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LE PARFUM EN GRIS - excerpts.numilog.com

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LE PARFUM DE LA DAME

EN GRIS

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D U M Ê M E A U T E U R C H E Z L E M Ê M E É D I T E U R

N° 1 : LE MONSTRE D'ORGEVAL N° 2 : LE CARROUSEL DE LA PLEINE LUNE

N° 3 : L'ABOMINABLE BLOCKHAUS N° 4 : LES SÉMINAIRES D'AMOUR

N° 5 : LE MARCHÉ AUX ORPHELINES N° 6 : L'HÉROÏNE EN OR MASSIF

N° 7 : UN CHANTAGE TRÈS SPÉCIAL

N° 8 : LES REQUINS DE L'ÎLE D'AMOUR N° 9 : LA CITÉ DES DISPARUES

N° 10 : LE CYGNE DE BANGKOK N° 11 : LA MANTE RELIGIEUSE

N° 12 : LE JEU DU CAVALIER N° 13 : LA CROISIÈRE INTERDITE

N° 14 : LE HAREM DE MARRAKECH

N° 15 : LA MAISON DES MAUDITES N° 16 : LA PERMISSION DE MINUIT

N° 17 : LES CAPRICES DE VANESSA

N° 18 : LA VIPÈRE DES CARAÏBES N° 19 : LE VOYOU DE MONTPARNASSE

N° 2 0 : LES FILLES DE MONSEIGNEUR N° 21 : LA NUIT ARABE DE MONACO

N° 2 2 : LA FERMIÈRE DU VICOMTE N° 23 : LA PUNITION DE L'AMBASSADEUR

N° 2 4 : LA SECTE DES AMAZONES

N° 25 : LES SIRÈNES DE L'AUTOROUTE N° 2 6 : LE BOUDDHA VIVANT

N° 2 7 : LA PLANCHETTE BULGARE

N° 2 8 : LE PRISONNIER DE BEAUBOURG N° 2 9 : LES ESCLAVES DE LA NUIT

N° 3 0 : LES POUPÉES CHINOISES N° 31 : LES SACRIFIÉES DU SOLEIL

N° 32 : L'EXÉCUTRICE N° 33 : LA PRÊTRESSE DU PHARAON

N° 3 4 : UN CANAL ROSE POUR CIBISTES

N° 35 : LES FANATIQUES DE LA VIDÉO N° 3 6 : LES ANGES DE PIGALLE N° 37 : SOSIES SUR MESURE

N° 3 8 : LA MARQUE DU TAUREAU N° 39 : L'ÎLE AUX FEMMES

N° 4 0 : LA CHÂTELAINE DE L'ORDRE NOIR N° 41 : LA PRINCESSE DES CATACOMBES N° 4 2 : LA DISPARUE DE SUNSET BOULEVARD

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Les dossiers Brigade mondaine de cette collection sont basés sur des éléments absolument authentiques. Toutefois, pour les révéler au public, nous avons dû modifier les notions de temps et de lieu ainsi que les noms des personnages.

Par conséquent, toute ressemblance avec des per- sonnes existantes ou ayant existé serait totalement involontaire et ne relèverait que du hasard.

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'arti- cle 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite saris le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© L I B R A I R I E P L O N / G E C E P , 1982.

ISBN : 2-259-00968-9

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CHAPITRE PREMIER

C'était un monde de femmes. Avec des odeurs, des chuchotements, des soupirs de femmes. Il y en avait de deux sortes. Les habillées, en général en blouses sages à surpi- qûres ou jupes et pulls dont on s'est moqué, en les mettant, de savoir si tissus et couleurs allaient ensemble : les assistantes, coupeuses, couturières, retoucheuses, patronnières et toi- listes (1). Puis il y avait les autres, les belles, les vedettes, les dénudées.

Les mannequins. Race fiévreuse qui se moquait bien d'exhiber

des poitrines, des toisons, des entrejambes écartés dans d'ultimes épilations. Et qui traitait les assistantes comme jamais un patron de PME n'aurait osé le faire même à un spécialiste du congé-maladie bidon.

— Je te tuerai! siffla Nadia, grande blonde,

(1) Les patronnières exécutent les patrons de coupe, d'après les instructions du couturier. Les toilistes réalisent la « toile », maquette du modèle.

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à c ô t e s s a i l l an t e s p o u r t r o p d e r e p a s s a u t é s . M a i s a v a n t , j e t ' é p i l e r a i les cils, u n à u n , a v e c u n e gif le e n t r e c h a q u e ci l . . .

C o l e t t e , la p e t i t e r e t o u c h e u s e r o u s s e à l o u r d e p o i t r i n e s o u s s a b l o u s e g r i se , l eva ses y e u x c e r n é s . C e t t e n u i t , s o n b é b é ava i t e n c o r e h u r l é d u c o u c h e r a u r éve i l s ans d i s c o n t i n u e r . U n

s t a p h y l o c o q u e a t t r a p é à la c l i n i q u e d ' a c c o u c h e - m e n t , e t q u i r é s i s t a i t à t o u s les a n t i b i o t i q u e s . . . U n p r o b l è m e q u e N a d i a n ' é t a i t p a s p r è s d e c o n n a î t r e . N e d i sa i t - e l l e p a s , c r o q u a n t s a p i lu l e , q u e les g o s s e s , c ' é t a i t p o u r les i d i o t e s ?

— E x c u s e z - m o i , m u r m u r a C o l e t t e d ' u n e

vo ix l asse . L ' a i g u i l l e a gl issé . V r a i m e n t , j e n ' a i p a s fa i t e x p r è s .

D e v a n t e l l e , l ' i n t e r m i n a b l e m a n n e q u i n j u c h é s u r ses t a l o n s a igui l le t a p a i t d u p i e d .

— N o n m a i s , t u t e r e n d s c o m p t e ? T u m ' a s p i q u é la cu i s se ! Ç a s a i g n e !

E l l e s e r r a i t le p o i n g a u - d e s s u s d e C o l e t t e e t ce l le -c i s e d e m a n d a i t si la m a i n n ' a l l a i t p a s s ' o u v r i r p o u r se t r a n s f o r m e r e n gif le , c o m m e p r o m i s .

— J ' a u r a i l ' a i r d e q u o i , s u r le p o d i u m , a v e c m a cu isse q u i sa igne ? r e p r i t N a d i a , a u c o m b l e d e l ' e x a s p é r a t i o n . J e va is p e u t - ê t r e m e t t r e u n T r i c o s t é r i l , n o n ! C e n ' e s t p a s u n e c o l l e c t i o n d e c h e z B u r b e r r y ' s q u ' o n p r é s e n t e . D e l ' e n v e - l o p p é , d u c a c h é , d u l a i n a g e l o u r d e t é p a i s . . .

C o l e t t e o b s e r v a p a r e n d e s s o u s l ' i n t e r m i n a b l e c o r p s d u m a n n e q u i n . U n g e n r e d e c o r p s q u ' e l l e n ' a u r a i t j a m a i s . E l l e , e l le é t a i t c o u r t e e t g r a s s e , a v e c d e s fesses l o u r d e s e t d e s se ins q u i a v a i e n t

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du mal à trouver leur taille de soutien-gorge. Ce n'était pas qu'elle en soit véritablement malheu- reuse : José, son ami, le père de sa petite Camille, l'aimait comme ça. Bien grasse. Et il disait qu'elle était une vraie femme, avec des « paquets de chair à peloter ». A eux deux, ils avaient du mal à joindre les deux bouts. José était « carrier » chez Citroën. Tandis que Nadia, à elle toute seule, s'offrait huit fois le salaire d'une retoucheuse. Et des voitures de sport venaient l'attendre en bas, rue de Berri, après le « travail ». Pourquoi les riches aimaient-ils les longues filles odieuses, avec de petits seins, des côtes saillantes et les os des hanches qui ressortent ? D'accord, Nadia avait un adorable nez retroussé, des joues creuses sous des pommettes hautes, un délicieux air slave avec des yeux verts et une telle allure qu'elle vendrait un sac de pommes de terre une fortune à une héritière américaine. Mais quand est-ce qu'elle tomberait sur un Jules qui l'obli- gerait à se gaver de pâtes pour prendre vingt kilos ? Ça serait si drôle de la voir fessue et mamelue...

— On a de l'Hémostick, ou du Tricostéril couleur chair, hasarda Colette.

Nadia se penchait, jambe relevée, prenant à deux pouces l'écorchure qui déparait sa cuisse gauche.

— Va chercher ! Colette se redressa. Un genou, puis l'autre. Quand elle revint, Nadia paraissait l'avoir

totalement oubliée. Debout au centre du salon

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d'essayage, indifférente au remue-ménage qui l'entourait, le mannequin-vedette de Diane de Fontan se contemplait dans la grande glace à trois faces. Autour d'elle, c'était le ballet des collègues revenant du podium, de celles qui y partaient. Des tissus voletaient, des parfums se mélangeaient dans un relent de sueurs fémi- nines.

Un parfum précis surtout, que le person- nel découvrait avec une curiosité faussement distraite dans l'excitation de cette soirée si importante. Quelque chose où il y avait à la fois de la lavande et de l'orange amère, avec d'au- tres ingrédients indéfinissables pour l'instant...

Les châssis supérieurs des hautes fenêtres de l'hôtel particulier donnant sur la rue étaient ouverts au-dessus des rideaux cachant le salon d'essayage à l'extérieur. Happant des flots de tabac anglais et de vapeurs tremblantes mon- tant des radiateurs réglés au maximum.

Des seins passaient, balancés, des fesses, des cuisses, des sexes plus souvent épilés qu'on ne peut croire. Des bas s'arrachaient à des pieds aux ongles rouge carmin, des dos se tordaient, des ventres se creusaient pour « avaler » des ceintures prévues pour la taille au-dessous de celle réelle. On voyait pendre des mèches sur des fronts transpirants. De-ci de-là, des filles concentrées se faisaient les lèvres avec le bâton luisant sorti en tournant du tube de plastique. Une adolescente à nattes, accroupie dans un coin, au milieu d'un fatras de rouleaux de soies, de failles, de tergals, notait consciencieusement

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les entrées et les sorties des mannequins, face à elle, à travers un double rideau de velours cramoisi paraissant sorti tout droit du foyer de la Comédie française. Elle était à la mode de l'endroit : en jeans pour le bas, et pieds nus, mais en haut, elle ne portait qu'un chemisier de voile vert pistache, transparent, sans rien des- sous. Et quand elle se penchait sur son cahier, très « écolière », pour y inscrire avec son feutre noir un numéro et un nom aux colonnes « entrée » et « sortie », les mamelons roses et pointus de ses seins de vierge avaient des nuances violettes sous la transparence verte du tissu.

Il était onze heures du soir, ce vendredi de mars, et c'était le coup de feu dans les coulisses des salons de Diane de Fontan, rue de Berri. Nom de la collection : « Noces de Feu ». Thème de la collection : la transparence. Une idée de génie de la patronne : ne présenter, cette fois, que des modèles ultra-osés. Rien d'autre. « Vous aurez des problèmes syndi- caux », avait assuré, vibrant, Jean Croquet, le factotum de Diane. Elle avait éclaté de rire et Jean avait cru que son fameux chignon allait se défaire d'un coup comme celui d'une fille qu on fouette. Et, peut-être aussi, que les cicatrices de ses innombrables liftings allaient rendre l'âme toutes ensemble. Mais non, la vieille couturière que tous ses concurrents rêvaient de voir crever à chaque collection comme une musaraigne prise dans un piège à nuisibles, s'était contentée d'avoir un de ses célèbres rires de gorge aux-

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quels le nœud serrant son cou maigre, retenant les « fanons », résistait toujours.

— A genoux, ils viendront ! avait-elle ricané de sa vieille voix tabagique. A genoux, ils repartiront vers leurs télex. Hardi les articles, et hop, le tiroir-caisse ! Le Texas videra ses banques, tout comme l'Indonésie, Hong Kong, Taiwan, le Japon. Mes vieux clients. La vraie richesse qui vous fait vivre, tous et toutes.

Colette avança le Tricostéril au bout de ses doigts piqués de trop de boutonnages, de points devant, de points d'ourlet, de côté, arrière, de piqûres, de surjets ou de chaussons.

— Voilà ce que vous vouliez, fit-elle. Nadia vira mollement vers le bout de plasti-

que ajouré. — F...-toi ça en travers de la bouche, comme

ça tu ne causeras plus. Moi, j'ai cicatrisé. Elle se réintéressa à sa silhouette dans la

glace. C'était quelque chose, la robe qu'elle allait

présenter dans cinq minutes ! « Noces de Feu. » Ça, pour du feu, côté

vision, c'était du feu ! Une sorte de péplum de soie, très vague, si fin qu'il ressemblait à une vapeur nacrée. Une espèce de « frise florale », en imitation de fleurs d'oranger, bien sûr, et faite de perles, nappait les aréoles des seins. Une autre « pudibonderie » du même acabit s'ingéniait à essayer de faire oublier qu'au

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sommet de leurs cuisses, les femmes, même mannequins ont une zone d'ombre que le dictionnaire appelle « pubis ».

En haut, dans les cheveux, un bouquet de fleurs d'oranger. En bas, des escarpins blancs surélevés. Pas de bas. Mais, à gauche, juste au- dessus de la piqûre due à la maladresse de Colette, une jolie jarretière rose, bien serrée, bien dodue, en dentelles et froufrous. Une jarretière de mariée. Et c'était tout, avec le maquillage outré, et les gants blancs, pour que « Noces de Feu », la robe vedette de la collec- tion d'été de Diane de Fontan, fasse un malheur dans les journaux de mode et dans les cœurs avides des rombières richissimes du dernier carré de luxe du monde occidental.

La silhouette sèche de Diane de Fontan écarta nerveusement les rideaux cramoisis de l'entrée du salon d'essayage. Elle était en tailleur strict gris — sa couleur fétiche, son rite — étonnamment petite par rapport à ce que pouvaient laisser penser ses photos, publiées dans le monde entier. Elle avait l'air dur et affairé, et elle repoussa d'un coup de talon rageur le genou de Josette, la scripte à chemi- sier vert qui ne s'était pas effacée assez vite de son passage.

— Ça va, les filles? fit-elle, menton relevé. Elle rit.

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— Jusqu'ici, ça ne s'est pas trop mal passé, Nadia ?

La longue fille blonde qui maltraitait Colette encore une minute avant se fit humble :

— Non, Madame... Diane de Fontan s'avança, fendant l'air moite

chargé de parfums, de sueur, d'odeurs de tissus frais froissés et coupés.

— Toi, reprit-elle, tu vas t'éclater. Je te veux provocante. Qu'est-ce que je dis? Provocatrice à hurler. Tu vas entrer cambrée, seins en avant, tu vas aller jusqu'au bout du podium comme si tu étais une danseuse du Crazy Horse Saloon. Je veux que tu leur coupes le souffle, qu'ils se disent tous : « Ce n'est pas possible, on s'est trompés d'adresse, on est à Pigalle. »

Elle rit en tortillant l'interminable réseau de son collier de perles.

— Bien sûr, ils savent qu'ils ne sont pas à Pigalle. Mais je veux qu'ils s'y croient.

Elle marqua un temps d'arrêt. — Au bout du podium, reprit-elle d'une voix

lente, quand tu vires, tu te déhanches, tu reviens avec tes fesses balancées, puis tu t'ar- rêtes !

« Au milieu. « Et là, tu lèves ta jambe gauche, tu relèves

ce qui te sert de robe, et tu me lances la jarretière que tu ôteras avec le maximum de manières énamourées. OK, ma belle ?

Nadia haletait un peu. — Oui, Madame, j'ai compris, fit-elle à voix

basse.

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Diane de Fontan claqua des doigts. — Allons, plus d'enthousiasme que ça !

Toute la collection repose sur toi. Elle vira vers sa gauche puis vers sa droite,

dardant son regard dur sur le personnel. — Tu veux les mettre au chômage? Bon.

Alors, à toi de jouer, tu dois être une vraie mariée-scandale.

Le chignon de la vieille couturière flotta vers sa gauche.

— Josette, le « timing » est respecté ? L'adolescente en chemisier vert transparent

approuva : — Oui, Madame, Nadia passe dans trente

secondes, juste après Senta. Senta, une magnifique rousse aux yeux verts,

la rivale de Nadia... — Parfait, j'aime le travail minuté. Diane de Fontan leva le menton vers la haute

silhouette scandaleusement offerte devant elle. — Beaux yeux verts, pommettes délicieuses

de slave, boucles de vent de mer Baltique... Tu entends bien ? Tu vas donner à tout ça, à ton visage tout entier, en avançant sur le podium, des airs de pure princesse des steppes et des grèves du froid. Tu seras une image de conte de fées surprise par les flashes et les regards internationaux. Tu seras pure et prude des yeux, des lèvres et du port du cou, mais, en dessous, tu onduleras, tu seras en plein examen de passage pour le Crazy Horse. Le visage blessé, violé, le corps cherchant le viol !

Un peu de rouge réel, venu des vaisseaux

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sanguins, perçait sous le fard de ses pommettes. Elle s'excitait, jouant de plus en plus, de ses ongles nacrés, très longs, avec son rang de perles valant une fortune.

— Nadia, reprit-elle comme en confidence, je t'ai trouvée, je t'ai faite, tu vas m'échapper. Avant, donne-moi un dernier merci. Sois la reine, la vraie, de ma collection d'été.

La scripte s'agita à côté de la couturière. — Madame, les trente secondes sont bientôt

passées. Diane de Fontan parut saisie d'une décharge

électrique. — Merci, petite. Merci. Elle se rua vers les rideaux et la dernière

image qu'on garda d'elle, juste après, ce fut l'incroyable nervosité de ses mollets gainés de bas arachnéens couleur chair. Avec des cou- tures des talons aux jarrets. Pas plus haut. C'était le secret de Polichinelle, dans l'hôtel particulier de la rue de Berri où Diane de Fontan officiait depuis plus de trente ans : « Madame » roulait ses bas autour d'un élasti- que juste au-dessus du genou. Après, sous son tailleur strict, toujours gris, éternelle jupe à plis et veste boutonnée haut, elle ne portait ni culotte, ni porte-jarre telles. Tout juste, plus haut, directement sous la veste, un soutien- gorge remontant très haut ses vieux seins qui avaient été riches. Un soutien-gorge épais, renforcé, baleiné, comme ses deux douzaines d'exemplaires jumeaux sortis des ateliers d'une corsetière du boulevard Bineau où « Madame »

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avait depuis toujours ses habitudes. Depuis toujours signifiait : depuis sa jeunesse, quand un lord anglais avait daigné tomber amoureux d'elle, et lui dicter ses désirs vestimentaires.

Le soutien-gorge, répétait-on en secret dans l'hôtel de la rue de Berri, remontait, paraît-il, les seins au maximum possible. Ceux, ou celles, qui avaient connu « Madame » jeune, disaient qu'alors, elle ne dédaignait pas de se montrer sans veste à son tailleur, et qu'on pouvait voir ceci : un découpage libérait les pointes, juste les pointes, que « Madame » avait belles, épais- ses, turgescentes, et pour cause : une « petite main », morte depuis, les enduisait respectueu- sement, deux fois par jour, de pommade à la cocaïne. Ensuite, il y avait l'attache centrale : le soutien-gorge s'ouvrait devant. Par une pres- sion. Les anciennes des ateliers racontaient que « Madame », les semaines précédant les collec- tions, se promenait toujours « en buste » dans les salons. Que parfois, la pression centrale sautait, et qu'elle restait, soutien-gorge ouvert, indifférente au milieu de son personnel.

Pendant ce temps, le lord anglais, assis sur les marches de l'escalier menant des ateliers au salon d'essayage, rallumait nerveusement une cigarette à bout doré. Mais c'était juste après la guerre. Le lord était mort, jamais plus « Madame » ne s'était promenée « en buste », mais elle avait gardé ses habitudes vestimen- taires, après deux années de deuil : le tailleur gris, le même modèle, éternellement répété,

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que celui qui avait été le dernier cadeau de son lord...

Les bas roulés au genou, les bouts de seins libres, le soutien-gorge spécial, même à soixante ans, elle continuait. Mais il fallait savoir : elle était tellement digne et stricte dans son éternel tailleur de deuil allant, sui- vant les jours de la semaine du gris très clair au gris anthracite presque noir !

Diane de Fontan se haussa sur ses talons hauts.

— Ta bouche, murmura-t-elle. Nadia se pencha. Elles échangèrent un baiser

très chaud. — Good lucky ma mariée-scandale, reprit la

vieille fée. Nadia s'était passé la langue sur les lèvres.

Déjà ailleurs. C'était vrai qu'elle allait faire quelque chose d'inouï. Apparaître nue, ou presque, devant le monde entier. Le monde des photographes, de la presse, des clientes interna- tionales.

Josette ouvrit en grand les rideaux de velours cramoisi.

— Courage ! murmura-t-elle. La première chose que vit Nadia avant de

démarrer sur ses hauts talons blancs, ce fut « Madame », assise sur les marches menant vers le bas, vers le salon de présentation. Comme elle était vieille et ridée ! Et comme

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c'était drôle de penser à ses particularités sous- vestimentaires ! Nadia trouva du réconfort à ces idées. Si « Madame » était à la fois sanglée et nue sous ses vêtements sages, pourquoi elle, Nadia, s'offusquerait-elle, à son âge, dans le triomphe de sa jeunesse, d'apparaître offerte sous des voiles de soie ?

Elle s'engagea dans l'escalier et en descendit les premières marches avec un léger « bisou » sur ses lèvres ultra-fardées vers Diane de Fontan.

Curieusement, tandis qu'elle s'agrippait une dernière fois de la main droite à la rampe de fer forgé de l'escalier classé monument historique, elle revit tout son passé récent : la conquête de Paris, le succès d'une rencontre, l'engagement ici, et tout ce qu'allait lui apporter désormais sa « prestation » de ce soir. La victoire ! Enfin, elle était arrivée ! En bas, les flashes de la renommée mondiale l'attendaient. Elle se savait belle, à la mode dans sa maigreur, qu'il lui suffirait d'abandonner pour passer à la mode de l'année prochaine, si celle-ci changeait. Tout lui réussissait donc !

Nadia prit une aspiration profonde, vérifia d'une main nerveuse les plis vaporeux de sa « robe », et elle plongea dans l'escalier vers le monde surchauffé, prête à affronter les objec- tifs Nikon et autres Olympus aux aguets, de la présentation de mode d'été dont elle était, en ce vendredi de mars, la vedette.

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En bas de l'escalier, le tapis rouge du podium attendait Nadia, et c'était tellement impression- nant, cette « plage » illuminée par les spots et les balkars (1), qu'elle eut un instant de pani- que. Elle se sentait brusquement nue dans sa robe vaporeuse, oubliant tous les « appels au clairon » de Diane. Pour un peu, elle s'en serait voulu d'avoir été dure tout à l'heure avec Colette, la retoucheuse. Les problèmes ramol- lissent toujours les vedettes, les rendent plus humaines, leur font regretter leurs côtés odieux...

Nadia se mordit les lèvres presque au sang. Déjà, en bas, l' « aboyeur » des présentations, une vieille folle fardée, clamait de sa voix de castrat :

— Noces de feu ! Puis, après un répit lourd de souffle retenu : — Le modèle favori de Diane de Fontan ! Nadia plongea. Les applaudissements lui

étaient comme une drogue pour le courage. En bas, les choses se passaient selon le plan

de la patronne. Répartis par quatre de chaque côté du podium, huit « marquis », costumés, perruqués, poudrés et masqués à l'ancienne donnaient l'aubade, le concerto pour violon et alto de Mozart de 1779, un des morceaux préférés de Diane de Fontan. Elle avait eu du mal à trouver cette équipe. Exigeante, elle les voulait à la fois talentueux côté prestation et de bonne présentation. Finalement, c'était à l'agence Cinestar, spécialisée dans les pro-

(1) Parapluies métalliques réfléchissants.

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blèmes-catastrophe des tournages de films, qu'elle avait déniché ses oiseaux rares. Une équipe bancale en fait : quatre seulement étaient de vrais musiciens. Pour les « alto », et le cinquième violon, il avait fallu improviser. Mais à Cinestar, on avait l'habitude des cas désespérés. Tout à l'heure, les huit « marquis » s'étaient présentés l'un à l'autre, un peu éton- nés de devoir faire équipe au pied levé, mais enfin, les répétitions avaient collé. Puis ils avaient mis leurs masques, et auraient été désormais bien incapables de se reconnaître les uns les autres...

Le concerto pour violon et alto de Mozart, cru 1779, collait parfaitement avec la présenta- tion de « Noces de Feu ». En fait, sous ses airs sages et classiques, la musique de Wolfgang Amadeus se révélait beaucoup plus enflammée et folle qu'il ne paraissait à première écoute, et Nadia s'étonnait elle-même, dans sa progres- sion lente et déhanchée sur le podium, dans les éclairs des flashes et les chuchotis appuyés des journalistes de mode, de la connexion totale de sa démarche et de la musique. Diane de Fontan était vraiment géniale. Il n'y avait qu'elle pour trouver l'idée de cette musique cristalline faus- sement prude, en fait outrageusement scanda- leuse pour qui savait l'écouter attentivement (ce ne sont pas les vrais connaisseurs de Mozart qui démentiront) et l'avancée vaporeuse de son propre corps offert sous les voilages et les perles finalement placées non pas pour cacher, mais pour mettre en valeur.

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Elle alla jusqu'au bout, n'oubliant pas les recommandations de la patronne : « Tu es la mariée-scandale. Scandale... » Etait-ce la cha- leur, l'électricité se dégageant de la foule triée sur le volet autour d'elle, plus bas qu'elle, à gauche et à droite ? Nadia sentit d'instinct que si elle outrepassait les recommandations de Diane de Fontan, elle ne ferait au fond que devancer les propres désirs de la vieille femme assise là- haut derrière elle, recroquevillée sur son esca- lier. Nadia prit à deux mains les pans ultra- légers de sa robe arachnéenne et les souleva sur ses cuisses. Puis elle se mit à danser. Saut de chat, pas de bourrée, saut de chat, pas de bourrée, comme autrefois, quand elle avait treize ans, chez la Hongroise où sa mère lui faisait apprendre la danse classique. L'orchestre s'était vite adapté à son rythme, et elle faisait saut de chat, pas de bourrée sur son podium pour le bonheur exact d'un concerto écrit plus de deux cents ans auparavant par un musicien mort dans la misère. Sa jarretière de mariée montait et descendait, sortie de la robe. Nadia souriait, princesse prise à son propre jeu.

— Bis, bis ! hurla la foule de snobs après un tonnerre d'applaudissements.

Les caméras de la télévision ronronnaient, les flashes crépitaient de plus belle. Ça sentait la sueur de riche, surparfumée, la moiteur de corps qui peuvent s'offrir un bain le soir dans les hôtels de luxe. Du côté de l'entrée, il y avait des bousculades, genre petite guerre des Malouines entre des arrivants et arrivantes subitement

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conscients d'assister à quelque chose qui se raconterait demain, et plus tard : un numéro miraculeux de présentation de mode, rarissime comme l'émeraude, la topaze, le rubis. Un phénomène rétro dans le monde de grisaille d'aujourd'hui.

— Vas-y, Nadia ! cria Diane de Fontan du haut de son escalier.

Nadia eut un brusque mouvement de nuque vers sa patronne, sa « créatrice », celle aussi qui lui en avait tant fait voir. La peste de génie faite femme... Puis, elle se pencha, et, dans une révérence parfaite, lui adressa un baiser de ses lèvres.

Après, ce fut le délire, le tonnerre des applaudissements, les cris, les hurlements. Tout ce joli monde qui souperait après en ville s'éclatait, retrouvant la vigueur des fêtes popu- laires dans les salons feutrés — mais surchauffés — de l'hôtel particulier.

Nadia s'était mise à onduler, bras au-dessus de la tête, plus « mariée-scandale » que Diane de Fontan ne l'aurait rêvé. Nue, ou en simples cuissardes façon Crazy Horse Saloon, elle aurait été quoi ? Une banale strip-teaseuse qui remplit son contrat. Seulement là, tout était différent : elle présentait une robe de mariée, elle portait des fleurs d'oranger.

D'accord, la robe était plutôt olé olé, mais d'habitude, les mannequins à chemisier trans- parent vont et viennent sagement sur le podium avec des airs de sainte nitouche qu'une gorgée de cognac ferait disparaître aussi sec dans les

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