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Une histoirede la langue de bois

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DANS LA MÊME COLLECTION

Anne Boquel et Étienne Kern, Une histoire des hainesd’écrivains.

Stéphane Giocanti, Une histoire politique de la littérature.

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Christian Delporte

Une histoirede la langue de bois

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© FlammarionISBN : 978-2-0812-4955-4

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Avant-propos

La parole a été donnée à l’homme pourdéguiser ses sentiments.

Talleyrand

Il est 20 heures. Demain, dimanche 12 mars 1978,les Français se rendront aux urnes pour le premier tourd’élections législatives cruciales : la gauche, au vu dessondages, peut l’emporter. L’heure est si grave que le chefde l’État, Valéry Giscard d’Estaing, a décidé d’intervenirà la télévision et à la radio, pour indiquer le « bon choix »aux citoyens, la veille du scrutin :

Il faut que vous sachiez par qui et vers quoi la France seragouvernée. […] Vous avez entendu beaucoup de promesses,nombreuses, tentantes. Peuvent-elles être tenues ? […] J’aile devoir de vous prévenir, de manière que vous ne puissiezpas dire plus tard que vous avez été trompés. L’économie vamieux, mais elle est encore fragile. Le choc que lui causeraitl’application massive de ces promesses la précipiterait à nou-veau dans la crise. […] Je n’ai dans ce que je vous dis aucunintérêt à défendre, ni aucune ambition à satisfaire. Mais jesuis préoccupé du sort de la France.

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Trois jours plus tard, à 2 500 kilomètres de là. LeonidBrejnev, le secrétaire général du parti communisted’Union soviétique, prononce un discours au Kremlin, àl’occasion de la remise de l’ordre de la Révolutiond’octobre au quotidien Izvestia, organe du praesidium duSoviet suprême, créé le 13 mars 1917. Un discourscomme tant d’autres, ni meilleur ni pire :

Les Izvestia ont un passé glorieux. Depuis le triomphe dela Révolution d’octobre, le journal sert fidèlement la révolu-tion socialiste, la cause du pouvoir soviétique. […] Notrepresse est une tribune populaire quotidienne, accessible àtous les citoyens soviétiques. On y parle ouvertement desjoies et des peines qui sont les nôtres, des acquis et desinsuffisances, de tout ce qui nous passionne, nous fait rêver,de tout ce qui touche à notre travail. […] Que la libertésoit menacée quelque part dans le monde, que les forces dela réaction et du progrès se trouvent confrontées, que lesdroits de l’homme soient enfreints, elle élève toujours savoix en faveur de la juste cause. Et cette voix fait autorité.Elle est très écoutée de par le monde.

Applaudissements… Le lendemain, chacun pourra lirel’intégralité de l’allocution dans Pravda et, bien sûr,dans Izvestia.

Pourquoi rapprocher ces deux discours, qui n’ont, apriori, strictement rien à voir ? Quel peut bien être lerapport entre les propos de Giscard d’Estaing, chef d’unÉtat démocratique, et ceux de Brejnev, leader d’un Étattotalitaire ? Leur point commun, c’est la langue de bois,tout simplement.

Prenons le discours de Giscard : le président cultive lelangage codé, évitant soigneusement de désigner les adver-saires, socialistes et communistes ; il ne peut le faire sans

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sortir de son rôle de « président arbitre ». Mais, sous les« promesses tentantes », jamais définies, les plus naïfsauront pu reconnaître Mitterrand et Marchais. En glissant« l’économie va mieux », il a repris le slogan gouvernemen-tal qui tient moins des faits que de la méthode Coué ; et iln’a avancé aucune preuve du risque d’un retour de la criseen cas de victoire de la gauche. Le président a servi auxFrançais le vieux lieu commun politique du désintéresse-ment : « Je n’ai aucune ambition à satisfaire. » Pourtant, sil’opposition gagnait, c’en serait fini de son pouvoir, et ondit même qu’il quitterait l’Élysée pour la résidence prési-dentielle du château de Rambouillet, s’infligeant ainsi unesorte d’exil intérieur. Quant à la petite phrase « je suisoccupé du sort de la France », elle appartient au répertoiredes formules toutes faites : quel responsable public préten-drait sa totale indifférence au destin du pays ? Bref, Gis-card d’Estaing a parlé dix minutes pour ne pas dire grand-chose, esquivant, dans son discours subliminal, la seulephrase qui eût été sincère : « Sauvez-moi : votez pour lescandidats de la majorité ! »

Brejnev, lui, ne s’est pas embarrassé de ces précautions,puisant dans les antiques clichés de la langue de boissoviétique, ceux du « triomphe de la Révolutiond’octobre », de la confrontation entre « les forces de laréaction et du progrès », de la « juste cause » défenduepar l’URSS. Combien de fois ont-ils été entendus ou lusdans la presse, et notamment Izvestia ! Passages obligésde tout discours, expressions de la pensée unique, signesde dévotion au socialisme, ils dessinent les contours d’unmonde imaginaire où les hiérarques du Kremlin fontmine de croire que le journal est le champion de lavérité. Certes, on lit le quotidien à l’étranger (comme

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Pravda), mais pour décrypter, derrière les mots creux dela propagande et les phrases figées de l’idéologie, la stra-tégie et la tactique de Moscou.

Deux postures, deux langages, deux modèles de languede bois dont les ressources ne se limitent pas, loin de là,aux extraits choisis.

On pourrait définir la langue de bois comme unensemble de procédés qui, par les artifices déployés,visent à dissimuler la pensée de celui qui y recourt pourmieux influencer et contrôler celle des autres. Convenu,généralisant, préfabriqué, déconnecté de la réalité, le dis-cours de la langue de bois reconstruit le réel en mobili-sant et répétant inlassablement les mêmes mots etformules stéréotypés, les mêmes lieux communs, lesmêmes termes abstraits. Pas d’information vérifiable, pasd’argument susceptible d’être contredit, mais des affir-mations non étayées, des assertions immobiles, de faussesévidences, des questions purement rhétoriques, desapproximations et omissions volontaires, des euphé-mismes à foison, des métaphores vides de sens, des com-paraisons vagues, des tautologies comme s’il en pleuvait,des formules impersonnelles, des généralisations portéespar la précieuse voix passive qui ôte toute responsabilitéindividuelle (« il a été décidé… »), et puis des motschocs, des mots fétiches, des néologismes et expressionsfaussement savantes qui impressionnent… Les ressourcesde la langue de bois sont inépuisables, pour cacher enfeignant de montrer, pour esquiver en donnant l’illusionde l’engagement, pour intoxiquer par de trompeusesvérités, pour manipuler l’autre en flattant sa raison.

Écrit il y a vingt-cinq ou trente ans, ce livre se serait sansdoute limité à observer à la loupe le discours communiste.

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À cette époque, en effet, la langue de bois était exclusive-ment associée au totalitarisme soviétique et à une phraséo-logie figée qui reflétait le dogmatisme idéologique de lapropagande officielle. Et c’est à son analyse que s’atta-chèrent les travaux pionniers conduits par les linguistes,comme Patrick Sériot 1 ou Françoise Thom 2, ou l’histo-rien Alain Besançon 3. Aujourd’hui, le monde commu-niste paraît bien lointain et on en viendrait même à oublierles origines totalitaires du phénomène. Pour chacun, eneffet, la langue de bois est d’abord celle que pratiquent leshommes politiques dans les pays démocratiques, pourdélivrer des vérités partielles et partiales.

L’origine même de l’expression « langue de bois » restemystérieuse : les racines seraient-elles russes ou polo-naises ? Dans la Russie tsariste, semble-t-il, on raillait lecaractère hermétique du style bureaucratique en le quali-fiant de « langue de drap » ou de « langue de chêne » :mais personne n’a pu véritablement le démontrer. Sousle stalinisme, le « chêne » se serait transformé en « bois ».Cependant, rien n’indique la généralisation de l’expres-sion, tout au contraire : les intellectuels dissidents préfé-raient opposer la « langue soviétique » à la « vraielangue », c’est-à-dire à la langue russe. Et si la formuleétait née en Pologne 4 ? Là aussi, on repère des mots pour

1. Patrick Sériot, Analyse du discours politique soviétique, Paris,Institut d’études slaves, 1985.

2. Françoise Thom, La Langue de bois, Paris, Julliard, 1987.3. Alain Besançon, Les Origines intellectuelles du léninisme, Paris,

Gallimard, 1977.4. « Expression traduite du polonais dans les années cinquante », écrit

Le Monde du 30 décembre 1983 dans un article consacré à GeorgeOrwell.

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stigmatiser le langage officiel. On parle de « langue depropagande », de « langue herbeuse », de « langueengourdie », et bien plus tardivement (dans les années1970-1980) de « nouvelle langue », traduisant ainsi lanewspeak (novlangue) de George Orwell, dans 1984 1.Mais toujours pas de « langue de bois », comme leconfirment les écrits de Patrick Sériot !

Alors, d’où vient l’énigmatique expression ? Y verra-t-on l’influence de La Pensée captive. Essai sur les logocratiespopulaires, que publie Czeslaw Milosz, réfugié à Paris, en1953 ? L’écrivain polonais écrit, en effet, à propos d’undes personnages soumis au régime : « Il hurlera de déses-poir, parce qu’il sait que ce qu’il écrit, c’est du bois ! »Quelques années plus tard, en 1961, le sociologue EdgarMorin rédige un article sur la Chine, pour la revue Argu-ments, qui regroupe des chercheurs de gauche, en margedu marxisme. Le sociologue note, à cette occasion : « La“langue de bois” utilisée par le parti traduit, commetoute langue rituelle, un refus ou une impuissance à for-muler la réalité des faits. » Difficile d’établir un liendirect entre les deux textes. Reste qu’entre-temps le mots’est discrètement transformé en expression.

Au début des années 1970, la voici qui prend del’ampleur. En 1971, Gilles Martinet, dans Les Cinq Com-munismes, parle de « l’“affreuse” langue de bois des appa-ratchiki qui rappelle le jargon des médecins de Molière ».En 1974, la formule apparaît à deux reprises dans LeNouvel Observateur. Tandis qu’Emmanuel Le Roy Ladu-rie distingue par langue de bois le langage spécifique des

1. On connaissait 1984 dans les milieux intellectuels polonais,mais il n’a été traduit en Pologne qu’en 1989.

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pays communistes, qu’il assimile à une logocratie(1er avril), Claude Roy brocarde la reparution, au Portu-gal, de l’organe du PCP, Avante !, « désolant de platitude,de langue de bois, de clichés dogmatiques » (1er juin).

La banalisation de l’expression est plus tardive, pre-nant corps à la suite du mouvement Solidarnosc, en1978-1981, qui dénonce l’opacité de la langue de propa-gande officielle, de la « novlangue » du pouvoir, et yconsacre même des séminaires et colloques universitaires.Tout se passe comme si, brusquement, les intellectuels etjournalistes français, sous l’effet du printemps polonais,s’étaient aperçus qu’ils disposaient d’une expression par-ticulièrement imagée et parlante pour dénoncer le lan-gage totalitaire communiste. Désormais, elle s’installedans le vocabulaire médiatique et politique français,bénéficiant même d’une sorte de reconnaissance offi-cielle : en août 1981, elle fait son entrée dans le Larousseencyclopédique, qui la définit comme la « phraséologiestéréotypée utilisée par certains partis communistes etpar les médias de divers États où ils sont au pouvoir ».

Et puis, très vite, son acception dépasse les frontièresdu bloc de l’Est. La langue de bois pénètre dans le débatpolitique français. Le 10 mai 1982, Olivier Chevrillon,dans Le Point, s’en saisit pour stigmatiser le « double lan-gage du parti communiste [français] » et « la langue debois de L’Humanité ». Que les lecteurs soient capables decomprendre la formule souligne l’ampleur de sa banalisa-tion. À partir de 1984, elle dépasse le monde strictementcommuniste pour s’appliquer, dans un esprit polémique,à la logomachie (l’art de parler pour ne rien dire !) desadversaires politiques. Le 26 octobre, dans L’Express, parexemple, Jacqueline Rémy rapporte les propos d’Henri

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Weber, qui aurait dit : « Fabius, c’est l’“anti-tribun degauche”. Nous avions la nausée d’un discours qui, plusqu’une langue de bois, était une “langue de caout-chouc” 1. » On en est déjà à créer des néologismes àpartir d’une expression devenue familière. La langue debois n’est plus une curiosité sémantique, mais un argu-ment politique qu’on s’envoie à la tête.

Plusieurs mots ou formules étrangères, souvent héritésdu temps de la guerre froide, s’apparentent à la « languede bois », comme Betonsprache (« langue de béton ») enallemand, double-speak ou double-talk en anglais, politi-chese en italien, guan qiang (« ton du mandarin ») et,plus récemment, « langue de plomb », en chinois. Dansl’après-guerre, les Américains parlaient de Gobbledegookpour désigner les mots pompeux des bureaucrates deWashington. Mais aucune expression n’est aussi englo-bante que la « langue de bois » française. Car c’est bienen France qu’elle est née. Rien d’étonnant à cela. L’imageest si évocatrice… Et puis le bois, depuis le XVIIe siècle,est à l’origine d’un nombre considérable de locutions dumême type : être nez de bois, saint de bois, avoir lagueule de bois, déménager à la cloche de bois, n’être pasde bois, toucher du bois, tête de bois, chèque en bois…Sans compter que « langue de bois » fait elle-même partiede vocabulaires spécialisés, en médecine vétérinaire eten menuiserie.

On pourrait alors distinguer deux facettes de la languede bois, l’une totalitaire, l’autre démocratique, qui parti-cipent néanmoins d’une même réalité ou d’un même

1. Pas rancunier, Fabius fait entrer Weber dans son cabinet commeconseiller technique en 1986.

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objectif : dissimuler la vérité. Dans le premier cas, oùl’expression collective est impitoyablement encadrée, oùla parole politique est exclusive, elle est un pur instru-ment de contrôle de la pensée et un levier au service del’hégémonie du groupe dominant. Les mots sont là pourcacher les réalités, conditionner les esprits, interdire touteréflexion autonome, réduire la raison à une croyance col-lective préfabriquée. Le transfuge soviétique Victor Krav-chenko, dans son livre J’ai choisi la liberté (1947),explique bien comment la langue de bois a été mobiliséeen 1932-1933 pour dissimuler la famine des Ukrainiens(qui fit plus de trois millions de victimes) : « Nousautres, communistes, avions toujours grand soin d’éluderou de tourner adroitement, à grand renfort d’euphé-mismes ronflants empruntés au sabir du parti : nous par-lions du “front paysan”, de la “menace koulak”, du“socialisme de village” ou de “lutte de classes”… Pourn’avoir pas à nous désarmer nous-mêmes, il nous fallaitbien cacher la réalité sous un camouflage de mots… » Etvoilà comment on bâtit par le langage une vérité, la véritéqu’on doit porter et qu’on doit croire.

En situation démocratique, les choses sont bien diffé-rentes. Là, l’espace public est marqué par un échangepermanent entre les responsables politiques, les médiaset l’opinion. La parole politique étant plurielle et concur-rentielle, la langue de bois emprunte des voies plus com-plexes. Pour assurer sa prééminence sur la penséecollective, l’homme politique doit rassembler, séduire,convaincre, tout en disqualifiant son adversaire. Ducoup, la langue de bois en démocratie nécessite une fineconnaissance du groupe auquel on s’adresse (a fortiori

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lorsque ce groupe s’élargit à l’opinion publique), beau-coup de doigté et de prudence aussi dans la recherchedu consentement collectif. Dans la quête de la persua-sion, elle est alors un instrument de contrôle de sa proprepensée pour ménager son auditoire et comporte, dans saconstruction même, une part d’autocensure. Surtout nepas choquer ! Et, au besoin, aller jusqu’à la flatterie encultivant les idées simples et le bon sens populaire,ouvrant ainsi les portes aux formes variées de ladémagogie.

Contrôler, mais comment ? En contournant les ques-tions embarrassantes tout en affectant d’y répondre, encachant avec soin ses véritables objectifs ou ses réellesambitions sous le vague des formules mécaniques ou pom-peuses, en donnant l’impression de décrire une réalitéalors qu’on la dissimule, en feignant de s’intéresser à la viede M. ou Mme Tout-le-Monde et de partager leurs préoc-cupations, en omettant soigneusement de fournir lesinformations les plus importantes et en valorisant cellesqui n’ont guère d’intérêt, en masquant la fragilité de sonargumentaire derrière des généralités peu compromet-tantes, pour, finalement, assener comme une évidence cequi n’est qu’un point de vue partisan et idéologique.Redoutable paradoxe : parce qu’elle porte en elle le men-songe, le trucage, la dissimulation, la langue de bois estincompatible avec l’idéal de transparence de la démocra-tie, avec la libre expression d’une opinion publique éclai-rée ; pourtant, dans les faits, elle est au cœur du combatpolitique, qui repose amplement sur la guerre des mots.

On pourrait chercher les origines de la langue de boisen remontant à l’Antiquité grecque puis romaine, où le

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discours devient un « outil politique par excellence, laclé de toute autorité dans l’État, le moyen de commande-ment et de domination sur autrui 1 ». En nourrissantl’éloquence de ruses persuasives, en enseignant l’art duraisonnement faux, l’école sophiste de Protagoras et deGorgias écrit, en quelque sorte, la première grande pagede l’histoire de la manipulation de la parole. Mais lalangue de bois moderne repose sur des facteurs quidépassent de beaucoup l’exercice rhétorique que lessophistes, dans leur recherche de l’efficacité des mots surl’auditoire, menaient volontiers jusqu’à l’absurde.

Il me semble, en effet, que l’apparition du phénomèneest au centre de plusieurs convergences, parmi lesquellesl’émergence d’un espace public, le surgissement de l’opi-nion publique avant celle des masses, l’affirmation des idé-ologies de progrès, qui s’appuient sur une visionscientifique, voire mécaniste, du monde et de l’aventurehumaine, la construction d’une sphère politique auto-nome où l’affrontement est une règle et la conquête desesprits un impératif, comme le souligne le poids formi-dable de la propagande. De l’opinion ou des masses, onattend l’adhésion et la fidélité, et les mots, renvoyant à desimages et cultivant les émotions, sont mobilisés pourgarantir sur elles l’influence décisive, voire la dominationla plus étroite.

La langue de bois est fille de modèles de pensée, c’estpourquoi cet ouvrage s’ouvre sur la Révolution française.Période d’invention et de normalisation du langage poli-tique, elle perçoit l’opinion publique, pour la première

1. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Seuil,2000, p. 121.

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fois, comme un enjeu d’influence. Des groupes antago-nistes s’affrontent à coups de mots et leur discours, oùla foi le dispute à la raison, est marqué par l’abus perversde la langue, par les rigidités, les feintes, les subterfugesdu langage. Autant de signes qui décèlent la naissanced’une langue de bois.

Ce livre, qui ne prétend nullement à l’exhaustivité, nepropose pas d’analyse linguistique savante ni un énièmebêtisier des hommes politiques. Il considère la langue debois comme un phénomène historique indissociable dessociétés politiques depuis plus de deux siècles, dontl’apparition, le développement, les transformations, lapluralité, la mise en œuvre, la technicisation parfois,relèvent de circonstances qu’il faut connaître si l’on veutcomprendre l’importance du phénomène et en mesurerla portée jusqu’à nos jours. C’est à une histoire pratiquede la langue de bois que je convie le lecteur, à une his-toire des stratégies idéologiques et des tactiques poli-tiques qui la portent, à une histoire de ses usages auservice de projets collectifs ou d’ambitions individuelles.Du coup, ce livre est aussi une contribution à l’histoiredu mensonge et de la sincérité, de la manipulation et dela transparence, des propagandes et de la communicationpolitiques. Mon vœu est que le lecteur en ressorte, nonpas blasé, non pas désenchanté à l’égard du discours despuissants qui nous gouvernent, mais plus lucide et mieuxarmé pour exercer sa légitime citoyenneté.

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La Terreur et les mots

C itoyens, apprenons à reconnaître notre ennemi !Et commençons par le pire d’entre eux, l’aristo-crate, « synonyme de mauvais citoyen, de pire

encore ; il désigne un fauteur de complots, un ennemide la liberté : c’est le haro qui ordonne, qui oblige, quiforce tout bon Français à courir sus, à s’emparer del’individu quelconque taxé ou prévenu d’aristocratie ».

Derrière le vibrato patriotique d’une telle définition secache toute l’ironie d’un jeune grammarien de vingt-troisans, Pierre-Nicolas Chantreau, qui, en 1790, un an toutjuste après la prise de la Bastille, propose le premier Dic-tionnaire national et anecdotique du mouvement révolu-tionnaire en marche. En fin observateur, il a tout de suitecompris que la révolution politique était aussi celle desmots. Pour mesurer le chambardement du vocabulaire,pour en comprendre l’origine, l’usage commun, la portéequotidienne, il a compulsé fiévreusement les comptesrendus des assemblées et les articles de presse, il est allé

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respirer le parfum des tribunes, il a tendu l’oreille dansla rue et noté ce qui se disait dans les cafés parisiens.Finalement, il en a tiré un tableau édifiant du nouveaulangage dominant, celui qui s’est imposé en quelquesmois, celui que tout citoyen avisé doit faire sien. Undictionnaire de l’air du temps et de ses conformismes.Mais comme on n’est jamais trop prudent en périoded’agitation, Chantreau a choisi de se dissimuler derrièrele pseudonyme burlesque de « M. de l’Épithète ».

Peu ou pas de néologismes en cette première année derupture révolutionnaire. En revanche, et Chantreau l’abien saisi, les mots ont subi, en un temps très court, unbouleversement d’une formidable ampleur. Les mots nesont pas neutres : c’est pourquoi ceux qui appelaient hierle respect et l’admiration, ceux qui permettaient aurégime déchu d’imposer naturellement son autorité, sontaujourd’hui porteurs de servitude, d’opprobre, de bas-sesse. Comme l’écrit Chantreau, le mot « aristocrate estdevenu une injure que les gens du peuple même entreeux se prodiguent », la flèche qu’un « cocher de fiacre »lance à un « cocher de remise » – personnages peu répu-tés, on le sait, pour l’élégance de leur langage.

Les mots sont devenus des armes pour distribuer leslouanges ou pour stigmatiser l’adversaire. Ils nourrissentl’imaginaire révolutionnaire et leur emploi situe celuiqui les prononce : dans quel camp es-tu ? Es-tu avecnous, les « démocrates » (antonyme d’« aristocrate »,selon Chantreau), les « citoyens », les « patriotes » ? Oues-tu avec eux, les ennemis, les tièdes, les fourbes, les« démagogues » ?

Démagogue : voici un mot, venu de l’Antiquité – réfé-rence majeure de la Révolution –, appelé à une longue

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INDEX 385

Solo, Bruno, 296Soustelle, Jacques, 204Souvarine, Boris, 95Staël, Germaine de, 33Staline, Joseph, 55, 57, 60, 62-

68, 76, 81, 84, 89, 90, 91,96, 98-102, 112, 114, 118

Stasi, Bernard, 225Stoléru, Lionel, 207, 230-232Suyin, Han, 220

Taine, Hippolyte, 27Talleyrand, 7Tapie, Bernard, 274Thom, Françoise, 10Thorez, Maurice, 90, 93, 96-99,

101, 107, 288Timon, 41Tito, Josip Broz, 101, 102Toubon, Jacques, 201Treint, Albert, 96Trotski, Léon, 63, 95, 275

Vernant, Jean-Pierre, 16

Vial, Louis, 49, 50Villepin, Dominique de,

235, 265- 268, 295Villiers, Philippe de, 292Villiet-Marcillat, 28, 29Vincent de Paul, saint, 46Voltaire, 32, 33, 98Vychinski, Andreï Ianouare-

vitch, 66

Wauquiez, Laurent, 257, 258,296, 297

Weber, Henri, 13Werth, Nicolas, 65Woerth, Éric, 257Wurtz, Francis, 106Yade, Rama, 238Ybarnegaray, Jean, 145

Zamiatine, Evguéni, 55, 56Zinoviev, Grigori, 66Zochtchenko, Mikhaïl, 112Zola, Émile, 236Zucconi, Vittorio, 302

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N° d’édition : L.01EHQN000522.N001Dépôt légal : février 2011