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LILITH

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

A LA LIBRAIRIE PLON

Romans :

VASCO, 25 e mille. CÉCILE DE LA FOLIE, 45 mille. ABSENCE, 35 mille. DIEU CRÉA D'ABORD LILITH..., 20 mille. LA CLEF PERDUE, 13 mille. GLADYS OU LES ARTIFICES, 10 mille.

LE MONDE ET LE TEMPS

Voyages :

CHINE. Un volume in-16 avec 28 dessins dans le texte, de Covar- rubias, 18 mille. (Prix Gringoire, 1931.)

U. R. S. S. SANS PASSION. Un volume in-16 avec 31 gravures hors texte, 17 mille.

ANAHUAC OU L'INDIEN SANS PLUMES (Mexique). Un volume in-16 orné de 34 dessins originaux, de 22 culs-de-lampe, et d'une carte de M. Th. Brenson, 7 mille.

Tour de la terre. 1 EXTREME-ORIENT, 11 mille. Tour de la terre. I I EXTREME-ORIENT, 11 mille. VISION DE L'INDOCHINE. Un album in-folio. Études, pastels

et gouaches de M A. Boullard-Devé. (Épuisé.)

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

MAREHUREHU (En collaboration avec Maurice Guierre). (Librairie de France, 1924.)

LIBÉRATION (Edouard Champion). (Aux amis d'Édouard, 1928.) Traductions : L'AVENTURE (Romance), par Joseph Conrad et Ford Madox

Ford (Kra, 1924). LA BÊTE DANS LA JUNGLE, par Henri James. (Attinger). UNBRIEN DE MUSCADE, par John Collier (Hachette).

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MARC CHADOURNE

LILITH

LE LIVRE DE DEMAIN

LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18-20 Rue du Saint-Gothard

PARIS XIV

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Copyright 1938, by Éditions Plon. Droits de reproduction et de traduction

réservés pour tous pays y compris l'U. R. S. S.

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Lorsque l'Éternel a créé son monde et a créé le premier homme, Il a vu qu'il était seul et lui a aussitôt créé une femme de la terre comme lui et son nom, c'est Lilith.

... Aussitôt ils ont commencé à se quereller. Lui disait : « Tu coucheras en dessous » et elle di- sait : « C'est toi qui coucheras en dessous, puisque nous sommes égaux et tous les deux formés de la terre. »

Et ils ne s'entendaient pas. Quand Lilith a vu qu'il en était ainsi, elle a prononcé le Nom inef- fable et s'est évanouie dans l'air...

(Alphabet de Ben Sir a. Époque des Gaonim.)

... Alors l'Éternel Dieu fit tom- ber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit; Il prit l'une de ses côtes, à la place de laquelle Il referma la chair. De la côte qu'il avait prise à l'homme, l'Éternel Dieu forma une femme qu'il amena à l'homme.

Et l'homme dit : « Celle-ci, cette fois, est os de mes os et chair de ma chair ! Elle sera appelée femme; car elle a été prise de l'homme. »

Genèse, 11-21, 22, 23.

Que la femme « prise de l'homme » n'ait été créée qu'en second lieu — Ève après Lilith — cela ressort de la comparaison des Écritures.

Évoquée comme il vient d'être dit, au livre de la Genèse, nommée dans l'Ancien Testament par le prophète Isaïe dont les traducteurs : Saint Jé- rôme et Symmache, ont rendu le nom de Lilith par le mot lamia, démon femelle, spectre de la nuit, Lilith reparaît sous son aspect d'ange maudit dans le Talmud et la Cabale.

« Il est défendu de dormir seul dans une maison, lit-on dans le Talmud, car celui qui le fait, Lilith s'en saisira. » L'Alphabet de Ben Sira donne la formule de l'exorcisme : « Lilith hors d'ici » dont les Juifs pendant des siècles se servirent pour se protéger de ses maléfices : les chambres des femmes en couches étaient placardées aux quatre coins de cette inscription.

C'est ainsi que la première des femmes de l'Homme ou plutôt la première des « femmes sans homme » poursuit dans les traditions anciennes son rôle de rivale et d'ennemie d'Ève, de la femme prise de l'homme, qu'elle ne cesse de menacer dans son couple et ses enfants.

L'imagination des peuples ne crée point de prototypes inutiles Est-ce une femme, celle que l'homme ne domine pas, qui ne peut s'unir à lui, qui n'est pas la chair de sa chair? Ange, femme ou démon, elle a fait souche. Une lignée innombrable de Lilith subit la malfaçon du Créateur et l'étrange destin que l'Éternel lui assigna.

— Qui écrira le roman de Lilith? demandait Alfred de Vigny dans son journal. Le poème a été écrit (1). Le roman de Lilith ne le sera jamais car dans le cycle de ses avatars elle apparaît sous trop d'aspects, elle offre

(1) Voir bibliographie de Lilith à la fin de l'ouvrage, p. 187.

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prise à trop d'interprétations pour être jamais réduite aux mesures d'une seule destinée humaine, d'un seul personnage de roman.

Aussi le titre donné à ce récit veut-il simplement marquer un passage de Lilith... Lilith, il y faut prendre garde, passe chaque jour parmi nous. Qui n'a sans le savoir, à travers la foule des êtres que nous coudoyons, entrevu sa trace?

L'homme dont on va lire la douloureuse confidence, ce Brandt dont nous nous sommes borné à transcrire ou peu s'en faut la confession portait, quand nous nous connûmes (sur un bateau qui nous ramenait ensemble d'Extrême-Orient), la dure marque de sa griffe et le feu de la blessure n'était pas encore éteint. Il avait rencontré une « Lilith » qui, pour être particulière ressemblait à pas mal d'autres que nous connaissons.

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PREMIÈRE PARTIE We were dreamers, dreaming greatly.

KIPLING. The seven Seas.

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I

POUR elle, Antraygue, vous ne pouvez rien », lui avaient dit ses chefs. « Oubliez-la. » Cette certitude d'impuissance contre l'injustice ache- vait de le rendre fou, durant son internement au Créach. Le chaos le disputait au vide, dans son cerveau, depuis le choc. Dès qu'il se remet- tait à penser à elle, à ce bonheur trop grand qui

lui était échu, à la catastrophe qui venait de fondre sur eux, il recommençait à battre la campagne. Ils étaient, elle et lui, sous le coup d'une conjuration absurde, monstrueuse...

« Faites un rapport minutieux, avait demandé son avocat. Rassemblez vos souvenirs. Le moindre détail peut servir. N'o- mettez rien. »

Pendant des semaines il s'était rompu la tête à vouloir se rappeler, comprendre. Sa mémoire travaillait sans répit à la façon d'une drague aveugle, grinçante qui ne remonte du fond ténébreux que de l'eau, du sable, des vases molles. La nuit surtout... Que de nuits il était resté sans dormir ! Les somni- fères n'agissant plus, le médecin du Provence lui avait donné du laudanum. Et cette drogue arrivait à l'abrutir plus encore que la réclusion.

« Il faut pourtant réparer vos forces pour vous défendre », conseillait paternellement le commandant du fort. Le jour il avait toute liberté de circuler à l'intérieur de la zone militaire du Créach jusqu'aux falaises que surplombent les ouvrages désaffectés. Par les pistes en mâchefer et les marches de ciment il pouvait gagner la ligne des casemates et de là suivre les ma-

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nœuvres quand l'escadre sortait. Au moins il ne pensait plus quand il errait sur ces glacis. Un cheval condamné offrait à son oisiveté le compagnonnage d'un destin guère plus enviable que le sien. Un jour il avait flatté de la main l'étique encolure de l'animal et par mégarde effleuré la tumeur sanguinolente du garrot. Depuis, le cheval s'enfuyait, clopinant et hennissant à son approche. Lui aussi craignait d'être touché au vif de sa bles- sure. Il n'y avait aucune hostilité à son égard sous le toit de zinc des baraques noires. Cependant il évitait avec des précautions de lépreux les deux ou trois officiers en service au camp.

D'ailleurs la marche l'épuisait vite. A ces promenades sans but il préférait le crépuscule de sa chambre, son coin de fenêtre; une bosse de terrain croûteux contourné par un chemin de pierre et de fange fermait sa vue. Parfois des cochons débouli- naient en grouinant dans le sentier, ou des vaches qui hochaient idiotement leurs sonnailles. Sur le tertre les vents d'ouest rou- laient leur troupeau de nuages à longueur de jour. Là, entre ses quatre murs, son lit de fer et sa cuvette, rien ne le distrayait de sa hantise. Il restait accoudé des heures devant son papier, raturant, multipliant les ajoutis sur son mémoire, le Mémoire du lieutenant de vaisseau d'Antraygue à M. le Commissaire rap- porteur du conseil de guerre :

« Mes relations avec M Nielsen ne remontent qu'à trois mois, au 10 janvier dernier exactement. Je lui fus présenté ce jour-là par mon camarade, le lieutenant de vaisseau Loiseau, du Dumont- d'Urville. Ce dernier est de ma promotion. Notre spécialité commune et le service nous ont toujours valu des rapports per- sonnels cordiaux. Je l'ai retrouvé à Brest lors de mon affectation au Tonnant en voie d'achèvement.

« Revenu la veille de permission Loiseau passa, ce matin-là, me prendre à bord et me relata comment dans le train, entre Paris et Brest, il avait fait la connaissance d'une jeune Danoise que le goût des voyages amenait en Bretagne. Il la peignait sous des dehors séduisants, ajoutant qu'il se proposait de la piloter durant son passage à Brest. Rendez-vous était déjà pris, devant le Château. Je ne me fis pas prier pour me joindre à lui.

« En disant que cette première rencontre marqua la nais- sance de mon sentiment pour celle qui allait devenir un mois plus tard ma fiancée je ne crains pas d'excéder la vérité. Son ori- gine étrangère ajoutait, je le reconnais volontiers, au prestige

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de son exceptionnelle personnalité. A une simplicité pleine de franchise qui nous lia d'emblée, à une vivacité exquise elle joi- gnait une intelligence cultivée, un esprit extraordinairement formé par les voyages. Mentionner ai-je qu'elle parlait le fran- çais aussi couramment que l'anglais et l'allemand? Ces détails sont connus. J'appris qu'elle était d'une excellente famille des environs de Garno en Danemark, qu'ayant perdu son père elle disposait d'une assez large aisance et visitait la France tant pour son instruction que pour son plaisir. L'attrait du Finistère l'avait amenée jusqu'à Brest qu'elle avait cru, nous dit-elle, une grande cité maritime pleine de pittoresque et de mouvement.

« Ses façons étaient libres, droites, exemptes de coquet- terie. Pour résumer d'un mot mes impressions à l'issue de cette première entrevue, je dirais que tout en elle déjà révélait à mes yeux une vraie jeune fille... »

Voici ce « mémoire ». Comment il est venu en ma possession vous le saurez bientôt. Mais irez-vous plus loin que ce début? Pauvre Antraygue ! En vain cherchait-il à retrouver dans sa scrupuleuse chronologie cette chose insaisissable qui est mouve- ment, qui est flamme, qui est mirage, qui est vie et sans laquelle il n'est pas de vérité. Il avait vécu un roman avec la ferveur des êtres de roman et c'était un rapport qu'il rédigeait. Une vraie jeune fille ! Comme elle devait le brûler, cette phrase qui fait si bête sur le papier, comme il devait souffrir de sa platitude en l'écrivant ! Je l'entends encore me faire, à moi, le récit de la scène, me dire (avec quels mots, alors !) ce qu'il avait vu, éprouvé en une extraordinaire succession de chaud et de froid dans tout son être lorsqu'elle lui était apparue, sa Viking, si droite, si mince dans ce tweed sobre qui raidissait encore sa ligne gar- çonnière, cachant son regard de fée nordique sous son drôle de feutre tyrolien. Le hâle des mers froides la teignait encore, cette belle tête fière, sans poudre, sans rouge à lèvres, qui reje- tait en arrière le poids de ses boucles un peu longues, entre le blond et le châtain. Et ses yeux dont il avait plus tard cherché la couleur « ni gris ni verts et pas vraiment bleus, le bleu des fjords ou des glaciers », il les avait, de près, vus si limpides, si vierges... oui, en leur magnétisme enfantin. Une « vraie jeune

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fille » ! Eh, que pouvait-il écrire d'autre pour des juges en uni- forme? Comment leur eût-il fait entendre ce charme d'être syl- vestre et marin, ce halo de lumière, d'écume et de rochers qui l'auréolait dans son manteau anglais couleur de sapin et l'espiè- glerie de son rire aux dents de louve quand ils étaient arrivés, l'un et l'autre, la main raide à la casquette.

Marian Nielsen ! Des voyageuses comme celle-là, on n'en avait jamais vu à Brest. Et vous imaginez l'état d'âme d'un garçon de vingt-cinq ans qui, après avoir couru le monde, est confiné à Brest depuis des mois... Il me l'avait écrit : il se rongeait à Brest. Un port? Ah, Dieu ! Un asile de marins à terre et de retrai- tés, une ville de terriens qui « possèdent la marine » par l'Arsenal. La mer, on ne l'y avait jamais sentie que par l'humidité des murs et les bourrasques. Même pas une rivière, une fosse où les navires sont plus captifs que les pontons. Il fallait être Danoise pour trouver de la grandeur à Brest, à cette ceinture de fortifs et de dépôts, de murailles encharbonnées et de fenêtres. Ferraille en cale sèche, talus, places mortes aux chaises de fer, trottins plâtrés aux parapluies Tom Pouce qui rêvent de devenir « petites alliées » devant les kimonos à 65 francs des Monoprix, c'était cela Brest et les banquettes collantes du café de la Marine, leur odeur de vareuses moites et de café crème, les rues en pentes tourmentées par les averses, encombrées deux fois par jour de capuchons, de cirés et de pieds traînants. La rue de Siam ! Quelle ironie... En avait-il assez pompé l'ennui, la médiocrité gluante, des semelles jusqu'à l'âme rien que par le chemin à parcourir du pont Gueydon à son petit havre de la rue Massé ? Là, au moins, il retrouvait... l'air de l'ailleurs? Non, mais les souvenirs enfumés, étouffés, déjà perdus, de son autre vie.

Lost in the fog ! Le mot était d'elle, qui l'avait vite deviné. Perdu dans le brouillard, voilà ce qu'il était avant que sa venue déchirât d'un coup la brume opaque.

Et Dieu sait pourquoi l'annonce en était dans l'air ce matin- là, portée par le tintamarre du bord, l'éclat des lampes, la tabagie bleue au milieu de laquelle il étudiait les schémas électriques du Tonnant... Elle était aussi pleine de poussière que de fumée, sa cabine que jamais encore un matelot n'avait nettoyée; les am- poules suspendues à des fils de fortune y jetaient par fulgurations soudaines la pulsation des dynamos neuves. Tous les bruits du navire en œuvre entraient à la fois : au-dessus de sa tête, la rabo- teuse découpait par à-coups des lamelles d'acier dans le massif d'un écubier. Le grincement des foreuses mêlait le cri du métal

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à vif à l'ébranlement des riveteuses. Dans les coursives, marteaux, sabots, appels menaient leur train. Et en dépit, peut-être à cause de ce boucan d'enfer une étonnante allégresse entrait en lui qui, appuyé de tout son poids sur la planche à cartes, distribuait la lumière au bâtiment. La scie de l'ébéniste, au carré, entamait à peine sa quatrième heure. Il était 11 heures et Loiseau ouvrait la porte...

Aux premiers mots, il avait senti venir l'événement promis. Cette hâte à mesure que l'autre parlait. A midi moins dix, un coup de brosse sur le vieil uniforme de bord, sali et fatigué, puis sur le manteau neuf plus présentable. Qu'il faisait froid sur le pavé verglassé de l'Arsenal! A midi moins trois, il atteignait le haut de l'escalier de pierre. Et de là — ce n'était pas seulement pour se réchauffer — le pas accéléré jusqu'au Château.

Elle était là. Elle descendait du Château avec tous ces remparts derrière elle, ces bastions épais, cette voûte qui semblaient n'avoir jamais eu d'autre raison d'être là que pour livrer cette miracu- leuse évadée à son attente.

Et derrière le Château, c'était grande fête. Dans le port, les remorqueurs criaient à tue-tête. On allait ouvrir le grand pont. Il était midi. Le travail cessait sur la Penfeld et dans la rade. Miracle ! un souffle d'embellie dissipait le crachin, le soleil sortait, pour cette heure unique, de son étoupe, projetant sur les eaux plombées mille écailles qui faisaient tournoyer les goélands. Elle était là. Il tenait une main douce et musclée dont le ferme étau, à sa surprise, serrait et secouait la sienne sans la lâcher. La brûlure de glace de deux grands yeux le pénétrait.

Marie... Une vraie jeune fille!

...Vous croyez qu'il la voyait à travers les illusions de la jeu- nesse? Je n'étais plus un jouvenceau, moi qui vous parle, quand j'ai connu Marian Nielsen. Je l'ai connue mieux que lui, mieux que personne au monde. Et c'est ainsi qu'elle m'apparut, à moi aussi, le jour où il nous présenta.

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II

ous vous demandez comment nous avions pu nous lier, le petit Antraygue et moi? En Chine, plus de deux ans avant cette histoire, au cours d'un voyage que je fis en 1930 sur le Yang- Tsé. Encore enseigne il commandait le déta- chement de marins qui assuraient dans les eaux dangereuses du Haut-Fleuve la protec-

tion du vapeur de commerce sur lequel j'avais pris passage. C'était alors le « midship rougissant » que vous avez dû, cette

année-là, rencontrer chez moi. Ses prévenances appelaient, quêtaient en quelque sorte l'amitié. Notre différence d'âge, mes cinq ans d'Extrême-Orient, mon titre de Conseiller au gouverne- ment de Nankin, tout cela lui en imposait. Mais sa discrétion même, sa manière, à la fois liante et pudique, d'entrer en conver- sation, de céder à la confidence révélaient un besoin d'affection — le mot n'est pas trop fort — qu'il portait presque trop lisible dans le regard.

Délicat de constitution il gardait d'une adolescence ingrate je ne sais quoi de fragile, d'instable, d'ardent et d'inquiet qui faisait son charme. Je me souviens d'un petit journal de bord où, parmi ses notes de voyage, il m'avait montré une allusion à ses années d'enfance qui m'avait frappé. « J'étais laid et timide, y disait-il, maladif et de bonne foi. De bonne heure l'on m'aban- donna aux plaisirs de l'imagination. Pendant des années, je n'en connus pas d'autres. Suffisamment tenace pour réussir, ma santé me trahissait à chaque instant. Je compris qu'elle m'assignait dans la vie un niveau que je n'arriverais pas à dépasser... »

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Je sus de lui quelle lutte il avait eue à soutenir contre ce senti- ment d'infériorité. Né de parents âgés (son père, capitaine de vaisseau, était mort dans les Flandres au début de la guerre), il avait eu une croissance difficile : Berck, un plâtre à la jambe dans les années où ses camarades jouaient aux corsaires et une petite voiture surchargée de couvertures et de livres auprès de laquelle il entendait sa garde chuchoter : « Il vit dans un rêve. »

Loin de l'en distraire, sa mère, vieille dame encline à la dévo- tion, encourageait ces propensions errantes en essayant de leur donner une direction mystique. Elle eût volontiers fait de lui un prêtre. Comment s'était-il arraché à ces limbes et à ces tendresses paralysantes pour rattraper, une fois guéri, les classes perdues et enlever ses examens ? Il tenait ces réserves d'héroïque vitalité de son père, qui lui avait légué, avec une forte provision d'orgueil et de ténacité, l'ambition chevaleresque, la « hantise », disait-il, déjà dessinée chez lui « d'aller jusqu'au bout des choses ». C'était par aspiration à la discipline au moins autant qu'à l'évasion qu'il était entré à Navale. Bordache, il avait promené sur les cours brestois son sabre encombrant, ses grands rêves et sa cape neuve. Alors le monde et ses départs tenaient dans cette rade où tour- naient, quêteurs d'infini, les bras des phares, où, les soirs d'octo- bre, vents et sirènes emmêlaient leurs gémissements. Digue de Camarets, Molène, pointe de Saint-Mathieu, Trezhir... Elle s'enfonçait comme une proue dans les brumes de l'avenir, cette pointe du Finistère mordue de tempêtes, balayée par les voix mystérieuses des landes et des eaux. Ce cap extrême de l'Europe, un jour il le doublerait...

Ses succès l'avaient surpris tout le premier. Le départ en cam- pagne — sur la Jeanne-d'Arc qui emmenait autour de la terre toute une fournée d'aspirants — avait mis le comble à ses vœux. L'aube écarlate de Las Palmas, les chefs noirs de Kindia aux blanches draperies, les chansons doudou de Fort-de-France, les lys de Caracas et les jeunes filles de Lima... puis Tahiti, Bora Bora, premiers paréos, premières couronnes, il avait eu tous ces émois au milieu des quarts et des corvées, des charbonnages, des engueulades au carré, des levés hydrographiques et des calculs au sextant. Au bout de ce périple, sa bonne — ou sa mauvaise — étoile lui avait valu une affectation en Chine.

Ses confidences, ses effusions, les notes qu'il me laissait voir, ses impressions journalières devant l'étrange pays que je l'aidai à découvrir partaient d'une âme étonnamment fraîche. Préservé, par la maladie sans doute, des troubles sensuels de la seconde

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enfance, il abordait la force de son âge avec un cœur d'adolescent. Ce sont les plus exposés. Je m'attachai à lui. Disons, pour être sincère, sans plus tarder, que je le laissai s'attacher à moi.

A Shanghaï, dans le mois qui suivit notre retour du Yang-Tsé, je le retrouvai presque chaque jour chez moi, car dès qu'il connut le chemin de mon bungalow, je n'eus pas à le prier pour qu'il y prît ses habitudes.

Je ne sais que trop l'ascendant qu'exerçait sur lui l'espèce d'aventurier dilettante que j'incarnais à ses yeux. Il découvrait avec une égale ferveur mes peintures Soung, mes disques de Bach, et le badmington de mon jardin. En lui ouvrant quelques portes, en lui repassant quelques émigrées de Kharbine entretenues par des brokers américains, je jouais les Aladin; il ne manquait à mon auréole que la lampe merveilleuse : je ne fumais pas. Mais un comprador de mes relations, Wang, s'était chargé de l'initier à un plaisir pour lequel je n'avais aucun goût.

Dirai-je que j'étais sensible à sa vénération sentimentale, à ce naïf amour de cadet? Les tendres recherchent les « durs » ; la loi des contraires le veut ainsi : Quand il dut quitter Shangaï pour rentrer en France il me demanda une photographie « pour sa cabine ». Je plaisantai cette sentimentalité. Mais il emporta avec une tendre fierté le portrait de « son ami Brandt ».

Il se rappela par des nouvelles espacées : cartes de Bali, de Toulon, puis de Brest regagné sans joie... Je sus qu'il avait réin- tégré les anciens parapets de la vieille Europe, accru de galons qui ne payaient guère l'amertume du retour et de souvenirs aussi pernicieux que ses nostalgies. Je ne devais le revoir que deux ans après son départ de Chine, au cours d'un bref voyage que je fis moi-même en France. Et ce fut au moment de ses fiançailles avec Marian Nielsen, précisément.

Tout à l'heure je vous donnerai le détail de cette rencontre. Mais son histoire doit passer avant la mienne... Pour rester dans l'ordre des faits il me faut revenir à son mémoire.

La jeune fille était tombée dans ses brouillards brestois, un matin de janvier. Voici la suite :

« Nous avions pris l'habitude, M Nielsen et Loiseau et moi de déjeuner presque chaque jour dans un petit restaurant du port de commerce, le Bar de l'Océan.

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Marie — je ne lui donnais pas encore ce nom — fuyait volon- tiers le Grand Hôtel où elle était descendue. Je comprenais son aversion pour les banquettes des brasseries et autres refuges de l'ennui brestois, tels que ce « Dancing de la Marine » où, faute de distractions à lui offrir, nous l'avions, un soir, conduite. Elle y avait, on l'imagine, fait sensation. A la rue de Siam, elle préfé- rait comme nous ce port de commerce, à peu près désert, seul quartier de Brest, dont les quais encombrés de barriques, bordés de cabarets et de barques, ont au moins l'odeur de vrais ports.

Au Bar de l'Océan, nous étions chez nous. Traités en amis, nous nous faisions servir dans la salle du haut où conduisait un escalier de bois. Le cadre simpliste, le service familier, les « fruits de mer » qui avaient là une autre saveur que dans la ville haute, tout cela enchantait notre convive.

Un jour, pourtant, Loiseau ayant dû rejoindre son bord plus tôt que de coutume, une sorte d'embarras, de silence mélanco- lique, vint s'établir entre nous. Le matin de notre rencontre, elle avait dit qu'elle ne comptait point prolonger son séjour au delà d'une semaine. Nous approchions de l'échéance.

Je ne pus me retenir de lui demander : — Est-ce que vous allez encore voyager, Marie ? Je n'avais pas hésité à franciser son prénom de Marian. Un

sourire assez gentil asquiesça à cette licence. — Sans doute, dit-elle... Les oiseaux de mon espèce tournent autour des bateaux. — Pour suivre les marins? hasardai-je. — Chez nous, continua-t-elle, nous avons presque tous la

wanderlust. Vous dites, en français, la bougeotte. Vous n'êtes pas, vous autres, de vrais errants.

Dans les moments où elle devenait sérieuse, le registre de sa voix descendait d'un ton. J'en aimais le timbre voilé, grave, un peu sourd lorsqu'elle employait l'allemand. Je protestai. J'étalai non sans orgueil mes campagnes. Mais au fait, qu'étaient mes campagnes auprès de ces grands vagabondages à elle qui avait couru le monde en liberté? Et ce domaine de Malaisie qu'un oncle de son père lui avait légué... Elle avait mentionné ce détail la veille. Je brûlai de lui en reparler.

— Et vous ne connaissez jamais de lassitude. Vous n'avez pas parfois l'envie de vous fixer?

— L'envie de me fixer? Ah oui... dit-elle avec un soupir, puis elle ajouta drôlement : mais j'y résiste. Ce qu'il ne faut pas, voyez-vous, c'est ça...

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Elle montrait dans le bassin, tout près du quai, deux imbéciles qui depuis une heure godillaient vaseusement sur une petite embarcation. Me vit-elle rougir ? Elle ajouta :

— Vous avez raison. Le voyage sans but ne suffit pas. C'est une drogue, un remède contre l'ennui ou autre chose. Tourner autour du monde, en soi, ne donne rien. Ce qu'il faudrait, c'est agir, faire quelque chose. J'ai besoin d'une activité, d'un vrai métier, d'un métier d'homme. Pourquoi pas?...

— Et votre domaine de Malaisie? dis-je alors. — J'y songe souvent. La plantation est dirigée par un gérant

à nous, qui fait ce qu'il veut. Un jour j'y mettrai ordre. Mais pour vivre là-bas, il faudrait...

— Un compagnon, suggérai-je. Elle planta sur moi ses yeux rieurs. — Mon Dieu, peut-être. Ces propos que je rapporte fort mal étaient émis avec un tel

accent de sincérité, une telle absence d'affectation que j'éprouvai pour cette jeune femme qui savait voir les choses avec un esprit aussi viril une réelle admiration.

Le soir de ce jour, nous devions dîner à bord du Dumont- d'Urville, invités par Loiseau. Après la visite d'usage, nous nous rendîmes au carré où les jeunes officiers nous attendaient pour le porto. Loiseau en profita pour me prendre à part.

— Antraygue, me déclara-t-il d'un ton embarrassé, il faut que j'aie avec vous une explication. Vous avez pu voir quel intérêt je portais à Marian Nielsen. C'est moi qui vous l'ai fait connaître. Je trouverais assez peu chic de votre part...

Je l'arrêtai net : — Où voulez-vous en venir? Vous avez eu le champ libre avec

cette jeune fille depuis une semaine. J'aurais mauvaise grâce à vous cacher qu'elle me plaît autant qu'à vous...

Là-dessus, je coupai court à cette petite scène de jalousie. Au dîner, Loiseau avait placé Marian entre lui et le président de carré, assez loin de moi, ce qui ne laissa pas de me causer quelque agacement d'autant qu'il affectait dans ses assiduités une atti- tude confidentielle. Quand nous la raccompagnâmes à son hôtel, en passant rue Massé, dans le désir peut-être de rattraper son manque de tact, il proposa de monter chez moi : « Vous aurez bien quelque chose à nous offrir », dit-il faisant allusion à la petite réserve d'opium qu'il connaissait. D'ailleurs, j'ai un cours à prendre chez vous, si vous voulez bien me le prêter...

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DÉPOT LÉGAL N° 1.155. 4 TRIMESTRE 1954.

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Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

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