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 Demainlavraievie? p r i è r e d ’ i n s é r e r Don Ca rpe nter Pas si dur à cuire Cet Amé ricainest le chaîn on manqu ant entre Joh n Fan te et Ric har d Pri ce. Son pre mie r roman, pa ruen1966 , est enf in tra dui t. Une révéla tion Jean Birnbaum Raphaëll e Leyris L ongte mps, son nom n’a pluscircul é quede bouc hes d’initiés à oreilles de chan- ceux. Don Carpenter avait eubeauconnaîtreunimpor- tantsuccès,populaireetcri- tique, dès la sortie américaine, en 1966,deSaletempspourlesbraves,cet écrivain qui fut le meilleur ami de Richard Brautigan (1935-1984), auteur stardela cont re-cu lture,estmortqua- simen t oubl en 1995 , à 64ans, apr ès avoir écrit une quinzaine de livres et desscénario s. Le cult e de sonpremier roman, introuvable depuis le début desannées1980 ,a pour tantétéperpé - tué par quelques fervents admira- teurs , à l’image des (trè s) grands auteurs de «noir» Richard Price ou George Pelecanos – ce dernier a signé lapréfacedeSaletempspourlesbraves lors de sa reparution en 2009 aux Etats-Unis. La cause de leur enthou- siasme: la liberté narrative de  Sale temps…,d’unesimplic itéet d’unepré- cisionaussiefficacesdanslespassages lesplusâpresdulivrequedanslesres- piratio ns du récit, où Carpenter ex- celleàdécrirel’atmosphèrededésœu- vrement dans laquelle baigne la jeu- nesse fauchée de l’après-guerre. Qua- rante-six ans après sa première édi- tion, ce trésor de la littérature améri- caineestenfin acces sibl e auxlecteur s français,grâceàlajeunemaisond’édi- tionCambourakis. Son titre pourrait annoncer une caricaturede romanhard-boiled , cette catégorie du polar aux héros «durs à cuire». Mais le récit du parcours de Jack Levitt, de l’adolescence à la tren- taine,amoinsàvoiraveclepolicierou le thriller, dont il contient certains ingrédients, qu’avec le roman de for- mation,celle-ci fût-ellebrutale. Avant même la naissance de Jack, son destin semble tout tracé.  Sale temps… s’ou vresur un prol oguesitué pendant la crise de 1929, où ses parents, l’un alcoolique, l’autre, per- due, l’abandonnent avant de mourir dansdes circonstancespathétiques. C’est triste? Ça n’a pas vraiment commencé – même si le lecteur a été agrippé par ces pages inaugurales, d’une implacable sobriété. On décou- vre Jack Levitt dix-septans plus tard, quand,sortidel’orphelinatoùilagran- di,il passeses journ éesà chercherdes combinesetàtraînerdanslessallesde billard de Portland, rêvant de filles et d’argent. Le temps de goûter à cette libe rtésans hori zon,il est arrê tépour êtreent répareffract iondansunemai- son,saccagéepard’autres.Directionle cent rede redr essement,oùon leplace à l’is olement.Il n’ensortque letemps de croiser une vague connaissance, lever des filles et subir une nouvelle inte rpel lati on,à lasuite d’un e déno n- ciation calomnieuse doublée d’actes, réels,deviolence.Ilestenvoyéaupéni- tenc ierde SanQuentin…Aprèssa libé- ration,d’autres reversl’attendent,qui surgissent toujours quand sa situa- tionsemble s’améliorer. Ainsi résumé, le parcours de Jack Levitt pourrai t faire craindrede trou- ver,dans Saletemps…, unromansocial d’unpathosexacerbé . Ça n’est, étran- gement , pasle cas . Jac kn’estpas parti aveclesbonnescartesdanslavie;cela ne suffit pas à le réduire éternelle- ment à l’état de victime. Tout le livre tend vers le moment où il en prend conscience,et le narrateursanctionne avec un humour sévère chaque élan d’auto-apitoiement du personnage, sans cesser de lui témoignerdiscrète- ment sa tendresse bourrue. Si Jack a été maltraité par les institutionset la soci étéqu’elle s incar nent , il a surt out multiplié les mauvais choix, et souf- fert de malchance. La fortune est, au fond, le personnage central de ce roma n oùl’on pari e etjoue sanscesse – notamment au billa rd, dans quel- ques scènes d’anthologie. Les acci- dent s sont , au moin s à partégaleavec leschoixrésult antdu libr e arbi tre,les moteurs de l’intrigue de ce texte qui réuss ità comb inerle roma n d’action, rich een cast agneetentestost éron e,et le roman d’idées, où les personnages réfléch issent, discutent et tentent d’apprendrede leurserreurs. Pas plus que le destin de Jack n’est écrit,celuidulivren’esttouttracé. Sale temp s pourles brav es, avecsonécritu- requimêlelavigueuretlafinesse,sur- prend le lecteur, en procédant par emba rdée s narra tive s. Ainsi dela par- tielaplussaisissa nteduroman,situ ée dansla prisonde San Quen tin.Petit à peti t, lerécit del’empri sonnement de Jack, échantillon de littérature carcé- rale à la puissance suffocante, glisse tranquillementversceluid’unehistoi- re d’amour entre détenus, aussi inat- tenduequedéchirante,racon- tée avec un naturel résolu – difficile d’imaginer sa récep- tion dans les années 1960. Tout aussi étonnante peut sembler la conc lusi on du roman,moinspessimisteque l’onauraitpuleprévoir.Com- meunhommageàlaténacité deJacket à sonrefusde cour berl’éch i- ne. De ce livre qui s’interroge sur les hasar ds dontest fait e to utevie, le lec- teur sort en remerciant ceux qui ont permis,enfin,saparutionenFrance. p 8 aLe feuilleton PatrickBouvet illumine Eric Chevillard 10 aRencontre Françoise Chandernagor, érudite magicienne 2 3 Dossier MARX , Y ES-TU? aEntretien avec Miguel Aben souret François Jarrige aTraversée Une invasion marxienne C elafait main tena ntplus devingt ansque lemur deBerlinest tombé. Aujo urd’ hui,l’esp éran ce soci alis te,défigur ée pourlongtempsparle totalitarismestalin ien,engagemoinsun progr amme théoriquequ’une promesseexistentielle.Son ambition prés enteestà lafois modes teet immen se: surv ivrede générationen génération. Voil à pour quoion voitfleuri r lestextes, anci ensou inéd its,qui veulententretenirdansla jeun ess e lerefus du mond e telqu’ilest. «C’est à cett e tâch e de déli vra nce quenous vous conv ions , jeu nesgens. (…) Vousêtes l’es poir,vousêtesla viequi vient», écrivaitainsi Léon Blumen 1919 , danssonmanifest e intitulé Pourêtre socialiste, quivient dereparaît re(AlbinMichel,80p., 5¤, préf aced’AndréComte -Spon vill e).Dédicac é à sonfils,ce brefessaifait dusocialis me nonun syst èmethéoriq ue, maisun élanspont ané,un libremouvementde créa tion etde soli darit é. Cesmots,on lesretrou veaujour d’hu i sou s laplumede Raou l Van eige m, quisigneunebelle  Lettreà mesenfants etaux enf ant s dumondeà veni r (Ch erch e Midi , 108p., 12 ¤). L’écrivainsituationn iste,dont les textes embrasère nt Mai68, entendici transmet tre l’idéalqui fondesoncombat: con trela tout e-pu iss ance du féti chi smemarcha nd,affirmerla forc e dudésir,la souv erai net é dela vie.Et s’ilmobil isele voca bula ire marxiste,Vaneige m n’e n refusepasmoins «l’arrogance intellec tue lledu “Marxa dit ”…».Carpourluicomme pourd’autres auteursauxquelsnous consac ronsnotre dossier (pag es2 et3), mainteni r vivantel’espérance d’émancip ation,c’est arracherMarx au marxisme dogmatique,soustraire l’idéesocialisteà sondestin abstraitet sanglan t. «Notreseulebasesolid e,c’est l’existence quotid ienne», martèleVaneigem, qui répugne auta ntà la « civilisa tionmercenaire» qu’àl’indignation doctrinai re. Etrevraiment radical,lance-t-ilaux jeunes révoltés , c’estapprendreà êtrehumain. Enfin. p 6 aHistoire d’un livre  Mandelstam, mon temps, mon fauve, de Ralph Dutli 4 aLittérature française Pierre Benoit, plume lyrique 7 aLittérature étrangère Les envolées kurdes de Salim Barakat 9 aEssais L’honneur retrouvé par Kwame Anthony Appiah 5 aEnquête Pour en f inir avec les bas-bleus La fort une est, au fond, le perso nnage central de ce roman l’ on par ie et joue sans ce sse «Un roman à la douce tristesse et à la drôlerie de gentleman forever.» Olivia de Lamberterie, Elle Bernard Chapuis Onze ans avec Lou prix  jean freustié  2012      P      h    o     t    o      ©      D  .      R  . Saletempspour lesbraves (HardRainFalling) , de DonCarpenter, traduitde l’ang lais(Etats-Unis)  par CélineLeroy,  Ed. Cambourakis,384 p., 23 ¤. JASANY/R UEDES ARCHIVES Cahierdu « Monde »N˚ 209 05daté Vendredi6 avril2012 - Nepeutêtrevendusép arément

Supplément Le Monde des livres 2012.04.06

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Don Carpenter

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Pas si dur cuire

Dossier MARX, Y ES-TU ? a Entretien avec Miguel Abensour et Franois Jarrige a Traverse Une invasion marxienne

prire dinsrer Jean Birnbaum

Demainla vraie vie?

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a Littrature franaise Pierre Benoit, plume lyrique

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JASANY/RUE DES ARCHIVES

Cet Amricain est le chanon manquant entre John Fante et Richard Price. Son premier roman, paru en 1966, est enfin traduit. Une rvlationAvant mme la naissance de Jack, son destin semble tout trac. Sale temps souvre sur un prologue situ pendant la crise de 1929, o ses parents, lun alcoolique, lautre, perdue, labandonnent avant de mourir dans des circonstances pathtiques. Cest triste ? a na pas vraiment commenc mme si le lecteur a t agripp par ces pages inaugurales, dune implacable sobrit. On dcouvre Jack Levitt dix-sept ans plus tard, quand,sorti de lorphelinato ila grandi, il passe ses journes chercher des combines et traner dans les salles de billard de Portland, rvant de filles et dargent. Le temps de goter cette libert sans horizon, il est arrt pour tre entr par effractiondans une maison, saccage par dautres. Direction le centre de redressement, o on le place lisolement. Il nen sort que le temps de croiser une vague connaissance, lever des filles et subir une nouvelle interpellation, la suite dune dnonciation calomnieuse double dactes, rels,de violence.Il est envoyau pnitencier de San Quentin Aprs sa libration, dautres revers lattendent, qui surgissent toujours quand sa situation semble samliorer. sans cesser de lui tmoigner discrtement sa tendresse bourrue. Si Jack a t maltrait par les institutions et la socit quelles incarnent, il a surtout multipli les mauvais choix, et souffert de malchance. La fortune est, au fond, le personnage central de ce roman o lon parie et joue sans cesse notamment au billard, dans quelques scnes danthologie. Les accidents sont, au moins part gale avec les choix rsultant du libre arbitre, les moteurs de lintrigue de ce texte qui russit combiner le roman daction, riche en castagne et en testostrone, et le roman dides, o les personnages rflchissent, discutent et tentent dapprendre de leurs erreurs. Pas plus que le destin de Jack nest crit, celui du livre nest tout trac. Sale temps pour les braves, avec son criture qui mle la vigueur et la finesse, surprend le lecteur, en procdant par embardes narratives. Ainsi de la partie la plus saisissante du roman, situe dans la prison de San Quentin. Petit petit, le rcit de lemprisonnement de Jack, chantillon de littrature carcrale la puissance suffocante, glisse tranquillementvers celui dune histoire damour entre dtenus, aussi inattendueque dchirante,raconte avec un naturel rsolu difficile dimaginer sa rception dans les annes 1960. Tout aussi tonnante peut sembler la conclusion du roman,moins pessimisteque lon aurait pu le prvoir. Comme un hommage la tnacit de Jack et son refus de courber lchine. De ce livre qui sinterroge sur les hasards dont est faite toute vie, le lecteur sort en remerciant ceux qui ont permis, enfin, sa parution en France. p (Hard Rain Falling), de Don Carpenter, traduit de langlais (Etats-Unis) par Cline Leroy, Ed. Cambourakis, 384 p., 23 .Sale temps pour les braves

a Enqute Pour en finir avec les bas-bleus

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a Histoire

L

Raphalle Leyris

dun livre Mandelstam, mon temps, mon fauve, de Ralph Dutli

ela fait maintenant plus de vingt ans que le mur de Berlin est tomb. Aujourdhui, lesprance socialiste, dfigure pour longtemps par le totalitarisme stalinien, engage moins un programme thorique quune promesse existentielle. Son ambition prsente est la fois modeste et immense : survivre de gnration en gnration. Voil pourquoi on voit fleurir les textes, anciens ou indits, qui veulent entretenir dans la jeunesse le refus du monde tel quil est. Cest cette tche de dlivrance que nous vous convions, jeunes gens. () Vous tes lespoir, vous tes la vie qui vient , crivait ainsi Lon Blum en 1919, dans son manifeste intitul Pour tre socialiste, qui vient de reparatre (Albin Michel, 80 p., 5 , prface dAndr Comte-Sponville). Ddicac son fils, ce bref essai fait du socialisme non un systme thorique, mais un lan spontan, un libre mouvement de cration et de solidarit. Ces mots, on les retrouve aujourdhui sous la plume de Raoul Vaneigem, qui signe une belle Lettre mes enfants et aux enfants du monde venir (Cherche Midi, 108 p., 12 ). Lcrivain situationniste, dont les textes embrasrent Mai 68, entend ici transmettre lidal qui fonde son combat : contre la toute-puissance du ftichisme marchand, affirmer la force du dsir, la souverainet de la vie. Et sil mobilise le vocabulaire marxiste, Vaneigem nen refuse pas moins larrogance intellectuelle du Marx a dit . Car pour lui comme pour dautres auteurs auxquels nous consacrons notre dossier (pages 2 et 3), maintenir vivante lesprance dmancipation, cest arracher Marx au marxisme dogmatique, soustraire lide socialiste son destin abstrait et sanglant. Notre seule base solide, cest lexistence quotidienne , martle Vaneigem, qui rpugne autant la civilisation mercenaire qu lindignation doctrinaire. Etre vraiment radical, lance-t-il aux jeunes rvolts, cest apprendre tre humain. Enfin. p

ongtemps, son nom na plus circul que de bouches dinitis oreilles de chanceux. Don Carpenter avait eubeauconnatreun important succs, populaire et critique, ds la sortie amricaine, en 1966, de Sale temps pour les braves, cet crivain qui fut le meilleur ami de Richard Brautigan (1935-1984), auteur star de la contre-culture, est mort quasiment oubli en 1995, 64 ans, aprs avoir crit une quinzaine de livres et des scnarios. Le culte de son premier roman, introuvable depuis le dbut des annes 1980, a pourtant t perptu par quelques fervents admirateurs, limage des (trs) grands auteurs de noir Richard Price ou George Pelecanos ce dernier a sign la prface de Sale temps pour les braves lors de sa reparution en 2009 aux Etats-Unis. La cause de leur enthousiasme : la libert narrative de Sale temps, dune simplicit et dune prcision aussi efficaces dans les passages les plus pres du livre que dans les respirations du rcit, o Carpenter excelle dcrire latmosphre de dsuvrement dans laquelle baigne la jeunesse fauche de laprs-guerre. Quarante-six ans aprs sa premire dition, ce trsor de la littrature amricaine est enfin accessible aux lecteurs franais, grce la jeune maison ddition Cambourakis. Son titre pourrait annoncer une caricature de roman hard-boiled, cette catgorie du polar aux hros durs cuire . Mais le rcit du parcours de Jack Levitt, de ladolescence la trentaine, a moins voir avec le policier ou le thriller, dont il contient certains ingrdients, quavec le roman de formation, celle-ci ft-elle brutale.

a Littrature trangre Les envoles kurdes de Salim Barakat

8a Le

feuilleton Patrick Bouvet illumine Eric Chevillard

Photo D. R.

La fortune est, au fond, le personnage central de ce roman o lon parie et joue sans cesseAinsi rsum, le parcours de Jack Levitt pourrait faire craindre de trouver, dans Sale temps, un roman social dun pathos exacerb. a nest, trangement, pas le cas. Jack nest pas parti avec les bonnes cartes dans la vie ; cela ne suffit pas le rduire ternellement ltat de victime. Tout le livre tend vers le moment o il en prend conscience, et le narrateur sanctionne avec un humour svre chaque lan dauto-apitoiement du personnage,

a Essais Lhonneur retrouv par Kwame Anthony Appiah

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Bernard Chapuis

Onze ans avec Louprix jean freusti

a Rencontre Franoise Chandernagor, rudite magicienne

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2012

Un roman la douce tristesse et la drlerie de gentleman forever. Olivia de Lamberterie, Elle

Cahier du Monde N 20905 dat Vendredi 6 avril 2012 - Ne peut tre vendu sparment

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Dossier

Vendredi 6 avril 2012

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LuvremajeuredEdward P.Thompson(1924-1993)parat enpoche.Cestunvnement, tantle savantbritanniqueapparat enphase aveclerenouveau actueldelhistoirepar enbas

Une biographie de la classe ouvrireentretienPropos recueillis par Julie Clarini

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ans les annes 1980, le Britannique Edward Palmer Thompson (19241993) est lun des historiens les plus cits dans le monde. Son grand livre, La Formation de la classe ouvrire anglaise, est paru en 1963 en Grande-Bretagne et traduit en France en 1988, grce la force de conviction du philosophe Miguel Abensour. Pour sa sortie en poche, lhistorien Franois Jarrige en a rdig la prface. Dialogue autour dun intellectuel qui na jamais reni lapport de Marx.

Edward P. Thompson adhre au Parti communiste britannique en 1942. Cest un intellectuel engag, form par le marxisme. Quelle est son originalit ? Miguel Abensour E. P. Thompson, qui enseignait dans des cours dusoir, loindes grandscentres universitaires, na pas le profil acadmique. Il attaque dailleurs, sans cesse, la condescendance des universitaires lgard des ouvriers. Il essaie de montrer que toutes ces ides qui ont t apparemment vaincues ont encore leur existence puisque notre rvolution, dit-il, nest pas finie. En ce sens, ce nest pas seulement un historien, cest un crivain politique. Il y a chez lui lide que tout combat, mme celui qui naboutit pas, sera repris sous un autre nom par la gnration future. Et cest dailleurs le tempo de son livre : lHistoire est un combat ternel pour lmancipation. Franois Jarrige Thompson enseignait Leeds, dans le Yorkshire. Or cest lun des foyers du luddisme, ce mouvement dartisans qui sest caractris par des bris de machines dans les annes 1811-1812. Il en parle dans le livre. Ainsi, quand il enseignait, il racontait aux gens leur histoire. Dailleurs il disait explicitement quil voulait faire une histoire pour eux, en se nourrissant autant de ce que le peuple lui racontait que de ce que lui expliquait. Il reprend au marxisme le concept de classe sociale . Comment le dfinit-il ? M. A. Avec ce livre, Thompson sest donn un objet tout fait extraordinaire: la biographie de la classe ouvrire. Je dirais que, dans son criture trs rapide et tumultueuse, il y a le souci de faire apparatre la classe comme une exprience historique; cest fondamental chez lui. La classe nest ni une structure ni une catgorie. Cest lensemble des expriences prises dans une histoire telle que, tout coup, cette classe se pose, dans un rapport conflictuel, comme une classe part, avec une conscience de classe part. Chez Thompson, la classe nest donc pas le produit dun dterminisme conomique, ce nest pas simplement une raction unvnementexterne,comme si la classe tait du matriel brut sur lequel staient exercs des effets extrieurs. Non, la classe agit elle-mme et sest constitue elle-mme dans laction. F. J. Il le dit dailleurs clairement : la classe nest pas une chose, cest un rapport. Cest en cela quil est un excellent historien social, car il est attentif la pluralit des expriences. Il montre quily a des travailleurs domicile,

La lecture du livre dEdward Thompson bouleverse lide que nous nous faisons de lhistoire politique britannique M.A.Cestcertain.EnFrance, on a tendance oublier la premire rvolution anglaise (1649) et le fait que les Anglais ont tout de mme excut leur roi. Il ny a pas que les mchants Franais ! Ensuite, on lit partout que la supriorit de lhistoire britannique tient au fait que, quand les classesdominessagitent,les classesdominantes savent faire des compromis pour viter la casse. En fait, lhistoire britannique est trs violente. Ilsydrouleunervolutionque les classes dominantes font tout pour arrter. La formation de la classe ouvrire anglaise se fait lombre de la potence. Il faut en finir avec cette ide binaire du pays de la rforme, le Royaume-Uni, contre le pays de la rvolution, la France. Quelle a t linfluence de ce livre dE. P. Thompson? Pourquoi est-il si mconnu en France? M. A. Le livre a t traduit trop tard en franais, en 1988, date qui explique que sa rception na pas t russie. Sil avait t traduit en 1968, ou juste aprs, la situation aurait t diffrente. Est-ce quaujourdhui les conditions sont runies pour une meilleure rception ? Lcole de Franois Furet (1927-1997), qui stait replie sur une lecture politique, au sens troit du terme, parat aujourdhui dpasse, ce qui rend le contexte plus favorable. F. J.Il faut bien voir que ce livre a infus absolument partout, dans toute lhistoriographie mondiale. En cela, la France ressemble un lot pargn. En histoire, si on sort du cas hexagonal, les innovations les plus importantes des annes 1980-1990, comme les Subaltern Studies en Inde, se sont totalement imprgnes dEdward P. Thompson, car il sagit dcrireune histoire par en bas, des domins, de ceux qui ont t marginaliss par lhistoriographie nationaliste ou marxiste. Et mme en France, mesure quonsestdtachsdelhistoriographiemarxiste,quisintresseessentiellement aux organisations, aux syndicats ou aux leaders, on a vu monterunintrtpourThompson. Toute sa vie il fut un militant du mouvement antinuclaire. Formule-t-il une critique du progrs technique ? F. J. Cest une question complexe. Il existe toute une mouvance de gauche dite dcroissante qui essaie de renouer avec une tradition socialiste pour ressourcer ce que serait le socialisme non productiviste. Cest ce quessaient de faire Paul Aris, Serge Latouche, etc. Tous ces gens citent Thompson. Mais chez Thompson luimme, cest plus compliqu. Il dit bien que les luddites ne sont pas contre les machines ; ils sont contre les formes de mises au service dela machineau profitde lexploitation capitaliste. Mais de fait, il en arrive critiquer la vision linaire, sensunique,delamodernisation qui serait un processus qui va vers le mieux. Mais ce nest pas le pre de la dcroissance! Quel est lapport de Thompson pour aujourdhui ? M. A. Lide dun sujet historique , comme le proltariat, qui inclurait toutes les luttes, cest fini. De ce point de vue-l, le livre de Thompson, et le fourmillement quil donne voir, est trs important. Il faut faire droit toutes ces lutteshtrognesqui peuventfaire un combat unifi. p

Deux mineurs britanniques, vers 1900.MARY EVANS/ RUE DES ARCHIVES

des travailleurs des fabriques, des artisansurbains,bref,unemultitude douvriers trs diffrents entre eux. Mais de cette complexit nat quelque chose, la classe ouvrire , quil maintient au singulier. Il restitue magnifiquement, avec une grande finesse, toutes ces expriences ce qui en fait un fondateurdune histoire sociale quon

pourrait dire anthropologique, attentive aux gestes, sensible au fait que ce nest pas la mme chose de travailler dans le secteur agricole ou dans le textile. Et dans le textile, ce nest pas la mme chose de travailler la laine, le coton, etc. De cette restitution se dgagent beaucoup dmotions

M. A.Oui, il y a beaucoup dmotions, de passions. Pour revenir la classe, Marx parle, dans La Sainte Famille (1845), de la classe en soi (lie une organisation objective) et de la classe pour soi (lie la conscience collective). Lorsque la lutte des classes arrive sa maturit, il y a le passage de lune lautre, mais dune certaine manire, chez

Marx, on ne trouve pas ce qui se passe entre les deux. Thompson apporte, lui, quantit dlments pour comprendre le passage de la classeensoilaclassepoursoi. Quel est son parcours aprs sa rupture avec le Parti communiste? M.A.Cetterupture est probablement facilite par son travail intrieur amorc pendant lcriture de son livre sur le pote et peintre William Morris, qui appartient, comme John Ruskin ou William Blake, la grande tradition critique romantique. Lorsquil quitte le Parti communiste, la suite de la rpression de la rvolte en Hongrie, en 1956, il participe la fondation de la nouvelle gauche (New Left). Puis, assez vite, il y a une scission: Thompson prend ses distances avec des intellectuels comme Perry Anderson et Tom Nairn, qui importent le marxisme continental (soit althussrien soit gramscien) et participent de lide quil faut liquider lidologie britannique, le romantisme, lempirisme pour faire un marxisme fort et offensif. Pour Thompson, ils ne font que redcouvrir, sous couvert dune thorie pure et dure, une mme condescendance lgard de toute lhistoire du peuple.

Le monde foisonnant de la populaceLA SOCIT de correspondance londonienne, forme dartisans et ouvriers, se fonde en 1792 avec pour objectif dobtenir une rforme de la Chambre des communes. Son premier principe: Que le nombre de nos adhrents soit illimit. Cest avec ces mots que lhistorien marxiste Edward P. Thompson ouvre son livre majeur, La Formation de la classe ouvrire anglaise (1963), et lon comprend pourquoi: cette aspiration lmancipation pour tous est au cur de son combat et de ses recherches. Dans des chapitres qui sont autant de plonges dans le monde foisonnant de la populace , rendant compte de lagitation de la foule de Londres (clbre pour son indiscipline) comme des terribles vagues de rpression, des bris de machines comme de lactivit frntique des artisans autodidactes, il permet de comprendre le long essor dune conscience de classe entre les annes1790 et 1830. Pour lui, celle-ci se forme dans un double mouvement: Lexploitation conomique et loppression politique. Loin de ntre quune curiosit de lhistoriographie marxiste, le livre tire son souffle de lengagement de son auteur aux cts des hommes et des femmes dont il fait le portrait, de sa volont affiche de les sauver de limmense condescendance de la postrit . p J. Cl.La Formation de la classe ouvrire anglaise (The Making of the English

Working Class), dEdward P. Thompson, traduit de langlais par Gilles Dauv, Mireille Golaszewski et Marie-Nolle Thibault, Points, 1 166 p., 14,50 .

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Vendredi 6 avril 2012

Dossier Traverse 3dIsabelle Garo, Syllepse, Mille Marxismes, 190 p., 10 . Compos darticles, ce livre trouve son unit dans la conviction que la pense de Marx na rien de commun avec le dterminisme, lanti-individualisme ou lautoritarisme. Au contraire, on y trouverait les plus fcondes analyses qui mettent la politique, conue comme invention et innovation collectives, au cur du processus historique. de Pierre Dardot et Christian Laval, Gallimard, NRF Essais , 810 p., 34,90 . Enorme somme dhistoire des ides et dexgse philosophique, ce livre situe Marx dans son temps. Lauteur du Capital, qui reconnaissait navoir pas invent le concept de lutte des classes , emprunta beaucoup aux disciples de Saint-Simon ou aux historiens bourgeois. Cependant, selon les auteurs, il y a bien une originalit marxienne, qui rsiderait dans une approche la fois volutionniste et conflictuelle.

de Maximilien Rubel, Ed. du Sandre, 294 p., 26 . Dans ce recueil darticles, Maximilien Rubel retrace lhistoire complique de la circulation des crits de Marx et montre comment le sens libertaire de sa pense a t enseveli sous les manipulations staliniennes. La postface polmique de son ancien collaborateur Louis Janover explique pourquoi Rubel na cess de dranger lintelligentsia communiste.

Marxetlesnouveaux Marxet linvention historique phagocytes

Marx,prnom: Karl

Invasion marxienne

DenombreusespublicationsrappellentquelauteurduCapitalestplusquejamaisdactualit encettepriodedecrisedulibralismeconomique.Troisessaissedtachentparleurintrt

S

Serge Audier

minaires, revues, ditions, essais : Marx et Engels connaissent une petite renaissance, avec celle de lide communiste clbre par quelques intellectuels en vue. Un retour prvisible lheure de la plus grave crise du capitalisme depuis 1929, et dans un pays marqu par la culture communiste. Pour certains partisans dune gauche radicale , cest bien vers Marx (1818-1883) quil faut se pencher pour sortir du capitalisme. Aucune figure du socialisme rpublicain ou de lanarchisme ne suscite cet engouement, et la plupart des pionniers dusocialismenintressentquedes spcialistes. Mme durant leur clipse des annes 1980, Marx et Engels sont rests parmi les thoriciens les plus comments au monde. Les raisons en sont connues : alors que lauteur du Capital fut peu lu de son vivant, il devait accder la gloire pour avoir fourni lidologie officielle de lasocial-dmocratieallemande,dubolchevisme et dinnombrables rgimes et courants communistes et socialistes. Rien ne garantissait cette postrit. Comme le rappelle lhistorien Mathieu Lonard dans son riche tableau de lAssociation internationale des travailleurs (LEmancipation des travailleurs. Une histoire de la Premire Internationale, La Fabrique, 2011), il faut se dprendre des diverses hagiographies marxistes qui font de Marx le dmiurge de la Ire Interna-

pleur de son combat assez solitaire contre linstrumentalisationdeMarx parlesidologues du communisme stalinien. Son rcit de la constitution difficile des uvres compltes se lit comme un roman policier. Il rappelle notamment la trajectoire du Russe David Riazanov (1870-1938): ce marxologue rput, fondateur de lInstitut Marx-Engels, qui collecta de nombreux indits, fut envoy en camp de travail, puis fusill sur ordre de Staline. Plus de quinze ans aprs la mort de Rubel, les usages de Marx ont chang. Non seulement parce que le socialisme rel est mort, mais aussi en raison de la nouvelle phase du capitalisme. Encore dans les annes 1960-1970, des thoriciens socialistes, mme admirateurs de Marx, jugeaient quune partie de son apport taitprim.Par exemple, dansLa Conception de lhomme chez Marx (Payot, 2010), le philosophe freudo-marxiste Erich Fromm (1900-1980) estimait que Marx

navait pas vu que le capitalisme tait capable de se modifier et de satisfaire aux besoins conomiques des nations industrialises. Aujourdhui, ce temps semble lointain. Des intellectuels clbrent ainsi Marx dans un style qui frle lhagiographie.Il en va dHenri Pena-Ruiz dans son interview fictive de Marx, base sur des textes authentiques.Dans ce travailde vulgarisation, Entretiens avec Karl Marx (Plon, 178 p., 13 ), le philosophe souligne que lauteur du Capital permet de dchiffrer le troisime ge du capitalisme, celui o la finance impose ses mirages mortifres et ses fortunes insolentes conjugus aux nouvelles figures de la misre . Et de saluer ce combattant de la libert qui aurait refus toute fatalisation de linjustice . Dautres en appellent renouer avec Marx en rompant avec les critiques de gauche du marxisme. Ainsi, dans Marx et linvention historique, la philosophe Isa-

belle Garo, active dans Contretemps la revue lie au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) sen prend Cornelius Castoriadis (1924-1997) : selon elle, le cofondateur du groupe Socialisme ou barbarie aurait eu tort de dnoncer en Marx le propagateur de visions platement dterministes, technicistes et conomicistes. Au contraire, Garo rige Marx en penseurcl de linvention historique : thoricien minemment politique, il aurait su comprendre larticulation entre la libration individuelle et lmancipation de classe, et concevoir la sortie conjointe de la domination socioconomique et de loppression politique. Ainsi, le gouvernement des producteurs eux-mmes , dont Marx fait lloge concernant la Commune de Paris, tracerait la voie dune vraie dmocratie qui associe les dimensions politiques, sociales et conomiques, aux antipodes de tout despotisme, quil soit dusine ou tatique, abolissant la coupure entre une

Aucune figure du socialisme rpublicain ou de lanarchisme ne suscite un tel engouementtionale, fonde en 1864. On sait dailleurs que des batailles y opposeront Bakounine et les anarchistes Marx et Engels, les premiers accusant les seconds de justifier un socialisme autoritaire en confiant lEtatun pouvoirdmesur,ft-il provisoire. Des anarchistes estimeront que le totalitarisme de lURSS justifiait leur antimarxisme. Mais dautres objecteront quil ne faut pas laisser cette pense riche dmancipation un rgime liberticide opprimant le proltariat. Telle fut la position de Maximilien Rubel (1905-1996) : dans son combat contre le stalinisme, ce grand interprte rditaMarxdans LaPliade, en concurrenceavec les Editionssociales, dpendantes du Parti communiste franais. Lauteur en 1974 de Marx critique du marxisme(rditionPayot, 2000) considrait que Marx, en pousant la cause de lmancipationouvrireet en visant labolition de lEtat, tait plus proche des anarchistes que du socialisme ou du communisme. Et il soulignera que lidologie et la politique staliniennes nont pas, sur le plan scientifique et thique, de plus grand adversaire que Karl Marx . Grce au beau recueilpubliaujourdhui,Marxet les nouveaux phagocytes, on mesure mieux lam-

machinerie conomique ou politique et les besoins sociaux . Ny aurait-il donc aucun point aveugle chez Marx ? Telle nest pas la thse du livre remarquable, Marx, prnom : Karl, que publient le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval, qui avaient particip, avec Garo, au colloque Puissances du communisme , organis en 2010 par la socit Louise-Michel, lie au NPA. De Marx, ils disent garder la conviction quil faut sortir du capitalisme, abolir lesalariat et en finir avec la professionnalisation de la politique. Mais ils ne convergent ni avec Rubel, auquel ils reprochent de chercherune cohrencethique chez Marx, ni avec la faon dont Garo rejette les accusations de dterminisme. Pour eux, il y a bien deux logiques, indissociables mais divergentes, luvre dans la pense marxienne : la logique du systme , celle qui pose que le capitalisme engendre, avec la ncessit dun processus naturel, sa propre ngation, et la logique de laffrontement, celle de la lutte des classes, dont lissue reste ouverte. Le mot communisme exprimerait la rsolution imaginaire de cette tension. Ces tendances, les auteurs prfrent les ausculter, mme si la seconde leur semble la plus fconde aujourd'hui. En tout cas, grce Marx, on pourrait expliquer le devenir-mondedu capital, en approfondissant son analyse. Alors que tout, y comprislEtat, lducationet lintimitdes individus, se trouve toujours davantage soumis, expliquent-ils, la logique du capital, relire Marx aide formuler la nouvelle alternative: ou bien, vraisemblablement, une aggravationconduisant la domination absolue du capital-monde , ou bien une lutte sociale plantaire qui rinventerait le communisme. Lauteur du Capital, affirme Laval dans Marx au combat (Le Bord de leau, 90 p., 8),est redevenu la mode. Il seraittoutefois dommage que cette heureuse ferveur ait pour envers loubli de tous les esprits socialistes ou anarchistes qui surent voir prcocement ses limites. Et il reste normment faire en France pour exhumer les doctrines du socialisme allemand, dans leur diversit et leurs contradictions, qui furent plonges dans la nuit quand lastre Marx rayonnait. p

Relire Lnine et GramsciLes ditions La Fabrique poursuivent leur redcouverte du marxisme en rditant deux grands classiques du communisme: le fameux livre de Lnine (1870-1924), LEtat et la Rvolution (prsentation de Laurent Lvy, 232 p., 13 ), et les Cahiers de prison du dirigeant du Parti communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), sous forme dune anthologie (Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et prsents par Razmig Keucheyan, 338 p., 16 ). Ecrit peu avant la rvolution dOctobre 1917, lessai de Lnine dveloppe sa thorie du dprissement de lEtat dans le sillage de Marx et Engels, en soulignant ses fortes convergences, mais aussi ses dsaccords avec lanarchisme. Vingt ans plus tard, mourrait Gramsci dans les geles fascistes, aprs avoir renouvel profondment le marxisme. Pour lui, la rvolution bolchevique tait une rvolution contre Le Capital de Marx, puisquelle avait explos dans des conditions qui ntaient pas mres . Dans sa prface stimulante, Keucheyan explique pourquoi il faut relire Gramsci. Thoricien souvent caricatur de lhgmonie culturelle, lItalien ouvre des perspectives une pense critique qui manque cruellement de rflexion stratgique. Et en crivant, avant bien dautres, sur les groupes subalternes, Gramsci aiderait penser la pluralit des situations de domination, tout en tchant de concevoir la spcificit de la logique du capital .

STPHANE KIEHL

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Littrature Critiques

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Lauteur de Koenigsmark est mort il y a cinquante ans. Une biographie lui rend hommage

Sans oublierProse cest la vieFilme dans la Roseraie du Val-deMarne pour la Biennale des potes, au printemps 2011, Ccile Mainardi voquait cette proseraie o sinscrit son parcours si fluide et dansant, entre pomes de prose et pomes de vers. Une manire ductile quvoque une squence de Rose activit mortelle: LEau superliquide horizon immatriel et scintillant vers lequel tend le texte. Cest une posie du dsir, lyrique, subtile, toujours en quilibre entre apparition et disparition. Il arrive que la grande ac-triste ne parvienne pas au bout de ses phrases: Je suis porte disparue/prmaturment dans un accident de prononciation/dans les proportions imprononables/dun baiser. Il y a galement, dans ce beau recueil magntique (nourri par le sjour en Italie, aprs la Villa Mdicis), des rflexions extrmement fines sur les langues, les accents et les modulations du pome. Et une variation sur une formule de lItalien Umberto Saba (1885-1957): le pote est aussi celui pourquichaquephrase est diffrente . p Monique Petillona Rose activit

Pierre Benoit, plume lyrique

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Xavier Houssin

e souvenir des crivains est fragile. Pourtant, il nest gure de maison o ne tranent quelques volumes de Pierre Benoit. Des livres pages coupes sous la couverture jaune de chez Albin Michel, des exemplaires de poche au pelliculage devenu cassant. Tous uss de relectures. Pierre Benoit reste, en France, un des auteurs les plus populaires du XXe sicle. Koenigsmark, son premier roman publi, en 1918 lge de 32 ans, a t vendu, toutes collections confondues, plus dun million dexemplaires. Tout comme le deuxime, LAtlantide (1919). Chacun de ses autres textes a t attendu, guett, par un public sans cesse renouvel. Aprs Koenigsmark, aprs LAtlantide, il fera paratre presque un roman par an. Son uvre (posie, romans, histoires courtes ou nouvelles, souvenirs de voyages) dpasse largement la cinquantaine de titres. N le 16 juillet1886 Albi, Pierre Benoit est mort Ciboure, au Pays basque, le 3 mars 1962. Pour le 50e anniversaire de sa disparition, avec les rditions de ses ouvrages (lire ci-contre), sort une trs complte biographie crite par Grard de Cortanze. Ce dernier a eu accs, notamment, aux archives dAlbin Michel, lditeur de la quasi-totalit de luvre de Benoit. Fouillant dans des dossiers qui, pour une bonne part, navaient jamais t ouverts, rassemblant des tmoignages, sappuyant sur sa connaissance intime des romans, Cortanze a construit un rcit attentif et fidle. L o cer-

tains ne veulent garder de Benoit que limage dun crivain la plume facile, paradant dans sa gloire littraire, son biographe nous fait suivre un chemin plus malais o lesdceptions,les inquitudes,linjustice aussi, ctoient les russites, la fortune et les bonnes fortunes.

Trsors de lenfance A ct de lauteur adul, du sducteur impnitent, il y a aussi le soldat de 1914 pouvant par les horreurs du front, le disciple de Barrs et de Maurras qui, sans har lAllemagne ni tre antismite, trouvechez cesmatres une exaltationde sa rbellion.A ct du mondain, de lacadmicien affable, on trouve le farceur, employ lInstruction publique, faisant demander au ministre une audience pour la princesse de Clves, ou lamant paniqu organisant son propre enlvement pour fuir la jalousie de ses matresses. Sil voyage partout dans le monde, cest aussi bien pour trouver le cadre exotique de chacun de ses romans que pour aller rencontrer, en journa-

Pierre Benoit vers 1919.ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET

Des romans qui rsistent au tempsAu Livre de poche, Koenigsmark porte sur la tranche le numro1. En 1953, le roman de Pierre Benoit a t en effet le premier volume de cette nouvelle collection qui allait rvolutionner ldition. A loccasion de lanniversaire de la disparition de lcrivain, on y trouve, rdits sous de nouvelles couvertures, trois de ses grands romans: Koenigsmark, bien sr, mais aussi LAtlantide et Le Roi lpreux. Chacun des volumes a t prfac par Adrien Goetz, qui resitue brillamment les uvres et dans leur contexte de lpoque et dans leur lecture daujourdhui. On saperoit que ces textes ont gard une incroyable fracheur. Le temps na rod ni les intrigues ni les caractres. Cest du roman exemplaire. On le vrifie avec les autres titres quAlbin Michel republie en grand format (Mademoiselle de la Fert, La Chtelaine du Liban et Axelle). On espre que les diteurs ne sarrteront pas en si bon chemin. Un regret ce sujet, LIle verte, sans doute le roman le plus personnel de Pierre Benoit, publi en 2006 chez Confluences, est puis

liste, chefs dEtat et clbrits. Ce joueur de belote brouille sans cesse les cartes. Ainsi, alors quil travaille comme un damn, il aime laisser croire quil nest jamais la peine. Tout mon effort, confie-t-il, naura consist qu mettre en valeur les trsors accumuls, mon insu, durant mon enfance. La formule est vraie en partie. Son enfance sest passe principalement,au gr des affectations de son officier de pre, en Tunisie et en Algrie. Sa vie entire sera marque des rencontres et des paysages de ces moments-l. Cest en Algrie (la terre de son Atlantide), o il effectue son service militaire, que, jeune homme boulevers par les vers dAnna de Noailles, il dcouvre sa vocation : pote. Sil ne publie que deux recueils (Diadumde en 1914 et Les Suppliantes en 1920), son criture romanesque va rester envahie dimages, dintuitions. Pierre Benoit est lyrique, il exalte les sentiments, ouvre aux lans du corps et du cur, confronte la passion au devoir et lextase la douleur. Comme une ritournelle de voyelles, les noms de toutes ses hrones, sans exception, com-

mencent par la lettre A : Aurore dans Koenigsmark, Antina dans LAtlantide, Athelstane dans La Chtelaine du Liban A travers lhistoire de chacune de ces femmes, sduisantes, rebelles, inquitantes quelquefois, douces et tendres aussi, Pierre Benoit dcline son adoration absolue du fminin. Au questionnaire de Proust : Quel serait pour vous le comble de la misre ? , il rpond: Ne pas tre aim. Cest de cette absence quil est mort, un an aprs le dcs de sa femme Marcelle, emporte par un cancer. Cest elle qui venait le voir, Fresnes, dans la prison o on lavait enferm en 1945. Inculp d intelligence avec lennemi , il y tait rest plusieurs mois malgr un dossier daccusation vide. On ma blanchi aprs mavoir noirci , dira-t-il. Mais le mal tait fait. Les mensonges, eux, ont la vie dure. Cest pour lhonneur dun crivain que Grard de Cortanze a aussi crit cette biographie. pPierre Benoit. Le romancier paradoxal,

mortelle, de Ccile Mainardi, Flammarion, Posie , 216 p., 17 .

Un voyage en RussieEn 2010, la narratrice part en Russie. A moins quelle ny retourne. Car, au fil de son voyage, sur les traces de son grand-pre et dans les pas de Lou Andreas-Salom, elle voit se superposer fictions et ralits russes. De la Russie imaginaire familiale, il faut se souvenir autant que se dprendre, linstar du priple littraire de Lou AndreasSalom et Rainer Maria Rilke, SaintPtersbourg et Moscou. Loin du rcit de voyage ou de lintrigue familiale classique, Elisabeth Barill livre une digression en mouvement, incarne et inquite, dautant plus riche quelle est parfois ttonnante et hsitante. Une lgende russe scrit en se lovant dans le sentiment de linvisible. Parfois saisissant, toujours convainquant. p Nils C. Ahl a Une lgende russe,dElisabeth Barill, Grasset, 284 p., 18,50 .

de Grard de Cortanze, Albin Michel, 560 p., 25 .

ALAIN JULIEN RUDEFOUCAULDCatherine Gugelmann / Opale

Claude Lanzmann, portraits choisisLeralisateur deShoah aaussitexcellentjournaliste.Unrecueildarticlesleprouveque et polmiques, cest par le chapitre Portraits pour la plupart publis dans le magazine Elle quon est bloui, quon revit avec nostalgie, toute une poque, essentiellement les annes 1960. Aprs Paul Claudel, dans son Journal, qui a mieux parl dEdwige Feuillre que Lanzmann, en 1965, quand elle jouait La Folle de Chaillot, de Giraudoux? Oubliez maintenant cette voix musicienne grave et charnelle, presque trop belle et trop loyale de timbre, et coutez la toque hroque qui prendla parole sur la scne de Chaillot. Cest uneFeuillrelavoixplusmaquilleencore que le visage: voix de gorge et de ventre, brise, rauque. Feuillre sest faite, elle sest voulue Edwige Feuillre par une conqute ttue et mthodique, un travail acharn, en liminant de soi toute trace de nature et dimperfection, construisant sa beaut, sa dmarche, son port, jusqu ce quelle sgale enfin son personnage public. Lanzmann a si bien su observer. Retrouvons Aznavour la conqute du public romain en 1961, Franois Prier l imprvisible (1969), Gainsbourg 37 ans, en 1965, cartel () entre une gloire immense et facile et la voie troite de ses commencements. Peut-tre faut-il sarrter sur Sami Frey, en 1962, tout jeune homme la beaut souveraine , qui joue Brecht. Un comdien dexception, n de la rvolte dun enfant. De ce jour de 1942 o, 5 ans, alors La Tombe du divin plongeur, que sa mre vient de de Claude Lanzmann, le tancer parce quil a Gallimard, 448 p., 23,90 . tach son toile jaune, la police frappe la porte. Sa mre shabille et demande si elle peut laisser son fils. Il reste. Il ne la reverra jamais. Enfin, comment ne pas finir sur JeanPaul Sartre, si injuri aujourdhui encore ? On est en 1964, il vient de publier Les Mots, et Lanzmann crit dans Elle : Malentendu tonnant. Pour se connatre et se faire connatre, il crit un livre dune sincrit totale () transparent et nigmatique la fois, o il se montre tel quil a toujours t : visage dcouvert. Or, semble-t-il, quelques-uns qui font mtier de voir clair, ne supportent quun Sartre masqu () adorer ou dboulonner selon les humeurs et la commodit. Quarante-huit ans aprs, rien na chang. p

LE DERNIER CONTINGENT

500 pages magistrales. GRGOIRE LEMNAGER LE NOUVEL OBSERVATEUR

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Josyane Savigneau

Cest un livre qui bahit par la beaut cahotante de sa langue. RAPHALLE LEYRIS LE MONDE DES LIVRES

Ce sont des gosses, et ils se battent. On ne les oubliera jamais. CLAIRE DEVARRIEUX - LIBRATION

Faites passer ! Prcipitez-vous ! Car des romans comme celui-l, on en lit tous les dix ans. Et encore. MICHEL ABESCAT - TLRAMA

i lon a passionnment aim, en 2009, Le Livre de Patagonie, cette traverse du sicle de Claude Lanzmann (Folio), on naborde pas sans crainte La Tombe du divin plongeur. Pourquoipublier un recueildarticles, parfois vieux dun demi-sicle ? Ds la prface, heureusement, on retrouve Claude Lanzmann comme on laime : Si je cherche une permanence, une cohrence, une unit ma vie, ou aux cent vies dont on dit quelles furent miennes, le divin plongeur cest le nom, au Muse de Paestum, de la fresque qui ornait le plafond de sa tombe occupeune place centrale,qui nest passeulement dordre esthtique () mais pour moi opratoire aussi. Puis, la lecture, on va de surprise en surprise. Ce que Claude Lanzmann appelle le journalisme alimentaire , quil a pratiqu, parfois sous pseudonyme, entre 1950 et 1970, avant de faire des films, dont linoubliable Shoah (1985), est de lexcellent journalisme. Et si on lit avec intrt des textes quon connaissait dj, comme celui sur le cur dUruffe (1958),ou ceuxde la partie Guerres,politi-

Belmondo, Gainsbourg, Frey Le bonheur de lecture est constant, quil sagisse de Richard Burton, de Jacques Tati, de Jean-Paul Belmondoen 1964 : De Julien Sorel, de Lucien Leuwen, de Fabrice Del Dongo, Stendhal a crit mille fois quils furent naturelssans le savoir.Belmondo est un hros stendhalien: le mme que tous en tant absolument lui-mme. On aurait envie de les citer tous, les dix-huit personnages que Claude

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Enqute 5fait, dans le monde des lettres, une gentille et enviable renomme ds ses dbuts, avec ces petites oies blanches (). Elle sest classe en bon rang parmi ces crivains qui ont mis un rel talent au service de lalittraturechaste. Glaserse laissait entendre sans user du mot mivre . En 1906, le mme faisait dans son Mouvement littraire ce constat: Dcidment, elles sont trop et les hommes rclament leur place au soleil. () Elles empitent terriblement,les romancires! Elles produisent de plus en plus, et jajoute que la fortune leur prodigue, elles, des sourires dont elle reste avare pour leurs confrres mles. Un bmol pour rendre hommage de trs bonnes plumes (quil se garde bien de nommer). De fait, sans remonter jusqu Throigne de Mricourt (1762-1817), les femmes ont empli les bibliothques, quoi quen ironise Paul Reboux : On aurait quelque plaisir malicieux pouvoir accuser les femmes de lettres duser de ngres, voire de ngresses. Mais le cas est des plus rares. Jajoute que plusieurs femmes de lettres qui atteignent des tirages importants, crivent si mal quelles auraient grand-peine se faire aider. Pour respecter la vraisemblance, il leur faudrait un vassal dou dune exceptionnelleignorance du style et de la mesure! (Le Crapouillot, Nol 1928). Letrait est trs dur et singulirementinjuste mais moins de sombrer dans langlisme et lgalitarismeaveugle,on doit accorder raison Annie Le Brun (ne en 1942): dans la prface la rdition de son pamphlet de 1977 contre ce quelle nomme le nofminisme, Vagit-prop, Lchez tout et autres textes (Sandre, 2010), elle sinsurge contre l actuelle recrudescence de niaiseries (et de) trivialit ftelle high-tech ou bas de gamme (lautofiction et lintimisme ont fait des ravages chez des auteurs tendances exhibitionnistes quil nest gure besoin de nommer) dun prtendu rotisme fminin qui, depuis les annes 2000, envahit la littrature et le cinma sans parler de la tlvision. Sans doute faut-il donc recourir aux grandes voix dautrefois dont les couleurs et la vigueurne se sont paseffaces.Quellesaientt militantes comme la redoutable Sverine (1855-1929) ou Andr Lo (Lodile Bra, 1824-1900) son tonnant roman Aline et Ali vient dtre rdit (Association Andr Lo, 2011), quellesaient tscandaleuses comme Rachilde (1860-1953) qui shabilla en homme pour diriger le Mercure de France, Rene Dunan (1892-1936) ou Marc de Montifaud (vers 1845, 1850-1912), pseudonyme derrire lequel se cachait Marie-Amlie Quivogne, quelles aient t grandes reporters comme Andre Viollis (18701950),Titana (1897-1966)ou aventurire et femme de tte comme Odette Keun (1888-1978), qui en fit tant voir son amant H.-G. Wells, rien de leurs crits ne transpire dune littrature de femme , mivre ou bourgeoise, quil serait possible de qualifier de fleur bleue . Ainsi de nos contemporaines, la romancire Cline Minard ou la potesse Valrie Rouzeau,parexemple,dontles uvres nous rappellent sans dtour que le talent na pas de sexe. p

ric Dussertblogueur littraire

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i Les femmes qui lisent sont dangereuses, comme le prtend lanthologie de portraits de lhistorien allemand Stefan Bollmann (Flammarion, 2006), que craindre de celles qui crivent ? La lecture, considre comme un puissant vecteur dmancipation, ou comme support la rverie, fut longtemps regarde dun il des plus circonspects par les conservateurs estimant que la place de la femme restait au foyer. Ils tolraient la lecture mais ils diabolisaient lacte dcrire, abominable penchant, pour la bonne raison que la pente de lindolence au bovarysme devait ncessairement conduire limmoralit. Et naturellement, persvrantes, les femmes ont crit de plus en plus, au point de masquer certaines plumes masculines et doccuper une place croissante depuis le dbut du XXe sicle. En 1908, lcrivain Jean de Bonnefon dnombrait sept cent trentehuit femmes crivains; et un rapide coup dil sur les tals de la librairie contemporaine fait apparatre que ce chiffre a nettement progress. Mais alors qui sont les auteures de la littrature franaise ? Hormis quelques grands noms, elles nous restent inconnues. Releve dj par Jean Larnac dans son Histoire de la littrature fminine en France (Kra, 1929), loccultation de la plus grande part de la cration fminine na pas cess, au point que lon doit aujourdhui rinvestir un champ complet de lhistoire littraire, comme on le fait pour lhistoire coloniale. La question est brlante : en tmoigne la double publication de dossiers intituls La femme auteur par la nouvelle revue dhistoire littraire Le Magasin du XIXe sicle (n 1, 2011) et par la Revue de la Bibliothquenationale de France (n 39, 2011), qui rendent des femmes qui ont crit entre le Moyen Age et le XIXe sicle, comme Christine de Pizan (1364-vers 1430), auteure de La Cit des dames, ou la voyageuse Lonie Biard (1820-1879), la part de russite qui leur revient. La litanie des noms redcouvrir est trs longue, et lon est admis se demander pourquoi des uvres, parfois roboratives et fortes, ont pu tre ngliges aussi durablement. La myopie trs slective qui a prvalu ce tri drastique connut plusieurs modalits, dont lune des plus confortables fut la spcialisation volontaire de certaines dames de la bonne socit dans des registres respectables tels que le guide de savoir-vivre (la baronne Staffe, 1843-1911, en est le parangon), les recettes de bonne femme et dastuces mnagres, ou bien encore le livre pour enfant, sans parler des bluettes sans nerf (la comtesse Dash, 1804-1872, sest illustre dans le genre) diffuses par les librairies catholiques et les maisons ddition les moins avances . En

Lithographie dHonor Daumier parue dans Le Charivari en 1844.DR

Loccultation de la plus grande part de la cration littraire fminine na pas cesstmoigne parfaitement lanthologie deslapidairescourriers aux lectricesdeLa ModeillustredEmmeline Raymond (1824-1902) tablie par Fabienne Yvert sous le titre de LEndiguement des renseignements (Attila, 240 p., 13 ). Maismalgr ces dfautsde positionnement, qui seffacrent peu peu, la concurrence fminine devint menaante pour les auteurs mles. Ds lors, la plus sournoise et la plus ractionnaire des armes manipules contre elles

dans cette lutte commerciale fut lutilisation de la notion dvalorisante de bas-bleu . Lexpression colore fit flors au point quon la retrouve chez Gustave Flaubert dans son posthume Dictionnaire des ides reues (1913) : Bas-bleu : terme de mpris pour dsigner toute femme qui sintresse aux choses intellectuelles. Citer Molire lappui : Quand la capacit de son esprit se hausse, etc. Dans Les Femmes savantes en effet, Molire nhsitait pas reproduire lantienne : Nos pres taient sur ce point gens bien senss,/ Qui disaient quune femme en sait toujours assez,/ Quand la capacit de son esprit se hausse/A connatre un pourpoint davec un haut-dechausse. Citation souvent reprise, notammentpar les fministes qui luttaient pied pied contre les gnralits dprciatrices. Ainsi Olympe Audouard, dans sa confrence du 11 avril 1870 dnonant les Rquisitoires de M. Barbey dAurevilly contreles bas-bleus, trouvaitaisment des arguments contre un propos aussi caricatural. Le misogyne Barbey nabdiqua pas. En 1878, il ritra plutt avec le cinquime volume de sa srie Les uvres et les Hommes quil intitula Les Bas-bleus. Il y dfinissait le bas-bleu avec son coupant ordinaire: () Les femmesqui crivent ne sont plus des femmes. Ce sont deshommes, du moins, de prtention, et manqus ! () Les bas-

Pourenfinir aveclesbas-bleusAttention, femmes crivains! Danger de niaiserie? Histoire dune expression colore qui a surtout servi aux hommes pour rabaisser de vrais talentsbleus ont, plus ou moins, donn la dmission de leur sexe. Mme leur vanit nest plus celle de la femme () Les bas-bleus (Blue Stockings), ainsi nomms, Londres, du temps de Pope, pour dire des femmes qui, de proccupation intellectuelle, en taient arrives ne plus faire leur toilette et qui portaient des bas comme tous les cuistres dAngleterre, sont rests imperturbablement ce quils taient, du temps de Pope. La premire punition de ces jalouses du gnie des hommesa t de perdre le leur (). La ralit historique est moins caricaturale. La Britannique Elizabeth Montagu (1718-1800) tenait un salon que frquentaient ses amis des deux sexes frus de belles-lettres, tels Hannah More ou Samuel Johnson. Un certain Benjamin Stillingfleet trouva plaisant dy paratre un jour avec des bas bleus aprs que lhtesse eut dclar que son salon accueillait non les lgants mais les gens desprit, sans distinction dorigine sociale une mixit qui leur fut reproche, comme on le devine chez Barbey dAurevilly. Ses runions prirent ds lors le nom de cercle des bas-bleus , et lon sait ce quil advint des bas-bleus dans les froces caricatures de Daumier ou de Gavarni Ctait un temps o les femmes ne devaient pas avoir de gnie et o le talent leurtait tout juste permis, titre exceptionnel. Pour Balzac, la femme crivain tait condamne vivre sans amiti, sans amour, sans sexe , tandis que Mme de Girardin (1804-1855), crivain elle-mme, lanait : Toutes les Franaises ont de lesprit, sauf celle qui crivent. Jusqu George Sand (1804-1876), qui ntait pas tendre avec ses consurs : Les femmes nayant ni profondeur dans leurs aperus, ni suite dans leurs ides, ne peuvent avoir de gnie. Mais la bonne dame de Nohant subissait son tour les railleries dAlphonse Karr qui lui reprochait, en botaniste et tymologiste, ses chrysanthmes bleus. Bleu, cette couleur colla dcidment aux femmes de lettres. Tallandier leur ouvrit la Collection bleue o parut Printemps perdu, de Trilby (alias Thrse de Marnyphac, 1875-1962), dont rendait compte le 28 mars 1913 le critique du Figaro P.-E. Glaser : Trilby sest

(pour une anthologie de la posie arabe)

Le pome, terre de la langue arabe

Direction Olivier Py Mercredi 11, jeudi 12 et vendredi 13 avril 18h30

Pomes, paroles, chants, ironies, horreurs dune rvolution arabe encore en cours.

Troisime escale : Rythmes de la rvolution # 2

Conception et mise en scne Wissam Arbache. Collaboration aux recherches et au montage Hala Omran. Avec Arnaud Aldig, Jean-Damien Barbin, Hala Omran. Musique Moneim Adwan.

Odon-Thtre de lEurope / Tarif unique 5 01 44 85 40 40 theatre-odeon.eu

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Histoire dun livre

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Ralph Dutli, Suisse allemand, prouve depuis son adolescence une admiration sans faille pour le pote russe victime du stalinisme. Un enthousiasme couronn par une biographie remarquable Extraitquandmmepascachleurtonnement de voir un Suisse en faire autantpourMandelstam!Jusquel, en Russie, il ny avait eu quun livre dOleg Lekmanov sur la vie du pote. Un ouvrage nourri par les archives du KGB comme par celles, personnelles, du couple Mandelstam, conserves, depuis 1976, luniversit de Princeton. Mais, note Dutli, Lekmanov ne cite pratiquement pas Nadejda Mandelstam. Or le vrai tmoin cest elle.

Le fruit de la passion Mandelstam

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Florence Noiville

l dit : Ce sont des jours, des milliers dheures, que dis-je, des dizaines de milliers dheuresRalphDutli rflchit. Comme sil tentait dvaluer ces moments innombrables quil a passs, depuis les annes 1970, dans luvre du grand pote russe Ossip Mandelstam (1891-1938). Ce nest pas difficile Jtais au lyce, javais 17 ans. Jcrivais des pomes. Un jour, jai dcouvert Mandelstam dans une traduction en allemand de Paul Celan. Des pages inoues. Pas du tout sotriques. Trs sensuelles, au contraire, les cinq sens taient immdiatement convoqus. Je navais jamais vu cela. Un merveillement magique Ds lors, Dutli na plus cess de penser Mandelstam, ce pote pris de libert qui, en 1933, avait os traiter Staline de bourreau et dassassin de moujiks. Il na cess dausculter son uvre et dtre occup par lui, comme on peut ltre par une passion amoureuse. Quelquun qui vous chuchote loreille par-del le temps et la mort, et dont il est impossible de se dprendre. Au total, je lui aurai consacr plus de vingt-cinq ans de ma vie , dit-il, pensif. Vingt-cinq ans, soixante-treize mille heures Tout commence donc grce au pote Celan (1920-1970). N en 1954 Schaffhouse, en Suisse, RalphDutli suit des tudes de littrature franaise et russe Zurich. En 1976 et 1977, il est Paris. L, il a un deuxime choc. Pour la premire fois, il dcouvre Mandelstam en russe. Ctait rue de lEperon, Dom Knigui, une librairie russe qui nexiste plus. Plus encore quen allemand, jai t foudroy. Cest cette poque que simpriment dans sa mmoire des dizaines de pomes quil sait encore par cur. Oh ! dans la chambre blanche, le silence comme un rouet./Cela sent le vinaigre,la peinture, le vin frais de la cave./ Te souviens-tu, dans la demeure grecque: lpouse aime de tous/ Non pas Hlne tout ce temps quellea brod ? Ralph Dutli sinterrompt comme regret. Et commente : Cest un pome crit par Mandelstam lorsquil tait en Crime, en 1917.Des vers qui voquentla prennit de la culture europenne com-

Au moment o la lettre fut expdie, Mandelstam tait dj mort, ce que Nadejda ne pouvait pas savoir. Ce nest que le 5 fvrier 1939 quun colis quelle avait envoy au camp lui revint avec lindication: Destinataire dcd. Amre concidence: ce mme jour, la Literatournaa gazeta publiait une longue liste dcrivains rcompenss par des dcorations et des mdailles. Parmi les 166 noms, deux vieilles connaissances: Stavski qui, dans sa lettre de dnonciation, avait pri Ijov de rgler le problme Mandelstam, se voyait attribuer une mdaille dhonneur; Pavlenko qui, dans son expertise, avait ni que Mandelstam ft utilisable, tait dcor de lOrdre de Lnine. Le systme ne distribuait pas les mdailles sans raison: on remerciait deux bourreaux mritants.Ossip Mandelstam vers 1930.ARCHIVE PHOTOS/ADOC-PHOTOS

Mandelstam, pages 523-524

me un contrepoint leffondrement en cours. Des vers qui sont aussi trs influencs par la notion de dure pure chez Bergson. Lmerveillement. Condition ncessaire mais pas suffisante pour Dutli. Il aura fallu quil attende davoir lu puis traduit les uvres compltes de Mandelstam en dix volumes chez lditeur

suisse allemand Amman, quil ait le sentiment de tout savoir sur la vie du pote quasiment au jour le jour, sur son uvre presque vers par vers, ainsi que sur la vie politique et littraire russe entre 1905 et 1938, pour quil ose enfin se confronter son grand projet: une biographie dOssip Mandelstam. Un peu comme si toutes ces

annes navaient t que la longue gnse de ce livre soixante-treize mille heures de prparation! Quand la biographie est sortie Zurich, en 2003, la critique allemande sest montre trs enthousiaste. Il est des moments o lon est tent de reposer cette biographie tant la douleur est forte. Et dautres o lon aurait envie de

chanter de bonheur la lecture des versque Dutli cite abondamment, notaitle journal Die Zeit. Quand,en 2006, louvrage est traduit en Russie o Mandelstamest restinterdit jusquen 1987 et o la premire dition non censure de son uvre date de 1990 , le public na pas t moins intress. Mais, remarque Dutli, les Russes nont

Tombeau pour un corps trangerDCEMBRE1938. Un camp de transit prs de Vladivostok. Ossip Mandelstam a chang son vieux manteau de cuir jaune contre deux morceaux de sucre. Le typhus rde. Lors dune sance dpouillage, il doit se dshabiller dans une pice glaciale. Il ny survivra pas. Son corps est jet nu, avec au pied un numro de matricule, dans une fosse commune Le pote avait prvu cette fin. Il sattendait mme tre fusill des annes plus tt, lorsquen 1933 parut sa clbre pigramme contre Staline, corrupteur des mes et quarrisseur des paysans. Il navait cop alors que de trois ans de relgation dans lOural Ce martyr de la posie , ce mendiant subversif qui paya son uvre de sa vie renat de faon intensment prsente, presque charnelle, sous la plume pleine de grce de Ralph Dutli. Sans doute fallait-il un pote pour saisir ainsi un autre pote. De lenfance Saint-Ptersbourg aux divers cnacles littraires notamment lacmisme que Mandelstam dfinit comme la nostalgie de la culture universelle et dont il fut, avec Anna Akhmatova, lune des principales figures , de La Pierre (1916) jusquaux Cahiers de Voronej (1937), la silhouette de ce grand amoureux des femmes et de la vie surgit peu peu. Pas dhagiographie ni de mythe hroque. Dutli met surtout en avant la libert intrieure inoue qui fait que ce fou gnial, mme au goulag, sera peru comme un original, un corps tranger . Cest peu dire quon est happ, fascin, mu. Ce livre est un bijou. p Fl. N.Mandelstam, mon temps, mon fauve. Une biographie (Mandelstam.

Eine Biografie), de Ralph Dutli, traduit de lallemand par Marion Graf, Le Bruit du temps/La Dogana, 608p., 34 . DOssip Mandelstam, signalons une nouvelle traduction du Bruit du temps par Jean-Claude Schneider (Le Bruit du temps, 120 p., 13 ).

Hommage Nadejda Dutli admet quil na jamais, lui non plus, rencontr Nadejda Mandelstam (1899-1980), mais quil a beaucoup puis dans ses souvenirs.EnparticulierdansContretout espoir, ces pages qui commencent en 1934, lors de la premire arrestation du pote, retracent ses trois annes dexil Voronej et sachvent en 1938 dans un wagon de dportation en Sibrie. De ce livre paru New York en 1970 et qui ressort aujourdhui en poche avec une prface de Joseph Brodsky (traduit du russe par Maja Minoustchine, Gallimard, Tel , 560 p., 16,50 ), Ralph Dutli dit que cest un texte qui, lui aussi, a chang le cours de (s) a vie . Cest pourquoi, dans son livre, il rend un si bel hommage Nadejda, espoir , en russe. Celle qui, au moment o la machine de la terreur sovitique a atteint une telle efficacit meurtrire, se battra encorepourinflchirledestindOssip.Cellequiapprendrasespomes par cur pour les mettre hors datteinte des sbires de Staline. Celle quienfin,secachantpartout,serendra elle-mme invisible pour qu partir du dgel de 1956 luvredesoncherOssiaretrouve peu peu la lumire. Jai voulu terminer non sur la mort de Mandelstam, mais sur sa survie , explique Dutli. Sur toutes ces voix (Brodsky, Walcott, Heaney) qui lui rendent hommage. Finir non sur le stalinisme, mais sur la victoire des potes. Et maintenant? Vivre avec cet homme a t un enrichissement inou, dit-il. Jamais de larmoyance, un modle de courage qui ma port dans les moments de crise. Mandelstam est un antidpresseur puissant. Il assure dsormais en avoir termin aveclui : Ctait mon dernier livre, le plus important. Tout mon Mandelstam est l. En Allemagne, il vient de sortir un ouvrage intitul Le Chant du miel. Un livre sur labeille dans la posie. Le miel, depuis Pindare et Horace jusqu devinez qui? p

La vie littraire Pierre Assouline

Mme le guridon de Victor Hugo vote Mlenchonson retour. Chevau-lger de cette vente, une encre rehausse de gouache et daquarelle, signe et date de 1857, est partie pour 447 500 euros le 28mars, de lautre ct du rond-point des Champs-Elyses, chez Artcurial. Lair du temps ny est pas tranger: le 150e anniversaire des Misrables, que Bruxelles clbre avant Paris puisque cest l que le roman fut publi pour la premire fois; le tournage de LHomme qui rit, avec Grard Depardieu dans le rle dUrsus, une adaptation que son auteur Jean-Pierre Amris justifie en soulignant qu aujourdhui Hugo serait du ct des indigns (modle dpos). sur les rfrences lcrivain et son uvre sociale, a su habilement le rcuprer et linstrumentaliser. Selon Raphalle Bacqu (Le Monde Culture & ides du 24 mars) Franois Hollande reconnat quil lit Les Misrables, bien quil se garde de trop le citer en public ; mais, lorsque Mlenchon Villeurbanne dit de mmoire des extraits du plus grand roman populiste, la salle surchauffe lcoute religieusement, comme sil tait la rincarnation de Victor Hugo ! Et, lorsquil rcidive le lendemain Montpellier en citant des vers tout aussi rvolutionnaires du pote, leffet de sidration est le mme. Il suffit de trois mots ( qui vote rgne ), coincs entre un point-virgule et un point dans une page des Misrables, mais qui prennent une tout autre dimension ds lors que le terrible tribun robespierriste les isole et leur colle un point dexclamation pour en faire son slogan de campagne. Hugolien en diable, le candidat du Front de gauche est actuellement le meilleur attach de presse de lcrivain, et rciproquement. Un portrait dAdle Hugo aux yeux baisss, preuve sur papier sal, a t adjug 40 000 euros ; on imagine lenchre folle si elle avait lev les yeux au ciel. Les preuves dimprimerie des notes sur la proprit littraire adresses par Balzac Hugo (1841) ne furent pas cdes gratuitement, la grande surprise des internautes qui suivaient la vente en direct sur la Toile, mais contre la somme de 20 000 euros. Clou de la vente Souvenir de Belgique, fusain, pinceau et encre noire, lavis bruns sur papier brun dans un cadre dessin a t vendus 340 000 euros. Quant au guridon bavard au pitement tripode motifs de volute, estim 1 200-1 800 euros, il est finalement parti 2 500. La vente touchait sa fin. Alors le commissaire-priseur se tourna vers la table tournante de Jersey et le public en fut tout retourn. Il semble bien que le guridon ait remu et exprim le score de JeanLuc Mlenchon aux lections. En prtant loreille, les premiers rangs ont cru entendre : 17,89. Fou, non ? p

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omment couper en sept la couronne de marie de Lopoldine, fille chrie du grand crivain exil, lequel ne se remit jamais de sa mort par noyade ? Le fameux guridon NapolonIII autour duquel Victor Hugo et ses amis se retrouvaient Hauteville House pour causer avec lau-del pouvait raconter un tas de choses, transmettre des interviews exclusives de Shakespeare, Mahomet, Jsus et de lnesse de Balaam (en vers et en prose, et en franais sil vous plat !) ; mais il a t incapable dexpliquer aux actuels hritiers Hugo les mystres de lindivision. Bien quil ft un adepte du spiritisme, lcrivain nen tait pas moins prvoyant. Il eut la bonne ide de lguer son uvre la France. Les manuscrits de ses livres sont donc assurs de poursuivre leur conversation dans les rserves de la Bibliothque nationale jusqu la consommation des sicles. A ses enfants, il laissa la maison de Guernesey. A la mort de son fils Georges en 1925, elle fut donne la Ville de Paris, mais pas son

contenu (photos, lettres, livres, tableaux, dessins, meubles), rassembl au temple du culte hugolien rig pour ldification de la descendance dans la maison de famille, au mas de Fourques (Gard). Mais les hritiers meurent aussi. Aprs plusieurs annes dinventaire, les sept arrire-arrire-petits-enfants de Victor Hugo, horrifis la perspective de dcouper en tranches la couronne en tissu limitation de fleurs blanches de Lopoldine, se sont donc rsolus au partage, donc la dispersion, cest--dire la vente. Mercredi 4 avril chez Christies, la BNF usa rarement de son droit de premption. Le commissaire-priseur eut beau rappeler que toute enchre est une bataille, comme Hernani, la salle tait clairseme et gure fivreuse, lessentiel se droulant par tlphone. Nous revint alors le souvenir dune confidence de Guy Schoeller, dfunt diteur de la collection Bouquins : Notre pire vente, cest la Correspondance de Victor Hugo. Ctait il y a longtemps, dans le dernier quart du XXe sicle. Depuis, lhomme-ocan a fait

Rincarnation Un frisson parcourut le public lorsquune rumeur assura que Quatrevingttreize, son grand roman sur la Terreur, serait actuellement best-seller dans les librairies du 9-3 mais on entend de ces choses dans les beaux quartiers de Paris. Hugo prsident, qui serait contre ? Le problme, cest quen le plbiscitant on vote Mlenchon; le candidat, qui ne lsine pas

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Vendredi 6 avril 2012

Critiques Littrature 7Sans oublierUne tyrolienne (du Sud)Un long voyage en train du sud du Tyrol au nord-est de lItalie, vers la Calabre. Eva est partie la rencontre de Vito, un vieil homme en train de mourir, qui pendant quelque temps fut le compagnon de sa mre, Gerda, et qui elle est toujours reste attache comme un pre. Le pre quelle na jamais eu. Sauf quun jour Vito a tout coup disparu de sa vie. Le voyage est donc un parcours vers une explication et en mme temps loccasion pour Eva de reconstituer le fil de sa vie, lhistoire de sa famille et surtout celle de sa terre le sud du Tyrol, une rgion de langue allemande arrache lAutriche la fin de la premire guerre mondiale et italianise de force par Mussolini. Une terre depuis toujours traverse par les tensions entre Italiens et Autrichiens, et secoue par les attentats du mouvement indpendantiste. Dans les pages dEva dort, kilomtre aprs kilomtre, pendant que toute lItalie dfile sous les yeux dEva, Francesca Melandri reconstitue habilement le puzzle de ces trois vies, dont le destin a t pris en otage par la haine et lincomprhension entre deux communauts. Un premier roman trs russi. p Fabio Gambaroa Eva dort (Eva dorme), de Francesca Melandri, traduit de litalien par Danile Valin, Gallimard, 396 p., 24 .

Mythique Kurdistan

Le destin de deux frres, lun en exil, lautre rest en famille dans une ville du nord de la Syrie dont est originaire lauteur, Salim Barakat

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Catherine Simon

armi la trentaine de romans de Salim Barakat, Les Plumes est le cinquime seulement avoir t traduit en franais. Cest Chypre, ct grec, o lauteur a vcu, quil a dabord t publi, en arabe. Lle aux deux drapeaux, peuple de touristes et de casques bleus, est la destination finale du narrateur, un jeune Kurde de Syrie prnomm Mem, envoy en mission par son pre. Mem est cens prendre contact avec un mystrieux Grand Homme . Il ne sait pas pourquoi. Six annes ont pass quand dbute le roman, six longues annes dattente. Et rien nest advenu. Mem est bris, lchec le mine. Il na rencontr personne, sinon ses accompagnateurs , quatre hommes taciturnes supposs le conduire son rendez-vous, et qui, chaque fois, chouent. Les voisins de Mem sont bizarres. Le jeune homme est seul, dsempar. Il songe au suicide, un acte tonitruant , qui lui permettrait de ne plus rien ressentir. Le pass lui revient, comme en rve. Cest la seule langue quil possde. Par vagues secrtes et bouleversantes, les mots et les images affluent: voici le quartier de son enfance, Qamishili, en Syrie ; voici le pre, Hamdi Azad, marchand de

tissus, bourru et volubile, hant par la tragdie kurde, ses perdants magnifiques, ses espoirs de rsurrection; voici la mre, Kaspo, si rude et dlicate, qui converse avec ses abeilles et les fleurs de son minuscule lopin ; voici enfin la nombreuse fratrie : six surs batailleuses, caquetantes, et puis Dino, le frre jumeau, le rival aux yeux verts, pareils, en croire les voisins, ceux des djinns . Bien entendu, cette triste histoire dexil finit mal. Ainsi pourrait se rsumer, de manire rationnelle, largument de ce drle de roman oriental, crit il y a plus de douze ans. Mais alors on naurait rien dit. Rien dit de cette prose droutante, touffue comme un taillis de ronces, lgre comme cette petite plume cendre surgie de la valise de Mem, qui slve soudain dans lair en tournoyant, avant de redescendre en se balanant et de se poser de nouveau tout au fond, sur les fauxplis grossiersde la doublure . Salim Barakat parle une langue profuse, difficile, dcochant ici un trait net la douleur se couvrait dun duvet, commela fleur de menthe , tirant l des volutes de mots incomprhensibles, de mtaphores obscures, forgeant son temps intrieur, celui dune criture puissante et raffine qui agit sur lesprit comme les images, pareillement tranges ou incongrues, dun rve dont on sveille, et qui, longtemps aprs, vous poursuit de ses lueurs inarticules. La premire partie du roman est le rcit de Mem Chypre, cette le dont lunit a clat comme un grand rire et o lon parle grec. Homme de lattente ,

comme il se dfinit lui-mme, le jeune exil passe ses journes pier un couple doiseaux et tourner/penser en rond, mlant lgendes et souvenirs personnels, ralisme et fantastique. Son voisin est-il un humain ? Il nage dans son manteau et sa main, dcouvre Mem avec effroi, se termine non par des doigts, mais par une petite aile . Les grandes dates de lhistoire du peuple kurde, mille fois rvolt, mille fois cras, soumis la domination des puissants (les Turcs, les Syriens, les Iraniens, les Irakiens), forment le motif obsdant de cette mlope kafkaenne. Mem, le fils sacrifi, revit les moments o, en Syrie, un soir, il a fui le village et sest mtamorphos en chacal, rejoignant la horde animale et faisant claquer ses mchoires comme sil sapprtait dvorer la nuit .

Naissance dun crivainCe texte nest ni un roman, ni un essai. A peine un rcit, plutt une lettre, comme le suggre son titre. Enfin si lon veut croire quune lettre peut sorganiser en chapitres et selon une progression aussi concerte. Largument repose justement sur cette construction et cette ambigut narrative: Halfdan W. Freihow crit son fils, Gabriel, autiste. Pour prendre de la distance, dire le chagrin et le bonheur de cette diffrence qui les a tous changs. Car le monde se nomme diffremment, depuis lors avec moins de lgret et dimprcision: Gabriel est exigeant avec la langue. Critique et diteur, Freihow en apprendra la nettet des mots. Chronique dun pre, Cher Gabriel est aussi celle de la naissance dun crivain. Ni un roman, ni un essai, certes. Mais un trs beau texte, assurment. p Nils C. Ahla Cher Gabriel (Kjre Gabriel), de Halfdan W. Freihow,

Les grandes dates de lhistoire du peuple kurde forment le motif obsdant de cette mlope kafkaenneLa seconde partie place Dino, le frre jumeau, sur le devant de la scne . Nous voici en Syrie, dans le nord du pays. Dino et Mem ont fini leurs tudes secondaires, mais narrivent pas monter leur dossier dinscription pour luniversit : leur pre tant kurde, sa nationalit syrienne est encore ltude . Les deux frres nont pas dautre avenir professionnel que des jobs saisonniers et la boutique du pre. Mythique, le Kurdistan, cest--dire nulle part et partout , inonde et nourrit le destin des deux frres, comme il la fait du pre. Hamdi Azad, le patriarche, sest dit quil suffisait de mettre dans les mains de Mem une grosse aiguille et de la ficelle de chanvre (), puis de lui dire : Allez ! Raccommode lair, mon fils ! pour que celui-ci se mt aussitt ravauder lhorizon paternel, dchir comme un vieux rideau . De ce legs ambigu, qui est aussi le sien, Salim Barakat fait une tragdie vagabonde, dune rare richesse. pLes Plumes (Al-Rsh), de Salim Barakat, traduit de larabe (Syrie) par Emmanuel Varlet, Actes Sud, 344 p., 23,50 .

traduit du norvgien par E. Huse Foucher, Gaa, 170 p., 16 .

Extrait Dino intervenait sans cesse dans les rcits et dans les tirades de mon pre, pour les rectifier ou en changer le cours, quitte ce quils finissent par ne plus rien vouloir dire. Maintenant, cela me fait sourire, avec un lger regret toutefois, celui de navoir jamais trouv ma place dans cette relation daffinit qui rapprochait mon pre et mon frre. Comme si jtais muet. Je restais coi devant limage de mon frre, fascin par ses longs doigts fins quil levait devant lui et quil remuait en parlant calmement, comme sil avait voulu se dbarrasser dune toile daraigne. Si, pendant quil dissertait devant les visiteurs de mon pre, il venait poser son regard sur moi, le doute massaillait, les pores de mon piderme souvraient pour laisser surgir un petit duvet doiseau, et une irrpressible envie de voler me gagnait. Combien de fois, sous le regard vert et froid de mon frre, jai eu la sensation de menvoler, sans pourtant mlever dun pied au-dessus du sol ! Les Plumes, page 153

La tentation du dclinCocteau disait de Klaus Mann (1906-1949): Cest un jeune homme qui habite mal sur la terre. La phrase sapplique aux deux personnages que Mann voque ici : Alexandre le Grand et LouisII de Bavire. Ecrits huit ans de distance et encadrant la premire priode crative europenne de Klaus Mann, avant son exil pour les Etats-Unis, ces deux textes mettent en scne des tres qui compensent leur mal-tre par une hystrie du pouvoir. Cette dmesure mne le premier dans des aventures militaires par-del les mers et enferme lautre dans un incroyable chteau au bord dun lac o il trouvera la mort. Si diffrents soient-ils, les deux souverains mettent en scne la tentation du dclin qui guette lEurope des annes 1930. A ce titre, le choix de les rassembler est judicieux dans la tension et le paradoxe quil instaure. p Pierre Deshussesa Alexandre, suivi de Ludwig (Alexander. Ludwig),

La vie des surs Bront est un romanAvec empathie, la Sud-Africaine Sheila Kohler raconte la gestation de Jane Eyrecelle-ci veillait son pre convalescent aprs une opration de la cataracte, en 1846. Il se trouve que cette poque correspond celle o lhistoire de Jane Eyre a commenc de germer dans limagination de la jeune femme, juste aprs le rejet par un diteur du manuscrit du Professeur. Dans le calme du huis clos avec le rvrend Bront, autrefois si impressionnant, si faible maintenant, elle a tout loisir de ruminer le refus de ce roman dont chaque page tait marque par son me . Elle a celui, aussi, dgrener ses souvenirs. Lenfance marque par la mort de sa mre puis celle de ses deux surs anes, rendues malades par leurs conditions de vie en pension ; sa passion contrarie pour un professeur de franais Quand jtais Jane Eyre mari, dans lcole de (Becoming Jane Eyre), Bruxelles o elle a de Sheila Kohler, enseign langlais ; son traduit de langlais exprience de gouver(Afrique du Sud) nante humilie ; ses par Michle Hechter, liens avec Branwell, le Quai Voltaire, 272 p., 20 . frre maudit de la tribu Bront, consum par le dsespoir, lopium et lalcool. Sheila Kohler imagine comment Charlotte Bront sinspire de son exprience, mais aussi commentsopre satransfiguration; comment lui vient le courage dcrire la premire personne Jane Eyre se prsente comme lautobiographie de son personnage et do viennent la rvolte et lorgueilleuse audace de Jane. Quand le rvrend Bront finit par gurir,etparrevenir,avecCharlotte,aupresbytre de Haworth, elle na pas encore fini son livre. Elle retrouve ses surs Anne et Emily, qui envoient leurs manuscrits avec lessienstoussousdespseudonymesmasculins , et dont certains textes seront accepts par des diteurs. Lauteure se glisse tour tour au ct de chaque membre de la famille, et voque avec une grande finesse le mlange dadmiration et de comptition, damour et de jalousie, dont sont tisss les liens de lextraordinaire fratrie Bront. Quand Jane Eyre est publi, et quil devient, ds sa sortie (le nom de son auteurchangcontreceluide CurrerBell), un succs critique et public, les rapports de force sinflchissent, les rivalits sororales sexacerbent sans se dire, mais laffection demeure indfectible. Cest dans ce climat quEmily termine lcriture des Hauts de Hurlevent, et Anne, celle dAgnes Grey. Toutes deux mourront peu de temps aprs, suivies par Charlotte en 1855. Lexaltation et le dcouragement, les plus hautesaspirationset les accsde mesquinerie Quand jtais Jane Eyre voque avec prcision, sans forcer le trait, les tats par lesquels fait passer le travail de cration. Si lcriture de Sheila Kohler est ce point classique quon en vient, dans certains passages, souponner lauteure de se livrer un pastiche, elle donne parfois limpression de tenir l le roman dune quatrime sur Bront. p

de Klaus Mann, traduit de lallemand par Pierre-Franois Kaempf et Corinna Gepner, Phbus, 278 p., 21 .

Arizona, zone frontireMon premier est un western laccent espagnol, qui dmarre en 1903, en Arizona, par lassassinat dun Mexicain atrabilaire, gorg par un gosse de 13 ans, vrai petit Amricain, au sourire trange et au temprament de tueur. Mon deuxime est un roman moderne, qui commence New York, en 2001, alors que Gil Castle, riche homme daffaires, dont lpouse adore est morte dans les attentats du 11-Septembre, dcide de se retirer, en Arizona justement, quelques kilomtres de la frontire mexicaine. Mon troisime est un migrant, Miguel, un de ces innombrables crossers (cest le titre original), ces clandestins qui traverMaurice Halbwachs sent la frontire au pril de leur vie, et que Gil dcouvre, cach dans un taillis, lors dune partie de chasse. Mon tout est un pais roman, plein de cowboys et de femmes vaillantes dont la terrible et rousse Yvonne, chef dun gang mexicain qui sinterroge sur la violence, sur le pch, sur la frontire. Les grincheux trouveront ce Clandestin un peu trop bien-pensant, les autres se laisseront emporter au triISBN 978-2-7132-2354-9 27 ple galop, en fermant les yeux de plaisir. p Chicago, 1930 Catherine Simon

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Raphalle Leyris

est la fois un grand roman et la matrice de dizaines dautres. Rares sont les uvres qui, autant que le Jane Eyre de Charlotte Bront (1847), ont excit limagination dautres crivains au point de faire mieux que les influencer: leur inspirer des livres, dont la source est transparente. Il y a eu de nombreuses rcritures des amours de Jane Eyre, lorpheline devenue gouvernante, et de Rochester (dont lexemple le plus clatant reste sans doute Rebecca, de Daphn du Maurier, 1938), des transpositions de lintrigue (dans des chteaux franais, des palaces hollywoodiens, ou mme chez les zombies), des suites imaginant le quotidien de leur couple ou la vie de leur fille Il y a mme eu le prequel, cest--dire lpisode prcdent, avec La Prisonnire des Sargasses, chef-duvre de Jean Rhys (1966). Il ne manquait plus, peut-tre, que le roman du roman, celui sur la gestation et lcriture du livre. Voici cette lacune comble avec Quand jtais Jane Eyre, troisime livre traduit en France de la SudAfricaine Sheila Kohler. Il lui a t inspir par un passage elliptique dune biographie de Charlotte Bront, sur la priode o

crits dAmrique

a Clandestin (Crossers),

de Philip Caputo, traduit de langlais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau, Cherche Midi, 736 p., 22 .

www.editions.ehess.fr Diffusion : CDE/SODIS

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ChroniquesA titre particulierLe feuilletonoscar une comdienne, cest--dire bien sr une star, un prix amplement mrit/pour un rle difficile/o elle ne cesse/de croiser et dcroiser/ses jambes/devantdes corps/mutilset carboniss. Le meilleur du livre tient dans ces courtes squences o se tlescopent les images dun film et les enjeux de la production et du star-system, o se trouvent mis nu les rouages de la manipulation, la fabrique de lmotion : Aprs une pluie de napalm/grosplan sur son visage/illumin/ dimages : Le public sagite/devant ces visions/scintillantes/les dsirs/se croisent/ les dsirs/se superposent/et se synchronisent/cest l que/le spectacle/se produit. Comme des bandes-annonces elles-mmes synthtises et diffuses en acclr, quelques mots suffisent lauteur pour voquer qui se dplient alorsdun bout lautredansnotremmoire hante des films de guerre, des films dhorreur ou des thrillers. Et nous dcouvrons quelle bonne pte est devenu notre cerveau malax, travaill, ensemenc par le cinma, si favorablement conditionn et presque aussi rceptif dsormais que lcran blanc sur lequel sont projets ces films : Pulsion/et/marchandises/tout sordonne/dans une harmonie/morbide/ vibrante. Lcriture hache, syncope, rptitive de Patrick Bouvet envote ou hypnotise exactement comme le cinma, mais sans nous mettre comme lui la tte dans le sac. La brutalit des tlescopageset le ressassement de formules-clichs ( le public ne sort pas indemne ), un peu la faon de Jean-Charles Massera, produit des effets dhumour qui favorisent le rveil en sursaut de nos consciences. Et, par un brusquerenversement,nous en arrivons penser quun film nest jamais quun livre feuillet trop rapidement dans le noir. pPulsion lumire,

Vendredi 6 avril 2012

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Intrieur jourdEric Chevillard

Wajdi Mouawad, metteur en scne

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Chantdeladouleur, encinqmouvementsCRMONIE, de Bertrand Schefer, se lit debout. En quatrime de couverture, une seule phrase : Une femme disparat. Il aurait t possible dy inscrire : Une femme meurt , puisque, ds les premires lignes, on saisit quil sagit de cette disparition-l, lultime, qui ne donne esprer aucun retour. Lambigut est belle, mais elle est surtout juste, tant le narrateur, un je qui ne se prnommera pas, ne se fait pas dillusion sur la mort et encore moins sur son au-del. Opacit et nant nous attendent lcroulement. A partir de l, je sait que tout sera vou la disparition: chair, mmoire, sentiments. Crmonie est un livre poignard dont lcriture se dploie, telle une lame effile, stylet qui vous va droit au cur, pour dfaire la moindre ide de consolation. Rien ne viendra allger le tourment sauf lcriture mme qui va semployer le dire. Cest un concerto pour voix seule qui chante la douleur de la perte et fait le pari que la beaut de sa musique saura engendrer le dsir de vivre. Cest un roman court. Cinq chapitres qui pourraient tre vus comme autant de mouvements musicaux. Il ny a aucun dialogue sauf les paroles rapportes par le narrateur lui-mme; ce quon lui dit, ce quil rpond. Cela accentue lcho de cette voix seule qui monte et redescend, sarrte aux dtails avant de souvrir vers les paysages, les ciels et les humains sactivant autour dun buffet ou dun magasin de vtements. Elle se dploie avec des phrases longues, circulaires, et habilement tournes, pour ne jamais perdre lil du lecteur entran en de longs travellings. Cinq chapitres que jai eu envie, instinctivement, de nommer La disparition ; La prparation ; La crmonie ; La mmoire ; La douleur. Ce ne sont pas l des titres qui appartiennent lauteur, mais ils me sont venus moi, mon regard de metteur en scne, tant la lecture de ce roman a veill le dsir de lentendre dans la voix dun acteur.

ien sr, nous aimons la grande phrase littraire, bien frappe, rythme, harmonieuse, qui enchane ses propositions sans heurts ni grincements et emmaillote ce quelle dcrit dans son fil de soie au risque de substituer la mouche quelle prtendait capturer vivante une momie de mouche, et il nest pas exclu que ce soit par exemple le cas de celle-ci. Lenvie nous vient alors de courtcircuiter ce laborieux processus de dsignation, de prendre la littrature de vitesse, denregistrer nos expriences de conscience avant que lcriture ne les fige dans son ciment. Tenter de rivaliser avec le cinma et ses vingt-quatre images par seconde. Il parat que la tlvision parvient mme en glisser une vingt-cinquime; probablement une image subliminale caractre publicitaire, une de ces bouteillesde sodaen forme de fuseou demissile qui va se ficher droit dans notre lobe frontal. La rtine est le dfaut de notre cuirasse ; le flux incessant des images entre par l dans nos crnes aussi srement que, plustard, le cortgedes insectesncrophages par ses orbites bantes dfinitivement fascines.Notre reprsentationdu monde en a t si bien modifie depuis trente ou quarante ans que lhomme moderne, mutantqui signore, est en train de quitter le rel pour se transporter dans la fiction avec armes et bagages. Et dj il lui arrive de faire mortellement usage des premires en se croyant dans un film. Comment rendre compte littrairement de ce phnomne demprise ou de possession? Comment, plus exactement, le montrer luvre, comment ausculter in vivo le cerveau du lapin sidr par la lumire des phares ? Depuis In Situ (1999), Patrick Bouvet a mis au point une mthode inspire, de son propre aveu, du cut-up de William Burroughs et de la musique rptitive de Steve Reich. En rsultent des livres courts, comparables plutt des morceaux, au sens musical du terme, qui voquent aussi ces installations o des vidos tournent en boucle, mais empruntent pour autant les formes fragmentes, squences, de la posie contemporaine. Lefficacit de ce quil conviendrait donc dappeler la mthode Bouvet tient la fois et paradoxalement son extrme originalit et cette saturation de rfrences revendiques. Loutil est neuf, non mouss, enmmetemps nous reconnaissonsles sources dans lesquelles son fer fut tremp. Cestaussipourquoi,sansdoute,contrairement certaine littrature exprimentale dun abord plutt revche, les textes de Patrick Bouvet sont si stimulants. Pulsion lumire est une traverse express du cinma principalement amricain , un livre-flash crit sur une table de montage, o les procds mis en uvre sampling, citations, cut-up, rfrences ne cherchent pas se cacher; leur visibilit, au contraire, participe de lexprience. Le livre souvre sur la remise dun

Pulsion lumire pourrait tre llectroencphalogramme dun spectateur littralement bombard dimageson enregistre/chacune de ses expressions faciales/ un visage/quasi religieux/on se retrouve/avecunebanquedimages/deplusieurs dizaines de milliers de/photos/que lon peut combiner/linfini/ les hlicoptres vibrent/dans le ciel rouge/()/ ensuite on plaque/lexpression dsire/sur le relief 3D/de son visage/ et le public la voit/survoler/cet enfer/carbonis. Car Patrick Bouvet considre aussi le public, surtout le public en fait, son texte pourrait tre llectroencphalogramme dun spectateur littralement bombard

de Patrick Bouvet, LOlivier, 108p., 12 .JEAN-FRANCOIS MARTIN

A voix haute Loralit est puissante. Saisissante. On a envie de lire voix haute ces penses qui se droulent en une longueur vertigineuse. En mme temps, il ne sagit nullement de thtre car on est bel et bien dans le jardin du roman et cela se devine la manire chevronne avec laquelle Schefer cherche imprimer, mot aprs mot et rythme aprs rythme, un style, une forme, ce qui, au fond, peut se rvler tre un fait divers de la vie domestique : une femme meurt, un homme dit sa douleur. Or lart avec lequel lauteur travaille sa phrase donne cette histoire presque dpressive sa luminosit et sa joie. Le fait dtre rgulirement attir par lenvie de relire et de se redire la beaut dune phrase cre chez le lecteur un profond bonheur. En ce sens, Crmonie donne ressentir un bonheur purement littraire comme le ferait pour la musique la Suite en 3 mouvements de Poulenc. Si lon veut rester dans le monde de la musique pour continuer voquer Crmonie, il faut rappeler la diffrence notable qui existe entre le clavecin et le piano. L o le premier pince sa corde pour lui faire mettre une note dont la rsonance sarrte aussitt mise, le second frappe la sienne pour lui permettre une rsonance qui se dploie lintrieur dune vibration qui peut tre plus ou moins accentue grce au jeu des pdales. Lauteur de Crmonie est un pianiste, sans aucun doute. Un romantique en exil du romantisme. Cela apparat surtout dans la quatrime partie, mon cur la plus bouleversante, o lauteur erre dans les rues de Rome. On le sent la recherche de la littrature elle-mme. A une manire de raconter, de dire, qui saurait tre diffrente, o la phrase pourrait enfin slever, quitter sa structure, pour atteindre autre chose. Mais slever, elle ne le peut. La langue est langue; mais elle peut essayer, et cette tentative, que lon appelle lcriture, et qui, la fermeture du livre, reste en suspens dans notre esprit, donne a ce petit roman toute sa grandeur. pde Bertrand Schefer, POL, 122 p., 10 .Crmonie,

Sans interditLouis-Georges TinLES PRIRES et lappel du muezzin, les ablutions et les versets du Coran. Franais, il a grandi, entre Alger et Paris, dans la ferveur de ceux qui cherchent le divin dans la merveille du monde. Il a pass ses nuits discuter avec Djibril, ce frre dans la foi, quil aime secrtement. Les salafistes estiment que sa grce toute fminine est une tentation dangereuse (fitnah) pour les hommes de la communaut. Ses parents, eux, rprouvent cette pit excessive leurs yeux, et tentent de lcarter de ces croyants intransigeants. Dans un ouvrage mi-chemin entre lessai et le rcit autobiographique, Ludovic-Mohamed Zahed voque sa jeunesse ardente, lascse spirituelle et le dsir brlant, Le Coran et la Chair, comme lindique le titre de ce livre. Entre passion et rigorisme, cest

Pourlamourde Dieuet des garonsun parcours trs singulier qui se dessine au fil des pages. Cest une histoire marque par le plerinage La Mecque, Oum Al-Qoura, la mre de toutes les cits. Devant lantique maison de Dieu, Ludovic-Mohamed comprend quil est possible de concevoir la foi sans le dogme . Car il est dit dans le Coran : Pas de contraintes dans la religion. Aujourdhui, crit lauteur, je suis persuad que si le Prophte Mahomet tait vivant, il marierait par exemple des couples dhomosexuels. Du coup, LudovicMohamed sest mari un autre homme, en Afrique du Sud, l o les lois le permettent, et leur union a t bnie par un imam, Sevran (Seine-Saint-Denis), il y a quelques semaines une premire absolue en France. Au cours de la crmonie de mariage, des prires traditionnelles chrtiennes et hbraques ont t galement prononces, en lhonneur des amis juifs et catholiques des deux jeunes gens. La France refuse videmment de reconnatre ce mariage, pourtant contract le plus lgalement du monde. Mais elle refuse aux conjoints la possibilit de se pacser. Pourquoi donc? Parce quils sont dj maris! dadresse, il na pas de numro de tlphone auquel il puisse tre joint. Donc ce que veut lislam ? Nul ne peut le dire. Mais que veulent les musulmans de France ? L est la question. Veulent-ils, oui ou non, une religion qui reconnaisse lgale dignit de tous, sans distinction aucune ? Aprs tout, pendant des sicles, les socits musulmanes ont t rputes pour leur ouverture relative vis--vis de lrotisme au masculin. Il nest que de citer Ab Nuws (VIIIe-IXe sicle) ou Hfez Shirzi (XIVe sicle), ou encore tous ces crits mystiques, splendides et sensuels, dans lesquels lamour de Dieu et lamour des garons semblent emprunter des voies communes. Ces rfrences auraient dailleurs ajout la force et la beaut de la prose de ce livre. Et que veulent donc les prtendus Franais de souche, dnomination tout fait absurde au demeurant? Veulent-ils humilier davantage les Franais arabes ou musulmans? Et pourquoi donc ? Dans son cole parisienne, dans la cour de rcration, Ludovic subissait comme dautres des chasses lhomme: Le gibier de choix, ctait les rebeux. Aujourdhui, le petit enfant timide est devenu un homme aguerri et sage, qui montre la voie dune spiritualit plus haute que celle des intgristes qui le dtestent; qui