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MÉMOIRE DE RÉFUGIÉE Zeller Lidia

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DESCRIPTION

Sous l’ère Ceaucescu, une jeune Roumaine fuit son pays et débarque, toute dépaysée, en Suisse. Ce n’est pas seulement son histoire qu’elle raconte: c’est toute une saga familiale qui nous replonge dans le chaos du 20e siècle. Son récit poignant, fait de souffrance et d’espoir, donne le courage de se battre pour ce qui est essentiel dans la vie: la famille, la foi, l’amour et la liberté!

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Table des matières

Avant-propos ................................................................................ 11

PREMIÈRE PARTIE 1. Au commencement était… ........................................... 192. Ion et Oana .............................................................................. 233. Promesses rompues ........................................................... 274. Jusqu’au bout ........................................................................ 435. Vasile et Nastasia .................................................................. 456. Le secret de Lucia ................................................................. 51

DEUXIÈME PARTIE 7. L’histoire d’une croix… ..................................................... 598. Sang et haine… .................................................................... 65… à Bucarest .................................................................................. 66… à Iasi .............................................................................................. 679. La Transnistrie ........................................................................ 7110. Sonia ........................................................................................... 7511. Bogdanovka............................................................................ 8512. Et encore… ............................................................................. 8913. La case de l’oncle Rom ..................................................... 9114. Ecce Homo ............................................................................... 97

TROISIÈME PARTIE 15. Damien ....................................................................................10316. Bombardements de Pâques .......................................10717. Pendant que les Alliés débarquent… ....................11318. Les Russes .............................................................................11519. Mikhail et Alexandre ........................................................11720. L’arrivée du communisme ............................................12321. Le tourment .........................................................................12722. Vasile .......................................................................................133

23. Seules…..................................................................................14124. Le fugitif ..................................................................................14725. Le règne de la Peur ..........................................................15326. Nastasia et Elvira ................................................................155

QUATRIÈME PARTIE 27. Au temps de mon enfance… ......................................16128. Le vol des hirondelles… ................................................17129. Nouveau départ… ...........................................................17730. Cravate rouge et sarcophage… ................................18531. 1er mai ......................................................................................18932. Glisser dans la vie à petits pas… ...............................19333. Notre mai 68 .........................................................................20134. Ceausescu «le champion de la paix…» .................20535. Qui se ressemble s’assemble .......................................20936. L’Epoque d’Or du «Génie des Carpates» ...............21537. Le «code d’éthique socialiste» ...................................22338. Les amours secrètes de Lénine ..................................22539. L’église .....................................................................................22940. En quête de liberté ..........................................................23541. «Les poux» ............................................................................24542. Accusée… ............................................................................24943. Les multiples visages de la terreur ..........................261

CINQUIÈME PARTIE 44. Départ ....................................................................................26545. L’étrangère ............................................................................26946. Arrachée à ma terre… ....................................................27747. L’intégration… ...................................................................28148. Roland ....................................................................................28549. Grand-papa .........................................................................28950. Ensemble… ..........................................................................291

Epilogue ................................................................................295

A mes parents, Elvira et Gheorghe Plesa, qui se sont battus pour que je vive et que je devienne qui je suis.

A mon mari Roland et nos deux filles Naomi et Rébecca.

Ceci est leur histoire aussi bien que la mienne.

Remerciements

A Ruth et à Jean-Paul Konrad. Sans eux, ma destinée aurait certainement été autre.

A Sonia Palty, survivante et ancienne déportée en Transnistrie qui a pris fait et cause pour ce livre, restant une aide précieuse dans la compréhension de l’horreur de la Shoah.

Tous les récits de ce livre sont authentiques.

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Avant-propos

Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel: un temps pour naître et un temps pour mourir, (…) un temps pour pleurer et un temps pour rire, (…) un temps pour aimer et un temps pour détester, un temps pour la guerre et un temps pour la paix, (…) un temps pour se taire et un temps pour parler.

(Ecclésiaste 3)1

Lundi matin, 5 juin 1978: jour de mon départ. Je quitte mes parents et mon pays. Mon cœur bat des ailes comme un oiseau emprisonné. Ma bouche se dessèche et ma langue se colle à mon palais, étouffant les paroles. La séparation est un crève-cœur car je sais que mon départ signifie un non-retour.

En me prenant dans ses bras, papa me caresse les cheveux sans rien dire. Je sens son souffle sur ma joue et je m’efforce de contenir le mien presqu’à m’étouffer. J’embrasse très fort maman et laisse mon front dans le

1 La Bible, le livre de l’Ecclésiaste, chapitre 3, versets 1, 2, 4a, 8 et 7b.

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creux de son épaule en ravalant mes larmes. Je sors sans me retourner en redressant mon buste déséquilibré par le poids de la valise et je replace mon sac en tissu beige sur mon épaule. Je sens mes entrailles se déchirer par une brûlure qui, tel un serpent, remonte jusque dans ma gorge.

Je pars seule, car je ne veux pas que mon départ attire l’attention. J’habite au 14 Rue de Constitutiei, près de la gare, juste devant la grande synagogue de Sibiu, dans le quartier juif. En passant, j’aperçois Yoshi, le rabbin, qui bêche son jardin. Il lève la tête, interrompt un instant son labeur et me fait un signe de la main. 

Le train arrive. Il m’amène à Bucarest, d’où je prends l’avion le lendemain, pour le Brésil. Assise dans le train près de la porte d’un compartiment à huit places, je dévisage les voyageurs. Un homme d’une quarantaine d’années regarde par la fenêtre tandis que deux femmes, paraissant être la grand-mère et la mère d’un enfant d’environ deux ans, finissent leur casse-croûte. L’ homme est assis, la tête rentrée dans les épaules. Il paraît perdu dans ses pensées au point de ne pas me remarquer. Je me demande s’il fait partie de la Securitate2 et s’il est chargé d’épier mes faits et gestes. Mais son regard reste indifférent et à aucun moment il ne m’accorde une attention particulière.

Je touche de temps en temps la poche de ma veste où se trouve mon passeport, preuve d’un miracle. Je peux, en effet, quitter cette grande prison appelée la République Socialiste Roumaine, qui a pris tout un peuple en otage pendant des décennies. Pourtant, j’ai conscience qu’à tout moment mon sort pourrait changer, car dans mon pays, à cette époque, on peut nous ôter ce qu’on nous

2 La Securitate, police secrète roumaine sous l’ère communiste.

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Avant propos

a donné quelques minutes plus tôt… que ce soit un passeport, un emploi, un diplôme ou la liberté.

J’ai reçu mon passeport d’une manière incroyable et dans un délai très bref. Quelques mois auparavant, des amis de mon grand-père qui habitaient dans la même ville que lui au Brésil sont venus visiter leur famille en Roumanie. Ils sont passés chez nous pour nous apporter un petit présent de sa part. En discutant avec eux, une idée m’est venue subitement. Je savais que l’Etat roumain ferait n’importe quoi pour posséder des dollars; alors je me suis dit que mon grand-père devrait m’envoyer un télégramme où il m’annoncerait qu’il est très malade et qu’il m’appelle d’urgence à son chevet pour me laisser toute sa fortune. J’ai donc demandé à ces amis qu’on lui transmette mon idée.

Après des mois d’attente, le facteur nous apporte un samedi ce télégramme qui m’est adressé en ces termes: Signor Bota Vasile est très malade, en fin de vie. Réclame d’urgence la présence de sa petite-fille Lidia Plesa pour lui transmettre son héritage. Signé Dr Carlos da Silva.

Une heure plus tard, deux hommes sonnent à notre porte. Avant même qu’ils ne se présentent et bien qu’habillés en civil, je sais qu’ils sont de la Securitate. Il y a quelque chose d’inexplicable dans leur regard, dans leur manière de se tenir et de parler qui leur est singulière et qui ne trompe pas. Durant des années, j’ai presque développé un sixième sens et je peux les reconnaître partout, même au milieu d’une foule.

– Nous savons que vous avez reçu un télégramme, commence le plus âgé qui semble être le chef.

Long et sec, aux cheveux gris et ondulés, l’homme est vêtu d’une veste marron. Il a des joues creuses et des

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poches sombres sous les yeux, mais ce qui me frappe, c’est son regard noir et direct.

– Oui, dis-je posément en lui donnant le télégramme, faisant l’effort de ne pas sourire devant cet aveu qui me prouve que tous nos courriers sont lus. Il jette un coup d’œil au document sans s’y attarder.

– Dis-moi donc ce qu’il a, le vieux, comme fortune…Le passage du vouvoiement au tutoiement ne

m’étonne guère, car un jeune d’une vingtaine d’années, célibataire, fille ou garçon, est considéré ici comme une créature inachevée qui n’a pas encore droit au respect.

– Euh… une maison… Il paraît aussi qu’il a une fabrique.

Je m’aperçois alors que je n’ai pas préparé cette réponse. En remarquant ses yeux se dilater, j’ajoute:

– Il nous a aussi parlé d’une autre maison au bord de l’océan et de plusieurs voitures.

– Une fabrique de quoi? Méfiant, il plisse les yeux en me fixant. Tenue d’être

crédible, je soutiens son regard.– Je ne sais pas trop camarade. Il paraît que c’est une

fabrique de pièces pour voitures.J’évite de regarder dans la direction de mon père car

j’imagine à quel point il doit être mal à l’aise, lui qui a le mensonge en horreur.

– C’est tout?...– Oui, je pense…Le chef se lève. Il s’arrête devant la fenêtre, mains au

dos. Je sais que mon destin se joue là. Il se retourne. Ses yeux noirs me glacent le sang au point que j’en oublie de respirer. Je sens qu’il s’agit d’un instant décisif qui, à tout moment, peut faire tout basculer d’un côté comme de l’autre. Sa mâchoire inférieure s’avance, agressive. Me

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Avant propos

donnera-t-il ce passeport? Si oui, j’ai la certitude qu’il le ferait à contrecœur comme si quelque chose en lui se déchirait. Il s’approche. Sa dentition que je suppose négligée depuis des années est jaunie par le tabac et dégage une haleine nauséabonde. L’ homme scrute mes yeux et flaire mes pensées comme s’il pouvait lire en moi. Instinctivement, je baisse le regard car j’ai peur qu’il ne me trahisse. Soudain, sa voix devient sèche. Pointant sur moi son index tordu par l’arthrite et jauni par la nicotine, il lâche:

– Bien… Tu iras voir le vieux, tu prendras l’argent et tu rentreras! On te donne trois semaines!

Je respire à peine, n’en croyant pas mes oreilles. Ça a marché! Je tenais là une chance unique de m’enfuir, de trouver la liberté dans un monde inconnu que j’espérais meilleur. C’était une occasion que je prenais comme un cadeau du ciel!

Aujourd’hui, je m’arrête un instant pour sortir des greniers poussiéreux l’histoire de ma famille, le parcours de mes ancêtres, exhumant les traces du passé qui n’ont de sens que dans le présent. Je dévoile les événements passés de l’histoire peu connue de mon pays, même dans le monde occidental…  Une histoire parsemée de témoignages des miens et des proches amis qui l’ont vécue… Je retrace le chemin parcouru. Je partage les souvenirs liés à mon enfance et à ma jeunesse passée dans un pays qui n’existe plus, un pays où régnait le régime totalitaire d’une dictature communiste. Je dévoile mon sort de jeune réfugiée partie seule, sans savoir si un jour je reverrais les miens, sans savoir quelle serait ma destinée.

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Ce qui suit, je ne l’ai moi-même appris que dernière-ment, car le régime communiste dans lequel j’ai vécu tolérait une mémoire sélective qui gommait les événements et passait sous silence des années dans le but de dissimuler la vérité. Toute une génération de Roumains a été élevée dans le déni. Dans nos livres d’histoire, il n’y avait aucune mention du déroulement de la Seconde Guerre mondiale! Aucun mot sur le génocide des Juifs et des Roms!

Ce sujet restera tabou durant plusieurs décennies, jusqu’en novembre 2004 plus précisément, lorsque la Roumanie reconnaît formellement la Shoah sur son territoire, après… soixante-trois années de silence! Elle reconnaît, certes. Mais ce n’est pas parce qu’elle a subitement été hantée par sa mauvaise conscience ou poussée par la volonté de faire table rase qu’elle a décidé de ressortir un passé occulté durant des décennies. Elle reconnaît la Shoah parce qu’on lui a mis un rapport accablant sous le nez, élaboré par une commission internationale et, surtout, parce qu’elle a été forcée de s’y résoudre pour être admise dans l’Union Européenne à laquelle elle a désiré adhérer.

Elle reconnaît que les autorités civiles et militaires roumaines sont responsables de la spoliation et de la mort de centaines de milliers de Juifs3. Face à ce mea-culpa, la

3 Selon le Rapport final de la Commission Internationale sur l’Holocauste en Roumanie (Bucarest 11 novembre 2004), 45 000 à 60 000 Juifs ont été tués en Bessarabie et Bu-covine en 1941. De plus, entre 105 000 et 120 000 Juifs roumains ont été déportés et tués en Transnistrie. Entre 115 000 et 180 000 Juifs habitant les régions d’Odessa et les districts de Golta et Berezovca ont été assassinés. Au moins 15 000 Juifs de Regat ont été tués. Environ 132 000 Juifs ont été déportés et tués entre mai et juin 1944 dans le nord de la Transylvanie sous l’autorité hongroise. Environ 25 000 Roms (dont la moitié d’entre eux étaient des enfants) ont été déportés en Transnistrie et environ 11 000 d’entre eux ont péri.

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Avant propos

grande majorité de la population reste sceptique malgré les preuves apportées. Certains crient à la diffamation en se considérant comme «des victimes» obligées de céder «au chantage des organisations juives».

Il est difficile d’accepter la vérité… Mais le passé nous rattrape tôt ou tard. Le cadavre enfermé dans le placard finit toujours par être découvert. Il est dur d’admettre que la génération de nos grands-parents était capable du pire. En rédigeant cette page d’histoire, j’ai dû, moi aussi,  faire le deuil de l’image idyllique que j’avais de mon peuple. Mais si nous voulons comprendre le présent et construire l’avenir, nous avons le devoir de connaître et d’assumer le passé!

En Occident, on connaît peu de choses sur l’extermination des Juifs de Roumanie, sur les pogroms des villes et des villages par la population roumaine, et presque rien sur l’horreur des massacres commis par les soldats roumains en Bessarabie, en Bucovine, à Odessa et dans la région de la Transnistrie. Peu de rescapés ont laissé une trace écrite de leur témoignage et encore moins sont les Roumains qui ont décidé de se pencher sur ce sujet. Pourtant, moi, je tiens à parler, car c’est la vérité… et la vérité est libératrice et nécessaire.

Aujourd’hui, après plus de trente ans de silence, voici venu le temps de parler...

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Première partie

Chapitre 1

Au commencement était…

Vasile Bota… mon grand-père maternel, né en 1912 dans un village situé dans le nord de la Transylvanie, était issu d’une famille modeste. Quand il est âgé de quatre ans, son père tombe malade et, quelques semaines après, décède en laissant une veuve d’à peine vingt-deux ans avec trois jeunes enfants. Quelques années plus tard, elle se remarie avec un homme qui s’avère être violent, hargneux et brutal. Les enfants battus mangent rarement à leur faim et la mère assiste, impuissante, aux crises de colère de son mari.

Un après-midi d’août, les villageois font les foins, chacun sur son bout de terre, sous un soleil de plomb. Vasile, mon grand-père, alors âgé de dix ans, se trouve dans les champs avec toute la famille qui se hâte d’entasser les bottes de foin autour des pals, avant l’arrivée de l’orage qui menace du haut des collines. Le beau-père bouscule tous ceux qu’il trouve sur son chemin. Les enfants, apeurés, restent à l’écart en se tenant les uns près des autres et travaillant le plus vite possible. Soudain le vent se lève. Les premières gouttes de pluie commencent à tomber,

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grosses et lourdes. Les éclairs déchirent les nuages noirs. Les gens ramassent leurs outils et se mettent à l’abri. En voyant le travail inachevé, le beau-père, dépité, entre dans une colère noire. La mâchoire serrée, les yeux exorbités comme s’ils allaient sortir de leurs orbites, il prend son fusil et s’avance au milieu du champ en braillant et en tirant en l’air. Soudain, un éclair strie le ciel. Mais l’homme continue, le doigt pointé vers le ciel: «Où es-tu, Dieu? Viens ici! Là, maintenant! Que je te tue!»

Le jeune Vasile ne parle plus, ne respire plus. Il fixe sa mère. Elle pleure. Ses larmes de désespoir se mêlent à la sueur et à la pluie. Ses cheveux défaits et mouillés lui plaquent au visage, se collant à son cou noirci par la poussière. Son corps vibre telle une branche dans la tourmente. Sa respiration sort, sifflante, de sa bouche ouverte aux lèvres sèches. Son ventre dur et gonflé ressemble à un ballon prêt à éclater d’un instant à l’autre. Un bruit de fouet effroyable retentit. L’ enfant regarde le champ et voit son beau-père étendu à terre, foudroyé.

Pliée en deux, à genoux, la nuque ployée, les mains sur la tête, sa mère hurle. Un liquide visqueux et gluant s’écoule entre ses cuisses. Une heure après, couchée sur le sol brûlé par le soleil et détrempé par la pluie, aidée par deux femmes, elle met au monde une minuscule fille. Ma grand-tante Ileana. Le petit corps bleuâtre tremble, souillé par le sang, lavé par la pluie et purifié par les larmes. Ses premiers cris se mêlent aux grondements de l’orage qui s’éloigne.

La dépouille du père gît toujours au milieu du champ. Personne ne tente de l’approcher, car «il vient de s’en prendre à Celui auquel l’on n’ose s’attaquer»!

* * *

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Au commencement était…

Quatre ans se sont envolés. En 1926, mon grand-père, alors âgé de quatorze ans, vient de terminer un apprentissage de forgeron. En passant au milieu du village, il surprend le regard des filles qui scrutent, curieuses, son visage fin et étroit, son front haut et son teint mat. Des boucles indomptables chaperonnent des yeux verts pétillants et rieurs comme ceux de sa mère.

Son premier salaire en poche, il va Chez l’Ours, le magasin du village, payer les dettes de sa mère. Entré dans le magasin, il aperçoit Nastasia, la fille cadette du propriétaire.

– Ton père est-il là? demande Vasile.– Non, répond la fille. Il est en ville et ne rentre que ce

soir. C’est moi qui sers aujourd’hui. Vasile regarde la fillette. Elle a de grands yeux couleur

noisette, de longs cils et des tresses épaisses d’un blond cendré qui tombent jusqu’à sa taille. Sa petite blouse sort à moitié de sa longue jupe qui découvre des pieds nus. C’est une jolie fille, mais trop longue et trop fine aux yeux de sa mère qui aurait souhaité la voir plus robuste et plus ronde. A l’époque, on préférait les filles bien vigoureuses, à la peau laiteuse et aux joues bien roses; des filles prêtes à accomplir le dur labeur des champs, les tâches domestiques et surtout capables de mettre au monde plusieurs enfants afin d’assurer la descendance.

– Alors? demande la fillette curieuse. Embarrassé, Vasile ne veut pas dévoiler le but de

sa présence, ne souhaitant pas qu’elle voie leur dette accumulée pendant des mois.

– Je voulais voir ton père et lui parler d’homme à homme.

En disant cela, Vasile prend une voix basse et plante ses mains dans ses poches, comme il voit faire son patron

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quand il a une grave décision à prendre. Nastasia hausse les épaules en faisant une petite grimace. Le garçon sort, frustré, car il aurait souhaité s’acheter quelque chose. Mais il n’a pas osé, ne sachant pas à combien leur dette s’élève et si son premier salaire est en mesure de la couvrir. Avançant sur la route, il se retourne. Appuyée à la porte du magasin, pieds nus, Nastasia le regarde s’éloigner, éclairée par le soleil qui livre ses derniers rayons de la journée. Vasile n’oubliera jamais cette image. Il trouve la fillette belle comme un ange et reste un long moment planté au milieu du chemin à la regarder et soudain il a la certitude qu’un jour elle sera sa femme.

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Chapitre 2

Ion et Oana

Mes arrières grands-parents, Ion Ours et Oana avaient six enfants: deux garçons et quatre filles, dont Nastasia, ma grand-maman, qui était la plus jeune. A l’époque, Ion est un chasseur connu dans la région; on le reconnaît de loin à sa grande taille. Il est propriétaire de forêts et de nombreuses terres qu’il loue aux paysans de son village afin qu’elles soient travaillées. Il possède des vaches laitières, des chevaux et des moutons. Il a un esprit vif, parle plusieurs langues et fait du commerce en allant souvent en Serbie et en Italie où il vend les broderies faites par les mains expertes des femmes de son village. Au retour, il rapporte des étoffes, des soieries, du poivre, des figues séchées et des olives noires qu’il conserve dans de grands bocaux remplis d’eau salée, produits qu’il vend dans son magasin, le seul de la région. Son négoce prospère et sa maison est bien tenue par Oana, sa femme. On l’appelle Oana, la belle, mais les mauvaises langues l’appellent Oana, la chauve.

Habituée dès son plus jeune âge à être dévisagée, Oana répond habilement aux questions, laissant les curieux se