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Erin Dionne

UNE FILLE NOMMÉE HAMLET

Traduit de l’anglais (États-Unis) par :Sandra Lumbroso

Illustration de couverture :Fred SochardRéalisation maquette : Marie Sourd

Les rires se sont éteints et, d’une certaine manière, ça a encore empiré les choses. Dezzie se tenait là, absolument pas embarrassée. Moi, je n’attendais qu’une trappe pour pouvoir m’y jeter : exit Hamlet ! « C’est ma sœur. »Les mots râpaient contre ma gorge sèche. Tous nous dévisageaient. Je me suis forcée à passer devant les sourires narquois de Nirmal Grover et Mark Sloughman. J’aurais aimé qu’un de mes amis au moins soit dans cette classe, et puis non : si aucun d’entre eux n’était témoin de la scène, je pourrais plus facilement l’oublier.Je me suis assise, l’écho des rires résonnant toujours dans mes tympans, et un nouveau problème m’est apparu : les bureaux étaient trop hauts pour Dezzie. Ses pieds ne touchaient pas le sol et elle ne pouvait pas poser ses bras sur la table. Heureusement, elle n’a rien dit et s’est contentée de poser ses mains sur ses genoux en se tenant droite comme un I.

Devenir la baby-sitter de Desdémone, dite Dezzie, ou exister toute seule ? À son entrée en 3e, Hamlet Kennedy se voit obligée d’accueillir à ses côtés sa petite sœur surdouée. Comme si ce n’était pas suffisant, LE projet de la classe est de monter une pièce… et ses parents, dingues de théâtre au point de déclamer des tirades entières et de se draper dans des capes pourpres à breloques, vont forcément s’en mêler ! S’ensuivront d’inévitables tragédies pour l’adolescente, qui n’a qu’une idée en tête : rester dans l’ombre à tout prix !

UNE MLET

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© hélium / Actes Sud, 2013

Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunessehelium-editions.frNo d'édition : FI 149ISBN : 978-2-330-01763-7Dépôt légal : premier semestre 2013

Pour l'édition originale,parue sous le titre The Total Tragedy of a Girl Named Hamlet© Erin Dionne, 2010Publiée en 2010 par Dial Books for Young Readers,une division de Penguin Young Readers Group, The Penguin Group

Illustration de couverture : Fred SochardConception graphique : Marie Sourd, AAAAA-ATELIER.ORG

978-2-330-10616-4

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Erin DionneTraduit de l'anglais (États-Unis) par Sandra Lumbroso

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Acte Premier

Les problèmes

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i

Je n'avais pas réussi à arrêter le temps, à me faire embaucherdans un cirque ou à me rendre invisible. Je n'avais pas été capabled'attraper une maladie grave (mais non mortelle), de changerd'identité ou d'intégrer le programme de protection des témoins.Je n'étais même pas parvenue à convaincre ma mère de me laisserà la maison ou attendre dans la voiture.

Rien de tout ça. J'ai dû suivre maman – habillée comme unesuper-héroïne de l'époque élisabéthaine : cape pourpre bouillon-nante avec tintements de clochettes – dans le hall. J'ai dû accompa-gner ma sœur jusqu'au secrétariat et faire comme si tout cela étaitparfaitement normal.

J'ai dû commencer ma 3e1.Tous les quatrième et les troisième, sans exception, nous regar-

daient comme s'ils assistaient à un défilé, mettant abruptement fin àleurs conversations de retour de vacances. Les sixième, déjà com-plètement perdus, se contentaient de nous dévisager. Je ne pouvaispas les blâmer ! Ce n'est pas si fréquent de voir une femme engrande tenue shakespearienne, une gamine de sept ans et une élèvede 3e humiliée en balade dans un collège le jour de la rentrée…

Vous voyez ce que je veux dire ?J'ai donc gardé les yeux fixés sur le sol, pris un air impassible et

1. Hamlet entre en 8e année, ce qui équivaut au niveau 4e du collège enFrance. Toutefois, la 8e année est aussi la fin d'un cycle (la dernière année avantd'entrer au lycée) et correspond donc davantage à une année de 3e. (Toutes lesnotes de bas de page sont de la traductrice.)

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je suis restée autant en arrière que possible en tentant de ne pasvoir les bouches ouvertes et de ne pas entendre les ricanements etautres murmures qui accompagnaient notre passage. Pile lorsquenous sommes arrivées devant le bureau, j'ai aperçu du coin de l'œilmes pires ennemies, Saber Greene et Mauri Lee, qui se poussaientdu coude. Argh.

Maman a ouvert la porte du bureau et est entrée, suivie de masœur. Je me suis faufilée en dernier et j'ai essayé de refermer leplus vite possible la lourde porte derrière moi.

« La bonne journée à vous ! » C'est le salut habituel de maman.MrsPearl, la secrétaire, n'amêmepas levé un sourcil devant l'ample

blouse de poète, la cape, le chignon sévère et les petites lunettes delecture rondes. Pour elle, j'en suis sûre, la tenue XVIIe demamère, c'estle comble de l'élégance. D'ailleurs, personne ne l'a jamais vue quittersonbureau et elle est probablement là depuis le XVIIe siècle !

« Bonjour, bienvenue ! Voici notre nouvelle élève, n'est-ce pas ? »a-t‑elle pépié. Elle s'est penchée par-dessus le comptoir pour aper-cevoir ma sœur, qui était à peine plus haute que celui-ci. Dezzie luia fait un petit sourire.

Mrs Pearl s'est assise et a tapoté sur le clavier de son ordina-teur avec un seul doigt.

« Voyons voir… C'est Kennedy, n'est-ce pas ? »Ma mère a opiné du chef. «Desdémone Kennedy. »L'angoisse a tordu mon estomac. Ce n'était pas du tout comme

ça qu'une année de 3e était censée commencer. L'ordinateur a gro-gné, puis gargouillé.

« Voilà ! Quel joli prénom ! Singulier, comme celui de sa sœur ! »Mrs Pearl parcourait l'écran des yeux. « Emploi du temps… emploidu temps… Nous y sommes ! »

La première cloche a sonné.« Est-ce que c'est la dernière sonnerie ? » a demandé ma mère

une fois que le bruit s'est atténué. Elle était en train d'entortiller lespendeloques de sa cape et d'en tripoter l'ourlet. Dezzie se balançait

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d'avant en arrière, des talons aux orteils, pendant que nous atten-dions. J'avais enfoncé mes mains dans les poches de mon panta-court et je serrais les poings.

« Avertissement : il reste trois minutes », a expliqué Mrs Pearl.Ma bouche est devenue aussi sèche que le buvard de son

bureau. Tout ça était bien réel. La scène « arrêt sur image » du hallallait-elle se répéter chaque jour ?

« Et puis il y a la dernière sonnerie. »« Eh bien, plutôt trois heures trop tôt qu'une minute trop tard1 »,

a répliqué maman, faisant bon usage de l'une de ses citations pré-férées de Shakespeare. J'ai grincé des dents.

Mrs Pearl a acquiescé. L'imprimante s'est mise en marche.«Maintenant, Desdémone, a-t‑elle dit en attrapant la feuille,

voici tes horaires. Je constate que ta journée se termine en fin dematinée ? »

«Oui, a répondu maman, elle rentre à la maison pour étudier sonprogrammeuniversitaire. » Elle a posé lamain sur l'épaule dema sœur.

« Et Hamlet l'escortera à chacun de ses cours, ou dois-je nom-mer un élève pour le faire ? » a demandé Mrs Pearl.

Trois paires d'yeux – ceux de maman, de Dezzie et de Mrs Pearl –ont convergé vers moi. J'ai dégluti difficilement, puis fait oui de la tête.

Que cela me plaise ou non, ma petite sœur de sept ans était en3e, avec moi.

Voilà comment ça s'est passé :

La Scène : Deux semaines avant la rentrée. Maman, papa et moidans le salon. Des rideaux de velours doré tombent jusqu'au plan-cher, des meubles de bois sombre sont disposés autour de la pièce.Il est évident que cet espace n'est pas souvent utilisé. Papa et

1. Shakespeare, Les Joyeuses Commères de Windsor, acte II, scène 2, traduc-tion Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Richard, Gallimard, « Le Manteau d'Arle-quin », 2010.

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maman sont assis sur le canapé, qu'ils appellent le « sofa ». Moi, jesuis sur la chaise qui leur fait face, que j'appelle le « gril ».

Maman (avec un grand sourire) : Nous avons quelque chose despécial à te dire !

Moi (sachant très bien que salon + conversation spéciale = mau-vais plan) : … ?

Maman : Desdémone doit suivre quelques cours supplémen-taires avant d'aller plus loin et nous pensons que la meilleure solu-tion serait qu'elle fasse ce travail avec toi.

Moi (certaine d'avoir mal entendu) : Avec moi ? À HoHo ?Ils acquiescent.Papa : Elle a besoin de se socialiser. Elle est trop jeune pour

l'université.Moi (choquée) : Mais elle est trop jeune pour la 3e aussi !Papa et maman échangent un regard.Moi (essayant de reprendre la main) : Elle va s'ennuyer ! Le tra-

vail va être trop facile ! Les profs ne sauront pas quoi en faire.Maman (fronçant les sourcils) : Elle suivra son programme spé-

cial l'après-midi, mais elle prendra des cours d'arts plastiques etde musique le matin à Howard Hoffer. Notre décision est prise.

Et à partir de là, il n'y a eu aucun moyen de les faire changerd'avis.

Je vous explique : Dezzie est un génie. Certifié conforme. Son QIest carrément hors barème : elle a obtenu 210 à un test quelconqueà l'âge de deux ans. Quoi que ça signifie, c'était suffisant pour quedeux magazines et un journal en parlent. À quatre ans, elle aabsorbé le programme de lecture des cours de mes parents avantThanksgiving1, et comme elle pouvait à peine tenir un crayon, elle adicté ses devoirs sur un mini-enregistreur. Je ne rigole pas.

1. Thanksgiving, ou «Action de grâce », est une fête célébrée aux États-Unis lequatrième jeudi du mois de novembre.

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Papa et maman lui ont fait la classe, l'ont laissée assister auxcours qu'ils dispensent au Chestnut College, près de Boston, etl'ont fait bénéficier de tous les avantages que l'université offrait.

Et puis, à cinq ans, elle a commencé ses « projets en immersion »,c'est comme ça qu'elle les appelle. Moi, je dis que ce sont des « plon-gées en obsession ». Une plongée en obsession démarre quandquelque chose attire son attention – dans un livre, un musée, aujournal télévisé, peu importe –, et là, elle apprend tout ce qu'il y a àsavoir sur le sujet. Jusqu'ici, elle s'est immergée dans l'histoire poli-tique chinoise, la peste noire et ses conséquences sur l'Europemédiévale, le curling aux jeux Olympiques, la tragédie grecque etl'ornithologie (l'étude trop intello des oiseaux). Elle était censée allerà l'université à plein temps cette année, mais comme elle n'a jamaisétudié les arts plastiques ni la musique, le Chestnut College a refuséde lui laisser choisir sa spécialité avant qu'elle n'ait tenu un pinceauet chanté une chanson. C'est là que Howard Hoffer est entré en jeu.

Et c'est là que Hamlet Kennedy est entrée en dépression.

Mrs Pearl a tendu l'emploi du temps de Dezzie à ma mère.« Donc, Desdémone commencera1 avec Mr Symphony, en com-

pagnie de sa sœur », a-t-elle déclaré. Vu la manière dont ses yeuxsautaient de ma mère à ma sœur, il était clair qu'elle ne savait pasà qui s'adresser. Derrière moi, la porte ne cessait de s'ouvrir :d'autres élèves venaient régler des problèmes de rentrée. J'ai fixéun point sur le bureau de Mrs Pearl en croisant les doigts pourqu'aucun autre troisième n'entre dans la pièce.

Ne vous méprenez pas : j'aime ma sœur. Et on s'entend bien,surtout parce qu'on n'a pas grand-chose en commun. Du coup,aucune raison de se chamailler. Qu'est-ce que je pourrais bien luifaire ? Chiper son livre de maths ? Cacher ses pipettes ?

1. Il s'agit de la homeroom, une session de « vie de classe » par laquelle les élèvesaméricains commencent la journée, sous la houlette de leur professeur principal.

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Mais maintenant, nous allons avoir une chose très importanteen commun. Quelque chose que je n'ai jamais eu à partager avecelle : l'école. Toute une année commençant, là, tout de suite.

« Ensuite, il y a écoute musicale. Après cela, vous irez toutes lesdeux en Art IIB, puis vous aurez chorale et CDI. »

Elle a lancé un regard d'excuse à ma mère.«Nous avons programmé les cours de musique l'un après l'autre et

nous avons pensé que le CDI1 était le meilleur endroit pour que Des-démone attende que vous veniez la chercher à l'heure du déjeuner. »

Maman allait donner deux cours le matin ce trimestre et Dezzieétait trop jeune pour rentrer toute seule.

« Le CDI ? Qu'est-ce que c'est ? » a demandé Dezzie. C'était lespremiers mots qu'elle prononçait depuis que nous avions quittéla maison et sa petite voix m'a fait sortir de mon rêve éveillé surle thème de « rien de tout cela n'est réel ».

« Le CDI, c'est l'endroit où vont les élèves qui ont besoin d'aidepour leurs devoirs », a expliqué la secrétaire.

«Mais elle n'a pas besoin d'aide », a rétorqué ma mère, et j'étaisbien obligée d'être d'accord avec elle.

« Nous avons pensé que Desdémone pourrait utiliser la biblio-thèque et lire pendant son temps libre », a répondu Mrs Pearl.

J'ai eu envie de secouer la tête, de ricaner ou de lever les yeuxau ciel à l'idée de ma sœur ultra-intelligente dans la bibliothèquedu collège. Elle a probablement déjà lu la moitié des livres qui ysont, et il lui faudra une semaine pour venir à bout de l'autre moitié.

« Je pourrais faire mes devoirs d'algèbre », a suggéré Dezzie.« Très bonne idée ! » a gazouillé Mrs Pearl. Maman a fait un large

sourire.Mais où est donc cette maladie grave (mais non mortelle) quand

on a besoin d'elle ?

1. « The Learning Centre » rassemble les caractéristiques d'une étude sur-veillée et d'un CDI.

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Je ne me rappelle plus si Mrs Pearl a ajouté quelque chose, ousi maman a commis une quelconque excentricité Renaissancedans le bureau. Une fois que l'emploi du temps de Dezzie a étéétabli, la réalité de la situation s'est imposée à moi. Mes doigts sontdevenus tout froids et j'ai eu comme des bulles dans l'estomac.Normalement, mes préoccupations en 3e auraient dû être : m'arro-ger une bonne table pour le déjeuner avec mes amis ou travaillersur le projet qui serait choisi pour ma classe – pas d'être une ciblede moqueries. C'était nous qui devions montrer aux sixième oùétaient leurs classes – et parfois leur indiquer la mauvaise direc-tion, et je n'étais pas censée remorquer dans mon sillage unegamine au cerveau surpuissant.

Maman nous a fait sortir du bureau comme si nous accomplis-sions les derniers pas d'un défilé. À voir l'empilement d'élèves quiavaient attendu derrière nous, c'est aussi l'impression que j'ai eue.La dernière sonnerie avait retenti, les couloirs étaient déserts.

« Hourra ! » s'est exclamée maman – disons que c'est l'équi-valent Renaissance d'un cri de pom-pom girl. « C'est ton premierjour d'école. Comme je suis fière de toi ! » Elle s'est penchée versDezzie, l'a embrassée, puis s'est tournée vers moi.

Il n'y avait pas de quoi se réjouir. J'ai eu un mouvement de reculquand elle a fondu sur moi ; je me suis pris une breloque sur le nez,mais j'ai au moins évité le bécotage maternel. Elle s'est redresséeen soupirant, puis m'a regardée par-dessus ses lunettes.

«On est d'jà en retard », ai-je fait remarquer, ressentant unepointe de culpabilité de m'être reculée.

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Les yeux de ma mère se sont assombris.« Hamlet, tu sais ce que je pense de l'utilisation des élisions. »« C'est vulgaire », ai-je murmuré. Elle a hoché la tête.Un autre bisou sur la joue de Dezzie, une pirouette, et elle est

partie, cape au vent et clochettes carillonnantes.J'ai obligé mes pieds à prendre la direction opposée, vers la

classe de Mr Symphony et le désastre qu'allait être cette année.Les pas rapides de Dezzie résonnaient derrière moi.

« Je suis très intriguée par les observations sociologiques que jevais être à même d'effectuer en ces lieux, a-t‑elle remarqué alorsque nous montions au deuxième étage. J'ai bien conscience queje dois me développer socialement, mais je reste incertaine sur lamanière de me comporter au sein d'un si large groupe de préado-lescents. »

« Est-ce que c'est ta manière de dire que tu es angoissée ? » luiai-je demandé, étonnée. Cela ne m'avait jamais traversé l'esprit,que la très zen Dezzie pourrait s'inquiéter de quoi que ce soit.Nous étions arrivées sur le palier du premier étage.

« Un petit peu, a admis Dezzie. Et un peu excitée aussi. Quandj'y pense, c'est mon premier jour d'école. Aurais-tu des sugges-tions à me faire sur la manière d'aborder mon séjour ici ? »

Ses paroles m'ont fait sortir de mes propres préoccupations. Elleétait là, son nouveau sac à dos presque aussi grand qu'elle pendu àson épaule, sa jupe trapèze violette et ses leggings noirs. Ses che-veux noirs et bouclés encadraient un visage rond et de grands yeuxgris. Papa et maman disent toujours que j'avais la même couleurd'yeux quand j'étais bébé, mais les miens ont viré au bleu foncé.Nous avons les mêmes boucles, en revanche, et aussi le large sou-rire de maman : on ne peut pas le nier, nous sommes de la mêmefamille. Mais Dezzie avait l'air d'être prête à entrer en CE2, pas en3e, et encore moins à la fac ! Que pouvais-je bien lui dire ? Aprèstout, c'était elle qui m'aidait à résoudre mes questions d'ortho-graphe quand j'étais en CM2 (et qu'elle avait quatre ans).

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Et puis j'ai eu une révélation…Ma famille étant comme elle est, j'ai compris qu'il y a beaucoup

de choses que je ne sais pas. La plupart du temps, ça ne me dérangepas. L'éducation de Dezzie se déroule principalement en dehors demes moments d'« interaction » avec la sphère familiale, pour citerma mère. Mais là, c'était différent : peut-être que c'était le moyende sauver ma dernière année de collège ? D'essayer, tout du moins.

« Tâche de te fondre dans la masse, ai-je proposé en continuantà monter. Ne dis pas Hourra, ne cite pas Shakespeare quand tuparles aux gens. Et, surtout, n'aborde aucun sujet scolaire à moinsque quelqu'un ne te pose une question précise. »

Elle a hoché la tête.« Je peux y arriver. Est-ce que tu peux me faire une faveur ? »Une autre faveur que celle que je lui faisais déjà ? J'ai hoché la

tête.« Bien sûr. »« S'il te plaît, ne dis à personne quel âge j'ai. Je ne veux pas que

les gens soient mal à l'aise. »Je détestais devoir lui dire la vérité toute crue, mais c'était

évident qu'elle avait autant sa place au collège qu'un poulet dansun bureau de poste.

«O.K. Pas de problème », ai-je répondu. Nous étions arrivées ànotre classe principale.

La porte de la salle 251 était fermée. J'ai grimacé un sourire defaçade à Dezzie – et à moi-même –, pris une grande inspiration etpoussé la porte. Dix-huit regards se sont tournés vers nous.

Mr Symphony, portant la même veste en tweed que depuis monpremier jour à HoHo, se tenait devant nous, liste d'appel en main.La mèche tentant de recouvrir sa calvitie se trouvait-elle plus prèsde son oreille gauche qu'au printemps dernier ? Possible.

«Miss Kennedy, a-t‑il dit, l'année ne commence pas sous de trèsbons auspices. » Au fond de la classe, quelqu'un a ricané. J'avaisenvie de disparaître sous le plancher.

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« Désolée, Mr Symphony, ai-je répondu, en essayant de restercool. J'ai un mot. »

Je le lui ai donné. Il l'a pris en le regardant à peine.« Et votre amie ? »Dezzie a fait la révérence. « Desdémone Kennedy, monsieur.

Nouvellement inscrite. »Eh ouais, elle a fait une révérence…Une vague de rires est venue se fracasser contre mes oreilles.

Je suppose que j'aurais dû être plus claire dans mon injonction de« se fondre dans la masse ».

Mr Symphony a haussé un sourcil. Les rires se sont éteints et,d'une certaine manière, ça a encore empiré les choses. Dezzie setenait là, absolument pas embarrassée. Moi, je n'attendais qu'unetrappe pour pouvoir m'y jeter : exit Hamlet !

« C'est ma sœur. »Les mots râpaient contre ma gorge sèche. Tous nous dévisa-

geaient. J'ai désespérément tenté de me concentrer sur le visage deMr Symphony et pas sur l'expression de mes camarades. Un mur-mure a parcouru la pièce.

Mr Symphony s'est tourné vers Dezzie. « J'avais entendu direque vous vous joindriez peut-être à nous cette année. Nous sommesheureux de vous accueillir », puis vers moi : « Votre sœur et vouspouvez vous asseoir. Prenez garde à ne plus arriver en retard. »

Comme de juste, nos bureaux se trouvaient en plein milieu de lapièce. Je me suis forcée à passer devant les sourires narquois deNirmal Grover et Mark Sloughman, au premier rang, en espérantque Dezzie éviterait toute autre fantaisie Renaissance. J'aurais aiméqu'un de mes amis au moins soit dans cette classe, et puis non : siaucun d'entre eux n'était témoin de la scène, je pourrais plus facile-ment l'oublier.

Je me suis assise, l'écho des rires résonnant toujours dans mestympans, et un nouveau problème m'est apparu : les bureauxétaient trop hauts pour Dezzie. Ses pieds ne touchaient pas le sol et

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elle ne pouvait pas poser ses bras sur la table. Heureusement, ellen'a rien dit et s'est contentée de poser ses mains sur ses genoux ense tenant droite comme un I. Ce qui n'a pas fait cesser les regards etchuchotis qui nous entouraient. Mais c'est ainsi, la plupart dutemps Dezzie ressemble à une adulte en petit format. Elle dit qu'elle« prend du recul », que les « petits désagréments » n'ont pas grandeimportance quand on considère les choses dans leur ensemble. Detoute évidence, mon ensemble est bien plus petit que le sien.

Mr Symphony a enfin repris les informations matinales et ledéroulement normal du premier cours. Je me suis mise sur pause,j'ai recommencé à respirer normalement et j'ai regardé autour demoi.

Quelque chose – un stylo ? – m'a tapoté dans le dos. Je l'aiignoré. Ça a recommencé. Je me suis penchée en avant. Nouveautapotis, cette fois suivi par un pssst.

« Tiens ! »Un petit mot.J'ai étiré mes bras vers l'arrière, les yeux fixés sur la nuque de

Dezzie et une expression neutre figée sur mon visage. Je me suisretrouvée avec un papier plié dans la main.

J'ai ramené mes mains sur la table et fait semblant de me grat-ter la jambe pour déplier la feuille discrètement.

Groink groink 1 ! Alors, contente d'être de retour à l'école ? Moioui, en tout cas, de te voir !

En dessous, il y avait une tête de cochon avec un petit nœud etune bulle qui disait « Groink ».

Mes mains sont devenues toutes froides et j'ai ressenti des pico-tements dans la nuque.

Ce n'était pas comme si les blagues et les surnoms porcinsétaient des nouveautés. Vous comprenez, maman et papa sont des

1. Hamlet est surnommée Ham : ham, en anglais, signifie « jambon ». De ce fait,de nombreuses expressions tournent autour de thèmes… porcins.

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spécialistes de Shakespeare (vous aviez un peu deviné avec la capeet tout, non ?). Du côté de maman, ce sont les tragédies et les récits.Papa, quant à lui, enseigne les sonnets et les comédies. À eux deux,ça fait un sacré lot de « nostre » et de « vostre ».

Quand je suis née, Hamlet était leur pièce préférée à tous lesdeux. Ils ont trouvé trop macabre de m'appeler Ophélie, comme lacompagne suicidaire de Hamlet. C'est comme ça que je me suis vueaffublée non seulement d'un nom de garçon, mais en plus de celuid'un prince danois tragique qui parlait aux crânes et avait un faiblepour sa mère. Du coup, je suis un peu susceptible sur la question.Dezzie, ce n'est pas étonnant, trouve que son nom à elle est plutôtcool. Il vient d'une autre pièce, Othello. Elle porte le nom de lafemme d'Othello, assassinée dans un accès de jalousie… et ça, cen'était pas trop bizarre d'après mes parents ! Allez comprendre…

J'ai lutté contre l'envie de dévisager tout le monde, au cas oùcelui ou celle qui avait écrit le petit mot se trahirait. Je ne voulaisdonner à personne la satisfaction de contempler mon énervement.Ou mon inconfort. C'était la première lettre anonyme que je rece-vais et je ne savais pas comment réagir. Je me suis concentrée surles cheveux de Dezzie, faisant comme si de rien n'était.

La cloche a sonné. Dezzie avait écoute musicale. Quant à moi,je n'avais même pas regardé mon emploi du temps.

Histoire. MrHoffstedder. Salle 306. Dezzie était dans la salle demusique de l'autre côté du bâtiment, à l'étage du dessous. Il fau-drait que j'ajoute « courir à la vitesse de la lumière » à ma liste devœux du jour si je voulais arriver à l'heure à mon cours.

«On y va », lui ai-je dit. Elle s'était levée et contemplait les pos-ters de mathématiciens accrochés aux murs de la salle. « Je vaist'accompagner à chaque cours pendant quelques jours pour que tusaches où c'est, et après tu iras toute seule. »

Des élèves couraient et s'interpellaient ; les sixième, cramponnésà leurs plans et emplois du temps, tentaient de noter mentalementles numéros des salles. Le tout donnait une impression de chaos. J'y

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étais habituée depuis longtemps, mais pour Dezzie, c'était bruyantet terrifiant. D'ailleurs, l'idée de la laisser se rendre seule en cours,même lorsqu'elle saurait se repérer, ne me plaisait pas. Elle étaittout bonnement trop petite. Sa tête n'arrivait même pas à l'épaulede la plupart des autres élèves et deux d'entre eux venaient de labousculer parce qu'ils cherchaient leurs copains sans prendregarde aux mini-élèves. Je l'ai regardée. Elle fronçait les sourcils.

« Ça va ? »J'ai élevé la voix pour me faire entendre par-dessus le vacarme

des casiers, des cris et des rires.« Il y a plus de bruit que je ne pensais », s'est-elle contentée de

répondre.Nous sommes arrivées à la salle de musique pile au moment où

la première cloche sonnait. Je l'ai présentée à MrsApplebaum, laprof de musique. Pas de révérence cette fois-ci : j'avais sermonnéDezzie pendant le trajet.

Pendant que je me hâtais vers le troisième étage, je repensais aupetit mot : Groink groink ! Alors, contente d'être de retour à l'école ?

Pas porc-ti-cu-liè-re-ment…

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iii

Je me suis glissée dans la salle de MrHoffstedder au momentoù la dernière sonnerie retentissait.

Ty et Ely – qui avait tenu sa promesse de se faire des dreadspendant l'été et avait des petites pousses partout sur le crâne –

m'avaient gardé une place près de la porte. Je me suis jetée sur lachaise en essayant de reprendre mon souffle.

Ty est mon meilleur ami presque depuis ma naissance. Sa mèresuivait le cours pour adultes de la mienne sur Othello quand nousétions bébés, et elles sont devenues amies. Pendant quelques étés,quand mes parents étaient en vacances, ils ont même gardé Tylorsque sa mère travaillait.

MrHoffstedder a commencé à faire l'appel.« Comment ça se passe avec Minigénie ? » a chuchoté Ty.J'ai haussé les épaules. Nous avions occupé les deux semaines

précédant la rentrée à essayer d'imaginer ce qui arriverait quandDezzie serait à HoHo.

La Scène : Avant la rentrée. Ty et moi, assis à la table du fondchez Chilly Spoon, le glacier local. Devant nous, des gobelets àcarreaux noirs et roses, remplis de frappé au chocolat (Ty) et à lafraise (moi).

Moi : Devine qui va être dans notre classe cette année ?Ty (plissant le nez) : Comme d'habitude ?Moi : Oui. Et (avec un gros soupir) Dezzie.Ty : Dezzie ? Allez, arrête. Qui, pour de vrai ?Il boit une gorgée de frappé. J'explique la situation.

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Ty : Dezzie à HoHo… Ouah…Il repose brusquement sa boisson sur la table.Ty : C'est génial !Moi : C'est trop anti-génial ! Mes parents vont être tout le temps

là. Tu les connais. Ils ont toujours besoin de s'assurer qu'elleapprend toutes les matières possibles. Ça va être atroce.

Ty (après une minute) : Tu as raison. Ça peut craindre un max.Je hoche la tête.Ty : Craindre à tel point que ça peut fiche ta vie en l'air.Je re-hoche la tête.Ty (sérieux) : Bon, mieux vaut commander une autre glace tout

de suite, avant que tu ne deviennes une paria complète et qu'onne puisse plus être amis.

Je lui jette un emballage de paille à la figure.

À ce moment-là, je savais qu'il plaisantait, mais je ne pouvaispas m'empêcher de me demander si ça ne finirait pas par êtrevrai. La présence de maman à l'école ce matin était déjà terrible…Qu'en serait-il de la suite ?

« Teegan, Carter ? » a appelé MrHoffstedder. Ça m'a donné uncoup de fouet. Je n'avais pas vu Carter en entrant dans la salle, mais ilétait assis au fond. Ses cheveux décolorés par le soleil sentent toujoursle shampoing à la noix de coco, et ses yeux verts me font chavirer.

J'ai un faible pour Carter depuis ma première année à HoHo. Il estmignon, calme, adapté à son environnement. Il n'a rien de particulier,si ce n'est ses yeux verts. Même sa personnalité est un peu voilée :pas un clown, pas un bolos, juste… un garçon. Mais il n'a jamais eul'air de me remarquer. Un bref instant, je me suis demandé si l'affairedu «Groink » avait vraiment pour but d'être désagréable. C'étaitpeut-être Carter qui m'avait fait passer ce petit mot juste pour attirermon attention ? Nous pourrions nous amuser du côté poupée deDezzie assise à son grand bureau, et il pourrait mêmem'accompagnerdans le collège… Dommage qu'il ne soit pas avec moi en première

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heure. Je me demandais comment il avait passé l'été, et si j'auraisle courage, cette année, enfin, d'aller lui parler. Trop bête qu'avecDezzie dans les parages ce soit hors de question. Bonjour la honte !

« Yo, Hamlet », a fait Ely en me poussant du coude, mettant ainsifin à ma rêverie. J'ai détourné mon regard de Carter.

« Hein ? » J'avais oublié de quoi on parlait.« Elle est là pour de vrai ? » a-t‑il ajouté. Ely passe toutes ses

vacances d'été chez sa grand-mère sur Block Island et il n'étaitpas là au moment où mon destin s'était joué. Il ne nous avait pascrus quand, avec Ty, nous lui avions envoyé un mail pour le luidire. Comme si je pouvais inventer un truc aussi horrible !MrHoffstedder s'est mis à parler du programme de l'année.

« Pour de vrai. »« Le petit génie arrive à HoHo histoire de détruire la vie de

Ham », a résumé Ty à ma place. De fait, il n'y avait rien d'autre àdire.

«Miss Kennedy (la voix provenant des environs du tableau aattiré mon attention), je pense que vous serez particulièrementintéressée par notre projet interdisciplinaire du trimestre. »MrHoffstedder m'a adressé un grand sourire qui m'a glacé le sang.Il ne pouvait y avoir qu'une seule raison pour qu'un prof me singu-larise.

« Nous allons étudier l'Angleterre élisabéthaine et Shakespeare,en collaboration avec MrsWimple, pendant une session de huitsemaines. Si vous regardez votre emploi du temps, vous noterezque cette année les cours d'histoire et de littérature sontassemblés, et que vous serez donc avec les mêmes élèves dans lesdeux. Ce qui nous permettra, à MrsWimple et à moi, de vousdonner des devoirs complémentaires… »

J'avais cessé d'écouter, j'essayais simplement de remettre moncœur en route. La seule chose pire que la présence de Dezzie en 3e

était de passer le trimestre à étudier le Barde, comme l'appellentmes parents. Shakespeare est pour le lycée, pour la fac ! Pas du

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UNE FILLE NOMMÉE HAMLET