chemise la lettre de recommandation que Goethe, tout fait dans son rle de deus ex machina quil a toujours jou pour notre famille , lui a remise lintention de Byron, le jeune philosophe laisse derrire lui sa mre, sa sur et sa matresse et part pour Venise, alors sous domination autrichienne. Sensuit une quipe mouvemen-

te en diligence durant laquelle Schopenhauer se lie damiti avec un tudiant avide daventures, Fidlis von Morgenrot, fru tout comme lui des Upanishads et qui parvientdridersonombrageuxcompagnon en partageant avec lui sa pipe de haschich. Le voyage met lpreuve les thories toujours indites du philosophe et les conforte dcidment dans son esprit : Vous ne connaissez ni un soleil ni une terre, vous connaissez seulement un il qui voit un soleil, et une main qui touche une terre. Tout ceci est seulement votre reprsentation. Dans un style aussi enlev que

Voici un livre qui vite tous les cueils du roman historique et se rjouit mme de leur existencele trot des attelages, Christoph Poschenrieder narre les rencontres, anecdotes et pisodes souvent burlesques qui ponctuent ce voyage. Nous verrons mme Schopenhauer arracher le fouet des mains dun postillon acharn contre son cheval, dans une anticipation foudroyante du geste de Nietzsche, soixante et onze ans plus tard Turin. La figure altire de la philosophie se dessine dans ces fiers lignages. A Venise, Schopenhauer et Fidlis, qui se sont par plaisanterie dclars brahmanes , sont surveills par la police autrichienne perplexe qui redoute de les voir

affilis aux redoutables carbonari. Le philosophe tarde se prsenter chez Lord Byron malgr sa lettre, cette petite carte sur laquelle se trouvent relis par quelques traits de plume, Goethe, Byron et un philosophe inconnu nomm Arthur Schopenhauer . Il souhaite apparatre devant lui aurol du prestige de son livre et non comme un colier qui repart tout content avec deux petits vers dans son album . Il craint aussi secrtement que le fameux sducteur anglais ne lui souffle la dlicieuse Teresa dont il sest pris. Byron pourtant, amoureux dune autre Teresa, se sent vieux et las, quoique du mme ge que Schopenhauer. Le temps des conqutes est derrire lui. Il crit Don Juan mais ne se croit plus lui-mme assez de sant pour les vices, moins de se mettre lavarice . Les deux hommes se rencontreront-ils ? Vous ne le saurez pas avant la page 274 de cet excellent roman, et le doute renatra ds la page 277. Mais vous aurez vu Schopenhauer prendre des leons de gondole sur la lagune, prcipiter un cicrone dans un canal pour venger la mort dun chien et se demander avec angoisse : Dans quelle mesure peut-on tre heureux ? Est-ce une ressource du corps () ? Est-ce un pot o il faut aller puiser, ou est-ce distribu comme dela soupe aux pauvres() ; etquidistribue, et quen est-il si lon nest jamais appel ? pLe monde est dans la tte

A lamricaine Nous frlons le fantastique. Alors que le jardinier va semparer dun trsor, Igor enfile un costume de milicien qui va le ramener dans les annes 1950. Lcrivain nous propose deux histoires parallles entre la mafia dans lURSS des annes 1950 et celle daujourdhui en Ukraine. Le Jardinier dOtchakov est une fresque morcele. Toute une culture soffre nous, pour peu que lon accepte de sortir du ralisme. Le livre nous fait ce don : pouvoir se promener dans le temps, regarder un peuple vivre sous des rgimes radicalement opposs mais qui se comportent pourtant presque de la mme faon. Lcrivain pose un regard critique sur la socit postsovitique et lUkraine moderne. Alors quIgor vit au rythme de la pgre, Kolia, linformaticien, va tre confront aux gangsters de la Bourse. Igor tombe amoureux dans le pass. Une femme modeste, elle est poissonnire, rien voir avec lui, jeune homme entretenu par sa mre. Etonnamment, jai eu le sentiment dun livre lamricaine : la mafia, la socit englue dans la dbcle politique, lamour toujours prsent On rit parfois de la maladresse de lun. On est mu par la faiblesse de lautre. Andre Kourkov se pose la question : qui sont les Slaves ? Si lcrivain ny rpond pas, il montre combien ils ont travers de temptes et combien leur pass occupe leur prsent. pLe Jardinier dOtchakov (Sadovnik iz Otchakova),

(Die Welt ist im Kopf), de Christoph Poschenrieder, traduit de lallemand par Berna