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1 Pour une typologie des éditions génétiques (le domaine français 1980-1995) par Pierre-Marc de Biasi ITEM-CNRS Éditer des manuscrits, et spécialement les manuscrits de travail des écrivains, souvent très composites et laissés à des degrés d’avancement très variables, pose de nombreux problèmes qui ne se rencontrent pas dans l'édition des textes, qu'il s'agisse de publications courantes ou d'éditions savantes assorties d'apparats critiques développés. Ces difficultés expliquent pourquoi les éditions de documents autographes peuvent parfois prendre un aspect ésotérique, sans d’ailleurs que cet hermétisme soit une fatalité, beaucoup d’éditions de manuscrits n’étant pas plus “difficiles à lire” qu’une édition critique. Pourtant, même lorsqu’elle ressemble de très près à une édition textuelle, l’édition d’un manuscrit appartient à un autre univers éditorial. Elle ne donne pas à lire une œuvre, mais ce qui se trouve à son amont : un certain état, inachevé et encore virtuel, de l’écriture. Elle n’établit pas un texte, mais cherche à rendre intelligible une étape de sa genèse ou le processus qui lui a donné naissance. Bref, de l’une à l’autre, ce n’est ni tout à fait le même objectif, ni vraiment le même objet. C'est pour signaler cette spécificité que, depuis une quinzaine d’années, la critique génétique utilise la notion d'édition génétique. Mais si l’expression, maintenant admise, définit bien un domaine éditorial et une certaine communauté d’esprit, elle recouvre aussi des réalités dissemblables. Vu de l’extérieur, le paysage de l’édition génétique frappe par sa diversité : variété des corpus, inégalité dans la dimension des dossiers publiés, dissemblance des méthodes de transcription, contraste des présentations, divergence apparente des projets. Il suffit, pour s’en faire une idée, de se reporter aux principaux manuscrits de Flaubert publiés, au cours de ces quinze dernières années. À ne considérer ces publications que sous le rapport de leur présentation, on trouve des éditions critiques, d’aspect quasi textuel, pour des manuscrits aboutis comme Par les Champs et par les Grèves 1 et le Voyage en Egypte 2 , de massives éditions diplomatiques, linéarisées et hypercodées pour les brouillons d’Un Cœur simple ou d’Hérodias 3 , une édition semi-diplomatique du premier chapitre d’Hérodias 4 , une 1 Gustave Flaubert, et Maxime Du Camp, Par les Champs et par les Grèves édition critique par Adrianne Tooke, Droz, Genève , 1987, 835 p. 2 Gustave Flaubert, Voyage en Egypte, éd. intégrale du manuscrit original, établie par P.-M. de Biasi, Paris, Grasset, 1991, 464 p. 3 Gustave Flaubert, Un Cœur simple , Corpus flaubertianum I, édition diplomatique et génétique des manuscrits, établie par Giovanni Bonaccorso et al. Paris, Les Belles Lettres, 1983, 586 p. / Hérodias ,

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Pour une typologie des éditions génétiques(le domaine français 1980-1995)

par Pierre-Marc de BiasiITEM-CNRS

Éditer des manuscrits, et spécialement les manuscrits de travail des écrivains, souventtrès composites et laissés à des degrés d’avancement très variables, pose de nombreuxproblèmes qui ne se rencontrent pas dans l'édition des textes, qu'il s'agisse depublications courantes ou d'éditions savantes assorties d'apparats critiques développés.Ces difficultés expliquent pourquoi les éditions de documents autographes peuventparfois prendre un aspect ésotérique, sans d’ailleurs que cet hermétisme soit une fatalité,beaucoup d’éditions de manuscrits n’étant pas plus “difficiles à lire” qu’une éditioncritique. Pourtant, même lorsqu’elle ressemble de très près à une édition textuelle,l’édition d’un manuscrit appartient à un autre univers éditorial. Elle ne donne pas à lireune œuvre, mais ce qui se trouve à son amont : un certain état, inachevé et encore virtuel,de l’écriture. Elle n’établit pas un texte, mais cherche à rendre intelligible une étape de sagenèse ou le processus qui lui a donné naissance. Bref, de l’une à l’autre, ce n’est ni tout àfait le même objectif, ni vraiment le même objet. C'est pour signaler cette spécificité que,depuis une quinzaine d’années, la critique génétique utilise la notion d'édition génétique.Mais si l’expression, maintenant admise, définit bien un domaine éditorial et une certainecommunauté d’esprit, elle recouvre aussi des réalités dissemblables. Vu de l’extérieur, lepaysage de l’édition génétique frappe par sa diversité : variété des corpus, inégalité dansla dimension des dossiers publiés, dissemblance des méthodes de transcription, contrastedes présentations, divergence apparente des projets. Il suffit, pour s’en faire une idée, dese reporter aux principaux manuscrits de Flaubert publiés, au cours de ces quinzedernières années. À ne considérer ces publications que sous le rapport de leurprésentation, on trouve des éditions critiques, d’aspect quasi textuel, pour des manuscritsaboutis comme Par les Champs et par les Grèves1 et le Voyage en Egypte2, de massiveséditions diplomatiques, linéarisées et hypercodées pour les brouillons d’Un Cœur simpleou d’Hérodias3, une édition semi-diplomatique du premier chapitre d’Hérodias4, une

1Gustave Flaubert, et Maxime Du Camp, Par les Champs et par les Grèves édition critique par AdrianneTooke, Droz, Genève , 1987, 835 p.2Gustave Flaubert, Voyage en Egypte, éd. intégrale du manuscrit original, établie par P.-M. de Biasi,Paris, Grasset, 1991, 464 p.3Gustave Flaubert, Un Cœur simple, Corpus flaubertianum I, édition diplomatique et génétique desmanuscrits, établie par Giovanni Bonaccorso et al. Paris, Les Belles Lettres, 1983, 586 p. /Hérodias,

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méticuleuse édition “à l’identique” des “comices agricoles”5, une élégante éditiondiplomatique avec fac-similés des “Plans et scénarios de Madame Bovary“6, et une épaisseédition semi-diplomatique, faiblement codée et fortement annotée, celle des Carnets detravail7? Chacune de ces éditions, semble s’être réalisée comme un projet autonomeproduisant sa propre méthode, sur mesure, selon les exigences particulières du dossierétudié, et apparemment sans souci d’harmonisation. Cette disparité des éditionsgénétiques, qui n’est pas passée inaperçue, a quelquefois été interprétée comme le signed’une incapacité de la critique génétique à se doter d’une doctrine éditoriale unifiée. Lamise en garde est venue (c’était tout naturel) des détracteurs de la critique génétique,mais certaines désapprobations ont parfois aussi été formulées par des spécialistes del’avant-texte. Cette hétérogénéité appartient-elle à la structure même de ce champéditorial qui se trouverait par la nature même de son objet (le manuscrit toujours unique)placé sous l’empire des singularités? Serait-elle l’effet du travail éditorial lui-même, d’uneimpuissance des éditeurs à harmoniser leurs méthodes? Ou bien encore, cette imaged’éclatement ne serait-elle pas une illusion : le résultat d’une fausse appréciation, d’unemyopie ou d’un mauvais angle de vue, bref, d’une incapacité à distinguer, par delà lesdifférences de méthodes et d’objets, les grandes lignes qui ordonnent le territoire deséditions génétiques en domaines bien définis? Les éditions de manuscrits se multiplient,leur diversité paraît de plus en plus difficile à interpréter. La réflexion typologique n’apeut-être jamais été aussi urgente qu’aujourd’hui. Où en sommes-nous ? Sans êtreinexistantes, les études de typologie portant spécifiquement sur la question des éditionsgénétiques ne sont pas nombreuses8. Un rapide tour d’horizon permettra de préciserl’état présent du problème tout en délimitant aussi précisément que possible son espacede définition.

Corpus flaubertianum II, édition diplomatique et génétique des manuscrits, t.1, établie par GiovanniBonaccorso et al. Paris, Librairie Nizet, 1991, 398 p.4O Manuscrito em Gustave Flaubert. Transcriçào, classificaçào e interpretaçào de proto-texto do 1.ocapitulo do conto “Hérodias”, Philippe Willemart, Universitade de Sào Paulo, 1984.5Gustave Flaubert , Les comices agricoles, édition diplomatique établie par Jeanne Goldin, 2 vol. , Genève,Droz, 1984.6 Gustave Flaubert, “Plans et scénarios de Madame Bovary”, présentation, transcription et notes par YvanLeclerc, coll. “Manuscrits”, ZULMA - CNRS éditions, Paris, 1995.7Gustave Flaubert , Carnets de travail , éd. critique et génétique établie par P.-M. de Biasi, Paris,Balland, 1988, 1000 p.8Je me borne au domaine français et aux textes de réflexion typologique parus depuis dix ans. Les éditionssynoptiques allemandes appartiennent-elles au même champ éditorial? On peut en douter. En tout cas,elles ne semblent pas avoir profondément interféré sur la conception des éditions génétiques telles qu’ellesse sont définies depuis les années 1980 en France et dans les pays de culture francophone. Je ne traiterai pasnon plus du problème typologique que pose l’apparition prochaine des éditions génétiques électroniques, etnotamment des renouvellements attendus de l’édition hypertextuelle et multimédia. Non faute d’intérêt,mais parce qu’il me semble qu’il est un peu trop tôt (sauf pour un discours programmatique qui n’a pasvraiment sa place dans une étude typologique).

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Typologie des éditions génétiques :l’état présent du problème

Au cours de ces dix dernières années, quelques textes de synthèse ont été consacrés àla question des éditions génétiques, mais sans aboutir à une clarification définitive, enpartie parce que ces études ont sans cesse été rattrapées par de nouvelles éditions quifaisaient éclater les cadres typologiques les mieux établis, et en partie parce que ladéfinition même du domaine génétique n’a cessé de se transformer. En dehors dupremier essai typologique que j’avais fait paraître en 19859, la plus ancienne étude sur laquestion est celle de Claudine Gothot-Mersch, présentée en 1987 et publiée en 198910.Cette synthèse, en grande partie fondée sur la critique de mes propositions declassement, contient beaucoup de réflexions très éclairantes qui restent toujoursd’actualité, mais son système typologique proprement dit se trouve aujourd’hui surl’essentiel invalidé par le concept même d’édition génétique, qui, en partie d’ailleurs sousl’effet de son analyse, a acquis une définition plus précise. Pour mettre de l’ordre dansl’univers polymorphe et disparate des éditions génétiques telles qu’on les concevait versle milieu des années 1980, C. Gothot-Mersch proposait une grande bipartition (type A,type B) opposant les éditions de manuscrits proprement dits (type A) et les éditionstextuelles intégrant une part plus ou moins développée de documents de genèse (type B).À une époque où l’expression même d’“édition génétique” commençait tout juste à êtreadmise11, c’était là une clarification indispensable, mais qui ne constituait, on s’en aperçutbien vite, qu’une étape typologique tout à fait préliminaire. En effet, si une tellebipartition permet de définir les grandes limites qui séparent deux champs éditoriaux, ellelaisse entier le problème du repérage typologique à l’intérieur de chacun de ces deuxchamps, et tout particulièrement à l’intérieur du champ A, qui, en réalité correspond

9P.-M. de Biasi, “L’analyse des manuscrits et la genèse de l’œuvre”, Encyclopædia Universalis,Symposium, 1985 . Cet essai de synthèse était l’une des toute premières études consacrées à la critiquegénétique. Une section de l’essai portait sur la question des éditions de manuscrits telle qu’elle pouvaitêtre formulée au début des années 1980. Cette réflexion a vite été remise en cause par l’apparition denouvelles éditions comme celles des Carnets de Zola et de Flaubert, des Cahiers de Valéry, etc. En 1987,lors du colloque “La Naissance du texte”, C. Gothot-Mersch s’est appuyée sur cette première étude, l aseule alors disponible, pour proposer autre classement permettant de remettre un peu d’ordre dans l epaysage éditorial français. La réédition de l’Encyclopædia Universalis en 1989, m’a donné l’occasion detenir compte de cette critique pour présenter à mon tour une nouvelle typologie. Sous le même titre“L’analyse des manuscrits et la genèse de l’œuvre”, ce nouvel essai aboutissait à un classement fonctionnelfondé sur l’opposition : édition horizontale, édition verticale. C’est ce modèle, schématique, que je mepropose ici de compléter et de réactualiser.10C. Gothot-Mersch “L’édition génétique, le domaine français”, dans La naissance du texte, Louis Hay éd.,Paris, Corti, 1989, p. 63-88 (actes du colloque international de 1987).11L’étude de C. Gothot-Mersch commençait précisément par une enquête, très significative, sur ce sujet.

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justement à ce que nous définirions maintenant comme le champ spécifique des éditionsgénétiques. Pour résumer la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui, il fautreprendre l’hypothèse typologique de C. Gothot Mersch, mais pour ne retenir qu’uneseule des deux classes d’objets produites par son classement. La critique génétique s’estdonné pour objectif d’établir des éditions génétiques et des lectures critiques portant surl’avant-texte des œuvres, sans exclure de son corpus les documents préparatoires desœuvres inachevées ou les notes de travail qui ne sont liées à aucune rédaction particulière.En se situant dans cette perspective, deux attitudes sont possibles : soit centrer lapublication et l’analyse sur le travail de l’écriture tel qu’il se manifeste dans les manuscritsen donnant à comprendre tout ou partie d’un avant-texte, soit proposer une nouvelleapproche des œuvres qui, tout en restant centrée sur le texte, l’éclaire et l’enrichit par unchoix plus ou moins développé de documents génétiques. Ces deux voies sont égalementlégitimes, et la seconde, qui a produit de nombreuses éditions textuelles d’inspirationgénétique12 contribue au moins autant que la première à diffuser les résultats de larecherche sur les manuscrits et à renouveler l’interprétation des textes à la lumière de leurgenèse. Toutefois, dans ce second cas, le problème n’est plus à proprement parlerl’édition des manuscrits et les modes de représentation éditoriale de la genèse, maisl’adaptation et la refonte des apparats critiques en faveur d’une nouvelle approche dutexte. Les éditions textuelles d’inspiration génétique constituent un domaine particulierqui s’articule à celui des éditions génétiques, mais qui s’en distingue aussi radicalement.Voilà donc un premier résultat typologique, et substantiel puisqu’il a le grand mérited’éliminer de notre champ une classe d’objet particulièrement abondante et diversifiée.

Reste les éditions de manuscrits proprement dites. Pour ce champ (type A), C. GothotMersch formulait des questions, souvent incisives, mais sans proposer un véritableclassement typologique. Elle se bornait à évoquer, avec humour, les multiples etconstantes contradictions qui semblent caractériser cet espace éditorial : disproportionentre les intentions affirmées par les éditeurs et la réalité des résultats, disparités etrelative inadéquation des méthodes qui semblent souvent mal adaptées à leur objet, etc.Parmi toutes ces insuffisances, elle relevait bien sûr, l’extraordinaire diversité desprésentation et des modes de transcriptions qui se rencontrent dans les éditions demanuscrits : éditions linéarisées plus ou moins codées, qui peuvent devenir plus difficile àdéchiffrer que les documents qu’elles sont censées publier, édition semi-diplomatiques ousemi-linéarisées qui simplifient la lecture mais en donnant une image presque textuelle et

12En France, plusieurs collections ont donné une place importante aux documents de genèse dans l’apparatcritique de leurs éditions des grands textes littéraires : des collections prestigieuses comme La Pléiade oules Classiques Garnier, mais aussi des éditions de grande diffusion (Folio, GF, le livre de poche, etc.) Cephénomène, qui n’a d’ailleurs rien de constant ni d‘irréversible, mériterait d’être étudié pour lui-mêmemais ne paraît pas de même nature que l’apparition des récentes éditions génétiques.

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parfois très réductrice du manuscrit, éditions intégralement diplomatiques, ou “àl’identique” qui vont jusqu’à reproduire les taches d’encre de l’autographe original maisen compliquant à l’extrême le travail du lecteur qui finit par se perdre dans lesidiosyncrasies du document. Mais tout en distribuant des appréciations raisonnées surchacune de ces solutions, C. Gothot-Mersch se gardait bien de construire une typologiedes éditions fondée sur les méthodes de transcription et elle ne se trompait pas.

En réalité, le critère des méthodes de transcription ne constitue pas un outiltypologique suffisant pour classer les éditions génétiques, car il n’est lui-mêmeinterprétable qu’à la lumière d’autres concepts : celui de l’objet (quel type de manuscrit?quel ensemble de documents? délimité comment? correspondant à quelle phase de lagenèse?) et celui de la finalité du projet éditorial (donner à lire cet ensemble précis demanuscrits, pour quoi faire?). La typologie par les méthodes de transcription ne constituedonc pas une voie praticable : au lieu d’aider à distinguer les tendances qui structurentl’édition génétique, ce point de vue contribue largement à produire cette impression dedésordre et de disparité dont on parlait en commençant. Face à un univers de spécificitéscomme celui des éditions génétiques, le mode d’appréhension technique atomise sesobjets et ne peut aboutir pour les éditions traditionnelles, qu’à une typologie desinsuffisances. À y regarder de près, on compte presque autant de méthodes qued’éditions, chaque éditeur mettant au point, pour chaque entreprise éditoriale, la formulequ’il juge la plus adéquate à son projet13. Chaque formule a ses avantages et sesinconvénients, c’est une affaire de proportion. Toutes les méthodes ne se valent pas, maischacune ne peut être évaluée que relativement à l’objet auquel elle s’applique, et aucunene peut revendiquer le statut de modèle généralisable. Autant dire que, considérées sousle rapport de leur stricte technicité, les éditions génétiques d’aujourd’hui sont toujoursdéfaillantes et approximatives. Ces insuffisances deviennent dramatiques si on leuroppose les ressources promises par l’édition électronique, cela va sans dire14.

La classification par les méthodes de transcription n’est guère praticable, et c’est ce quiconduit l’essai typologique le plus récent, celui d’A. Grésillon15 à s’orienter, pour lapremière partie de son étude, vers un autre principe plus synthétique : celui de lascientificité. A. Grésillon propose tout d’abord, avec raison, de distinguer entre “l’éditionfac-similé” (celle qui ne contient aucune perspective génétique et se contente de publier 13En restant parfaitement cohérent avec lui-même, un éditeur peut, dans le cadre de plusieurs éditions, nepas adopter la même présentation, ni le même mode de transcription, pour des manuscrits qui n’exigent pasle même traitement.14.-L. Lebrave, “L’édition génétique”, dans Les Manuscrits des écrivains, L. Hay éd. , Paris, Hachette-CNRS éditions, 1993, p. 206-223. Les conclusions de cette étude sont convaincantes, mais le réquisitoiregénéral contre la linéarisation l’est beaucoup moins : aucune des critiques formulées ne peut s’appliquer àl’exemple choisi qui constitue justement une exception.15A. Grésillon, “L’édition génétique” in Éléments de critique génétique, P.U.F, Paris, 1994, p. 188-202

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des reproductions de manuscrits, dans la tradition des publications pour bibliophiles16) et“les éditions génétiques proprement dites”. Mais pour cette seconde catégorie, ellesuggère de commencer par isoler un ensemble intitulé “Le type livre à lire” dans laquelleelle range trois éditions qui n’ont en commun que de paraître faciles à lire, pour classerdans une autre catégorie tout le reste des éditions génétiques qui se trouvent regroupéessous la rubrique “Le type outil de recherche”. À quelle nécessité typologique répond lacréation de cette catégorie “livre à lire”? À classer quelques cas éditoriaux atypiques qui,faute de précisions, n’entrent commodément dans aucune des deux catégories qui vontcomposer l’espèce “Outil de recherche”. Avec cette “bonne espèce”, celle des éditionsgénétiques scientifiques, l’analyse rejoint l’espace d’une typologie fonctionnelle déjàbalisée. Pour spécifier cette catégorie dite “Le type outil de recherche”, A. Grésillonreprend en effet dans ses grandes lignes la distinction que j’avais proposée dansl’Encyclopédia Universalis17 : d’une part, “L’édition d’une phase particulière de la genèse”18,et d’autre part “L’édition d’un parcours génétique intégral”19. Sur cette bipartitiontypologique, je ne peux sur l’essentiel qu’être d’accord, moyennant toutefois quelquessubstantielles mises au points qui feront précisément l’objet des pages qui suivent.

L'essor des études génétiques en France s'est rapidement traduit, dès le début desannées 1980, par la nécessité d'étayer les recherches théoriques sur la publication dedossiers de genèse aussi étendus et diversifiés que possible. Au départ, il s'agissait surtoutde rendre disponible la matière même sur laquelle devait porter la recherche : l'éditioncomme tâche préliminaire, offrant à l'étude de genèse les moyens de développer desapplications pour valider ses hypothèses et construire son appareil notionnel. Mais cetravail éditorial semble avoir joué un rôle beaucoup moins accessoire qu’on ne l’avaitd’abord imaginé. Les manuscrits qu’il s’agissait d’éditer allaient en effet fournir dumatériau inédit indispensable au développement de la théorie, mais on s’aperçut bien viteque leur édition constituait d’emblée à elle seule une part essentielle de la recherche, nonseulement par les difficultés propres au déchiffrage et à la transcription des documentsmais surtout par l’exigence d’un classement exhaustif qui suppose, en réalité, que ledossier publié ait été au préalable presque entièrement élucidé. Pour pouvoir, dans uneédition, présenter les manuscrits de travail dans un ordre significatif qui soit conforme à 16Par exemple, aux éditions Ramsay, Le Manuscrit autographe des POÉSIES de Stéphane Mallarmé ,1981, ou Manuscrits autographes des ILLUMINATIONS d’Arthur Rimbaud, 1984.17Voir note 8 : “L’analyse des manuscrits et la genèse de l’œuvre”, op. cit. , éd. revue et augmentée, 1989. A.Grésillon cite la référence en note.18Ce que j’avais désigné sous le nom générique d’édition horizontale : “L’édition horizontale se proposed’éditer une catégorie (ou une “strate”) particulière de documents de genèse correspondant à une p h a s eprécise du travail de l’auteur” (op.cit. p.934)19Ce que j’avais désigné sous le nom générique d’édition verticale : “L’édition verticale se donne pourobjectif une publication aussi exhaustive que possible des documents de genèse se rapportant à une œuvreprécise de l’auteur, qu’il s’agira de suivre d’un bout à l’autre de sa genèse...” Ibid.

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leur apparition, il faut avoir étudié de très près l’ensemble des sources d’informationexternes (correspondances, témoignages, etc.) qui aident à dater les documents et à situerl’écriture dans ses différents contextes (biographique, social, littéraire, etc.), avoir analyséle contenu de chaque manuscrit et reconstitué pas à pas l’évolution du travail del’écrivain, forgé les notions qui permettent d’identifier l’appartenance précise de chaquepièce à l’une des phases qui se succèdent dans la genèse de l’avant-texte : bref, il fautavoir, de part en part, interprété le dossier en terme de processus d’écriture. Et cesconditions étant réunies, il reste encore à l’éditeur différentes tâches de grande envergureparmi lesquelles : établir et rendre accessibles, par exemple sous forme de notes oud’annexes, un inventaire circonstancié des sources et des données intertextuellesidentifiées dans les manuscrits, enregistrer les éléments de comparaison les plussignificatifs entre les différents états de cet avant-texte et le reste de l’œuvre (les œuvresprécédemment publiées, les manuscrits de travail antérieurs, le texte proprement ditlorsqu’il existe, les projets, rédactions et œuvres ultérieurs qui peuvent avoir été nourrispar cette genèse), sans parler des notices d’information historiques et encyclopédiquesqu’une édition doit offrir à son lecteur pour rendre simplement interprétables desréférences devenues obscures et peu accessibles. Il faut en outre préciser que toutes cesinvestigations ont le plus souvent pour objet des dossiers comptant des centaines ou desmilliers de pages, car en matière de manuscrits de travail, la dimension des corpus estordinairement beaucoup plus importante que dans le domaine de l’édition textuelle.Chez un écrivain comme Flaubert, ces écarts de proportion sont environ de 5 pour 1 sil’on reste dans les limites des manuscrits de rédaction, et peuvent même atteindre lecoefficient de 10 pour 1 si l’on y ajoute les dossiers de documentation et de recherche.Pour peu que l’édition porte donc sur un dossier complexe et développé, l’ensemble deces tâches constitue un véritable programme de recherche, qui peut demander desannées de travail pour être mené à bien. Mais les résultats de cette investigation pourrontaussi dépasser largement ce qu’il est convenu d’attendre d’une édition. A l’issue de cesannées de recherches, on ne disposera pas seulement de documents jusque là inédits maisd’un véritable dispositif pour les comprendre comme les moments successifs d’unprocessus, pour interpréter leur apparition et leurs métamorphoses, et pour reconstituerà travers eux l’itinéraire créatif qui, le cas échéant, conduit au texte de l’œuvre. L’éditiongénétique n’est donc pas isolable de la recherche sur les manuscrits ni des études degenèse : c'est dans la démarche éditoriale elle-même que se sont définies et quecontinuent à se créer la plupart des notions qui forment la théorie de l'approchegénétique.

Les deux orientations de l’édition génétique

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La critique génétique a donné sa légitimité au projet d’éditer et d’interpréter lesmanuscrits littéraires dans le but d'élucider, de l’intérieur, le travail de l’écrivain, leprocessus de l’écriture et la genèse des œuvres, sans accorder un statut privilégié au textefinal dans lequel on pourra, lorsqu’il existe, ne voir qu’un dérivé ultime des précédentesmétamorphoses ou une entité extérieure à la sphère de l’avant-texte. Dans le domaineéditorial, ce projet scientifique semble pouvoir donner lieu à deux grandes orientations :d’une part, les éditions qui s’intéressent à une phase précise de la genèse, et qui sedonnent donc pour objectif la publication des documents se rapportant à ce momentdéterminé, sans chercher à interpréter la totalité de l’itinéraire génétique; d’autre part, leséditions qui cherchent à présenter, dans l’ordre chronologique de leur formation, tous lesmanuscrits se rapportant à un même entreprise littéraire, pour reconstituer un trajetgénétique allant, par exemple, des toutes premières formulations du projet jusqu’au textedéfinitif de l’œuvre publiée. D’un côté, une édition qui se donne pour objet une liasseparticulière de documents et un moment défini de la genèse; de l’autre, une édition qui sepropose de traverser toute l’épaisseur d’un dossier de genèse en donnant à lire la sérieséquentielle de ses transformations. Cette opposition peut assez aisément êtresymbolisée par deux axes : dans le premier cas on parlera d’édition horizontale, et dans lesecond, d’édition verticale. Mais, pour être tout à fait représentatifs, ces deux axes nepeuvent être réduits à de pures figures linéaires . Les mécanismes génétiques restentinséparables de leur inscription temporelle dans une durée complexe et de leurdéploiement dans le volume qu’occupent concrètement les documents. L’éditionhorizontale a pour objet une strate génétique qui correspond bien à une coupetransversale dans l’épaisseur d’un dossier, mais cette couche d’écriture n’est pasréductible à un plan : elle a elle-même une épaisseur à la fois temporelle et spatiale. Quantà l’édition verticale, elle se donne précisément pour objet la succession significative de cesdifférentes strates qu’il s’agit de présenter dans l’ordre où les phases de la genèse les ontfait se suivre et se recouvrir, de la couche d’écriture la plus ancienne à la couche la plusrécente. Bref, un dossier de genèse se présente concrètement comme une pile de dossierscontenant différentes liasses de manuscrits rangés dans un certain ordre : cette imagepeut servir à construire la structure abstraite d’un modèle.

Strates et piles

Strates d’écriture et empilements

L’option horizontale et l’option verticale, à la fois complémentaires et opposées,supposent l’une et l’autre que les documents qu’il s’agit d’éditer aient préalablement fait

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l’objet d’un inventaire complet et d’un classement approfondi20. Pour que ce classementlocal puisse être établi, il faut d’abord que le corpus des manuscrits de l’écrivain étudié aitété répertorié aussi complètement que possible et ordonné en une série d’entitéschronologiques et génétiques, intitulées dossiers de genèse. Ces dossiers de genèsepourront concerner, selon les cas, des notes de travail ou ébauches d’écriture n’ayantconduit directement à aucune rédaction proprement dite, les documents préparatoiresd’une œuvre inachevée, les manuscrits de travail d’une œuvres aboutie mais restéeinédite, ou enfin les documents de genèse des œuvres publiées. Ensuite, à l’intérieur dechacun de ces dossiers, il faudra encore avoir reconstitué les sous-ensembles grâceauxquels les documents seront rassemblés selon leur date d’apparition, leur fonctionopératoire (scénarique, documentaire, scripturale, etc.) et leur appartenance à une phasedéterminée de la genèse (pré-rédactionnelle, rédactionnelle, pré-éditoriale, etc.), chacunde ces sous-dossiers ayant son propre volume. Une fois ces classements acquis, chaqueliasse de manuscrit ayant trouvé sa place, à quoi ressemble le paysage chronologique desmanuscrits d’un écrivain? A une enfilade d’empilements plus ou moins élevés, disposésde loin en loin le long du segment chronologique qui figure la carrière productive del’écrivain.

Considéré individuellement, chaque dossier de genèse peut se représenterconcrètement sous la forme d’une pile de manuscrits constituée de plusieurs sous-dossiersrangés verticalement les uns sous les autres selon l’ordre chrono-typologique de leurapparition avec, en haut de la pile, les documents les plus anciens, en bas de la pile, lesplus récents, et entre les deux, l’étagement d’un nombre variable de sous-dossiers oufichiers intermédiaires plus ou moins volumineux. Sous cette forme, le dossier de genèsefait apparaître clairement sa structure feuilletée : c’est un empilement de liasses qui sesuperposent comme des strates successives d’écriture à la fois distinctes et orientéesverticalement. En considérant l’empilement de profil, on pourra par exemple y repérer laprésence d’une dizaine de strates : carnet d’idée et de projet, plans et scénarios, notesdocumentaires préparatoires, scénario développé, ébauches et brouillons, notesd’enquête documentaire rédactionnelle, mises au net, manuscrit définitif, épreuvescorrigées. Ainsi conçu, le modèle de la pile permet d’unifier le dossier de genèse dans saforme terminale, et de le représenter tel qu’il apparaît à l’issue de la genèse, c’est-à-direcomme un ensemble composite mais stable et téléologiquement orienté, où chaque liasseenregistre, à la place qui lui revient, une étape accomplie du travail de création. Ainsiconçue la pile offre l’image du dossier classé, aux deux sens du terme, c’est-à-dire dudossier remis en ordre et forclos : celui que l’écrivain méticuleux pourrait avoir rangé 20Ce travail de classement peut en partie avoir été préparé par les inventaires établis dans lesbibliothèques où se trouvent les fonds étudiés, mais implique dans tous les cas, de la part de l’éditeur, l amise en œuvre d’importantes et méticuleuses recherches. P.-M. de Biasi, “La critique génétique”,Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, op. cit. p. 20-23.

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définitivement dans une malle une fois l’œuvre achevée et publiée, ou celui que legénéticien peut avoir reconstitué bien après la mort de l’écrivain en rassemblant sesarchives.

La pile comme jeu de déconstruction

Or, bien entendu, au moment de leur formation et de leur utilisation par l’écrivain, cesdifférentes liasses de manuscrits se sont rarement présentées sous la forme d’unempilement bien ordonné. Non seulement chaque liasse s’est écrite page à page, maissurtout, à de nombreuses reprises au cours de la genèse, et dans certains cas de manièrepermanente, plusieurs liasses déjà constituées ont été redéployées à plat, dans l’espace bi-dimensionnel du bureau, afin d’être être relues et utilisées pour l’écriture d’une nouvellestrate. À chacune de ces occasions, ces couches d’écriture antérieures ont pu faire l’objetde divers remaniements. On doit donc admettre que, dans le temps réel de la genèse,plusieurs strates écrites successivement peuvent être à tout moment extraites de la pilepour interagir simultanément ou parallèlement sur la formation d’une couche d’écritureultérieure, dans une redistribution des liasses où elles risquent, à leur tour, de se trouvermodifiées par les effets en retour de cette nouvelle couche d’écriture. Ainsi, par exemple,si l’écrivain avait primitivement constitué un plan général de son projet de rédaction ets’était doté ensuite de notes documentaires pour nourrir cette rédaction, il va de soi quela strate des “brouillons” s’est certainement formée en prélevant dans ces deux liassesantérieures les éléments de forme et de contenus utiles à la textualisation du projet; et, aucours du travail, il n’est pas douteux que la rédaction ait pu conduire l’écrivain à modifiercertains éléments de son plan initial, la strate des brouillons agissant donc sur la strateantérieure du plan primitif pour le transformer. D’autre part, les besoins de la rédactionpeuvent à leur niveau avoir produit l’exigence d’une nouvelle recherche documentairedont les résultats constitueront, sous la forme d’un carnet d’enquête par exemple, unestrate nouvelle, qui n’est ni antérieure ni postérieure à celle des brouillons, maiscontemporaine et en quelque sorte emboîtée dans celle-ci. Un nombre considérable deréfections, interactions et autres reconfigurations de ce type sont imaginables. Il faut doncadmettre qu’en dépit de sa structure étagée, le dossier de genèse ne possède pas unestructure spatio-temporelle stable : les strates qui le compose sont des entitéschronologiques qui correspondant bien à des phases successives, mais elles se forment etse transforment selon un principe causalité complexe qui n’obéit pas aux lois de lacontiguïté immédiate (une couche d’écriture peut agir sur une autre couche qui ne lui estpas contiguë) et qui admet la réversibilité (ce qui est antérieur peut être modifié par cequi postérieur). A l’état naissant, le dossier de genèse est un empilement qui, pour seconstruire et devenir productif, ne cesse de se défaire et de se reconstituer. Le modèle de

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la pile donne à voir une distribution fonctionnelle des strates qui est formellement exact,et dont la structure ne fait même que se confirmer à mesure que le projet d’écritures’approche de sa conclusion, mais comme un espace de référence logique qui permetd’évaluer comment, tout au long de la genèse, certaines zones actives de la pile fontl’objet de constants démantèlements. C’est en suivant la logique même de son travail, eten faisant jouer aux éléments de son dossier les rôles auxquels il les avait destiné, quel’écrivain est conduit tour à tour à produire, empiler et à extraire de la pile, au fur et àmesure de ses besoins, les strates d’écriture qui constituent le matériau provisionnel aveclequel se construit la rédaction. La notion de pile génétique offre donc une sorte deconfiguration spatiale et temporelle indispensable pour se représenter l’étagement (à lafois concret, chronologique et logique) des documents et des étapes qui constituent lagenèse de l’œuvre. Mais cet espace de référence n’est qu’un espace de référence virtuelle :c’est une structure intérieurement ouverte sur une certaine liberté combinatoire, qu’ilfaut donc concevoir comme une structure d’accueil disponible à de nombreusesreconfigurations partielles.

La strate comme empilement

La pile génétique est constituée de strates dont le nombre et l’épaisseur sont variablesselon les dossiers : d’une unique et fine strate de quelques feuillets jusqu’à l’empilementde quatre ou cinq mille pages répartis en plus de dix strates différentes, tous les cas defigure peuvent se présenter. A l’intérieur d’une même pile, les strates, définies par lesphases et les fonctions opératoires auxquelles elles se rapportent, peuvent représenterdes liasses d’importances très inégales. Tout dépend des techniques de l’écrivain et descaractéristiques de l’œuvre étudiée : pour un dossier très rédactionnel, par exemple,comme celui de Madame Bovary, qui compte un total 5000 pages environ, la strate desnotes documentaires se limite à quelques dizaines de feuillets (d’ailleurs réinsérés parFlaubert dans la pile Bouvard et Pécuchet), celle des plans et scénarios ne dépasse pas unesoixantaine de pages, celles du manuscrit définitif et de la copie corrigée comptent,chacune, moins de cinq cent pages, mais la liasse des brouillons, à elle seule, contient prèsde trois mille huit cent pages de manuscrits couverts de ratures, soit 76% du volume totalde la pile. Est-ce que cette énorme liasse (six volumes) peut vraiment être considéréecomme une entité homogène constituant une strate génétique? Bien sûr que non. Ellecouvre en fait l’intégralité de la phase rédactionnelle qui a occupé l’écrivain a peu prèssans interruption pendant plus de quatre années. En réalité, pour l’écriture flaubertienne,la notion typologique de “brouillon” n’est pas suffisamment discriminante pour définir

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l’unité d’une strate. Pour ce que l’on en sait actuellement21, les “brouillons” de MadameBovary semblent eux-mêmes stratifiés en plusieurs couches rédactionnelles où l’on trouve,semble-t-il, la strate des scénarios développés et des ébauches d’ensemble, puis, lastructure de l’œuvre se précisant, les strates de brouillon proprement dites (quiprogressent partie par partie, mouvement par mouvement, secteur par secteur), et enfinla strate des mises au net corrigées et celle du manuscrit : soit au total une bonnequarantaine de strates rédactionnelles. Notons que, même subdivisée en quaranteentités, la liasse des documents rédactionnels donne, en moyenne, pour chaque strate, unvolume de près de cent pages et une durée supérieure à un mois de travail. Cesobservations quantitatives conduisent à une conclusion formelle évidente : tout comme ledossier, chaque strate, à l’échelle qui est la sienne, possède sa durée chronologique, sonvolume, et sa propre structure interne qui est celle d’un empilement. La strate seprésente, comme la pile dans laquelle elle s’insère, sous un aspect feuilleté dont lastructure temporelle et séquentielle exige, pour se former, un libre accès aux procéduresde réversibilité et de redéploiement. En d’autres termes, la strate est elle-même une pile.La pile, formée de strates, est donc un empilement de piles.

Transferts de pile à pile

Si un écrivain, au cours de la genèse, est conduit à déranger en permanence l’ordrelogique du dossier sur lequel il travaille, il peut aussi être amené, toujours pour lesbesoins de son travail, à introduire dans ce dossier des éléments prélevés sur d’autrespiles, en allant parfois chercher ces éléments très loin en amont dans d’anciens dossiers degenèse, abandonnés ou aboutis depuis des années. Ainsi, en 1875, au moment d’écrire lepremier de ses Trois Contes, La Légende de saint Julien, Flaubert s’est reporté à un dossiergénétique vieux de vingt ans, et laissé à l’état de chantier, dans lequel il savait qu’iltrouverait des strates d’écritures (un plan et une liasse de notes documentaires)consacrées à ce projet d’œuvre telle qu’il la concevait en 1856. De manière encore plusmassive, le même processus oblige à interconnecter des dossiers génétiques de 1848-1849, 1856 et 1869-1872, pour les trois versions successives de la Tentation de saint Antoine.Et ce phénomène devient systématique dans la genèse inachevée du second volume deBouvard et Pécuchet, pour laquelle, comme on le sait, Flaubert avait commencé à extrairede tous ses anciens dossiers les éléments qui pourraient trouver place dans cetteépoustouflante somme encyclopédique des pathologies du savoir. Bien entendu, ceprélèvement s’est parfois accompagné d’une certaine intervention sur les strates 21Pour des raisons qui tiennent à la dimension du corpus et à la complexité du dossier, aucun classementintégral des manuscrits de Madame Bovary n’a à ce jour été réalisé. On ne connaît donc que trèsapproximativement les spécificités de cette phase rédactionnelle. Je me fonde, pour cet aperçu, sur lesrésultats des premiers travaux d’analyse entrepris sur ce corpus par M. Durel (Université de Rouen).

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d’écriture sélectionnées : au minimum par l’adjonction de la mention “Copie”, aumaximum par la réécriture et l’extraction matérielle du document qui se trouve réarchivédans un nouveau dossier. Le corpus flaubertien fourmille d’autres exemples du mêmetype, et cette technique de travail se rencontre chez de nombreux autres écrivains. Il fauten déduire d’une part que les piles génétiques peuvent non seulement être déconstruitesdans le cadre de leur propre genèse, mais encore, sous l’effet d’autres piles, et d’autrepart, qu’au cours de sa formation une pile peut s’être enrichi de strates empruntées àd’anciennes configurations.

Typologie éditoriale et typologie des documents de genèse

Qu’elle s’intéresse à une phase précise de la genèse, comme dans le cas de l’éditionhorizontale, ou qu’elle cherche à reconstruire la séquence des différentes opérations quiforment la genèse d’une œuvre particulière comme c’est le cas dans l’édition verticale,l’édition génétique dépend, en fait, pour la détermination exacte de son objet, d’unethéorie générale des processus capable de définir les “types” de manuscrits d’après leurfonction opératoire et leur appartenance à telle ou telle phase distincte de la genèse. Latypologie des éditions génétiques n’est donc pas dissociable d’une typologie fonctionnelledes documents de genèse. Or cette dernière reste encore, pour l’essentiel, à construire. Saterminologie n’est pas entièrement établie, et son modèle structural ne fait ques’esquisser22, de manière partielle. Mais le caractère approximatif de certaines notionstypologiques ne peut pas être considéré comme un obstacle, car, en génétique littéraire,l’appareil conceptuel ne résulte pas de présupposés : il ne s'élabore réellement et ne peutprogresser que dans l’espace des échanges permanents qui se sont établis entre théorie etexpérience éditoriale. Ces échanges sont complexes. La plupart des concepts construitspar la critique génétique ont pour origine des notions élaborées pour l'analyse de corpusqu'il s'agissait de pouvoir mettre en ordre en vue d'une édition raisonnée : des notionsconstruites sur mesure pour classer chronologiquement et rendre interprétablesgénétiquement des documents qui ont été produits par l'écrivain à des moments précisde son travail, en vue de tâches spécifiques, et selon une logique d'écriture qui peut faireapparaître la cohérence d'un modèle génétique applicable à d'autres corpus, mais quipeut aussi dépendre, par certains de ses aspects, des usages sociaux et historiques propresà l'époque, de la culture et des techniques personnelles de l'auteur, du type particulier derecherche ou de rédaction qu'il avait en vue, et de nombreuses autres caractéristiquesparticulières au corpus étudié. A la théorie, ensuite, de dégager différents niveaux despécificités. D'abord à l'échelle modeste du corpus, il s'agit d'estimer ce qui, dans

22P.-M. de Biasi : “What is a Literary Draft? Towards a functional typology of genetic documentation”.Yale French Studies, “Draft”, (M. Contat, D. Hollier, J. Neefs ed.), avril 1996.

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l'appareil notionnel propre à un dossier, permet d'analyser d'autres dossiers manuscritsdu même écrivain, dans le cadre d’un certain type d’œuvres ou indifféremment pour tousles types, localement pour une période donnée de sa carrière, ou globalement pour toutson œuvre. Puis, s'il paraît possible de passer à une spécificité de plus grande amplitude,il peut devenir possible d'identifier ce qui, dans un appareil notionnel spécifique à uncorpus, recoupe des notions similaires, validées pour les corpus manuscrits d'autresécrivains contemporains, dans les limites d'une période historique qu'il faudra préciser,dans le cadre d'un genre littéraire défini, etc. Bref, la typologie des documents de genèsene progresse qu’à pas mesurés, et les éditions génétiques, tout en dépendant de sesrésultats, contribuent pour une large part à son avancée.

L’édition horizontale

L’édition horizontale a pour vocation la publication d’un ensemble de documents serapportant à une phase précise ou à un moment délimité du travail de l’écrivain. Cetensemble peut être sélectionné dans un dossier de manuscrits n’ayant abouti à aucunerédaction proprement dite, ou dans la pile génétique d’une œuvre (achevée ou inachevée,publiée ou inédite), ou encore dans les dossiers de plusieurs œuvres différentes. Dansquelques cas, l’édition horizontale pourra porter sur la totalité du corpus génétique d'unécrivain23. Toutefois, qu’elle concerne un document unique ou un vaste ensemble demanuscrits, l’édition horizontale s’oppose à l’édition verticale en ce qu’elle ne vise pas lareconstitution d’un processus d’écriture mais l'étude d'un moment déterminé de ceprocessus.

Il en résulte que, dans le cadre d'un dossier de genèse, l'édition horizontale ne porterapas sur les ensembles de manuscrits dont l'analyse ferait apparaître le caractèrefortement séquentiel et diachronique : les strates de la genèse correspondant aux"Brouillons" de l'œuvre, qui ne sont interprétables, comme ensemble, qu'en termesd'enchaînement et de processus relèvent évidemment de l'édition verticale. On peuttoutefois imaginer, pour un cas spécifique où l'entreprise serait significative, qu'uneédition horizontale choisisse de prélever dans l'ensemble des brouillons, une strateparticulière correspondant à une version, c'est-à-dire à un état rédactionnel de l'avant-

23On ne connaît pas encore d'exemples d'“éditions génétiques comparées”, mais on pourrait concevoir uneédition horizontale donnant à lire des documents appartenant à des corpus d'auteurs différents etcorrespondant à une même phase de travail dans le cadre d’une comparaison générique : par exemple lesplans et scénarios primitifs de trois romans d’éducation contemporains. L'équivalent dans le cadre del'édition verticale serait plus difficile à imaginer à la fois pour des raisons de dimensions et de mise enœuvre, et parce qu'il est par définition plus aisé de comparer des états d’écriture que des processus.

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texte saisi à une étape déterminée de sa textualisation24. Mais il est rare que lesdocuments rédactionnels permettent d'isoler des versions globalement indépendantes lesunes des autres : dans la phase de textualisation, l'écriture progresse souvent segmentpar segment, sans qu'il soit vraiment possible d'effectuer de manière transversale leprélèvement d’une strate homogène et synchronique offrant une image intégrale de larédaction. Cette possibilité existe en amont de la rédaction proprement dite, dans laphase pré-rédactionnelle, au moment des plans et du scénario initial; elle existe à nouveauen aval, vers la fin du processus rédactionnel (mise au net, manuscrit pré-définitif), et,bien entendu, dans la dernière étape de la genèse, la phase pré-éditoriale (celle dumanuscrit définitif et des épreuves corrigées). Mais entre ces deux frontières temporelles,l'avant-texte est sous l'empire du processus syntagmatique. Sélection partielle etconcaténation séquentielle, interaction permanente entre un tout en état de formation etses parties à l'état naissant : cet univers virtuel en perpétuel métamorphose est l'objetmême de l'édition verticale. Et c'est pourquoi lorsqu'elle porte sur le dossier de genèsed'une œuvre, l'édition horizontale évite soigneusement ce qui échappe à sa compétenceparadigmatique, pour se consacrer de préférence à tout ce qui se situe en amont, en avalou en marge des brouillons : plans et scénarios initiaux, premier scénario développé oupremier jet — manuscrit définitif, épreuves corrigées — notes de lectures, notesd'enquête, dossiers documentaires.

Bien qu’en principe réservée à la présentation d'archives constituant une coupesynchronique dans l'épaisseur du dossier génétique, l’édition horizontale inclut toujoursune part plus ou moins importante de verticalité, c’est-à-dire une certain volume et unecertaine durée. Même si elle peut être dite synchronique par opposition à la diachroniequi caractérise la pile génétique, la strate d’écriture dont s’occupe l’édition horizontalepossède sa propre temporalité et sa propre épaisseur. En termes concrets, la strate estconstituée d’une liasse de feuillets qui ont été écrits plus ou moins séquentiellement, dansun laps de temps déterminé. Ces feuillets ont pu se trouver redistribués et modifiésplusieurs fois selon des configurations diverses au cours de cette durée, et,ultérieurement, faire encore l’objet de différents remaniements. À son propre niveaud’élément minimal, chaque feuillet porte lui-même les traces de réalisations scripturalesqui correspondent généralement aux résultats d’une cession de travail continue etdéterminée, dans laquelle s’exprime la séquentialité d’une durée (où il peut êtreindispensable de distinguer des moments successifs d’écritures et de corrections) et àlaquelle peuvent s’être ajoutés ultérieurement d’autres durées sous forme de campagnesde corrections successives. Prise isolément, la strate, qui définit l’objet de l’édition 24Ce cas se présente plus fréquemment dans le cas d’œuvres réécrites plusieurs fois par leur auteur, sous desformes variantes. Voir par exemple : Sade, Les Infortunes de la vertu, préface par Michel Delon,Présentation, transcription et notes par Jean-Christophe Abramovici, Coll. “Manuscrits”, CNRS éditions -Bibliothèque Nationale - Zulma, Paris, 1995, 336p.

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horizontale, se présente donc comme un segment temporel complexe fortement articuléà ce qui le précède et à ce qui le suit, et dont la signification est essentiellement médiate.

Si, à la différence de l’édition verticale, l’édition horizontale n’a pas pour objectif derendre intelligible l’ensemble d’un processus d’écriture donné à suivre à travers sesdifférentes phases, sa finalité est tout de même de présenter, à travers un moment précisde la genèse, l’image des transformations propres à ce moment du processus et lesystème des relations qui établissent la concaténation génétique de cette étape avec lesétats antérieurs ou postérieurs de l’avant-texte. Cette dimension médiate de l’éditionhorizontale est particulièrement nette lorsque les manuscrits publiés appartiennent à unephase primitive et programmatique de la genèse (comme celle des plans initiaux) ou àcertains composants de la phase rédactionnelle (les enquêtes documentaires, fortementliées aux besoins de la textualisation). Elle sera en revanche moins importante dans leséditions consacrées à la phase pré-éditoriale (manuscrits quasi-définitifs, définitifs,corrections sur épreuves) sauf, bien entendu, lorsque cette étape finale devient le théâtred’importants bouleversements rédactionnels. Enfin, tout en constituant une entitégénétique homogène, une strate d’écriture peut quelquefois correspondre à une étapecomplexe comprenant plusieurs réalisations successives et donnant à suivre localement ledéveloppement d’un véritable processus interne. En ne publiant, par exemple, que la“strate” des plans et scénarios préparatoires d’un roman, l’édition présente une phasepréliminaire et bien délimitée de la genèse, mais qui peut elle-même contenir plusieursversions, différentes et de plus en plus développées, de cette partie scénarique de l’avant-texte pré-rédactionnel. Dans ce cas, il est clair que l’édition devra faire apparaître lespositions relatives de ces réalisations sur l’axe chronologique des réfections et dessubstitutions qui les font se succéder, de la plus ancienne à la plus récente.

Dotée d’un plus ou moins fort coefficient de verticalité interne, l’édition horizontalepeut aussi, par son appareil critique, mettre en évidence la position relative de la stratedans la pile génétique en donnant au lecteur des éléments de lecture différentielle. Eneffet, les manuscrits d’une édition horizontale, tout en ne concernant qu’un momentdéterminé de la genèse, ne prennent souvent leur relief et leur véritable signification quegrâce aux dispositifs de comparaison qui permettent de mesurer, en termes de similarité(ou de dissemblance), l’écart (petit ou grand) entre leurs contenus et ceux d’une autrephase de la genèse. Si un éditeur publie, par exemple, les notes de lectures prises par unécrivain en vue d’un projet de rédaction au cours de la phase préliminaire des recherchespré-rédactionnelles, il sera évidemment tenté, à côté de la transcription de ces notesautographes, de fournir au lecteur les éléments trouvés dans les ébauches, les brouillonset l’œuvre définitive, qui permettent d’établir la réalité d’un emprunt, l’appropriation oule rejet d’un élément citationnel, l’élaboration d’un pastiche, etc. Toutes ces informationsgénétiques, apportées par l’appareil critique de l’édition, constituent une verticalisation

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caractérisée, mais c’est souvent cette profondeur de champ qui assure à l’éditionhorizontale son intensité et sa lisibilité. De la même manière, s’il s’agit d’éditer les plansprimitifs d’un roman, l’édition ne manquera pas de faire apparaître aussi clairement quepossible à quels segments du texte définitif se rapportent les contenus de chacun desfeuillets, pour fournir au lecteur le moyen d’évaluer ce qui a transité sans transformationde ce schéma initial au texte définitif, ce qui s’est perdu dans le naufrage des rédactions, cequi s’est conservé en se transformant, etc. Ce dispositif, qui peut s’avérer très éclairant,conduit en fait à introduire dans l’édition horizontale les principes de comparaisonpropres à l’édition verticale. La lecture différentielle implique cependant que l’on se place,par rapport à la représentation générale de la genèse, dans une relation critiqueparticulière : la relation téléologique qui finalise le processus d’écriture en donnant autexte définitif le statut de telos. Or, sans être contradictoire avec le principe des études degenèse, cette relation critique n’est pas toujours possible (le manuscrit publié peut n’avoirconnu aucune suite, ni aucun aboutissement génétique particulier) et ne constitue de toutfaçon pas le seul mode d’appréhension possible des phénomènes de genèse que donne àcomprendre l’édition horizontale. On peut tout à fait concevoir, y compris pour unestrate prélevée dans le dossier de genèse d’une œuvre publiée, qu’une édition horizontales’en tienne résolument aux contenus et aux caractéristiques formelles de cette couched’écriture, considérée en elle-même, indépendamment de son statut d’objet médiat.

Consacrées par définition à une strate déterminée de manuscrits, les éditionshorizontales peuvent toujours être caractérisées par la phase ou la fonction opératoire àlaquelle les documents édités se rapportent. Mais elles se distinguent aussi par la naturedes dossiers sur lesquels elles portent (œuvre publiée, inédit, journal, notes de travail,etc.) et, éventuellement par le nombre de ces dossiers (éditions de grande amplitude,prélevant une même strate dans plusieurs piles génétiques)

l’édition horizontale et les manuscrits d’une œuvre publiée

Sous sa forme la plus simple, l’édition horizontale donne à lire les archives serapportant à un moment précis de la genèse d’une œuvre déterminée. Elle pourra porter,selon les cas, sur tout ou partie des manuscrits scénariques ou des documentspréparatoires de la phase pré-rédactionnelle , sur l’ensemble ou une section des dossiersdocumentaires rédactionnels, ou sur l’une des dernières strates de la rédaction choisieparmi les manuscrits pré-éditoriaux de l’œuvre. La récente collection “Manuscrits”25

coéditée par les éditions Zulma et CNRS éditions, avec la collaboration de la BibliothèqueNationale de France, compte plusieurs réalisations de ce type qui peuvent être

25Collection dirigée par Yvan Leclerc, avec la coopération scientifique de l’Institut des textes etmanuscrits modernes et la collaboration de la Bibliothèque Nationale de France.

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considérées comme des modèles. Cette collection, consacrée à des manuscrits de petiteou moyenne amplitude, met en œuvre une présentation prestigieuse qui constitueprobablement la formule idéale pour l’édition horizontale sous forme de livre : grandformat adapté à la dimension des manuscrits, fac-similé couleur du folio en bonne page,transcription diplomatique à gauche en vis à vis, appareil critique, introduction historiqueet génétique. Parmi les premiers titres parus, on trouve des exemples représentatifs desgrandes orientations de l’édition horizontale : notamment, une excellente édition des“Plans et scénarios de Madame Bovary” 26 qui permet pour la première fois dereconstituer la phase de conception initiale du roman par un accès direct aux documentsautographes; un exceptionnel ensemble de documents préparatoires relatifs à la genèsepré-rédactionnelle d’un roman de Perec27 donnant à voir, à l’état naissant, sous forme decroquis, schémas programmatiques, paradigmes verbaux, tables de calculs et autreslistes, etc., la complexité des contraintes et stratégies d’écriture avec lesquelles jouait leromancier; un remarquable manuscrit rédactionnel de Sade correspondant à une desmultiples versions des Infortunes de la vertu28 qui permet d’assister en dimension réelle àla réécriture de l’œuvre sous forme de conte. D’autres volumes, consacrés à desmanuscrits plus aboutis29 ont une portée génétique peut-être moins significative :l’édition permet de relever certains phénomènes de travail rédactionnel et quelquescorrections finales intéressantes, mais dans le cadre d’un texte quasi-définitif qui sedistingue peu de l’œuvre publiée. L’image du manuscrit est là, avec sa chargeémotionnelle irremplaçable, mais la transcription est parfois superflue tant le fac-similéest limpide, et le bilan génétique se rapproche de ce qu’offrirait une bonne éditioncritique du texte donnant les variantes du manuscrit. Ces derniers exemples démontrentqu’à l’exception des œuvres inédites, qui constituent un cas particulier, les manuscritsquasi-définitifs de la phase pré-éditoriale n’ont pas réellement vocation à faire l’objetd’une édition génétique. Sauf dans les cas où ce manuscrit final (ou le jeu des épreuvescorrigées) devient, in extremis, pour l’écrivain l’occasion d’une importante refonte del’œuvre (mais alors, c’est une nouvelle phase rédactionnelle qui commence), lesdocuments pré-éditoriaux se caractérisent par une disparition progressive puis parl’extinction totale des transformations génétiques. Assurant par définition le passage dustade génétique au stade textuel, ces documents ne contiennent ordinairement que des

26Op. cit. en note 627Perec Georges, Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, Georges Perec. Présentation, transcriptionset notes par Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, Paris, Cadeilhan, coll. “Manuscrits”,Cadeilhan - CNRS éditions - Zulma, 1993, 303 p.28Sade, Les Infortunes de la vertu, op.cit.29Maupassant, Guy de, Le Horla , Présentation, transcription et notes par Yvan Leclerc, Coll.“Manuscrits”, CNRS éditions - B.N.F. - Zulma, Paris, 1993, 105p. / Colette, Sido, Présentation,transcription et notes par Maurice Delcroix, Coll. “Manuscrits”, CNRS éditions - B.N.F. - Zulma, Paris,1994, 347p.

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mises au point locales et des corrections de détails. Ces dernières transformations ontévidemment leur place dans l’étude d’un processus, c’est-à-dire dans une éditionverticale, où elles permettront de mettre en évidence les ultimes phénomènes detextualisation interprétables à la lumière des modifications antérieures. Mais, prisesisolément, ces réfections finales ne justifient pas, d’ordinaire, une édition génétique. Ladernière strate de la pile génétique est souvent si peu différente du texte publié qu’elle neconstitue pas à proprement parler un objet plausible pour l’édition verticale. L’universdes manuscrits étant le règne des singularités, on ne peut jamais énoncer une hypothèsegénérale sans immédiatement se soucier d’y apporter des nuances : ici comme ailleurs, ily a donc toutes sortes d’exceptions. La plus évidente est, bien entendu, celle du manuscritunique qui est à lui-même son propre plan, son propre brouillon et sa mise au netdéfinitive. C’est le cas lorsque l’écrivain a rédigé son œuvre par un simple et exclusifpremier jet. Il est bien clair alors que la moindre rature prenant une significationconsidérable, l’édition génétique s’impose pour étudier en détail toutes les zones dumanuscrit contenant les traces d’un travail rédactionnel. Mais on remarquera que, dansce cas de figure exceptionnel, l’édition horizontale ne fait qu’une avec l’édition verticale :la genèse s’est concentrée dans une seule et même strate d’écriture qui constitue à elleseule la pile génétique de l’œuvre. Parmi les exemples les plus remarquables de ce type,on peut citer le cas plaisant des Champs magnétiques, d’André Breton et PhilippeSoupault, dont le manuscrit a été récemment publié30. On sait que les deux surréalistes,envoyant promener le préjugé littéraire, l’idée d’œuvre et la misérable préoccupation dustyle, s’étaient donné pour règle un respect absolu des énoncés dictés par l’inconscient,lesquels devaient être consignés à l’état pur indépendamment de toute préoccupationesthétique ou même grammaticale. Texte culte, symbole de l’écriture automatique,expérience limite de scription immédiate, Les Champs magnétiques sont donc l’exemplemême du manuscrit unique écrit à la vitesse de la foudre. On imagine avec quelamusement et quelle joie sacrilège les éditeurs ont transcrit les multiples corrections etratures qui émaillent le manuscrit : des corrections excellentes qui témoignentassurément d’un immense talent poétique, mais qui, par leur seule existence mettent fin àl’un des grands mythes de la littérature moderne.

l’édition horizontale des œuvres inédites

Dans sa typologie des éditions génétiques, C. Gothot-Mersch se demandait s’il nefallait pas imaginer une catégorie particulière pour les œuvres inédites laissées à l’état de

30André Breton Philippe Soupault, Les Champs magnétiques, par Serge Faucereau et Lydie Lachenal,Paris, Lachenal et Ritter, 1988.

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brouillon31. Je pense qu’elle avait raison, mais qu’il convient d’en créer trois, endistinguant selon le degré d’avancement du travail rédactionnel : les manuscrits d’uneœuvre inédite à l’état de mise au net quasi définitive, à l’état de brouillon, à l’état dechantier. Une première catégorie serait réservée aux brouillons très avancés ou quasiaboutis qui constituent une sorte de manuscrit pré-définitif resté inédit par la volonté del’auteur ou pour des raisons circonstancielles : c’est, par exemple, le cas du Voyage enÉgypte de Flaubert. Dans la seconde catégorie on trouverait les brouillons avancés qui neconstituent pas un manuscrit achevé ni entièrement homogène mais qui forment unensemble significatif, rédigé et ordonné par l’écrivain jusqu’à un point qui permet dereconstituer, malgré son inachèvement, une forme hypothétique de l’œuvre, un texte“pseudo-définitif” : C. Gothot-Mersch proposait les exemples de Jean Santeuil et Maumort, étudiés par Florence Callu. Enfin il faut concevoir une dernière catégorie pour lesbrouillons ou documents inégalement avancés, inachevés et laissés intégralement à l’étatde chantier, dans les cas d’une genèse interrompue où tout indique que ces manuscritsconstituaient bien pour l’auteur le projet d’un ensemble cohérent, mais sans qu’aucungeste pré-éditorial ne permette de savoir sous quelle forme précise l’œuvre devait lesrassembler : on peut penser, par exemple, au Second Volume de Bouvard et Pécuchet. Lesdeux premières catégories relèvent de l’édition horizontale car elles impliquent desrecherche ne portant que sur ou quelques strates d’écriture : leur objet est ladétermination d’une “version” . En revanche, la dernière catégorie constitue un casparticulier relevant à la fois de l’édition verticale et de l’édition horizontale, ou si l’onpréfère d’un troisième type d’édition qui combinerait leurs ressources : cette rechercheéditoriale porte non seulement sur plusieurs strates mais aussi sur plusieurs pilesgénétiques.

Parmi les documents inédits de la première et de la seconde catégorie, peuvent setrouver des œuvres littéraires proprement dites laissées à des degrés diversd’inachèvement (écrits de jeunesse32, versions non abouties d’œuvres de la période dematurité) mais aussi de nombreux manuscrits relatifs à des rédactions intimes ou à desnotes de remémoration privée (journaux intimes33, “choses vues” et réflexions, notes delecture, récits de voyage, carnets de prison, etc.) que l’écrivain a consignées pour unusage strictement personnel, indépendamment (au moins en principe) de tout projetinstrumental ou documentaire. Ces manuscrits, qui constituent des sources trèsprécieuses d’information biographique et littéraire, n’ont bien souvent acquis le statut

31Op. cit. p. 70.32Ainsi : Jean-Paul Sartre, Écrits de jeunesse, établis, présentés et annotés par Michel Contat et MichelRybalka avec la collaboration de Michel Sicard pour l’Appendice II, Paris, Gallimard, 1990, 560 p. (avectranscription intégrale des manuscrits sur disquette)33Guillaume Apollinaire, Journal intime 1898-1918, par Michel Décaudin, Édition du limon, 1991./Georges Bernanos, Cahiers de Monsieur Ouine, par Daniel Pézeril, Paris, Seuil, Le don des langues, 1991.

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d’œuvre qu’après la disparition de l’écrivain, sous l’effet de sa notoriété. Certains de cesécrits personnels sont le résultat d’une élaboration qui comporte plusieurs phases et quipermettraient, le cas échéant, de faire apparaître un certain processus génétique, souventassez rudimentaire mais impliquant tout de même l’existence d’une véritable pilegénétique. C’est le cas d’un récit de voyage comme le Voyage en Égypte, dont le manuscritproprement dit résulte d’une rédaction effectuée après coup par Flaubert à partir de sapropre correspondance et des notes qu’il avait prises sur place dans ses calepins de route.Mais, même dans ce cas de figure, les manuscrits privés se présentent sous des formesgénéralement peu adaptées à l’édition verticale : ce sont des rédactions beaucoup plusdirectes que celles des œuvres destinées à la publication, où les ratures et les correctionssont rares. La portée génétique de ces documents réside souvent moins dans leur propreprocessus d’élaboration que dans la richesse des informations qu’ils apportent sur letravail de l’écrivain, son univers intellectuel et moral, et la genèse des autres œuvres.Lorsqu’ils font l’objet d’éditions génétiques, ces manuscrits souvent rédigés et mis enpage sur un mode séquentiel et suivi, dans les mêmes conditions qu’un texte (au fil d’uncahier, par exemple), n’exigent souvent aucun dispositif particulier de transcriptiondiplomatique, une simple transposition linéarisée donnant une image fidèle dudocument. Dans beaucoup de cas, leur édition peut aussi bien être envisagée dans lecadre d’une édition critique textuelle d’inspiration génétique. Mais certains manuscritsprivés présentent des particularités qui peuvent conduire à opter pour une éditiongénétique horizontale à transcription diplomatique : par exemple, lorsque la mise enpage autographe joue un rôle spécifique, ou lorsque les documents contiennentd’importantes interventions graphiques (dessins, schémas, croquis, etc.).

Sans conduire à une textualisation du manuscrit, en insistant au contraire sur sesspécificités, la critique génétique a contribué à faire évoluer et à considérablement élargirnotre conception même de l’œuvre. Indissociable en cela d’une curiosité propre à notretemps, l’édition horizontale a fini par constituer en œuvre d’un nouveau type, desensembles de manuscrits que rien ne destinait à ce statut : des documents se rapportantpour l’écrivain à une expérience d’écriture ou à une recherche indépendante de touteperspective de rédaction et de publication, ou au contraire des manuscrits de travailentièrement déterminés par leur caractère instrumental ou documentaire, et dontl’existence est presque intégralement relative aux rédactions qui les ont motivés. L’un descas éditoriaux les plus intéressants est celui des carnets d’écrivain, qui pose l’hypothèsed’une édition horizontale de grande amplitude portant simultanément sur plusieursgenèses.

l’édition horizontale de grande amplitude

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L’édition horizontale de moyenne ou grande amplitude s’applique à plusieurs dossiersde genèse : son principe consiste à prélever dans plusieurs piles génétiques le même typede strate, c’est-à-dire l’ensemble des manuscrits se rapportant dans chaque genèse à lamême phase ou à la même fonction opératoire (plans et scénarios, notes de recherchespréliminaires, notes d’enquêtes ou de lectures rédactionnelles, etc.). Ce projet éditorialpeut concerner par exemple, dans le corpus d’un écrivain, les piles génétiques deplusieurs œuvres présentant une certaine homologie générique ou formelle. Maisl’édition horizontale de grande amplitude peut aussi porter globalement sur une périodedéterminée de la carrière littéraire de l’écrivain, voire, dans certains cas, sur l’intégralitéde ses travaux, c’est-à-dire sur toutes les piles génétiques qui constituent les traces de saproduction écrite. Les recherches éditoriales les plus développées en ce domaine ontporté, vers la fin des années 1980, sur les “cahiers”, “carnets” et “calepins” de plusieursgrands écrivains. Bien que de nature horizontale, et consacrées à quelques stratesparticulières de la pile génétique, ces éditions constituent un moyen d’approcheirremplaçable pour s’introduire dans le laboratoire de l’écriture, et pour observer del’intérieur les secrets de fabrication de l’œuvre, l’évolution des méthodes au fil du tempset les constantes qui caractérisent le travail de l’écrivain. Ainsi a-t-on vu paraîtresuccessivement les Carnets d’enquête d’Émile Zola34, les Carnets d’Henry James35, lesCahiers de Paul Valéry36, les Carnets de travail de Gustave Flaubert, et, dans le domainescientifique, les Cahiers de Pasteurs37. De nombreux autres corpus font l’objet, parfoisdepuis longtemps, d’une recherche éditoriale du même type38 qui constitue une formeparticulière d’édition horizontale en raison de la nature complexe de son objet. En effet, lecarnet d’écrivain, tout en désignant un type de manuscrit facile à reconnaître par sonapparence matérielle, ne représente pas une catégorie génétiquement homogène. Sonusage peut varier considérablement d’un corpus à l’autre, ou à l’intérieur d’un mêmecorpus. Selon les écrivains, il peut servir de support aux opérations génétiques les plusdiverses : projets de rédaction, idées d’œuvre, plans, croquis, notes de travail, ébauchespartielles, brouillons, enquêtes documentaire, mises au net, etc. De plus, dans sa réalitématérielle elle-même, le carnet peut prendre des formes très variables : il y a l’albumsédentaire que l’écrivain garde près de lui sur son bureau, le petit calepin nomade qui se 34Émile Zola, Carnets d’enquête. Une ethnographie inédite de la France par Emile Zola. Textes établis etprésentés par Henri Mitterand, Paris, Plon, coll. “Terre humaine”, 1986, 686 p.35Henry James, The Complete Notebooks, par L. Edel et L. H. Powers éd. , Oxford, University Press, 198736Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, édition intégrale établie, présentée et annotée par Nicole Celeyrette-Pietri (pour les volumes 1 à 3, Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry), Paris Gallimard, 1987sq.37Pasteur, Cahiers d’un savant, éd. coordonnée par Françoise Balibar et Marie-Laure Prévost, Coll.“Manuscrits”, CNRS éditions - B.N.F. - Zulma, Paris, 1995, 255p.38Sans chercher à être exhaustif, on peut citer, par exemple, les éditions et études en cours des cahiers oucarnets d’A. Artaud, H. de Balzac, A Du Bouchet, S.T. Coleridge, A. Gide, V. Hugo, J.-K. Huysmans, J.Joyce, A. Pouchkine, M. Proust, etc.

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glisse dans une poche pour des enquêtes ou des interviews en extérieur, le solide carnetde voyage qui l’accompagne sur les routes, le petit registre dans lequel il consignera sesnotes de lecture ou ses recherches bibliographiques en bibliothèque, le livret, lerépertoire, l’agenda, le cahier, le bloc-notes, bref, il existe une variété considérable decarnets possibles. Mais l’étude génétique prouve que, dans l’usage professionnel qu’enfait l’écrivain, toutes ces dissemblances s’ordonnent autour de quelques orientationsfonctionnelles précises : chaque forme a sa fonction et les carnets d’un écrivain peuventgénéralement faire l’objet d’une analyse typologique assez précise39. Le corpus intégraldes “carnets de travail” de Flaubert fait par exemple apparaître clairement trois types dedocuments, aux caractéristiques distinctes (les “carnets d’idées”, les “carnets de projets”et “les calepins d’enquête”), dont l’utilisation a été constante tout au long de la carrièrelittéraire de l’auteur. Mais chaque type de carnet se rapporte à une strate différente de lagenèse (la strate du scénario primitif, celle des recherches préliminaires et celle desenquêtes rédactionnelles), certains carnets présentant en outre des contenus composites.En d’autres termes, une édition horizontale de grande amplitude en se consacrant à unecatégorie complexe de manuscrits comme les carnets peut aboutir à l’édition de deux outrois strates, et se trouver par conséquent dotée d’un important coefficient de verticalité.Pratiquée à l’échelle de plusieurs œuvres ou pour une période assez étendue de lacarrière d’un écrivain, rend possible des rapprochements qu’aucune autre procédureéditoriale ne permettrait de réaliser avec autant de systématicité. En éditant tous lesdossiers documentaires ou tous les “projets” de rédaction enregistrés par un écrivain aucours de dix années de travail, le chercheur pourra, par exemple, mettre en évidence dessimilarités, de forme ou de contenu, qui, par delà la diversité des sujets et des travaux,permettront d’identifier, des constantes génétiques et des filiations inattendues quitraversent le temps chronologique et l’épaisseur des dossiers : comment, à plusieursannées de distance, des notes documentaires restés inexploités se trouvent prélevées deleur contexte primitif et détournées de leur fonction antérieure pour infléchir ou produirel’idée d’une nouvelle rédaction; comment une œuvre dont on ne connaissait pas l’originea pu naître, chez l’écrivain, à la relecture fortuite d’un ancien scénario ou d’un carnetcontenant une formule, une esquisse, ou une amorce narrative qui se met brusquement àprendre la forme d’un projet. L’édition horizontale de grande amplitude temporelle, enmettant à jour et en rapprochant des “strates” d’écriture homologues prélevées dansdifférentes piles parfois très éloignées les unes des autres chronologiquement, conduit àdes découvertes qui resteraient impossibles dans le cadre d’une édition génétiqueverticale.

39Pierre-Marc de Biasi, "Les Carnets de travail de Flaubert : taxinomie d'un outillage littéraire", inLittérature n°80 "Carnets, Cahiers", Larousse, Paris, décembre 1990, pp. 42-55.

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L’édition verticale

A la différence de l’édition horizontale, qui ne porte que sur un moment déterminé dela genèse, l’édition verticale s’intéresse à l’enchaînement des phases qui traversent ledossier génétique d’une œuvre, achevée ou non, publiée ou inédite. Elle se donne pourobjectif, au sujet de cette œuvre (ou d’une de ses parties), la publication chronologiquedes documents se rapportant à la série intégrale (ou à une séquence significative) destransformations successives qui permettent de comprendre sa genèse. L’édition verticalevise en principe à reconstituer le processus d’écriture d’un bout à l’autre de l’itinérairegénétique : au stade avant-textuel, des premières traces écrites de la conception auxdernières corrections sur épreuves , sans s’interdire de prolonger l’examen au stadetextuel, en allant des corrections de l'édition pré-originale ou de la première éditionjusqu’aux éventuelles corrections autographes prévues par l'auteur pour la dernièreédition parue de son vivant.

En termes de pile et de strates, l’édition verticale consiste donc à publier dans l’ordrechronologique de leur formation la série des strates qui constituent la pile génétique, encentrant la recherche éditoriale sur l’ensemble des strates qui composent le cœur de lagenèse et qui restaient réfractaires à l’édition horizontale, à savoir l’empilement desstrates qui correspondent à la phase rédactionnelle de l’avant-texte (scénariosdéveloppés, ébauches, brouillons, mises au net). Mais, ainsi défini, un tel projet éditorialse heurte à deux problèmes majeurs : un problème de dimension et un problèmelogique. Compte tenu des coefficients déjà évoqués (5 à 10 folios de manuscrits pour unepage de texte final, 2 à 3 pages d’édition pour 1 folio transcrit : soit un coefficient allant de10 à 30 pour 1), l’édition génétique verticale d’un roman de 500 pages se traduirait parune publication comprise entre 5000 et 15 000 pages. Mais le problème logique n’est pasmoins vertigineux : si l’édition verticale consiste bien, comme on vient de le dire, àpublier les manuscrits “dans l’ordre chronologique de leur formation”, il ne suffira pas deles éditer strate par strate en suivant l’ordre d’un empilement chronologique, car on a vu,qu’au cours de la genèse, cet ordre ne cesse de se reconfigurer, aussi bien à l’échelleglobale de la pile qu’au niveau local de chaque strate et de ses éléments premiers lesfolios. On a remarqué que l’ordre chronologique pouvait même faire l’objet d’uneréversibilité complète puisque les contenus d’une strate antérieure (celles des scénariosprimitifs) peuvent se trouver profondément transformés et redéfinis par l’effet en retourd’une strate ultérieure (un brouillon orientant la rédaction vers un développement nonprévu dans le scénario). On a vu également que certaines strates se trouvent emboîtéesles unes dans les autres (par exemple les enquêtes rédactionnelles ne sont pas dissociablesdes brouillons). Dans quel ordre faudra-t-il publier les documents? On pourrait aisémentmultiplier les raisons qui conduisent à penser que l’édition verticale est tout simplement

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impossible, du moins dans le cadre de l’édition traditionnelle. Pourtant, des éditionsverticales existent. Plusieurs formules, même, ont été conçues pour tenter de déjouer leslimites qu’imposent les dimensions et la séquentialité d’une édition publiée sous la formedu livre.

les éditions verticales intégrales

En raison des contraintes dimensionnelles qui viennent d’être évoquées, le projet depublier in extenso toutes les strates d’une pile génétique n’a été envisagé que dans lecadre d’œuvres courtes (conte, nouvelle, poème, etc.) ne possédant pas un matérielgénétique trop développé. Le résultat reste en général écrasant. Deux formules d’éditionpeuvent être envisagées : l’édition chronologique de la pile, folio par folio, ou l’éditiontéléologique des strates, fragment par fragment. L’édition folio par folio est laprésentation choisie par G. Bonaccorso dans ses deux grandes éditions verticales : UnCœur simple et Hérodias40 qui représentent à ce jour les deux seuls exemples deréalisations éditoriales de ce type. La multiplicité des signes diacritiques ne contribuentpas à rendre cette édition linéarisée très facile à utiliser, et l’évolution récente desméthodes de présentation ferait préférer aujourd’hui une édition comportant le fac-similédes manuscrits et leur transcription diplomatique en regard, sur le modèle des éditionshorizontales. Quant à l’ordre chrono-génétique adopté pour l’édition successive desfolios, il constitue nécessairement un choix qui ne peut être parfait. L’édition téléologiqueadopte une stratégie différente : au lieu de se fonder sur la transcription des documentsfolio par folio, elle présente la série intégrale des contenus de la pile génétique segmentpar segment. Ce type d’édition articule toutes les transcriptions au texte définitif (ou, àdéfaut, au manuscrit le plus avancé) : en suivant l’ordre du manuscrit définitif, elle donnela série complète des états génétiques ou versions successives de chaque segment textuel,du scénario primitif au texte imprimé. Ce type d’édition41 fait donc éclater l’unitématérielle du folio pour redistribuer les transcriptions séquentiellement : son avantageest de faire clairement apparaître pour chaque segment de l’œuvre une image intégralede l’évolution génétique . Elle constitue une formule utile pour les analyses micro-génétiques. Mais en contrepartie, l’édition téléologique reste peu utilisable pour lesrecherches macro-génétiques qui portent sur l’évolution des structures de l’avant-texte.Quelle que soit la formule choisie, l’édition verticale suppose que le classement génétiquede l’ensemble du dossier (et notamment des strates rédactionnelles) soit exprimé 40Op. cit. en note 3.41Pierre-Marc de Biasi, Édition critique et génétique de "La Légende de saint Julien l'Hospitalier de G.Flaubert, Histoire, classement, transcription, interprétation des documents de rédaction, texte de l'œuvre,notes, étude de genèse (5 vol. dactylog. 940 pages; Thèse de doctorat du 3ème cycle en sémiologie. Univ.Paris VII, 1982)

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intégralement sous la forme d’un tableau détaillé donnant l’identité génétique et laposition relative de chaque folio et de chaque strate. Ces deux types d’éditions sontévidemment complémentaires quoiqu’inconciliables sous le forme traditionnelle du livre.L’édition électronique devrait permettre de les exploiter concurrentiellement dans lecadre d’une seule et même base de données avant-textuelles.

les éditions verticales partielles

Les limites matérielles de l’édition traditionnelle ont conduit plusieurs chercheurs àproposer des éditions verticales partielles. Cette formule peut correspondre à deuxtypes de situations distinctes : l’exploitation intégrale d’un dossier génétique lacunaire,ou une sélection à l’intérieur d’un dossier génétique complet mais trop volumineux.

Les manuscrits de Zola, par exemple n’ont pas été conservés intégralement parl’écrivain. Une bonne partie des strates rédactionnelles manquent, tandis que lesdocuments préparatoires de la phase pré-rédactionnelle abondent : plans, esquisses,notes de régie et documents de programmation, enquêtes documentaires sur place,notes de lectures, ébauches, liste de titres, etc.. En choisissant d’exploitersystématiquement l’un de ces dossiers de genèse à la fois lacunaire et surabondant, C.Becker a proposé, pour l’édition verticale de Germinal42, une formule réussie, où latranscription des manuscrits est accompagnée d’une chronologie de la genèsereconstituée grâce aux indications précises de la correspondance.

D’une manière un peu semblable, l’excellente édition génétique de Delphine, de Mmede Staël43 démontre que certaines lacunes dans la conservation des manuscrits peuventêtre à l’origine d’un projet éditorial. Loin de contenir l'intégralité des documents degenèse, le dossier des manuscrits de Delphine ne présentait que des fragmentsimportants de brouillons : deux versions des parties V et VI du roman, et plusieurséléments se rapportant à la partie II. Si les manuscrits avaient été complets (commec'est le cas, semble-t-il pour Corinne, par exemple) le dossier intégral des rédactionssuccessives du roman aurait vraisemblablement compté entre trois et quatre millepages manuscrites, dimension qui aurait évidemment exclu tout projet d'éditionsystématique. Les documents rendus accessibles ne représentent qu’un peu plus de 400pages dans l'édition de L. Omacini, mais constituent un ensemble particulièrementsignificatif qui renouvelle en profondeur notre connaissance du texte.

42Zola, La fabrique de Germinal. Dossier préparatoire de l’œuvre. Texte établi, présenté et annoté parColette Becker, Lille-Paris, P.U.L. -SEDES, 1986, 514 p.43Staël, Delphine , tome 2, L’Avant-texte, par Lucia Omacini, Genève, Droz, Textes littéraires français,1990.

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Pour les œuvres de grande dimension dont les dossiers génétiques, conservésintégralement, atteignent des proportions considérables, certains éditeurs ont pris leparti de procéder à des choix. C’est le cas, par exemple des Comices agricoles édités par J.Goldin44 : cette édition publie l’intégralité des documents de genèse qui se rapportent àun petit segment narratif de Madame Bovary. Cette formule, qui consiste à pratiquerdans la pile génétique un prélèvement vertical correspondant à un fragment déterminédu texte définitif, pose un certain problème de méthode : comment peut-onreconstituer de façon certaine une évolution génétique dans le cadre d’un sondage, siles strates rédactionnelles qu’il s’agit de traverser n’ont fait préalablement l’objetd’aucun classement intégral, ce qui, à ce jour, est encore le cas pour les brouillons deMadame Bovary? Comment démontrer qu’aucun élément ne manque? Est-ilvraisemblable que l’évolution de ce segment narratif suive une logique autonomeindépendante du reste de l’avant-texte? L’édition verticale partielle ne semble pouvoirse pratiquer que dans le cadre d’un dossier entièrement analysé

Intégrale ou partielle, l’édition verticale est inséparable de la reconstitution raisonnéed’un processus qui met en jeu des phénomènes structuraux temporalisés dans un espaceà trois dimensions. Le modèle de la pile et des strates permet d’en donner unereprésentation logique satisfaisante, mais difficilement transposable dans le cadre deséditions traditionnelles. Nul doute qu’avec sa forme séquentielle et ses deux dimensions,le livre ne constitue plus aujourd’hui un support suffisant pour enregistrer et rendreintelligible ce type d’objet. L’édition électronique, enrichie des ressources presqueillimitées de l’hypertexte et du multimédia, constitue l’horizon naturel des rechercheséditoriales sur l’avant-texte.

44Op. cit. en note 5