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MINISTERE DE LA CULTURE - D.A.P.A - MISSION DU PATRIMOINE ETHNOLOGIQUE . ENTRE VILLE ET LOGEMENT en quête d’espaces intermédiaires CHRISTIAN MOLEY ECOLE D’ARCHITECTURE DE PARIS - LA VILLETTE MAI 2003 1

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MINISTERE DE LA CULTURE - D.A.P.A - MISSION DU PATRIMOINE ETHNOLOGIQUE

.

ENTRE VILLE ET LOGEMENT

en quête d’espaces intermédiaires

CHRISTIAN MOLEY

ECOLE D’ARCHITECTURE DE PARIS - LA VILLETTE MAI 2003

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Direction de l’Architecture et du Patrimoine/ Mission du Patrimoine Ethnologique

subvention du 18/09/01 pour la recherche AO 01 FR 48 « La transition entre espaces privé et public :aux sources d’une notion croisant sciences humaines et architecture »

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sommaire

introduction 4

aux origines d’une pensée dialectique sur l’espace résidentiel 11

vie associative ou propriété d’une maison individuelle ? 12

l’importance prise par la cour 15

ouverture/fermeture spatiale et sociale 17

de la cour à la rue : déplacement de la question 24

l’abstraction progressive des « espaces libres » et de la « nature » 30

hygiène, vide social et prolongements mythiques 34

communauté et unité de résidence 38

l’idée de communauté dans les sciences humaines naissantes : échelle intermédiaire et relations sociales

l’ « unité de voisinage », une notion commune à la sociologie et à l’urbanisme

condenser la cité-jardin

des « échelons communautaires » voulus opératoires

idéaux humanistes et concrétisations réductrices 80

le renouvellement larvé de l’ « îlot ouvert »

entre culturalisme et modernisme : les apports discordants du Team Ten

domestiquer les dialectiques : « complexité » et « structure » face à l’opposition individu/grand nombre

prolongements individuels

d’une culture à un discours : pour clore et ouvrir 134

convergences interdisciplinaires

l’ « urbanité » face à la « résidentialisation »

annexes : illustrations 155

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introduction

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Du point de vue de ses formes comme de ses pratiques, l’habitat urbain a fait l’objet de nombreux ouvrages. Plus ou moins orientés sur les unes ou sur les autres, ils peuvent être monographiques ou typologiques, privilégier des lieux ou des périodes, ou bien s’attacher à saisir sur la longue durée. On remarque aussi que des travaux concernent l’habitation proprement dite, ou alors l’espace public où elle s’inscrit, mais il semblerait que leur articulation ait été un peu moins étudiée . Sans doute une telle notion ne se laisse-t-elle pas aisément appréhender. Penser globalement les relations établies entre les sphères privée et publique de l’habitat, relations dialectiques, présente une certaine complexité. L’idée même de « relation » entre de tels domaines est en outre assez large : elle peut concerner le passage de l’un à l’autre, la perception par les cinq sens, les rapports sociaux ; elle peut également recouvrir un espace mis en forme (sas, filtre, seuil) avec le propos de l’instrumenter, en la facilitant et/ou en la contrôlant. Le peu d’études et de recherche correspondrait alors à la difficulté d’en cerner l’objet.

Le constat trouverait son pendant dans les théories et les doctrines de conception. On en connaît qui portent essentiellement sur le logement, à l’ère fonctionnaliste, ou sur l’urbanisme, mais on peut se demander si l’interface ville/logement proprement dit a lui aussi autant mobilisé la réflexion des concepteurs. D’ailleurs, plus généralement, a-t-il fait l’objet d’une pensée explicitée, tant chez les chercheurs que chez les acteurs opérationnels de l’habitat ? A cette question, on serait tenté de répondre d’emblée en s’orientant en priorité sur les années 1970, décennie dont on se souvient qu’elle a été particulièrement riche en projets et en études conviant et nommant des relations et des dispositifs spatiaux entre espaces privé et public, de même que individuel et collectif.

Ces années ont en effet, entre autres questions, vu l’avènement et la consécration d’une problématique d’espace intermédiaire, associée à une terminologie encore bien établie quoique passablement floue, sinon ambiguë. Afférent en effet à cette problématique des termes aussi variés que « espace intermédiaire », mais aussi « espace de transition », « espace semi-collectif » ou « …semi-public », ou bien encore « prolongement du logement ». Ces termes sont-il synonymes, employés indifféremment, ou sont-ils à distinguer avec précision au sein d’un champs notionnel dont ils relèveraient ?

Deuxième constat à leur propos : ils sont employés depuis les années 1970 aussi bien par les sociologues, dans leurs recherches, études et évaluations d’opérations, que par les architectes.

Enfin, ces termes sont appliqués indistinctement à des espaces privatifs en extension externe du logement (terrasse, jardinet en pied d’immeuble), à l’espace collectif résidentiel (parties communes d’immeuble, espace vert dans l’opération) et à l’espace interposé entre la résidence et l’espace public.

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Face à cette floraison terminologique soudaine et plurielle, trois questions principales se posent :

- pourquoi la décennie 1970 lui a-t-elle été propice ? - quelle en est en fait l’origine ?- quels sont le sens et la portée de ces termes ? Désignent-ils des espaces

réels ou des enjeux et intentions de conception plus ou moins mythiques ? Par delà leurs variations, renvoient-ils à une problématique constante de l’habitat ?

A ces trois interrogations correspondent trois ensembles d’hypothèses :

Concernant l’incidence des années 1970, nous admettrons d’abord que la quête d’espace intermédiaire est l’un des avatars idéologiques consécutifs à Mai1968, en particulier les thèmes de la convivialité et des nouveaux rapport à l’autre. Plus précisément, on se souviendra que ce mouvement déjà en germe s’est déclenché pour une bonne part sous l’impulsion conjointe des étudiants en architecture aux Beaux-Arts et des étudiants en sociologie à Nanterre. Ce rapprochement de deux disciplines très concernées par le cadre de vie eut des retombées immédiates sur l’enseignement et la recherche. La création des Unité pédagogiques d’architecture en 1969 se traduit notamment par l’ouverture de l’enseignement aux sciences humaines, la notion d’espace étant l’une des plus séminales pour l’interdisciplinarité alors promue. Parallèlement, en contribuant à renforcer celle-ci, de facto, sont institués des programmes de recherche architecturale (CORDA), urbaine (DGRST) et finalisée sur le logement (Plan-Construction) ou plutôt sur l’habitat, puisque telle est la nouvelle orientation décrétée par son ministère de tutelle.

L’évolution, toujours à partir de 1969, de la politique productiviste du logement vers une politique de l’habitat replacée dans le marché, traduit aussi la prise de conscience qu’habiter ne se limite pas à utiliser fonctionnellement l’intérieur d’une « cellule » mais induit une acception plus large, l’espace d’habitation lui-même étant à considérer hors de cette seule enceinte. Cette évolution correspondait à celle de la demande, telle que les études sociologiques l’avait alors mise en évidence. Parmi elles, on peut distinguer :

- l’observation critique de la vie quotidienne dans les grands ensembles ; elle stigmatisa en particulier le vide spatial et social que constituaient ces vastes espacements, sans équipements, entre les « barres » et contribua ainsi à plaider en faveur d’espaces collectifs présentant des qualités d’échelle.

- les études visant à caractériser les pratiques des habitants, dans différents types d’habitat, individuel ou collectif ; elles ont comme point commun, pour nombre d’entre elles, de référer leurs analyses aux catégories proposées par N. & A. Haumont et M.G. & H. Raymond, à partir de leur ouvrage Les pavillonnaires, issu d’une enquête de 1966 en banlieue parisienne. Ils y ont révélé des pratiques et des représentations de la maison fondées pour des

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systèmes spatio-symboliques d’opposition et de gradation : dehors/dedans, devant/derrière, montré/caché, propre/sale, public/privé. Cette dernière opposition implique en particulier pour l’habitant, ainsi que l’ouvrage les nomme, des « espaces de transition » : la limite entre deux espaces opposés ne se réduit pas au rôle séparatif d’une simple frontière ou paroi, elle appelle un dispositif de franchissement graduel et contrôlé.

Bien que cet ouvrage ait porté sur le pavillon, ses catégories furent souvent transposées à l’habitat collectif, tant par des sociologues que par des architectes, qui trouvèrent dans leur formulation structuraliste et rapportée à l’espace la possibilité de concepts opératoires, davantage sans doute que dans la critique des grands ensembles.

Ce constat initial, sur lequel nous reviendrons plus en détail, mène au deuxième ensemble d’hypothèses. Si l’on peut trouver des raisons conjoncturelles objectives (politique nouvelle du logement, encouragement de la recherche, transformation de l’enseignement avec développement de sa pluridisciplinarité, soit des évolutions congruentes aux aspirations exprimées en 1968) à l’essor d’une réflexion repensant l’articulation des domaines privés et publics relatifs à l’habitat, on ne peut se contenter de cette causalité immédiate. S’agissant de la formation de notions, il faut avoir un regard plus étendu et retrospectif : elles se forment dans la durée, comme des éléments d’une culture dont on se demandera comment elle s’établit et se diffuse. Le fait qu’une même terminologie ait été reprise dans différentes disciplines concernées par l’habitat laisserait supposer des croisement et des va-et-vient entre elles. Une hypothèse sera donc qu’élucider l’émergence et le devenir des mots et discours sur l’interface du logement, comme sphère privative, et de ce qu’on pourrait appeler l’espace de l’autre (résidentiel et public) nécessite de confronter dans le temps les apports respectifs et les liens des sciences humaines, d’une part, et de l’architecture et de l’urbanisme, d’autre part, autour de cette question.

Le travail d’archéologie du savoir, pour le dire comme Michel Foucault, sera ainsi essentiellement axé sur des textes et non pas directement sur la production architecturale, c’est-à-dire, plus sur les mots que sur les choses, en paraphrasant toujours le même auteur. Les écrits d’architectes, d’urbanistes et d’autres acteurs et idéologues de l‘habitat seront sélectionnés parmi les plus diffusés, à partir de leurs publications d’ouvrages et d’articles. Pour les sciences humaines (sociologie, anthropologie, géographie et philosophie principalement), seront privilégiés les auteurs cités par les précédents et/ou connus pour avoir noué des relations avec certains d’entre eux.

Vouloir appréhender la genèse de leurs notions sur la longue durée correspond d’abord au passage graduel de la société traditionnelle (avec ses formes de communautés villageoises ou familiales ainsi que ses pratiques de l’espace public) à la société moderne industrielle (montée de la vie familiale repliée sur le couple, de la « société intimiste » sans « culture publique », selon Richard Sennett, de l’individualisme et de l’incivilité). Cette évolution, particulièrement

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éclairée dans les années 1970 par des travaux d’historiens, avait en fait déjà commencé à être caractérisée depuis le milieu du XIXe siècle, en France, en Allemagne ou en Amérique. Face à la disparition des communautés propres à la société rurale, nombre de ces études se sont demandées, s’il existait en ville de nouvelles formes de communauté.

Le développement d’une micro-sociologie s’intéressant aux notions de proximité et de voisinage concerne notre sujet, dans la mesure où elle tend à les associer à l’espace. Une telle corrélation a été perçue plus finement avec du recul : il semble que ce soit dans les années 1960-70 que les historiens de la société aient eu le mieux conscience de ce qu’avaient été « les espaces privilégiés de la sociabilité originale du XIXe siècle » et des implications de « la disparition de ces espaces ou leur changement de fonction au XXe siècle » (Philippe Ariès). Ces recherches fleurissaient au moment où un constat analogue de disparition était dressé aussi bien par la sociologie de l’habitat alors en essor que par les architectes-urbanistes évaluant le cadre de vie procurés pas les grands ensembles et dénonçant les carences qualitatives de leurs extérieurs.

Si bien que, en première approche, on est tenté de resituer notre travail dans une tendance lourde d’évolution historique sous trois aspects complémentaires : déclin des communautés traditionnelles, développement des sciences humaines s’interrogeant sur les nouvelles formes micro-sociales qu’elles pourraient prendre en milieu urbain, disparition progressive des espaces d’urbanité avec la montée de la production de masse cautionnée par l’idéologie rationaliste du Mouvement moderne. L’intérêt scientifique pour les « espaces intermédiaires », combiné à leur apologie, se comprend dans le procès des conséquences urbanistiques des Trente Glorieuses et dans une certaine propension nostalgique à vouloir rétablir les dimensions sociales et spatiales perdues.

Il ne faudrait pas cependant s’en tenir à une représentation linéaire de l’histoire, mais adopter également un point de vue dialectique, ce qui constitue notre troisième ensemble d’hypothèses. L’idée d’espace intermédiaire est à considérer dans le temps parce qu’elle traduirait une problématique constante, tant dans l’habiter que dans la conception de l’habitat, régie par des enjeux contradictoires créant des dilemmes récurrents.

Ainsi, le logement ouvrier, puis social, a toujours suscité, à l’interface avec ses extérieurs, un ensemble d’exigences antagonistes : ouvrir, à la pénétration de l’air et de la lumière, mais sans nuire à l’intimité visuelle et favoriser l’intrusion d’autrui ; refermer, pour des raisons sécuritaires, mais sans enfermer ; introvertir, pour contribuer à un sentiment de communauté résidentielle, mais sans parquer ; présenter une façade digne, mais sans farder l’identité de l’habitat et contrevenir à l’esthétique urbaine donnée à la rue où elle s’insère. La prise en compte, complexe et variable de ces paramètres sanitaires, sécuritaires, communautaires et identitaires induirait alors un jeu

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d’ouverture/fermeture constamment à l’œuvre dans l’idéologie de l’habitat et la conception de ses espaces. Relier et séparer l’habitation et ses abords, cette quête dialectique essentielle ne concerne pas que les seuls dispositifs spacieux de l‘habitat entre logement et ville, mais touche, à travers l’habiter, aux questions des relations entre individu et groupes sociaux, telles que les sciences humaines se les sont posées, en intégrant elles aussi progressivement une compréhension de plus en plus dialectique, à l’instar de H. Bergson, M. Mauss, G. Bachelard, G. Gurvitch ou H. Lefebvre.

Pour l’habitant aussi, l’attente vis-à-vis de l’espace aux abords immédiats de son logement serait double : souhaite-t-il un espace qui favoriserait le lien social ou qui tiendrait autrui à distance tout en affirmant son domaine ? A ce titre, le pavillon, entouré de son jardin, prolongé par ses annexes extérieurs, pourvu de seuil, perron et clôture, peut être interrogé comme référence idéale de l’habitat collectif en quête d’espaces intermédiaires instrumentant le repli et la territorialisation, selon ce qu’on appellerait aujourd’hui la « résidentialisation ».

Quant à l’espace intermédiaire vu sous l’angle de l’ouverture aux relations sociales de proximité, il renvoie en fait à une double interrogation. Parmi les nombreux aspects qu’elle implique, la conception de l’habitation dit « collectif » a, en effet, par rapport à ce qualificatif, toujours soulevé deux questions récurrentes : en quoi, d’une part, un ensemble d’habitation définit-il une communauté de résidence ; quelle relation, d’autre part, un tel ensemble entretient-il avec l’espace public.

La première question concerne certes en premier lieu l’homogénéité/mixité de la composition sociale et du programme des logements constituant l’ensemble. Mais, par-delà, elle a toujours tendu à renvoyer aux effets que pourrait avoir la configuration spatiale de ses parties communes internes et externes sur la vie collective résidentielle. Cette idée a été largement entretenue par des cas particuliers et favorables se prêtant à admettre le rôle fédérateur de dispositifs spatiaux auprès des habitants. Ainsi, des communautés fondées sur le partage des mêmes valeurs ou idéologies peuvent avoir un habitat polarisé sur un espace collectif et/ou des équipements communs. Des exemples tels que les chartreuses, les béguinages ou les phalanstères ont pu notamment être conviés par des penseurs de l’habitat, hypostasiant l’espace central collectif, à la fois condensateur et célébrateur de rapports micro-sociaux forts au sein de l’unité de résidence. Dans ces conditions, la cour et le cœur d’îlot ont été et sont encore souvent envisagés comme des dispositifs spatiaux présumés avoir ces vertus, alors même que leurs habitants ne sont réunis par aucun lien véritable, autre que celui d’un même niveau de « solvabilité » selon la notion des gestionnaires actuels.

La seconde question concerne les relations de l’habitat à l’espace public. L’alignement et le contact direct des immeubles avec la rue constituent, surtout depuis les opérations haussmanniennes, le rapport le plus établi de l’habitat avec l’espace urbain. Le front continu des immeubles mitoyens et alignés

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traduit d’abord une occupation maximale des parcelles dans des limites réglementaires imparties ; mais il semble indiquer aussi, à l’origine, la volonté de faire donner l’habitation principalement sur la rue, puisque toutes les belles pièces des appartements étaient placées en façade sur celle-ci. Cette mise en représentation de la bourgeoisie allait de pair avec le fait que la rue était à proprement dire un espace public, où « avait lieu » une vie sociale effective. Elle était ainsi, depuis la Révolution, l’endroit où se formait l’opinion publique. Le déclin d’une telle socialité urbaine – la mort de l’espace public selon J.Habermas – et la dévalorisation de la rue, devenue voie de circulation et source de nuisances, ont remis en question la relation de l’immeuble à la ville, relation ramenée dès lors surtout à l’esthétique et à l’hygiène. Assujettir les façade de chacun des immeubles à un ordonnancement d’ensemble, contrôler leur gabarit de façon à ce que le volume laissé à la rue dispense assez d’air et de lumière pour les appartements : telles sont à l’ère contemporaine, pour les édiles, les dimensions publiques de l’habitat urbain à l’interface avec ses intérieurs.

Par rapport aux habitants, elles s’avèrent plus complexes, en impliquant une dialectique de l’ouverture et de la protection, tant du point de vue du confort que de la dualité du paraître et de l’intimité.

La conception des relations spatiales de l’immeuble avec la rue, dans la mesure où elle doit intégrer des exigences contradictoires, évoluant en outre avec la société, a dès lors toujours fait l’objet de débats récurrents et de remise en cause, comme en témoignent l’histoire des doctrines architecturales, celle des règlements urbains et celle des formes bâties. Les façades au contact de la rue ont ainsi oscillé entre nette frontière plane et volumétrie poreuse, du bow-window (depuis 1882 à Paris) jusqu’aux récentes anfractuosités de la « façade épaisse » ; entre saillie des balcons et renfoncement des loggias ; entre alignement et retrait, avec interposition d’un espace écrin/écran plus ou moins planté, de la simple plate-bande à la cour d’entrée.

L’autre question, celle de la vie interne à la résidence et des espaces qui en seraient le vecteur, a tout autant tiraillé la conception. Les opérations comportant plusieurs unités d’immeuble sont souvent disposées autour d’une cour centrale. Ce cœur d’îlot n’est il alors qu’un vide d’air excluant toute pratique sociale et contribuant d’abord à mieux séparer les différentes montées d’escalier, ou est-il au contraire le lieu privilégié d’une convivialité de voisinage ? Est-il à ouvrir ou à refermer sur lui-même pour le couper de la rue, dans une idée de contrôle plus ou moins ségrégatif ou de préservation d’un havre paisible ? Pour quel ensemble d’habitants : à composition non spécifiée, mixte ou homogène ? L’habitat dit « collectif » peut-il reposer sur une notion à la fois spatiale et sociale d’ « unité de résidence », qui correspondrait à une idée de « communauté » ou de « voisinage », mais alors avec quelle taille et avec quels dispositifs spatiaux, mais surtout avec quelle réalité sociologique ?

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aux originesd’une conception dialectique

de l’espace résidentiel

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vie associative ou propriété d’une maison individuelle ?

Au milieu du XIXe siècle, moment connu comme celui de l’émergence des réflexions sur l’habitat et ses politiques, qu’en est-il de l’articulation des sphères du public et du privé ? Formulée ainsi, c’est-à-dire telle que nous l’entendons aujourd’hui dans ses implications spatiales pour l’habiter, cette interrogation est quelque peu anachronique. Du contexte de l’époque, on peut d’abord retenir, par rapport à notre sujet, une double gestation. Celle de la société industrielle et de la république, la question de la res publica correspondant alors à l’occurrence la plus fréquente du terme que nous opposons à « privé ».

Pour Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’idée de république va de pair avec l’avènement de la démocratie, qui lui paraît inéluctable. Cette émergence de l’ « égalité des conditions », et par-delà d’une vaste classe moyenne, aurait pour conséquence selon lui le désintérêt pour les affaires publiques, chacun se repliant sur soi pour se consacrer à ses ambitions et à son bien-être. Les citoyens « n’ont pas naturellement le goût de s’occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques [ … ] qu’il ne reste presque plus d’énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique [ … ]. L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples ». Dans des termes aussi actuels que son intuition de la demande sécuritaire, il constate que « l’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis." 1.

Tocqueville cherche le modèle de la démocratie en Amérique, où il séjourne, et en tire deux conclusions principales. Pour qu’une démocratie se prémunisse contre les risques de l’individualisme, elle doit s’appuyer, d’une part, sur l’ordre et la morale, d’autre part, sur des « corps intermédiaires » entre l’individu et le pouvoir central. Montesquieu avait déjà émis une telle idée, mais on se souvient que la Révolution avait interdit les associations et les corporations. C’est alors plutôt en Amérique que Tocqueville redécouvrira le rôle important de la vie associative. Sur ce plan, il amorce l’intérêt qui se manifestera plus tard au sein de la sociologie française vis-à-vis des travaux américains sur le « voisinage », comme ceux de l’Ecole de Chicago.

Tocqueville alimente dans l’immédiat la réflexion politique autour des structures administratives territoriales (sur les thèmes de la « décentralisation », de l’ « autonomie locale » ou de la régionalisation2, mais pas la question ouvrière alors qu’elle pouvait entrer dans son constat : la désintégration des 1 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.2 En 1851, des hommes politiques de droite prônent, avec Auguste Comte et Frédéric Le Play, l’ « autonomie locale ». Mais si des libéraux proposent des programmes de « décentralisation », que Maurras associe en 1900 au « régionalisme », des gens comme Proudhon pouvaient aussi défendre des idées assez proches, telles chez ce dernier la « fédération des communes » ainsi que « diviser la France en douze états indépendants et supprimer Paris » (1860). Après la guerre de 1870, la « nation » sera remise en avant, notamment par Fustel de Coulanges et Renan.

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communautés, l’atomisation sociale ou l ‘ « anomie », comme dira Durkheim, sont à mettre aussi au compte du développement de la société industrielle et du déplacement de la main d’œuvre rurale vers les villes.

C’est seulement dans la mouvance des utopies fouriéristes que l’on retrouve des propositions qui rappellent Tocqueville. Ainsi, l’architecte Victor Calland projette en 1855 une « unité sociale » pour « faire passer de l’isolement de l’antagonisme à celui de rapprochement de solidarité et d’association ». Mais les réalisations sur le principe phalanstérien étant restées très marginales, la notion de « cité » ouvrière trouvera ses modèles idéologiques et spatiaux essentiellement à partir des réalisations à l’initiative du grand patronat.

Que ce soit au Creusot, à Mulhouse, dans le bassin minier ou entre Rouen et Le Havre, on sait que ces cités du XIXe siècle étaient formées de maisons individuelles, plus ou moins groupées pour des raisons de densité et non de conditions favorables à la vie associative. Si la philosophie sociopolitique prône alors celle-ci, le patronat, dans ses cités ouvrières comme dans ses usines, l’empêche plutôt, rejoignant l’exigence d’ordre et de morale que même Tocqueville paradoxalement considérait nécessaire.

Le choix de la maison plutôt que la « caserne », pour loger l’ouvrier ne doit pas être ou seulement sous l’angle disciplinaire et paternaliste. On ne peut nier que la maison et sa parcelle à jardiner renvoient à une dimension anthropologique et à un idéal de l’habiter, même s’il a été largement entretenu par des idéologues.

Il s’ensuit que le développement de l’habitat collectif pour loger l’ouvrier en vile a été ressenti et admis comme un pis-aller, rendu inéluctable par les coûts fonciers et ses conséquences sur la densité. Pour autant, on ne renonce pas à préserver des liens, furent-ils purement symboliques, avec les idéaux originels de la maison. Lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1867, les « habitations ouvrières » mises en exergue sont des ensembles de maisons individuelles, groupées en bande ou par deux ou quatre, telles que les réalisent des patrons de manufactures ou de mines pour leurs employés. A partir d’un rapport sur ces habitations, le comte Foucher de Carell peut alors déclarer plus généralement : « le problème de l’hygiène et de l’architecture réside dans l’art de porter toute son attention sur les transitions et de rendre à l’ouvrier de la ville quelque chose de la campagne. (…) Vous voulez le loger et le conduire au bien-être : ne lui ôtez pas l’illusion du foyer, symbole de la famille et donnez-lui aussi, si vous le pouvez, l’illusion des « champs » 3.

Le terme de « transitions », employé sans autre explicitation, semble avoir ici une signification liée plus au temps qu’à l’espace : il s’agirait d’évoquer la maison natale, foyer familial indissociable d’une terre à cultiver, pour ces

3 A. Foucher de Carell, Les Habitations ouvrières, Paris, Exposition universelle de 1867, E. Lacroix éditeur, 1868.

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ouvriers d’extraction paysanne dont le changement de vie s’opérerait ainsi plus en douceur.

On peut néanmoins penser dans cette même citation, que « transition » qualifie aussi un espace entre la maison et la rue, à savoir le jardin potager, ainsi que le propose l’une des réalisations la plus célébrée à cette exposition : le « carré mulhousien » de E. Cacheux et E. Müller 4, c’est-à-dire le groupement en croix de quatre maisons assemblées au centre du terrain carré et partagé en autant de parcelles. Cette unité de cité ouvrière, basée sur un maillage viaire en grille orthogonale, place donc les jardins au contact et au vue de la rue, en avant de chaque maison. Dans les groupements habituels en bande, les jardins potagers sont sur l’arrière, parfois complétés d’un mince jardinet d’agrément en façade. Dans le cas présent le lopin de terre est d’un seul tenant, avec une implantation sur l’avant présentant plusieurs avantages : son bon entretien est d’abord visible par tous, selon une émulation et un contrôle mutuel correspondait aux volontés civilisatrices des logeurs patronaux 5. Ensuite, le jardin interposé entre rue et maison donne un sentiment de protection et affirme aussi la propriété d’un territoire marqué par une clôture.

Car le goût de l’effort inculqué ne provient pas seulement du travail qu’exige un potager, mais aussi de l’encouragement à l’épargne, puisque ces petites propriétés sont en accession par annuités. Une hypothèse est alors faite ici : appliquée à l’habitat collectif, la notion de transition a pour origine la maison, sur un plan à la fois temporel (évocation des racines) et spatial ; l’espace avant, sur rue, manifeste la propriété et permet un jardin, substitut de la campagne, qui expose au regard régulateur d’autrui, mais donne aussi une intimité à l’habitation en retrait.

Aux origines de la question qui sera celle des espaces intermédiaires pour l’habitat collectif, il faut ainsi voir d’abord la compensation implicite de la perte des fondements de l’habiter, dont les idéaux tiennent en grande partie à la propriété d’une maison et de sa parcelle, marquée et jardinée.

Mais il faut voir aussi une quête qui viserait à réifier et à instrumenter un autre idéal : celui d’une échelle sociale intermédiaire, entre l’individu et la société de masse anonyme qu’engendre l’ère industrielle. Pour l’habitat ouvrier en essor, cette quête s’ensuit dans deux voies inégales.

Dans la première, les réalisations peu nombreuses plus ou moins dérivées du fouriérisme, tel le Familistère Godin à Guise, s’attacheront à introvertir l’habitat sur une partie commune centrale, dont la forme géométrique est supposée 4 Voir S. Jonas, P.-L. Heckner et J.-M. Knorr (A.R.I.A.S.), La Cité de Mulhouse (1853-1870) : un modèle d’habitat économique et social du XIXè siècle, Strasbourg, rapport de recherche pour le Bureau de Recherche Architecturale, 1981.5 Il n’est pas nécessaire de développer davantage ce point largement éclairé par Lion Murard et Patrick Zylberman, Le Petit travailleur infatigable, Fontenay-sous-Bois, Recherches, n° 25, 1976 ou par Isaac Joseph, Discipline à domicile, Fontenay-sous-Bois, Recherches, n° 28, 1977, dans la lignée de Michel Foucault.

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avoir des effets sociaux directs et servir de célébration de la communauté réunie ; ce modèle concentrationnaire, au sens étymologique, d’un habitat autour d’un espace collectif interne privilégiant la vie entre résidents sera majoritairement rejeté. Cependant, il gardera une dimensions mythologique auprès de certains idéologues de l‘habitat social, en constituant notamment une référence pour les plus radicaux du Mouvement moderne.

La seconde voie est celle qu’adopte la majorité des cités ouvrières d’initiative patronale cherchant à offrir des conditions d’habitat susceptibles de fixer une main d’œuvre qualifiée. Le modèle d’organisation spatiale de la « cité » va alors à l’inverse du précédent. Il part des habitations individualisées pour les mettre en relation spatiale progressive avec des lieux collectifs, qui sont alors plutôt des équipements (terme actuel commode pour désigner en fait ici un dispensaire, ou un magasin coopératif, ou un lieu de culte, par exemple) qu’un espace fédérateur. Une telle démultiplication hiérarchisée et en réseau (maison – jardin – rue – équipement) renvoie à une idée de communauté villageoise : peu évidente dans les premières cités encore disciplinaires, cette idée sera explicitement visée par les cités-jardins.

Deux modèles idéologiques et topologiques s’opposent au milieu du XIXe siècle pour définir l’espace liant une « cité ouvrière, soit, pour simplifier, le phalanstère et le village. Si le premier contribue à la crainte des configurations trop propices au rassemblement, l’hygiénisme reste la raison majeure de la lutte contre l’excès de densité. Ainsi, les « courées »6 seront vite abandonnées. Ces impasses, où le fort vis-à-vis des deux rangées de maisons provoquait promiscuité et insalubrité, n’en était pas moins le lieu de pratiques sociales qui se sont vues ainsi supprimées. La cour arrière de l’immeuble urbain fut aussi mise en cause.

l’importance prise par la cour

Parmi les espaces extérieurs de l’immeuble qui ont contribué historiquement à faire émerger la question des espaces dits intermédiaires, la cour représente un dispositif important. Par ses différents enjeux plus ou moins contradictoires hygiéniques, sociaux, esthétiques et foncier) et, par delà, par les débats les idéologies et les règlements successifs abordée ici qu’elle a suscités, elle est au cœur de la genèse.

Etabli après 1770 environ, l’immeuble de rapport ne présente une cour centrale, composée sur une figure géométrique, que dans les grandes réalisations locatives de luxe. Dans la production courante sur parcellaire en lanières profondes, la cour est plutôt un résidu : face à la logique d’occupation maximale

6 Ces petites cités en impasse perpendiculaire à la rue, avec au fond leurs latrines et point d’eau, sont caractéristiques de l’habitat ouvrier des filatures du Nord, par exemple à Roubaix vers 1830. On en trouvait à la même époque dans d’autres agglomérations françaises.

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et de densification du terrain, elle est ce puits minimal concédé pour éclairer et aérer à peine la partie médiane du bâti.

A ce titre, la cour arrière des immeubles a d’abord été visée, en tant qu’objet de proscriptions et de prescriptions, comme lieu principal de l’insalubrité. Les premières ordonnances la concernant s’attachent à réglementer son utilisation et non pas encore sa forme : la cour doit être entretenue, ne doit pas servir de débarras, de dépotoir, ni de réceptacle à des déjections diverses. Il s’agit en particulier d’éviter les eaux stagnantes, à une époque où les égouts n’ont pas encore été diffusés. En outre, ce même texte parisien de 1848 porte sur l’assainissement des « garnis » pour ouvrier, dont il est dit qu’ils doivent prendre « directement l’air de la rue ou d’une cour suffisamment étendue »7.

On voit donc que les premiers textes concernant la cour visent les habitations ouvrières, dont l’hygiène est envisagée à la fois au plan des pratiques et des dispositifs spatiaux et techniques. Mais l’immeuble de rapport s’adresse à toutes les catégories sociales et relève de différentes « classes », ainsi que César Daly les a proposées. La cour est alors présente aussi bien dans l’immeuble bourgeois que dans l’immeuble économique. Ce n’est que pour le premier qu’elle contribue, en tant que « signe classant » (Bourdieu), à sa valorisation sociale, quand sa taille le permet.

Par contre, en tant qu’espace primordial pour la salubrité, la cour concerne toutes les catégories d’immeuble.L’idée que la cour doive procurer un cubage minimal d’air devient l’objet de la réglementation de l’hygiène de l’habitat urbain dans son ensemble, au point d’en constituer le dispositif de base. A Paris, les cours, en même temps que les courettes où vont donner spécifiquement les seules pièces annexes, sont ainsi assujetties à des dimensions minimales, progressivement augmentées au fil des évolutions réglementaires jusqu’en 1902 8. Cette lente évolution traduit la résistance des propriétaires à de telles mesures générant de l’espace inconstructible, c’est-à-dire perdu, selon la logique spéculative.

Vidée du droit à construire pour garantir un vide d’air, la cour est devenue aussi un vide social. Débarrassée certes des miasmes, ordures et encombrements divers, elle a été en fait évacuée dans tous les sens du terme, vidée de ses pratiques, telles qu’elles existaient au temps des courées. La volonté d’éradiquer les pratiques populaires pour mieux diffuser des modèles « civilisés » a été largement éclairée. Le déclin des usages de la cour est à mettre également au compte de la distribution individuelle d’ « eau et gaz à tous les étages », comme l’indiquaient les plaques arborées par les immeubles dotés de ce confort moderne : on ne descend plus chercher de l’eau

Si la cour s’est agrandie sous l’effet des règlements d’hygiène successifs, elle le doit également au changement d’échelle des opérations. Des investisseurs

7 Ordonnance du Préfet de police de Paris, 20 novembre 1848.8 Décrets des 28 mars 1852, 27 octobre 1859, 18 juin 1872, 23 juillet 1884 et 12 août 1902.

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comme les compagnies d’assurance réalisent dans les beaux quartiers des ensembles importants sur plusieurs parcelles remembrées en une seule permettant une vaste cour alors valorisée ; d’abord par sa largeur qui peut être au moins égale à celle de la rue : de belles pièces donnent ainsi sur une telle cour, nommée alors parfois « rue-cour », c’est-à-dire dont la qualité n’est plus inférieure à celle de la rue. Elle devient même supérieure, puisque ce havre calme, juste accessible aux calèches des résidents, est aussi agrémenté de quelques plantations, en étant alors qualifié de « cour d’honneur » ou de « cour-jardin » 9.

Dans ces réalisations luxueuses, la cour voit donc son statut habituel inversé : d’ordinaire espace arrière subalterne par rapport à la partie noble sur rue, elle devient agrément central. Cette ambiguïté de la cour, tantôt simple vide utilitaire, tantôt espace valorisé, a certainement contribué à la difficulté de penser la relation qu’elle pouvait avoir avec l’immeuble.

ouverture/fermeture spatiale et sociale

Les grandes cours telles qu’elles viennent d’être citées, peuvent en outre, quelque dix ans plus tard voir accentuée leur ouverture sur rue, habituellement assurée par des grandes portes cochères, au point d’aboutir à une véritable interruption du front bâti. Cette disposition sera désignée par le terme « cour sur la rue »10.

Il faut souligner qu’elle gagne d’abord de grandes opérations de rapport situées dans les beaux quartiers, avant de constituer la typologie hygiéniste caractéristique de la production des fondations philanthropiques puis des Offices publics d’H.B.M.11.

Une telle ouverture relève, non pas tant de l’hygiène dans ces amples réalisations luxueuses et bien aérées, que de l’image donnée. De la rue, on peut ainsi entr’apercevoir le « square », dont bénéficie, sous ce terme donné par l’architecte, l’ensemble d’habitation implanté sur son pourtour 12.

9 L’ensemble situé 83 à 87 avenue Montaigne (Paris 8ème, Compagnie « La Nationale », arch. Dainville, 1886) est ainsi qualifié par La Construction Moderne des 15 et 22 janvier 1887, puis des 2 et 9 mars 1889.10 L’architecte et critique E. Rivoalen caractérise ainsi, dans l’article « cours et courettes » in La Construction Moderne du 25 août 1900, une réalisation de l’architecte Bénouville, boulevard Pasteur à Paris 15ème.11 A propos de la cour ouverte et sur le rôle précurseur de la production privée, anticipant pour une fois sur le logement social, voir Christian Moley, L’Architecture du logement, culture et logiques d’une norme héritée, Paris, Anthropos, « La Bibliothèque des formes », diffusion Economica, 1998, pp 80-82.12 Cette réalisation de l’architecte Alfred Adolphe, rue de Courcelles à Paris, est publiée par La Construction Moderne du 26 novembre 1898.

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Mais, l’ouverture limitée précédemment à une dimension spatiale, renvoie également à une question sociale. Rivoalen voit dans cette nouvelle disposition un certain refus de « la cour fermée, ce cloître bourgeois »13. Une telle prise de conscience de la ségrégation urbaine se fait sans doute plus sensible à un moment où montent les tensions sociales et où se développe le syndicalisme désormais autorisé. Auparavant, la question ouvrier en « cité » avait été déjà largement débattue, mais à propos du logement.

Regrouper les habitations ouvrières en un même ensemble refermé sur lui-même, pour mieux surveiller et mettre à l’écart, avait d’abord été le dispositif privilégié en faubourgs. Ainsi, faisant le point sur « la question des habitations ouvrières à Paris », l’ingénieur Détain les classait en 1866 essentiellement selon ce critère, en distinguant, à la fois chronologiquement et par degré d’enfermement/ouverture :

« 1. Les cités enfermées sous une seule porte, par laquelle se fait la circulation d’entrée ou de sortie, diurne ou nocturne, sous l’œil d’un concierge surveillant. (...)2. Les cités largement ouvertes pendant le jour à la circulation libre, mais enfermée pendant la nuit sous la garde d’un concierge établi à une porte principale. (...)3. Les cités (...) formées de maisons distinctes à l’exemple des maisons bourgeoises ordinaires », c’est-à-dire avec chacune leur entrée sur rue et un nombre limité de logements par montée, sans parties communes.

Ce troisième cas représentait donc une alternative aux deux autres. Il joue sur un effet d’image, en évoquant en même temps la maison et un modèle d’embourgeoisement, et en gommant toute perception carcérale possible, et, simultanément, fragmente l’ensemble pour mieux séparer les habitants, c’est-à-dire éviter le développement collectif d’une conscience de classe.

La mauvaise image et le potentiel de danger social de parties communes internes et d’un seul tenant avaient été encore davantage perçus après l’expérience de la Cité Napoléon, dont, ajoute Détain, « l’aspect rappelle trop la caserne, l’hôpital ou le cloître »14. Avec ses coursives et escaliers dans un même volume refendant l’immeuble en deux et faisant pénétrer la lumière par éclairage zénithal d’une verrière, cette cité peut être vue comme un dérivé très réducteur de la « rue-galerie » fouriériste.

On sait que Fourier tenait ce dispositif pour un condensateur social prépondérant dans son idée de phalanstère15. Introvertir un ensemble d’habitation autour d’un espace central supposé fédérateur 16, thème constant,

13 « Cours et courettes » (article signé E.R.), La Construction Moderne, 10 février 1900. 14 Détain, Revue Générale de l’Architecture et des Travaux Publics, t.24, p.221 et suivantes. Sa critique de la Cité Napoléon (rue Rochechouart, Paris 9e, Veugny arch., 1851) rejoint celle que les habitants en font, comme en témoigne le rapport qu’ils publient à l’occasion de l’exposition universelle de 1867.15 Charles Fourier, Traité de l’association domestique agricole, Paris, 1822.

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qu’il soit rejeté ou valorisé, en particulier par les architectes, doit beaucoup à ces idéologies communautaires et à leurs traductions spatiales.

Parmi les plus anciennes, on retiendra celle de l’architecte Victor Calland, admirateur de Fourier et protagoniste du catholicisme social naissant. Il propose en 1855, sur le modèle utopique du phalanstère et avec son confrère Albert Lenoir, un « Palais de famille », « plan d’unité sociale » groupant « une centaine de ménages (...) dans un vaste monument harmonieusement disposé ». Cette « société de copropriétaires », statut qui n’existe pas encore, procurerait des avantages économiques, grâce en particulier à de nombreux services collectifs et parties communes, mais répondait surtout à un but social : il s’agissait essentiellement, on l’avait déjà annoncé, de « faire passer de l’état d’isolement et d’antagonisme à celui de rapprochement, de solidarité et d’association ». Comme le revendique en effet Calland, dans des termes qui marqueront encore bien des générations de ses confrères portés par un tel idéal : « l’architecte a une mission sociale qui entraîne avec elle toute une réforme de la vie domestique et des rapports de sociabilité.»17

L’idée que « la vie individuelle et la vie commune soient toujours distinctes sans être divisées, et unies sans être confondues » passe par des formes de « communauté sociétaire », de « cercle de société parfaitement homogène »18, dont Calland proposera des plans en 1862 sous le terme de « cité-square »19.

Ce terme est intéressant à plusieurs titres. D’abord, il réfère à cette entité, alors en débat, de « cité ouvrière », qu’il revalorise par l’agrément d’un espace vert central et par la limitation, induite, de la taille.

Ensuite, en tant que mot à trait d’union, « cité-square » annonce toute une série d’inventions terminologiques, visant à désigner et penser la conciliation harmonieuse de données contraires, telles que « cour-jardin », déjà vue, puis « cité-jardin », mais aussi « ville-parc » et, dans les années 1920, « immeuble-villas » de Le Corbusier, juste précédé par l’« appartement-jardin » new-yorkais (garden apartment).

Sous un terme censé la réaliser, la recherche d’une échelle intermédiaire, entre la cité ouvrière et le petit square de pied d’immeuble, correspond enfin à une euphémisation : celle qui ferait admettre l’idée de refermer sur elle-même une communauté homogène. Or, la séparation des classes était alors perçue comme socialement dangereuse et Calland avait d’ailleurs dû modifier son projet, en introduisant un peu de mixité dans son programme.20

16 Spatialité également contenue dans les propositions d’ « unité de vie » (1816) et de « village de la Nouvelle Harmonie » (1824) de Robert Owen.17 Ces textes sont cités par Roger-Henri Guerrand, Les Origines du logement social en France, Les Editions ouvrières, 1967, pp.153-159. 18 Ibid. Extrait d’une brochure de Calland parue en 1858.19 Ibid. Proposée, avec l’ancien phalanstérien Désiré Laverdant, à la Société d’économie charitable.20 Ibid. Tenant compte des observations de ladite Société, Calland avait proposé de répartir dans un même ensemble soixante familles ouvrières et vingt quatre plus aisées.

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Indépendamment de toutes ces idées communautaires, qui ne connurent que très peu de réalisations, l’habitat ouvrier collectif resta essentiellement celui des « cités ordinaires, qui ressemblent à des casernes ou à des couvents et qui ont l’air de parquer les ouvriers dans un quartier à part, comme dans une sorte de ‘’ghetto’’ »21.

Pour échapper à ce dernier, Emile Cheysson préconise d’abord « la variété des types » ; « en variant les types, on rapproche des classes également dignes d’intérêt : celle des bons ouvriers et des petits employés »22. Ce principe de mixité sociale, certes relative à l’instar de Calland, représente le dispositif essentiel du premier grand concours national d’architecture consacré aux habitations à bon marché, celui que la Société françaises des HBM organise à la frange de St Denis en 1890, quelques mois après sa création23, et dont Cheysson inspire largement le programme. L’opération lauréate de l’architecte Georges Guyon offre donc cinq types, de la maison en bande à l’immeuble, disposés de part et d’autre une voie faisant le tour du terrain à partir de deux entrées ouvertes sur la rue. En ville et à Paris en particulier, une telle conception différera, réalisée avec uniquement des immeubles collectifs formant un ensemble clos, où la mixité sociale ne sera pas recherchée. « Nous ne croyons pas qu’il soit possible de rétablir les maisons mixtes à Paris, la division est trop profonde, entre les bourgeois et l’ouvrier pour espérer pouvoir y remédier.(...) Il faut résolument créer des maisons spéciales pour loger les travailleurs.»24

Emile Cheysson en définit un nouveau programme, repris dans le cadre de la Fondation Rothschild, dont il est membre du comité de direction dès sa création en 1904. Cette fondation philanthropique s’était donnée pour mission de réaliser des habitations à bon marché dans Paris et la ville lui offre à cet effet, pour sa première opération, un terrain d’un demi-hectare à l’emplacement de l’ancien hôpital Trousseau, rue de Prague25. Le concours d’idées, à deux degrés, qu’elle ouvre à tous les architectes, propose pour la première fois de concevoir un vaste îlot d’un seul tenant, sur la base d’un programme sommaire : d’abord, il recommande une variété des types qui n’est plus sociale, mais limitée à la taille des logements, ensuite outre une demande de services communs, il reprend les recommandations hygiénistes publiées deux mois plus tôt en conclusion du premier congrès international d’assainissement et de salubrité de l’habitation.

21 Emile Cheysson, La Question des habitations ouvrières en France et à l’étranger, Paris, 1886.22 Ibid.23 Emile Cheysson (1836-1910), disciple de Frédéric Le Play, Inspecteur général des Ponts et Chaussées, est vice-président de la Société française des habitations à bon marché, constituée le 2 février 1890, après le premier Congrès international des H.B.M. tenu à Paris dans le cadre de l’exposition universelle de 1889.24 Emile Cacheux, Habitations ouvrières à la fin du XIXe siècle, Paris,1891. Un an après l’important concours de St Denis, cette déclaration semble en contester directement la mixité prônée.25 Voir Marie-Jeanne Dumont, Le Logement social à Paris, Liège, Mardaga, 1991.

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Ces recommandations prônaient notamment l’agrandissement des cours, en proportionnant leur largeur à la hauteur des immeubles, ainsi que leur ouverture partielle sur rue. Elles reprenaient en outre, en plus court, un texte qu’Emile Cheysson avait présenté au congrès. Ce texte fameux26 est souvent cité, mais de façon tronquée, alors qu’il révèle dans sa totalité une pensée complexe de la relation du logement avec ses extérieurs, pas aussi disciplinaire qu’on a bien voulu la stigmatiser. Il préconise d’abord :

« que l’immeuble soit desservi par plusieurs escaliers, de manière à supprimer ces couloirs longs, malsains et obscurs, qui établissent entre les habitants d’un même étage une dangereuse promiscuité ; que chaque palier ne donne accès qu’à deux ou trois appartements ; que les escaliers, largement éclairés et balayés par les vents qui en chassent les miasmes, semblent le prolongement de la voie publique et laissent à chaque locataire l’illusion du chez-soi individuel. » 27.

Cette fin de phrase doit retenir l’attention. Les raisons morales et hygiéniques de la suppression des couloirs sombres ont été largement mises en exergue ; mais il faut voir aussi dans le principe de paliers en plein-air, ne desservant que peu de logements, une évocation de perrons pavillonnaires, aboutissement d’une séquence graduelle du public au privé, du dehors au dedans. La suite de la citation qualifie justement ce type de palier de « seuil de l’appartement ». Même s’il ne faudrait pas surestimer une qualification de l’habitat économique aux raisons premières autres – Cheysson admet d’ailleurs les limites de « l’illusion » - on peut néanmoins reconnaître qu’il est, après Picot, l’un des premiers à formuler explicitement une idée de « prolongement » et de « seuil ».

Ce prolongement envisagé de la voie publique vers le chez-soi, semble ainsi traduire une volonté implicite : il s’agirait d’assujettir les intérieurs aux modèles civilisateurs de la bonne société. Ou au moins d’y faire pénétrer, grâce à l’ouverture des cours, l’air que la rue assainie et élargie doit distribuer abondamment, si l’on se souvient d’un texte plus ancien de Cheysson :

« Mais faites circuler l’air à grands flots dans ces tristes quartiers ; ménagez un écoulement à ces eaux putrides qui transforment le ruisseau en égout découvert ; disposez de spacieux trottoirs en avant des maisons ; plantez-y des arbres, lavez le pavé de la rue, blanchissez les façades, assainissez la maison »28.

26 Emile Cheysson, « Le Confort du logement populaire », in L’Economiste français, 28 mai, 16 et 23 juillet, 1, 15 et 23 octobre 1904, reproduit dans le BSFHBM, n° 3, 1904, pp 254-271.27 Ibid. On notera que ce texte reprend implicitement, en l’atténuant quelque peu, ce que G. Picot recommandait au Congrès international des habitations à bon marché, en juin 1899 : « les plans seront conçus dans la pensée d’éviter toute rencontre entre les locataires. Les paliers et les escaliers, en plus, doivent être considérés comme une prolongation de la voie publique. Il faut proscrire les corridors et les couloirs quels qu’ils soient ».28 Idem note 21.

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En tout cas, qu’elle soit pensée depuis l’extérieur ou depuis l’intérieur, l’idée de prolongement fait aussi intervenir cet espace intermédiaire, entre la voie publique et les escaliers ouverts, que représente la cour.

« La cour contribue avec la rue, à l’aérage et à l’éclairage de la maison. Outre ce rôle de poumon, elle doit encore remplir d’autres offices, qui la veulent spacieuse et bien accessible au vent et au soleil. On peut souhaiter qu’elle contienne un petit coin de terre et de jardin, entouré de grillage, où les enfants puissent jouer au sable et prendre leurs ébats, en dehors du logis étroit et encombré. »29.

On entrevoit déjà ici l’une des raisons futures des « prolongements », à l’ère de la production de masse : compenser la faible surface des logements.

Par ailleurs, ainsi aménagée pour l’enfant la cour devient, toujours d’après le même texte, un « square à domicile », complétant ce « jardin à domicile » que peuvent procurer à chaque logement des jardinières fleurissant les fenêtres, l’idéal pavillonnaire déjà avancé.

Plus largement, Cheysson envisage « d’autres dépendances qui compléteraient les maisons ». Non seulement des « locaux à usage commun » assureraient des services que les logements ne peuvent pas offrir individuellement, mais ils « resserreraient les liens entre les locataires ».

Alors que la plupart de ses idéologues pensent que le logement populaire ne doit pas comporter de lieux propices à la vie collective, Cheysson semble ici prôner l’inverse. Il n’entend pas pour autant permettre toutes pratiques sociales, mais plutôt contribuer à les civiliser. Le confirment la suppression de tout espace commun interne à l’immeuble et le fait que soient proposés des services généraux à vocation éducative (équipements d’hygiène, école ménagère, cours du soir). Quant à la grande cour, elle est en fait neutralisée dans ses usages, ramenés aux seuls jeux des enfants par la présence du square, également à comprendre comme agrément visuel avec évocation de la nature et adjuvant hygiénique à ce « réservoir d’air ».

En résumant par rapport à notre sujet les préconisations de E. Cheysson30 en 1904 pour le logement économique, on peut dire qu’elles reviennent à trois sortes de compléments collectifs et extérieurs à l’immeuble :

- l’escalier ouvert, « prolongement de la rue » jusqu’au « seuil de l’appartement » ;

- des « dépendances », « locaux à usage commun » ;29 Idem note 26.30 Il est légitime de s’attarder sur les propos de E. Cheysson, dans la mesure où il est véritablement l’un des principaux acteurs ayant contribué aux fondements idéologiques du logement social, de par son rôle auprès de F. Le Play dans la Société d’économie sociale, puis de la S.F.H.B.M. de la Fondation Rothschild et du Musée Social (cf. note 30).

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- le « square à domicile », pour permettre le jeu des enfants « en dehors du logis ».

Ces trois dispositifs impliquent une cour « spacieuse », « accessible au vent et au soleil », c’est-à-dire ouverte à ceux-ci.

Toutes ces différentes notions de relation du logement avec ses extérieurs ainsi instaurées s’avéreront persister, non seulement au plan de la terminologie pour une bonne partie d’entre elles, mais aussi des réflexions et débats autour de la conception de l’habitat.

Le débat majeur concerne la vie sociale résidentielle, à l’échelle de l’ensemble de logements, dont la taille croit, de la parcelle à l’îlot, et en recèle alors de plus en plus les potentialités. La vie collective apparaît à la fois crainte, au nom d’une dangerosité politique et morale, et recherchée, avec l’idée qu’une harmonieuse convivialité de voisinage aurait des effets pacificateurs et civilisateurs. L’impression d’unité potentielle de la résidence est d’autant plus ressentie que la composition sociale des ensembles d’habitation est homogène, du fait du renoncement généralisé, autour de 1900, aux quelques expériences de mixité. Elle a aussi à voir avec la configuration des ensembles, alignés sur rue, générant de facto, en cas d’îlot, un espace central prédisposé alors à se voir paré de vertus fédératrices.

Une telle idée vient moins des fouriéristes que du catholicisme social et des réformateurs, tels Cheysson, dans la mouvance de Le Play (1803 -1882). Ses études sur les ouvriers, ainsi que la géographie humaine de Vidal de la Blache (1845 -1918) avaient dégagé des notions de milieu social et de solidarité, socle de pratiques existantes sur lequel ses disciples ont voulu fonder des projets d’éducation des masses par l’habitat. L’économie sociale, dans le cadre de l’Exposition universelle de 1889, avait ainsi donné lieu à un « village ouvrier », modèle de « cité sociale » organisé autour d’un centre formé par des locaux communs tels que « cercle ouvrier », « café de tempérance », « restaurant populaire » et « dispensaire »31. Les réalisations des Fondations philanthropiques dans les années 1900, en particulier celle des Rothschild rue de Prague, s’inscrivent dans cette lignée.

La SFHBM, de son côté, n’a pas le même point de vue32. Elle ne récuse certes pas l’aspect bénéfique du bon voisinage, mais ne veut pas en favoriser les pratiques sociales. Les équipements collectifs, onéreux et moins rentables que les boutiques finalement préférées, ne seront pas développés dans les HBM. La cour, telle qu’elle apparaît sur des plans d’époque, est appelée « grande cour », c’est-à-dire grand volume d’air, ou bien « cour-jardin », c’est-à-dire agrément ornemental d’un massif occupant son centre et empêchant tout usage, y compris le jeu des enfants. Ramenée à un vide sanitaire privé

31 D’après Susanna Magri, Les Laboratoires de la réforme de l’habitation populaire en France, Paris, PUCA, Recherche n° 72, 1995.32 Ibid.

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volontairement de pratiques, la question de la cour centrale en tant qu’espace résidentiel est, si l’on ose dire, évacuée dans tous les sens du terme. Evacuée, mais aussi déplacée, en l’occurrence vers la rue.

de la cour à la rue : déplacement de la question

La relation de l’immeuble avec la rue et la notion même de rue mobilisent en effet particulièrement la réflexion des édiles et des idéologues de l’habitat au cours de la première décennie du XXe siècle. Le Paris mis en place par Haussmann a pris forme, ses réseaux techniques apportant le confort aux immeubles se généralisent. Mais il subsiste encore nombre de quartiers insalubres, poussant à renforcer la législation de l’hygiène notamment pour le volume d’air qu’est la rue. L’attention portée par ailleurs au cadre qu’elle offre aux promeneurs et chalands de la Belle Epoque se manifeste avec des débats esthétiques autour de la systématisation typologique très répétitive des immeubles haussmanniens ou encore avec des interrogations sur la place grandissante de l’automobile. Bref, on peut alors parler d’une complexification de la double quête marquant la relation pensée entre rue et immeubles (embellissement, d’une part, et rationalisation des différents flux, d’autre part) et se demander si leur articulation spatiale est aussi envisagée au travers de dispositifs autres que la seule façade.

Par exemple, l’idée, déjà évoquée, que les accès de l’immeuble et la rue puissent être en prolongement l’un de l’autre a-t-elle été développée ? Les célèbres arcades parisiennes de la rue de Rivoli, réalisées par Fontaine et Percier, avaient été en leur temps largement commentées et semblaient amorcer une telle articulation. Malgré leur position, elles ne constituent pas un dispositif entre rue et immeubles, mais entre rue et jardin (des Tuileries ) : « la promenade est l’annexe du jardin ; s’il fait beau, on entre dans le jardin ; s’il pleut, le public reste sous l’abri qui lui est offert. La promenade couverte, c’est presque le jardin, c’est sa continuation. Elle est en communauté avec lui pour l’air et le soleil. Le jardin lui envoie ses odeurs, lui découvre sa verdure ; la promenade couverte (...) assure au jardin des promeneurs en tout temps. »33. Le commentaire fait comme si, à l’instar du Palais-Royal qui en représente le modèle, les arcades étaient au contact direct du jardin public, sans l’entremise de la rue.

L’idée d’un lien graduel, de la rue aux montées d’escalier laissées en plein-air, tel que proposé plus tard Cheysson, n’est qu’un discours masquant la triviale réalité d’un dispositif hygiéniste. Entre rue et immeubles, la promenade longera en fait ceux-ci, en restant dans le domaine public et dans cette bande qu’est le trottoir (à partir de 1838 à Paris) souvent planté d’arbres, avec des raison pas seulement ornementales : on se souvient que l’injonction de Cheysson «(« disposez des spacieux trottoirs en avant des maisons ; plantez-y des

33 J.B. , Arcades de la rue de Rivoli, Paris, 1852, cité par Michaël Darin, « Rivoli : entre rue et jardin », in Les Traversés de Paris, op.cit.

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arbres »34 entrait dans un ensemble de préconisations uniquement « salubristes », comme on disait alors.

Dans une époque sensible aux idéologies de la modernité, la rue a pu en outre se prêter à des conceptions encore plus nettement instrumentales, associant sa fonction d’hygiène à une rationalisation des canalisations pour l’immeuble et des réseaux de circulation. L’une des propositions en ce sens de l’urbanisme naissant est celle, quelque peu futuriste, de Eugène Hénard, architecte auprès de la Ville de Paris. Dans le cadre d’une réflexion plus globale, il imagine la « rue future », conception technique d’une artère, aux deux sens du terme, raccordant au plus court les immeubles et leurs branchements (fig. 1)35. Avec la généralisation de l’eau courante, du gaz, de l’électricité et des égouts, mais aussi avec le développement du chemin de fer, du métropolitain et de l’automobile, Hénard a pu proposer cette idée de rue formant conduit d’alimentation et d’évacuation pour les immeubles s’y greffant, ainsi qu’une réflexion sur la fonction circulatoire avec séparation piétons/véhicules.

Cette vision fonctionnelle de la rue, alors plutôt pensée et représentée en coupe, a eu plusieurs prédécesseurs, depuis Léonard de Vinci jusqu’à l’ingénieur Cerdà 36. Chez ce dernier, c’est toute la ville qui constitue selon son terme un « instrument » ; elle est formée de « ces deux seuls éléments, voies et intervoies ». Autrement dit, elle est d’abord un système de voies de circulation reliant des ensembles d’habitation : « le point de départ comme le point d’arrivée de toutes les voies est toujours l’habitation ou la demeure de l’homme » 37 . Le lien entre demeurer et se déplacer change au XXe siècle avec le développement de l’automobile. Circuler devient alors une fonction qu’on a tendance à vouloir séparer de la rue dans les propositions de théoriciens.

Mais, pour revenir à Hénard, s’il faut s’arrêter sur son projet de rue-outil abstraite de la vie citadine réelle, c’est parce que lui-même avait proposé, quelques années avant, un concept de rue d’un tout autre ordre, avec une vision complètement différente de la relation entre l’immeuble et la rue.

Cette conception s’inscrivait d’abord dans le cadre d’élaboration de la loi générale de Santé publique (1902) et du règlement sanitaire qu’elle prévoit pour chaque ville 38. Ce dernier, entre autres points, concerne la cour d’immeuble, en ce qu’il va fortement contribuer à l’ouvrir sur rue et même à la faire passer de 34 Cf. note 28.35 Eugène Hénard (1849-1923), architecte à la Direction des travaux de la Ville de Paris, publie ses textes et dessins pour la « rue future », dans La Cité de demain, Paris, 1910.36 Léonard de Vinci (Manuscrit B, feuillet 16) propose un principe de rue sur deux niveaux dont un réservé aux piétons, principe qu’on retrouve réalisé à Londres, quartier Adephi, par James et Robert Adam (1768-1779). Pierre Patte, architecte du roi (Louis XV) propose une coupe transversale plus technique de la rue, sans distinction de niveaux : il y montre le raccordement des immeubles et des caniveaux à un égout central, dans Mémoire sur les objets les plus importants de l’architecture, Paris, 1769.37 Ildefonso Cerdà, La Théorie générale de l’urbanisation, 1867, traduction A. Lopez de Aberastini, Paris, Le Seuil, 1979. Sa prépondérance accordée à la circulation inspirera la théorie de l’un de ses compatriotes, Soria y Mata, à savoir La Cité linéaire (Cf. note 61).

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son côté. Eugène Hénard et Louis Bonnier 39 sont les principaux artisans de ce règlement et de ses exemples d’application proposés dans ce sens.

Le fichage sanitaire systématique, alors en cours, des immeubles parisiens confirmant qu’ils contribuaient à la forte persistance de la tuberculose, l’exigence d’aération devient plus drastique. Pour parvenir à la surface minimale de la cour, les architectes lui font annexer celle de la courette, ordinairement puits indépendant , ou la mette en communication avec la rue, en interrompant le front bâti.

Une autre disposition, plus radicale, a aussi les faveurs de Bonnier et Hénard. Elle consiste à passer sur l’avant de l’immeuble sa cour habituellement arrière, pour n’y laisser que la courette, solution particulièrement intéressante pour les parcelles très peu profondes 40. La cour échappe alors à l’obligation du minimum réglementaire, puisqu’elle se voit incorporée au volume d’air de la rue, augmenté du même coup. On assainit donc mieux à la fois l’immeuble et la rue en admettant son élargissement partiel par les reculs et ruptures ponctuelles d’alignement que produisent les cours d’entrée en renfoncement.

Du point de vue typologique, l’immeuble à cour d’entrée ouverte sur rue présente deux redentements latéraux, alignés avec les bâtiments mitoyens, et un retrait central, créant un espace interposé entre la rue et le hall. On voit ainsi que des considérations autres que sanitaires interviennent également pour justifier la forme en U, tournée vers la rue, qui caractérise de tels immeubles. Cette forme a d’abord l’avantage d’offrir un développé de façade important, c’est-à-dire de permettre un grand nombre de pièces principales sur rue, ainsi qu’on le souhaite à l’époque.

Ensuite, le plan en U n’est pas sans rappeler l’hôtel particulier à l’âge classique au fond de sa cour d’honneur encadrée de deux ailes. Il conférerait alors à l’immeuble de rapport une image sociale valorisante. Avant même le règlement de 1902, des immeubles des beaux quartiers avaient d’ailleurs adopté ce modèle de forme.

Peut-on dire que nous avons à faire, avec la cour d’entrée, à un espace intermédiaire avant la lettre, tel que nous l’entendons aujourd’hui ? Quand le volume de la cour, passée en façade de l’immeuble, vient se compénétrer avec celui de la rue et ménager depuis celle-ci une séquence d’entrée graduelle, via un espace privé plus ou moins planté et limité par une grille, on a bien l’impression de reconnaître la topologie actuelle de la transition.

38 Pour le contenu détaillé du règlement de 1902, voir la revue La Construction Moderne : 20 janvier 1900 (première version du règlement projeté), 25 octobre 1902, 22 Novembre 1902 et 31 janvier 1903 (pour le règlement sanitaire type).39 Louis Bonnier (1846-1956) est alors architecte-voyer en chef de la Ville de Paris.40 L’immeuble réalisé par Auguste Perret, 25 bis rue Raynouard, Paris 16ème, en 1903, est caractéristique de cette application du règlement. Voir Henri Bresler, Perret et l’immeuble à cour ouverte sur la rue, Versailles, LADRHAUS, novembre 1987.

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La cour d’entrée n’est en tout cas pas revendiquée en pareils termes, ses origines multiples la rendant quelque peu ambiguë : dispositif hygiénique, réponse inhabituelle aux contraintes réglementaires plutôt opportune pour les petits terrains, choix esthétique alors prônée par Bonnier et Hénard. Mais en tout cas, il ne s’agit pas, selon une attente actuelle, d’interposer un espace-tampon entre le domaine public de la rue et la sphère intime de l’appartement.

Rappelons qu’alors c’est la travée des pièces de représentation sur rue qui constitue, dans l’appartement lui-même, l’interface entre l’espace public, vers lequel elles s’affichent, et les pièces familiales et annexes retranchées vers l’arrière. La cour d’entrée est un espace supplémentaire dans l’appareil d’ostentation bourgeoise vers la rue, plus qu’un filtre protecteur entre le public et le privé. A ce titre, elle semble une caractéristique plutôt dévolue à l’immeuble de haut de gamme, ou voulant s’en donner l’apparence.

Mais on remarquera d’abord que cette typologie est assez marginale au sein de l’immeuble de rapport, généralement formé d’un corps principal continu et aligné sur rue. Ensuite, elle n’est pas absente du logement économique. Comme nous l’avons vu, une tendance à l’ouverture de la cour s’était dessinée dans les années 1890, d’abord dans quelques ensembles d’immeubles de rapport 41 pour améliorer l’aération tout en donnant une impression de résidence moins cloîtrée. Le logement social adopte ensuite, beaucoup plus systématiquement, l’interruption du front bâti entre rue et cour. Les Fondations philanthropiques reprennent manifestement l’image de l’hôtel particulier pour anoblir leurs réalisations 42, alors qu’ultérieurement les Offices d’HBM s’en tiendront à l’unique communication hygiénique de l’air entre la rue et la cour. On comprend bien les seules relations que pouvait entretenir le logement social avec la rue en interprétant les jugements interprétant les jugements au premier concours d’habitation à bon marché que la Ville de Paris avait organisé en 1912-1913 sur deux terrains à vocations bien distinctes 43.

L’analyse des projets sélectionnés, mais aussi non retenus, confirme que les ensembles sociaux, même avec un programme recommandant toujours et encore de ne pas «évoquer l’idée de caserne, de la cité ouvrière ou de l’hospice », continuent à tourner le dos à la rue. Ils restent polarisés sur leur cour intérieure, fermée et contrôlée, qui donne accès à toutes les cages d’escaliers. Les brèches fragmentant le bâti aligné sur rue captent son air et forment comme de grands créneaux arrêtés avant le sol pour ne pas créer de passages : obturées par des boutiques surmontée de leurs logements, elles ne commencent généralement qu’à partir du deuxième étage, afin de maintenir le bouclage de la résidence, accessible par une seule porte.41 Cf. notes 10 et 11.42 Par exemple, les réalisations des Fondations Singer-Polignac (rue de la Colonie, Paris 13è, Vaudoyer arch., 1911) ou Lebaudy (rue de l’Amiral Roussin, Paris 15è, Labussière arch., 1907).43 Ces deux concours simultanés et complémentaires, organisés sous la direction de l’architecte-voyer en chef A. Labussière, avaient pour objet la réalisation de logements de transit (terrain de 1408,50 m² rue Henri-Becque, Paris 13ème) et de HBM normales (terrain de 2 425,64 m² avenue Emile-Zola, Paris 15ème).

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On ne peut donc pas parler de cours ouvertes sur rue, puisqu’elles sont fermées en partie basse, empêchant, à l’exception de la trouée d’un porche pour le concierge, de passer, mais également de voir l’espace extérieur maintenu au cœur de ces opérations. Les projets qui dérogent à ces principes tacites ont été éliminés. Ainsi en est-il de ceux qui proposaient des cours d’entrée véritables (par exemple Deslandes) ou en complément de l’accès principal sur l’arrière (Gilbert et Poutaraud). De même, ont été refusés les projets qui voulaient contribuer à agrémenter la rue en laissant visible un « square des jeux » (Jean Walter) ou en plaçant entre elle et la façade une large plate-bande ornementale de pied d’immeuble (Jacques Greber) (fig. 2 pour tous ces exemples).

Mais au même moment, des sociétés, comme des compagnies d’assurance et l’Assistance publique 44, réalisent à Paris quelques programmes économiques à cour d’entrée sur rue, confirmant que cette typologie présente en immeuble bourgeois correspond, quand elle est appliquée au logement social, à son haut de gamme et à l’intention d’en valoriser l’image.

Une telle valorisation ne concerne pas que les seuls immeubles, mais l’ensemble qu’ils produisent en donnant forme à la rue.

Car, pour Louis Bonnier et plus encore pour Eugène Hénard 45, cette typologie d’immeuble à décrochement est aussi un moyen d’introduire, à Paris, du pittoresque dans la volumétrie des rues rendues trop monotones par l’alignement systématique et le découpage parcellaire répétitif de l’haussmannisation. Hénard propose donc le principe du « boulevard à redans », volumétrie obtenue par assemblage d’immeubles en front de voie, avec alternance d’alignements et de retraits en cours ouvertes.

Il en voit une application pertinente pour l’aménagement des fortifications parisiennes déclassées. Pour illustrer sa proposition, il choisit comme segment de l’enceinte celui qui va de la Porte Maillot à la Porte d’Auteuil 46.

Le choix d’un tel quartier indique que les « alignements brisés » n’ont pas pour seules raisons l’hygiène et le pittoresque urbains, mais qu’ils peuvent concourir à la spéculation. L’évocation de la cour d’honneur héritée de l’hôtel particulier contribue à valoriser conjointement les immeubles et le boulevard qu’ils forment.

44 Immeubles de La Nationale (14 à 18, rue Jobbé-Duval, 14ème, 1914) et de La Sécurité (59, rue des Epinettes, 17ème, 1917) et, pour l’Assistance Publique dans le 14ème : Square Delambre (1908 et 1913, l’application parisienne la plus nette du « boulevard à redans ») et 2, avenue René-Coty (1914).45 Eugène Hénard (1849-1923), architecte à la Direction des travaux de la Ville de Paris, publie ses propositions dans Etudes sur les transformations de Paris, 1903. Réédition L’Equerre, 1982.46 Jean-Louis Cohen, « La Porte Maillot ou le triomphe de la voirie », in Les Traversées de Paris, Paris, éd. du Moniteur, La Grande Halle – La Villette, 1989.

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Si, ponctuellement, l’immeuble de rapport, puis la promotion privée continuent jusqu’à aujourd’hui de reprendre le type de l’immeuble à cour d’entrée 47, pour son effet de « résidentialisation » selon le terme actuel, le principe de Hénard n’a jamais été appliqué à l’échelle de l’urbanisme. Mais, bien qu’elle n’ait pas connu de réalisations amples, qui auraient amorcé une forme urbaine autre, l’idée du « boulevard à redans » a eu cependant un large écho. On citera par exemple, relativement au sujet traité ici, Emile Magne, imaginant « l’architectonique de la cité future » et prédisant : « la locomotion automobile nécessitera un élargissement énorme des chaussées. Les trottoirs en profiteront et, sur ceux-ci, les maisons avanceront en alignements brisés et à redans. Dans ces brisures et ces redans et au long de toutes les voies, des arbres innombrables s’échelonneront. Ces végétations réaliseront en partie le rêve utopique de voir chaque logis enfin dans son jardin privé.» 48.

Le mouvement de desserrement de la ville engagée au début du siècle ne procède pas seulement d’une dédensification hygiéniste, mais renvoie aussi au mythe du rétablissement d’un lien avec la nature. Le jardin est l’un des moyens d’en concrétiser l’évocation. Il soulève alors la question de son statut : public ou privé ?

Pour l’immeuble, l’idée d’un jardin privé, c’est-à-dire réservé à l’ensemble résidentiel, avait d’abord été envisagée en son cœur, en lieu et place d’une cour centrale, qui serait devenue « cité-square » chez V. Calland ou « square à domicile » chez E. Cheysson, comme on l’a vu. On préféra éviter ce genre de configuration, impliquant des pratiques au sin de la résidence, pour s’en tenir à un strict décor végétal minimal, ayant pour nom « cour-jardin ». Réduite à ce rôle ornemental, une telle cour pouvait alors être « mise en avant », en représentation vers le côté rue, tout en contribuant à l’embellissement de celle-ci. C’est bien ainsi que E. Magne justifie les cours ouvertes entre redans. En outre, il entrevoit déjà l’importance que prendra l’automobile : l’élargissement des trottoirs, complétant les cours sur rue, traduit l’une des premières réflexions sur la nécessité d’un espace-tampon entre l’habitation et la voie publique comme source de nuisances.

Mais bien entendu, l’idée d’un espace extérieur propre à l’immeuble et placé côté rue répond aussi, pour d’autres, à des raisons strictement hygiénistes. Dans une note présentée au Conseil Municipal de Paris, Ernest Moreau dénonce, selon le terme qu’a instauré Paul Juillerat (1854-1935) 49 et qui restera bien établi, les cours intérieures comme des « îlots insalubres ». Il propose par ailleurs, son diagnostic précédent nous faisant comprendre que de tels espaces donneraient sur rue : « ce qu’il faut, ce n’est pas de créer des 47 Voir Christian Moley, Regard sur l’immeuble privé, architecture d’un habitat 1880-1970, Paris, Editions du Moniteur, collection Architextes, 1999.48 Emile Magne, L’Esthétique des villes, Paris, Mercure de France, 1908.49 A partir d’une idée initiée par le Dr Jacques Bertillon dès 1880, Paul Juillerat crée avec le Dr A. J. Martin le « casier sanitaire des maisons », que la Préfecture de la Seine fait appliquer pour enrayer la tuberculose à partir de 1894. Ses conclusions sont publiées dans P. Juillerat, Une Institution nécessaire : le casier sanitaire, Paris, 1906.

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‘’espaces libres’’ à travers la ville exclusivement ; ce qu’il importe, c’est de créer ‘’un espace libre pour chaque maison’’, c’est-à-dire permettre que chaque immeuble soit chaque jour baigné d’air et de lumière »50. Si le mot maison signifie encore immeuble de rapport, il est cependant difficile de ne pas le rapprocher de la maison individuelle et de l’idéal qu’elle représente : l’immeuble aurait lui aussi son propre espace extérieur, le propos d’ E.Moreau étant concomitant à la loi Ribot (1908), qui aide à accéder à la « petite propriété » de la maison et de son terrain dans la limite de 1 ha. De plus, l’idée d’espace annexe privatif avait été valorisée deux ans plus tôt, avec, dans le cadre de la loi Strauss, les mesures en faveur des jardins ouvriers.

Quant à l’« espace libre », il renvoie sous ce terme à un débat d’alors. Le réserver à l’immeuble, selon Magne et Moreau, c’est-à-dire la cour d’entrée ouverte vers la rue telle qu’elle découle des idées de Bonnier et Hénard, restera assez peu suivi, à l’aune du nombre de réalisations qui, ponctuellement, adopteront cette typologie. Le Musée social, protagoniste important de cette question, se prononce d’ailleurs contre le « boulevard à redans » de Hénard et opte pour des espaces libres publics.

l’ abstraction progressive des « espaces libres » et de la « nature »

Le Musée social crée en effet en 1908 une section d’hygiène urbaine et rurale pour s’occuper de tout ce qui intéresse la vie familiale des travailleurs : habitations, jardins ouvriers, espaces libres, alimentation. A ses début, elle ne se consacrera en fait essentiellement qu’à la question des espaces verts 51. En juin 1909, elle lance une « enquête sur les espaces libres en France et à l’étranger ainsi que sur les cités-jardins et les parcs urbains »52. L’année suivante, le Musée social suscite ainsi la création de la Société française des espaces libres et terrains de jeux, animée par Robert de Souza, et publie une conférence de Georges Risler sur « les espaces libres dans les grandes villes ». Elle reprend les recommandations de Juillerat, qui préconisait le jardin de proximité et le parc pour lutter contre la tuberculose.

En fait, ces deux dispositifs complémentaires vont faire l’objet d’un débat d’ordre à la fois hygiéniste et esthétique autour des idées de ville développées au cours de la première décennie du XXe siècle. L’une des questions que posent les espaces libres dans la ville est celle de leur taille et de leur répartition : éparpillement diffus de petits squares ou concentration en quelques grands parcs ? Les tenants de ceux-ci s’inscrivent dans une réflexion engagée depuis quelques décennies par les partisans de vastes « poumons » pour 50 Ernest Moreau, in Bulletin Municipal Officiel, Paris, n° 290, 25 octobre 1907. Cité par Charles Lucas, Les Habitations à bon marché en France et à l’étranger, Paris, éd. Librairie de la Construction Moderne, 1912 (nouvelle édition revue par Will Darvillé). Ce texte reprend les conclusions de Juillerat.51 D’après Jean-Pierre Gaudin, L’Avenir en plan, technique et politique dans la prévision urbaine, 1900-1930, Seyssel, éd. du Champ Vallon, 1985.52 S. Magri, op. cit.

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Paris, mais sont aussi influencés par la tradition américaine du « park-system » inaugurée par l’architecte paysagiste Frederick Law Olmsted 53. En France, c’est l’urbaniste paysagiste et jardinier Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-1930), polytechnicien de formation et conservateur des promenades de Paris, qui reprend cette notion et propose en 1906, dans un ouvrage marquant 54, de relier, les différents espaces verts, en les envisageant sur l’ensemble de l’agglomération.

Deux sortes de terrains rendent ces derniers possibles et contribuent à nourrir le débat sur leur affectation et leur localisation : ceux des îlots insalubres à exproprier et ceux de l’enceinte, zone des fortifications déclassées après la guerre de 1870. L’expropriation pour cause d’utilité publique, telle que définie par la loi, est trop onéreuse pour les municipalités, qui pourront peu l’appliquer en vue de « faciliter la construction d’habitation entourées d’espaces libres »55. Le problème du relogement est également un frein. Aussi les « îlots insalubres » resteront-ils d’actualité encore à la fin des années 1950, avec une idée de « curetage » concernant notre sujet comme on le verra.

Dans ces conditions, la question sur les « espaces libres » a été essentiellement polarisée sur l’aménagement des anciennes enceintes de la ville et, par-delà, sur leur rôle face à l’extension de la ville. Initialement soulevée par rapport à l’assainissement de l’immeuble et à l’implantation des équipements collectifs le complétant, elle s’est vu ainsi implicitement changée d’échelle, pour passer à celle des limites de la ville, et non plus de l’unité de résidence. Changement d’échelle du logement à l’urbanisme en train de se constituer comme discipline, mais aussi début de l’abstraction, puisque « espace libre » restera le terme générique désignant les vastes espacements laissés entre les immeubles hauts des périphéries, au nom des principes du Mouvement moderne. Tous se passe comme si ces espaces libres, vides et sans échelle domestique, représentaient l’aboutissement d’un processus radicalisant peu à peu, de l’immeuble à la ville, l’hygiène urbaine de l’habitat, alors que celle-ci avait d’abord été envisagée à partir de la cour, sous un angle non seulement sanitaire, mais aussi sécuritaire, éducatif et esthétique.

Ce sera l’un des thèmes majeurs des modernistes que de se focaliser sur l’aération et l’ensoleillement de la « rue-corridor » (comme la nomme notamment Le Corbusier) confinant l’air et portant ombre. Jugé trop timide sur ce point, le règlement sanitaire de 1902 a été poussé à évoluer plus

53 Olmsted traça Central Park à New-York en 1857, inspirant ensuite d’autres villes (Boston, Philadelphie, St Louis,...), puis développa sa théorie des parcs vers 1870. Elle connut un grand succès à l’exposition universelle de Chicago (1893), ville qui présentait depuis une trentaine d’années un étalement où s’immisçait la verdure.54 Jean-Claude Nicolas Forestier, Grandes villes et systèmes de parcs, Paris, Hachette, 1906, réédité par Ifa-Norma, collection Essais, 1997.55 Souhait de A.-A. Rey, in « La Ville hygiénique de l’avenir », Technique sanitaire et municipale, 1913, p.175, d’après J.P.Gaudin, op.cit. Sur le coût des expropriations, voir Maurice Halbwachs, Les Expropriations et le prix du terrain à Paris (1860-1900), Paris, E.Cornély et Cie, 1909 (thèse de doctorat de ce sociologue durkheimien).

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radicalement (par exemple par les architectes H. Sauvage, F. Jourdain, puis A. Lurçat ou G.H. Pingusson) vers le principe du « prospect H = L »56. La rue, pensée en coupe, y devient une largeur à proportionner à la hauteur des immeubles qui la bordent, mais qui seront ainsi portés à s’en reculer.

Ce recul consécutif aux immeubles hauts, pour ne pas encaisser la rue, conduit finalement à la supprimer dans ses formes constitutives. La création d’ « espaces libres » entre elle et les immeubles, ainsi que l’avance le Mouvement moderne, n’est pas réellement conçue dans cette perspective : elle est plutôt la résultante d’un raisonnement qui, de l’hygiénisme urbain, passe surtout, après 1928, à l’idée d’économie foncière par des bâtiments à emprise limitée grâce à la grande hauteur 57.

Le dilemme des Modernes entre la rue-outil (supposant de rapprocher les immeubles de la rue pensée en galerie technique comme dans la « rue future » de Hénard) et la rue ensoleillée (supposant de les en écarter) a penché de fait en faveur de celle-ci. Pour autant, l’ espace résiduel entre rue et immeuble ne constituait pas un espace voulu intermédiaire. La promotion privée des années 1960-1970, encline en ville aux barres hautes en retrait, mettra d’ailleurs des plaques indiquant « propriété privée» pour conférer un statut compréhensible à ces vides en pied d’immeuble.

Alors que la question de l’articulation entre ville et logement est happée par la notion d’« espace libre » chez les Modernes et tend à l’abstraction d’un vide isotrope entourant des immeubles ponctuels, elle a pour référence la spatialité villageoise dans une tendance opposée. L’opposition de deux tendances, dans l’entre-deux-guerres, n’est pas revendiquée en tant que telle, c’est une lecture actuelle d’analystes qui reconfirme la distinction récurrente entre « progressistes » et « culturalistes »58. On peut néanmoins déceler une opposition de cet ordre dans le débat des années 1920 autour de la « cité-jardin », dont les premiers sont les adversaires et les seconds les thuriféraires. Par rapport à la genèse de la notion d’ « espace intermédiaire », si les progressistes ont changé d’échelle et abstrait les « espaces libres » qui en constituaient une amorce, les culturalistes ont quant à eux contribué à une autre abstraction : celle de la Nature.

La verdure représente en fait pour l’habitat collectif urbain l’une de ses principales quêtes de complément extérieur, mais un tel complément s’avère plus symbolique qu’effectif, voire mythique et conjuratoire. L’idée de nature, que

56 Cette règle est rendue obligatoire par le Règlement sanitaire départemental de 1937, puis par le Règlement national d’urbanisme (décret du 30 novembre 1961, art. 16).57 La Loi Loucheur de 1928, inaugurant en France la production massive du logement, la crise économique issue de 1929 et le 3ème Congrès international d’architecture moderne à Bruxelles (1930) sur le thème du « lotissement rationnel » ont contribué à l’émergence de l’immeuble haut.58 La distinction d’idéologies « progressistes » (c’est-à-dire visant à faire évoluer et progresser les conceptions vers un progrès basé sur des idées de modernité) et « culturalistes » (c’est-à-dire visant à perpétuer des valeurs et des dispositifs vus caractéristiques d’une culture toujours active) correspond à celle qu’a proposée Françoise Choay, L’Urbanisme, utopies et réalités, Paris, éd. du Seuil, 1965.

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ne suffit pas à évoquer le maigre parterre d’une cour d’immeuble, est renvoyée vers les grands parcs, dans une moindre mesure vers les jardins ouvriers 59, comme on l’a vu, mais plus encore vers ce nouvel idéal promu par Ebenezer Howard (1850-1928) : la cité-jardin.

Dès 1903 pour ce qui est de la France, le juriste Georges Benoît-Lévy (1880-1971), ébloui par les premières réalisations de Letchworth, s’en fait l’apôtre le plus efficace, en créant l’Association des cités-jardins de France et en multipliant les conférences et les publications 60. Il déclarera : « que ce soit par la Cité-Jardin ou par la Cité Linéaire, ou par les deux combinées, nous ne pourrons donner une nouvelle vigueur à nos pauvres races de citadins dégénérées, qu’en les mettant plus près de la nature. Mulford Robinson dit : ‘’ les parcs sont les cathédrales de la cité moderne ’’. Réservons les parcs dans nos anciennes villes, mais surtout plaçons nos villes nouvelles dans des parcs, créons nos villes parmi les champs. Transportons, suivant Proudhon, la ville à la campagne. » 61. Joseph Proudhon aurait-il précédé Alphonse Allais comme auteur de ce fameux aphorisme ? Toujours est-il que Benoît-Lévy fait de la mise en relation de l’habitat avec une véritable nature un ailleurs mythique, qui ne saurait être réalisé que par des cités nouvelles sorties de la ville.

Les premières étaient composées en majorité de maisons individuelles avec chacune son jardin sur l’arrière de leurs parcelles et son jardinet d’agrément sur l’avant, articulé à des espaces publics hiérarchisés. Ce faisant, elles, réalisaient, par leurs formes et échelles graduelles, des qualités d’espaces intermédiaires avant la lettre, mais sans qu’aucun discours n’explicite alors de telles intentions. Tout se passe comme si, inscrites dans une évocation villageoise qui faisait encore sens, elles allaient sans dire.

A partir de la fin des années 1920, la conjoncture entraîna une évolution des cités-jardins vers la rationalisation et la densification. Pour Henri Sellier, qui mène l’Office public d’habitations du département de la Seine, « il va sans dire que cette orientation nouvelle a laissé rigoureusement intactes les préoccupations qui, initialement, étaient à la base de son intervention. Construction de maisons collectives, ne signifie pas obligatoirement diminution des espaces libres par rapport au nombre de logements. Cette formule signifie seulement la réduction de la surface de la voirie par logement et par conséquent, des frais d’aménagement de viabilité ; étant entendu qu’aux petits espaces libres individuels, qui dans l’autre hypothèse étaient annexés à la maison, sont substitués des espaces libres à intérêt et usage communs, de telle

59 Installés en particulier sur les anciennes fortifications de Paris, après la guerre de 1870, ils ont été officialisés dans le cadre de la loi Ribot de 1908, prévoyant notamment la création de sociétés de jardins ouvriers avec des dégrèvements fiscaux. Auparavant l’abbé Jules Auguste Lemire (1853-1928), élu député en 1893, avait fondé en 1896, pour promouvoir ceux-ci, la Ligue du Coin de terre et du Foyer.60 Georges Benoît-Lévy, La Cité-jardin, 3 tomes, Paris, 1904-1911. Voir aussi Les Cités-jardins d’Amérique.61 Georges Benoît-Lévy, « Souhaits de bienvenue » à la Compaña Madrileña de Urbanización exposant les réalisations des principes de Cité Linéaire (proposés par Arturo Soria y Mata de 1882 à 1894) à la section « Cité Moderne » du Premier congrès international de l’Art de construire les Villes, Gand, 1913.

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façon que la surface du terrain couvert soit réduite dans la proportion ou s’accroît le volume d’espace occupé.»62. L’idée de Nature s’estompe désormais au profit d’une justification purement comptable de la surface d’ « espaces libres », notion moderniste qu’elle rejoint alors.

hygiène, vide socialet prolongements mythiques

Les origines de la problématique des espaces intermédiaires ont été cherchées à partir de trois enjeux dialectiques de conception de l’habitat collectif urbain : définir une relation entre ville et logement, compenser la disparition de la maison, définir une unité de résidence.

Pour l’immeuble de rapport, sa relation à la rue repose essentiellement dans les décennies au tournant du XXe siècle sur la règle de l’alignement, sans qu’un tel contact direct, en l’absence de tout espace intercalaire, traduise une manque d’articulation privé/public. Cette articulation est en fait réalisée à l’intérieur de l’appartement (traversant à deux travées parallèles) par la bande avant de ses pièces de réception en enfilade le long de la façade sur la rue, à laquelle s’ajoute la saillie de bow-windows en encorbellement sur elle. On ne peut, à cette époque, parler de prémices d’espaces intermédiaires entre la rue et l’immeuble que dans deux cas : celui du trottoir public, valorisant la voie par des arbres et du mobilier urbain et contribuant à l’assainissement par son élargissement ; celui, plus particulier, de l’immeuble à cour d’entrée privée, dans quelques réalisations des Fondations philanthropiques et de l’assistance publique mais un peu plus dans des immeubles bourgeois. Un tel espace qui s’est révélé ambigu est à comprendre surtout comme un dispositif conciliant des exigences d’hygiène et d’apparence à la fois pour l’immeuble et la rue : c’est à ce titre qu’on peut dire qu’il sert d’intermédiaire.

Cette relation dialectique est particulièrement marquée dans le logement social naissant, sans pour autant être opérée par un espace entre rue et immeuble. Dépourvu de bow-windows et de cour sur l’avant, il a des façades planes aux baies peu généreuses pour des raisons d’économie et d’absence d’ostentation, et même par volonté d’une certaine coupure sociale. Sur ce plan, il s’agit d’isoler sans enfermer, ainsi que de clore sans contredire l’exigence d’ouverture à l’air et à la lumière. La résolution dialectique de ces dilemmes passe par l’introversion sur un espace central en cœur d’îlot et par l’interruption du front bâti en pourtour, fendu de larges brèches assurant la salubrité sans permettre la vue et le passage, hormis l’unique porche d’accès. C’est dans ce dispositif en « îlot ouvert » qu’il faut trouver alors une articulation spatiale entre rue et immeuble ; il caractérise tout particulièrement, en France, la typologie des habitations à bon marché réalisées par les offices publics.62 Henri Sellier, Réalisations de l’office public d’habitations du département de la Seine, Strasbourg, EDARI, 1933. H. Sellier est alors administrateur-délégué de l’office, ainsi que conseiller général de la Seine et maire de Suresnes.

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L’importance qu’y a prise la cour au tournant du siècle, du fait de son agrandissement réglementaire progressif et de la polarisation spatiale qu’elle induit, est quelque peu paradoxale. Cet espace potentiellement collectif s’est vu vidé, non seulement de ses risques d’insalubrité, mais aussi de ses pratiques sociales. Ne résultant plus alors pour l’essentiel que d’un calcul drastique de surface minimale et de l’alignement, tendant même à être supprimée par son ouverture vers la rue, la cour devient moins primordiale. La réflexion qu’elle suscitait se déplace vers la question des « espaces libres » posée à l’échelle de la ville, dont l’extension et le besoin de desserrement se font cruciaux et stimulent l’essor de l’urbanisme. Celui-ci dans sa tendance hygiéniste la plus radicale, visera même à faire disparaître à la fois la cour et la rue, en laissant l’immeuble flotter dans un vide isotrope et abstrait.

A l’inverse de cette conception qu’on dira moderniste ou progressiste, un courant culturaliste, s’inscrivant notamment dans la mouvance du catholicisme social et de la philanthropie, s’avère plus attentif aux échelles intermédiaires, d’un point de vue social et spatial. En sont déjà un indice les notions de « transition » (Foucher de Carrel), puis de « prolongement » (Cheysson). Chez ce dernier nous avons noté trois thématiques relatives au logement pensé dans des relations avec l’extérieur. Elles ne relèvent pas seulement de l’assainissement physique et moral ainsi que souvent souligné, mais aussi de la compensation de qualités propres à l’habiter en maison, tel que l’avaient connu les ouvriers avant de venir vers la ville. Face à l’inéluctable habitat collectif, le souci de faire retrouver des qualités de maison correspond bien à l’idéalisation de la cité-jardin. On le décèle aussi dans les propositions de Cheysson : continuation de la rue jusqu’au seuil du logement, jardin résidentiel complétant les jardinières de fenêtres, services communs à l’instar d’une communauté villageoise. Mais, en dehors de quelques réalisations des Fondations et des cités-jardins de la première génération qui les concrétisent pour partie, ces trois thématiques du prolongement (sur la rue, sur une évocation de la nature, sur une idée de collectivité) trouvent alors peu de traduction dans l’habitat social. Elles se révéleront néanmoins à l’avenir constamment à l’œuvre, avec une dimension mythique, dans la quête des espaces intermédiaires

Hormis la typologie minoritaire de l’immeuble à cour d’entrée, la liaison graduelle de la rue au cages d’escalier n’a pas été recherchée dans les HBM.

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Le fait de laisser la desserte de l’immeuble en plein air correspond plutôt à une volonté d’aération maximale.

Les équipements collectifs, tels que proposés par les Fondations, se limiteront après elles, dans les HBM 63, essentiellement à des équipements liés à l’enfance (santé, jeux, crèche et école dans les plus grandes opérations). Avec l’individualisation — très progressive — des salles d’eau, même les équipements d’hygiène, comme les bains-douches, les lavoirs ou les séchoirs communs, finiront par disparaître.

On pourrait dire des équipements et des espaces verts plus réalisés dans le domaine public qu’au sein des ensembles d’habitation, qu’ils ont tendu, en voyant privilégiés le jeu et l’éducation de l’enfant, à se confondre plus ou moins : le square et l’école, avec sa cour de récréation plantée d’arbres, représentent en fait des prolongements majeurs de l’habitat urbain.

Les espaces verts urbains, aux vertus à la fois hygiéniques, agréables et socialisantes, sont à voir par-delà d’abord comme de modestes traduction de l’idée de Nature : alors que la ville du XIXe siècle appréciait dans la densité des qualités de vie urbaine, dont le paradigme pourrait tenir au passage couvert, selon W. Benjamin, celle du XXe naissant recherche le desserrement, avec pour idéal mythique et littéralement utopique le contact avec la nature, tel qu’hypostasié par les culturalistes au travers des premières cités-jardins. Cette quête, nécessairement réductrice dans sa concrétisation et tournée vers une idée de relation plutôt individuelle à la nature, restera l’un des vecteurs forts dans la genèse des espaces intermédiaires. Les équipements collectifs, quant à eux beaucoup moins mythifiés, demeureront également peu réalisés, en comparaison de ce qu’ils avaient représenté dans les expériences philanthropiques initiales.

Tous ces compléments du logement correspondent en effet à des services et à des qualités que celui-ci ne peut alors assurer individuellement, en raison de leur coût, et c’est sous cet angle programmatique qu’ils étaient alors essentiellement pensés. Dans la mesure où il n’était pas souhaité que des pratiques aient lieu dans les parties communes et espaces extérieurs des ensembles d’habitations, il n’est pas étonnant qu’aucune dimension sociale autre que celle des vertus civilisatrices n’ait été associée aux prolongements du logement.

Pour autant, la question du lien social au sein même de l’unité de résidence n’était pas absente de la réflexion des idéologues de l’habitat. Vers 1900, le

63 En cas de coursives extérieures, elles ne sont jamais côté rue, mais côté cour. En outre, elles sont extrêmement rares. Après les « balcons-dégagements » de l’immeuble de la Société des logements populaires hygiéniques (Bd Bessière, Paris 17ème, L. et A. Feine arch., 1911), les HBM de la Ville de Paris, seulement pour des programmes analogues de petits logements, ne réaliseront des coursives que rue Boyer (Paris 20ème, Berry et Malot arch., 1914-1922) et boulevard Sérurier (Paris 19ème , J. Walter et B. Thierry arch., 1914-1923 ; coursives découpées en tronçons courts).

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renoncement à la mixité sociale des programmes, déjà souligné auparavant 64, indique que les constructeurs ont pris conscience que les habitants ne la souhaitaient pas. Par-delà, cela signifie que l’homogénéité sociale ainsi recherchée correspondait à des relations harmonieuses, relations que les penseurs du logement chercheront constamment à saisir pour mieux définir l’unité de résidence. La définir dans sa taille, en tant qu’unité opérationnelle (découpage et phasage des ensembles, surtout lorsqu’ils deviendront importants, à partir de 1920), mais aussi du point de vue des pratiques sociales et de l’espace censé les permettre.

Après que le couloir d’immeuble ait été proscrit et la cour vidée de ses pratiques populaires, tout se passe comme si les idéologues de l’habitat social voulaient les réinventer, essentiellement à partir d’équipements collectifs civilisateurs. L’abandon rapide de ceux-ci renvoie alors la recherche des dispositifs propices à l’harmonie de la résidence vers la mythologie de l’espace fédérateur. Celle-ci a été surtout nourrie par l’utopie sociétaire, modèle rejeté et seulement rémanent auprès de certains concepteurs portés à affirmer une spatialité communautaire. En outre, le début du siècle est marqué par des conflits sociaux, en décalage avec l’idée de promouvoir une sociabilité paisible dans l’habitat collectif.

A la même époque, la sociologie, la géographie humaine et l’écologie urbaine investissent les notions de milieu, de solidarité, de communauté et de voisinage. Ces notions, à même d’aider à donner un contenu social aux programmes d’habitat collectif, interpelleront progressivement leurs acteurs, d’autant plus qu’elles ont des implications sur l’espace, ainsi que nous allons le voir.

64 Cf. notes 24 et 25. A signaler aussi que des réalisations de l’Assistance Publique (Paris 14ème, Square Delambre, Azière arch., 1908-1913 ; avenue du Maine , 1914, et rue Daguerre, 1921, Rous arch.) assemblant des HBM et des immeubles de rapport, ne constituent pas des opérations de mixité sociale, mais des montages rentables.

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communauté et

unité de résidence

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l’idée de communautédans les sciences humaines naissantes :échelle intermédiaire et relations sociales

Après les projets de l’utopie communautaire fouriériste et leurs effets mythiques ou repoussoirs selon les cas, les Fondations philanthropiques avaient ramené l’idée de communauté résidentielle à des préoccupations de services collectifs, d’éducation à la civilité et de contrôle plus ou moins mutuel. Les programmes d’habitat s’en tiennent à ces visées, d’ailleurs minorées ensuite, au temps des Offices d’HBM, sans chercher davantage de fondements sociaux à l’unité de résidence formée de facto par le regroupement d’habitants dans un même ensemble. Au tournant du siècle, différents courants de la sociologie s’intéressent pour leur part à la notion de communauté. A divers titres, certains d’entre eux finiront par avoir des incidences sur la conception de l’habitat collectif, dans ses formes de groupement et ses espaces communs, essentiellement après la seconde guerre mondiale en ce qui concerne la France.

Le développement, via diverses approches, de ce qu’on pourrait appeler une sociologie des communautés a contribué en effet à faire prendre progressivement conscience de relations sociales de proximité pouvant impliquer l’habitat. Entre l’individu et l’abstraction de la « société », une telle sociologie s’intéresse aux forme de groupement intermédiaire et aux liens qui les sous-tendent. Elle met en évidence des relations plus interactives et plus complexes que celles associées à la hiérarchie sociale et à la division du travail, en prenant en compte des dimensions spirituelles et symboliques, et en s’attachant notamment aux pratiques de solidarité et d’échange. Elle conduira à s’interroger non seulement sur la structure des communautés, mais aussi sur leur taille et leur espace.

L’idée de communauté se fonde d’abord sur l’opposition de deux échelles sociales. L’origine de cette opposition est le plus souvent rapportée au philosophe et sociologue allemand Ferdinand Tönnies (1855 -1936) et à la célèbre distinction qu’il introduit en 1887 : celle de la « société » (Gesellschaft) et celle de la « communauté » (Gemeinschaft) 65. Mais on pourrait la faire remonter au moins à Jean-Jacques Rousseau. Il avait déjà opposé la « grande ville » et la « petite ville », distinction renvoyant selon lui à celles de liberté/contrainte, culture/nature et théâtre/authenticité.

L’interrogation sur les relations sociales et les questions morales qu’elles soulèvent, se développe au XIXe siècle, dans le contexte de deux mouvements inverses. D’une part, la réduction de la famille à une famille nucléaire, plus ou

65 F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirische Culturformen, Leipzig, 1887.

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moins confondue avec l’idée de ménage et de sphère d’intimité ; d’autre part, l’essor de la société industrielle. Ces deux tendances ne sont pas indépendantes, comme nous l’avions vu avec Tocqueville, parmi les premiers à déceler le repli individualiste comme conséquence de l’avènement de la démocratie dans une telle société, ou chacun peut profiter des opportunités et des bienfaits de la modernisation.

La dissociation entre l’individu et la société de masse a pour corollaire le déclin de la vie publique et des espaces où elle a lieu. Dans ces conditions, ont pu se développer des idéologies anti-urbaines et la nostalgie des communautés villageoises ainsi que des maisonnées, telles qu’il en avait existé à la campagne, mais aussi dans les villes anciennes.

En France, à la fin du XIXe siècle, le médecin et sociologue Gustave Le Bon (1841-1931) contribue à cette pensée, en particulier au moment de l’Exposition Universelle de 1889. Il publie à cette occasion Premières civilisations, ouvrage qui complète implicitement celui de l’architecte Charles Garnier 66 et qui apporte un éclairage à l’idée de communauté, en prenant du recul et en la relativisant par étude d’autres sociétés que la nôtre. Il a notamment travaillé sur les civilisations arabes et hindoues. A ce regard bienveillant, mais évidemment ambigu, sur les communautés primitives s’oppose le constat inquiet de la montée d’une société industrielle massive et anonyme — « la foule » — , donnant lieu à un nouvel ouvrage (Psychologie des Foules, 1895). Cette approche, qui sur son ensemble distingue société civilisée et foule a sans doute été influencée par des concepts de Tönnies. On retiendra de ceux-ci, en simplifiant, que la « communauté » est une forme de vie sociale marquée par des liens profonds, qualifiés d’organique et de « naturels » (famille, amitié, foi, morale, solidarité, enracinement dans la nature). La « société » quant à elle, plutôt « mécanique » et « virtuelle », se caractériserait par une vie sociale externe où règnent les rapports contractuels 67.

Dès 1889 également, Emile Durkheim (1858 -1917) reprend explicitement la distinction de Tönnies, mais avec une idéalisation inverse, aboutissant à inverser aussi sa terminologie, en avançant l’évolution des premières vers les secondes, avec une idée de progrès. Il oppose en effet les sociétés traditionnelles reposant sur une « solidarité mécanique » (faible différenciation entre les individus et forte cohésion par la participation au tout dans les communautés archaïques) aux sociétés à « solidarité organique » (division du travail social, avec avènement de la personne dans un individualisme moderne).

De Rousseau à Durkheim, on peut noter comme une propension à une opposition quelque peu manichéenne entre deux formes de société, mais aussi 66 Charles Garnier, architecte de l’Exposition universelle de Paris en 1889, avait dirigé la reconstitution de maisons traditionnelles représentatives de différents pays exposants et publie, avec A. Amman, L’Habitation humaine, Paris, Hachette, 1892.67 La distinction faite par Tönnies traduit une certaine nostalgie de temps idylliques, selon une tradition du romantisme allemand qu’on pourra déceler aussi chez G. Simmel (1858-1918) et O. Spengler.

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deux échelles (villageoise/urbaine, vicinale/massive, artisanale/industrielle), associée à des valeurs antagoniques. Ainsi s’engagerait la problématique de la distinction et des liens entre micro- et macrosociologie.

L’opposition trop duale et idéologique de deux types de société ne pouvait qu’amener à s’interroger sur l’existence de relations plus complexes et de formes sociales intermédiaires. Il en va de même pour le classement typologique, déjà opéré par Le Play autour des types de famille chez les ouvriers européens, vers lequel s’oriente Durkheim en voulant mettre en évidence des « espèces sociales » 68.

Les critiques retiennent ainsi de Durkheim essentiellement son rationalisme et son positivisme inspiré d’Auguste Comte. Pourtant, son approche est plus dynamique qu’il n’y paraît. Même teintée de progressisme saint-simonien, la loi d’évolution des sociétés qu’il propose n’en indique pas moins la prise de conscience d’une notion de passage, d’une époque à une autre, notion donc d’abord temporelle avant d’intéresser plus tard la conception de l’espace.

Une autre notion, qui s’avérera tout aussi importante pour celle-ci, dans sa quête de dispositifs intermédiaires et des relations qu’ils induiraient, est celle des liens de « solidarité », notamment quand ils sont vus « organiques », selon le terme que Tönnies, puis Durkheim prennent à la biologie.

Depuis Descartes, les mathématiques constituaient le modèle dominant d’intelligibilité. Après les découvertes de Claude Bernard et de Pasteur, après les thèses évolutionnistes de Darwin, la biologie offre un nouveau modèle, aussi bien pour l’urbanisme et des courants architecturaux 69 que pour les sciences sociales. Plus exactement, sciences sociales et sciences de la nature se forment en s’empruntant mutuellement des notions et des modèles. Ainsi la sociologie de Herbert Spencer (1820 -1903), qui inspire pour partie celle de Durkheim, puise dans la biologie les notions d’ « organisme » et d’ « évolution » pour envisager la société comme une « totalité » vivante, marquée par l’ « interdépendance des phénomènes sociaux ». Elle va même jusqu’à admettre une véritable homologie entre les « structures » et « fonctions » sociales et les structures et fonctions biologiques 70.

Le philosophe Henri Bergson (1859 -1941), condisciple de Durkheim, se réfère également à la nature organique pour proposer une notion générale de vie, qui serait « transition d’une espèce à une autre ». En ce qui concerne l’Homme, à partir d’une distinction entre un « moi superficiel » et un « moi profond »7

1annonçant l’inconscient chez Freud, il oppose la vie pratique tournée vers le monde extérieur, conventionnelle et inscrite dans un temps quantitatif, et la vie intérieure, dynamique spirituelle et créatrice, inscrite dans un temps qualitatif. A

68 Dans ses Règles de la méthode sociologique, publiées en 1895.69 L’organicisme sous-tend nombre de théories urbanistiques ainsi que l’ « architecture organique ». 70 Dans Principes de sociologie, trois volumes écrits de 1870 à 1896.71 Dans Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.

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ce titre, elle appelle une expérience de la « durée », qu’il définit comme « une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir », ou bien encore comme l’ « unité d’une pluralité de devenirs hétérogènes qui s’interpénètrent ».

Bergson s’affirme ainsi comme le penseur du changement et du mouvement. Le changement, comme transformation, et non pas succession, comme altération continue d’un état à un autre 72. Le mouvement dans l’espace, comme passage et progression continue d’un point à un autre 73. On retiendra tout particulièrement sa définition d’ensemble : « enchaînement d’une variation qualitative […], la transition est l’essence même du mouvement et du changement ».

Bergson a donc joué un rôle important dans le fait de reconsidérer l’espace par rapport au mouvement et au temps. C’est ce que semble penser Michel Foucault : « est-ce que ça a commencé avec Bergson ou avant ? L’espace c’est ce qui était mort, figé, non dialectique, immobile. En revanche le temps c’était riche, fécond, vivant, dialectique »74. On notera ainsi que les termes « prolongement » et de « transition », appliqués plus tard à des notions d’espace, sont employés par Bergson à propos du temps et du mouvement 75.

Dans l’introduction, nous nous étions demandé si des mots comme « espace intermédiaire » et « espace de transition » recouvraient la même notion. La réflexion de Bergson incite à les distinguer : le premier correspondrait à une approche statique de l’espace proprement dit, avec ses qualités le rendant intermédiaire du point de vue de l’échelle, du statut et du caractère (privé/public, intérieur/extérieur, fermé/ouvert, sombre/clair, …). Le second renverrait quant à lui à une notion dynamique, celle du passage, d’un espace à un autre, avec une transition atténuant leur opposition.

La pensée dialectique sur l’espace n’aura un impact auprès de certains concepteurs, surtout parmi ceux formés aux alentours des années 1970, qu’après les travaux de G. Bachelard et H. Lefebvre. Au moment où Bergson l’initie, il est peu sur le devant de la scène intellectuelle. Au début du siècle, la pensée qui domine l’étude de la société française est celle de la sociologie officielle professée par l’école de Durkheim. Elle stimule, en réaction, des approches voulues autres, comme celles des géographes, des disciples de Le Play et des ethnologues. Elles permettront d’affiner les conséquences prêtées à la division du travail et les oppositions durkheimiennes (individu/société, communautés organiques/fonctionnelles) en les relativisant, en dégageant

72 Vois Matière et création, 1891, et L’évolution créatrice, 1907.73 Voir La pensée et le mouvement, 1934.74 In Hérodote, n° 1, 1976. Cité par A. Alvarenga et J. Maltcheff, « L’espace social, nouveau paradigme », in Espaces et Sociétés, n° 34-35, juillet-décembre 1980. 75 Rappelons néanmoins des occurrences antérieures de ces termes, déjà envisagés par rapport à la conception de l’habitat ouvrier : « prolongement » de la rue (Picot, Cheysson), « transitions », entendues dans un sens à la fois spatial et temporel par Foucher de Carell, soucieux du passage de la vie rurale à la vie urbaine. Cf. notes 3 et 27.

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d’autres critères et échelles de groupement social, en les rapportant à l’espace, en mettant en évidence des relations interactives entre les groupes et l’entremise de sous-groupes qu’elles peuvent appeler.

Paul Vidal de la Blache, fondateur des Annates de Géographie, incite en 1903 à « comprendre quelles ont été dans le pays les relations de la nature et de l’homme », introduisant ainsi la géographie humaine. Dans la préface de l’Atlas général, il précise qu’il a « cherché à noter le rapport avec le lieu » et à « saisir une relation avec le sol ». Ainsi, il semble, par l’approche qu’il inaugure, avoir été l’un des premiers à envisager les liens concrets (qu’il nomme « relations » ou « rapports ») entre des pratiques et des espaces formant alors des « lieux ». En outre, croiser des données physiques et humaines lui permet d’avancer des notions de « région », « contrée » et « milieu » qui impliquent des différences et des emboîtements d’échelles, question majeure dans la formation de l’idée d’espace(s) intermédiaire(s).

Elisée Reclus (1830-1905) s’inscrit dans la mouvance de la géographie humaine naissante, avec une perspective qui reflète pour partie son attachement à l’anarchisme. Ce libertaire remet en particulier en cause la notion de « frontière », dont selon lui la définition administrative ne correspond pas aux réalités des terrains et des usages observés. Il développe ainsi une « écologie sociale »76, et ce avant l’ « écologie urbaine » de l’Ecole de Chicago.

Toujours au tournant du siècle, les continuateurs de Le Play mettent aussi en avant, de même que la géographie humaine, l’importance de ce qu’ils nomment des « milieux locaux » et les « solidarités » qui s’y développent, essentiellement à l’échelle de la commune, mais aussi de l’usine. En cela, leur point de vue ne diffère pas totalement de celui de Durkheim croyant à l’inéluctable logique des regroupements professionnels.

Par ailleurs, le groupe qui s’est constitué autour de F. Le Play opère en 1885, soit trois ans après la mort de ce dernier, une scission emmenée par H. de Tourville (1842-1903) et E. Demolins (1852-1907). Estimant impossible de mener, comme le pensaient leur maître et une partie de ses disciples77, un projet à la fois réformateur et scientifique, ils privilégient ce seul objectif, en fondant la Société de la science sociale et la revue du même nom.

Leur approche élargit la traditionnelle observation leplaysienne de la famille, resituée dans son ensemble social d’appartenance. Pour cela, ils proposent une nomenclature des faits sociaux, que Demolins envisagera en terme d’interaction, sur la base de son concept de « répercussions sociales ». Un tel concept, ainsi que sa critique de la « famille-souche » comme forme idéale de la stabilité sociale, sont en grande partie le fruit des observations de terrains qu’il effectue aux Etats-Unis. Il publie ainsi, en 1897, De la supériorité des Anglo-saxons, dans lequel il met en avant le modèle de la « formation

76 Notamment dans L’Homme et la terre, 1908.77 Par exemple, le premier directeur du Musée social et Emile Cheysson (cf. notes 30 et 36).

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particulariste », celui où chaque enfant est mis en situation de fonder une famille grâce à l’éducation. La même année, les américains, en la personne de C. Wright, s’inspirent à leur tour de la méthode leplaysienne d’enquête perfectionnée par P. du Maroussem (1962-1937), pour constituer le Board of Trade, observatoire de la consommation ouvrière.

Ainsi se nouent des liens entre les sociologies française et américaine, qu’avaient d’abord esquissés Tocqueville et C. Jannet 78 notamment, puis plus tard l’américaniste Paul Rivet et Maurice Halbwachs. On admet généralement que c’est surtout ce dernier qui a fait découvrir l’Ecole de Chicago en France en publiant des articles dans les années 1930. Avant qu’elle contribue à faire évoluer la pensée sur l’homme et la société, cette question était au début du XXe siècle, marquée pour l’essentiel par l’opposition entre les approches bergsonienne et durkheimienne. La première, qui porte déjà en elle la compréhension dynamique et dialectique des rapports au temps et à l’espace telle qu’elle s’affirmera dans les années 50-60 avec un rôle majeur pour notre sujet, est a son époque marginalisée par la prévalence de la seconde.

Celle-ci, à l’inverse, repose sur une conception qu’on pourrait dire statique : elle cherche à établir sur un mode causaliste et classificatoire des faits sociaux, supposés pouvoir faire l’objet d’une science et de catégories universelles abstraites.

Cette idée d’une « science » sociale n’a pas seulement à voir avec le modèle inspirateur que représente alors la biologie. Elle s’inscrit aussi dans le long débat sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, intervenue finalement le 9 décembre 1905, la laïcisation prêtant au développement de références scientifiques. Pour autant, elle ne s’est pas coupée d’une tradition de pensée héritée de Le Play, sociologie française émergente relevant à la fois de la science, de la morale, de l’éducation et de l’action politique.

Dès ses études d’ingénieur (Polytechnique, puis les Mines), Frédéric Le Play multipliait les voyages d’étude et manifestait l’ambition de fonder une science sociale basée sur des méthodes d’observation, monographique et sur le terrain, des familles ouvrières. Imprégnée de catholicisme social, sa démarche de connaissance scientifique est en fait indissociable du devoir de patronage qu’il prône avec pour visée la stabilisation de la société par la moralisation de la famille. L’intérêt de ses travaux ayant été rapidement repéré par l’ Etat, il s’est alors efforcé constamment de mener de front le développement d’une véritable école de pensée sociologique et une carrière de haut fonctionnaire, lui permettant d’être le théoricien de la Réforme sociale, selon son ouvrage publié en 1864, mais aussi de mettre en œuvre différentes actions en ce sens.

Avec Le Play s’était ainsi amorcée une sociologie voulue opératoire pour les politiques, telle qu’on la reverra plus tard en France, notamment avec Economie

78 C. Jannet (1844-1894), disciple de Le Play, a publié en 1876 Les Etats-Unis contemporains.

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& Humanisme (fondé par L.-J. Lebret) et queques uns de ceux qu’on peut considérer dans sa mouvance (P.-H. Chombart de Lauwe ou L.Houdeville).

Le rapprochement de la sociologie naissante avec la politique de l’habitat, elle aussi naissante, s’opère plus particulièrement dans le cadre du Musée social. A sa création, en 1894, il était animé par des continuateurs de Le Play, membres de la Société d’économie sociale, mais aussi pour certains de la Société française des H.B.M.79. Il s’était donné pour mission générale l’étude des questions sociales dans une perspective d’intervention réformatrice, avec pour orientation majeure la moralisation. Le terme de « musée » indiquait d’ailleurs que celui-ci se voulait le conservatoire des valeurs à montrer et à préparer.

Moraliser la vie sociale impliquait deux volets d’action — assainir, puis éduquer — avec l’habitat comme l’un des vecteurs de cette moralisation. Destinée essentiellement aux ouvriers, elle vise d’abord à en faire régresser des pratiques considérées comme faisant obstacle à la diffusion des bonnes mœurs. Or, la sociabilité populaire étant traditionnellement tournée vers les extérieurs de l’habitation (rue, café,…), l’inculcation des codes bourgeois a conduit, à l’opposé, à valoriser le confort, l’intimité et l’indépendance des intérieurs, avec si possible pas plus de deux logements par palier. L’expérience des équipements résidentiels, telle que tentée par les fondations philanthropiques, n’ayant pas été poursuivie dans les H.B.M., on peut dire que l’apprentissage de la société bourgeoise par le biais de l’habitat s’est traduit, sans que cela soit paradoxal, par l’empêchement des relations sociales dans ses parties communes intérieures et extérieures. Plus largement, on avancera que l’action civilisatrice visait pour une fois le temps et l’espace entre le travail et le logement, les pratiques et les lieux « intermédiaires » étant associés à la marginalité, à l’interlope et au sporadique. Il faut noter que la crainte de pratiques échappant à la claire bipolarisation habiter/travailler va de pair avec la diminution du temps de travail accordée progressivement par la législation 80.

Les réflexions du Musée social par rapport au logement proprement dit, peu développées, ne différent pas vraiment de celles de la SFHBM et de la Fondation Rothschild. Il est vrai qu’on y retrouve certains de leurs administrateurs ainsi que des médecins, architectes et ingénieurs ayant œuvré auprès d’elles. Mais surtout, les principes d’hygiène, combinés à des dispositifs de plan transposés pour partie de l’appartement bourgeois, sont alors suffisamment consensuels pour ne pas devoir être débattus. Par contre,

79 A la création du Musée social, on trouve notamment le comte de Chambrun, Jules Simon, Pierre de Maroussem, E. Cheysson, G. Picot et Jules Siegfried. Celui-ci y préside la section d’hygiène urbaine et rurale créée en 1908. Outre les trois derniers cités, on y retrouve notamment Charles Gide (théoricien du mouvement coopératif), le Dr. Juillerat, des hommes politiques et réformateurs sociaux (P. Strauss, A. Rendu, G. Bechmann, L. Bourgeois, G. Riesler), l’apôtre des cités-jardins G. Benoit-Lévy, des architectes spécialistes du logement (E. Cacheux, L. Ferrand, A.-A. Rey), des théoriciens de l’espace urbain (L. Bonnier, E. Hénard , D.A. Agache, J.Greber) et d’autres architectes qui fonderont la Société française des urbanistes en 1913.80 Lois de 1900 (journée de 10h), puis de 1919 (journée de 8 h) et de 1936 (semaine de 40 h et congés payés).

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l’espace public qui apparaît fortement impliqué par le projet de « réforme social », mobilise davantage le Musée social : sa section d’hygiène urbaine et rurale créée en 1908, s’y intéresse tout particulièrement, avec des positions différentes comme on l’a vu, et c’est dans ce domaine que l’influence des sciences sociales se fait le plus sentir. Les architectes sont cependant surtout fixés comme on l’a vu, sur la question des « espaces libres » et des « espaces verts », au moment où la réaffectation de l’ancienne zone des fortifications accélère leur prise de conscience d’un nouvel enjeu : l’urbanisme. C’est dans le développement de cette discipline théorique et pratique qu’on lit alors le mieux l’influence des sciences humaine auprès du Musée social, les idées de « réforme urbaine » et de « réforme sociale » se mêlant fortement.

L’urbanisme naissant est d’abord marqué par le concept de « fonction » que la sociologie durkheimienne transpose elle-même, de la biologie81. Cela signifie dans son cas, que la forme de la ville doit être mise en correspondance avec ses fonction 82. Celles-ci étant principalement ramenées aux « fonctions politiques, religieuses, intellectuelles ou économique de la grande ville », les urbanistes négligeraient alors de « s’attacher au côté notamment social du problème, c’est-à-dire la question de l’habitation », comme le remarque l’un d’eux 83.

Les notions de « milieu local », de « contrée » et de « région », proposées par la géographie humaine ainsi que sa pratique cartographique trouvent un écho chez les urbanistes dans leurs réflexions sur le « zonage » et l’organisation de la ville selon des schémas concentriques ou polynucléaires. Mais elles ne les sensibilisent pas immédiatement aux relations du social et du spatial ainsi qu’aux différentes échelles et à leur articulation. Il faudra attendre plus particulièrement Gaston Bardet. De même, c’est aussi à la géographie humaine que l’architecture et l’urbanisme doivent l’élargissement de la question du « logement » à celle de l’ «habitat »84, mais sans qu’une telle extension se traduise concrètement et à l’échelle domestique dans les réflexions de la section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social.

La pensée urbanistique développée par cette section est finalement plus en prise avec la sociologie durkheimienne, dont elle partage la même vocation : celle d’être à la fois une science et une morale. Pour les architectes urbanistes, ce double objectif se traduit pas une idée d’assainissement général de la ville, 81 Auparavant, un ouvrage, qui sera souvent cité, avait déjà proposé un rapprochement de la sociologie et de l’urbanisme sous les auspices de la biologie : Jean Izoulet, La Cité Moderne. Métaphysique de la Sociologie, Paris, Alcan, 1895 (2ème édition).82 Une telle idée est encore exprimée par Marcel Poëte en 1925. Il pense qu’on ne peut « séparer l’aspect que représente une cité de ses conditions de vie économique et sociale, car la fonction crie l’organe et, en l’espèce, la physionomie est la résultante de ses conditions d’existence ; en d’autres termes, sa forme exprime sa nature propre ». M. Poëte, Une vie de cité, Paris de sa naissance à nos jours, Paris, Auguste Picard, 1925.83 Ce constat lucide, mais tardif, d’un architecte du Musée social est de D.-A. Agache, La remodélation d’une capitale, aménagement, extension, embellissement, Paris, Société coopérative d’architecte, 1932.84 D’après le dictionnaire Robert, le terme géographique d’habitat est employé pour l’habitation humaine à partir de 1907.

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pas seulement physiologique et technique mais associé à son embellissement. C’est en ce sens que l’urbanisme peut se revendiquer « art urbain », contribuant à l’ « art social » 85. La réforme urbaine culturaliste s’intéresse en particulier à l’esthétique de la rue, suivant une sorte d’« haussmannisme amélioré »86, avec le propos d’inculquer le goût du beau.

Le rôle éducatif que se donne la sociologie est encore plus net. Il s’inscrit dans le contexte de transformation de l’école publique instaurée depuis Jules Ferry. Dans sa Lettre aux instituteurs de 1883, il les invitait à enseigner aux enfants « ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celle du langage et du calcul […], morale que nous avons reçu de nos pères et que nous nous honorons de suivre dans les relations de la vie ». Ce lien de l’enseignement et de la morale fait que, à côté de théoriciens de l’école et de sa réforme sociale comme Ferdinand Buisson, la sociologie française se définit d’abord comme la science des mœurs et de leur éducation. Ainsi le sociologue Lucien Lévy-Bruhl (1857-1934) publie en 1903 La morale et la science des mœurs 87, alors qu’Emile Durkheim donne à la Sorbonne un cours en dix-huit leçons, qui seront éditées sous le titre de L’éducation morale. Il en donne les trois préceptes : « l’esprit de discipline, l’attachement aux groupes sociaux et l’autonomie de la volonté »88. Tocqueville avait déjà, on s’en souvient, avancé des conditions analogues pour que réussisse la vie en société démocratique : « ordre », « autonomie » et nécessité de « corps intermédiaires ». Mais la notion d’ « attachement aux groupes sociaux » était trop abstraite pour être reprise par les architectes et urbanistes.

En outre, au Musée social, la section d’hygiène urbaine et rurale, présidée par Jules Siegfried, restait quelque peu marquée par ses positions 89 : conjurer le socialisme et s’opposer à toutes formes d’habitat supposées propices à son développement.

La cité composée de maisons individuelles, avec pour idéal la cité-jardin selon Benoit-Lévy, était le seul mode de groupement à privilégier, la « maison collective […], type factice », n’étant admise que comme « nécessité

85 L’ « art social », d’abord associé au logis, avait été prôné sous ce terme par J. Proudhon en 1875. J. Lahor (pseudonyme littéraire du Dr Cazalis) répond encore à cette idée en 1902 (dans Les habitations à bon marché et un art nouveau pour le peuple) au moment où elle est étendue à la ville et à ses manifestations. C’est pas exemple en 1903 qu’est créé le Salon d’automne.86 Selon l’expression critique de Gaston Bardet, « vingt ans d’urbanisme appliqué », in L’Architecture d’aujourd’hui, n° 3 (10ème année), mars 1939. L’intérêt pour la rue, manifesté dans les travaux de L. Bonnier et E. Hénard (cf. note 44) correspond aussi à la traduction française du Städtebau de Camillo Sitte (1889) par l’architecte genevois Camille Martin en 1902, qui y ajoute un chapitre sur la rue.87 On retrouve encore cette définition de la sociologie chez P. Bureau, La science des mœurs, introduction à la méthode sociologique, Paris, Blond et Gay, 1923.88 Emile Durkheim, L’éducation morale, cours de sociologie (1902-1903) à la Sorbonne, Paris, éd. Alcan, 1925.89 Jules Siegfried (1837-1922), industriel protestant venu de Mulhouse dont il admirait la cité ouvrière de J. Dollfus ; il s’en inspire dans des réalisations en tant que député-maire du Havre. Il fut l’un des fondateurs de la SFHBM et proposa en 1892 une loi, adoptée le 30 novembre 1894, relative aux HBM, où l’encouragement à la maison individuelle en accession est très présent.

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inéluctable », comme l’avait déclaré Siegfried en 1892. Au sentiment qu’un compromis (solution « intermédiaire ») était à trouver entre l’impossible généralisation du pavillon et la fatalité de l’immeuble s’ajoutait au début du siècle une certaine remise en question des valeurs de Le Play : fonder l’harmonie sociale sur la « famille-souche » était notamment contesté par Demolins, qui se référait à des formes communautaires observées aux Etats-Unis.

En France, la notion de communauté avait plutôt été associée, dans la tradition leplaysienne, à la communauté paroissiale. Aussi, malgré le contexte de séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’idée de communautés laîques, autres que liées au monde du travail et de l’économie (corporations, syndicats, coopératives, associations philotechniques), restait difficile à appréhender. Alors que Hegel avait proposé de distinguer, dans la société civile, la sphère de la vie professionnelle et la sphère de la vie domestique, celle-ci n’est pas mise en évidence par la sociologie française, qui en énonce plutôt les conditions morales. Ainsi, Durkheim met en avant l’exigence de solidarité.

C’est avec la Grande Guerre qu’une telle exigence va prendre corps auprès des architectes et urbanistes, notamment chez ceux qui, avec d’autres personnalités concernées par la reconstruction des régions dévastées, constituent La Renaissance des Cités, association créée en 1916 et dite d’ « entraide sociale »90. L’urbanisme de plan et de composition à grande échelle va ainsi être amené à s’intéresser à des échelles humaines plus tangibles, où espaces et pratiques trouveraient des liens. Une échelle intermédiaire entre le logement et la ville va très progressivement en France, être de plus en plus conviée : celle de « solidarité locale », proposée par la sociologie et la géographie humaine française.

l ’ « u n i t é d e v o i s i n a g e » , u n e n o t i o n c o m m u n e à l a s o c i o l o g i e e t à l ’ u r b a n i s m e

En France, le développement de l’urbanisme, en tant que théorie et pratique, mais également celui de la sociologie urbaine, connaissent à partir de l’entre-deux-guerres une influence américaine, celle que l’on peut affilier à l’Ecole de Chicago. Elle concerne notre sujet dans la mesure où cette Ecole, après avoir elle-même réinterprété des idées allemandes et françaises, a vu réimportées en Europe ses notions de « voisinage », en particulier celle d‘ « unité de voisinage », adoptée conjointement par les universitaires et par les urbanistes.

90 Outre des personnalités comme G. Risler, R. Dautry ou M. Poëte, on retrouve notamment dans cette association des architectes fondateurs de la Société française d’urbanisme (D.-A. Agache, M. Auburtin, L. Jaussely) et d’autres comme L. Bonnier, F. Jourdain et même Le Corbusier.

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Le contexte américain se prêtait à dégager une telle notion. A la fin du XIXe

siècle, l’importance des flux d’immigration à Chicago interpelle les sociologues et contribue largement à l’Ecole du même nom, créée en 1898 par le Dr William Isaac Thomas (1863-1946). Il développe une approche du contexte social dans la totalité de ses dimensions et s’intéresse aux différences de « situation ». Robert Ezra Park (1864-1944) devient ensuite la figure la plus marquante de l’Ecole de Chicago, où il entre en 1913. Formé à Harvard, puis à Berlin par G. Simmel, il a d’abord été journaliste pendant une dizaine d’années, période dont il garde une prédilection pour les études ethnographiques. Il propose en 1907 d’appliquer le concept d’ « interaction » aux relations sociales. L’interaction, qui suppose des « formes naturelles de communication » et des « distances sociales », est la condition pour qu’un groupe se définisse dans l’espace et dans le temps. Park cherche ainsi à caractériser des modèles d’association sociale.

Parmi ces formes d’association, il en est une qui mobilisera particulièrement la réflexion, jusqu’à influer sur celle des architectes : « le voisinage ». L’une de ses premières définitions américaines est due à Kellog, en 1909 91 : « le voisinage est un groupe intermédiaire entre la famille et la ville, dans ces organisations communautaires où les gens vivent par opposition aux organisations à finalité spécifique dans lesquelles ils travaillent ». D’autres auteurs proposent une définition associée à la notion de prolongement. Pour Taylor, « le voisinage doit être considéré comme un prolongement de la maison et de l’église et s’identifie étroitement aux deux » ; pour Wood il est « la forme la plus satisfaisante et la plus éclairée du prolongement social de la personnalité, de l’entrelacs et du réseau complexe d’interactions entre personnes ».

Forme « intermédiaire » ou « prolongement », la notion de voisinage recèle d’emblée cette dimension à la fois sociale et spatiale qui la prédisposait à interpeller les architectes-urbanistes. Cette réappropriation du terme a en outre été facilitée par son flou, admis par Mac Kenzie lui même : « il est probable qu’aucun autre terme n’est employé de façon aussi vague ou avec un contenu aussi variable que le terme ‘’ voisinage ‘’, et bien peu de concepts sont plus difficiles à définir. Le mot a deux connotations générales : la proximité physique par rapport à un objet-repère donné ; la familiarité des relations entre gens vivant très près les uns des autres. »92.

Un autre terme vague, contribuant à la confusion du social et du spatial ainsi qu’à son caractère opératoire, est celui d’unité. Si Wood voit dans le voisinage une « unité sociale » qu’il précise peu, Sanderson cherche à le distinguer de la communauté : « la communauté est la plus petite unité géographique d’organisation des activités humaines capitales ; […] le voisinage est le plus

91 Kellog, Charities and correction, 1909, cité par Roderick Mac Kenzie, « Le voisinage », in L’école de Chicago, naissance de l’écologie urbaine, présentation d’Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, éd. du Champ urbain, 1979 (traduction de R.E. Park, E.W. Burgess et R. Mac Kenzie, The City, 1925).92 Cité par R. Mac Kenzie, ibid.

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petit groupement associatif de familles à base territoriale ; il ne comporte pas d’organisation des activités.» 93.

Mais c’est finalement R. E. Park qui instaure en sociologie le terme d’ « unité de voisinage », dans un article de 1915 (La ville : proposition de recherche sur le comportement humain en milieu urbain). Après y avoir revendiqué d’emblée ce qui sera son domaine et deviendra « l’écologie urbaine », il décrit, d’après ses observations, comment les communautés et les groupes se distribuent dans l’espace de la ville, selon leurs appartenances sociales et culturelles. Il met en évidence des processus de regroupement, de filtrage et de ségrégation. Il avance alors la notion d’ « unité de voisinage », qui servirait de cadre aux différentes formes d’enracinement constatées, et souligne l’importance du « quartier », véritable milieu de vie à analyser sous un angle proprement écologique, sur le modèle des méthodes de l’écologie naturelle.

La ville ainsi constituée est pour Park une mosaïque interactive d’aires locales en perpétuelle redéfinition. Ernest W. Burgess 94 cherche également, partir de l’agglomération de Chicago, à révéler la distribution spatiale des phénomènes sociaux, en caractérisant les tensions et les déséquilibres par observation directe et cartographie. Il propose ainsi, en 1925, une théorie sur la structure écologique des villes. Pour lui, la croissance urbaine procède par extension, succession et concentration. Le centre des affaires, en se développant, tend à recouvrir son pourtour, alors quitté par ses habitants aisés pour des quartiers résidentiels périphériques. Ces derniers se trouvent ainsi séparés du centre, selon ses termes, par une « zone de transition » instable et vouée à la dégradation progressive.

Cette théorie de la croissance par cercles concentriques, qui sera contestée par Gaston Bardet mais inspirera pour partie la thèse de Chombart de Lauwe sur l’agglomération parisienne 95, contribue à diffuser une vision de la ville initiée par Bergson ; son concept de « transition » y réapparaît, davantage lié à l’espace et à une idée d’échelles emboîtées, qui, plus réduites, finiront par être celles des abords de l’habitat.

Au plan de la terminologie comme de l’exploitation opératoire par la conception urbanistique, l’«unité de voisinage » a eu dans l’immédiat un impact beaucoup plus fort aux Etats-Unis. Il est vrai qu’en outre l’Ecole de Chicago ne niait pas que « la solidarité du voisinage traditionnel englobait les réalités matérielles aussi bien que sociales. Le vieux bassin de natation, les collines et les arbres familiers, l’architecture et l’emplacement des bâtiments sont autant d’attaches

93 Idem.94 Ernest W. Burgess (1886-1966), élève de W.-I. Thomas et professeur de 1916 à 1952, est au sein de l’Ecole de Chicago l’un des principaux représentants de l’écologie humaine.95 Cette influence de Burgess est admise par P.-H. Chombart de Lauwe dans Un anthropologue dans le siècle, entretien avec Thierry Paquot, Paris, Descartes et Cie, 1996. Il aurait d’ailleurs souhaité que sa thèse soit dirigée par Maurice Halbwachs, qui a justement contribué à faire connaître l’Ecole de Chicago en France, notamment par l’article « Chicago, expérience ethnique », in Annales d’histoire économique et sociale, t.IV, Armand Colin, 1932.

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sentimentales au voisinage. L’individu s’identifie si étroitement à tous ces objets, familiers depuis toujours, qu’ils tendent à constituer une partie du ‘’moi élargi’’. » 96.

A partir de 1923, l’architecte et urbaniste américain Clarence-Arthur Perry (1872-1944), à la suite d’une étude pour le plan régional de New York, propose une unité spatiale de base pour la planification urbaine des espaces résidentiels. Il la nomme « neighborhood unit plan ». Son principe d’unité de voisinage, développé dans la publication d’un ouvrage en 1929, répond à deux préoccupations.

La première est de définir des ensembles d’habitation à partir de leurs services de proximité liés à la vie quotidienne.

La seconde entérine l’importance croissante de l’automobile et met en avant le problème de la sécurité des enfants se rendant à pied à l’école.

Combinées, ces deux préoccupations conduisent Perry à placer les services et l’école au centre d’une aire protégée (« protected area ») de la circulation, mais aussi d’autrui, d’une certaine manière, puisque l’unité regroupe toutes les familles dont les enfants fréquentent l’école.

Les critères que Perry fixe pour l’unité de voisinage sont :

- nombre d’habitants à proportionner à la population nécessaire au fonctionnement optimal d’une école primaire. Sur la base d’une étude de l’agglomération new-yorkaise, Perry propose une fourchette entre 3000 et 10000 habitants..

- délimitation de l’unité par les voies de circulation en pourtour - répartition, sur l’ensemble de l’unité, d’un « système de parcs » et de zones

de récréation représentant au moins 10 % de sa surface totale,- implantation centrale de l’école avec un rayon d’accès maximal de 400 m et

des équipements publics, variables selon l’importance et le niveau de vie de la population (église, salle polyvalente, gymnase, piscine, bibliothèque, dans les cas les plus aisés, voire théâtre pour les grosses unités).

- Implantation des commerces répondant aux besoins quotidiens en périphérie, de préférence au croisement des voies de circulation et en tout cas à la jonction de deux unités de voisinage. La distribution est ainsi facilitée, tout en respectant le principe de sécurité des piétons.97

On peut admettre que Perry est le premier à vouloir instaurer une terminologie et des normes pour un urbanisme basé sur des unités de voisinage. 96 R. Mac Kenzie, op.cit.97 Pour plus de détail sur les propositions de C.-A. Perry, voir Waclaw Ostrowski, L’urbanisme contemporain, des origines à la Charte d’Athènes, Paris, C.R.U. 1968. Avant lui, c’est Maurice Barret, architecte-urbaniste, chargé de mission au Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme, professeur d’urbanisme à Tulane University (U.S.A.), qui attribue la création de l’unité de voisinage à Perry dans Techniques et architecture, n°364, 1947 (« Urbanisme »).

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Cependant, ses idées étaient déjà bien esquissées et expérimentées avant lui aux Etats-Unis, avec en outre des influences européennes.

Ainsi, dès 1917, Henry Atterburry Smith, proposait pour la classe ouvrière des ensembles en banlieue, refermés autour d’un grand parc interdit aux voitures, les garages étant laissés en périphérie extérieure (fig.4) 98. Dans cette mise à l’écart de l’automobile alors en plein essor, on peut d’ailleurs voir la radicalisation d’une séparation piétons/véhicules déjà prônée bien plus tôt. En se limitant à la France, on pourrait citer comme précurseurs, d’abord Hector Horeau (1801-1872), puis Eugène Hénard et Tony Garnier.

Dans la proposition de Perry, on retrouve aussi, bien évidemment, la tradition urbanistique américaine du « système de parcs », issue de Olmsted 99. Enfin, on y reconnaît, si l’on veut revenir à la situation française, l’importance que le Musée social accordait au jeu et à l’éducation de l’enfant. Il se confirme que l’espace de l’enfant (l’école et le terrain de jeux) a constitué une première entrée majeure dans la question des « prolongements du logis », comme les appellera Le Corbusier. La séparation accrue de l’automobile se comprend alors plus particulièrement du point de vue de la sécurité de l’enfant.

Même si lui-même les réélabore jusqu’en 1929, les principes théoriques de Perry connaîtraient, selon nombre de publications, leur première réalisation à Fairlawn (New Jersey), banlieue de New York à 30 km du centre, dans la cité Radburn, commencée en 1927 et stoppée par la crise deux ans après (fig.5).

Son initiative revient à City Housing Corporation une société privée ayant acquis un terrain capable d’accueillir 25 000 habitants, en majorité employés à la City. Les architectes, Clarence Stein et Henri Wright, avaient prévu trois unités de voisinage de 7500 à 10 000 habitants, en les appelant aussi « unité scolaire », accessible dans un rayon pédestre de 800 mètres celle fois-ci. Autre différence avec Perry : les commerces occupent, avec l’école auprès d’eux, le centre de l’unité et prennent la place des équipements collectifs, pour lesquels des terrains sont réservés mais sans affectation précise ; les réalités économiques font évidemment modifier les principes théoriques.

Dans les publications françaises de l’après-seconde guerre mondiale, on peut remarquer une étude comparative de Maurice Barret où il avance « l’influence considérable » de Radburn et affirme :

« C’est la première ville au monde ayant mis en pratique la séparation du trafic des piétons et du trafic automobile. La rue corridor n’existe plus. Une nouvelle trame apparaît baptisée par ses auteurs le « super-block ». C’est l’amorce de l’unité résidentielle. La vie domestique s’inscrit dans une unité délivrée du bruit et des dangers de la rue avec, comme élément fédérateur, l’école, les terrains

98 Voir Richard Plunz, Habiter New York, la forme institutionnalisée de l’habitat new-yorkais 1850-1950, Liège, Mardaga, 1980.99 Cf note 53.

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de jeux, la piscine, les espaces verts. Grâce au système de réseau circulatoire pour piétons, on marche dans la communauté sans jamais rencontrer une voiture automobile : des passerelles et des petits souterrains sont prévus aux points de croisement avec la route automobile. »100.

D’un point de vue social, « l’amorce de l’unité résidentielle », ou encore « la communauté », n’est ici que piétonne, avec comme élément fédérateur la verdure et les équipements pour l’enfance. Par rapport aux idées du Musée social, la question de la sécurité a pris de l’importance ; elle est focalisée sur la voiture, mais elle a en fait, dans le contexte d’après-guerre, une résonance plus large. De même, la référence alors constante aux notions sans contenu social de « communauté » et d’ « unité de voisinage » relève d’une incantation humaniste, appelant à retrouver les valeurs perdues.

Auparavant, Radburn avait été commentée un peu différemment, avec plus d’objectivité. Présentée par ses promoteurs comme « ville des temps motorisés », elle est effectivement montrée sous cet angle par L’Architecture d’Aujourd’hui, avec pour seule légende « rationalisation de la cité-jardin anglaise : classement des rues en rues d’automobiles et rues d’habitation »101.

Ce bref commentaire affilie bien cette opération, dont les architectes viennent juste de réaliser pour la même City Housing Corporation, mais plus près de New York, dans Queens à Long Island, l’ensemble Sunnyside Gardens (1924-1928, fig.5), considéré aux Etats-Unis comme la première véritable cité-jardin en raison de sa promotion sociale 102.

Les architectes ont fait de Sunnyside l’opération de démonstration de leurs idées, référées aux principes de la cité-jardin, dont ils se revendiquent, un peu abusivement semble-t-il, les importateurs aux Etats-Unis. Clarence Stein et Henri Wright 103 sont en effet allés rencontrer Howard en Angleterre, avant de fonder avec Lewis Mumford (1895-1990) The Regional Planning Association of America, qui prétend diffuser le modèle howardien de la cité - jardin dans le pays.

Les principes théoriques de Sunnyside sont :

100 Maurice Barret, chargé en 1947 d’un numéro spécial de Techniques et Architecture sur l’urbanisme. Voir note 97.101 L’Architecture d’Aujourd’hui, 5ème année, numéro 6, juin 1935, p. 85.102 Bien auparavant, la référence, voire le terme de cité-jardin avaient déjà été conviés , mais pour des cités patronales (depuis Garden City de A.T. Stewart à Long Island en 1869) ou des lotissements privés.103 Clarence Stein (1882-1975), architecte intéressé aux questions sociales, a réalisé dans cette perspective des études, des plans d’urbanisme et des opérations de logement dans l’agglomération new-yorkaise. Il a voyagé en Europe en restant principalement en France (1904-1910) où il fait ses étude d’architecture à l’Ecole des Beaux-Arts. Il participe au plan de l’exposition universelle de San Diego en 1915 et, après ses travaux pour la New York State Reconstruction Commission en 1919, exerce principalement dans cet état. Henri Wright (1878-1936), architecte et paysagiste, a notamment participé au plan de l’Exposition universelle de St Louis (1904) qui porte en germe celui de Radburn. Très impliqué dans Sunnyside, il y habitera, de même que Mumford.

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• Maillage régulier de voies en grille, avec distinction des avenues et des rues dans la tradition new-yorkaise et avec occupation des îlots ainsi définis par des Superblock à leur pourtour

• Séparation piétons/auto, les maisons ayant une entrée arrière côté véhicule et la façade sur jardin.

• Le park , d’un seul tenant au centre de l’îlot, est le fondement du voisinage.

L’idée de favoriser ce dernier par un parc, préservé des rues par l’enceinte protectrice de l’habitat formant un bloc périmétrique, n’est pas nouvelle. New York la pratique depuis la fin du XIXe siècle, avec pour première opération emblématique Riverside Buildings (1890, fig.4). Dans cette réalisation philanthropique, l’espace central comporte des pelouses, des arbres, des fontaines, des jeux d’enfants et un kiosque à musique. La ville cherchera ensuite à systématiser le block et à l’agrandir, avec une longueur de 100 pieds et environ la moitié en largeur, en envisageant en 1901 de garder la propriété et l’entretien de l’espace vert central, de façon à attirer la promotion privée. Avec la prospérité des années 1920, la classe moyenne montante exige des appartements dont la qualité se rapproche des luxueux immeubles du centre.

L’ancien Superblock philanthropique est alors transposé, dans des terrains un peu excentrés comme à Long Island, par la promotion privée, qui développe un type de programme dénommé Garden-Apartments. Le plan-masse en bloc complexifie quelque peu : les deux longues barres parallèles, encadrant le parc, se fractionnent en immeubles plus ponctuels et creusés en U par une cour ouvrant sur le parc commun, toujours associé à des vertus fédératrices (fig.4). Ainsi, les prospectus publicitaires de la première opération lancée la présente comme une « communauté d’appartements-jardins en coopérative » dont les membres, futurs copropriétaires, étaient « sélectionnés avec soin pour encourager au maximum la vie communautaire partagée par les habitants »104.

Vie communautaire était un bien grand mot : Andrew Thomas, l’architecte qui a réalisé le plus ce genre de programme, ne voit finalement dans le vaste jardin central qu’ « un lieu de réunion, où les habitants des appartements sont invités à se promener. Ce but est atteint grâce à un système de circulation complet et grâce à des petits chemins pavés ou à des terrasses, où les gens peuvent s’asseoir dehors »105. Les Garden-Apartments représentent cependant un peu plus qu’un enclos agréable. Destinés à une sélection d’habitants de la classe moyenne désireux de devenir propriétaires, ils ont contribué, par leur homogénéité sociale et sa célébration, combinées à une typologie architecturale centripète, à la ségrégation urbaine, voire à amorcer, avec pas

104 Texte extrait d’un prospectus publicitaire de Queensboro Corporation pour Jackson Height, première opération d’appartements-jardin (1917-1918) à New York (Queens), G. H.Wells arch., d’après R. Plunz, op. cit. 105 Cité par R. Plunz, op.cit.

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encore autant de renferment sécuritaire, le phénomène devenu aujourd’hui celui des gated communauties.

Sans aller jusque là, les Garden-Apartments, en Superblock autour d’un park, confirmeraient, comme l’avaient déjà suggéré les projets de Calland 106, que la notion d’unité de voisinage s’est développée avec la copropriété, communauté de propriétaires ayant besoin de se refermer autour d’un parc valorisant, sécurisant, tenant à distance autant qu’il semble regrouper entre soi, sinon « parquer ». L’espace résidentiel commun, territoire symbolique ambigu d’une fédération unie par un statut, mais séparative, la propriété étant toujours perçue comme individuelle, cet espace donc aurait d’emblée eu à voir avec les enjeux que l’on retrouve aujourd’hui sous la « résidentialisation ».

La citation précédente de A. Thomas invoque par ailleurs un « système complet de circulation ». Ce qu’il veut dire, c’est que l’espace intérieur de ses Superblock est dans la plupart des cas accessible aux voitures de leur habitants. Sur ce point, il diverge avec C. Stein, partisan de la nette séparation piétons/automobiles, dont il fait une condition majeure de l’unité de voisinage. Mais si Sunnyside respecte ce principe, Radburn l’applique de façon plutôt paradoxale. Ses encore nommés Superblocks, mais aussi Neighbourhood units, y sont devenus désormais des groupes d’une vingtaine de maisons jumelées et disposées de part et d’autre d’une impasse terminée en placette circulaire (fig.5).

Cette composition évoque l’une des figures de Unwin, sans que Stein s’y réfère explicitement. Ce sont les principes de Howard qui l’ont intéressé, rappelons-le, et non pas les formes qu’en propose Unwin (fig. 3). Pourtant, ses principes sont bien mis à mal : l’espace central des unités de voisinage, a priori le plus fédérateur, en fait une voie distribuant les garages incorporés dans chaque maison et se terminant par une possibilité de demi-tour aisé, tandis qu’un étroit cheminement piéton forme bouclage extérieur en limites parcellaires (fig. 5) et mène à un parc commun à plusieurs unités, mais hors d’elles. La séparation avec la voiture est donc très relative et ce n’est pas en tout cas une mise à l’écart. L’automobile apparaît au contraire plutôt centrale au sens premier comme figuré, les promoteurs de cette « cité de l’âge motorisé » ayant bien perçu son rôle symbolique, mais aussi utilitaire dans cette lointaine banlieue de New York.

La conception de Radburn, en faisant apparaître dans son argumentaire le terme d’ « unité de voisinage » peu après que l’Ecole de Chicago lui ait donné du retentissement par la publication de The City, peut passer pour une application immédiate de celle-ci. Clarence Stein, ouvert aux sciences sociales, a vraisemblablement connaissance des idées de R.E. Park, mais, pour autant, elles ne sauraient être considérées comme seule source de son projet. Ce dernier s’inscrit plutôt dans un processus de constitution et d’évolution d’une culture architecturale autour d’une typologie d’unité résidentielle développée 106 Cf notes 17 à 19.

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dans un contexte municipal, en fonction des situations sociales et conjonctures économiques successives.

L’urbanisation de New York a majoritairement suivi la tradition du plan en grille à mailles rectangulaires oblongues. Pour les opérations sociales de grande taille d’un seul tenant sur l’une de ces mailles, l’implantation en bloc périmètrique créant un vaste espace central a été privilégiée dès la fin du siècle, avec l’idée que la verdure d’un parc et de terrains de jeu comme de sport pourraient fonder un sentiment de communauté résidentielle. Par rapport à la France, le choix de l’îlot de grande taille réglait de facto la question de l’hygiène, moins aussi fortement présente dès lors dans le discours.

Ce socle idéologique, d’origine philanthropique, du parc fédérateur par son agrément et ses possibilité d’activités de détente, évolue avec la tendance progressive à dédensifier le Superblock, ainsi que le propose en particulier la promotion privée pour la classe moyenne, en l’associant à des intentions d’ « appartements-jardins ». C’est dans ce terme que réside essentiellement la référence de Sunnyside à la cité-jardin, dont le pittoresque unwinien est totalement absent.

Il semble plus généralement que le concept de cité-jardin n’ait pas eu la même interprétation en France et aux Etats-Unis. Du côté français, les partisans de la cité-jardin sont restés marqués par l’image qu’en avait promue G. Benoit-Lévy et par l’idéal leplaysien de la maison individuelle. On se rappelle que la première opération française baptisée « cité-jardin » est celle de Draveil (91, J.Walter arch.), réalisée en 1910 par la coopérative d’habitations « Paris-jardins » dans le but de faire accéder à la propriété pavillonnaire par le système coopératif. Après la Grande Guerre, la première période de réalisations des cités-jardins par l’Office départemental d’HBM de la Seine continue à donner une place importante aux ensembles de maisons, désormais plus influencés par les figures d’Unwin (1863 -1940), dont Town Planning in Practice (1909) est traduit en 1923 sous le titre Etude pratique des plans de ville .

Les architectes et urbanistes français regardent aussi vers les Etats-Unis, mais en gardant pour beaucoup la première vision donnée là encore par Benoit-Lévy dans les Cités-jardins d’Amérique, puis par Jacques Greber : parmi celles-ci, la réalisation américaine la plus montrée en France, en 1920, est Forest Hill Gardens, lotissement paysagé de cottages réalisé de 1908 à 1912 par une fondation philanthropique, le premier à déroger, par sa composition pittoresque en petits blocks (îlots) irréguliers, au plan en grille dominant New York.107

107 Dans Art et Décoration, vol. XXXVI, 1919, pp. 56-64, l’article « cités-jardins et villes ouvrières aux E.-U. » est surtout consacré à Forest Hill Gardens construite par Russell Sage Fondation (architectes Frederick Law Olmsted Jr et Grosvenor Atterburry, formé à l’Ecole des Beaux-Arts), à partir de données de Jacques Greber. Celui-ci, dont le premier voyage aux E.U. remonte à 1910, est chargé en 1919 de diriger une mission auprès du Commissariat général aux affaires de guerre franco-américaines, sur l’architecture aux E.U. et sur ce qu’elle conserve de l’enseignement des Beaux-Arts. Il publie L’Architecture aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1920, où il montre six cités ainsi que des appartements à services hôteliers. Il organise au Salon des Artistes français de 1921 une exposition d’architecture

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Mais cette réalisation hétérodoxe n’y a pas le même impact, si l’on en juge par le discours et les réalisations très différents des français. Comme s’il faisait allusion à celles-ci, Clarence Stein rappelle en 1920 : « la cité-jardin n’est pas une banlieue d’une ville existante. C’est une communauté autonome »108 . Sunnyside, qu’il voulu emblème de cette conception, n’apparaît certes pas à la hauteur de cette ambition. Le terme de « communauté » y trouve néanmoins un sens. Au lieu de maisons individuelles avec chacune son propre jardin, il s’agit, dans cette opération comme dans d’autres à New York, d’ « appartement-jardin », le jardin étant ici collectif, de même que le logement. L’appartement n’a aucun prolongement privatif extérieur, de type terrasse pouvant représenter un ersatz de jardin, comme il commence alors à être envisagé en France au travers de recherches typologiques nouvelle 109.

Si, dans des parties encore peu excentrées de l’agglomération new-yorkaise, des « cités-jardins », proposées avec succès aux classes moyennes, peuvent être entièrement collectives, alors que la production française ne peut s’y résoudre encore, c’est en raison du régime de la copropriété. Déjà instauré aux Etats-Unis, il ne le sera en France qu’à partir de la loi du 28 juin 1938, complétée par plusieurs lois et décrets entre 1954 et 1967. Aussi n’est il pas fortuit, que l’année 1922 en France connaisse à la fois une forte acuité de la crise du logement, deux congrès sur la copropriété comme solution a celle-ci, au moment où paraît un important bilan de sa pratique coutumière 110, et des recherches typologiques pour concilier la maison et l’immeuble, dont celle de Le Corbusier destinée à ce nouveau statut comme on va le voir.

La correspondance latente entre copropriété et unité de voisinage 111 pourra devenir plus réelle en France après la loi du 10 juillet 1965 : ce cadre juridique permettra à la promotion privée de proposer des copropriétés qui ne soient pas limitées aux seuls immeubles, notamment le programme de « résidence dans un parc » déjà valorisé, qui se voyait ainsi conforté.

américaine, où l’on verra (Le Corbusier sans doute) notamment des travaux de Clarence Stein.108 Rapport pour la New-York State Reconstruction Commission, extrait cité par S. Magri et Ch. TopalovArchitecture et politique sociale, Europe-Etats-Unis, Paris, CSU, BRA, 1987.109 En dehors du cas de l’Immeuble-villa de Le Corbusier, analysé plus loin et inauguré par un premier projet de 1922, cette année est aussi celle où H. Sauvage développe sa théorisation urbaine de l’immeuble-gradins (esquissée dès la rue Vavin en 1910). L’année après, L.C. Thomas, ancien collaborateur de Tony Garnier, publie dans le Manomètre un projet de « Maisons-jardins » en gradin exploitant une voie de recherche typologique amorcée par la Cité Industrielle.110 Ch.-L. Julliot, Traité-formulaire de la division des maisons par étage et par appartements, Paris, éd. du Journal des notaires et des avocats, 1922 (2ème édition remaniée et augmentée 1927).111 Cette correspondance qu’instaure la promotion américaine est perçue en Europe : « groupés en associations de propriétaires, les habitants de ces quartiers souscrivent à un ensemble de servitudes constituées pour le bien commun et participent par une redevance annuelle aux frais d’entretien de l’ensemble. La rencontre des membres de l’association s’est faite sur des désirs et des exigences communs. L’esprit de communauté y trouve sa première justification Marcel Schmitz, La maison familiale, Bruxelles, éd. Famille et Jeunesse, sd (circa 1947), chapitre « Unités de voisinage ».

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Après la copropriété, l’autre paramètre important dans l’invention urbanistique de l’unité de voisinage tient à l’automobile, pour laquelle les situations américaine et française différent également dans les années 1920. La première est celle d’une production automobile déjà suffisamment développée, de même que les centres commerciaux nécessitant des parkings, pour que les promoteurs de Radburn puissent définir leur unité de voisinage avant tout comme « a motor-safe unit ». Dans la France juste sortie de la guerre et encore peu industrialisée, une telle définition n’y était cependant pas irrecevable par les architecte-urbanistes, acquis à l’ « air, lumière, verdure, circulation […], langage hygiéniste et circulatoire de la tradition de l’urbanisme français, dont le berceau avait été le Musée social et le patriarche Eugène Hénard »112. De fait, un projet comme celui primé au concours de 1919-1920 « Cité-jardin du Grand Paris » revendiquait avant tout « le pittoresque et la diversité des lotissements sans nuire aux grandes lignes nécessaires à une circulation facile »113. Mais, il faudra attendre les années 1950, c’est-à-dire après la seconde guerre mondiale, pour que des réalisations proposent des unités de voisinage basées sur la fonctionnalité d’un bouclage automobile extérieur traversant l’habitat autour d’un espace vert central 114.

En outre, dans le contexte humaniste de l’après-guerre, les notions de communauté basée sur la solidarité de voisinage et la proximité, telles qu’elles avaient été mises en avant pas l’Ecole de Chicago, connurent auprès de sociologues et d’urbanistes français un impact qu’elles n’avaient pas eu dans les années 1920. L’urbanisme en essor était alors plutôt marqué par les principe du zoning . D’origine allemande, ils avaient commencé à se diffuser d’abord au congrès international tenu à Londres un an après son Town Planning Act de 1909, puis aux Etats-Unis. George Burdette Ford les théorise en 1913 et les applique en 1919 au plan de zonage de New York 115. Si un article de R.E. Park avance les notions de « quartier » et d’ « unité de voisinage » dès 1915, c’est dix ans plus tard qu’elle se voit consacrée par la publication collective de l’Ecole de Chicago, avec alors une interrogation sur l’origine réelle de cette publication. Compte tenu des études et expertises que lui confient des organismes publics, on peut en effet penser que ses travaux universitaires ont servi à légitimer la politique du zoning.

112 Francesco Passanti, « Le Corbusier et le gratte-ciel, aux origines du Plan Voisin », in J.-L. Cohen et H. Damisch (sous la dir. de), Américanisme et modernité, l’idéal américain dans l’architecture, Paris, EHESS – Flammarion, 1993.113 De Rutté, Bassompierre, Sirvin et Payret-Dortail, in La Vie urbaine, n° 5, 1920.114 La « Zone Verte » réalisée pour la reconstruction de Sotteville-les-Rouen est l’exemple français le plus abouti en ce sens. On remarquera que son architecte, Marcel Lods, avait effectué une mission d’étude aux Etats-Unis en 1945, mission commanditée par Raoul Dautry.115 George Burdette Ford (1879-1930), architecte américain diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts (1904-1907), participe au congrès de Londres en 1910, publie The Scientific City en 1913 et créé aux E.U. le premier bureau d’études privé de planification urbaine juste après son plan de New York, il conçoit en 1920, dans le cadre de la coopération franco-américaine pour la reconstruction, le plan de Reims, premier plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension à être agréé en France conformément à la loi Cornudet de 1919.

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L’importance que cette école accorde aux « communautés » en tant que regroupements volontaires selon les pays d’origine des immigrants, leurs ethnies et religions, sa croyance écologique à leur auto-régulation sociale et foncière ont pu servir à masquer les objectifs de la planification urbaine par zonage : le développement de l’industrie et de l’habitat ouvrier incitèrent les classes moyennes à exiger la préservation de leurs quartiers résidentiels.

A travers l’exemple américain, par-delà sa propension à rapprocher pensée et action, on entrevoit un processus de formation mutuelle des notions de l’urbanisme et de la sociologie urbaine et non pas de simple application de l’une vers l’autre. Dans la France des années 1920, de tels liens n’existent pas de façon si nette. Le rapprochement qui s’est opéré par le biais du Musée social entre sciences humaines et des personnalités œuvrant pour la politique et conception de l’habitat urbain, a d’abord nourri son idéologie hygiéniste et éducatrice, développé, d’un côté, au sein du logement proprement dit et plus encore, de l’autre, dans cette discipline naissante qu’est l’urbanisme. Face à cette dichotomie, l’espace collectif résidentiel ne bénéficie pas de réflexions autres que proscriptrices.

Un seul ouvrage français aurait pu permettre, mais en déplaçant son objet de réflexion, d’appréhender l’articulation de l’habitation a l’espace d’une collectivité : Les Rites de passage, œuvre majeure que A. Van Gennep publie en 1909.

Cette somme d’un folkloriste, resté d’autant plus marginal qu’il n’avait pas voulu se plier à l’obédience durkheimienne, met en évidence des « séquences » de socialisation propres à des sociétés traditionnelles, mais il insiste beaucoup sur leur dimension spatiale, en particulier sur des pratiques de seuil, qui auraient pu donner plus de contenu à une notion juste évoquée par E. Cheysson. De même, on aurait pu penser que l’îlot, unité résidentielle adoptée de fait par la production des HBM instaurée en 1920, aurait bénéficié d’une réflexion sur son aspect social. L’absence de travaux sociologiques français autour de la question des regroupements d’habitants en « collectif » semblait prédisposer à une ouverture à la notion sociale et spatiale d’ « unité de voisinage » avancée par les américains, d’autant que ceux-ci représentaient alors des modèles dans bien des domaines. Mais cette notion, fondamentale en France comme prémices des espaces intermédiaires, n’y aura un impact que dans le contexte humaniste de la seconde, et pas de la première, guerre mondiale comme on le verra . Car les retombées immédiates de la sociologie américaine, déjà en prise sur la planification urbaine, tiennent plutôt aux notions opératoires de fonctions et de zonage, notions caractéristiques d’une City efficient auxquelles la France des années 1920 est encore rétive.

L’idée de fonction, telle que reprise des durkheimiens, eux-mêmes inspirés par la biologie, est plutôt d’ordre métaphorique : la ville fonctionnerait comme un organisme vivant, ce qui ne veut pas dire qu’elle se prête à des découpages en zones fonctionnelles, comme le proposait A.-A. Rey dès 1910, sans aucun écho

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alors 116. Encore en 1920, on remarque la résistance aux principes de G.B. Ford, qui ne parvient pas à réaliser son zoning pour le plan de Reims. Même si l’idée de zonage entre progressivement dans la pratique d’urbanistes, elle reste ressentie comme trop générale et coupée de l’aspect « social du problème, c’est-à-dire la question de l’habitation » selon D.-A. Agache 117. Même Le Corbusier, considéré comme principal propagandiste du zonage par la Charte d’Athènes, n’emploiera ce terme que dans sa publication de 1941, alors que, juste après le IVe CIAM ( Athènes, 1933) où elle voit le jour, il définit l’urbanisme comme devant « fixer les relations entre les lieux considérés respectivement à l’habitation, au travail et au loisir selon le rythme de l’activité quotidienne des habitants » 118.

La pensée fonctionnaliste, sous-jacente à la spécialisation et à la séparation de zones, nous intéresse ici dans la mesure où elle a contribué à voir négligée, sinon évacuée, toute réflexion sur les chevauchements, interpénétrations ou articulations, relations consubstantielles aux notions d’espace intermédiaire. Rappelons donc que le fonctionnalisme ne fait pas irruption en France juste après la Grande Guerre : le taylorisme, auquel on l’associe et dont l’essor a été accéléré par l’organisation de la défense et de la production de l’armement, a un impact plus évident sur le credo de l’industrialisation. Les conséquences de la guerre font aussi évoluer le débat interne aux architectes et urbanistes, en accentuant le clivage latent entre ceux qui veulent préserver et reconstruire les valeurs patrimoniales et ceux qui veulent accélérer la modernisation.

Cette distinction, déjà rencontrée, entre « progressistes » et « culturalistes » reste opérante pour comprendre les voies de formation des notions afférentes aux espaces intermédiaires. Leur émergence a rapport, au cours de la première moitié du siècle, avec la question des espaces micro-sociaux dans l’unité de résidence, et non pas encore avec l’articulation graduelle de l’espace public aux espaces privés, de la rue aux logements : d’une part, des travaux comme ceux de Bergson et Van Gennep n’ont pas pu avoir d’influence sur cette notion ; d’autre part, les cités-jardins recèlent de fait de telles gradations spatiales, sans être théorisées ni mises en avant, comme si l’application des principes de composition et d’art urbain de C. Sitte et R. Unwin allaient de soi.

Par rapport aux notions fondatrices de l’espace susceptible de fédérer la résidence, ce sont finalement, puisque la sociologie française était alors muette sur cette question, les architectes qui auraient, de par leur propositions théoriciennes, un apport plus marquant. Du côté « culturaliste », nous verrons l’évolution de l’îlot ouvert, d’origine hygiéniste, vers des intentions plus sociales, empreintes d’idée de « voisinage », et ce surtout après la seconde guerre mondiale. Du côté moderniste, dans l’entre-deux-guerres d’abord, c’est dans la rationalisation de la cité-jardin qu’on trouvera des éléments de discours,

116 Au congrès de Londres déjà cité, il propose une organisation urbaine en quatre : la ville de l’industrie, la ville des affaires, la ville de l’administration, la ville des habitations.117 Cf note 83.118 Le Corbusier, La Ville Radieuse, Paris, éd. de l’Architecture d’aujourd’hui, 1935.

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associés à des dispositifs architecturaux, sur la voie des espaces intermédiaires.

condenser la cité-jardin

Rappelons brièvement en préambule l’idéal que constituait la Garden City proposée par E. Howard en 1898. Il s’agissait d’un ambitieux projet de « ville- campagne », rationnelle, sociale et hygiéniste, où habitats et emplois créés sur place, agriculture et industrie auraient été équilibrés, avec pour condition la municipalisation du sol et la limitation du peuplement. Limitée à 30 000 habitants sur un territoire de 1 500 hectares, elle est formée de cercles concentriques distribuant, du centre à la périphérie, édifices, maisons, boutiques et magasins de gros, fabriques et entrepôts publics. Chaque série de bâtiments est isolée entre deux bandes de parcs et de jardins, et la ville elle-même est isolée de toute autre ville par des champs et des bois.

Cette organisation spatiale correspond à une idée de communauté bénéficiant de conditions de vie heureuse : travail attrayant, rétribution équitable, loyer faible, absence de coût de transport, denrées à bon marché, dépenses alimentaires allégées par les cultures de jardin, loisirs basés sur les fêtes, les réunions et les concerts dans une cité sans music hall ni public house.

Les deux premières cités-jardins anglaises (Letchworth, à partir de 1903, et Welwyn, à partir de 1920), finalement réalisées par des fondations privées, eurent du mal à attirer des investisseurs industriels et des habitants. Leur réussite économique et sociale reste partielle, ce qui ne les empêche pas d’avoir un retentissement considérable et ce à deux points de vue.

Le premier est d’ordre morphologique et compositionnel . Les figures de tracé et de composition tant urbaines que micro-urbaines (impasse, square, crescent,…), que Raymond Unwin appliqua à Letchworth et proposa dans son traité, furent largement reprises dans les cités-jardins européennes, mais aussi américaines. Elles inspirèrent même des adversaires de cette forme de cité comme Le Corbusier.

L’autre point de vue est celui du concept mythique que représente la cité-jardin Dès 1911, G. Benoit-Lévy note :

« l’estampille de Cité-jardin a acquis une telle réputation qu’elle a déjà tenté la contrefaçon. Aux lotissements accomplis par des spéculateurs, aux groupes les plus sordides de maisons ouvrières, le terme de cité-jardin a été attribué par des flibustiers ayant tout intérêt à créer cette confusion. […]. On a souvent tendance à abuser des notions et des mots qui vous sont nouveaux et je n’y ait pas échappé : j’ai parfois employé à tort le terme de Cité-jardin et j’ai fait débauche d’expressions anglaises dans la première édition. J’ai mis bon ordre à ces erreurs ».

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De fait, cette citation provient de son ouvrage intitulé Villages-jardins et banlieues-jardins. Cette évolution du terme, qu’on retrouvera aussi en France avec les faubourgs-jardins, entérine la réalité de ces nouveaux ensembles. L’ambition sociale et économique de la « cité » » sur le modèle d’Howard a disparu pour s’en tenir au desserrement sain de la ville 119 et à la qualité de l’habiter offertes par les jardins. L’apologie de leurs vertus, issue des cités patronales, entretenue par la ligue du coin de terre et du foyer 120, est encore sous-jacente aux cités-jardins à la française.

Une telle focalisation sur le jardin ne peut pas bien sur être mise au seul compte d’une idée de ville dédensifiée et pénétrée de verdure, mais aussi de prolongement extérieur individuel de la maison par un lopin appropriable. Donner à chacun la jouissance de son lopin de terre est aussi à comprendre au plan métaphorique au lendemain de la première guerre mondiale. La bienveillance humaniste que suscite la conception de l’habitat social dans le contexte de l’après-guerre se manifeste en particulier par la reconnaissance de la symbolique du jardin. A preuve, le fait que des projets d’habitat collectif proposent alors des terrasses explicitement envisagées comme substitut de ce dernier.

On pense aux Maisons-gradins de Henri Sauvage ou de Louis Thomas 121, mais c’est surtout Le Corbusier qui retiendra ici notre attention, dans la mesure où ses recherches d’alternatives à la cité-jardin ont largement contribué à établir le vocabulaire et les modèles conceptuels associés plus tard aux espaces intermédiaires, contrairement à ce que laissent penser bien des idées reçues.

Lors du Salon d’Automne de 1922, Le Corbusier expose un projet d’ Immeubles-Villas, projet à considérer sous deux angles : celui d’une opération pensée comme une communauté de copropriétaires, celui d’un projet urbain rationnel, dont les îlots condenseraient des qualités de cité-jardin.

Issu de diverses influences dont surtout, selon lui, ses deux visites à la chartreuse d’Ema près de Florence, ce premier projet d’une lignée correspond d’abord à une proposition qu’il soumet de lui-même à la Société franco-américaine d’habitation, celle-ci cherchant alors à développer la copropriété en France. L’intérêt pour ce statut qui, n’a pas encore de cadre juridique national, renvoie à l’une des réorientations imaginées alors dans la conjoncture de crise

119 En 1911, lors de l’exposition des projets lauréats au « concours de cités-jardins » du Comité départemental des HBM de la Seine, la Commission d’extension de Paris déclare : « c’est la forme la plus saine de l’agglomération urbaine, (…) à substituer aux entassements trop compacts des grandes villes ».120 Louis Rivière, vice-président de la Ligue (dont est notamment membre G. Benoit-Lévy) y déclare en 1904 « vous avez compris que le jardin ne fournirait pas seulement un supplément de bien être à la famille, mais que, de ces légumes et de ces fleurs, se dégagerait, comme un parfum subtil, toute une moisson de pensées saines et fortifiantes, susceptibles d’élever le niveau moral de l’existence et de détourner des plaisirs grossiers ».121 Cf. note 109.

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du logement consécutive du découragement de l’investissement immobilier depuis le blocage des loyers de 1917 122.

Le Corbusier présente son projet comme un « système de groupement de cellules […} en vue de constituer une communauté ». Il s’agit de « former une agglomération régissable, régissable comme un hôtel, comme une commune, - une communauté qui, dans le fait urbain , devienne un élément organique clair », en évitant « la vie en communauté serrée (…) imposée par le fait même de la ville. »123.

« Cellules » et « communauté » renvoient bien sûr au modèle chartreux, dans lequel Le Corbusier voit l’équilibre idéal du binôme individu-collectivité, ainsi qu’à l’organisation hôtelière du paquebot, son autre modèle favori. Mais on peut admettre aussi que le projet, bien que non argumenté sur ce plan, porte une idée implicite de communauté de copropriétaires, groupée autour d’un espace vert central et pourvue de services communs. Elle rappelle la « société de copropriétaires » que V. Calland proposait en 1855, traduite quelques années après sous la forme de « cité-square ». En outre, Le Corbusier, s’adressant à une société américaine de promotion de la copropriété, a pu juger opportun de regarder comment de telles opérations étaient alors conçues dans ce pays. De fait, est troublante la ressemblance de son projet avec les réalisations de l’architecte Clarence Stein à New York, en particulier ses Gardens-apartments en copropriété pour des société privées et dont nous venons de parler : deux rangées d’habitations, un espace vert d’agrément ou bien dévolu à des jeux et sports, principe retrouvé dans les Immeubles-villas 124.

Avec ce projet, en outre, on serait tenté de confirmer l’hypothèse que fédérer une résidence autour d’un espace central prend davantage corps dans les copropriétés périurbaines, à partir de leur émergence au cours des années 1920. Il s’agit de démarquer et d’introvertir le territoire d’une catégorie d’habitants aisées, mais aussi de maintenir une distance entre ces propriétaires plus en quête de contact avec la verdure et d’individualité que de rassemblement collectif.

Dans cet ordre d’idée, Le Corbusier appelle aussi l’immeuble-villas Lotissement fermé à alvéoles 125. Le terme de lotissement renvoie bien à une répartition de la propriété. Il précise par ailleurs qu’il cherche à « réaliser l’aménagement de la propriété privée »126, c’est-à-dire « la suppression de la petite construction privée. La maison ne doit plus être faite aux mètre, mais au kilomètre »127. Dans

122 Cf. note 110.123 Le Corbusier, « La liberté par l’ordre », in Almanach de l’Architecture moderne, Paris, éd. de l’ Esprit Nouveau, 1926, p. 122-127. Article extrait de L.C., Urbanisme, Paris, Crès et Cie, 1925. Vers une architecture, ibid, 1923, présente également l’l’immeuble-villas.124 Clarence Stein expose au Salon des artistes français en 1921, voir C. Moley, « L’immeuble-villa : persistance d’un thème », in Techniques et architecture, n° 375, déc.1987 – janv.1988.125 In Almanach…, op. cit., p. 125126 Le Corbusier, La Ville radieuse, op. cit.127 Le Corbusier, Précisions, Paris, G. Grès et Cie, 1930.

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ce plaidoyer, on reconnaît le postulat de l’industrialisation ainsi que la « poursuite de l’idéal d’économie »128, économie essentiellement foncière à la base de ce projet nommé aussi « cité-jardin verticale »129.

La verticalisation se comprend de deux façons : elle correspond à une idée de superposition de maisons, combinée à de la construction en hauteur. Cet espace libre, dans les projets d’Immeubles-villas de 1922 et 1925 de Le Corbusier, est au centre d’un îlot ouvert, encadré par deux bâtiments parallèles et pourvu de verdure ainsi que de terrains de sport. Dès lors, ces projets typologiques novateurs visent à concilier l’individuel et le collectif non seulement dans la conception de l’immeuble proprement dit, mais aussi par les espaces extérieurs qui peuvent le « prolonger ».

Ce mot, apparu en une seule occurrence chez Picot, puis Cheysson à propos de la relation rue-escalier à l’air libre-seuil du logement, est plus systématiquement employé par Le Corbusier, au point d’aboutir à la dénomination générique de « prolongement du logis ». Tantôt au singulier, tantôt au pluriel, cette expression récurrente recouvre globalement des espaces ou des équipements, individuels ou collectifs, internes ou externes à l’immeuble. Il faut remarquer que ses notions de prolongement correspondent implicitement à celles que nous avions repérées sous trois thèmes dans plusieurs textes de Emile Cheysson et plus particulièrement dans celui bien connu de 1904 130. Reprenons ces thèmes.

Dans le premier projet d’ Immeuble-villas, en 1922, la topologie de la chartreuse est directement transcrite : à l’instar de l’arcade autour du cloître, des coursives placées côté cœur d’îlot distribuent les « maisons » en duplex, mais se trouvent en façade opposée à la rue, sans réaliser la continuation de celle-ci jusqu’aux seuils, par comparaison avec la proposition de Cheysson.

Dans le projet de 1925, inversant le précédent, « les façades tournent le dos à la rue ; elles ouvrent sur des parcs de 300 X 120 mètres ». Ce faisant, les coursives donnent sur l’avant et « la rue n’est pas que celle des voitures ; elle se continue en hauteur par les vastes escaliers (avec ascenseurs et monte-charges) qui desservent chacun 100 à 150 villas ; elle se poursuit encore à diverses hauteurs par les passerelles qui franchissent la chaussée et se prolongent en corridors sur lesquels ouvrent les portes des villas »131. Ce texte indique non seulement la volonté de continuité du parcours en plein air menant de la rue au chez-soi, mais aussi le projet urbain dont les Immeubles-villas sont désormais clairement partie intégrante. Ces « lots » de 400 X 200 mètres entrent dans un maillage orthogonal de rues et, avec les escaliers en terre-plein central, sont assemblées par des passerelles. Regroupant ainsi toutes les 128 Idem.129 Issu des projets de l’Immeuble-villas, ce terme est encore employé par Le Corbusier à propos de l’Unité d’Habitation dans Manière de penser l’urbanisme, Paris, éd. de l’Architecture d’Aujourd’hui, 1946, dans le chapitre 6 (sous-chapitre ; « Unités d’habitation : logis et prolongement du logis »).130 Cf. note 26.131 Le Corbusier, in Almanach…, op. cit., p.125.

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circulations et les fluides, la rue et sa coupe ne sont pas sans rappeler la « rue future » de Hénard déjà citée 132. On retrouve également sa séparation des piétons et des véhicules par niveaux. Le Corbusier voit en effet « le réseau des rues se poursuivre des chaussées inférieures et supérieures jusqu’à la porte de chaque villa ». Il distingue la desserte des garages prévus pour chacune, « circulation légère des automobiles ; elle est en l’air, sur pilotis. Les camions lourds, les autobus sont au-dessous, sur la terre et les camions peuvent accoster directement aux docks des immeubles qui sont les rez-de-chaussée »1

33 . Ultérieurement, Le Corbusier déplace l’emploi du terme « rues en l’air » et le réserve aux coursives. Ainsi instaure-t-il une notion, qui sera reprise plus tard paradoxalement par ses contestataires du Team X, notamment les Smithson, alors que lui-même la dénature dès les années 1930.

Vraisemblablement marqué par les principes américains d’ « unité de voisinage », il en reprend deux, notamment dans sa Ville Radieuse : « jamais un piéton ne rencontrera l’auto » et « le plus long trajet qu’il puisse faire à pied sera de moins de 100 mètres », principe qu’il applique à ses coursives devenues « rues intérieures »134. Elles sont désormais au centre de l’immeuble, progressivement rationalisé de l’Immeuble-villas à l’Unité d’Habitation, bâtiment épais où la coursive non éclairée commande l’imbrication tête-bêche des duplex. Alors que la rue en l’air avait été développée par Le Corbusier en même temps que ses « promenades architecturales » qualifiant la distribution des luxueuses villas qu’il réalise alors, ses projets d’immeubles évoluent vers l’abstraction fonctionnaliste, avec perte de l’articulation des échelles et des espaces formant parcours jusqu’au logement.

La Charte d’Athènes rédigée en 1933, affirme la séparation des fonctions urbaines, « habiter, travailler, se récréer (dans les heures libres), circuler », cette dernière étant elle-même décomposée selon ces quatre points : « les rues doivent être différenciées selon leur destinations : rues d’habitation, rues de promenade, rue de transit, voies maîtresses »135. L’enracinement du bâtiment dans le sol (par le biais de voies de desserte, garages, équipements et entrepôts) disparaît également au profit d’une libération aussi radicale qu’abstraite : « les maisons n’obstruent pas le sol. Elles sont sur pilotis. Le sol est libre entièrement »136. Si l’espace abrité sous l’immeuble à pilotis peut être considéré comme l’un de ses prolongements « (préaux couverts »…), il traduit surtout une coupure réelle et symbolique, entre l’objet-bâtiment industrialisé et le contexte foncier, dont la dimension parcellaire et la distribution public/privé sont totalement évacuées sous couvert de slogans abstraits, tels « espace libre », « air, soleil, lumière » et « Nature ».

132 L’influence de Hénard (la « rue future » dans Les cités de l’avenir et les « redans » dans Etudes sur les Transformations de Paris )est attestée par la connaissance de sa bibliothèque personnelle et de ses lectures à la Bibliothèque nationale.133 In Almanach…, op. cit., p.125.134 In Précisions.., op. cit., pp. 99-102.135 LA Charte d’Athènes, C.I.A.M. IV, 1933, première édition 1941, Paris, éd. de Minuit, 1968.136 In La Ville Radieuse, op. cit., p. 113.

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Le deuxième genre de prolongement du logement qui transparaissait déjà chez E. Cheysson concerne le jardin, avec sa verdure comme métonymie de la nature et comme l’une des sources d’hygiène. Ce double rôle du jardin ainsi que l’idée de le répartir entre les logements et le cœur d’îlot (jardinières de fenêtres et square résidentiel) se retrouvent chez Le Corbusier, qui les amplifie radicalement. Son Immeuble-villas, condensé de cité-jardins et l’une des possibles « synthèses nature-architecture », associe en effet grandes terrasses privatives et parc collectif.

Les premières, de 50 m² chacune en alvéoles couvertes et fermées sur trois côtés par l’assemblage des duplex en équerre, sont présentées comme des « jardins en l’air » : un tel terme veut dire que « ce jardin est ‘’suspendu’’ », mais qu’il est aussi « jardin prise d’air », puisque ces loggias à double hauteur sont pourvues en leur fond d’une trémie formant puits de ventilation et de lumière. La fonction réelle de jardin est très allusive, réduite à un bac à fleurs, pour éviter la « corvée de jardinage, usure du corps ». Il s’agit plutôt d’un lieu de culture physique, selon les dessins de Le Corbusier, avec en outre un rôle de contribution au territoire personnel : « un jardin isole une villa de sa voisine »137.

Ainsi on retrouve dans ce projet davantage l’idéologie d’un espace privatif extérieur, interposé entre des maisons en propriété, qu’une idée d’espace intermédiaire. Ces grandes loggias, renfoncées et couvertes constituent certes un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors, thème moderniste qui fera florès, mais pas entre les parties communes et les « villas » ; celles-ci captent en effet les « jardins suspendus », qui tournent le dos, sans aucun contact avec elle, à la « rue en l’air» Ces prolongements individuels du logement, sorte de pièce en plus en plein air, amorcent, en même temps que les projets d’immeubles-gradins de H. Sauvage, la thématique de la terrasse, substitut de jardin particulièrement en exergue dans l’ « habitat intermédiaire » des années 1970.138

L’articulation des terrasses-jardins avec les espaces collectifs, telle que la projette Le Corbusier, n’est pas claire. Toujours coupées des coursives extérieures, elles se tournent d’abord vers la rue (1922), puis vers le parc au centre de l’îlot (1925). Le premier cas correspond à une volonté d’esthétique urbaine, celle « du boulevard à redent des cellules jardins »139, transposition de l’idée, non citée, de E. Hénard. L’évolution vers le second signifie que les jardins suspendus veulent trouver leur prolongement vers le parc collectif, mais

137 Toutes ces citations relatives à l’Immeuble-villas, proviennent de Prévisions…, op. cit., pp. 99-102.138 C’est en particulier Maison-Gradin-Jardin, Modèle Innovation des architectes M. Andrault et P. Parat, qui est devenu emblème de l’habitat intermédiaire dans les années 1970.139 in Précisions…, op. cit., p. 104. Cette transposition porte à la fois sur la forme générale de l’immeuble, représentée ici par un plan en frise grecque, et sur ses pans de façade, « animés par les grands trous des jardins », à double hauteur, c’est à dire à échelle urbaine. On remarque que l’évolution des deux premiers projets d’Immeubles-villas correspond à celle de Hénard, du « boulevard à redans » à la « rue future », avec le même passage d’une esthétique urbaine à une urbanistique fonctionnelle.

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dans une continuité qui n’est que visuelle, sans transition spatiale. Le Corbusier dit d’ailleurs « le grand parc est au pied des appartements »140, expression qui reviendra ultérieurement en devenant « le sport est au pied des maisons ». L’autre pied de l’ Immeuble-villas, en façade opposée, prévoyait des « cultures maraîchères » réparties en jardins ouvriers, idée sans suite chez Le Corbusier, qui s’en tiendra à associer culture physique et verdure au sol comme sur les « toits-jardins »141.

Dans l’évolution de ce projet initial jusqu’aux Unités d’habitation, on notera la montée en puissance des équipements collectifs : « la cellule humaine doit donc être prolongée par les services communs, […] solution parachevant la cellule munie déjà de la rue en l’air et du jardin prise d’air »142.

« Parachevant », au point même de supplanter ces derniers, qui disparaissent progressivement au fur et à mesure du processus compactant et rationalisant son idée d’immeuble : « c’est par l’organisation des services communs que s’expliquent les raisons d’être des cités-jardins verticales » conclut Le Corbusier en 1946143. Sa conception des services connaît trois périodes. Il y a d’abord celle des « services hôteliers », répartis entre le socle (consacré essentiellement au ravitaillement, avec sa propre « usine alimentaire », ainsi qu’à un « hall hôtelier ») et le toit (solarium, piscine, gymnase 144. Cette typologie n’est pas sans rappeler deux réalisations antérieures de H. Sauvage, l’une dans la tradition philanthropique, l’autre relative à la première copropriété parisienne 145. De fait, les copropriétés proposées par la mouvance moderne vont souvent de pair avec une offre de services hôteliers 146.

La conception de ceux-ci, déjà inspirés des « bienfaits du paquebot », évolue ensuite chez Le Corbusier vers les « loisirs », rubrique présente dans La Charte d’Athènes : « les espaces libres n’avaient jadis d’autre raison d’être que l’agrément de certains privilégiés. Le point de vue social n’était pas encore intervenu qui donne aujourd’hui un sens nouveau à leur destination. Ils peuvent être les prolongements directs ou indirects du logis ; directs s’ils entourent l’habitation elle-même, indirects s’ils sont concentrés en quelques grandes surfaces d’une proximité moins immédiate. Dans les deux cas, leur affectation sera la même : accueillir les activités collectives de la jeunesse, fournir un terrain favorable aux distractions, aux promenades ou aux jeux des heures de loisirs.»

140 in Almanach …, op. cit., p. 125.141 in Précisions…, op. cit., pp. 99-109. Les jardins ouvriers en pied d’immeubles, caractéristique de la Siedlung allemande, sont alors réalisés dans la 2ème tranche de la cité-jardins du Plessis-Robinson (Payret-Dortail arch.) et proposée dans le Lotissement Soleil, projet théorique de A. Lurçat (1929).142 Ibid.143 Manière de penser…, op. cit., p. 63.144 Voir l’Almanach, et Précisions, op. cit.145 Il s’agit de l’immeuble pour la Société des logements hygiéniques à bon marché, rue Trétaigne, Paris 18ème, et de la « Maison à gradins-sportive » 26, rue Vavin, Paris 6ème, 1911-1912. 146 Des architectes comme Lubetkin, Ginsberg, ou Novarina ont réalisé de telles opérations des années 1930 aux années 1960.

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On sait que les loisirs constituent le thème central du C.I.A.M. suivant, à Paris, en 1937, au moment de l’exposition internationale, soit un an après que le Front populaire ait décrété les congés payés. En outre, dans la conjoncture portant aux surfaces réduites, le logement minimal incite littéralement à « se détendre » et à trouver des prolongements. Après la seconde guerre mondiale et dans ce contexte Le Corbusier évolue enfin vers une conception plus utilitaire de ce qu’il appelle globalement « les prolongements du logis », qu’il classe selon « deux natures : strictement matérielle d’abord : le ravitaillement, le service domestique, le service sanitaire, l’entretien et l’amélioration physique du corps. De portée plus particulièrement spirituelle ensuite : la crèche, la maternelle, l’école primaire, l’atelier de jeunesse. La position proche ou éloignée de ces outils quotidiens », c’est-à-dire « la fonction temps-distance »147, est finalement le seul critère qualifiant l’idée de prolongement.

Deux questions récurrentes ont été avancées ici comme constamment sous-jacentes à la quête et aux avatars des espaces intermédiaires : l’articulation spatiale de la résidence avec l’espace public, l’espace fédérateur de la résidence pensée comme une « unité ». Après avoir abordé globalement ces deux questions dans ses projets d’Immeubles-villas, Le Corbusier ne privilégie plus que la seconde, en faisant évoluer implicitement ces derniers vers l’Unité d’Habitation. Il témoigne d’une vision autarcique de la communauté des habitants, avec des « rues » et des équipements incorporés à l’immeuble, comme s’il avait laissé de côté son projet d’alternative à la cité-jardin pour ne plus se référer qu’au modèle hôtelier du paquebot.

Alors que la réinterprétation de la chartreuse d’Ema visait à en reprendre le « binôme individuel-collectif »148, cette recherche de dispositifs architecturaux le favorisant s’estompe au profit d’un discours de plus en plus abstrait sur les prolongements, ramenés à des programmes d’équipements collectifs à réaliser par « les pouvoirs édilitaires ». Du point de vue de l’espace, ces prolongements vers l’extérieur relèvent d’une relation purement visuelle et lointaine avec un vide « air, soleil, lumière », depuis un immeuble-barre coupé du sol par ses pilotis.

S’il faut s’attarder sur Le Corbusier, c’est en raison de son apport double et paradoxal aux notions d’espace intermédiaire. Du point de vue de la terminologie, il a donné un fort retentissement à la notion, discrètement apparue chez E. Cheysson, de « prolongement », en la rendant globale, mais en perdant, au fur et à mesure de l’affirmation du discours, la spatialité impliquée par un tel terme. Celle-ci était présente dans les dispositifs caractérisant son Immeuble-Villas (escalier en plein air, « rues en l’air », « jardins suspendus ») 147 In Manière de penser…, op.cit., pp. 60-61.148 Extrait de l’entretien avec Le Corbusier dans le cadre de l’enquête menée par l’équipe de sociologues de Chombart de Lauwe. Voir Chombart de Lauwe et le Groupe d’ethnologie sociale, Famille et habitation, Sciences humaines et conceptions de l’habitation, éditions du CNRS, 1959, t. 1, p. 199 (2ème

édition 1967, reproduction photomécanique de l’édition de 1959).

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et dans la « promenade architecturale » que proposent plusieurs de ses villas réalisées dans les années 1920. Parvenu au stade de l’Unité d’Habitation, Le Corbusier apparaît avoir un discours sur les prolongements de plus en plus en contradiction avec la réalité de ses immeubles, tenus généralement pour des Machines à habiter coupées de la ville au nom de la Charte d’Athènes. Mais si l’on regarde bien ceux-ci, on notera qu’ils ont en fait déplacé l’articulation avec l’ « espace libre » extérieur et public vers l’intérieur même du logement, le vide à double hauteur de la terrasse alvéolaire d’origine étant désormais celui d’un duplex à mezzanine, redoublé d’un mince homologue en façade : celui du balcon-loggia réduit essentiellement à une fonction de brise-soleil et de modénature. « Dehors est toujours un autre dedans » avait dit Le Corbusier. Cette spatialité, évidente dans nombre de ses villas ou dans le couvent de La Tourette, se joue, pour ses immeubles, dans l’épaisseur d’un dispositif, en fait issu d’un de ses « cinq points de l’architecture moderne » : la Façade libre.

S’inspirant de l’ossaturisme de A. Perret et poursuivant ce qu’il avait proposé clairement dès la Maison Dom-Ino en 1915, Le Corbusier voudrait « qu’on ouvre au rayonnement solaire, non pas une faible partie, mais le cent pour cent d’une façade. Cela, à cause d’un événement révolutionnaire survenu, il y a trente ans, dans la technique du bâtiment, mais dont toutes les conséquences n’ont pas encore été tirées : la séparation des deux fonctions de l’ancien mur, la fonction portante et la fonction d’enveloppe. La façade ne porte plus rien désormais, toute la charge de l’immeuble se concentrant sur des poteaux (…). La rangée extérieure de ces poteaux peut, d’ailleurs, s’implanter en retrait du masque en pans de verre qui constituera la façade. (…) Dans ce nouvel état de l’art de bâtir, la poésie peut entrer dans le logis des villes .» 149.

La position des « poteaux portant planchers (…) en retrait, isolés » de la façade-enveloppe crée en effet de facto un espace intercalé entre ces deux plans et potentiellement intermédiaire entre le dedans et le dehors. Tout le Mouvement moderne a souscrit à ce principe de continuité spatiale : « le plan, se déployant à partir de l’intérieur, n’arrête pas aux murs extérieurs de la maison. (…). Il se prolonge dans l’extérieur. »150.

Une telle qualité de relation visuelle, mais surtout pratique, avec le jardin est exploitée au mieux dans ses villas, qui constituent alors pour le logement un modèle à transposer, mais nécessairement dans le sens de sa réduction. De l’Immeuble-villas à l’Unité d’habitation on ne peut cependant pas dire que Le Corbusier a renoncé à superposer des maisonnettes pour ne garder qu’un immeuble très collectif ou les équipements en toiture et « rues » intérieures. L’idée toujours présente de maison a été incorporée aux cellules, désormais

149 François de Pierrefeu et Le Corbusier, La Maison des hommes, Paris, Librairie Plon, 1942, p. 54 et p. 117 (légende du croquis).150 Giedion, Espace, temps et architecture, La naissance d’une nouvelle tradition, traduit de l’allemand, Bruxelles, éd. La Connaissance, 1968, p. 366 (à propos des villas de Mies Van der Rohe).

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juste portée par le duplex ; sa double hauteur de part et d’autre de la façade constitue un espace intermédiaire individualisé, dont la large ouverture amène une transition d’échelle avec un vide urbain dégagé, sinon abstrait, mais traduit aussi une conception nietzschéenne de l’habitat 151.

Elle transparaît dans l’une des récapitulations de Le Corbusier, qui, par rapport au problème fondamental de l’habitation, dit aussi « trouver sa solution :1) Un homme debout sur un plancher isolé du sol.2) Il est devant une fenêtre dont la forme et la surface peuvent évoluer

jusqu’au ‘’pan de verre’’ (…)3) Devant lui, est aménagée une vaste réserve d’espace.4) A ses pieds sont des frondaisons d’arbres et des pelouses.5) Sur sa tête est un plafond imperméabilisé.6) La porte du logis ouvre sur une rue. Ce n’est pas une rue de cité-jardin, c’est

une ‘’rue intérieure’’ »152.

Les dessins schématiques de Le Corbusier en coupe (fig. 7), combinés à ces slogans percutants, sont largement repris par les revues d’architecture, qui contribuent, en plus de ses ouvrages nombreux, à diffuser sa pensée si souvent prise en référence. Mais il faut la réenvisager plus justement, dans la totalité de son apport, même s’il a été paradoxal et détourné. Le fameux procès – « c’est la faute à Corbu » - des grands ensembles semblant appliquer la Charte d’Athènes est à compléter par un regard plus positif. A partir des années 1920 jusqu’aux années 1950, Le Corbusier a posé une problématique d’articulation du privé et du collectif, associée dans des idéaux originels à des dispositifs spatiaux, progressivement réduits par le passage aux réalisations de l’Unité d’habitation, et à des notions, restées opérantes dans les réflexions que constitueront la quête des espaces intermédiaires.

Enfin, chez Le Corbusier, nous avons vu que l’évolution de l’articulation du privé et du collectif renvoyait ce dernier à des prolongements de plus en plus virtuels, tandis que le logement voyait se déplacer vers lui des dispositifs de mise en relation du dehors et du dedans : ils accordent une importance croissante à la vue et sont totalement privatisés. Le Corbusier contribue ainsi à un mouvement plus général d’individualisation des espaces qu’on pourrait dire intermédiaires avant la lettre, ceux notamment que recèlent les cités-jardins.

Pour celles-ci, en France, le discours relatif à de tels espaces est peu explicité. Henri Sellier, dans la présentation de son projet de cités-jardins pour l’agglomération parisienne soumis au Conseil Général de la Seine le 1er janvier 1919, reconnaît d’emblée qu’il ne propose pas de suivre à la lettre l’idéal

151 L’influence de Nietzsche sur Le Corbusier, dès sa jeunesse, est bien montrée par Paul V. Turner, La formation de Le Corbusier, idéalisme et mouvement moderne, traduction Paris, éd. Macula, 1987. Il faudrait également élucider l’influence de Georges Bataille (1897–1962), notamment autour de 1940, lors de séjours à Vézelay. Adepte à la fois de Nietzsche et de Fournier, G. Bataille apparaît tiré entre solitude et tentations de communautés. Il a publié notamment Critique des fondements de la dialectique hégélienne (1932).152 Le Corbusier, Sur les quatre routes, Paris, Gallimard, 1941.

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howardien de ville complète héritée de Owen. Il s’agit pour lui de décongestionner Paris et ses faubourgs par des « groupes d’habitations dégagées », dont les « modes d’aménagement esthétiques » puissent « servir d’exemple aux lotisseurs » et qui fournissent « un logement présentant le maximum de confort »153. Pour lui, une cité-jardin a donc pour objectif « un aménagement plus humain des conditions d’habitation », qui passe par « le désir d’organiser une vie commune et de procurer à tous les jouissances réservées à quelques uns »154.

Si l’organisation de la vie commune est manifeste dans les réalisations, où abondent les équipements collectifs et les aménagements d’espaces publics et semi-publics, Sellier lui-même en parle peu. Tout se passe pour lui comme si les équipements étaient devenus simplement des services, pour des habitants tous assimilés à des salariés, en ayant perdu leur symbolique de représentation des valeurs publiques. Paradoxalement, le développement de services collectifs irait dans le sens d’un accroissement de l’individualisation155.

La valorisation de l’intérieur des logements se traduit effectivement dans les années 1920, en particulier dans la création progressive de quatre catégories de logement social (HBM, HBM bis, HBMA, ILM), surtout différenciées par leurs prestations de confort ou dans l’instauration du Salon des Arts Ménagers à partir de 1923.

Améliorer le niveau de confort, le diffuser, le rendre accessible au plus grand nombre de logements, dont les habitants sont aussi vus comme des consommateurs d’équipements ménagers par une industrie en essor : cette conception de la modernisation ou son succès individuel auprès des ménages semble gouverner la politique étatique naissante du logement. Par rapport à notre question des relations entre le logement et la ville, la distinction déjà admise entre les postures progressiste et culturaliste des acteurs de l’habitat se confirme et se précise. La première aurait bien pour tendance de vouloir « résoudre les problèmes posés par la relation de chaque homme avec la ville. Cette pensée optimiste est orientée vers l’avenir et dominée par l’idée de progrès ». Par contre, le fondement de l’approche culturaliste « n’est plus la situation d’un individu, mais celle du groupement humain, de la cité »156.

des « échelons communautaires » voulus opératoires

153 Cité par H. Sellier dans sa préface de Réalisations de l’office public d’habitations du département de la Seine, Strasbourg, E.D.A.R.I., 1933, p. 6.154 Henri Sellier, La crise du logement et l’intervention publique en matière d’habitations, populations dans l’agglomération parisienne, Paris, OPHBM de la Seine, 1920.155 Voir G. Baty-Tornikian, « Jeux de boules et bacs à sable, les équipements de la cité-jardin dans l’agglomération parisienne », in Cahiers de la recherche architecturale, n° 15/16/17, 1985.156 Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, op. cit. cf. note 58.

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Quel regard sur le groupement humain peuvent avoir des architectes-urbanistes de cette mouvance, dans l’entre-deux-guerres ? Celui qui est alors le plus à même d’en avoir un est sans doute Donat-Alfred Hubert Agache (1875 – 1934), architecte formé à l’Ecole des Beaux-Arts, qui avait complété sa formation au Collège libre des sciences sociales. Le Musée social lui avait confié en 1904 la responsabilité d’une mission à l’exposition universelle de Saint-Louis aux Etats-Unis. C’est à partir de ce moment qu’il a cherché sans cesse à associer réforme sociale et urbanisme. Ainsi, lors du congrès international de l’urbanisme et d’hygiène municipale, qu’organise à Strasbourg en 1923 la SFU (dont il est l’un des fondateurs et secrétaire général), il réaffirmera qu’un « plan de ville a besoin d’être étudié en fonction des données anthropogéographiques, économiques et sociales bien définies 157.

Il applique ce principe dès l’année suivante pour le plan de Creil, puis notamment pour Deuil-la-Barre, où il propose que « la ville s’atomise en quartiers satellites réassociés ». Ces quartiers apparaissent sur le plan défini à partir de la « répartition des écoles et jardins publics » et de leurs rayons d’influence (fig. 6). Ces « noyaux satellites (…) aménagés en cités de résidence »158, tels que projetés à Deuil alors que C.A. Perry publie ses principes urbanistiques de neighbourhood units, en constituent selon nous vraisemblablement la première transposition française, même si la terminologie américaine n’apparaît pas directement, une transposition qui reste de l’ordre de la « technique de l’urbanisme », comme le dira R. Auzelle, fait apparaître graphiquement, par ses cercles égaux donnant des distances pédestres maximales, une échelle fonctionnelle de quartier centrée sur l’école. La dimension sociale que recouvre de telles unités n’est pas approfondie. Si l’on regarde l’enseignement de l’urbanisme, inauguré par l’Ecole des hautes études urbaines fondée en 1919, on note d’abord que Agache, l’un des rares qui auraient pu opérer un rapprochement entre science sociale et pratique opérationnelle, n’y est pas présent. L’enseignement est dominé par la figure de Marcel Poëte (historien chartiste ayant notamment fondé la Bibliothèque historique de la ville de Paris) et par son cours caractérisant l’« évolution des villes » par des stades de croissance organique.

Dans un autre cours, Edouard Fuster, professeur au Collège de France, traite de l’« organisation sociale des villes», en s’appuyant sur des observations et statistiques de la population de l’agglomération parisienne, où les aspects démographiques et sanitaires sont privilégiés. Un troisième cours distinct est celui que Léon Jaussely, alors président de la Société française des urbanistes, assure sous le titre d’«art urbain» : il y traite des « groupements des éléments constitutifs de la ville », rapportés à quatre types de zone (habitat, travail, circulation, parcs)159, puis des « groupements de maisons par - bloc, - îlot, - quartier ». Cette notion de groupement correspond ainsi à une idée d’habitat 157 Voir Society of Architectural Historians Journal, « Alfred Agache, French sociology and modern urbanism in France and Brazil », vol. 50, n° 2, 1991 June, pp. 130-166.158 Selon sa théorisation ultérieure de 1932 ; cf. note 83 et J. Ch. Tougeron, « Donat-Alfred Agache, un architecte urbaniste » in Les Cahiers de la recherche architecturale, n°8, avril 1981 avec une erreur : la figure 26 représente Deuil-la-Barre et non pas Creil.

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inscrit dans des échelles croissantes, définies dans leur morphologie, mais sans appréhender leur dimension sociale. Celle-ci, à l’époque de l’E.H.E.U., était abordée à l’Institut d’ethnologie sous un angle qui allait s’avérer ultérieurement plus fécond auprès des architectes urbanistes. Cet institut est créé en 1925 par Lucien Lévy-Bruhl, Paul Rivet et Marcel Mauss (1873 – 1950) , neveu de Durkheim.

Mauss poursuit l’œuvre de son oncle, en la faisant notablement évoluer. Très axé sur les relations de l’individu à la société du travail, Durkheim s’était aussi intéressé par ailleurs aux Formes élémentaires de la vie religieuse selon un de ses ouvrages. Mauss généralise ces différentes approches, en proposant de saisir l’«homme total » dans toutes ses dimensions, en particulier psychologiques et anthropologiques. Mettant en avant ce qu’il nomme le « relationisme sociologique », il développe des méthodes ethnologiques, pour une compréhension plus réelle de l’individu dans les situations concrètes et complexes de la vie sociale. Elles lui permettent d’abord de révéler l’importance de l’espace et du temps dans l’analyse d’un « fait social total ».

Ainsi, l’une de ses premières études ethnologiques160 montre chez les esquimaux la variation saisonnière de l’habitat, individuel et dispersé en été, collectif et concentré en hiver. Elle contribue à sensibiliser au fait que les pratiques d’habitation impliquent des alternances entre contraction et expansion de l’espace vécu. Un autre apport de M. Mauss est d’être allé au-delà de l’idée durkheimienne d’« appartenance aux groupes sociaux», en s’attachant à comprendre l’aspect interactif des relations, en terme de tensions, d’échanges et de dons, compris au plan symbolique. Il met en évidence l’importance de la notion de « médiation » dans les rapports sociaux, le système social global ne pouvant fonctionner selon lui que par l’intermédiaire de « sous-groupes » plus élémentaires.

L’un des élèves de Mauss, le sociologue René Maunier (1887 – 1951), poursuit cette idée avec un Essai sur les groupements sociaux paru en 1923. Maunier161

avait d’abord commencé par analyser des villes et leur organisation, en privilégiant la répartition spatiale de leurs composantes sociales, puis se tourne vers l’ethnologie. Il mène ainsi, dans une perspective solidariste, des recherches en Afrique du Nord, surtout en Kabylie, sur les échanges rituels, les contrats et les groupes d’intérêt, de même que sur la construction collective de la maison. Il est ainsi conduit à proposer de distinguer trois formes de groupements sociaux : les « groupements de parenté », les « groupements d’activité » et les « groupements de localité ».

159 Ces quatre catégories ne sont pas sans rappeler les quatre zones de fonctions urbaines que Le Corbusier mettra en avant : habiter, travailler, circuler, se détendre.160 Marcel Mauss, « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », in L’Année sociologique, 1904–1905, Nouvelle rédaction avec Beuchat, 1906. Cette étude sera redécouverte avec grand intérêt au moment de l’orientation de l’enseignement de l’architecture aux sciences sociales après 1969.161 Voir Alain Mahé, « René Maunier : un disciple méconnu de Marcel Mauss », in Revue internationale de sciences sociales, Genève, tome XXXIV, n° 105, 1990., pp. 209–228.

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Cette proposition de classement théorique retient particulièrement l’attention de Gaston Bardet (1907–1989), figure « culturaliste » majeure de la pensée urbanistique française. Faisant aussi référence, dans son approche voulue pluridisciplinaire de la ville, à Bergson, au géographe Max Sorre et à L.J. Lebret, Bardet s’inspire en fait plus précisément de la classification de Maunier pour avancer des « échelons communautaires dans les agglomérations urbaines »162. Il a conscience que « les groupes de parenté se sont réduits à l’unique famille conjugale et instable » et que les « groupes d’activité provenant d’une spécialisation indépendante du sang et du sol (…) sont des associations de personnes, dépourvues de base géographique, infiniment changeantes de position et de dimension ». Aussi ne pense-t-il opératoire pour l’urbanisme, « science des agglomérations humaines », que le principe des « groupes de localité, basés sur la fixation, le voisinage ». Ils « occupent une portion de site définie, qui peut se délimiter » et, « stabilisés par leur fixation même, ils constituent la structure propre de l’être urbain »163.

Cette notion de voisinage, une fois encore conviée, Bardet l’appréhende par plusieurs voies, en se référant d’une part à des données ethnologiques et sociologiques mais aussi architecturales, et en la restituant parmi différents « échelons communautaires ». Dès sa thèse, il distingue des groupes liés au sol (famille, village, quartier, région)164, classement qu’il approfondit après, en proposant six échelons, distingués selon deux ensembles : « hypo-urbains » d’une part, (échelons « patriarcal », « domestique » et « paroissial ») et « hyper-urbains » (échelons « urbain », « métropolitain régional » et « métropolitain capitale »)165.

Les premiers échelons sont particulièrement intéressants pour notre sujet. C’est à travers eux que Bardet vise à résoudre « la dualité : individualisme et collectivisme – que certains se plaisent à opposer au lieu de chercher l’harmonie du moyen de ternaire – (…), la double dissociation des communautés traditionnelles : poussée nietzschéenne vers l’individualisme, dilution dans un collectivisme amorphe ». Le procès à peine voilé fait à Le Corbusier est un plaidoyer « pour de petites sociétés simples et closes (Bergson) (…) où chacun pourra s’épanouir » et que Bardet s’efforce de définir. Si l’on comprend bien que de tels groupes sociaux restreints tiennent au voisinage, son échelon de référence n’apparaît pas d’emblée évident : l’«échelon patriarcal» est d’abord associé au « groupe familial de voisinage », alors que plus loin Bardet affirme : « C’est toujours la proximité, le voisinage qui fait naître l’échelon domestique ». Il précise cependant les différences entre ces deux échelons.

162 Gaston Bardet, « Les échelons communautaires dans les agglomérations urbaines », extrait de Pierre sur pierre, éditions LCB, Paris, 1946 (recueil d’articles, 1934-1945). Rapport présenté à la Première Session des Journées du Mont-Dore et paru dans Economie & Humanisme, no8.163 Ibid.164 Il soutient sa thèse à l’IUUP, sous la direction de Marcel Poëte, en 1932. Edition : Gaston Bardet, La Rome de Mussolini. Une nouvelle ère romaine sous le signe du Faisceau, Paris, Massin, 1937.165 « Les échelons communautaires…», op. cit. note 162. Les citations suivantes ont la même provenance.

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Il caractérise d’abord le plus petit à partir d’exemples idéalisés pris à des sociétés traditionnelles (la « rangée » bretonne analysée par le Père Lebret, le tonarigoumi japonais à l’époque des Shogouns, la « longue maison des Eskimos », allusion non citée à Mauss). Mais il admet que leur transposition à notre société, « survivance indispensable », ne peut se limiter qu’à la « solidarité » et à l’« entraide » qu’implique « la famille conjugale actuelle (…) trop petite », sans traduction spatiale – et a fortiori architecturale – fixe.

Par contre, l’échelon domestique n’est plus un groupe élémentaire de personnes. C’est un groupe élémentaire de foyers, de domus, suffisamment nombreux pour pouvoir vivre en économie urbaine. Ce nombre de feux semble évoluer entre 50 à 150. C’est ce groupement de maisons qui suscite l’établissement de ces petits commerces multiples tels que les épiceries-merceries-buvettes des villages ou les petites boucheries-charcuteries de banlieue. Il correspond à la solidarité nécessaire jour par jour, tandis que l’échelon précédent répond à une interdépendance quasi minute par minute (…). Les échelons supérieurs correspondront à une solidarité encore plus espacée dans le temps. Au fur et à mesure que les échelons se fédèrent pour passer à un échelon supérieur, celui-ci satisfait à des besoins moins immédiats dans l’espace, moins rapprochés dans le temps. »

Ainsi, alors que Bardet est imprégné de travaux sociologiques et ethnologiques et qu’il a développée une « méthode de topographie sociale », on voit que l’exploitation opératoire qu’il en tire est d’abord marquée, rabattement concret de son souci chrétien de la solidarité, par les distances-temps. Cette notion était déjà apparue dans des réflexions urbanistiques inspirées de l’Ecole de Chicago166, aux Etats-Unis comme en France, avec ici les projets de D.A. Agache. De fait, ce même article de Bardet présente en illustration, mais sans en donner l’auteur, le plan de Agache (fig. 6) pour Deuil en 1925. Par cet oubli167, Bardet indique là, malgré lui, son véritable inspirateur. Sa contestation de la ville pensée « comme une cible, composée d’anneaux concentriques » correspond à la démarche d’Agache, avec comme lui, une approche qu’il veut pluridisciplinaire (économique, sociale, géographique, historique) et qui lui permet de révéler « la ville telle qu’elle est : une grappe, une fédération de communautés » (fig. 6). Sur cette figure ainsi commentée, les différents échelons sont schématisés par des cercles formant noyaux et se recoupant : ces « échelons aux franges mouvantes » présentent ainsi des « limites anastomosées », selon l’adjectif qu’il emprunte à l’anatomie, métaphore biologique habituelle oblige, et à la géographie (se dit de deux vaisseaux sanguins, nerfs, fibres musculaires ou bras de rivière séparés et réunis par des tronçons intermédiaires).

Si cette terminologie associée à une schématisation graphique paraît avoir pu jouer un rôle dans l’émergence conceptuelle des espaces, interpénétrés et 166 Cf. notes 91à 96.167 Auquel s’ajoute le gommage de la légende du plan (« répartition des écoles et jardins publics »), comme si Bardet ne voulait pas accorder trop d’importance à ces équipements pour définir ses échelons et masquer ainsi sa référence à l’ « unité du voisinage » américain.

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intermédiaires, les références architecturales données par Bardet dans son article sont plus convenues. S’agissant de voisinage, on retrouve d’abord Radburn, qui, avec ses quelque 600 familles, représente pour lui son premier exemple d’« échelon paroissial», ou encore d’«unité-résidentielle » comme il l’avait nommée trois ans plus tôt dans Problèmes d’urbanisme, en la définissant lui aussi, avant tout par les distances pédestres maximale pour se rendre à la crèche, à l’école et aux terrains de jeux. En outre, Bardet apprécie Radburn pour sa hiérarchisation d’unités morphologiques, à savoir des îlots composés d’ « une quinzaine de groupes de cottages disposés en U, chaque U comportant une quinzaine de maisons. Autrement dit, chaque îlot est un échelon domestique composé d’échelons patriarcaux ».

Dans sa propre concrétisation des échelons, Gaston Bardet réfute une mise en correspondance tentante avec les « trois unités officielles (…) : l’îlot, le secteur, la zone ». Cependant, il ne rejette pas vraiment l’îlot auquel il voit plusieurs potentialités : régie par une association syndicale des propriétaires (la reconstruction, d’une part, le curetage des îlots insalubres, d’autre part), fourniront l’occasion de cette forme de communauté solidaire, clarification des domaines privés et publics, hygiène et intimité de la « cour d’îlot » pouvant conduire « à ouvrir sur elle les pièces habitables et à repasser sur rue les pièces de services ».

Dans les tissus urbains existants, Bardet a conscience qu’un tel îlot, tourné vers sa propre « cour intérieure » comme sur un « patio » ou un « cloître », « ne joue pas le rôle organique d’unité sociale » qu’il pourra jouer dans les extensions. Là, lui-même partie constituante de l’ « échelon paroissial » conçu comme « unité résidentielle future », l’ « échelon domestique » sera cet « îlot futur » ainsi décrit : « Au lieu de planter chaque habitation isolément, il suffit de les réunir par trois ou quatre formant des maisons en rangées, ces rangées étant elles-mêmes en amphithéâtre autour d’un petit espace libre commun, forum nécessaire pour individualiser le groupe. Cette solution (…) réalise à la fois la solidarité sur le petit forum central et la discrétion sur les jardins, car les maisons profitent de vues plus profondes et plus divergentes. Unwin l’a magistralement démontré ».

Prétendant jouer à la fois sur l’introversion et sur l’extraversion, cet « îlot futur », péri-urbain, différerait finalement peu, sur ce plan, du principe de l’ Immeuble-villas de Le Corbusier. Mais son rapport à l’espace public ne s’appuie pas sur des notions de « prolongement » aussi abstraites qu’elles avaient pu le devenir chez celui-ci. Au contraire, Bardet s’inquiète que « la haie de clôture, le petit jardin de bordure disparaissent peu à peu ». Ce dernier terme est aussi utilisé pour la « bordure de rue » et la « bordure de cheminement », à constituer également par les commerces, quant à eux à l’alignement, sans « marge d’isolement », de façon à permettre une « continuité », réalisable aussi par « l’abri de portiques ».

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Si l’on ajoute enfin l’idée de « lieu de réunion public ou semi-public, couvert ou à l’air libre », ainsi que de lien, et non de coupure, de « proximité », on voit que l’apport de Bardet à la formation des notions d’espaces intermédiaires apparaît substantiel. Il les développe essentiellement à l’échelle des « groupements domestiques », terme à comprendre, en fin de compte, plutôt au plan des formes et de leur expression d’architecture domestique, la dimension sociale impliquée restant vague. Bardet invoque Proudhon pour rappeler que « seuls les groupes en liaison intime avec le sol, seules les répartitions qui épousent les réalités géographiques restent à l’échelle de l’homme, elles restent fonction du mètre ou des possibilités psychologiques de la vue ou du toucher ».

Ce « groupe de localité » qu’il privilégie chez R. Maunier, paraît donc correspondre principalement à « l’échelon domestique », dont la qualité essentielle tiendrait à l’échelle humaine, dans une forme réactualisée de l’îlot. Le béguinage de Bruges, illustration donnée sans commentaire, doit sans doute indiquer un archétype de cette bonne échelle, que Bardet retrouve chez Unwin, qu’il cite, ou chez J.M. Auburtin, dont il montre la cité-jardins du Chemin Vert à Reims, planifiée en 1920 et réalisée par le Foyer Rémois créé à l’initiative du catholicisme social.

Si d’un point de vue morphologique, l’échelon domestique trouve ses racines dans les figures traditionnelles du close, sa modernité revendiquée d’ « îlot futur » est prise à Radburn : Bardet, après l’avoir décrite, la reprend implicitement à son compte, avec une organisation de l’ « échelon paroissial » basée sur « des tracés enveloppants, des groupements en U venant se brancher en peigne sur le cheminement formateur (…) des édifices-organes de l’unité-résidentielle (…) essentiels tels que l’école ». On reconnaît les principes de « neighbourhood-unit », qu’il avait salués, quelques pages auparavant, dans le « faubourg-jardin de Radburn » attribué au seul Henry Wright.

Ainsi, Gaston Bardet semble procéder à une sorte de mixage entre formes de la cité-jardin et fonctionnement organique de l’unité de voisinage, avec des groupements domestiques élémentaires tenant de l’îlot ouvert en U, et assurant une échelle humaine favorable au lien social. Si sa pensée sur les « échelons » contribue à l’idée de hiérarchisation et d’interpénétration des échelles architecturales et urbaines de l’habitat, nous avons noté qu’il attache une importance particulière à l’échelon « domestique ». Pour les relations sociales qu’il impliquerait, on s’attendrait à ce que Bardet, ouvert à la sociologie, se soit intéressé à l’Ecole de Chicago. En fait, la connaissance qu’il en a provient du sociologue et urbaniste américain Lewis Munford. L’influence que ce dernier a sur lui tient d’ailleurs plus à The Culture of the City, ouvrage fameux de 1938 dont les notions sociologiques relèvent en fait d’une approche sensible (« échelle humaine », « vie du piéton ») et métaphorique, puisqu’on y retrouve le darwinisme de la ville organique.

Cette tendance à convier des métaphores biologiques plutôt que de véritables savoirs sociologiques, avérée entre autres par sa référence à l’ « élan vital » de

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Bergson, se confirme encore avec l’intérêt qu’il a manifesté pour les travaux de Patrick Geddes (1854-1932), biologiste et généticien de formation avant de devenir l’un des fondateurs de l’urbanisme contemporain 168. L’influence de Geddes sur Bardet est généralement imputée à ses méthodes de Survey, qui imprègnent effectivement la topographie sociale développée par ce dernier. Mais à une échelle plus micro-urbaine, « domestique » donc selon Bardet, Geddes a pu aussi l’avoir inspiré. Après avoir proposé pour des villes indiennes existantes un « principe de chirurgie conservatrice » créant des placettes centrales plantées (fig. 8), il le systématise pour le plan d’urbanisme de Tel Aviv (1925), basé sur l’idée de « communauté urbaine verte » à faible densité.

Mais c’est surtout avec ses projets d’universités que Geddes révèle sa croyance dans les effets sociaux d’un espace fédérateur. A l’Université de Indore (1918), de Jérusalem (1919) et dans une moindre mesure de Montpellier (« Collège des Ecossais », 1924), il dispose les bâtiments d’enseignement autour d’un cœur central, en cité de jardins, favorisant la rencontre d’étudiants de disciplines différentes. L’espace de nature intermédiaire projeté se veut en quelque sorte carrefour et agent de l’interdisciplinarité, il correspond aussi, par un effet inconscient de miroir, à la démarche de conception de Geddes, équipe pluridisciplinaire à lui tout seul, comme Bardet, faisant converger divers savoirs dans sa démarche personnelle.

Ce dernier justifie aussi le cœur d’îlot propice aux pratiques sociales en référence aux vertus du « forum », comme on l’a vu. Une telle invocation renvoie clairement à la pensée de Camillo Sitte, dans Der Städtebau, ouvrage où il valorise particulièrement le Forum, dont selon lui « les principes essentiels de la composition (…) se sont conservés jusqu’à nos jours »169. Leur maintien sur la longue durée signifie qu’ils sont selon lui « naturels », parce que primitifs, et fait du forum un idéal archétypal, aux vertus que Sitte apprécie, notamment du point de vue des structures psychiques de l’individu, censé avoir un « besoin de protection latérale », auquel répondraient les places closes par des maisons contiguës.

Sitte insiste sur une exigence de « vide central ». Ce faisant, il entérine entre autre l’obsolescence des « fontaines publiques (…) désertées par les foules vivantes (…), puisque les canalisations modernes apportent bien plus commodément l’eau directement dans les maisons ». Plus généralement, il

168 Après différentes études et activités d’enseignement (chimie, botanique, physiologie, géologie, histologie, zoologie), Geddes se consacre essentiellement à l’étude du milieu urbain dès 1880. A partir de voyages dans les grandes villes industrielles, il s’intéresse aux quartiers ouvriers et à leurs conditions de vie, avec une approche dans la lignée des travaux de La Play qu’il découvre par une conférence de Demolin. Il fonde en 1902, avec Bradford, la Société sociologique, puis une école de sociologie à l’Université d’Edimbourg. Il publie en 1915 L’évolution des villes (rééd. Editions Temenos, Paris, 1994), où il montre la solidarité de l’agglomération avec la région avoisinante par la méthode du Regional Survey, qu’il applique comme urbaniste notamment en Inde (1915-1922). Ami du groupe Elisée Reclus, il séjourne à Montpellier, où il mourra. Voir, Le Carré Bleu, n° 2, 1993 (numéro faisant suite à un colloque à l’E.A. Montpellier, novembre 1992).169 Op. cit. note 87. Voir aussi Daniel Wieckzorek, Camillo Sitte et les débuts de l’urbanisme moderne, Liège, Mardaga, 1981.

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admet que la société industrielle a « perdu l’habitude de l’animation de la foule sur les places et dans les rues ». Dès lors, l’intérêt de Sitte pour des configurations telles que le forum traduit une nostalgie des pratiques et des valeurs d’antan, risque tendanciel des approches « culturalistes ». Il faut justement remarquer que la parution de Der Städtebu suit de deux ans celle des travaux de F. Tönnies hypostasiant, comme on l’a vu, la « communauté » plus restreinte face à la « société » de masse.

Par ailleurs, la représentation de l’espace urbain que développe Sitte est concomitante à l’impressionnisme et à la naissance de la Gestalt 170

L’attachement aux qualités du forum relèverait ainsi de la recherche d’une « bonne forme » perçue en relation avec un fond. Voulant intégrer la dimension socioculturelle des espaces urbains et leurs conditions de perception, Sitte annonce en fait, par son refus de l’abstraction fonctionnaliste comme de la modélisation d’objets architecturaux, la notion de pattern que propose Christopher Alexander à partir de la fin des années 1960 171.

Bien avant Robert Venturi 172, sa modernité potentielle tient aussi à sa reconnaissance de la complexité impliquée par la perception duelle des lieux. Evoquant en effet des exemples de ville comme Amalfi, Sitte souligne les qualités résultant de « l’utilisation, par l’architecture d’extérieur, des motifs de l’architecture d’intérieur (escaliers, galeries) (…) : on en arrive à se trouver dans le même temps à l’intérieur d’une maison et dans la rue ». Le charme et le pittoresque des villes du passé résident essentiellement pour Sitte dans le « mélange des motifs intérieurs et extérieurs » assurant une continuité entre sphère privée et espace public. D’où son attrait réitéré dans Städtebau pour les perrons, parvis, esplanades, passages couverts, portails, loggias et autres encorbellements.

Pour en revenir à Gaston Bardet, très influencé par C. Sitte, son intérêt pour de tels dispositifs de transition est peu présent, en dehors de la notion de « bordure » que nous avons vue. Il questionne surtout les rapports d’échelle, mais sans investir les formes bâties qui les articulent concrètement. Pour son « échelon domestique », celui où la dimension morphologique intervient le plus chez lui, il semble bien que Bardet ait retenu de Sitte son aphorisme : « le forum joue dans les villes le rôle de l’atrium à la maison »173. Ce serait sa « bonne forme » à lui, mais sans aucun socle gestaltiste, une telle référence ne transparaissant pas de ses écrits. Il s’inscrirait plus simplement dans la tendance humaniste de l’après-guerre à reprendre la topologie de l’îlot, pour son échelle humaine, mais sans ses formes haussmaniennes.

170 D. Wieckzorek, op. cit., avance en particulier l’influence du Viennois Christian von Ehrenfels (1859-1932), qu’il considère comme le père de la psychologie de la forme, sur les travaux de Sitte.171 Voir notamment Ch. Alexander, « Thick wall pattern », in Architectural Design, n° 2, 1968.172 Robert Venturi, Museum of Modern Art, 1966, Complexity and Contradiction in Architecture, New York, traduction française De l’ambiguïté en architecture, Paris, Dunod, 1976. 173 Citation extraite, comme toutes les précédentes, de Sitte, Der Städtebau, op. cit. Cette homologie ville-maison reprend un propos du De re aedificatoria de Alberti, livre V, chapitre XVII, comme le souligne F.Choay, in La Règle…, op.cit. note 58.

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idéaux humanistes et

concrétisations réductrices

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le renouvellement larvéde l’îlot ouvertQue la question de l’îlot soit toujours présente après la seconde guerre mondiale peut étonner. Après le cadre de la loi de 1902 sur la santé publique, les règlements de l’hygiène renforcés ainsi que les propositions plus radicales d’architectes modernistes accélèrent le processus qui mènera tendanciellement « de l’îlot à la barre »174. La rationalisation industrielle des formes et la radicalisation des vides sanitaires urbains sont cependant loin d’être généralisées avant l’ère des grands ensembles, en restant encore pour l’essentiel l’apanage des propositions doctrinaires des Modernes.

A partir des années 1920, l’îlot voit se déplacer son enjeu : de forme d’habitation créant une cour centrale à assainir, il devient unité urbaine opérationnelle de la ville en développement. « L’urbanisme ne considère plus la maison, mais le quartier comme l’unité de la ville moderne ». En citant ce propos175, le conseiller municipal Modeste Amédée Dherbécourt souligne en 1929 « les problèmes d’aménagement urbain « que pose la construction de logement à grande échelle sur l’emplacement des anciens bastions de l’enceinte parisienne. Ce chantier important prévu dans le programme quinquennal de la loi Loucheur (200 000 HBM et 60 000 ILM de 1928 à 1933) contribue à la réflexion sur la définition des unités opérationnelles. Si, dans son contexte politique, une ville comme Vienne choisit entre 1919 et 1933 pour sa ceinture de grands Höfe, Paris reste dans une tradition haussmanienne du découpage fractionné en îlots. En définir une unité renvoie d’abord à la question quantitative de la surface des parcelles et du nombre de logements à fixer selon une densité et une concentration de population, voulue limitée à Paris. Son Office d’HBM retient comme taille optimale d’unité, pour les opérations de la ceinture, 8 000 à 12 000 m² de terrain, occupé pour moitié par le bâti comprenant de 400 à 600 logements 176.

La définition d’une unité résidentielle est aussi une question de plan-masse : quelle forme d’espace(s) extérieur(s) les types d’immeubles et leur implantation vont-ils générer ? Compte tenu des débats antérieurs et des options préférentielles qu’ils ont dégagées, la configuration en « îlot ouvert », ou plutôt entr’ouvert, est prédominante. C’est une forme qui permet un accès commode et contrôlé aux différentes montées d’escalier, qui ménage une cour plantée et calme en cœur d’îlot, tout en la laissant transparaître un peu par une brèche destinée à faire circuler l’air, mais aussi à éviter une image d’enfermement.

174 Pour reprendre le titre d’un ouvrage qui a fait date : Jean Castex, Philippe Panerai et Jean-Charles Depaule, Formes urbaines : de l’îlot à la barre, Paris, Dunod, 1977, réédition éd. Parenthèses, 1997.175 Chargé d’établir un rapport au nom de la commission des HBM sur l’action de l’office parisien, Dherbécourt a lu un travail équivalent, fait en Belgique en 1920 par Huib Hoste, dont il reprend un propos. Voir Jean Taricat et Martine Villars, Le Logement à bon marché, chronique, Paris, 1850-1930, Boulogne, éd. Apogée, 1982, p. 124.176 D’après J. Taricat, ibid.

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Cette exigence d’ouverture/fermeture aux implications sociales contradictoires se traduit par des différences de conception cependant jamais explicitées de ce point de vue. En France, au moment du concours de la Fondation Rothschild de 1905, deux conceptions principales s’étaient implicitement dégagées des projets rendus par les architectes : le renfermement de l’opération sur elle-même autour d’un grand espace le plus souvent occupé en son centre par un équipement collectif ; le fractionnement en plusieurs cours plus ou moins ouvertes vers la rue, sans mise en scène particulière des équipements. Avec une certaine homologie, ces deux conceptions de l’ouverture/fermeture transparaissent aussi de l’ouvrage déjà cité de Unwin, sans qu’il tranche vraiment entre l’introversion de l’unité, appelée alors close et son ouverture à l’espace public. Il propose même des configurations intermédiaires (fig. 3).

Les cités-jardins françaises reprennent, comme unité de programme et de composition, ces différentes figures micro-urbaines d’Unwin. Elles ont en commun d’évoquer par leur configuration et leur échelle a priori « humaine », une convivialité harmonieuse. La dimension sociale des groupements d’habitation refermés autour d’un espace central est abordée par contre plus nettement en ville, dans les îlots existants et insalubres.

Le problème des « îlots insalubres », comme on les appelle depuis le casier sanitaire de Paul Juillerat et la première législation de 1915, n’est en effet toujours pas résolu, du fait surtout des difficultés à fixer des modalités et des montants d’indemnisation des expropriés. Dans les années 1930, l’administration s’attelle à un nouveau projet de loi pour la reconquête de ces îlots dont l’insalubrité a encore progressé. Ajoutée au blocage des loyers, la crise de l’économie et du logement a entraîné l’initiative privée vers de nouvelles formes d’investissement immobilier. Entre autres, la densification des intérieurs d'îlot s'est accentuée, au point d’interpeller des architectes urbanistes, en particulier Georges-F. Sébille, professeur à l’Institut d’urbanisme de l’Université de Paris.

Les « aménagements d’îlots » qu’il propose en 1932 dépassent la simple idée d’assainissement pour intégrer la question de la maîtrise foncière globale de leur cour et la coordination des travaux individuels, selon un projet d’ensemble à faire approuver par l’administration. Une telle proposition impliquait que la législation instaure des « syndicats de propriétaires d’îlots »177 et des possibilités de remembrement à l’intérieur de ceux-ci. Pour Sébille donc, « l’îlot, élément complexe intermédiaire entre la maison et la cité n’est soumis à aucune règle ; c’est un chaînon oublié »178. Si les possibilités légales d’association syndicale et de remembrement n’interviennent finalement que bien plus tard, annoncées en fait par le dédommagement des destructions de la

177 Georges Sébille, « Les aménagements d’îlots », in Urbanisme, 1932.178 Georges Sébille, « L’îlot, base de la transformation urbaine », in Paris et la région capitale, n° 1, mai 1937. Cité par Henri Sellier, « la destruction des îlots insalubres et les décrets-lois », in Urbanisme, n° 65, août -septembre, 1938, et par Robert Auzelle (voir note 180).

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guerre179, elles confirment encore, dans les années 1930-1940, une corrélation idéologique déjà rencontrée : celle d’une communauté de copropriétaires constituée autour d’une cour d’îlot, telle que nous l’avions rencontrée auparavant dans les modèles new-yorkais.

A Paris, où l’exposition internationale de 1937 a contribué à des projets pour leur résorption, 17 îlots insalubres sont précisément relevés. Parmi eux, trois sont distingués en raison de leurs bâtiments d’intérêt historique à conserver et suscitent, combinée à la réhabilitation de ceux-ci, une démarche dite de « curetage ». Entre la Seine et le Marais, l’îlot insalubre n°16 (Saint-Gervais et Saint-Paul) représente un enjeu important et sert de laboratoire à cette démarche. Les démolitions, envisagées trop massivement que révèlent les maquettes montrées à l’exposition de 1937 font réagir notamment les disciples de Marcel Poëte, apôtres de la continuité historique de la ville.

L’un d’eux, Robert Auzelle (1913-1984), alors jeune architecte et futur urbaniste diplômé de l’Institut d’Urbanisme de Paris, outre sa réflexion sur le curetage, nous intéresse plus globalement, dans la formation des notions afférentes aux espaces intermédiaires, en tant que théoricien, praticien et professeur 180. A partir d’un premier projet, encadré en 1939 par Gaston Bardet, dans un atelier extérieur à l’I.U.P., il publie quatre ans plus tard un article où il expose la méthode de curetage, « nettoyage intense de l’îlot ». Supposant « l’association syndicale », elle vise à empêcher la libre densification, cause d’« enchevêtrement des bâtiments parasitaires » ; « l’air et la lumière rentrent moins dans la cour », alors que « c’est dans l’îlot qu’il faut trouver de l’air »181.

Ces propos dans la tradition hygiéniste intègrent aussi la perception esthétique de ce volume en creux recréé en quartier historique. L’évidement central par destruction des adjonctions « parasitaires » dans un double but d’assainissement et de reconstruction du caractère d’origine, revendique en outre la perspective d’ « une élévation sociale des habitants, d’après le même texte. Celui-ci développe une argumentation assez alambiquée pour justifier entre les lignes qu’il ne serait pas souhaitable, dans un tel quartier de reloger sur place les populations issues des taudis supprimés. Mais la proposition d’Auzelle, vraisemblablement pour éviter de clore un îlot de privilégiés, entrouvre ce dernier à quelques passages piétonniers publics menant à la cour dotée de parterres. 179 Ces décrets-lois projetés en 1938 débouchent, du fait de la guerre, sur les lois du 11/10/1940 (autorisation de la Ville de Paris à expulser et démolir les îlots insalubres et la Zone) et du 12/07/1941 (associations syndicales des sinistrés). Voir Jacques Lucan, « Les points noirs des îlots insalubres », in Paris, 100 ans de logement social (sous la direction de J.L.), Paris, éditions du Pavillon de l’Arsenal et Picard, 1992.180 Robert Auzelle, diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts en 1936, puis de l’I.U.P. en 1942, y succède à Jacques Greber comme professeur (1946-1973). Après la loi du 15 juin 1943 sur les projets d’aménagement et la création des services d’urbanisme, il seconde, comme architecte en chef, André Prothin (1902-1971), Directeur de l’aménagement du territoire et de la reconstruction au MRU, où il deviendra urbaniste en chef.181 Robert Auzelle, « La rénovation des quartiers insalubres », in Bernard Champigneulle et alii., Destinée de Paris, Paris, éd. du Chêne, 1943.

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A l’inverse, son confrère Jean-Charles Moreux n’hésite pas, en proposant aussi des passages, à les fermer par des « clôtures basses et ajourées », qui les réduiront alors à des accès réservés aux habitations, avec leur propre square, et nommés « percées d’insolation et d’aération avec portique et grille de protection »182 (fig. 8).

La dialectique d’ouverture / fermeture de l’espace extérieur réunissant des groupes d’habitation reste présente. Avant le futur mot-valise d’ « espace intermédiaire », d’autres formulations permettent de ne pas désigner précisément le statut, collectif et/ou public, d’un tel espace. Ainsi, Albert Laprade, l’un des auteurs, avec M. Roux-Spitz et R. David, du nouveau plan de l’Ilot 16 en 1942, prône de « multiples îlots de verdure mis en commun, avec, si possible, des affectations spéciales, tantôt pour les tout-petits, tantôt pour les jeux des grands… sans oublier des oasis de paix pour les vieux ». Cette notion vague de mise en commun évite d’entrer plus précisément dans le dilemme intérêt public / intérêt privé juste évoqué : « il va falloir tenir compte des voisinages, sauvegarder au maximum notre patrimoine artistique et historique », des propriétaires devant accepter quelque peu de discipliner l’aspect architectural et de « ménager des espaces libres »183.

Evacuer les épineuses questions sociales en les ramenant aux besoins de jeux des enfants est une tendance déjà rencontrée de longue date, que l’on retrouve à nouveau chez André Gutton 184. Impliqué lui aussi dans la réflexion sur les îlots insalubres, il propose de « construire des îlots, salubres et ventilés, qui possèdent en leur centre de larges jardins ouverts aux enfants et qui soient reliés les uns aux autres par des cheminements de piétons (…). Ce n’est pas, à mon idée une ville à la campagne qu’il faut rechercher, mais une ville ‘’ hygiénique ‘’ où la nature est mise à son échelle urbaine dans la ville, et naturellement, à sa juste place, c’est-à-dire à l’intérieur d’îlots ouverts, zone de silence dans la ville »185. Si ce point de vue rejoint quelque peu Laprade et Auzelle, il laisse entrevoir aussi l’influence de l’ « unité de voisinage », qu’il revendiquera plus tard et reprendra en détail dans son cours théorique aux Beaux-Arts186. Pour l’instant, il ne fait que retrouver implicitement les trois

182 Jean-Charles Moreux, « Quelques considérations sur l’aménagement des villes », in L’Illustration, 24 mai 1941 (numéro spécial « Construire »).183 Albert Laprade, « De la discipline de tous naît la prospérité de chacun », in L’Illustration, op.cit. 184 André Gutton, né en 1904, architecte diplômé en 1927, urbaniste de l’I.U.P. en 1932, y deviendra professeur (1946-1963), ainsi que professeur à l’E.N.S.B.-A. (1948-1968), chargé du cours de théorie de l’architecture. Il participe au projet de loi sur l’insalubrité. Voir : André Gutton, « Les décrets-lois de 1938 », in Urbanisme, n° 65, août-septembre 1938.185 André Gutton, De la nuit à l’aurore, conversations sur l’architecture, Paris, Zodiaque, 1985, tome 1, p. 42. Dans cette autobiographie chronologique, ce texte est situé par l’auteur en 1932, au moment de sa thèse à l’I.U.P.186 André Gutton, Conversations sur l’architecture, Paris, éd. Vincent, Fréal et Cie, 1962, tome VI, « L ‘Urbanisme au service de l’homme », pp. 385-422. Outre l’habituelle référence à C. Perry, C. Stein et H. Wright, Gutton cite l’influence anglaise de Patrick Abercrombie pour son plan de Clyde Valley en 1946.

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critères que Cheysson recommandait trente ans plus tôt pour l’intérieur de l’îlot : ouverture hygiénique, jeu de l’enfant, évocation de la nature.

Par rapport à celle-ci, Robert Auzelle continue à s’interroger : « alors que nos contemporains, pour compléter l’absence de végétation qui caractérise maints quartiers populaires, se ruent chaque fin de semaine vers la campagne à la découverte de la nature, comment pourrait-on envisager ne pas créer à l’occasion de la rénovation des villes des ensembles équilibrés où l’arbre constituera l’un des éléments de la composition». Conscient que, « sous prétexte d’espace vert, il ne faudrait pas considérer l’arbre comme un moyen facile pour arranger des conceptions architecturales qui ne tiendraient aucun compte de l’environnement des édifices », il reconnaît par ailleurs ne pas avoir tranché par rapport à la question de l’ouverture publique de l’îlot : «les espaces plantés doivent-ils être constitués en cheminement continu, ou se ramasser dans des sortes de placettes ? (…) Doit-on tenir compte des anciens alignements ou peut-on les modifier ? » 187.

Ce texte appelle plusieurs remarques. D’abord, il montre un procédé de synecdoque (l’arbre donné pour équivalent de la nature), qui va de pair avec une tendance à la miniaturisation (valable également pour la place, qui devient placette) et qui s’avérera à l’œuvre dans l’invention des espaces intermédiaires, réduction de la question de l’espace du lien social. Ensuite, par rapport à la conception de l’îlot, ce texte traduit deux dilemmes : ouverture / fermeture du cœur central, alignement / retrait par rapport à la rue. Leur résolution passera en fait par la définition d’une solution justement « intermédiaire » : entre l’îlot traditionnel à cour et une conception moderne d’îlot occupé par des immeubles en bandes parallèles, Auzelle 188 propose un « îlot à composition ouverte » combinant les deux principes.

Il parvient ainsi à une configuration de plan-masse qui comporte à la fois les deux sortes d’espaces intermédiaires déjà avancés : d’une part, une bande de terrain entre la voie publique et la façade de chacun des immeubles, dont les pignons sont quant à eux plus près de celle-là ; d’autre part, un espace collectif central, refermant à la fois la résidence tout en l’entr’ouvrant sur des perspectives extérieures. Les vues indiquées sur le schéma de plan en pied-de-poule confirment cette volonté de continuité entre l’intérieur et l’extérieur (fig. 9).

Le refus et de l’alignement et de l’enferment d’une cour avait déjà été proposé par l’îlot théorique qui ressort des propositions successives de Tony Garnier pour sa Cité industrielle, entre 1902 et 1917, année de sa publication finale. Ici, l’idée première était la continuité spatiale de la rue à l’îlot, rendu traversable par les piétons séparés des voies de circulation, mais dans un semis plutôt libre d’habitations ne définissant pas d’espace collectif à l’îlot. L’apport de Auzelle 187 Les citations de ce paragraphe sont extraites de Robert Auzelle, « L’arbre et la rénovation des villes », in Urbanisme n° 5-6, p. 172-173. La dernière se poursuit par des questions autour de la transition entre l’ancien et le neuf (hauteur, matériaux, …) et de l’architecture d’ « accompagnement ».188 Robert Auzelle, « L’implantation des bâtiments à usage d’habitation », in La Vie urbaine, n° 57, juillet-septembre 1950.

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réside dans la création de ce dernier, avec une systématisation géométrique permettant de lui conférer une impression de fermeture, mais aussi des liaisons piétonnes ininterrompues.

Une telle disposition dialectisée ne sera pas réalisée sous cette forme systématique. Elle est abstraite et ne correspond à aucune situation urbaine précise. Son propos est plutôt de traduire une position théorique, visant à appliquer à l’urbanisme les travaux déjà cités du sociologue René Maunier. Auzelle, comme Bardet, privilégie son idée de « groupe de localité » : le lien social est ici la résidence commune, ce que René Maunier appelle la « demeurance », solidarité d’immeuble ou de quartier dont la puissance affective n’est plus à démontrer et donne sa mesure dans toutes les circonstances difficiles – particulièrement dans les secteurs d’habitation modestes, voire misérables »189.

Cette assertion exacte a montré, dans le cas où de tels secteurs se situaient dans des quartiers à sauvegarder pour leur valeur historique, que le « curetage » ne destinait pas son potentiel de « demeurance » à ces populations modestes en fait les plus concernées, mais conduites à se reloger ailleurs. Si sur ce plan la politique de curetage en tissu ancien à caractère historique a été un échec, du moins a-t-elle contribué à réactiver la réflexion sur le cœur d’îlot, ses pratiques et son statut juridique entre le privé et le public. L’impossibilité, dans un centre ancien rénové en quartier-musée, de tenir un discours crédible sur la conception d’espace de voisinage, incite, comme on l’a vu à d’autres époques, à déplacer le problème vers l’extérieur de la ville, c’est-à-dire dans des situations où le foncier est moins prédéterminant et où l’idée de nature est plus présente.

Le déplacement de la réflexion vers le péri-urbain est très net chez R. Auzelle. Afin « de favoriser les relations de voisinage par une implantation judicieuse des bâtiments et de faciliter les groupements d’activité par des circulations bien distribuées et par des lieux de rassemblement à usages multiples », sa préconisation est : « il faut premièrement rechercher la création d’un milieu équilibré, possédant les avantages du milieu rural et du milieu urbain, mais en évitant la trop grande dilution sociale et l’isolement campagnard, sans tomber dans l’entassement et la promiscuité des agglomérations géantes. »190. On retrouve, avec d’ailleurs ici comme une sorte d’écho avec la théorie des Trois aimants de E. Howard, la pensée dialectique de Auzelle déjà signalée. Sa recherche de conception intermédiaire apparaît ainsi double : îlot à la fois ouvert et refermant un espace résidentiel, ensemble à la fois urbain et dédensifié. Une telle conception est particulièrement à la base de la Cité de la Plaine à Clamart, qu’Auzelle conçoit à partir de 1947 pour une réalisation débutée en 1953.189 Robert Auzelle, Technique de l’urbanisme, Paris, P.U.F., 1953, pp. 40-41 dans la 3e édition « Que sais-je » n° 609, 1965.190 Ibid. Ensuite, Auzelle recommande en outre « que dans un même groupe d’habitations, et, à plus forte raison, dans un même quartier, un large brassage social s’effectue, qui ne pourra être obtenu qu’en prévoyant une certaine diversité dans les occupations et dans les revenus ».

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Cette réalisation représente en France celle qui combine au plus près les principes de composition de la cité-jardin et ceux de l’unité de voisinage. Fidèle à son idée de « brassage social », Auzelle y prévoit un éventail large de types de logement, de la maison jumelée jusqu’au collectif à R + 4, pour des locataires comprenant aussi les jeunes ménages en studios et les personnes âgées. Tous ces différents types bénéficient de trois échelles d’espaces libres (jardins privatifs, espaces verts communs aux unités d’immeubles, places et parcs dépendant de la commune) desservis par un système de voies clairement hiérarchisées. Elles séparent automobiles, cyclistes et piétons, avec pour ceux-ci le souci des courtes distances et de la sécurité « pour se rendre à l’école, aux terrains de jeu, au dispensaire, aux établissements de douches, au centre commercial et au centre administratif »191, programme d’équipements qui semble mixer ceux des cités-jardins français et des cités américaines .

Par rapport à celles-ci et plus particulièrement à Radburn, on note par ailleurs que Auzelle utilise comme unité de base des groupements plus ou moins dérivés de la forme en U. Pour les groupes de maisons, Auzelle est plus près des figures d’ Unwin que de celles de Radburn, dans la mesure où l’automobile, alors peu présente en logement social, n’est pas systématiquement prévue. Quand elle l’est, c’est par desserte externe, à partir des voies de circulation, et non pas en pénétrant au cœur de chaque unité de voisinage (fig. 10). Pour celles formées de collectifs, Auzelle propose également une figure en U, elle aussi plus ou moins déformée selon la topographie, mais avec pour constante de constituer un îlot ouvert. Là encore, les parkings sont plutôt à l’extérieur de chacun des îlots, tandis qu’un espace vert occupe leur centre.

La question de la séparation des voies automobiles et piétonnes, ces dernières étant largement partie prenante dans la genèse des espaces intermédiaires, doit distinguer les unités de voisinage selon qu’elles sont constituées uniquement de maisons individuelles ou d’immeubles collectifs. Dans le premier cas, le modèle issu de Radburn ne gagnera pas immédiatement la France. Au tournant de 1950, il n’était pas encore envisageable de donner pour seul espace central, à un groupe de maisons, une voie automobile en impasse et sa « pipe de retournement » - selon le jargon récent des lotisseurs - à une communauté qui serait d’abord celle de propriétaires de voitures soucieux de l’accès aisé à leurs garages, de même que pour les livraisons. Auzelle propose une variété d’emplacements de stationnement pour ses différentes figures de petit groupement des maisons à Clamart. Par contre, pour l’îlot ouvert constitué d’immeubles, sa forme et son principe de séparation piétons/automobiles sont plus identifiables, avec préservation d’un cœur vert et desserte en pourtour externe.

Dans les réalisations de l’époque, ce genre d’îlot ouvert à immeubles disjoints est en fait peu fréquent. Il sera l’apanage de quelques opérations modernistes, notamment pour la reconstruction, comme celles conçues en 1946 à

191 Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 16, 1947.

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Wittelsheim par Jean Ginsberg et la « Zone verte » de Sotteville-lès-Rouen par Marcel Lods, qui dilate fortement l’îlot et systématise le parallélisme des barres l’encadrant. Une telle conception disparaît à l’ère des grands ensembles. Ces derniers privilégient généralement l’orientation solaire, ce qui conduit, en cas d’immeubles-barres parallèles, à placer les voies de desserte par rapport à celles-ci, c’est-à-dire sans la symétrie qu’implique un espace central rendu piétonnier par rejet de la circulation le long des façades externes. Marcel Lods associe cette conception à une exposition est-ouest des immeubles, dont les logements traversants se prêtent alors à leur retournement symétrique, du fait d’un ensoleillement considéré comme équivalent.

Réserver un grand espace vert au centre d’un îlot à l’échelle du superblock renvoie aux conditions foncières. A Sotteville, dans le cadre de la reconstruction et du remembrement, le vaste terrain central a été acquis par la municipalité. A Marly-le-Roi par contre, l’opération « Les Grandes Terres » (fig. 10), également conçue par Marcel Lods, a été réalisée à partir de 1953 par un promoteur privé, André Manera : dans le projet final, 1471 logements sont répartis en neuf « squares » ouverts en U, formés de deux barres parallèles et d’un plot destinés à l’accession à la propriété, enserrent un parc doté d’un centre commercial et de groupes scolaires publics.

Dans cet ensemble explicitement référé à l’idée d’ «unité de voisinage », chacun des « squares » identifie une copropriété, d’autant plus qu’avec les reventes au sein de l’opération, ceux-ci ont fini par correspondre nettement, pour chacun d’eux, à une catégorie sociale homogène 192.

L’association entre copropriété et îlot ouvert à immeubles distincts, accolés ou séparés, peut aussi correspondre comme à Neuilly - Bagatelle (R.-A. Coulon architecte coordonateur de l’îlot, 1954 -1959, fig. 10), à un groupe d’immeubles appartenant à différents propriétaires et confiés à différents architectes, mais fédéré par un espace collectif. Une fois encore, il faut souligner le rôle de la copropriété dans la genèse d’une exigence d’espace extérieur résidentiel confirmant la valorisation d’un statut d’habitation, donc d’habitant.

Si l’opération coordonnée par René-André Coulon distingue des immeubles pourtant assemblés, c’est aussi en raison de l’état de la législation sur la copropriété, qui est encore celle de la loi du 29 juin 1938, complétée par le décret du 10 novembre 1954 : la définition de la copropriété ne portait alors que sur la seule division interne de l’immeuble en appartements et en parties communes. Autrement dit, les espaces verts extérieurs n’entraient pas encore dans la répartition en millièmes de copropriété et relevaient d’une gestion collective dans laquelle, suivant les montages financiers et fonciers, la municipalité pouvait être partie prenante. On a donc un nouvel éclairage possible de l’îlot ouvert : le manque de statut clair et éventuellement la gestion

192 Claire Parin – Sénémaud et alii, Espaces collectifs et insertion sociale, Paris, éd. Institut de l’Environnement, 1973. Selon les auteurs, les 27 immeubles, tous à quatre niveaux, devraient beaucoup à l’interdiction, sur le site de Marly, de construire à plus de 15 m de haut.

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mixte du cœur d’îlot contribueraient également au maintien d’une continuité avec l’espace public. On objectera que, dans un quartier comme Neuilly – Bagatelle, l’ensemble de René-André Coulon, entouré d’autres opérations tout aussi luxueuses, ne portait pas au retranchement sécuritaire. Le sentiment d’appartenir à une résidence pouvait d’autant plus facilement se passer du besoin d’une nette délimitation territoriale.

Avec la loi du 10 juillet 1965, la définition de la copropriété englobe désormais toute l’opération sur sa parcelle, ce qui signifie qu’elle est étendue aux espaces extérieurs des immeubles. Chaque copropriétaire possède donc, outre la partie privative de son appartement, des tantièmes virtuels de toutes les parties communes intérieures et extérieures. Cette extension de la notion de copropriété, en clarifiant la distinction juridique entre domaine public et domaine « privé », y compris pour ce qui est de l’espace collectif résidentiel, a-t-elle renforcé l’exigence de clôture de la résidence, notamment à jardin central ? Ce n’est pas si sûr et, plus tard, les halls vitrés et grilles à digicode y remédieront sans obstruer visuellement son lien avec la rue, puisque le désir de paraître semble assez fort pour laisser une possibilité d’entrevoir. Quoiqu’il en soit, on peut admettre que l’îlot « ouvert » l’était également, avant 1965, du point de vue des possibilités de gestion de son espace central.

Dans les années 1950 et le contexte d’après-guerre, il renvoyait aussi métaphoriquement à l’ouverture humaniste à autrui. Les réalisations d’alors de ce type, pas très nombreuses et à la postérité déclinant avec l’essor du mode de production propre aux grands ensembles, traduisaient plutôt un positionnement idéologique : celui d’architectes urbanistes dans la mouvance chrétienne d’Economie & Humanisme, également en quête de conceptions modernes sortant des défauts hygiénistes de l’îlot fermé ou issu de la tradition HBM, sans adhérer pour autant à tout le systématisme de Le Corbusier.

Une telle volonté de théorisation est particulièrement nette chez André Gutton193. Sur un même terrain théorique de 15 000 m² et pour un même nombre de 200 logements, il propose quatre solutions en îlot ouvert, en faisant varier la hauteur et le nombre d’immeubles. Le « plan théorique n° 1 » (fig. 9), caractéristique de l’îlot ouvert à immeubles bas, a ses faveurs. Il mixte assemblage linéaire continu sur la moitié nord de l’ensemble, le sud étant occupé par des immeubles ponctuels.

Un propos proche, basé sur le même genre d’abstraction théoricienne, avait déjà été tenu par Antoinette Prieur 194, qui ne chiffre pas, quant à elle, la densité des îlots qu’elle compare, du plus fermé au plus ouvert. Sa déclinaison morphologique des plans-masses théoriques stigmatise d’abord les îlots totalement fermés ou presque, de même que les dispositions en « peigne » ou en « grecque », principalement au nom des problèmes d’orientation solaire qu’ils posent. Elle ne retient donc pas le principe, ni même le mot, d’îlot ouvert.

193 In Conversations…, op. cit. note 185, tome II « L’architecte et la maison des hommes », 1954.194 Antoinette Prieur, « Habitation collective et urbanisme », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 16, 1948.

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Au contraire de Auzelle et Gutton, qui le prônent en complétant l’espace résidentiel central par un parterre en pourtour externe (Coulon, fig. 10) – soit les deux types d’espace intermédiaire qui s’affirment historiquement – A. Prieur voudrait confondre ceux-ci, en Moderne qu’elle est, dans un seul et même « espace libre ». Deux dispositions parmi sa série le confirment.

D’abord les immeubles implantés perpendiculairement à la rue ou, mieux selon elle, en épi pour libérer l’orientation solaire des contraintes d’alignement, fût-il limité aux pignons sur rue. La disparition de l’opposition rue sur l’ouest / cour sur l’arrière que permet ce type de plan-masse en créant une continuité d’espace extérieur, n’est pas directement revendiquée par Prieur ; elle dénonce plutôt, sans doute à la faveur du contexte de remembrement impliqué par la reconstruction, « l’obligation de respecter le parcellaire qui s’oppose à la création d’espaces libres».

L’idée d’espace libre des contraintes parcellaires et foncières est encore plus nette dans l’autre de ses deux derniers plans théoriques (fig.9), stade ultime de la dissolution de l’îlot fermé en un semis d’immeubles ponctuels dispersés dans la nature. La conception d’un îlot à libre implantation de ses bâtiments ponctuels, pour laisser pénétrer verdure et cheminements, avait déjà été proposée bien avant par Tony Garnier dans sa Cité Industrielle (fig. 9). Ici, toute référence à une trame viaire découpant des îlots disparaît pour une évocation sans limite de forêt qui enserrerait de petits immeubles séparés et disséminés. Sous ce nouvel avatar du mythe de la nature et de la cité-jardin, il faut voir en fait un projet plus précis : « brisant avec des dispositions architecturales commandées par d’anciens tracés de villes depuis longtemps impropres à contenir la population actuelle, le plan libéré de l’alignement permet des formes nouvelles, inscrites dans un urbanisme à base d’ensoleillement, qui supprime toutes les servitudes dues au morcellement des lotissements. On arrive à la conception de l’unité de résidence où les formes implantées dans des parcs, munies de services autonomes intérieurs (ravitaillement et entretien), et de prolongements extérieurs (écoles des premiers degrés, jardins d’enfants, instituts culturels), nous semblent être la réalité vers laquelle doit tendre toute construction d’habitation dans les villes d’aujourd’hui. »195.

Si ce texte reste fidèle, d’une part à l’antienne de la verdure et des équipements liés à l’enfance comme prolongements extérieurs primordiaux, d’autre part à l’espace libre, c’est-à-dire en fait libéré des servitudes, il révèle aussi des nouveautés : l’idée d’une « unité de résidence » formée de petits immeubles, dotés de « services autonomes intérieurs » et répartis dans un « parc ».

Une telle idée remonte à des réalisation américaines, mais renvoie plus explicitement à des opération suédoises. La Suède, l’un des pays nordiques peu peuplés et à la nature préservée, a en outre échappé à la seconde guerre mondiale. Elle a pu ainsi développer sans cette rupture une politique sociale du

195 Ibid.

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logement très en pointe, avec de nombreux services et équipements collectifs et un niveau de confort élevé. L’attrait des édiles et des architectes français pour la Suède, ainsi que pour le Danemark, se manifeste dès les années 1930.

Pour étudier les méthodes de pédagogie active de ces pays, Henri Sellier et le docteur Hazemann, qui l’assiste dans la politique sanitaire du département de la Seine, y font un voyage avec l’architecte Marcel Lods 196. Il construira ainsi en 1935 l’école de plein air de Suresnes, destinée à des enfants de santé fragile : grâce à son système de façades vitrées repliables, elle permet de prolonger totalement l’intérieur des classes sur le dehors et ses activités éducatives 197. On remarquera que ce dispositif flexible de prolongement de l’espace concerne l’enfant, confirmant une fois encore que ce dernier constitue, depuis au moins E . Cheysson, l’un des arguments majeurs dans l’émergence d’une telle notion.

Après la guerre, la Suède inspire des architectes et des urbanistes français, de tendance plutôt culturaliste ou moderniste tempérée, dans la mesure où ses quartiers nouveaux semblent combiner harmonieusement les principes humanistes d’unité de voisinage et l’implantation idéale dans une nature préservée. Alexandre Persitz s’y rend en 1946 et publie son enquête 198 ; trois ans plus tard, c’est le Père L.J. Lebret, au moment d’ailleurs où l’Union Internationale des Architectes (U.I.A.) se réunit à Stockholm. Enfin, André Gutton (qui était au congrès précédent), dans son cours, et Robert Auzelle, dans ses monographies d’exemples, donnent une place importante aux ensembles suédois péri-urbains 199. En comparant leurs plans-masses, deux principes de composition ressortent implicitement. L’un pourrait être appelé celui de la « clairière » : des immeubles linéaires et/ou ponctuels sont implantés en pourtour d’un grand espace laissé naturel, forme forestière et très dilatée de l’îlot ouvert 200. L’autre correspond à l’éparpillement d’immeubles-plots, dispersion plutôt libre, à l’exception de l’observation des courbes de niveau et de l’orientation solaire.

Ces deux sortes de plan-masse seront transposées en France d’abord et surtout par la promotion privée. Dès 1950, on verra des projets de copropriété selon la formule « Vivre dans un parc », avec par exemple un programme qui « comprend quatre-vingts appartements répartis en dix blocs de huit appartements » 201. Cette formule est particulièrement prônée, d’abord par le 196 D’après Bernard Barraqué, « L’école de plein air de Suresnes, symbole d’un projet de réforme sociale par l’espace ? », in Katherine Burlen (sous la dir.), La Banlieue oasis, Henri Sellier et les cités jardins, 1900-1940, Saint-Denis, P.U.V., 1987.197 La même année et sur le même principe, mais avec des façades coulissantes, Richard Neutra réalise une école expérimentale à Los Angeles. 198 Dans L’Architecture d’aujourd’hui, n° 7-8, 1946.199 R. Auzelle et I. Jankovic, Encyclopédie de l’urbanisme, Paris, éd. Vincent et Fréal, 1er tome, 1952. Pour A. Gutton, cf note 193.200 Outre Marly-le-Roi, déjà cité, on retiendra sur ce principe, du même promoteur Manera, « La Prairie » à Vaucresson (H. Pottier arch.), ou encore le Hameau de Courcelles à Gif-sur-Yvette (Duromédi promoteur et J. Ginsberg arch., 1961-1966).201 L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 32, oct-nov. 1950, à propos d’un projet de A.Manera à Meudon de H. Pottier, J. Tessier et M. Veriguine.

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promoteur André Manera, et gagnera les banlieues résidentielles, effectivement le plus souvent sous la forme de plots disséminés dans un parc 202.

L’idée d’ « îlot ouvert », telle que promue à la fin des années 1940, en particulier par la théorisation de Auzelle et son quartier La Plaine à Clamart, a eu peu de suites 203. En locatif HLM, elle sera bien évidemment supplantée, à partir des conditions données par le Plan Courant de 1953, par le mode de production des grands ensembles, peu propice aux formes sortant de la rationalisation industrielle. De plus, l’impossible confirmation sociale de ce que pourrait recouvrir une notion d’unité de voisinage, fédérée par un espace central refermé sur lui-même mais entrouverte sur l’espace public, n’a pas favorisé le développement de cette conception.

Cependant, même si les réalisations en îlot ouvert ont été alors peu nombreuses, elles ont eu l’intérêt, autant par les réflexions publiées que par les opérations proprement dites, de mettre en évidence des qualités concrètes d’une échelle domestique pour un espace collectif associé à une idée de résidence. Si les visées humanistes d’échelles articulant des niveaux de communauté venaient plutôt de l’urbanisme, jusqu’à G. Bardet et L.J. Lebret, elles trouvaient alors une expression architecturale tangible.

Mais la notion d’îlot ouvert ne pouvait pas être perçue clairement. D’un côté, elle renvoyait à l’îlot urbain expurgé de l’insalubrité par curetage ; de l’autre, à l’unité de voisinage, principe exogène s’étant prêté à différentes interprétations, surtout dévoyées par le fonctionnalisme urbanistique, avec le changement d’échelle des opérations en Z.U.P. Ainsi, l’ « unité de voisinage », terme très employé par les concepteurs des grands ensembles, se limite le plus souvent au bouclage automobile externe des groupes d’habitation 204, ce rejet des parkings préservant une partie centrale qui a perdu toute véritable référence spatiale et morphologique. L’invention du terme « espace intermédiaire » dans les années 1970 reconfirmera bien ce désir de réparer, réellement autant que symboliquement, une telle perte.

La question d’un îlot urbain « ouvert », en tant qu’espace de sociabilité sans frontière nette entre résidents et passants, idée humaniste peu compatible avec les réalités foncières et sociales des centres, a été déplacée vers ces lieux de l’utopie que semblaient davantage offrir des banlieues agrestes, investies alors par les idées de la promotion privée naissante ; idées que des architectes comme Auzelle, Gutton, Persitz ou Prieur avançaient aussi comme applicables

202 André Manera, « Initiative privée et problème du logement en France », in Techniques et Architecture, n° 1, 1958. Sur le développement des résidences en plots dans des parcs, voir C. Moley, Regards sur…, pp. 176-177, op. cit. note 46.203 Des exemples : reconstruction de Boulogne-sur-mer (Groupe des Quatre Moulins, P.Sonrel arch.) ou d’Amiens (Groupe Faidherbe, A. et P.Dufau et Sirvin arch.), groupes d’HLM (La Ciotat, Chantiers Navals, Sourdeau arch.).204 A Saint-Etienne-du-Rouvray (76), commune jouxtant Sotteville-lès-Rouen célèbre par la Zone Verte de Marcel Lods, ce dernier a également conçu le plan-masse de la Z.U.P. du Château Blanc avec pour nom Les Œufs, la voirie en ellipses tangentes étant son principe urbanistique premier.

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au logement social, en référence au modèle suédois. Sa nature préservée et son niveau de services collectifs ne trouveront pas leur équivalent dans la production française, renforçant ainsi le côté mythique de ces prolongements, tel qu’il s’est progressivement accentué depuis leurs tentatives dans les projets des fondations philanthropiques.

Cette question initialement sociale confirme aussi sa tendance à être déplacée vers la production privée, propension déjà entrevue et soulignée précédemment. Si la promotion a finalement donné implicitement, pour les banlieues résidentielles, la préférence aux plans-masses en semis de plots plutôt qu’en clairière centrale, c’est sans doute parce qu’un ensemble de copropriétaires ne constitue en fait qu’une fausse communauté. Les plots, petits immeubles librement disséminés et enfouis dans un écrin de verdure, correspondent plus à une idée d’individualisation que de réunion par un parc collectif. L’îlot ouvert à vocation humaniste disposé autour d’un espace commun et accessible, trouve ainsi, au sens propre et figuré, l’un des modes de sa dissolution.

entre culturalisme et modernisme :les apports discordants du Team TenDans ses écrits, Gaston Bardet s’en prend souvent aux principes émis par Le Corbusier et la perception de cette polémique a contribué à l’habitude fréquente d’admettre un fort antagonisme entre les positions des « culturalistes » et des « modernes ». Il n’est pourtant pas aussi net, car ceux-ci voient d’abord s’accentuer entre eux des divergences au fil des C.I.A.M., qui reprennent en 1947 avec le VIe, jusqu’au Xe, officialisant en 1956 la sécession d’un groupe baptisé Team Ten, puis au dernier trois ans plus tard, proclamant leur dissolution définitive.

Mais ce groupe dissident, le Team X, n’est pas aussi en rupture avec l’orthodoxie des principes corbuséens qu’il le revendique. En outre, ses préoccupations et ses positions ne sont pas si éloignées de Gaston Bardet et de sa mouvance. A tel point qu’on peut considérer son apport comme un autre culturalisme, ou bien comme une tentative de troisième voie entre celui-ci et la tendance progressiste radicalement rationaliste et moderne, telle qu’impulsée par Le Corbusier, Gropius et Giedion.

Par ailleurs, les différents protagonistes du Team X étant bien connus pour avoir avancé des notions telles que, par exemple, « seuil » ou « entre-deux », et même plus généralement toute une terminologie concernant a priori le champ notionnel des espaces intermédiaires, il semblerait que l’on doive leur accorder une importance primordiale. On verra, disons-le d’emblée pour introduire ce chapitre, que cette piste, sans doute un peu trop évidente, est à

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relativiser, ne serait-ce déjà du fait que la réalité des espaces et de leurs pratiques ne se décrète pas par la seule instauration des mots.

Enfin, le Team X n’est jamais parvenu à parler d’une seule voix, même au moment de l’établissement de son manifeste, lors de sa première réunion constitutive à Doorn en janvier 1954. Deux versions différentes de ce « Manifeste de Doorn » ont été en effet publiées : celle d’Alison Smithson dans Team Ten Primer et celle d’Aldo Van Eyck dans la revue Forum, sous le titre « The Story of Another Idea ». Les différences d’interprétations des mêmes notions prônées par les principaux architectes du groupe 205, ainsi que l’écart fréquent entre leurs discours et leurs réalisations, comme on va le voir, ont brouillé le message de ce qui ne fut pas vraiment une équipe. Il en restera néanmoins des images et des mots, qui contribueront à inspirer le discours des années 1970 sur les espaces intermédiaires.

Dès le CIAM 6 (Bridgewater, 1947) 206, une nouvelle génération d’architectes affirme sa rupture avec les principes du fonctionnalisme urbanistique issus de la Charte d’Athènes de 1933. Avec le rejet des quatre fonctions (habiter, travailler, se détendre, circuler) au profit de la recherche des échelles sociales et spatiales constituant la ville à partir de l’habitation, elle rejoint implicitement Gaston Bardet, nourrie comme lui par P. Geddes et l’intérêt pour les sciences sociales.

Mais cette parenté peut surprendre. S’ils vont en contester les excès rationalistes et modernistes, les futurs membres du Team X participent néanmoins aux CIAM, contrairement à la tendance culturaliste, proche quant à elle d’Economie & Humanisme et de son catholicisme (plus ou moins traditionnel selon les cas, mais penchant plutôt vers le syndicalisme chrétien de gauche). De leur côté, même s’ils ne l’expriment pas directement dans leurs écrits, les architectes du Team X adhèrent à l’idéologie communiste.

L’un des points communs entre ces deux courants humanistes de l’après-guerre réside dans leur investigation, à la fois sociale et spatiale, des échelles urbaines. Si Bardet cherchait à faire correspondre chacun de ses « échelons » avec une « communauté », les différents membres du Team X ne s’en tiendront pas à des corrélations aussi directes.

Lors du CIAM de 1947, J.B. Bakema (1914 -1981) élargit la question du logement à toutes ses dimensions, en plaidant pour « la création d’un environnement physique qui satisfasse les besoins émotionnels et matériels de l’homme (…) et stimule son épanouissement spirituel ». A cet élargissement s’ajoute, dans le même ordre d’idée, celui qui fut débattu à Sigtuna (Suède) pour préparer le CIAM de 1953. Le terme d’ « habitat », confronté à « dwelling » 205 Jacob Berend (dit Jaap) Bakema, Aldo Van Eyck, Alison et Peter Smithson, Georges Candilis et Shadrach Woods, Gian Carlo de Carlo.206 Rappelons les CIAM d’après-guerre : 6 (Bridgewater, 1947), 7 (Bergame, 1949), 8 (Hoddesdon, 1951), 9 (Aix-en-Provence, 1953), 10 (Dubrovnik, 1956) et Otterlo (1959). Parmi leurs réunions préparatoires : Sigtuna (1952), Doorn (1954) et La Sarraz (1955).

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et à « housing », fut ainsi mis en avant pour ses implications sociales et géographiques, et fit proposer à Aix que soit établie pour le congrès suivant une Charte de l’Habitat. Celle-ci était souhaitée surtout par l’ancienne génération, au point que la jeune organisa, avant la réunion préparatoire de La Sarraz, lieu symbolique s’il en est, sa propre réunion à Doorn pour se constituer en Team X et élaborer son Manifeste. Les réflexions émises alors, avec des divergences sur lesquelles on reviendra, reposaient néanmoins sur un certain nombre de points consensuels.

Ces bases communes tiennent à la volonté de saisir l’ « habitat » globalement, comme un « environnement » physique et social, c’est-à-dire comme un « établissement humain », selon la notion des géographes reprise aussi par Le Corbusier, mais ici non décomposée en fonctions. Aux quatre fonctions de la Charte d’Athènes sont opposées quatre échelles successives, formant ce que les Smithson appelèrent au congrès d’Aix une « hiérarchie des associations humaines ». Une telle dénomination indique bien la prépondérance qu’ils accordent, comme les autres protagonistes du Team X en formation, tous ouverts à la sociologie et plus encore à l’anthropologie, aux dimensions sociales de l’habitat. Mais, si tous cherchent à caractériser celles-ci en terme de « relation », cela ne signifie pas qu’ils excluent la forme de la définition des échelles.

La réflexion des Smithson part de « trois éléments de la ville : l’habitation, la rue, le quartier ». Chacune de ces échelles doit présenter une « identité », de façon à ce que les habitants éprouvent un sentiment d’appartenance à la fois à une « communauté » et aux formes architecturales données pour cadre à celle-ci.

On pourrait croire à une approche strictement culturaliste, mais A. et P. Smithson nous mettent en garde : « le problème de la ré-identification de l’homme avec l’environnement ne peut être résolu en utilisant les formes historiques de la maison - groupements, rues, squares, pelouses » 207. Ils présentent leur pensée plus systématiquement à Doorn en 1954, lors de la tentative d’établissement du manifeste commun du groupe et énoncent huit principes 208 :

1. It is useless to consider the house except as a part of community owing to the interaction of these on each other.

2. We should not waste our time codifying the elements of the house until the other relationship has been crystallized.

3. “Habitat” is concerned with the particular house in the particular type of community.4 Communities are the same everywhere.

(1) Detached house-farm.(2) Village(3) Towns of various sorts (industrial / admin. / special);

207 Citation extraite, comme les précédentes des Smithson, de leur communication du 24 juillet 1953 au C.I.A.M. d’Aix-en-Provence.208 Cette version du Manifeste de Doorn est publiée dans Alison Smithson, Team Ten Primer, Cambridge, M.I.T. Press, 1968.

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(4) Cities (multi-fonctional).5 They can be shown in relationship to their environment (habitat) in the Geddes valley section.6 Any community must be internally convenient – have an ease of circulation, in consequence, whatever type of transport is available, density must increase as population increases, i.e. (1) is least dense, (4) is most dense.7 We must therefore study the dwelling and the groupings that are necessary to produce convenient communities at various points on the valley section.8 The appropriateness of any solution may lie in the field of architectural invention rather than social anthropology.”

La décomposition de cette déclaration en huit points distincts n’empêche pas le flou et la redondance. On retient donc d’abord le postulat, à nouveau réaffirmé, que l’habitation ne peut être dissociée d’une « communauté », dont la définition est renvoyée aux méthodes de Patrick Geddes et implicitement aux catégories typologiques de la géographie humaine, ainsi que plus vaguement encore à l’anthropologie sociale.

Ce plaidoyer pour une conception de l’habitat non cantonnée au seul logement et rendue particulière à chaque situation n’est pas propre aux Smithson. C’est une tendance d’alors, présente aussi dans l’architecture organique et qu’on retrouvera dans le contextualisme ou dans les démarches typomorphologiques attentives aux tissus existants. Mais les Smithson, rejetant la référence aux caractères issus de l’histoire, sont portés à une certaine abstraction. Dans leur discours, la question de la mise en « relation », terme récurrent, de l’habitation avec un environnement ou une communauté reste un slogan très général ; cependant, elle tend aussi à être ramenée à des dispositifs architecturaux pouvant opérer concrètement, pour la conception au moins, ces relations. Aussi les Smithson proposent-ils d’appréhender les trois échelles successives à partir de notions impliquant, non pas tant leur caractérisation respective que leur passage de l’une à l’autre : doorstep, stem et web sont ces trois notions voulant signifier la dynamique des relations que doivent engendrer l’habitation, la rue et le quartier.

Doorstep, c’est-à-dire le pas-de-porte ou le seuil, invite à penser l’habitation dans ses relations intérieur/extérieur, privé/public et individuel/collectif, en s’attachant, métaphoriquement ou réellement – là réside déjà une ambiguïté – à leur dispositif principal : l’entrée. Stem évoque la rue, non pas dans sa forme, mais dans son mouvement et son rattachement à un « système », le Web donc, terme préféré à la notion statique de quartier. Notons d’ailleurs que les Smithson furent chargés, entre autres thèmes parmi ceux que s’était répartis le Team Ten, de la « mobilité ». La trilogie Web, Stem, Doorstep trouve une correspondance dans les trois chapitres de l’ouvrage déjà cité Team Ten Primer, à savoir « Urban Infrastructure », « Housing groups » et « Doorstep ». Si les deux premiers renvoient à une terminologie opérationnelle classique, le maintien du troisième indique l’importance que les Smithson accordent à cette notion, qu’ils avaient présentée dès le congrès d’Aix, avec un impact certain mais divergent selon les interprétations de ceux qui formeront le Team X. Avant de revenir sur ces divergences, finissons de rappeler les notions proposées par les Smithson, en particulier celle de cluster, qu’ils définissent à Dubrovnik et qui

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elle aussi sera différemment interprétée. Pour eux donc : « The word ‘’cluster’’ meaning a specific pattern of association has been introduced to replace such group concepts as ‘’house, street, district, city’’ (community sub-divisions), or ‘’isolate, village, town, city’’ (group entities), which are too loaded with historical overtones. Any coming together is ‘’cluster’’ ; cluster is a sort of clearing-house term during the period of creation of new types. Certain studies have been undertaken as to the nature of ‘’cluster’’ ».

Ce terme, qui signifie à la fois groupe de personnes et formes de groupement, est proposé par les Smithson pour leurs différents « niveaux d’association », dans l’idée d’empêcher, avec une telle généralité abstraite, toute évocation du passé. Au contraire, cluster se veut un terme ouvert et incitatif, appelant à un renouvellement typologique, coupé des formes historiques. Cette définition n’est pas sans rappeler l’ « îlot futur » de G. Bardet. En outre, les réflexions autour de l’échelle impliquées par le cluster se sont plutôt polarisées sur celle correspondant à l’îlot.

C’est J.B. Bakema qui, parmi les futurs membres du Team X, est le premier à s’attacher à concevoir celui-ci, pensé comme une Housing Unit entrant dans la composition d’une Neighbourhood Unit, notions dont la pénétration en Europe se confirme encore une fois. En 1949, son projet Pendrecht pour la reconstruction de Rotterdam, avec le groupe Opbouw, comporte cinq unités de voisinage. Chacune d’elle est formée d’unités résidentielles en îlot ouvert, dont la composition semble croiser celle de R. Auzelle (fig. 9), en pied-de-poule, et le superblock en barres parallèles : c’est un îlot oblong de dimensions 70 x 150 mètres, axé nord-sud et un espace central (fig. 11). Cette conception correspond aux préconisations d’un ouvrage anglais ayant contribué à vulgariser les principes d’urbanisme basés sur les unités de voisinage sous-divisées en unités résidentielles 209.

De fait, les réflexions urbanistiques anglaises des années 1940 jouent un rôle important dans l’évolution des idées des Modernes vers celles des protagonistes du Team X. On sait qu’en 1943 « Sir Patrick Abercrombie, dans son aménagement du Grand Londres, réserve, dans ses conceptions, une grande place à ces quartiers-clos, réplique moderne du dispositif aimable des ‘’ precincts ‘’ ou cours intérieures dont les Inns of Court, pour ne citer que le plus connu, offrent un si charmant exemple » 210. La reprise des C.I.A.M. après la guerre, en Angleterre justement, semble marquée par cette conception. Dans la Déclaration de Bridgewater (C.I.A.M. 6, 1947), Bakema plaide pour la « création d’un environnement physique qui satisfasse les besoins émotionnels et matériels de l’homme […] et stimule son épanouissement spirituel ».

209 Thomas Sharp, Town Planning, Londres, Pelican Books, 1946. Alors président de la Société des urbanistes anglais, Sharp, également auteur de Ville et Campagne (1931) a développé son interprétation des unités de voisinage dans le cadre de son apologie des « cités-satellites », telles que les promeut l’urbaniste Sir Patrick Abercrombie (1879-1957), depuis Town and Country Planning (1933) jusqu’à son plan du Grand-Londres (1943).210 Marcel Schmitz, op. cit., note 111.

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Le C.I.A.M. 8 de 1951 a encore lieu en Angleterre, à Hoddesdon, avec pour thème « The Heart of the City », abordé par plusieurs participants 211 en terme de Core, question que Le Corbusier traduit par « cœur » et définit comme celle de « la création de centres de vie sociale ». La véritable question qui transparaît de ce congrès est en fait celle de ce pluriel mis à centre, que certains voient en unique cœur de ville ou de quartier, tandis que d’autres les multiplient, en les ramenant à l’échelle de l’unité de résidence.

C’est le cas de Bakema, qui a d’ailleurs agrandi avec ce propos ses « Housing Units » dans la nouvelle version de son projet pour Pendrecht exposé à Hoddesdon. Au contraire, Aldo Van Eyck expose quant à lui un projet, conçu pour Nagele à partir de 1948 avec le groupe De 8, qui ne comporte qu’un seul « cœur » central sur lequel les différentes unités résidentielles s’articulent (fig. 11).

Non seulement le nombre et la taille des « cœurs » varient, entre place du village et cours d’îlots, mais aussi leur conception. Chez Van Eyck, l’espace central est « an open green space », à la fois espace protecteur entouré d’arbres et point nodal de la composition globale articulant les différentes échelles de l’habitat.

Bakema se demande pour sa part « à quel moment on peut vraiment parler de cœur, ce cœur que nous pouvons envisager aussi bien en architecture qu’en urbanisme. La réponse est peut-être qu’il y a des moments de notre vie dans lesquels l’isolement de l’homme par rapport aux objets est rompu : à ce moment nous découvrons le miracle des relations entre l’homme et les objets. C’est le moment du cœur. Le moment où nous devenons conscients de la plénitude de la vie grâce à l’action collective ». Sous cette ferveur se perçoit la volonté de définir le « cœur » moins par ses formes que par les relations qu’il favorise et qui y ont lieu. Bakema le redira souvent : même si elles doivent receler une identité, les formes importent moins que les « relations ».

Cette position se confirmera au fil des projets de Bakema, avec les plans d’Alexanderpolder : celui qui fut présenté à Aix en 1953 a encore dilaté les « Housing Units » auparavant identifiées chacune par un « core ». Ce même plan repris en 1956 et exposé à Dubrovnik éclate encore davantage les unités résidentielles au profit de l’affirmation de la trame de circulation, au moment où le Team X met justement en exergue ses principes de Stem et de Web. Mais, au-delà de l’affichage doctrinal, le dernier projet pour Alexanderpolder confirme un phénomène déjà constaté ici à propos des architectes dans la mouvance de G. Bardet, : la difficulté à instaurer la conception urbaine par îlot ouvert, certes supplantée par les formes produites selon la rationalisation industrielle, mais aussi et surtout très floue sur l’idée de « communauté » qu’elle était censée servir.

211 En particulier Le Corbusier, J.L. Sert, J. Bakema et A . Van Eyck.

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Deux questions aporétiques empêchent d’adhérer à cette idée. D’une part, « communauté » induit une unité qui pourrait s’avérer en contradiction avec la prise de conscience d’une nécessaire mixité sociale. D’autre part, le sentiment de communauté ne serait pas vraiment spontané et semblerait devoir être entretenu, selon une idéologie récurrente traditionnelle, sinon conservatrice 212.

Chez les protagonistes du futur Team Ten, la question de la communauté, très présente également, est encore plus difficile à cerner, puisqu’ils cherchent à la poser dialectiquement, en l’envisageant au travers de rapports entre les différentes échelles de l’habitat. Si l’interprétation des notions de core, puis de cluster contribue à leurs divergences sur les dimensions et relations des unités de voisinage et des unités de résidence, elle les a portés néanmoins, initialement, à s’intéresser à l’idée d’espace central fédérateur, à l’instar de l’ « îlot ouvert » des « culturalistes ». Mais leur volonté de sortir des formes historiques familières, en se référant à l’ « identité » et au sentiment d’appartenance, qui proviennent justement plutôt de celles-ci, ne pouvait aboutir. Leur réflexion première, implicitement marquée par la réactualisation de l’espace du cœur d’îlot, en particulier dans le cas des architectes hollandais Bakema et Van Eyck 213, sera minorée pour se tourner davantage vers l’extérieur de l’unité de résidence et les « relations » qu’elle entretient avec les espaces publics.

Quelle communauté résidentielle, avec quelle configuration spatiale qui la conforterait : l’impossible question de l’espace véritablement collectif proposé à la résidence se voit déplacée, par le Team X, à nouveau vers la rue, tendance déjà signalée dans la première partie pour le tournant du siècle.

La notion de « relation » est en effet celle qui apparaît, au moins dans le discours, la plus commune aux membres du Team Ten. En fait, même s’ils la mettent tous en avant, elle est celle qui les divise le plus. On pourra même dire qu’elle a contribué largement à brouiller non seulement le message du Team Ten, mais aussi les réinterprétations ultérieures du terme de « relation » que constituent les notions d’ « intermédiaire ».

C’est Bakema qui a introduit la question des « relations », dans sa déclaration diffusée au C.I.A.M. d’Hoddesdon en 1951, en révélant d’emblée son 212 Prenons par exemple le propos, en 1946, de l’architecte urbaniste belge Marcel Schmitz, op. cit. note 111, se référant à Bardet, Munford et plus précisément à Mme d’Hennezel. Constatant la contiguïté de « groupes différents, sans aucun lien d’intérêt commun », il propose d’ « y obvier (…) en ménageant des ponts entre les différentes classes (…). Ce climat humain, cet esprit de bon voisinage, l’ordonnance nouvelle des quartiers résidentiels, basé sur un retour aux formes bien traditionnelles, y pourvoira en partie, mais pour les réaliser pleinement et les maintenir, il faut des agents de liaison (…). Ce rôle pourrait être tenu avantageusement par l’assistante sociale. Installée au cœur de la communauté dans un centre social (…, elle servirait d’intermédiaire (…). Au point de vue de la communauté, son rôle consistera à découvrir le plan humain sur lequel peut s’établir une entente entre les groupes, à préparer le terrain, à développer le sens de la solidarité, à créer un climat favorable aux relations humaines ».213 Rappelons l’importance de l’îlot dans les réalisations de l’Ecole d’Amsterdam pour les extensions de cette ville et dans celles, plus modernes, de Rotterdam (réalisations de J.J.P. Oud dans le quartier Tusschendijken , 1920-1921, et dans le quartier Spangen, 1919-1922, avec aussi M.Brinkman).

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ambiguïté. De l’analyse de ses écrits, il transparaît en effet qu’il donne et mêle trois sens, sans bien les distinguer, aux relations : les relations sociales, les relations que l’individu peut avoir avec son cadre architectural et les relations des bâtiments entre eux, éléments à relier en continuité pour former un tout. Au congrès de 1951, il affirme ainsi : « The relationship between the things has to be recognized and this has to be ‘‘visualized’’ in order to put things in a good order ».

L’importance accordée aux relations sous l’angle de la perception visuelle est croissante, Bakema réaffirmant encore : « New architecture is an expression of a new relationship between men and man-made universe. More and more a building is made from elements, each of them having their own relationship to total space » 214. L’expression d’une relation, perceptive ou affective, de l’homme à son univers bâti ne sera jamais précisée 215. Sera par contre plus efficient pour la conception future le glissement d’ordre métaphorique que recèle la seconde phrase: la relation de chaque bâtiment-élément à un espace total constituerait, au plan architectural et urbanistique, une métaphore des relations insaisissables des individus à la « communauté ». En outre, le fait que Bakema, ainsi que Van Eyck, se soient vus confiés, pour la préparation de Dubrovnik, le thème « Croissance et changement » a contribué à détourner l’investigation des relations entre éléments vers des considérations sur l’ « esthétique du nombre » et l’ « esthétique de la forme ouverte ».

La notion de relation a divisé aussi les membres du Team Ten, en particulier Van Eyck et les Smithson, à propos du caractère opératoire qu’elle pourrait avoir pour le projet. Les Smithson ne parlent jamais de relations indépendamment de dispositifs architecturaux qui les permettraient. Ainsi les relations sociales seraient pour eux facilitées par la rue, qu’ils incorporent en façade d’immeuble dès le projet du concours Golden Lane Housing (1951-1952), sous le terme de streets-in-the-air. Etonnante conception pour des opposants à Le Corbusier qui semblent finalement reprendre l’Immeuble-villas, avec néanmoins pour différence des logements en simplex dont la terrasse (deck) est accessible depuis la coursive, pour un prolongement continu vers l’extérieur.

Cette voie en continuité est développée dans un projet suivant (Terraced Houses Project, 1953) où apparaissent désormais, dans la séquence intérieur/extérieur, des « seuils », représentés comme occasion de rencontres au quotidien et traduits architecturalement de manière presque littérale (fig. 12). La même année, à Aix, ils confirment l’importance conceptuelle que revêt pour eux cette transition entre le logement et la « rue en l’air », en énonçant la notion de doorstep.

214 In Forum, n° 7, 1956.215 L’architecte du Team Ten qui s’est attaché le plus à cette question est Gian Carlo de Carlo. Il a cherché à éclairer les relations qu’on pouvait avoir avec l’architecture en terme de « formes dialogiques ». Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, no 332, janvier-février 2001, p. 73.

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Mais quelle était la « réalité du seuil », pour paraphraser la critique qu’en fera Van Eyck ? Les deux marches à monter, pour entrer dans le logement, n’avaient-elles pas comme véritable raison de surélever celui-ci pour mieux le protéger des vues depuis la coursive ? De fait, le seuil et le souci d’échelle domestique qu’il manifestait, se perdent dans les projets suivants des Smithson, où les interminables coursives, corollaires de la continuité linéaire donnée au bâti, sont dites répondre au « concept de mobilité » et aux « nouvelles significations de la communication » 216. Les rues en l’air résidentielles, connectées en une structure urbaine commandant les quatre « niveaux d’association », sont de plus en plus hypostasiées, avec la célébration croissante des vertus de la « communication » qu’appellent les évolutions sociales et techniques d’alors : « It is quite clear that in an ideal city at the present time, the communication net should serve (and indicate) places-to-stop-and-do-things-in. This is somewhat different from saying that every city needs a core .» 217. Cette dernière phrase reprend mot à mot, pour la réfuter, la déclaration de J.L. Sert au C.I.A.M. 8 d’Hoddesdon en 1951. Huit ans plus tard, au moment de la dissolution des C.I.A.M. à Otterlo, l’heure n’est plus au souci humaniste d’un cœur de ville, mais à l’ouverture à la « communication ».

L’ambiguïté de ce terme, préféré à la « circulation » selon la Charte d’Athènes, l’a déjà desservi, mais moins encore que l’application que les Smithson en proposent avec leur première opération d’habitat réalisée : Robin Hood Gardens, à Tower Hamlets (1966-1970), qui concrétise Golden Lane quinze ans plus tard. Les deux très longs immeubles linéaires à coursive du côté voie publique, encadrent un vaste parc plutôt à la manière d’un superblock démesuré. Les deck-streets, sans échelle humaine ni véritable seuil, ne peuvent convaincre de leurs vertus sociales. Non reliés, ils ne constituent pas non plus cette structure urbaine qualifiée de stem. En outre, les Smithson, en contradiction avec leur doctrine essentiellement axée sur celle-ci et affiliée à la tendance brutaliste, ont plaidé simultanément en faveur de l’échelle humaine (« nous devrions être capables de créer des places qui soient d’un usage plaisant ») 218.

Ils ont aussi envisagé la notion de doorstep uniquement depuis l’intérieur du logement, en terme de « real space needs of family life, especially for children. Everyone needs a bit of sheltered outdoor space, as an extension to his house » 219. Ils rejoignent cette tendance à privilégier les besoins en surface privative, problème quantitatif crucial à la fin des années 1950, alors que le baby-boom de l’après-guerre est au plus fort de ses effets.

L’écartèlement du discours des Smithson sur l’immeuble-rue, entre gigantisme des ouvertures urbaines et petite échelle du seuil, provient peut-être aussi de l’impact des positions différentes de Aldo Van Eyck sur ces thèmes. Très 216 A. et P. Smithson in Architectural Design, octobre 1958.217 Ibid., avril 1959.218 P. Smithson, lors de la réunion du Team Ten à Royaumont en 1962. Voir Architectural Design, n° 11, nov. 1975, vol. 45, pp. 664-669.219 In Architectural Design, n° 4, avril 1959.

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centrales pour lui aussi sont les notions de « relation », mais plus au plan des idées que des formes architecturales censées les opérer. Sa réflexion première s’appuie d’ailleurs plutôt sur la « relativité » 220, notion nourrie d’une expérience et d’une connaissance du rapport à l’espace, d’une part chez l’enfant, d’autre part dans une société traditionnelle africaine.

Dans le village dogon, dont il observe sur place plusieurs exemples avec enthousiasme, Van Eyck voit le paradigme du phénomène de dualité (« twin phenomena paradigm). Il admire dans l’assemblage compact des maisons une « simplicité complexe », une « clarté labyrinthique », et affirme à son tour : « la ville est une grande maison et la maison une petite ville » 221.

Van Eyck est nourri d’ethnologie et on peut penser que sa « relativité » est empreinte du « relativisme sociologique » de Marcel Mauss. De ce dernier, il semble plutôt avoir réinterprété à sa manière un autre concept, le « fait social total », en proposant, au congrès d’Otterlo en 1959, sa définition du cluster : « The problem of cluster is one of developing a distinct total structure for each community and not one of sub-dividing a community into parts. To relate the parts of a community into a total cluster a new discipline must be developed »2

22. Chaque communauté est relative à une communauté totale, selon une structure d’ensemble qui ne doit pas opérer des sous-divisions. Inspirée de l’observation de la société dogon, ce postulat ne pourra trouver sa transposition sociale et Van Eyck s’en tiendra à l’instrumentation spatiale des relations proprement dites entre les « niveaux d’association », avec « un argumentaire d’ordre anthropologique : « redécouvrir les principes archaïques de la nature humaine », à savoir ici essentiellement sa dualité.

Le projet d’urbanisme pour Nagele (1948-1953, fig. 11) esquissait déjà la recherche d’articulation spatiale des unités résidentielles avec un core. Mais c’est plus concrètement, avec la réalisation de l’orphelinat d’Amsterdam (1955-1960), que Van Eyck revient à une échelle humaine, celle qu’exigent des espaces pour l’enfance, et expérimente toute une série de dispositifs spatiaux pour assembler des « lieux », intérieurs et extérieurs et plus ou moins collectifs. A partir de deux trames carrées différentes, superposées et décalées, il réalise une nappe modulaire évidée par des cours et des patios. Le décalage des trames (fig. 13) lui permet de décentrer et d’ouvrir les espaces en diagonale, et surtout de créer un intervalle entre elles, à l’origine de son apport théorique le plus connu.

En 1956, puis à nouveau en 1959, Aldo Van Eyck énonce en effet un principe marquant : « quelque chose de plus a germé dans mon esprit depuis que les 220 Voir Francis Strauven, the Shape of Relativity, Amsterdam, éd. Architecture & Nature, 1995.221 Dans le chapitre IX du De re aedificatoria, Alberti tient exactement le même propos, dont Françoise Choay, op.cit., remarque qu’on le retrouve plus tard dans la Teoria de Cerdà, à la faveur du développement de la sociologie, et chez Camille Sitte (cf. notes 37, 58 et 173). Puis Louis Kahn fait de la maison et de la ville une « société de pièces ». C’est lui qui inspire le plus directement Van Eyck, qui l’a contacté à la fin des années 1950.222.Extrait de Oscar Newman, C.I.A.M. 59 in Otterlo, Stuggart, Karl Krämer Verlag, 1961.

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Smithson ont prononcé à Aix le mot de doorstep (seuil). Il ne m’a plus quitté depuis. Je l’ai repris, en élargissant sa signification aussi loin que je le pouvais. Je suis allé jusqu’à l’identifier au symbole de ce que signifie l’architecture et de ce qu’elle pourrait accomplir. Etablir l’inbetween (entre-deux), c’est réconcilier les polarités en conflit. Instituez le lieu où elles peuvent s’interpénétrer et vous rétablirez le phénomène double originel. Je l’ai appelé ‘’ la plus grande réalité du seuil ‘’ à Dubrovnik. » 223.

Déjà chez les Dogons, il avait remarqué des pièces ouvertes et couvertes qui lui avaient suggéré qu’on pouvait « abolir les barrières de l’antagonisme entre espace ouvert et espace fermé ». Car, avec l’in-between, il s’agit bien essentiellement de cela. Dans l’orphelinat, les 125 enfants sont répartis par âge dans huit « maisons » à patio, assemblées elles-mêmes en deux groupes, avec une cour approximativement centrale confirmant une structuration hiérarchisée. Celle-ci assure une gradation vers le collectif, mais en restant au sein d’une même institution. On ne peut donc pas considérer ce projet comme l’équivalent d’une mise en relation des quatre « niveaux d’association » du Team Ten, de l’habitation à la ville, du plus privé au plus public. La réconciliation des polarités contraires qu’il réalise se limite ainsi surtout à un fin travail de transition entre le dedans et le dehors, sans impliquer des rapports sociaux entre des « communautés ». On remarquera d’ailleurs que ses deux réalisations phares sont des foyers (orphelins, filles-mères), c’est-à-dire des programmes pour communautés homogènes.

La déjà difficile question, pour la conception, des espaces micro- et macro-sociaux aux échelles de la résidence, du voisinage et du quartier, trouve encore l’occasion d’être un peu plus amenée avec l’impact de l’importante réflexion de Van Eyck. Si elle contribue effectivement, sans être comme pour les Smithson desservie par son application architecturale 224, à la genèse des notions d’ « espace intermédiaire » dans les années 1970, c’est en les ramenant essentiellement aux dispositifs de transition entre l’intérieur et l’extérieur. Ses deux réalisations notoires et probantes sont d’ailleurs à l’échelle d’un bâtiment, tandis que les opérations urbaines des Smithson (Robin Hood Gardens) ou de Candilis (Toulouse – Le Mirail), trop basées sur une idée de stem confondue avec d’interminables coursives avancées comme rues-en-l’air, ne parviennent pas à passer pour des ensembles articulant différentes échelles d’espaces sociaux.

Paradoxalement, c’est à l’apogée du Team Ten, qui voit l’arrêt des C.I.A.M. puis l’organisation de son propre congrès à Royaumont en 1962, que la disparité des points de vue et des réalisations de ses protagonistes est à son comble. Dans leur langue commune, l’anglais, ils emploient les mêmes termes, mais avec d’importantes différences, tant au plan des idées que de leurs tentatives

223 Ibid.224 Le foyer Hubertus Huis pour filles-mères, Amsterdam, Plantage Middlenlaan (1973-1981) est une réalisation largement publiée, qui a convaincu alors bien des architectes sur ses qualités de seuil et d’espaces intermédiaires, entre la rue et le foyer ainsi que dans l’opération elle-même.

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d’application, brouillant ainsi leur message. Pour ce qui est des quatre « niveaux d’association » et de l’idée de « communauté » et d’ « identité » qu’ils recouvrent , les membres du Team X ne sont pas parvenus à les préciser et à se départir de l’influence anglo-saxonne des « unités de résidence » et des « unités de voisinage », sans pouvoir à leur tour en dégager une définition consensuelle. Un angle original a été alors de privilégier les « relations » entre ces niveaux plus que l’investigation difficile de ceux-ci en eux-mêmes.

L’articulation de l’habitation avec ses abords immédiats les a particulièrement mobilisés autour de la notion de « seuil », mais avec des divergences conséquentes, quant aux échelles et aux formes qu’elle implique. Tiraillé entre l’utopie de la structuration urbaine par des rues-en-l’air et sa réduction aux marches d’un pas-de-porte, le seuil (doorstep) gagnera en fécondité pour les réflexions et projets ultérieurs, en étant réenvisagé par Van Eyck, de façon plus conceptuelle et donc plus ouverte, en terme d’ « entre-deux » (in-between). Potentiellement, ce terme englobe aussi bien l’idée de transition que d’espace intermédiaire, deux notions qui émergent plus nettement quelques années après, mais que Van Eyck annonce : « two worlds clashing, no transition. The individual on one side, the collective on the other. Between the two, society in general throws up lots of barriers.» 225.

domestiquer les dialectiques : « complexité » et « structure »face à l’opposition individu/grand nombre

La dialectique de la vie individuelle et de la vie en collectivité nous est apparue tout au long de l’ouvrage constamment sous-jacente à la pensée architecturale sur l’habitat. Vers la fin des années cinquante, à la fois plus attentive à l’individu et marquée par l’essor du « grand nombre » anonyme, cette dialectique devient plus explicite. Elle le doit notamment à des réflexions d’architectes, comme celles de A.Van Eyck, de G.Candilis et de G.C. de Carlo présentées à Otterlo, mais aussi à des travaux de philosophes et de sociologues, à un moment où ils publient des ouvrages qui l’éclairent particulièrement.

Parmi ceux-ci, différentes approches peuvent être distinguées : celle qui procède d’une lecture critique de la dialectique théorisée par Marx, celle qui développe une pensée structuraliste à partir de l’anthropologie (Lévi-Strauss, l’analyse de la maison kabyle par Bourdieu,…), celle qui relève de l’ontologie et de la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Bachelard,…).

225 D’après O. Newman, C.I.A.M.’ 59 in Otterlo, op. cit. note 222.

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Pour la première, on pense d’emblée à Georges Gurvitch, puis à Henri Lefebvre, mais en fait, parmi les approches sociologiques françaises en relation effective avec des urbanistes et des architectes, c’est paradoxalement celle du Père Louis Joseph Lebret (1897-1966) qui introduit la première, au moins auprès de la mouvance « culturaliste », l’analyse de la dialectique marxiste.

De sa jeunesse bretonne et de son ancien métier d’officier de marine, il garde une sensibilisation aux rapports de classe ainsi qu’aux conflits entre laïcs et croyants, qui l’amène, pendant son noviciat inachevé de dominicain à partir de 1928, à fonder un mouvement pour dépasser ces clivages et une revue de sociologie. Jusqu’en 1940, il développe le « Mouvement de Saint-Malo » en faveur du secteur de la pêche, action syndicale professionnelle d’esprit chrétien. C’est dans ce contexte de solidarité qu’il s’interroge sur le corporatisme, mais aussi sur le marxisme. La capitulation de la France précipite sa volonté de changement social. Il crée alors Economie & Humanisme, Centre d’études des Complexes sociaux, renonçant finalement à l’appeler Centre d’études sur le Marxisme, avec pour objectif de développer l’économie humaine et communautaire. Cette idée divise quelque peu les sociologues membres de l’association. Si F. Perroux se réfère scientifiquement à Tönnies et à Gurvitch, G. Thibon exalte davantage l’idéal des pratiques villageoises, à l’instar du régime de Vichy.

Le Père Lebret lui-même apparaît avoir une réflexion dialectique, entre l’utopie et le pragmatisme, qui le porte notamment à s’enthousiasmer pour les réalisation des travaillistes anglais et suédois et à développer des méthodes d’enquête issues de Le Play. S’il cherche à comprendre comment « l’histoire des groupes humains se déroule entre le pôle sociétaire et le pôle communautaire, ses Principes pour l’action le conduisent à proposer dès 1944 une « organisation communautaire des territoires », dont la traduction spatiale et institutionnelle inspirera les échelons de G. Bardet, puis évoluera vers une définition plus opérationnelle.

C’est ce que confirment ses unités progressives d’aménagement, de l’unité locale de base à l’ensemble supranational, principe repris par G. Dessus au Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. En 1949, son ministre Eugène Claudius-Petit, proche de Economie & Humanisme, crée une Direction de l’Aménagement du Territoire, dont le Père Lebret sera l’un des experts consultés 227. Ce rôle auprès de l’administration centrale, en contradiction avec ses positions premières, contribue à faire évoluer sa pensée dialectique vers des grilles normatives 228. Plus généralement, dans les années 1960, la technocratie, grâce à la complexité des rapports sociaux et de l’organisation spatiale qu’elle appelle, est tentée de la résoudre par l’établissement de telles grilles.

227 Pour toutes les informations données précédemment sur le Père Lebret, voir Paul Houée, Louis Joseph Lebret, un éveilleur d’humanité, Paris, les Editions de l’Atelier, 1997.228 Voir en particulier ses « seuils de satisfaction en fonction des échelons des équipements » in Economie et Humanisme, n° spécial « Des villes pour les hommes », 1965.

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De son côté, Georges Gurvitch 229, d’abord philosophe, puis sociologue, est à cette époque celui qui a approfondi le plus l’analyse comparative des différentes pensées dialectiques ayant traversé l’histoire. Selon lui, « la sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux dans l’ensemble de leurs aspects et de leur mouvements, en les captant dans des types dialectiques micro-sociaux, groupaux et globaux, en train de se faire et de se défaire » 230. Du « phénomène social total » de Mauss, qu’il a mis ici au pluriel, il dit aussi : « la réalité sociale (…) est disposée en paliers, niveaux, plans étagés ou couches en profondeur » ; ces entités mouvantes et «essentiellement interpénétrées (…) entrent d’autre part en tension, en conflit perpétuel » 231. Ce propos n’est pas loin des analyses du Team Ten, comme du Père Lebret (ils ont d’ailleurs en commun d’avoir questionné le marxisme). Pour autant, il ne vise pas des applications concrètes. Gurvitch note même que les dialectiques, « même les plus concrètes (celles de Proudhon et de Marx), n’ont pas évité de devenir des dialectiques consolantes et apologétiques (…). Elles ont toutes été domestiquées » 232.

Une telle notion de domestication des dialectiques nous intéresse ici, la formulation de notions d’ « espace intermédiaire » ou de « transition » étant à considérer comme l’une de ses formes, en particulier quand elle a été opérée par les architectes, du tournant des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970.

Au début de cette période, nous avons vu que les architectes formant le Team Ten se saisissent, avec leurs notions de « relations », d’une pensée dialectique issue du marxisme. Mais certains d’entre eux la puise aussi dans l’anthropologie et dans la philosophie. Aux Pays-Bas, des anthropologues publient, dans les années 1950, des analyses d’organisations sociales indonésiennes, qui en éclairent le « dualisme ». Ces travaux inspirent largement, comme il le dit lui-même, Claude Lévi-Strauss, qui publie en 1956 dans une revue hollandaise « Les organisations dualistes existent-elles ? », article repris comme chapitre de Anthropologie structurale. C’est ainsi que A. Van Eyck découvre Lévi-Strauss et ses analyses de sociétés primitives et de leur organisation en village, où, distinguant des « niveaux de structure » et des structures « diamétrales » et « concentriques », il pose « le problème de la typologie des structures dualistes et de la dialectique qui les unit. » 233. Ces 229 Philosophe de formation, Georges Gurvitch (1894-1965), d’abord intéressé par la morale et le droit, s’oriente ensuite vers la sociologie, en particulier après un séjour à New York, conclu par la publication en 1947 des deux importants volumes de La Sociologie du XXe siècle. Il occupe, en 1948, la chaire de sociologie fondée par Durkheim, dirige au CNRS le Centre d’études sociologiques et crée les Cahiers Internationaux de Sociologie.230 G. Gurvitch (sous la direction de), Traité de sociologie, tome I, 1958.231 In Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XV, 1953. Voir, également de Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie, 1ère éd. 1950, éd. remaniée 1963 et Le concept de classe sociale de Marx à nos jours, 1954.232 G. Gurvitch, Dialectique et sociologie, Paris, Flammarion, 1962, p. 19.233 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1ère édition 1958, réédition 1974. Dans le chapitre VIII, « Les organisations dualistes existent-elles », éd. cit. P.E. de Josselin de Jong et Justus M.

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structures reposent sur les règles de parenté exogamiques ou endogamiques et sur les différentes « oppositions entre : mâle – femelle ; célibat – mariage ; sacré – profane » 234. Elles se traduiront dans la topologie du village, qui joue sur des divisions par moitié et/ou sur des oppositions centre/périphérie, ainsi que sur l’orientation solaire.

A partir de cet ouvrage séminal de Lévi-Strauss , A. Van Eyck développe à la fois un discours sur la « relativité » 235 et des principes généralistes de structuration de l’espace, non référés à des données sociales. Il est vrai que la modélisation structuraliste des correspondances entre le social et le spatial divise fortement le monde des sciences humaines, comme le montre tout particulièrement la polémique entre Gurvitch et Lévi-Strauss, ainsi qu’avec d’autres 236.

De plus, il faut noter la propension d’alors, chez certains architectes, à se faire eux-mêmes ethnologues en quelque sorte, dans le contexte colonial et aussi de leurs propres voyages d’études, à l’instar du Voyage en Orient de Le Corbusier, l’un des premiers Modernes après Tony Garnier à se montrer fasciné par l’habitat méditerranéen.

Initialement, c’est à partir d’enquêtes et de relevés sur l’habitation tant rurale qu’urbaine, que les architectes ont manifesté un intérêt pour l’architecture vernaculaire, en particulier celle du Maghreb, qu’ils caractérisent en valorisant notamment les qualités de patio et de cour .

Les ensembles de maisons qu’ils projettent pour ces pays, réinterprètent directement la typologie traditionnelle telle qu’ils la saisissent 237. Puis leur intérêt s’élargit et s’inverse dans sa finalité : la médina et la casbah représentent alors un tissu urbain, riche et complexe dans ses rapports sociaux comme spatiaux, qui pourrait être transposé à l’urbanisme occidental.

Après la Turquie entre autres, Le Corbusier continue sa découverte de l’altérité culturelle à Alger, où il s’émerveille : « la Casbah n’est qu’un immense escalier,

Van des Kroef. Le chapitre XII, « Structure et dialectique », provient aussi d’un article publié en 1956 à La Haye.234 Ibid.235 Ibid. ; Dans l’introduction du même ouvrage, cette notion apparaît aussi : « la connaissance des faits sociaux ne peut résulter que d’une solution, à partir de la connaissance individuelle et concrète de groupes sociaux localisés dans l’espace et dans le temps. Celle-ci ne peut, à son tour, résulter que de l’histoire de chaque groupe ».236 Ibid. C. Lévi-Strauss relate longuement son différent avec Gurvitch qui conteste sa théorisation abusive selon lui, en termes de « modèle » et de « structure » (pp. 353-375, éd. 1974, avec également ses démêlés polémiques avec M. Rodinson et V.F. Revel).237 Voir V. Valensi, L’habitation tunisienne, Paris, Charles Massin, 1923. Plus globalement et dans un ouvrage critique contemporain, voir F. Béguin, Arabisances, Paris, Dunod, 1983. Il cite Augustin Bernard, Enquêtes sur l’habitation rurale des indigènes en Tunisie, 1924, et, dans L’Urbanisme aux colonies, « Une ville indigène créée spécialement pour les indigènes à Casablanca », par Albert Laprade, dont le projet de 1917 assemble des maisons en L.

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une tribune envahie le soir par des milliers d’adorateurs de la nature ». Il y voit un « chef-d’œuvre urbanistique – cellule, rue et terrasses » 238, trilogie éminemment fondatrice pour ses idées de « prolongement », mais qui ne remet pas en cause ses principes concomitants énoncés dans la Charte d’Athènes.

Georges Candilis, au contraire, importe les réflexions et le savoir développés à l’occasion de ses études et réalisations au Maroc. En particulier, il montre au C.I.A.M. d’Aix en 1953, en intéressant tout particulièrement Van Eyck et les Smithson qui contribueront à former avec lui le Team Ten, les immeubles Nid d’Abeilles réalisés l’année précédente aux Carrières centrales (Casablanca). Il y revendique la prise en compte de l’ « aspect ethnologique », comme il nomme les modèles sociaux et culturels des habitants, et affirme sa conviction que toute « architecture pour le plus grand nombre » doit être conçue ainsi, rejoignant sur ce point la notion d’ « identité » prônée notamment par les Smithson.

Le respect de l’identité culturelle tient selon Candilis, toujours dans la même opération, au « maintien pour chaque logement du ‘’patio’’ dans sa conception traditionnelle, c’est-à-dire à ciel ouvert ; fermé aux regards étrangers et restant au centre du logement sur lequel donnent toutes les pièces » 239. On notera le fait que la reconnaissance de l'identité culturelle d'un habitat traditionnel révèle souvent l'importance des espaces articulant le dedans et le dehors. C’est le cas avec le Corpus des Arts et Traditions Populaires alors en cours d’élaboration (y sont notamment mis en évidence des escaliers extérieurs, perrons et seuils propres à plusieurs types de maison paysanne française), avec le village dogon étudié par Van Eyck et avec les patios, cours et terrasses de l’habitat arabe.

Mais Candilis ajoute également : « exemple caractéristique d’un type de logement en hauteur qui permet, en respectant le mode d’habitat traditionnel, de réaliser un urbanisme à trois dimensions », autrement dit de retrouver le principe de la cité-jardin verticale avec un immeuble à patios suspendus. On comprend ainsi toute l’ambiguïté de l’appel « Vers une Casbah organisée » que les Hollandais du Team Ten publient dans leur revue Forum en 1959. S’agissait-il de transposer les vertus de la Casbah à l’architecture moderne ou d’apporter à celle-là le rationalisme de celle-ci ?

Cette dernière proposition semblerait à retenir, tant la tentation d’exporter des modèles modernes a marqué même les architectes les plus ouverts aux autres cultures. Ainsi Ernst May, qui a exercé en Afrique (1934-1953), projette en 1952 pour Monbasa un ensemble de logements sur une idée d’African neighbourhood : c’est un quartier qui aurait réuni autour d’une vaste zone verte huit unités de voisinage formées de maisons en bande, de petits collectifs et d’équipements. Une telle conception n’est pas sans rappeler Radburn, ce qui 238 Le Corbusier, La Ville Radieuse, op. cit. , note 118. Cette administration lui fait respecter la casbah presque son P/an Obus (1931-1932) comporte un projet de viaduc habité qui l’enjambe. On notera que ce long immeuble à rue en l’air et cellules-maisonnettes en duplex est l’évident modèle des Smithson pour Golden Lane.239 In L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 60, 1955, « Spécial Afrique du Nord », p. 38.

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étonne peu quand on se souvient que E. May correspondait avec W. Gropius et M. Wagner alors aux Etats-Unis 240.

De même, Georges Candilis, avec une conception autre – « une nouvelle forme d’expression que je considère comme importante : le plan masse sous forme de trame » - reconnaît : « les problèmes posés par le grand nombre, surtout dans les pays à évolution massive et accélérée, devraient être résolus dans leur ensemble (…), mais c’est surtout en Afrique du Nord (…) qu’elle a évolué (M. Ecochard, Maroc) » 241. « Elle », c’est-à-dire la « nouvelle forme d’expression », précisée dans ce même article. Le « plan masse sous forme de trame » est présenté comme un moyen d’obtenir des « relations harmoniques entre les volumes bâtis et les espaces libres : la recherche de l’ESPACE dans le plan masse devient de plus en plus, pour les architectes, l’inquiétude primordiale et la collaboration entre lui et les plasticiens apparaît comme indispensable ». Ce propos, qui rejoint la thématique de « l’esthétique du plus grand nombre » alors développée par le Team Ten et privilégie la dimension plastique, peut surprendre chez un urbaniste.

Société de « masse » ou du « plus grand nombre », en expansion au tournant des années 1960 : bien que, pour certains, ils aient été sensibilisés par l’ethnologie à la nécessité de l’adaptation locale et socioculturelle des principes du Mouvement moderne, les architectes-urbanistes ne parviennent pas à saisir d’autres références pour leur propre société que ces notions numériques anonymes.

Non fondé sur une connaissance sociale, le tissu opérant les articulations du privatif et du collectif, tel que le proposent alors les concepteurs, tend à se confondre avec le système géométrique à donner aux trames. Ils ramènent la question de la structuration de l’espace urbain à une dimension morphologique, inspirée d’architectures traditionnelles, comme si elles étaient garantes de valeurs humaines et pérennes, mais en se référant à des architectures exogènes, comme pour mieux éviter d’affronter leur propre société : après la référence moderniste à l’unité de voisinage américaine, ce sont des formes vernaculaires du tissu de la ville arabe ou du village dogon qui ont été conviées pour argumenter la mise en relation du social et du spatial en une structure urbaine imbriquant leurs échelles.

240 Voir Eckhard Herrel, Ernst May, Architekt und Stadplanner in Afrika 1934-1953, Francfort/Berlin, Deutsches Architektur – Museum / Ernst Wasmuth, 2001.241 Georges Candilis, « Habitations collectives – L’esprit du Plan de Masse », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 57, déc. 1954. Cet article et d’autres études sur « l’habitat pour le plus grand nombre » ont été réalisés dans la perspective du C.I.A.M. de Dubrovnik en 1956, où Candilis était chargé du thème « Urbanism as a part of habitat ».

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Les revues s’efforcent d’ailleurs de comparer les différentes propositions de « tissus résidentiels » 242, mais sans parvenir vraiment à y voir autre chose que des plans masses, ni à trancher entre « cluster, casbah, grappes » 243.

L’hypostase de la trame, outil de rationalisation du projet, abstrait de toute prise en compte du contexte, sera alors l’un des moyens de proposer des systèmes de tissu urbain socialement indéfinis.

La majorité de cette veine, qui caractérise les projets de « méga-structures » et conduira à l’« architecture proliférante » selon le terme de ses détracteurs, adoptera une structure à trame carrée, à l’instar de Candilis réalisant « le mariage de la Casbah et du Meccano » 244, avec notamment une propension à valoriser les terrasses privatives (nous y reviendrons). Mais, par opposition à un tel systématisme, d’autres architectes rechercheront ce qu’ils nomment la « complexité », en l’appliquant plutôt à des trames et/ou des formes, traduction métaphorique implicite de la représentation de l’espace social et de ses pratiques individuelles et collectives, aussi diverses qu’intriquées.

242 Titre de l’article de André Hermant, in Techniques et Architecture, n° 7-8, 1947, numéro spécial « Résidences », réalisé sous sa direction. La page de garde de ce numéro est une photo légendée « village dans l’oasis ». 243 Titre d’un paragraphe de « Vers un urbanisme spatial », Alexandre Persitz, in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 101, 1962.244 Brian Brice Taylor, « Candilis, Josic, Woods, le mariage de la Casbah et du Meccano », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 177, janvier– février 1975. Sur la critique de l’architecture proliférante, voir Christian Moley, L’innovation architecturale dans la production du logement social, Paris, éd. Plan-Construction, 1979, et Edith Girard et alii, « Enfin libres et soumis », in L’Architeture d’Aujourd’hui, no174, 1974. Cet article dénonce aussi la « complexité mimétique, qui n’est qu’une combinatoire », quand elle cherche à reproduire « la complexité de la ville ancienne ».

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Rappelons que G. Bardet avait déjà proposé de ne plus considérer « l’espace urbain en tant qu’espace physique ou étendue relativement homogène et simple », mais en tant qu’« espace social, complexe et hétérogène, qui n’est autre que la projection de toute société sur la proportion de l’étendue qu’elle occupe » 245. Cette idée de « projection » des rapports sociaux sur l’espace mobilisera en fait, un peu plus tard, la réflexion d’inspiration marxiste, dans une partie de la sociologie urbaine comme dans la mouvance Team Ten.

Celle-ci, face à la complexité de l’espace social et de sa transposition architecturale et urbaine, s’est de plus en plus ouverte à de multiples références dans l’espoir de parvenir à la saisir et à la rendre opératoire pour la conception. On notera d’abord que la fin des années 1950 est marquée par différents événements historiques (débat autour de la déstalinisation, écrasement de l’insurrection hongroise en 1956, guerre d’Algérie de 1954 à 1962 et prise de pouvoir du général De Gaulle en 1958) qui ont contribué à des remises en cause idéologiques et à des divisions dans la société française. L’idée de communauté avancée par les urbanistes devient moins évidente et, par exemple, les réflexions et travaux présentés au congrès d’Otterloo en 1959 par G.Candilis semblent refléter cette nouvelle donne.

Ses confrères hollandais l’enregistrent aussi : « opposés de façon manichéenne, les notions de ’’public’’ et de ’’privé’’, de ’’collectif’’ et d’ ’’individuel’’, sont des concepts usés, de fausses alternatives comparables à celles de ’’général’’ et de ’’spécifique’’, ou d’ «objectif » et de ’’subjectif’’. De pareilles oppositions sont les symptômes d’une désintégration des relations humaines primordiales, d’une polarisation entre un individualisme forcené et un collectivisme également exagéré. L’accent est mis sur ces deux bastions, alors que dans la relation humaine dont nous nous occupons dans notre métier d’architecte, il n’est jamais question de personnes ou de groupes pour eux-mêmes, mais de leurs rapports et de leurs implications réciproques. […] La seule façon de réconcilier intérieur et extérieur est alors de détruire ces bastions, de les relativiser l’un par rapport à l’autre. Cela devient possible dès que nous nous concentrons sur les qualités qui engendrent l’accessibilité : cette notion peut en effet être considérée comme l’un des buts premiers de l’architecture. L’accessibilité des espaces intérieurs est mise en évidence à travers l’emploi de formes et de matériaux associés aux espaces extérieurs ; de même les espaces extérieurs seront intériorisés au moyen d’éléments associés aux espaces intérieurs. C’est donc ce jeu de la relativité des aspects intérieurs et extérieurs qui renforce à la fois l’accessibilité des espaces et le sens de l’intimité. La lente progression des indications fournies par les moyens architecturaux nous permet d’entrer et de sortir d’un bâtiment sans rupture violente. […] La zone du seuil exprime la transition et la liaison entre des domaines correspondant à des responsabilités territoriales différentes. Elle offre les conditions spatiales de la rencontre et du dialogue entre des domaines de caractère différent, en tant que lieu de réconciliation où s’interpénètrent la maison et la rue, le privé et le public. » 246.

La difficulté à identifier, dans toutes leurs dimensions, tant le groupe familial et son espace public que les groupes sociaux investissant l'espace public, conduit 245 Gaston Bardet, Problèmes d’urbanisme, Paris, Dunod, 1941. Cité par Jean-Pierre Frey, « [Jean]-Gaston Bardet, l’espace social d’une pensée urbanistique », in Les Etudes Sociales, n° 130, 2e semestre 1999.246 Ce texte de Hertzberger est cité dans Herain Hertzberger Six architectes photographiés par Vogan Van Keuken, Milan, Electa Moniteur, 1985. Il est issu de sa collaboration avec A. Van Eyck qui l’avait appelé à rejoindre l’équipe de la revue Forum.

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Hertzberger, dans la lignée de Van Eyck, à se focaliser sur le dispositif qui peut les mettre dans un contact contrôlé et graduel, à savoir le « seuil ». On note que la transition qu’il assurait est quelque peu réduite ici à sa dimension visuelle, avec des continuités de formes et de matériaux prônés pour lier la perception de l’intérieur et de l’extérieur, loin de la déclaration emphatique de J. Bakéma 247.

Alors que les architectes du Team Ten avaient déclaré initialement l’importance des « relations » à chacun des « niveaux d’association humaine », c’est finalement le seuil qui cristallise, chez eux et leurs continuateurs, cette exigence, avec pour effet de mettre l’accent sur l’opposition privé/public qu’il prétend dépasser.

Georges Candilis énonce dans un article 248 paru l’année d’Otterloo une liste de préceptes pour revoir la conception de l’habitat, parmi lesquels :

« (…) 3. LIBERTE FAMILIALE, FACTEUR PRIMORDIAL DE L’HABITATIl faut rechercher des solutions entièrement nouvelles qui peuvent aider les hommes à s’adapter aux conditions changeantes de notre époque. Il faut trouver des solutions qui dans notre temps du grand nombre permettent aux individus et aux familles de sauvegarder leur identité et leur personnalité.4. CONTINUITELes mêmes besoins fondamentaux, hier, aujourd’hui et demain. La notion de logis-abri. La notion de logis-feu-foyer. La notion logis-nature. Mais si on peut déterminer ce qui est commun à des groupes humains importants, il est impossible de saisir ce qui est particulier à chaque homme.Ainsi il est impossible de normaliser dans les logis les conceptions suivantes :- l’organisation des espaces,- la séparation des fonctions,- l’interpénétration de l’espace de l’intérieur à l’extérieur et vice versa,- la conception spirituelle et plastique,- le besoin de changement, d’addition et d’amélioration.Ce sont des conceptions indéterminées. Non normalisables. Particulières à chacun. Dans notre époque de répétition de nombres. Dans notre époque du grand nombre. Ces notions assurent la liberté familiale qui détermine la personnalité et l’identité des familles.5. MOBILITEMais la vie familiale est intégrée dans le milieu social et « collectif », constamment changeant, en évolution permanente. C’est le seuil de son logis qui sépare ou unit ces deux conceptions : le logis (liberté familiale) + milieu social (organisation collective). C’est la plus grande réalité du seuil. Le logis dans l’organisation collective suit les cycles de la conception et de l’élimination : l’homme doit de plus en plus oublier la conception « maison de famille », pour toute sa vie, pour la conception : logis utile et flexible qui change au cours de sa vie. L’homme d’aujourd’hui occupe de plus en plus de surface : pour vivre, pour circuler, pour se distraire, pour s’instruire ».

Si ce texte sanctifie une fois encore « la plus grande réalité du seuil » invoquée par Van Eyck, on note aussi qu’il interprète la distinction individuel/collectif sous l’angle des besoins particuliers et communs, afin de pouvoir différencier, pour la production et la conception, le normalisable et le non-normalisable, le fixe et l’évolutif. Candilis, Josic et Woods présentent d’ailleurs une « proposition pour un habitat évolutif », où ils mettent ainsi en avant « deux grandes familles de composants : les éléments déterminés, les éléments indéterminés ». Parmi ceux-ci figuraient, on l’aura remarqué dans leur article, « l’interpénétration de l’espace de l’intérieur à l’extérieur

247 « La nouvelle architecture est fondée sur un nouveau rapport entre l’espace intérieur et l’espace extérieur », J. Bakéma, « Notes sur la situation actuelle de l’architecture et de l’urbanisme », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 91-92, 1960.248 Extraits de G. Candilis, A. Josic et S. Woods, « Repenser le problème », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 87, 1959.

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et vice versa » ainsi que, moins directement, l’évocation du besoin d’extension de la surface, deux points importants de l’évolution, que leur projet, circonscrit à l’intérieur du logement, ne traite pas.

On retiendra de l’article de Candilis, avant de revenir plus loin sur le rôle important qu’il accorde aux terrasses privatives, cette opposition déterminé/indéterminé, en l’interrogeant comme une « idée-force de la flexibilité [en réponse aux] exigences de la vie moderne […] si complexes et changeantes » 249.

Face à cette complexité accrue, deux tendances de pensée architecturale transparaissent au tournant des années 1960 : tenter de la mettre en ordre, selon une démarche marquée par le structuralisme, ou au contraire l’exalter, en la traduisant dans des formes et espaces à géométrie complexe censée correspondre à la vie.

L’une des transpositions du structuralisme à l’architecture réside dans une propension à trouver dans des jeux d’opposition binaire un mode de pensée opératoire pour le projet. A l’idée antérieure d’articuler quatre échelles urbaines, de l’habitation à la ville, se substitue progressivement, alors que s’exacerbe le hiatus entre l’individu et la société du « grand nombre », l’intention de résoudre des dualités. Le couple Indéterminé/déterminé correspond ainsi implicitement à une représentation de l’espace des pratiques individuelles face au cadre de production technique et de politique étatique du logement.

Cette pensée, rapportée dans le contexte français à l’influence qu’y a eu G. Candilis, s’inscrit dans une mouvance plus large. Le colloque que le Team Ten organise à Royaumont en 1962 illustre bien l’ouverture à de nouvelles approches, celles notamment de Christophe Alexander, présent au colloque, et de Louis Kahn (1901-1974), qui y est souvent cité.

Kahn, qu’on sait être plus largement reconnu en France à partir des années 1970, notamment grâce à Bernard Huet, est en fait quelque dix ans plus tôt déjà réputé, à la fois pour son architecture et sa pensée. La clarté de l’une comme de l’autre semble se correspondre, dans une même essentialité saluée par la critique 250. Avec un discours qui apparaît en même temps rationnel et poétique, avec des formes simples qui allient logique constructive et héritage du classicisme sous un jour autre que Perret, la synthèse kahnienne touche les architectes, avec l’appui d’aphorismes autour de Form, Order, Design. Pour s’en tenir à notre sujet, c’est d’abord la notion de « structure » mise en avant par L. Kahn qui marque le Team Ten, dans la mesure où elle associe une pensée constructive et un principe d’organisation de l’espace.

Les structures anthropologiques de Lévi-Strauss trouvant un écho auprès d’une partie des architectes, on peut admettre qu’ils ont à leur tour cherché plus ou moins consciemment à développer un structuralisme architectural. De même que Lévi-Strauss met en évidence l’importance d’oppositions binaires (comme le cru/le cuit ou bien le haut/le bas, etc.) dans le fonctionnement des mythes, de même des

249 Alan Colquhoun, Recueil d’essais critiques, architecture moderne et changement historique, Liège, Martaga, 1981.250 Voir par exemple, juste après Royaumont, l’article de R. et E. Katan, « Le fondamentalisme dans l’œuvre de Kahn », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 105, décembre-janvier 1962-1963.

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architectes se montrent réceptifs à celles-ci. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre leur intérêt pour l’opposition entre « structure servante » et « espace servi » proposée par Louis Kahn et appliquée à ses bâtiments, par exemple les Laboratoires A.N. Richards (Université de Pennsylvanie, Philadelphie, 1957-1961).

Alors que cette conception avait une portée plus large, elle se voit ramenée par beaucoup à une dimension technique. Elle rejoint d’ailleurs pour partie la distinction déterminé/indéterminé de Candilis, mais également les recherches que mène Nicolas Habraken, à partir de 1960, puis dans le cadre du S.A.R. à Eindhoven qu’il dirige de 1965 à 1975. S’inscrivant dans un « structuralisme hollandais »251, Habraken publie en 1961 De Dragers en de mensen (« Les structures porteuses et les hommes »)252. Il propose lui aussi, de faire d’une séparation d’ouvrages, en l’occurrence le Support/Infill (structure/remplissage) l’un des modes techniques de la participation des habitants à la conception et de la flexibilité de leurs logements.

La formulation théorique et la schématisation de son idée ne sont pas sans rappeler le thème du « casier à bouteilles » de Le Corbusier et ses immeubles projetés pour le Plan Obus : Habraken propose de réaliser ses bâtiments selon un mode de production industrielle d’éléments de construction distinguant les éléments de « rapport immobile » et les « unités détachables, marchandise commercialisable » ; les premiers relèvent de la « communauté », les secondes de l’ «individu ».

La question fondamentale de l’habitat – les relations qu’il établit entre « individu » et « communauté » - évolue pour certains, dans les années 1960, vers la recherche de nouveaux processus de production-conception. Ils visent à donner davantage de pouvoir à l’habitant et à revoir en conséquence les systèmes constructifs, décomposés en différentes familles d’éléments. Mais, s’il faut s’attarder sur les idées d’Habraken, très représentatives de ces démarches et de leur idéologie participationniste, c’est aussi en raison des notions et des schémas de conception du logement qu’il a proposés, en contribuant à valoriser les espaces entre intérieur et extérieur en terme de « marge ». Distinguant d’abord, dans un logement envisagé comme une « structure » au plan typologique et constructif, les « zones » en contact avec l’extérieur et celles qui ne le sont pas, Habraken propose ensuite de repenser la délimitation interne et externe de ces zones, en laissant des « marges » entre elles. L’ensemble des zones et des marges forme un schéma structurant un immeuble, a priori traversant et linéaire, selon des bandes parallèles, parmi lesquelles l’espace de la façade (fig. 13) 253.

Ces « marges » ont plusieurs significations. Pour Habraken, elles représentent d’abord le jeu permis par le procès qu’il prône. Il s’agit à la fois d’une marge de choix dans la typologie de l’immeuble (à coursive en façade ou à balcons et loggias) et dans les possibilités d’aménagement offertes aux concepteurs, comme aux usagers

251 Selon le terme de K. Frampton et J. Sautereau dans un article de Encyclopedia Universalis.252 Nicolas John Habraken, né en 1928, est architecte diplômé de l’Ecole de Delft en 1955. Son ouvrage De Dragers en de mensen, Het heinde van de massawoningbouw, est traduit en anglais en 1962 : Supports, an Alternative to Mass Housing et en français en 1972. En Angleterre, le PSSHAK (Primung Support Structure and Housing Assembly Kits) applique le système du S.A.R.253 En France, les travaux de N.J. Habraken sont récapitulés dans Techniques et Architecture, n° 311, octobre-novembre 1976. Auparavant, L’Architecture d’Aujourd’hui, dans ses numéros de février-mars 1970 et de 1974 (n° 174) en avaient donné un aperçu. L’habitat comme pratique (B. Fortier, sous la dir. de), Paris, Institut de l’Environnement, 1973, analyse la pensée de Habraken ainsi que celle de Ch. Alexander.

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(« variantes » et « sous-variantes » pour le cloisonnement). Il s’agit aussi d’un dispositif de coordination modulaire. Dans cette perspective, on note que le schéma de marge tend à se concrétiser en trames dimensionnées, en formant avec les zones des grilles qui alternent bandes minces et bandes larges. Nombre d’architectes, en la justifiant aussi par l’opposition trame servante/trame servie empruntée à L. Kahn, se sont orientés vers cette pensée technique de l’espace d’habitation et de son tissu urbain. Si les villes nouvelles fournissaient déjà l’occasion d’élaborer des outils et méthodes de projet adaptés à leur échelle et à leurs objectifs urbains, le lancement en 1970 d’une politique d’ « industrialisation ouverte » par composants compatibles contribua à déplacer la réflexion vers les techniques constructives.

Vouloir mettre en ordre les multiples paramètres de la conception architecturale et urbaine de l’habitat, en s’inspirant peu ou prou du structuralisme, s’est traduit par une plus grande réceptivité aux oppositions duales (privé/public, intérieur/extérieur, individuel/collectif seront celles-ci), mais aussi par une certaine confusion dans la notion même de « structure ». D’abord entendue comme une pensée sur l’organisation de l’espace, elle dérive finalement vers une polarisation sur les structures porteuses, comme un support collectif devant permettre les individualisations.

L’idée de « marge » pouvait concerner les espaces intermédiaires. Mais le fait de l’associer à une réflexion sur les techniques constructives l’a cantonnée plutôt dans le bâtiment lui-même. Dès lors, elle rencontre notre sujet en ayant contribué à faire émerger le thème de l’espace de la façade, qui recouvre plusieurs questions : extension de la surface du logement, personnalisation, incorporation à la fois intime et urbaine des balcons et loggias, transition visuelle (intérieur/extérieur, échelles domestique et urbaine) et climatique 254.

L’impact du thème de l’espace-façade à partir du milieu des années 1960 est l’un des indices de la montée de l’exigence de dispositifs de transition entre le logement et l’espace extérieur, de moins en moins rapporté à une idée de communauté. Celle-ci était encore débattue en 1962 à Royaumont, où Christopher Alexander vient présenter ses travaux publiés l’année suivante sous le titre Communauty and Privacy255. Mais déjà, comparée aux approches antérieures du Team Ten, on pouvait remarquer que sa notion de communauté concernait davantage, à l’instar de la « société de pièces » de Kahn, l’organisation interne de l’habitation, où lui aussi distingue deux catégories d’espace : les zones et leurs articulations, soit joints ou locks (fig. 13). Parmi ces zones, Alexander affirmera, après avoir analysé des habitats traditionnels et notamment péruviens, l’importance des patios intérieurs.

254 A la fin des années 1970, plusieurs recherches vont dans ce sens, notamment pour le PUCA en 1978 ; Michel Rémon, La façade épaisse (éditée en 1980) ou Alain Rénier, Les lieux de la façade. Suivra ensuite Domus demain, où Yves Lion et François Leclerc proposeront la « bande active », plaçant en mince redoublement de façade les pièces humides ainsi éclairées et rationalisées quant à la construction et l’entretien des canalisations.255 Christopher Alexander, né à Vienne en 1936, mathématicien et architecte diplômé à Cambridge , vit aux Etats-Unis depuis 1958. Il y rencontre un autre émigré, depuis 1940, Serge Charmayeff (1900-1996) avec qui il soutient un doctorat (« Shape of communauty : realization of human potential ») et le publie (Communauty and Privacy, New York, Doubleday, 1963). Puis il publie seul Notes on the synthesis of Form, Cambridge, Massachusets, Harvard University Press, 1964, traduction Dunod, 1971, et notamment A Pattern Language, New York, Oxford University Press, 1977.

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A la différence de Kahn et de Habraken, Alexander ne cherchera pas à référer la conception à des principes de structure et de géométrie, mais plutôt à une sorte de répertoire de modèles spatiaux correspondant à différentes pratiques de l’habitat et de lieux publics. Il propose ainsi, progressivement, 278 modèles (patterns), constitutifs d’un langage, puisqu’il fait de la démarche de conception un Pattern Language. Parmi ces modèles, l’un des premiers qu’il définit, en écho implicite aux « marges », est le thick wall pattern, modèle du « mur épais », permettant « aux habitants d’individualiser leurs murs par des sièges près des fenêtres, des niches, des étagères, des placards, des rangements, etc. »256. D’autres modèles, qui peuvent aussi illustrer sa notion de joint, concernent directement la transition intérieur/extérieur, comme ceux qu’il intitule « espace de la fenêtre », « espace de jeu long et continu », « lieux en bordure des bâtiments »257, « transition pour l’entrée »258 ou un « escalier est une scène ».

L’idée que la conception architecturale puisse être assimilée à l’utilisation d’un langage est l’un des avatars de l’influence du structuralisme sur les architectes, en l’occurrence celle du structuralisme linguistique. Les travaux de l’Américain Noam Chomsky entre autres, depuis Structures syntaxiques (1957) jusqu’à Le langage et la pensée (1968) en particulier, contribuent à cette influence, évidente dans une partie de la recherche architecturale, axée sur la sémiotique, mais moins effective dans la production proprement dite et en tout cas peu probante, sous diverses variantes des systèmes combinatoires.

En tant que méthodologie du projet, le langage des modèles d’Alexander a eu peu d’impact dans le milieu architectural français. Certains de ses modèles publiés par les revues ont pu par contre corroborer le discours qui s’attache au début des années1970 de plus en plus à la notion de transition, comme in le reverra. Sa thématique initiale des joints s’est précisée au travers de plusieurs modèles de relations intérieur/extérieur, ceux qui apparaissent plus particulièrement choisis par l’article cité de L’Architecture d’Aujourd’hui en 1974.

Pour conclure sur la volonté de mise en ordre « structuraliste » des données de la conception telle qu’envisagée par nombre d’architectes autour de 1970, on retiendra d’abord que le terme de « structure » a tendu à dériver vers un excès de réification géométrique et constructive, avec une certaine propension aux trames « servantes », « marges », « joints » ou « bandes ». Tous ces espaces intercalaires procéderaient de deux genres de raisons, combinés ou non : donner des possibilités de personnalisation face aux cadres normatifs, assurer une transition entre l’intérieur et l’extérieur. Ces deux soucis traduisent le rabattement de la question de l’articulation des niveaux d’association humaine sur des conceptions plus concrètes et marquées par la perception d’une bipolarisation montante : des exigences individuelles face à la société de masse. L ‘idée d’oppositions binaires est l’autre conséquence à retenir de la diffusion de la pensée structuraliste : elle imprègne fortement le renouvellement du discours architectural au moment de la réforme totale de l’enseignement des

256 Ch. Alexander, « Thick wall pattern », in Architectural Design, février 1968, traduction dans L’Habitat comme pratique, op. cit.257 « Faire des abords de bâtiments, des espaces de connexion et de transition entre l’intérieur et l’extérieur, en aménageant des allées, des sièges et des arcades », d’après le résumé de quelques modèles publié dans L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 174, 1974.258 « Créer un espace entre la rue et la porte de devant dans lequel la lumière, les sons, l’orientation, le niveau, la vue, tout contribue à créer un espace de transition entre le public et le privé ». Ibid.

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Beaux-Arts. L’une des voies envisagées pour résoudre ces oppositions sera de développer des notions d’articulation ou de médiation.

Alors qu’une partie de la réflexion architecturale s’ouvre à la pensée structuraliste pour mettre de l’ordre dans la complexité des données, une autre a tenté à l’inverse d’exploiter le potentiel formel et spatial que celle-ci recelait a priori.

Jean Renaudie (1925-1981, architecte diplômé en 1958, année de constitution de l’Atelier de Montrouge qu’il rejoint alors) développe une pensée qu’on peut affilier pour partie au Team Ten, notamment de par sa définition de la ville : « la ville est une combinatoire où, à tous les échelons d’organisation, s’établissent sur une structure complexe des phénomènes de communication dans tous les sens ». Il investit plus particulièrement la notion de complexité : « il ne peut y avoir de bonne solution que dans la mesure où elle tient compte d’une certaine complexité, car les relations sociales en milieu urbain ne sont jamais simples et jamais juxtaposées les unes aux autres. Elles s’interpénètrent et se superposent. »259.

Un tel propos semble faire écho à celui des Smithson, qui, certes très loin de la réalité de leurs projets, avaient décrit leurs rues-en-l’air comme « un continuum complexe, connecté au sol quand cela est nécessaire au fonctionnement de chaque niveau d’association ; notre hiérarchie associative ondule dans un flux continu représentant la véritable complexité des rapports humains ». Ce terme d’ondulation également, dans une perspective métaphorique sinon effectrice, implique la forme donnée aux bâtiments et à leurs decks, comme en témoignent Golden Lane et Robin Hoods Garden, où elles s’incurvent légèrement. Plus nettement, Emile Aillaud (1902-1988), avec Les Courtillères (Pantin, 1958-1964) puis La Grande Borne (Grigny, 1964-1971), accentue l’idée d’une ondulation morphologique configurant une rue plus urbaine. Ses immeubles serpentent en alternant rapprochement et éloignement de façon à suggérer « un urbanisme de la vie privée »260.

Chez Aillaud, à la différence des conceptions des Smithson où la rue s’incorpore en l’air aux immeubles ainsi reliés, elle sort de ceux-ci, même avec le propos d’une urbanité plus intime, en retrouvant sa position traditionnelle au pied des bâtiments. Aillaud revendique pour les grands ensembles « la complexité des agglomérations anciennes faites de hasards, d’accident », leurs « conditions d’une vie harmonieuse », avec « des replis, des clôtures, des ouvertures et des enclos auxquels chacun s’adapte, se modèle et s’attache ». Il propose de les transposer en « lieux » favorables « à la complexité organique de la vie, mentale et affective »261. Mais ses réalisations aux façades planes et peu percées, ne remettent pas en cause la frontière nette entre le logement et l’espace public. Ce qu’il recherche plutôt, c’est un retour au pittoresque de la rue en faisant varier l’écartement entre les immeubles et leur forme linéaire avec pour objectif : « Il importe de créer des ‘’lieux ‘’ qui individualisent la collectivité en permettant à un enfant, par exemple, de rattacher ses émotions au choc psychologique d’un paysage, à l’apparent désordre d’une

259 Ces textes de J. Renaudie sont publiés notamment par L’Architecture d’Aujourd’hui dans les numéros 138 (1968), 146 (« Pour une connaissance de la ville », 1969), 196 et 285 (1993, notamment « Complexité, éléments de théorie »). Parmi les ouvrages commentant sa pensée, Renaudie, la logique de la complexité, publié en 1992 par l’I.F.A.260 Emile Aillaud, « Un urbanisme de la vie privée », in Techniques et Architecture, 4e série, 1961, article introductif d’un numéro sur les grands ensembles ainsi critiqués d’emblée.261 Ibid.

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architecture qui évoque un organisme vivant. Il faut que l’individu se sente moins seul, qu’il échappe à la ségrégation qu’impose l’aspect géométrique d’une construction. » 262.

Individualisation de l’espace collectif : nous ne sommes pas encore dans une perspective de résidentialisation, mais dans l’idée que complexifier les formes, selon l’antienne de l’évocation d’un organisme vivant, donnera le sentiment d’une collectivité échappant à la répétitivité morne et anonyme qu’engendrent les grands ensembles rectilignes.

La notion de « lieu », reprise plusieurs fois dans les deux articles d’Aillaud, commence ainsi à gagner les architectes français vers 1960. Elle est associée chez lui à une nécessaire complexification des formes, pour rendre plus intime et varier la configuration des espaces verts et des rues par des immeubles sinueux, mais aux plans normaux.

Bien que son architecture soit tout à fait différente, on retrouve à la même époque un plaidoyer pour la complexité, avec un argumentaire pour partie analogue, chez Jean Renaudie : « Reconnaître et admettre la complexité de l’organisation de la ville dans la pratique de l’architecture c’est, pour moi, attribuer à l’architecture le rôle de satisfaire la diversité humaine » 263. Même si Renaudie est ouvert aux idées communistes, on note qu’il se soucie d’abord des différences individuelles. En cela, il rejoint un renversement de tendances se manifestant à partir des années 1960 : l’idée de « communauté », quête de deux décennies précédentes, s’efface du discours qui s’oriente davantage vers la question des diversités et évolutions individuelles. Sur un rythme d’environ 500 000 logements sociaux par an, la production de masse à son apogée, dans les grands ensembles, puis dans les villes nouvelles, rend de plus en plus insaisissable toute notion de collectivité. A l’inverse, l’individu est mis de plus en plus en avant : la diffusion du confort dans le logement de chacun, la société de consommation, les erreurs des grands ensembles perçues dès la fin des années 1950, ainsi que le développement des sciences humaines contribuent à reconsidérer la dialectique des dimensions collectives et individuelles à partir de celles-ci.

Un tel glissement est particulièrement évident chez Renaudie, qui plaide en faveur d’une diversification des logements par l’intérieur de chacun d’eux, rendus tous différents les uns des autres pour une meilleure appropriation active : « l’inattendu, la découverte, la diversité dans l’organisation des formes du logement sont des conditions favorables pour que nous devenions acteurs, et il ne peut y avoir de perception de l’espace autrement que dans l’action. L’importance de la diversité à l’intérieur du logement, favorisant son appropriation, grandit avec le fait que celle-ci est appliquée à l’ensemble, et fait en sorte que tous les logements sont différents les uns des autres et non plus conçus sur le principe de l’appartement-type. […] Il faut que chaque logement joue son rôle dans l’organisation de l’ensemble. C’est la combinaison des maisons entre elles qui a créé les villages que l’on trouve agréables, intéressants, sympathiques. L’organisation de nos logements est toujours fonction de celui d’à côté. Il ne s’agit ni de logement-type, ni de juxtaposition… mais de faire en sorte que chaque logement trouve sa place parmi les autres en

262 Emile Aillaud, in « Points de vue d’architectes », Techniques et Architecture, 19e série, n° 2, mars/avril 1959.263 In « Complexité, éléments de théorie », op. cit. note 259.

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influençant l’organisation de l’ensemble qui, elle-même, résonne sur celle interne, du logement. Chaque logement s’imbrique, se projette, sur les autres et s’organise en fonction de l’environnement du reste de la ville.» 264.

Cette imbrication variée passe pour Renaudie par une complexification formelle des trames, comme en témoigne l’évolution de ses projets (fig.14), sous l’influence notamment des métabolistes japonais, de R. Pietilä et de F. Gehry. Elle se traduit par un renouvellement du pittoresque 265 de la ville historique, mais ses décrochements, creusements et saillies ont aussi pour but de multiplier les formes de terrasses privatives à donner à chaque logement.

La maîtrise de la complexité urbaine est l’un des mythes des années 1960 auquel les architectes-urbanistes se sont efforcés de répondre, en ne pouvant éviter d’être réducteurs. Leurs propositions de trames urbaines diversifiées, tendanciellement marquées par un excès de systématisation combinatoire d’ordre technique et/ou morphologique, ont peu connu de réalisations à grande échelle. Elles ont plutôt eu des incidences sur la conception de l’immeuble, complexifié dans ses relations avec l’espace extérieur immédiat.

Au sein des sciences humaines est en train de se constituer en France, à la même époque, une discipline qui s’intitule « sociologie urbaine ». Si Paul-Henry Chombart de Lauwe en est le principal initiateur, c’est le philosophe et sociologue Henri Lefebvre (1901-1991) qu’il faut retenir comme celui qui a cherché à saisir la complexité urbaine, avec des publications ayant trouvé un écho important auprès des architectes.

Attiré par plusieurs disciplines dont la linguistique, mais rejetant le structuralisme, Lefebvre est d’abord connu comme un penseur marxiste, ou plutôt « marxien » ainsi qu’il se définit lui-même après son exclusion du parti communiste en 1958. Dans cette optique, il s’intéresse à la ville comme production sociale et aux « phénomènes d’urbanisation », à partir de 1960, avec d’abord une réflexion sur la vie ouvrière à Mourenx, ensemble urbain réalisé par la SCIC pour les gaziers de Lacq. 1963 officialise en quelque sorte pour lui le démarrage de la sociologie urbaine, puisqu’il crée à l’Institut de sociologie de Strasbourg un enseignement de cette discipline 266 et qu’il fonde et préside l’Institut de sociologie urbaine, dont font notamment partie Nicole Haumont et Henri Raymond. Nous sommes en effet à l’époque de l’essor des contrats d’études, avec entre autres le CRU, la DAFU, l’IAURP.

Attentif à la vie quotidienne et soucieux de ne pas être « témoin et juge extérieur à la vie », Henri Lefebvre essaye de définir la distance à laquelle la philosophie doit se placer : « ni trop loin, ni trop près : à bonne distance » 267.

Dans ce positionnement proposé à la philosophie, on retrouve, comme en écho homologique, celui que s’est constamment cherché la sociologie, entre micro- et macrosociologie. En outre, cet aphorisme signifie, s’agissant de Lefebvre, qu’il prône

264 Ibid265 Il faut d’ailleurs noter que, parmi les catégories du pittoresque telles qu’elles ont été développées en Angleterre, l’une est justement nommée Intricacy (d’après Philippe Gresset).266 Pour un aperçu sur ce cours voir les articles de Maïté Clavel et Michèle Jolé, anciennes étudiantes, dans Urbanisme, n° 319, juin/juillet 2001, où d’autres hommages à Henri Lefebvre sont également publiés.267 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 2e éd., 1958.

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un juste équilibre entre point de vue théorique abstrait et observation concrète du terrain, dans la banalité des faits.

Il s’agit aussi pour lui, grâce à un recul suffisant, d’avoir la possibilité de multiplier et croiser les regards : ceux de la philosophie, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire et du marxisme dans son cas. Ainsi, cette bonne distance intermédiaire serait celle qui permettrait une interdisciplinarité qui conviendrait pour appréhender la dialectique de « l’échelle individuelle » et de « l’échelle sociale et nationale »268.

D’une certaine façon, on serait tenté de dire que la notion émergente d’espace intermédiaire a à voir, sur un plan métaphysique, avec la quête d’un espace interdisciplinaire, terrain de recouvrement et de convergence, tant théorique que méthodologique, que cherchent les différentes disciplines impliquées par l’urbain.

Henri Lefebvre s’intéresse aux approches théoriques des architectes et des urbanistes. Il critique la Charte d’Athènes et apprécie notamment Kevin Lynch ainsi que Christopher Alexander. Il se réfère aussi à des « notions méthodologiquement déjà connues : dimensions, niveaux. Ces notions permettent d’introduire un certain ordre dans les discours confus concernant la ville et l’urbain » 269. Sans les citer, Lefebvre fait probablement allusion aux « niveaux d’association humaine » avancés par le Team Ten et aux « échelons communautaires » de G. Bardet, que Auzelle et Gutton amendent alors ainsi : individu, famille, groupe, communauté 270. Lefebvre quant à lui propose trois niveaux, qu’il nomme global (G), mixte (M) et privé (P).

Le niveau global est celui où s’exerce le pouvoir étatique, dont les idéologies et stratégies se projettent sur l’espace institutionnel (aménagement du territoire, infrastructures, urbanisme, édifices publics non communaux). « Le niveau M (mixte, médiateur ou intermédiaire) c’est le niveau spécifiquement urbain. C’est celui de ‘’ la ville ‘’ […] : rues, places, avenues, édifices publics […] forme en rapport avec le site (l’entourage immédiat) […]. Cet ensemble […] offre l’unité caractéristique du ‘’ réel ‘’ social, le groupement ». Enfin, le niveau privé correspond aux différentes formes de logement, Lefebvre insistant sur la nécessité de bien distinguer l’habiter et l’habitat. Sous cette dernière notion, qu’il juge réductrice, il incrimine à la fois le fonctionnalisme « restreignant ‘’l’être humain‘’ à quelques actes élémentaires », et l’influence de l’Ecole de Chicago : en ne mettant en avant que « la famille, le groupe des voisins et des ‘’relations primaires’’, elle a contribué à faire négliger l’importance de « la demeure et l’habiter ».

Du point de vue du thème traité ici, l’apport de Lefebvre est pluriel. D’abord, il a mis l’accent sur un niveau « mixte » ou « intermédiaire » correspondant à la vie quotidienne urbaine dans des espaces de proximité tels que la rue. Cette réflexion va dans le sens des enquêtes et observations alors menées dans les grands ensembles, avec une stigmatisation de l’absence de tels lieux. Elle a aussi à voir avec une influence de la philosophie également décelable chez quelques architectes, comme Gian Carlo de Carlo, qui se réfère au Lebenswelt (le monde concret vécu et 268 Ibid.269 Henri Lefebvre, La révolution urbaine, Paris, NRF Gallimard, collection Idées, 1970, chapitre IV : « Niveaux et dimensions ».270 En 1966-1967, Robert Auzelle et André Gutton ont ainsi nommé les travaux qu’ils dirigent au Séminaire Tony Garnier et publient : Séminaire et atelier Tony Garnier, Cahier 66-67, l’espace et l’individu, la famille, le groupe, la communauté, Paris, E.N.S.B.A., 1969.

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les formes de l’usage) de Husserl 271. Plus simplement, c’est bien la notion de « vie quotidienne » qui mobilise la sociologie urbaine et fait débat parmi ses courants, notamment celui de Paul-Henry Chombart de Lauwe, qui s’oppose à celui de Lefebvre. L’approche de ce dernier est plus ancrée dans la philosophie et dans une pensée dialectique.

Celle-ci représente l’autre aspect des travaux de Lefebvre qui ont marqué la réflexion architecturale axée sur ma mise en relation des espaces. Estimant que la pensée a été dominée par la logique cartésienne, attachée au « constat des cohérences », Henri Lefebvre a en effet prôné « la pensée dialectique et l’analyse des contradictions » pour comprendre le « phénomène urbain ». Elles concernent dans leur ensemble l’opposition du « planifié » et du « spontané ». Au « niveau global », à la « rationalité urbanistique » et à la ville planifiée s’oppose l’urbain ; mais également, à l’habitat nommé s’oppose « l’habiter », consubstantiel à « l’être », selon la « méditation métaphilosophique » qu’il attribue à Nietzsche, Heidegger et Hölderlin.

De cette investigation ontologique, il retient que « l’être humain […] est contradiction : désir et raison, spontanéité et rationalité. […]. A cet ‘’ être humain ‘’ ambigu ; […] comment offrir une ‘’demeure ‘’ ? […]. Comment exprimer architecturalement et urbanistiquement cette situation […] ? » 272. H. Lefebvre donne quelques pistes opératoires, en proposant de distinguer et différencier les « propriété topologiques de l’espace urbain » selon trois dimensions :- la symbolique (relative aux « monuments » et « institutions », et donc aux

« idéologies »)- la paradigmatique, ensemble ou système d’oppositions- La syntagmatique, enchaînements (parcours).» 273.

Lefebvre, capteur, passeur et éveilleur d’idées, a été l’un de ceux qui, comme par exemple Umberto Eco, ont envisagé de transposer les concepts de la linguistique à l’architecture et à l’urbanisme. De fait, le syntagme a donné un éclairage nouveau et espéré plus scientifique au thème architectural du parcours, des séquences spatiales et de leur enchaînement, au moment d’ailleurs où se développait, comme on l’a vu, la notion de « transition ».

Quant aux oppositions, Lefebvre en donne un aperçu significatif dans le même ouvrage 274 :« - le privé et le public ;- le haut et le bas ;- l’ouvert et le clos ;- le symétrique et le non-symétrique ;- le dominé et le résiduel, etc. ».

Dans cette liste hétérogène, on retrouve des traces de la sociologie urbaine, de l’Anthropologie structurale, sans doute aussi de la Poétique de l’espace selon

271 Cette influence apparaît dès le congrès d’Otterlo en 1959, où De Carlo présenta ses réalisations à Matera (1954-1997). Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 332, janvier-février 2000, p. 73.272 La révolution urbaine, op. cit. note 269, pp. 114-116.273 Ibid, p. 118.274 Il ne s’agit pas de dire ici que La révolution urbaine est l’ouvrage le plus fondamental de Lefebvre. La plupart de ses idées sont aussi présentes dans d’autres ouvrages, mais celui-ci a connu un certain impact dans les U.P. d’Architecture, puisque paru alors qu’elles se créaient.

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Bachelard et de « l’espace résiduel » de Venturi, ainsi que des « luttes urbaines » comme on les appelait alors. D’ailleurs, Lefebvre définit son niveau M (« mixte » ou « intermédiaire ») essentiellement comme « lieu et terrain où des stratégies s’affrontent », celles du global et du local. Une telle définition ne va pas dans le sens d’une concrétisation tangible de la notion d’espace intermédiaire . De fait, H. Lefebvre a pu inspirer les discours de l’espace intermédiaire plus que sa conception. Il en va de même pour sa dialectique de l’habitat et de l’habiter, ce dernier procédant à son tour de la nature humaine conflictuelle : ces phénomènes dialectiques, cette fois plus éclairés à l’échelle domestique qu’urbaine, ont connu des répercussions essentiellement sur le discours de la conception.

La « contradiction » et l’ « ambiguïté », qui caractérisent l’être humain selon Lefebvre, n’ont pas été particulièrement interrogées plus avant par lui en ces termes, alors qu’elles l’ont été par des théoriciens de l’architecture.

C’est d’abord Aldo Van Eyck qui, à Royaumont en 1962, reprend son idée d’in-between : « I identify architecture with the in-between realm […]. Its ambiguity is a kind I should like to see transposed in architecture […]. I am concerned with ambivalence, not with equivalence ». Cette notion d’ambiguïté n’apparaît cependant pas assez explicitée et en tout état de cause est elle-même ambiguë, puisqu’il ajoute : « l’architecture devrait être conçue comme un assemblage d’espaces intermédiaires clairement délimités. Cela n’implique pas nécessairement une transition perpétuelle ou une hésitation permanente sur le lieu et le moment. Au contraire, cela signifie une rupture avec la conception contemporaine (disons la maladie) de la continuité spatiale et avec la tendance à effacer toute articulation entre les espaces, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur, entre un espace et un autre (entre une réalité et une autre). Au lieu de cela la transition doit être articulée en utilisant des espaces intercalaires bien définis permettant de prendre simultanément conscience de ce qui caractérise chaque côté. Dans cette optique un espace intercalaire fournit le terrain commun grâce auquel des extrêmes incompatibles peuvent encore devenir des phénomènes doubles. » 275.

A.Van Eyck réaffirme donc que la transition n’a rien à voir avec l’ouverture et la continuité visuelle entre intérieur et extérieur telles que la prône le Mouvement moderne, mais sans approfondir la notion d’ambiguïté qu’il revendique. C’est Robert Venturi, dans son fameux livre cité précédemment, qui s’en fera le héraut. Après avoir travaillé chez Louis Kahn et Eero Saarinen, puis avoir réalisé plusieurs projets sur ce principe, il le théorise et le publie donc en 1966. Cet ouvrage très lu met en fait en avant deux façons de complexifier l’architecture en jouant sur des contradictions : il préconise, d’une part, de concevoir des éléments à « double fonction » ou à « plusieurs niveaux de signification » ; il s’attache, d’autre part, aux « tensions » produites par les plans selon qu’ils sont conçus « en partant de l’extérieur vers l’intérieur, aussi bien que de l’intérieur vers l’extérieur ». Ainsi, pour lui, « l’architecture apparaît à l’intersection des forces intérieures et extérieures d’utilisation et d’espace. Les forces internes et les forces l’environnant sont à la fois générales et particulières, génériques et occasionnelles. L’architecture, comme le mur qui sépare l’intérieur de l’extérieur, devient à la fois l’expression dans l’espace et

275 Architectural Design 12, vol. XXXII, décembre 1962, p. 560. Cité par Robert Venturi, Complexity and Contradiction in Architecture, New York, The Museum of Modern Art, 1966, et traduit ainsi dans l’édition française De l’ambiguïté en architecture, Paris, Dunod, 1976 (cf note 172).

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le théâtre de cet affrontement. Et par la mise en évidence de la différence entre l’intérieur et l’extérieur l’architecture débouche […] sur l’urbanisme ».

Ce qui est donc proposé par Venturi, dans la lignée de Wright et Aalto, c’est une méthode de projet pour concevoir globalement l’espace interne d’un bâtiment et sa relation au site, en exploitant leurs dualités et la complexité ainsi induite. Une telle démarche, même si elle ne s’y oppose pas, n’implique pas nécessairement de formaliser des entre-deux, comme le propose Van Eyck.

Les parentés, mais aussi la diversité des méthodes architecturales face à la complexité des facteurs qu’elles cherchent à mettre en ordre vers la fin des années 1960, peuvent encore être illustrées par les publications de Amos Rapoport qui, même si elles ont été plus contestées pour son approche jugée trop déterministe, n’en ont pas moins contribué à ouvrir le débat. Ce professeur d’architecture est connu pour avoir proposé, plus à partir des démarches de la géographie humaine que de l’anthropologie, d’ordonner les besoins fondamentaux, les facteurs socioculturels et les facteurs « modifiants » (climat, matériaux, technique) de l’habitation. Parmi ces besoins, « le besoin d’une stimulation et d’une satisfaction sensorielles, et donc le besoin d’une complexité visuelle et sociale de l’environnement, semble constant chez l’homme et chez l’animal » 276. Complexité et ambiguïté (on remarquera la proximité de ce titre avec celui de Venturi publié un an plus tôt) sont donc à nouveau conviées, mais en termes de besoins personnels à présent.

Au tournant des années 1960, alors qu’elle fait aussi l’objet de recherches dans d’autres disciplines dont les mathématiques, la « complexité » apparaît dans plusieurs écrits et paroles d’architectes. Du point de vue de leurs doctrines, on peut considérer l’émergence de cette notion comme un avatar de l’évolution des idées émises par la mouvance du Team Ten autour des « relations » spatiales et sociales. Les prises de position en faveur de la complexité représentent l’une des mises en cause des séparations fonctionnalistes prônées par la Charte d’Athènes et fondent les idées d’interpénétration d’espaces alors proposées. Mais ces propositions sont tiraillées entre la grande échelle urbaine (elles visent à contrer l’excès de systématisme des projets de méga-structures tramées) et l’échelle domestique, voire corporelle.

Différents travaux de sciences humaines sensibilisent en effet des architectes à l’espace qui se développe à partir du corps : l’espace péri-corporel et la distance critique que suggère la proxémique d’Edward Hall, l’Expérience émotionnelle de l’espace (P. Kauffman) ou l’Image du corps (Schilder) viennent notamment après la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, renforcer l’idée d’un espace labile et complexe se construisant à partir de l’individu 277.

276 Idée avancée par Amos Rapoport et Robert Kantor, « Complexity and Ambiguity in Environmental Design », Journal of the AIP, XXXIII, n°4, juillet 1967, pp. 210-221, et citée par Rapoport, House, form and culture, Englewood clifs N.J., Prentice Hall, 1969. Traduction française Pour une anthropologie de la maison, Paris, Dunod, 1972.277 Edward T. Hall, the Hidden Dimension, New York, 1966, trad. française La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1971.Pierre Kauffman, L’expérience émotionnelle de l’espace, Paris, Vrin, 1ère édition 1967. Paul Schilder, The Image and Appearance of the Human Body, I.U.P., 1950, trad. française L’image du corps, Paris, Gallimard, 1968.

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prolongements individuelsLe déplacement de la pensée sur l’espace davantage reconsidéré par rapport à ses pratiques individuelles que par rapport à une « communauté » de plus en plus difficile à cerner, s’avère également au sein de cette autre mouvance déjà proposée ici : celle qu’on peut affilier à G. Bardet et L.-J. Lebret, avec R. Auzelle et P.-H. Chombart de Lauwe comme figures majeures autour de 1960. Comme celle du Team Ten, nous l’avions vu avec ses « niveaux d’association », cette mouvance s’intéresse initialement aux « échelons communautaires ». Elle aussi aura tendance à réduire cette question, pour se cantonner plutôt à l’intérieur du logement. Elle le fera d’autant plus qu’elle cherche à répondre aux exigences de la production de masse, axée sur le logement proprement dit et son confort.

On peut d’ailleurs établir un parallèle entre les programmes théoriques d’habitat étudiés par des architectes et les questions que leur posent des sociologues : on y constate une évolution vers la « cellule-logement » 278, dont le confort et le fonctionnement ne sont plus envisagés qu’à l’intérieur du logis.

Juste après la guerre, l’habitation était encore imaginée dans un lien de complémentarité avec des services communs extérieurs : « chaque fonction de l’habitation, chacune des activités qui s’y rattachent, peuvent s’exercer partiellement ou totalement, soit dans l’habitation individuelle, soit dans un service commun à plusieurs logements : elles peuvent également sortir du cadre familial et faire l’objet d’un service extérieur, plus ou moins spécialisé et indépendant. Pour le lavage du linge, par exemple, on peut avoir la buanderie familiale, la buanderie commune comme on allait autrefois au lavoir ; enfin, ce service peut être effectué par un industriel spécialisé.» 279. Il s’agissait dans une période de difficultés économiques, de trouver des solutions pour assurer le confort à tous, plus que d’un encouragement aux pratiques communautaires encore que l’allusion au lavoir le laisse entrevoir. Peu à peu jusqu’aux années 1960, une telle idée de lien à une communauté de proximité disparaîtra des programmes fonctionnels proposés successivement par les architectes 280.

De la sociologie de l’habitat que développe Paul-Henry Chombart de Lauwe se dégage la même tendance. Dans son fameux ouvrage Famille et habitation 281, les deux derniers chapitres traitent des « tendances actuelles des architectes », retranscrites sous forme d’entretiens avec quelques architectes plutôt « modernes » : M. Bataille, A. Debaecker, M. Ecochard, A. Hermant, M. Lods, Ch. Perriand, G.H. Pingusson, A. Prieur, A. Wogenscky, B.Zehrfuss. Les questions qui leur sont posées concernent principalement l’aménagement du logement eu égard aux « besoins », avec une seule évocation de leur dimension collective : « 1) à quels besoins d’une famille doit en principe répondre le logement y compris les besoins d’ordre collectif ?

278 Jacques Dreyfus et Jean Tribel (sous la direction de), « La cellule-logement », Cahier de CSTB, 48-382, 1961.279 Maurice Crevel, « Le programme de l’habitat », in Œuvres et maîtres d’œuvre : les architectes au service de la Reconstruction, Paris, S.A.D.G., sd (1945).280 Outre celui de M. Crevel, on peut citer ceux de R. Auzelle, F. Dumail, A. Gutton, A. Hermant, L.G. Noviant, P. Sonrel ou J. Tribel, Voir Christian Moley, L’Architecture de logement, op. cit. note 11.281 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Famille et Habitation, Sciences humaines et conceptions de l’habitation, Paris, éd. CNRS, n° 1, 1959.

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Ces besoins définis, quelles fonctions essentielles du logement leur correspondent ? ». Seuls trois des architectes donnent une réponse dépassant le cadre de la cellule.

En insistant sur la place de l’enfant, Antoinette Prieur déclare : « Il faut étudier le logement en lui-même, cela est bien entendu. Mais c’est aussi à ses prolongements et à leur groupement que nous devons penser. Cela nous entraîne immédiatement aux problèmes d’urbanisme ». Le terme de prolongement, écho corbuséen, est évidemment employé aussi par son ancien collaborateur André Wogensky : « il faut rajouter les besoins collectifs extérieurs au logis qui représentent de véritables besoins, ce que Le Corbusier a appelé si joliment les ‘’ prolongements du logis ‘’. Par exemple, à proximité, on devrait prévoir des écoles maternelles, les écoles primaires pouvant être un peu plus éloignées. A proximité aussi les services commerciaux qui servent quotidiennement, laverie, tabac, peut-être bien le coiffeur. Le Corbusier a dit une chose extrêmement forte : à proximité du logis, il faut mettre ce qui sert quotidiennement aux habitants et éviter d’y prévoir ce qui est intermittent, tel que églises bijoutiers, tailleurs, cinéma… Il faut que cela corresponde à une autre échelle, à un brassage de la population.».

Mais G.-H. Pingusson (1894 -1978) est le seul à véritablement tenir un propos non fonctionnaliste. Déjà en 1935, dans L’Architecture d’Aujourd’hui, il affirme que « le problème du logement à bon marché » ne doit pas être « traité en soi, dans ses limites étroites, mais par rapport à la cité entière ». Dans l’enquête de Chombart, il précise son propos : « le logement répond à des besoins d’ordre matériel ou psychologique, et peut-être bien animique. […] Nous devons également prévoir des espaces de transition entre l’intérieur et l’extérieur, comme un prolongement du foyer (balcons, terrasses). Ces besoins psychologiques sont très importants après les besoins fonctionnels». Pingusson récapitule ses principes d’organisation du logement en trois parties (« vie en commun », « vie intime », « service ») par un « schéma fonctionnel » montrant « les liaisons entre les trois zones et celle de chacune d’elles avec l’extérieur. […] Il y a une quatrième zone, qu’on ne voudrait pas dire secondaire, la zone de transition entre intérieur et extérieur – petit jardin ou balcon ou loggia ou terrasse, assurant le lien avec la nature (ciel, arbres, air, vent, vie végétale). ».

Il se peut que Pingusson ait été encore davantage sensibilisé à l’idée de transition intérieur/extérieur par les écrits concomitants de Van Eyck. On note en tout cas qu’il l’applique aussi en restant à l’intérieur du logement, puisque, à propos de l’isolement des membres d’une famille, il prône : « une progression de l’intimité, depuis les escaliers qui représentent le domaine public, l’entrée, puis le services et la salle de séjour, enfin les chambres qui sont du domaine privé à la manière un peu de l’ancien gynécée. » Il propose aussi que la coupure entre ces zones soit assurée par une « pièce à deux fins ». Enfin, il faut remarquer qu’il n’oppose pas, comme le fait alors la production courante, une partie « jour » et une partie « nuit », mais la « vie en commun » à la « vie intime ».

En 1966, les sociologues N. Haumont et H. Raymond caractériseront la pratique pavillonnaire, en montrant qu’elle oppose le public et le privé, pas seulement selon la division rue/maison, mais aussi à l’intérieur de celle-ci, et ce avec l’entremise de dispositifs qu’ils nomment à leur tour « espaces de transition », avec un propos assez proche de celui que l’architecte Pingusson tenait sept ans plus tôt. La

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distinction en ces termes de « vie en commun » et de « vie intime », qu’il introduit dans l’enceinte de l’habitation indiquerait que la question de l’articulation entre pratiques sociales et pratiques individuelles est déplacée vers et au profit du logement.

Un tel déplacement se confirme dans le contenu des revues d’architecture, par exemple un numéro de Techniques et Architecture consacré tout entier au logement et à son équipement ; c’est dans ce numéro de 1959 que Chombart du Lauwe publie des conclusions de différentes enquêtes sociologiques antérieures et ce avant même la sortie de Famille et habitation. Elles sont suivies de deux articles de fond (Georges Candilis, puis Charlotte Perriand) et de points de vue d’autres architectes sur la conception du logement 282. Ceux qui ont été choisis par la revue ne sont pas les mêmes que ceux de l’enquête de Chombart.

Les « conclusions d’enquêtes sociologiques », titre de l’article de ce dernier dans le numéro de revue cité, présentent un « essai de détermination des besoins et aspirations fondamentaux », classés selon dix points. Neuf d’entre eux concernent la vie à l’intérieur du logement et seul le dernier concerne les « besoins de relations sociales extérieures », avec distinction des « relations hors du quartier » et du « voisinage ». C’est sur cette notion que se porte davantage son attention et ce sans doute en partie du fait qu’il y a été sensibilisé de par sa connaissance plus ou moins critique des travaux de l’Ecole de Chicago.

Pour Chombart, « dans la recherche d’une harmonie à l’intérieur de l’unité résidentielle, le développement des équipements sociaux apparaît comme l’impératif le plus urgent ». Il ne parvient pas cependant à préciser la nature de ces équipements, en mettant la difficulté au compte de la question de la « composition socio-professionnelle aux divers échelons de voisinage » :

« le dosage des catégories sociales – dans la mesure où les attributions de logements neufs permettent cette intervention artificielle – doit-il se faire à l’image de la « ségrégation » à laquelle l’évolution spontanée des agglomérations urbaines nous a habitués ou peut-il prétendre, dans le cadre des rapports sociaux engendrés par les structures actuelles, préfigurer cette Cité mythique où la diversité ne sera pas source de mésentente ? Et dans cette dernière alternative, quels accommodements, quelles sortes d’équipements sociaux ou culturels doit-on prévoir pour que cette cohabitation porte tous ses fruits ? Et n’y a-t-il pas des incompatibilités irréductibles ? A quels échelons de voisinage doit-on préconiser les regroupements possibles ou souhaitables ? Autant de questions qui restent ouvertes ».

On retrouve dans ce propos la traditionnelle difficulté à cerner, et l’échelle, et les équipements impliqués par la notion de voisinage, à laquelle s’ajoute un doute quant à la mixité sociale. Chombart, à partir de ses enquêtes antérieures 283, avance en effet une « sociabilité naturelle » importante chez les ouvriers, alors que les « intermédiaires », selon son terme, auraient du mal à s’adapter à la vie de quartier et aux rapports de voisinage. Il n’approfondit pas cependant ce diagnostic social et préfère voir dans l’ « opposition des enquêtés aux mesures qui favorisent la vie

282 Techniques et Architecture, 19e série, n° 2, mars-avril 1959 (« Le logement. Conception-équipement »).283 En particulier La vie quotidienne des familles ouvrières, et Ménages et catégories sociales dans les habitations nouvelles, UNCAF, 1958.

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collective » l’effet d’une « impression de contrainte » : manque de moyens de transport pour des loisirs hors des cités, sentiment de promiscuité dû au manque d’insonorisation et aux surface réduites des logements comme des paliers. Chombart plaide ainsi à la fois, et de façon contradictoire, pour des « possibilités d’ouverture sur l’extérieur, moyens de se libérer de la vie collective par des sorties lorsque cela est nécessaire » et pour des « dispositions intérieures des bâtiments donnant plus de souplesse dans les contacts sociaux, rues intérieures (ou paliers et escaliers avec nombreux logements) » 284.

Non seulement ces recommandations apparaissent quelque peu paradoxales, mais en outre elles portent, soit sur l’intérieur de l’immeuble (et des logements) proprement dit, soit sur le désenclavement des cités, en restant muettes sur les espaces extérieurs collectifs et floues sur les équipement à programmer. Tout se passe comme si Chombart entérinait la réalité des grands ensembles, sans espaces ni équipements collectifs, et admettait implicitement l’impossibilité d’y remédier.

Toujours dans ce même numéro de Techniques et Architecture sur le logement, important puisqu’il regroupe pour la première fois dans une telle revue des points de vue de sociologues et d’architectes, Georges Candilis, puis Charlotte Perriand traitent tous deux de la nécessaire évolutivité du logement 285. Ils semblent ainsi répondre à l’inadaptation de ce dernier, telle que Chombart l’analyse quelques pages avant.

Comme lui également, ces articles n’abordent pratiquement pas la mise en relation du logement avec l’extérieur. Ch. Perriand l’évoque en terme d’équipement. Se demandant « où s’arrêtera la limite individuel-collectif » du logement, elle propose pour « son prolongement collectif » une seule idée, celle du retour aux bains publics, en prenant comme exemples contemporains les habitudes finlandaises et japonaises d’ « hygiène collective ». Cette proposition exotique, quelque peu utopique pour notre contrée, apparaît comme un évitement de la question. Elle dit d’ailleurs : « les installations collectives posent le double problème de l’entretien et de l’exploitation. (…) Un certain nombre d’expériences ont été tentées, un certain nombre d’échecs enregistrés ».

Finalement, sa seule véritable idée tangible de prolongement est que « la grande baie du séjour devrait être étudiée pour apporter le maximum de détente, par une utilisation heureuse de la vue, de la diffusion de la lumière, etc. ». Elle en donne un exemple construit, sorte de cas-limite, puisqu’il s’agit de la Maison du Sahara, habitat saharien présenté au Salon des Arts Ménagers de 1958 et réalisé avec Jean Prouvé et Guy Lagneau : elle comporte une possibilité d’extension temporaire, par toiles et canisses amovibles, de façon à permettre « aux heures favorables de la journée un prolongement extérieur de la vie conditionnée des cabines ».

284 Les « rues intérieures » sont un hommage à celles de Le Corbusier à Rezé, dont Chombart dit, sur la base de son enquête pour Famille et habitation : « dans les rues intérieures, on pourrait choisir de connaître très facilement ses voisins ou de rester complètement isolé » (in P.-H. Chombart de Lauwe, Un anthropologue dans le siècle, entretien avec Thierry Paquot, Paris, Descartes et Cie, 1996). Cette enquête portant également sur La Bénauge à Bordeaux et La Plaine à Clamart, on est étonné que Chombart n’en salue pas leurs réelles qualités d’espaces extérieurs intermédiaires, surtout à Clamart, où il prétend, compte tenu d’ailleurs des liens qu’il a de longue date avec lui, avoir inspiré Robert Auzelle dans ses notions de voisinage.285 Leurs deux titres d’article sont : « Proposition pour un habitat évolutif » (équipe G. Candilis, A. Josic, S. Woods) et « Tendances évolutives du logement économique ».

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On retrouve une certaine convergence d’idée dans l’article de Candilis, bien qu’il ne s’inscrive pas dans l’amélioration normative du logement que Ch. Perriand recherche, en l’occurrence par le biais de ses équipements intérieurs. Il s’attache même à sortir de la norme, qu’il limite, selon la conception que nous avons vue 286, à quelques « éléments déterminés » (les « composants » produisant le confort) opposés aux « éléments indéterminés : 1 -- organisation des espaces ; 2 – séparation des fonctions ; 3 – interpénétration de l’espace intérieur et extérieur ; 4 – conception spirituelle et plastique ; 5 – changement, addition, amélioration ». Si les deux premiers points renvoient clairement à la flexibilité du cloisonnement telle qu’elle prévaudra par la suite, le troisième (et pour partie le cinquième avec l’ « addition ») concerne la souplesse d’usage et l’extension de surface apportées en particulier par la terrasse, comme le confirme la coupe schématique donnée en illustration (fig. 16).

La question primordiale que soulève constamment le logement social est celle de sa surface imposée trop restreinte. L’augmenter sans implication sur ladite « surface habitable » servant de base au calcul du loyer, conduit alors le plus souvent à lui chercher des prolongements non comptés dans celle-ci. La terrasse, le balcon, la loggia, le séchoir, le cellier, le palier externe formant seuil d’entrée seront les plus conviés dans ce sens.

A la Reconstruction, l’exigence d’ouverture du logement sur l’extérieur concerne encore l’hygiène, mais aussi les qualités de maison que devrait offrir l’immeuble : on dénonce les

« fenêtres étriquées, donnant sur une rue sans joie ou sur une cour que le soleil ne visite jamais, longue course nécessaire pour atteindre l’illusion d’un petit morceau de nature, dans un square poussiéreux. […] Souvent aussi, l’immeuble collectif est dépourvu de bien des avantages de la maison individuelle et d’abord de la possibilité de vivre en plein air ; en été, à la campagne, bien des choses se font dehors ; le jardin aussi fait partie de l’habitation, on y suppléera dans l’immeuble collectif, par des loggias et balcons de service. Il semble que celui-ci, muni de tous les compléments nécessaires, reprendra rapidement l'avantage, car il est susceptible de services communs plus perfectionnés (éviers-vidoirs, etc.). » 287.

En 1951, l’architecte Louis-Georges Noviant publie des principes de conception du plan du logement, avec une nomenclature de pièces terminée par des« éléments de plein air : prolongements de l’habitation et lien entre la vie intérieure, qui ne doit pas être une vie de cellule close, et la nature extérieure, ces éléments, réalisables pour les maisons individuelles (terrasse, jardin privé), posent des problèmes techniques et financiers dans le cas de l’appartement. Le balcon-loggia peut agréablement prolonger la surface de la pièce de séjour, mais il faut qu’il ait certaines dimensions ; les balcons ‘’décoratifs’’ sont périmés. Il faut aussi que son orientation (vue, soleil, bruits) soit judicieusement choisie. Les conditions remplies, ils constituent une véritable pièce de plein air dont la valeur, tant psychique que

286 Georges Candilis présente la même année ces principes au congrès d’Otterlo et les publie aussi dans L’Architecture d’Aujourd’hui, op. cit., note 24.287 Maurice Crevel, op. cit., note 279.

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physiologique ne sera pas négligeable. Le balcon de service, en liaison avec la cuisine et la laverie, sera, s’il est bien protégé, un séchoir naturel. » 288.

Le balcon de service, même limité au séchoir, aura une vie courte dans les H.L.M. L.-G. Noviant réaffirme que des services peuvent être assurés en commun, tout en précisant les « locaux annexes » individuels du logement, dans celui-ci ou franchement hors de lui, mais sans idée de prolongement. Dans les années 1950-1960, avec la production massive de logements, hors de contextes urbains préexistants où s’articulent clairement le public et le privé, il apparaît ainsi que la réflexion sur les prolongements du logement concerne essentiellement l’augmentation de sa surface et peu son complément par des espaces et équipements.

Le principe du logement minimum des années trente avait été admis avec l’idée de le compenser par des services collectifs et des espaces verts généreux. Ceux-ci n’ayant pas vraiment été réalisés par les grands ensembles, tout se passe comme si la question avait été réduite aux prolongements individuels de la surface de l’habitation.

Le terme de prolongement, discrètement apparu dans les écrits de E. Cheysson, très largement diffusé par le discours de Le Corbusier, va être encore très employé après la seconde guerre mondiale, mais en changeant progressivement de sens et de portée. Une telle évolution se lit notamment dans les écrits de Robert Auzelle. Au moment de sa théorisation de l’îlot ouvert, il s’intéresse corrélativement à la notion de prolongement, comme en témoignent les exemples de groupes d’habitations, qu’il compare à partir de réalisations américaines, anglaises, danoises et suédoises surtout. Il y salue à la fois les loggias qui « servent aux bains de soleil », les « vastes espaces libres » et verts pour le enfants notamment ainsi que les « services collectifs ». Dans son encyclopédie, où il établit des fiches monographiques classées par programme, il va jusqu’à créer une catégorie, qui suit celle de l’habitat et qu’il nomme les prolongements, avec douze catégories :

« 1 hôtel, pension2 restaurant3 salle de réunion4 atelier de bricolage5 club de jeunes6 jeux d’enfants (aire, sable, eau)7 jardins et parcs publics8 jardins et parcs privés9 zone de protection

10 bain-douche 11 lavoir 12 buanderie » 289.

Les premières correspondent à des services et agréments où perce la référence hôtelière fréquente à l’époque. Puis, viennent l’enfant et les espaces verts, enfin les 288 Louis-Georges Noviant, « L’aménagement du logis », in Sciences et Vie hors série L’habitation, 1951. Voir aussi du même auteur, dans L’Architecture Française, deux articles : « Le logis d’aujourd’hui, éléments et conditions de plan » (n° 111-112, 1951) et « L’organisation du logis, condition essentielle de son efficacité » (n° 185-186, 1957).289 Robert Auzelle et Ivan Jankovic, Encyclopédie de l’urbanisme, Paris, Vincent et Fréal, t. 1, 1952, t. 2, 1954.

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équipements d’hygiène. Seule « zone de protection » (9) annonce les espaces de limitation de l’intrusion d’autrui.

Dix ans plus tard, Auzelle décrit et classe les prolongements dans l’esprit des grilles fonctionnalistes qui prévalent alors. En outre, pour définir les différents besoins des usagers et les traduire dans leur cadre de vie, il insiste sur la nécessaire collaboration entre les divers spécialistes concernés par l'homme et son milieu de vie ainsi que sur l'utilisation des enquêtes sociologiques. Il en conclut : « Toute une série de questions concerne le logement proprement dit : surfaces, répartition intérieure, éclairement, ensoleillement, vue, bruits, ventilation, chauffage, eau, w-c. ; puis une autre concerne les prolongements immédiats du logis : jardin, balcon, séchoir, buanderie, cave, grenier, escalier, palier, ascenseur ; enfin, viennent les prolongements plus lointains : jeux d’enfants, crèches, garderies, écoles, commerces, sports, espaces libres, etc. jusqu’à l’ensemble des services publics.» 290.

Affirmant que « le logement n’est rien sans ses prolongements », Auzelle reste néanmoins réaliste ; d’abord quant à la réalisation des équipements : « cessons donc de construire des logements qui attendent pendant des mois ou des années la voirie et les équipements indispensables. Toutes les expériences le prouvent : c’est par les équipements qu’il faut avoir l’honnêteté de commencer si l’on veut que la vie sociale s’installe harmonieusement avec les nouveaux occupants. ». Réaliste aussi quant aux surfaces du logement : « plus le logement est petit, plus les prolongements du logis doivent être importants et onéreux. Les décisions qui font fi du caractère incompressible des besoins fondamentaux de l’individu et de la famille ne font que déplacer les difficultés : si ces besoins ne sont pas satisfaits à un échelon, ils devront l'être à un échelon supérieur. » 291.

Quand on sait que, ni la réalisation des équipements collectifs, ni la surface des logements ne donneront satisfaction, on peut comprendre que la notion de prolongement se soit vue ramenée à un interface, « cette ouverture qui fait communiquer l’espace intérieur, proprement interne, avec l’espace extérieur ou social. C’est une tâche écrasante, en effet, que de créer l’habitat humain. N’est-ce pas protéger, entourer, préserver l’œuvre la plus mystérieuse du monde, la transmission et la perpétuation de la vie. Logements et prolongements du logis, lieux de détente, de jeu, de sport, tous les services publics à quelque échelon qu'ils soient, ne sont que les aspects de cette grandiose mission d'euphorie humaine, matérielle et morale». L'exaltation et le lyrisme de Auzelle, toujours dans ce même article sont à la mesure de la difficulté à réaliser ces prolongements, individuels et collectifs, dans leur complétude.

Avec ce texte s’entr’aperçoit un phénomène qui sera encore plus marquant dans les années 1970 : le discours sur les « prolongements » sert implicitement à conjurer leur absence ou leur disparition. Auzelle en donne un autre exemple : « l’éclosion de la vie sociale exige – nous ne cesserons de le redire – des prolongements au logis familial. C’est, répétons-le, la conséquence du passage d’un type de civilisation à un autre, d’un mode de vie agraire à un mode de vie urbain, du régime de la famille

290 Robert Auzelle, Plaidoyer pour une organisation consciente de l’espace. Le Roman prosaïque de Monsieur Urbain, Vincent, Fréal et Cie, Paris, 1962. Résumé dans un article de même titre dans L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 104, 1962.291 Ibid.

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patriarcale au régime de la famille conjugale. » 292. L’atomisation des familles nucléaires pouvait ainsi être contrée par des « prolongements », qui permettaient de perpétuer la sociabilité villageoise et ses valeurs.

La réalité est cependant celle du contexte de l’après-guerre polarisé sur la question prioritaire du logement. Non seulement la notion de prolongement semble désormais pensée de l’intérieur de ce dernier vers différentes sortes de compléments extérieurs, mais elle peut même être appliquée en restant dans l’enceinte de la cellule. Ainsi, un plan de logement, présenté par son architecte, comporte « une cuisine de petite superficie : 5,85 m², mais se prolongeant en un coin repas pris entre elle et le séjour. Le séjour lui-même s’ouvre sur une loggia. Le séchoir complète la cuisine ». Les mêmes mots un peu plus loin : « une loggia prolonge le séjour », « la cuisine se prolonge sur une réserve » 293. Cette citation suggère trois remarques.

D’abord, à force d’avoir martelé son terme de prolongement du logis, Le Corbusier est parvenu à faire entrer dans le vocabulaire des architectes, même chez ceux qui, comme Pison, ne sont pas véritablement des disciples.

Ensuite, l’idée de prolongement à l’intérieur du logement est une autre façon de qualifier des proximités fonctionnelles et un relatif décloisonnement entre les pièces. On y verra la marque de l’ «espace ouvert », toujours selon l’un des slogans modernistes corbuséens, mais aussi en tant que discours visant à occulter et compenser les surfaces restreintes du logement social.

Enfin, Guy Pison est spécialisé dans l’architecture rurale 294 et à ce titre est particulièrement sensibilisé aux « annexes » et « dépendances » de l’habitation, comme il les appelle, ainsi qu’à leur emplacement extérieur au logement.

La notion de prolongement nous est constamment apparue sous deux angles : celui d’une recherche d’ouverture à la « communauté » ; celui de l’espace perçu et développé à partir de l’individu. Cette seconde conception s’avérant monter de plus en plus en puissance, les prolongements individuels trouvent leur idéal dans la maison, avec ses dispositifs formant seuil, ses différentes annexes et son territoire-jardin. Même des architectes apôtres des prolongements communautaires sont gagnés par cette évolution.

Ainsi, J.B. Bakema réalise à Eindhoven (1961-1972) un quartier basé sur un tissu de maisons à patio, prolongement extérieur particulièrement intime. A. Van Eyck fait également évoluer son in-between en ce sens, avec des jardins clos isolant les maisons par rapport à l’espace public, dans un projet d’habitations sociales (Lima, 1969-1970). Candilis, alors qu’il prône des structures très urbaines, rappelle en même temps l’un de ses principes fondamentaux : « possibilité d’union entre l’extérieur et l’intérieur, désir de donner à l’homme les joies essentielles du soleil, de l’espace et de la verdure », ce principe étant particulièrement bien réalisé dans son architecture par des grandes terrasses privatives. Certes, Candilis fait ce celles-ci un élément important plus dans ses réalisation marocaines que françaises. Mais la 292 Ibid.293 Guy Pison, in Techniques et Architecture, « Le logement, conception – équipement », 1959, op. cit. note 282.294 Architecte de nombreux logements sociaux, il est l’un de ceux qui peuvent revendiquer une compétence pour le logement rural, ayant été chargé par Marcel Rivière de la coordination des relevés nécessaires au corpus des Arts et Traditions Populaires (ATP).

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France sera néanmoins gagnée par la vague des terrasses, avec, pour les justifier initialement des références mal comprises à l’architecture traditionnelle maghrébine. Quand par exemple, A. Persitz, faisant le point sur l’ «urbanisme spatial », montre des « projets de type casbah », il confond celle-ci avec le ksar du sud marocain, puisqu’il s’agit d’ensembles pyramidaux à terrasses privatives, comme ceux de Santa Monica (par exemple Ocean Park de W.-L. Pereire) 295.

Si, dans sa typologie, l’habitat en terrasses n’a a priori rien à voir avec les espaces intermédiaires – il en représenterait plutôt une négation du rapport des logements à l’espace public – , le discours qu’il a suscité a par contre des liens avec ceux-ci, en tant que notion employée dans les années 1970.

Ses réalisations les plus commentées en France remontent à 1963 avec le concours « Habitat individuel » organisé par le district de la Région de Paris sous l’égide de Paul Delouvrier, avec pour thème « composition de groupements de résidences individuelles dans le cadre d’une région urbaine ». Le lauréat, Jacques Bardet, « nuance la traditionnelle classification ‘’logements collectifs – logements individuels’’ », en proposant « d’individualiser le logement pris dans un complexe collectif ». Il revendique, à l’encontre du « plan masse », la « cellule » comme point de départ d’une conception voulue combinatoire, à partir de modules carrés 5m x 5m assemblés de façon à créer des terrasses. « Les différents jeux et décalages entre les alvéoles permettent des variations d’orientation et de prospects. Ainsi, l’intimité de chaque foyer et de chaque jardin est facilement préservée, ce qui est essentiel dans un logement individuel ». Pour autant, la dimension collective n’était pas négligée, le projets se divisant en quartiers, « eux-mêmes redivisés en plus petits groupes ménageant places, squares, rues parfois volontairement étroites » et se référant au « genre ‘’résidence autour d’un parc ‘’ » 296.

On voit donc, à travers ce projet représentatif, que les conceptions par combinaisons modulaires, privilégiant les grandes terrasses individuelles, ne faisaient pas forcément fi, selon leur réputation, des espaces micro-urbains, qu’on pourrait dire « intermédiaires » si ce qualificatif n’avait pas été attribué finalement à ce genre d’habitat.

Ainsi, un autre projet alors très emblématique des habitations disposées en gradins, Habitat 67 297, était en fait conçu autour d’un support collectif important (rues intérieures et autres lieux publics éclairés par de grands vides en cœur de pyramide). Il en va de même pour les Etoiles de J. Renaudie à Ivry et leur infrastructure publique et commerciale. Cependant, il est vrai que la plupart des réalisations d’habitat en terrasses ne seront pas associées à une recherche de dimension collective, leur propos étant plutôt de se rapprocher des qualités de la maison. Même le projet de J. Bardet perdra également, à sa réalisation au Val d’Yerres par la SCIC, son espace central collectif, morcelé par les parkings et les accès pompiers 298. Cependant, une

295 Alexandre Persitz, « Vers un urbanisme spatial », op. cit. note 243. Sa typologie fait apparaître, après « cluster, casbah, grappe », « casbah plus ziggourat », ville mésopotamienne effectivement pyramidale.296 Texte du projet de concours. Documentation personnelle. Pour le genre « Résidence autour d’un parc », voir note 202.297 Conçu pour l’Exposition Internationale de Montréal de 1967, ce projet (1964-1967) de Moshe Safdie a finalement connu une réalisation d’ampleur un peu moindre, mais néanmoins à fort impact en France, à partir de L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 119, puis 120 (1965), puis de nombreuses publications.298 Voir Christian Moley, « La Nérac, un aîné encore vert », Le Moniteur – AMC, n° 199, 1993.

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enquête sociologique révélera une vie communautaire, la résidence dans son ensemble s’étant d’autant plus soudée qu’elle faisait à l’époque face aux réactions négatives du voisinage. Les habitants ajoutent qu’ «on est d’autant mieux en commun qu’on a la possibilité de s’isoler ». L’équipe conclut : « le souci d’individualisme et de protection est la condition de la vie communautaire détendue. L’architecte paraît avoir l’intuition que la terrasse peut constituer un espace intermédiaire, à la fois élément protégé et facteur de relation entre le dedans et le dehors, la famille et les voisins.» 299.

Ainsi le terme d’ «espace intermédiaire » apparaît ici pour désigner une terrasse privative, confirmant l’hypothèse faite d’un glissement de la problématique vers le logement et ses propres extérieurs. Considérer la terrasse comme un intermédiaire entre la vie familiale et les relations de voisinage n’est d’ailleurs pas faux, puisque plusieurs enquêtes sociologiques ont montré, dans les habitats en gradins, que la terrasse jouait plus un rôle de représentation et de réception que d’ersatz de jardin intime.

On se voit et on se parle d’une terrasse à l’autre, on y invite, les plantes et le mobilier de jardin contribuent à donner une image sociale 300. Ces pratiques ne semblaient pas envisagées par la conception, qui va même jusqu’à être jugée anti-urbaine dans le cas où les terrasses sont prévues pour être entièrement plantées. Elles sont alors vues comme « partie intégrante de l’image idéale d’un habitat, dont une fonction attendue est d’occulter la vie urbaine, d’établir un écran de nature entre soi et les autres. Avoir la nature à sa porte : cette image est celle d’une ouverture sur l’extérieur, mais définie comme le contraire de l’urbain, comme la ’’campagne’’, enlève au logement, lieu de refuge de la famille, son caractère de prison ; le désir de repli défensif complète l’idée d’une extension du corps, ressentie comme expansion libératoire. » 301.

299 COFREMCA, Histoire de cellules, Paris, édition SRERP, 1975, chapitre « les Casbahs du Val d’Yerres » (enquête de 1972-1973 par le District de la Région Parisienne).300 Ce sont principalement des enquêtes commanditées par la Direction de la Construction et relatives à des opérations « Maisons Gradins Jardins » (Modèle-innovation des architectes M.Andrault et P.Parat, réalisé par exemple à Epinay s/ Seine et à Fontenay s/ Bois) qui ont montré ces pratiques.301 Françoise Lugassy, Les premières réactions à l’immeuble Danielle-Casanova, Paris, C.E.P., rapport ronéoté pour le Plan-Construction, 1974. Il s’agit de l’une des réalisations de J. Renaudie au centre d’Ivry.

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d’une culture à un discours:

pour clore et ouvrir

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Sur la longue durée, la recherche d’une échelle spatiale et sociale correspondant à une unité de résidence, échelle intermédiaire entre le logement et la ville, nous est apparue une quête récurrente de la conception de l’habitat. L’idée humaniste d’une taille et d’une forme préférentielle de l’ensemble résidentiel, envisagé comme une communauté harmonieuse, n’a cependant jamais trouvé de confirmation vraiment précise. Deux questions sous-jacentes ne parviennent pas à être élucidées : en quoi l’espace peut-il, de par sa configuration, étayer des pratiques sociales ; qu’est-ce qu’une communauté qui serait liée à l’organisation de l’habitat.

A partir des années soixante, la recherche d’espaces micro-communautaires, à l’échelle de la résidence et du voisinage, est supplantée, comme on l’a vu, par la question de l’articulation entre ces espaces, plus particulièrement de l’articulation du logement avec son entourage immédiat. Alors qu’après les deux guerres mondiales, le contexte avait porté à valoriser la solidarité et le lien social, les Trente Glorieuses consacrent la montée de la satisfaction des exigences individuelles. Corrélativement, le rapport à l’espace collectif change, en voyant s’accroître l’exigence de privatisation et de contrôle du rapport à l’Autre. Le développement d’une pensée dialectique, à cette époque, tant dans les sciences humaines que dans les courants de l’architecture, s’inscrit dans cette évolution sociétale.

Dans le discours des architectes, on note que le souci des relations et articulations entre les espaces est exprimé en utilisant, de plus en plus souvent, les termes déjà employés de prolongement, puis de transition, mais en réduisant les phénomènes dialectiques qu’ils transcrivent : d’une part, ce sont les relations entre « intérieur » et « extérieur » qui apparaissent privilégiées, d’autre part, la notion de « prolongement » est surtout pensée à partir du logement ; il s’agit d’en étendre la surface et les qualités, tout en formant un tampon avec l’espace public.

En plus des termes de prolongement et de transition, dont pour ce dernier l’usage s’accroîtra à partir des années 1970 comme on le verra, un terme émerge au cours de cette période, celui d’ « espace intermédiaire », non rencontré jusqu’à lors et donc apparemment nouveau. Plusieurs raisons peuvent être proposées pour expliquer l’essor de ce terme qualifiant un espace proprement dit, alors que les deux autres caractérisent des relations.

Tout d’abord, on avancera une extension de l’emploi du terme « intermédiaire », déjà utilisé plusieurs fois par le passé pour désigner des catégories existantes ou créées entre des extrêmes : ainsi avaient été nommées des catégories de HBM, puis de HLM ; des constructions ni basses, ni de grande hauteur (à partir du CIAM III ; Le Corbusier notamment); des situations urbaines entre ville et campagne ; des couches sociales (Chombart par exemple) et finalement cette typologie dite de l’ « habitat intermédiaire » et officialisée par l’Etat comme une catégorie de financement durant la « politique des modèles ». Le développement d’une telle typologie sous ce nom est concomitant à l’émergence du terme « espace intermédiaire ». Certes sa grande terrasse, perçue comme une pièce liant l’intérieur et l’extérieur, et intervenant dans les relations sociales, prêtait également, par contamination du nom donné au type d’habitat qu’elle identifiait pour l’essentiel, à se voir nommée ainsi. Mais on peut voir aussi, plus généralement, sous le terme d’espace intermédiaire, la volonté de créer une catégorie d’espace, correspondant à

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des pratiques sociales de proximité ou de voisinage qu’elle appellerait, à un moment où l’on a conscience de leur déclin et où Mai 1968 a semblé pouvoir leur redonner un souffle.

convergences interdisciplinaires

Le fait de vouloir donner un nom recouvrant à la fois la spatialité et la pratique a aussi à voir avec le croisement de l’architecture et des sciences humaines, qui s’intensifie alors. Alors que, on l’a vu, Agache, Geddes et Bardet ainsi que certains du Team Ten avaient développé eux-mêmes leur propre démarche pluridisciplinaire, celle-ci est envisagée et prônée dès la fin des années 1950 plutôt dans le cadre d’une équipe. C’est ce que propose Robert Auzelle pour son « organisation consciente de l’espace ».

De son côté, Paul Henry Chombart de Lauwe proposait de « bien distinguer la pluridisciplinarité de l’interdisciplinarité, et de ce que l’on a appelé à un moment donné la « métadisciplinarité ». […] Pour faire de l’interdisciplinarité, il fut sortir de sa discipline, mais que pour en sortir encore faut-il y être entré. […] Nous avons toujours mis l’accent dans mon groupe sur une pluridisciplinarité qui permette à des gens d’origines diverses de travailler ensemble, et ce principalement dans des disciplines telles que la sociologie, la psychologie et l’ethnologie, d’où notre nom de Groupe d’ethnologie sociale et de psychologie. A côté du pluridisciplinaire, il y a l’interdisciplinaire, mais là les difficultés s’accumulent. L’interdisciplinaire est le processus par lequel surgit, entre deux disciplines, une discipline nouvelle, […] il s’agit à chaque fois, à partir d’un ensemble de préoccupations et de techniques différentes, d’un processus de création qui s’opère. Si l’on considère ainsi nos travaux sur l’urbanisme, on observe un premier niveau, l’aspect géographique, économique et juridique, puis un second, celui de l’aspect proprement sociologique et psychologique. » 302.

Que ce soit pour la pluridisciplinarité ou pour la constitution d’un champ interdisciplinaire, on note que Chombart ne cite comme discipline, ni l’architecture, ni l’urbanisme, à l’exception des travaux réalisés au sein de son groupe.

De même, malgré leur estime mutuelle, nous avions souligné l’absence d’une collaboration véritablement poussée entre Chombart et Auzelle lors de la conception du quartier de La Plaine, pourtant nourrie d’influences et d’intentions sociologiques. C’était là l’occasion de concrétiser les convictions de Chombart, à moins qu’il limite l’interdisciplinaire à un échange purement spirituel : « la démarche d’esprit commune aux urbanistes et aux sociologues consiste à penser les hommes dans l’espace et à rechercher pour eux les moyens de s’approprier l’espace.»303. La phrase d’avant éclaire un peu plus ce vœu : « autant nous serions défiants d’une conception de ‘’ l’Homme ’’ qui tendrait à imposer à une société tout entière l’idéologie de quelques-uns, autant nous croyons nécessaire la réflexion philosophique qui évitera aux sciences humaines de devenir une nouvelle technocratie, la pire de toutes».

302 D’après son entretien avec Thierry Paquot, op. cit. note 284.303 Paul-Henry Chombart de Lauwe, « Sciences humaines, planification et urbanisme », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 91-92, 1960.

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Alors que la production des grands ensembles bat son plein, la crainte que ses acteurs la fondent sur une application trop réductrice des savoirs se comprend ; mais elle est ici formulée au sein des seules sciences humaines, en restant dans un débat qui leur serait interne. Tout se passe comme si la nouvelle « interdiscipline » était pour elles la « sociologie urbaine », à positionner par rapport à une sociologie de l’habitat également en constitution, et ce dans une émulation, sinon rivalité, entre les équipes de recherches, avec pour figures le G.E.S.P. de Chombart et l’I.S.U. de Lefebvre.

Du côté des architectes, on retrouve une quête analogue d’interdisciplinarité, sans qu’elle soit aussi explicitement visée et nommée, mais, cette fois, entre l’architecture et l’urbanisme. A partir du CIAM d’Aix, notamment, on pouvait remarquer que cette quête, occasionnée par la volonté commune de dépasser la Charte d’Athènes, donnait lieu là encore à deux tendances, comme s’il y avait une homologie avec le débat Chombart/Lefebvre : celle des partisans de la Charte de l’Habitat, celle du Team Ten en formation, comme nous l’avions vu.

Parmi les premiers, V. Bodiansky conclut : « La Charte de l’Habitat traitera donc de l’aspect précaire, temporaire et variable du domaine bâti, tandis que la Charte d’Athènes considère son aspect durable sinon permanent. Alors qu’aucune demi-mesure ne saurait être tolérée dans l’application des règles de l’Urbanisme, la mise en pratique de la Charte de l’Habitat sera une suite de recherches des meilleurs compromis entre une foule de facteurs contradictoires. » 304. L’habitat apparaît ici comme un domaine qui s’oppose à celui de l’urbanisme des Modernes, essentiellement par la conception dialectique qu’il implique, à l’encontre de tous principes doctrinaux, tels que postulés par la Charte d’Athènes. L’habitat constitue ainsi un champ nécessitant de confronter et croiser les disciplines.

Cette question a été particulièrement polarisée, chez les architectes, sur la clarification des liens entre architecture et urbanisme, et ce même et surtout au sein du Team Ten pourtant ouvert aux sciences humaines. Après J. Bakema (« l’Urbanisme s’occupe de l’espace extérieur, l’Architecture de l’espace intérieur. La nouvelle architecture est fondée sur un nouveau rapport entre l’espace intérieur et extérieur. »), c’est S. Woods qui déclare : « l’architecture et l’urbanisme sont complémentaires et ont pour objet d’organiser les lieux et les cheminements pour l’accomplissement des activités de l’homme. »305.

On voit que les liens entre deux disciplines sont ci confondus avec des liaisons spatiales entre leurs objets de conception.

Chacun de leur côté initialement, les sciences humaines intéressées à la vie quotidienne dans les espaces urbains et dans l’habitat, d’une part, l’architecture et l’urbanisme, d’autre part, se sont attachés à préciser une sorte d’interdisciplinarité interne, autour des questions de l’habitat. Après Mai 1968, où s’étaient déjà établis des liens entre des étudiants des Beaux-Arts et de Nanterre, le rapprochement d’ensemble des disciplines devient plus effectif à la faveur de la réforme de l’enseignement de l’architecture, qui s’ouvre en particulier aux sciences humaines. Si

304 In L’Architecture d’Aujourd’hui , n° 49, 1953.305 Jaap Bakema, in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 91-92, 1960. Shadrach Woods, « Le Web », in Le Carré Bleu, n° 3, 1962.

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elles ne cherchent plus entre elles, selon le vœu de Chombart, une interdisciplinarité, elles trouvent chacune par contre comme terrain commun avec l’architecture celui de l’ « espace » 306. La notion d’espace servirait ainsi de médiation pour confronter la conception architecturale, dans l’ensemble de ses intentions et sujétions, et la connaissance des pratiques (réelles, symboliques et imaginaires) telle que les sciences humaines lui suggèrent de les prendre en compte. L’élaboration d’une notion, permettant le dialogue entre différents acteurs et des chercheurs, et identifiant une perspective consensuelle, avait déjà été rencontrée dans le cadre du Musée social comme on l’a vu, avec la question de l’ « espace libre », où apparaissait déjà le terme d’espace avec un tel rôle implicite.

Dans les années 1970, si « espace » s’impose , les différents qualificatifs qui lui sont adjoints sont très variables, en particulier en ce qui concerne la notion d’espace intermédiaire, qui, quant à elle, ne règne pas d’emblée sous ce terme. La sociologie de l’habitat va être conduite à cette notion, d’abord à partir de l’observation des pratiques sociales dans les espaces extérieurs des grands ensembles.

Certains s’intéressent à leurs « surfaces non-construites » et à leurs aménagements, envisagés comme des « espaces d’accompagnement » du logement destinés à ses activités extérieures 307, dont le jeu des enfants, qui à nouveau confirme son importance dans cette problématique.

D’autres analysent les espaces collectifs comme des « espaces partagés » par différents groupes sociaux, qui y coexistent, en s’appropriant chacun leurs territoires, et « expriment par le conflit ou l’évitement, la distance sociale que leur rapprochement spatial ne saurait, à lui seul, réduire. » 308.

On reconnaît l’allusion au fameux article de Chamboredon et Lemaire 309, cité par la plupart des sociologues rappelant aux architectes qu’ils ne sauraient escompter un effet direct de rapprochement social par des formes parées de ces vertus supposées. Ce texte, qui a largement contribué à démystifier sur ce plan, auprès des concepteurs, les rues intérieures, placettes, forum ou agora, a pu d’ailleurs favoriser par contrecoup le recours à un terme tel qu’ « espace intermédiaire », dont le flou permettait de recouvrir à la fois la dimension architecturale et la dimension sociale, sans les préciser, ni aborder la question de leur lien.

Analysons un exemple d’occurrence de ce terme, à ses débuts. Dans une recherche comparative effectuée à partir de trois quartiers différents, entre 1968 et 1969, pour éclairer le rapport dialectique vécu entre le logement et son environnement, Jacqueline Palmade emploie quelquefois le terme d’ « espace intermédiaire », mais ce sous deux acceptions différentes. D’un côté, celui de l’approche psychanalytique et psychosociologique de l’habitant en tant que sujet, elle renvoie l’espace intermédiaire à l’appropriation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur

306 Espaces des sciences humaines, questions d’enseignement de l’architecture, ouvrage édité en 1973 par l’Institut de l’Environnement et réalisé par son Centre de recherches en sciences humaines, confirme notamment, de par son titre au pluriel, que chacune de ces dernières proposait aux architectes son approche de l’espace.307 André Grandsard, « A propos des surfaces non-construites dans les grands ensembles », ibid.308 Michel Pinçon, Cohabiter, groupes sociaux et modes de vie dans une cité HLM, Paris, éd. Plan Construction, « Recherches », 1982.309 Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale », in Revue française de sociologie, XI (1), janvier-mars 1970.

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considérés en relation dialectique. De l’autre, celui des intentions qu’elle prête aux concepteurs, elle dit « rappeler que l’intention (parfois perçue) de l’urbaniste a été de créer des espaces intermédiaires (espaces socialisés, places et cheminements piétons reliant différents niveaux d’unités de voisinage. Ces espaces intermédiaires seraient peut-être trop socialisés et renverraient à des espaces d’environnement refusés. » 310.

Le même mot, commun aux psychosociologues et aux architectes et urbanistes, est donc ici employé avec un sens différent. Pour ceux ici, il se confirme que les espaces intermédiaires sont bien un avatar de la quête des espaces constitutifs d’unités de voisinage.

On se rappellera d’ailleurs que, aux Etats-Unis dans les années 1920, le rapprochement entre la sociologie de l’Ecole de Chicago et des architectes-urbanistes s’était opéré, comme nous l’avions vu, autour de la notion de voisinage et d’unité spatiale qu’elle pouvait inférer. Nous avions vu également à son propos que l’hypothèse communément admise d’une application architecturale d’une notion élaborée par la sociologie était à relativiser, toute une tradition urbanistique new-yorkaise, du Superblok aux garden-apartments, et ce avec l’essor de la copropriété, ayant constitué une culture antécédente à l’émergence de la notion d’unité de voisinage.

Ce terme correspond aussi aux Etats-Unis à l’époque de création des bureaux d’études d’urbanisme. Il serait alors l’un des indices du développement de ce qu’on nomme aujourd’hui une ingénierie du projet, avec l’invocation terminologique qu’appelle l’affirmation d’un nouveau métier d’expertise et le dialogue entre de nouveaux partenaires. Pour autant l’instauration d’une notion, même interdisciplinaire, n’est pas automatiquement susceptible de transformer les conceptions établies par la culture architecturale et urbanistique. Si Radburn donne l’impression de représenter un nouveau modèle de conception, ce n’est pas tant par l’intégration de connaissances sociologiques sur le voisinage que par la prise en compte d’une nouvelle donne : l’automobile et le danger qu’elle représente pour l’enfant.

Il en va de même en France (et ce pas seulement parce que, comme beaucoup d’autres pays européens, elle s’est essayée à appliquer, de la Libération jusqu’à la fin des années soixante, l’unité de voisinage). Toute une culture architecturale et urbanistique de la hiérarchisation des espaces, de leurs limites et de leurs enchaînements, existe préalablement à la profusion terminologique qui cherche à la caractériser à partir des années 1970.

A ce moment, l’Etat fait évoluer sa politique du logement vers une prise en compte de la demande, plus attachée à la qualité définie sous l’angle de l’habitat. Corrélativement, la recherche, embryonnaire au cours de la décennie précédente,

310 Jacqueline Palmade, Françoise Lugassy, Françoise Couchard, La dialectique du logement et de son environnement, Paris, Ministère de l’Equipement et du Logement, Publication de recherches urbaines, 1970, p. 39.

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s’institutionnalise alors plus nettement 311 et suscite auprès des sciences humaines des vocations de chercheurs intéressés par le domaine de l’habitat.

En congruence implicite avec l’avènement de la « société urbaine » annoncée par Lefebvre, les recherches relevant du champs traité ici investissent ce qu’elles nomment toutes, quelles que soient leurs disciplines, l’ « espace urbain ». Des architectes comme Castex et Panerai cherchent à en caractériser la structure, par typologie des éléments bâtis et non-bâtis qui la composent, puis par analyse de leur articulation et hiérarchie du privé à l’urbain. La mise en évidence de niveaux en relations graduelles n’est pas nouvelle et pourrait être affiliée à une analyse morphologique de la ville traditionnelle dans la veine de C. Sitte. Est par contre nouvelle la référence de ces analyses à différents travaux (paysagers, historiques, sociologiques, structuralistes) permettant d’envisager plus finement, d’une part, les séquences visuelles et parcours dans une idée de lisibilité morpho-syntaxique de la ville, d’autre part, des « lieux » en tant que formes, significations et pratiques 312.

Ainsi, ils s’intéressent en particulier au « privé ‘’collectif’’ qui constitue le niveau élémentaire de la ville et se définit par rapport à l’individu comme la sphère de proximité immédiate », aux « lieux qui mettent en relation le niveau privé et l’espace public », aux « espaces de relations (gradués sur un axe public-privé ». « Au-delà du privé », ils proposent le « niveau quotidien, […], territoire dans lequel l’individu a fixé ses habitudes, sélectionné des lieux et établi des relations. » 313.

On remarque que la caractérisation des lieux constitutifs de l’espace urbain n’a pas suscité dans cet article de création de vocable nouveau. Est néanmoins proposée, entre le privé et l’urbain, une notion de « niveau quotidien », abstraite de la forme et tournée vers la pratique. Elle semble en effet faire écho à la « vie quotidienne », thème de la sociologie urbaine chez Chombart comme chez Lefebvre, et correspond à ce que Henri Raymond nomme des « espaces de familiarisation », c’est-à-dire « des espaces familiers constitutifs de la pratique urbaine quotidienne. […] Ils sont de trois types : les alentours de l’habitat ; le centre ; certains espaces verts » 314.

Dans le champ de l’habitation et de ses questions, il semblerait que le rapprochement de l’architecture et des sciences humaines ait particulièrement privilégié les « alentours de l’habitat », aux appellations d’autant plus variées qu’ils constituent une notion difficile à préciser dans ses liens entre pratiques sociales et configuration spatiale. La multiplicité des références conviées par les architectes 315,

311 Après les recherches de la DGRST, dont le programme « Urbanisation » en 1967, les recherches urbaines (Mission de la Recherche Urbaine), architecturale (C.O.R.D.A.) et finalisée sur l’habitat (Plan Construction) sont constituées simultanément, entre 1969 et 1970.312 Jean Castex, Philippe Panerai, « Notes sur la structure de l’espace urbain » in L’Architecture d’Aujourd’hui, n°153 (« La ville »), déc. 1970 – janv. 1971. Cet article se réfère entre autres à Alexander et Chermaïeff, Community and Privacy, op. cit. ; Henri Lefebvre, La révolution urbaine, op. cit. ; Kevin Lynch, The image of the city, M.I.T. Press, 1960 ; Haumont et Raymond, Les pavillonnaires, op. cit. ; Aldo Rossi, L’architettura della cita, Padoue, 1966 ; Abraham Moles, « Les coquilles de l’hommes », in Revue de la SADG, n° 165, 1968.313 Ibid.314 Henri Raymond et al., Espace urbain et image de la ville, Paris, I.S.U., rapport ronéoté, 1970. Ce résumé est fait par le sociologue Depaule dans Jean Castex, Jean-Charles Depaule, Philippe Panerai, Principes d’analyse urbaine, Paris, ADROS, CORDA, 1975 (dans la « deuxième partie : articulation à la pratique sociale », la première étant consacrée aux « analyses morphologiques »).315 Il faut souligner l’importance qu’à eue la collection « Aspects de l’urbanisme », dirigée par René Loué aux éditions Dunod. Il a en effet publié entre 1969 et 1976, une grande partie des ouvrages à fort impact sur les

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autour de cette notion en a enrichi leur compréhension, tout en la dispersant. Mais c’est surtout l’impossible coïncidence de l’espace architecturé et de l’espace pratiqué, envisagée qui plus est dans un espace mal cerné (dans son statut ni privé, ni public, dans ses pratiques micro-sociales de voisinage), qui a prédisposé à opter plutôt pour un terme générique flou : « espace intermédiaire ».

Ce terme permet d’évoquer sans explication précise, à la fois une échelle intermédiaire, aussi bien du point de vue architectural et urbanistique que des relations sociales, et une médiation entre l’espace et son usage. S’il n’est pas totalement généralisé, le vocable d’ « espace intermédiaire » apparaît néanmoins assez établi pour rester aujourd’hui l’un des plus employés par les architectes, les urbanistes et les sociologues, à propos des abords de l’immeuble et/ou de ses parties communes, mais aussi de l’interface entre le dedans et le dehors en général.

Ainsi se confirmerait encore actuellement une sorte de convention implicite de langage entre ceux qui conçoivent des espaces collectifs hiérarchisés jusqu’aux logements et ceux qui en évaluent l’usage. Mais au-delà d’un terme générique englobant indistinctement différents types d’espaces construits, tant intérieurs qu’extérieurs, sans préciser leur statut juridique, « espace intermédiaire » apparaît comme une notion ni cognitive, ni opératoire.316

Dans la quête constante pour penser l’interface entre ville et logement , une ambiguïté est toujours apparue: est-il question d’espace en soi ou de relations ?

Le contexte humaniste de l’après-guerre, aussi bien dans les milieux proches du catholicisme social que dans la mouvance communiste, avait porté à hypostasier des relations, qui, de notion sociale, glissèrent dans le discours architectural vers des dispositifs spatiaux censés les opérer. Le mouvement idéologique accompagnant Mai 1968 réactive la valorisation des relations.

En 1967, Henri Lefebvre, qui enseigne désormais à Nanterre, publie en ce sens des propositions aux architectes317. Il y stigmatise le repli sur la vie privée (« la privatisation de l’existence ») et l’urbanisme fonctionnel, qui ne parvient pas à favoriser la vie sociale qu’il souhaite. Il critique ainsi la fonctionnalisation normative des terrains de jeux 318. Mais, pour parvenir à « une restitution de la vie spontanée », il propose des pistes plutôt contradictoires. Toujours dans ce même article, il vante, d’un côté, les vertus de lieux précis, comme le bistrot et la rue (il faut, dit-il, « reconstituer la rue dans l’intégralité de ses fonctions, et aussi dans son caractère transfonctionnel »). De l’autre, il en appelle à cette « transfonctionnalité », à la « dimension poétique », sans vouloir la référer à l’espace, allant jusqu’à « réclamer la

architectes et notamment ceux qui éclairent, chacun à sa façon, l’articulation entre l’habitation et ses espaces extérieurs, soit : E. Howard, Les cités-jardins de demain (1969) ; Kevin Lynch, L’image de la cité (1969) ; C. Alexander, De la synthèse de la forme (1970) ; S. Chermayeff et C. Alexander, Intimité et vie communautaire (1971) ; A. Rapoport, Pour une anthropologie de la maison (1972) ; Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture (1976).316 Ainsi ce mot n’apparaît pas dans le Guide pratique des espaces extérieurs dans l’habitat, Paris, CREPAH – UNFOHLM, sd (1979 ?).317 Henri Lefebvre, « Propositions », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 132, juin-juillet, 1967. Auparavant, il avait publié, sur ce thème, « Utopie expérimentale », Revue française de sociologie, n° 3, 1961.318 On retrouve une fois de plus l’importance accordée au jeu de l’enfant pour saisir l’appropriation de l’espace proche du logement. En ce sens, L’Architecture d’Aujourd’hui consacre un numéro entier à « l’Architecture et l’enfant », n° 154, février-mars 1971.

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réhabilitation de l’utopisme ».Et, de fait, dans une continuation certes réductrice de la pensée de Lefebvre, l’ « espace intermédiaire » apparaît bien de l’ordre de l’utopie.

L’une des raisons de l’ouverture de l’architecture aux sciences humaines tenait à la volonté de sortir du fonctionnalisme basé sur une représentation généraliste et simplificatrice des besoins de l’homme. Dans ces conditions, bon nombre d’architectes, mais aussi de philosophes, se sont alertés du risque de néo-fonctionnalisme insidieux que pouvaient présenter des savoirs issus de la sociologie de la ville et de l’habitat. C’est pourquoi, on avancera que les connaissances sociologiques les plus retenues par les architectes des années 1970 concernaient moins les pratiques de chacun des espaces de l’habitation considérés séparément que celles rapportées aux relations entre ceux-ci.

On s’expliquera ainsi l’impact, auprès de quelques architectes, qu’ont pu avoir certains travaux psychanalytiques pourtant loin de paraître présenter un caractère potentiellement opératoire pour la conception.

Ce sont nomment et sans surprise, eu égard à la résonance de ces termes, leurs catégories de l’ « intériorité » et de « l’extériorité »319, ou de la « limite », qui s’avèrent impliqués, plus qu’appliquées, dans des conceptions différentes d’un architecte à l’autre. Par exemple, la spatialité de l’architecture de Christian de Portzamparc, qui a travaillé à la fin de ses études un temps avec Lugassy et Palmade, semble faire écho aux phénomènes dialectiques qu’elles mettaient en avant, mais sans transposition revendiquée.

A travers une suite de projets théoriques, puis construit pour ce qui du dernier, Christian Ricordeau semble quant à lui expliciter davantage une démarche d’analyse et de conception, mais sans pour autant vraiment montrer comment elle procède de ses références à des travaux psychanalytiques, dont ceux de Bruno Bettelheim. Il tire sans doute de ce dernier l’importance à donner à la prise en compte des adolescents (autonomie/relations avec les parents et avec l’extérieur), l’un des soucis fondateurs de son projet Piazzetta. Des logements en L autour d’une terrasse permettent de séparer et de réunir par celle-ci les domaines des parents et des enfants. Cette terrasse privée est dotée d’un balcon-coursive créant un second accès, autonome, au logement. Ces deux entrées se font à partir d’un grand palier, en plein air, se voulant « placette » à partager entre voisins d’étage et donnant sur la place semi-ouverte formée par le plan-masse des immeubles 320.

A partir des portes des pièces ouvrant sur la terrasse (« prolongement en plein air du séjour ») et sur le balcon-coursive, toute une gamme d’espaces extérieurs s’articulent graduellement, du « logis » jusqu’au « lieu public », dans une idée de « transition », selon les termes de Ricordeau. On remarque que sa conception, même si elle est dialectique, va préférentiellement de l’intérieur vers l’extérieur (la

319 Voir Le dedans et le dehors, thème d’ensemble du n° 9 (printemps 1974) de La nouvelle revue de psychanalyse, Paris, Gallimard.320 Cette conception est résumée par Christian Ricordeau, « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », in Techniques et Architecture, n° 312, 1976. Pour une appréciation plus complète du développement de sa thématique, voir son mémoire de diplôme publié en 1972 par l’Institut de l’Environnement (La porte ouverte), son article dans Espaces des sciences humaines (op. cit. note 306), son projet lauréat au Programme Architecture Nouvelle, son modèle innovation agréé Piazzetta et son unique réalisation à Reims – Val de Murigny (voir Urbanisme ,n° 175, 1979).

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forme micro-urbaine n’est pas travaillée dans son ensemble), comme si elle partait du corps. Dans le nouvel enseignement de l’architecture, l’impact qu’a alors L’image du corps de Schilder, cité par la plupart des psychanalystes s’intéressant au rapport à l’espace, ainsi que La phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty), correspond bien à cette conception par le dedans, qui trouve un nouvel argument, autre que l’ancien besoin d’extension des surfaces individuelles et d’ouverture à un simulacre de nature.

Le projet de Ricordeau est un bon révélateur de l’imprégnation de l’esprit de Mai 1968, dont il recèle deux aspirations plutôt antagoniques : donner plus de possibilité et d’autonomie à l’individu, développer la convivialité et l’ouverture à l’autre. Sur ce deuxième point, une autre réalisation de l’époque croit aussi aux vertus fédératrices des paliers d’étage, devenus Surfaces d’activités partagées entre voisins, selon leurs souhaits ; plusieurs scenarii sont envisagés, dont deux extrêmes : « privatisation » et « mouvement communautaire » 321.

Piazzetta chez Ricordeau, S.A.P. chez Architecture Studio : on constate que les architectes mettant en avant un genre d’ « espace intermédiaire » n’emploient pas ce vocable. Ils préfèrent évidemment personnaliser chacun leur projet et son discours sous leur propre slogan, mais le détail de leur argumentations révèle aussi une préférence pour les termes qualifiant le passage d’un espace à l’autre, leur articulation, « prolongement » et « transition » étant les plus employés. Dans cette propension à valoriser le rôle dynamique de l’espace plutôt qu’à le caractériser en lui-même, on peut voir une traduction métonymique de l’idéologie de changement social, alors clairement exprimé par bien des architectes. Architecture Studio croit aux communautés résidentielles telles qu’expérimentées par la social-démocratie suédoise 322.

Pour Alfred M., il ne s’agit pas de « recréer une mythique communauté », mais un « espace collectif magnifique, et non fonctionnel, qui rendrait tout son sens au terme d’habitat collectif. [celui-ci] doit, sous peine d’être un nouveau ghetto […] s’articuler dialectiquement à l’espace public de la ville»323. Une telle articulation passe-t-elle par la création de nouveaux types d’espaces ? Non pour A.M., qui s’en tient à l’idée d’une H.L.M., qui aurait des espaces collectifs internes et une insertion urbaine de la qualité de celle [de] l’immeuble haussmannien, le porche, l’escalier, la façade.

Ce texte présente deux aspects. D’une part, il relève d’un discours empreint de l’influence de la pensée dialectique sur l’espace. D’autre part, il appelle concrètement à reprendre des éléments formels, hérités de la culture de l’architecture urbaine, en

321 Cette autre Réalisation expérimentale du Plan-Construction est à Poitiers (J-F. Galmiche, Y.-J. Laval, M. Robain arch., Architecture Studio ; Pierre Colombot psychosociologue) et est présentée dans « Une échelle d’échange », dans le même Techniques et Architecture n° 312 que Ricordeau et d’autres projets représentatifs de la « question du logement » à l’époque.322 Architecture Studio, ibid., stigmatise d’abord notre politique de l’habitat, qu’il voudrait voir changée : « on protège au maximum le noyau rescapé de la famille : il était enfermé dans la cellule, on en a fait une cage dorée; on redonne vie au vieux mythe de la maison individuelle, superposée pour des raisons d’économie, en isolant la cellule de tout contact social et en lui donnant un prolongement extérieur privatif ;on propose un paradis individuel et individualiste, espace de vie en monde clos ». Pour le modèle plus collectif qu’il escompte, il donne en exemple les expériences suédoises, dernier avatar en date de cette référence rencontrée plusieurs fois ici.323 Alfred M., « Les cloisons sont aussi les murs de la ville », in Techniques et Architecture, n° 312, op. cit. ; article répondant à Paul Chemetov, sous le pseudonyme, déjà employé pour débattre avec le même dans L’Architecture d’Aujourd’hui, de Alfred Max (il s’agirait, semble-t-il, de Christian Devillers).

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l’occurrence la façade, le porche et l’escalier ménageant dans l’immeuble haussmannien l’articulation graduelle de la rue à l’appartement. S’il est à la fois, d’une certaine façon, « instaurateur » d’un discours et « commentateur » d’une culture, cet article est aussi révélateur d’un moment charnière, qui s’opère vers 1974.

Du milieu des années soixante jusqu’autour de 1974 s’opère une convergence entre l’architecture et les sciences humaines, avec pour question centrale la notion d’ « espace » et plus particulièrement d’espace « intermédiaire » ou de « transition ». Dans la période suivante, les architectes mettent aussi en avant la question des formes urbaines, qui viendra interférer, sous le vocable d’ « urbanité », avec celle des espaces micro-sociaux entre ville et logement. Nous allons détailler cette hypothèse et les raisons qui contribuent à faire évoluer le discours.

l’« urbanité » face à la « résidentialisation »

Depuis l’après-guerre, avec une accélération au cours des années soixante, la sociologie de l’habitat, largement constituée à partir de l’observation des grands ensembles, et les architectes développant une réflexion critique et théorique par rapport au Mouvement moderne et ses conséquences, ont en commun la contestation du fonctionnalisme urbanistique de la Charte d’Athènes. Face aux séparations que celle-ci induisait, cette contestation a mis en exergue les relations entre les espaces dans leurs différentes échelles sociales. Chez les architectes-urbanistes, une telle préoccupation est d’abord active aussi bien dans la tendance issue de G. Bardet que dans celle du Team Ten. Après la « complexité », avatar terminologique des « relations », les années soixante-dix verront des architectes invoquer des relations « dialectiques ». Si cette notion est toujours dans la lignée du Team Ten et de l’opposition aux conceptions héritées des Modernes, elle porte aussi plus nettement la marque des sciences humaines.

Plus précisément, l’ouverture à la pensée dialectique s’est vue réactivée sous une double influence : d’une part, celle du marxisme, avec pour passeur auprès des architectes un certain nombre d’équipes de recherche en sociologie urbaine. D’autre part, celle de Gaston Bachelard, dont l’ontologie de la maison a magistralement éclairé « la dialectique du dehors et du dedans » 324. D’un côté, la « question urbaine », de l’autre l’être et la maison : ces deux angles de la pensée dialectique attachée à l’espace ont pu contribuer à écarteler l’exploitation que la conception architecturale en a tentée. On admettra qu’ils ont été appréhendés globalement par Henri Lefebvre, « marxien » comme il le dit, mais aussi heideggerien, à travers son idée de « quotidien urbain ». C’est sans doute, dans le contexte post-mai 1968, l’une des raisons de son large impact sur le renouveau de la pensée architecturale.

Une autre raison de l’influence des écrits de Lefebvre tient à leur formulation plus philosophique et évocatrice que destinée à établir un savoir sociologique précis. Cette pensée stimulante et ouverte, même à l’utopie, se prêtait à des

324 Titre du chapitre IX de Gaston Bachelard, La péitique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957. Les autres chapitres approfondissent d’autres aspects de cette dialectique : cave/grenier, maison/univers, nid/coquille, « immensité intime ». Rappelons en outre que l’influence de Heidegger en France, qui va de pair avec celle de Bachelard, connaît un moment d’accélération avec sa première venue dans notre pays lors d’un colloque à Cerisy en 1955.

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réappropriations par le discours architectural d’alors, voulu en rupture avec toute forme de fonctionnalisme.

Nous avions dit que cette volonté de rupture se traduisait entre autre par un intérêt accru pour les rapports entre espaces plutôt que pour les espaces en eux-mêmes. Ramenées à des oppositions binaires, ces relations dialectiques étaient à même d’être mieux appréhendées et transposées par les architectes. Outre celles dégagées chez Lefebvre 325, ont été particulièrement retenues les oppositions proposées par l’équipe Haumont et Raymond dans L’habitat pavillonnaire, comme en témoignent les présentations de projets et articles de revue326. « Public/privé », « montré/caché », « devant/derrière », « propre/sale » : ces binômes, sans être généralisés et avec des occurrences actuelles moins fréquentes, sont passés dans le vocabulaire des architectes comme des sociologues ; ils sont dans la lignée de Lefebvre, mais sans doute aussi de Lévi-Strauss et de Bourdieu 327.

Haumont et Raymond ont montré, à partir des pratiques en pavillon, que les oppositions entre espaces n’étaient pas abruptes, les habitants ménageant des « espaces de transition ». Auparavant, en France, ceux-ci avaient déjà pu être révélés par l’enquête de Chombart de Lauwe 328, où l’architecte G.-H. Pingusson plaidait pour eux exactement avec ce même terme, peut-être inspiré de l’in-between que Van Eyck développait au même moment en trouvant un écho certain. Ce sont cependant Haumont et Raymond qu sont parvenus à mettre en exergue, dans le milieu français, le terme d’ « espace de transition ».

Ils englobaient inconsciemment sous ce terme, par-delà les pratiques pavillonnaires qui le leur avaient suggéré, une multiplicité de lieux que la culture architecturale produisait de longue date avec le même propos implicite, sans aucun discours théorisant. La transition graduelle, du point de vue de la perception et du passage, entre les échelles, entre les espaces extérieurs et intérieurs (découverts et abrités, ouverts et clos, clairs et sombres, …), fait partie des dispositifs que l’architecture a traditionnellement réalisés, à différentes époques et pour différents types d’édifices, sans chercher à la conceptualiser sous ce vocable. Perrons, porches, seuils, marquises, auvents, propylées, narthex ou cours d’entrée, par exemple, assurent de facto ce rôle.

Qu’on ait voulu faire entrer dans une catégorie, en lui donnant un nom savant, les divers lieux que produisent des pratiques de construction et d’usage, d’ordre culturel sinon anthropologique, est l’un des indices d’un rapprochement interdisciplinaire, nous l’avions dit, entre l’architecture et les sciences humaines intéressées par l’habitat et l’urbanisme. Le concept d’ « espace » était celui qui pouvait permettre le mieux la confrontation entre les disciplines finalisées sur la conception du cadre bâti et celles concernées par la connaissance des pratiques qui s’y inscrivent. Evaluer les correspondances et les décalages entre l’espace de l’architecture et espace de

325 Cf. note 275.326 H. et M.-G. Raymond, N. et A. Haumont, L’habitat pavillonnaire, Paris, Centre de recherche d’urbanisme, 1966. Des architectes comme Dominique Druenne, dans son projet lauréat au PAN 5, puis Christian Devillers, dans son projet lauréat au PAN 7, réfèrent leurs conceptions aux notions proposées par cet ouvrage.327 Voir ses analyses de la maison kabyle réalisées en 1963-1964 : Pierre Bourdieu, « La maison ou le monde renversé », in Trois études d’ethnologie kabyle, Genève, librairie Droz, 1972.328 Cf. note 281.

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l’usage est l’intention majeure de la sociologie appliquée à l’habitat. Cependant, l’impact qu’elle a eu après des architectes a tenu surtout aux possibilités de dépassement du fonctionnalisme. La connaissance des pratiques de l’habitation dans chacun de ses espaces leur a semblé moins porteuse que les oppositions duales entre ceux-ci et leur résolution dialectique.

Dans l’idée d’atténuation d’une dualité, c’est bien la notion d’ « espace de transition » (plus que celles d’ « espace de renvoi » et d’ « espace de réserve ») qui a été la plus retenue de l’ouvrage des Haumont et Raymond. Les architectes ont pu y être sensibilisés dans la mesure où cette notion rejoignait implicitement des savoirs propres à leur culture : exemples d’architecture vernaculaire ou des cités-jardins, écrits théoriques (C. Sitte, R. Unwin, G.. Bardet, A. Van Eyck ou G.-H. Pingusson, comme on l’a vu).

Il faut aussi remarquer que cette notion est issue d’analyses portant sur des maisons, en l’occurrence des pavillons de banlieue construits à l’initiative de leurs habitants, alors qu’elle a été largement reprise pour la conception et l’observation sociologique de l’habitat collectif. On retrouve ainsi l’importance originelle, étudiée dans le premier chapitre, de la maison avec jardin et de sa propriété dans l’émergence de la notion correspondant aujourd’hui à l’espace « intermédiaire » ou « de transition. Le fait que la maison, au tournant des années soixante-dix, soit encore celle qui joue un rôle déterminant, mais à présent dans la formulation de ce dernier terme, est à interroger.

Le passage de la politique du logement à celle de l’habitat, associé à une conception de la qualité élargie, des besoins et fonctions aux usages, s’est notamment traduit par une recrudescence de l’idéal de la maison. Les enquêtes, notamment auprès des habitants des grands ensembles, avaient montré que 80 % des français aspiraient à la maison individuelle. Alors que l’anthropologie 329, la philosophie (ontologie et phénoménologie) et la psychanalyse contribuaient à sensibiliser, autour de 1970, à la richesse de l’ « habiter » en maison, c’est surtout le jardin qui a représenté la qualité essentielle à transposer de la maison au collectif. L’ « habitat intermédiaire » nous était apparu sous ce jour, en survalorisant les grandes terrasses.

Dans L’habitat pavillonnaire, l’analyse du jardin tient aussi une place importante. Il est traité d’abord au plan symbolique, sous l’angle du « marquage de l’espace » par la clôture, puis comme « devant du pavillon » en tant qu’ « espace de transition entre le public et le privé ». Il est ensuite davantage analysé à travers ses usages concrets, comme un « espace de renvoi », comme un « espace montré » et comme un « espace de transition », et ce essentiellement pour les enfants.

Deux sens sont donc explicitement donnés ici à « espace de transition » : articulation du privé et du public, lieu de plein air pour les enfants, hors du « danger de la circulation » dans la rue (argument qui n’est pas sans rappeler celui de la neighbourhood unit). S’y ajouterait l’idée initiale de « territoire marqué », à l’instar de l’éthologie animale, avec F. Bourlière comme spécialiste cité.329 Il faut rappeler l’importance de l’article de l’ethnologue Robert Cresswell, « Les concepts de la maison : les peuples non industriels », in Zodiac, n° 7, 1960, pp. 182-197, auprès des architectes. Dans cette lignée, même un ouvrage aussi controversé que celui de A. Rapoport (architecte de formation, Pour une anthropologie de la maison, op. cit. note 315) est à considérer pour son éclairage de la maison en tant qu’articulation de domaines privés et publics. Pour les « seuils », voir pp. 111-113.

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La recherche suivante de la même équipe porte sur la copropriété. Bien que les cas qu’elle a étudiés en comportent, l’équipe ne s’est pas penchée sur les espaces extérieurs collectifs plus ou moins plantés des résidences, pour s’en tenir aux « espaces communs […]. Dans l’immeuble collectif, entre l’espace extérieur et l’espace intérieur, existe une zone ambiguë comprenant l’entrée ou « hall », les escaliers, l’ascenseur, les paliers. C’est une zone de transition entre un espace public (la rue, la ville), et un espace privé (l’appartement) 330. Quelques lignes plus loin, ce texte, qui semble s’appliquer exactement aux « parties communes » de l’immeuble, au sens juridique du terme, trouve « le statut de ces espaces encore plus indéterminé que dans un immeuble locatif : ils sont totalement publics, puisque d’autres peuvent y venir sans mon consentement, mais cependant ils m’appartiennent et je dois en assurer l’entretien comme pour mon appartement ». Dès lors, ils « participent au ‘’chez soi’’, tout en étant encore extérieurs ».

Ces espaces impliquent donc de contrôler l’intrusion publique (interphones et digicodes sont loin d’être généralisés à l’époque) pour devenir « espace privé du groupe des copropriétaires » 331. Que peut bien signifier un tel terme ? Les auteurs, conscients qu’une copropriété est plus une « coexistence » qu’une « communauté », admettent que « les espaces intermédiaires sont une représentation donnée […], qu’ils doivent témoigner de l’existence d’un groupe de copropriétaires d’un certain niveau social économique ». Mais quelle représentation collective donner, d’autant plus que, « si ces espaces intermédiaires font partie du ‘’chez soi’’, alors ils doivent être marqués par l’habitant. » 332.

On note que, dans une même continuité de texte, les espaces communs ont été désignés de différentes façons. « Espace intermédiaire » renverrait ici à la possibilité d’appropriation d’un lieu ambigu et aux conflits qu’elle suscite avec les non-résidents et entre résidents, autrement dit renverrait à une question de marquage de la propriété (en maison ou en immeuble) et à la médiation impliquée par les conflits ; tandis qu’ « espaces de transition » qualifierait un rôle d’articulation entre deux espaces de statuts différents.

Quoiqu’il en soit, au cours de la recherche suivante, l’équipe éprouva le besoin de confirmer une définition de l’ « espace de transition », notion qui pouvait encore présenter un peu de flou, même dans ses propres travaux antérieurs : « nous appelons ‘’espaces de transition’’ tous les espaces du logement qui permettent à l’habitant de constituer la relation entre le dedans et le dehors de son logement. Cette relation est très complexe et pourtant nous devons signaler que ce sont très largement les espaces de transition qui assurent, pour l’habitant, l’action d’insérer l’espace de son logement dans l’espace urbain. » 333.

Cet ouvrage peut faire figure de synthèse de leurs approches précédentes des pratiques de l’habitation, puisqu’il s’appuie sur sept opérations différentes, couvrant

330 Nicole Haumont, Henri Raymond et Antoine Haumont (I.S.U.), La copropriété, Paris, Centre de recherches d’urbanisme, 1971.331 Ibid., p. 115.332 Ibid., p. 116.333 N.Haumont et H. Raymond, Habitat et pratique de l’espace, étude des relations entre l’intérieur et l’extérieur du logement, Paris, Plan Construction, 1972.

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la maison, tant individuelle que groupée, l’immeuble collectif, ainsi que le locatif et l’accession (individuelle et en copropriété). La définition des « espaces de transition » leur est commune (le terme d’espace intermédiaire a disparu) et comprend : « entrée de l’immeuble ou de la maison », « fenêtre-balcon-jardin », -loggia « façade », « espaces de transition au-delà de l’espace du logement ».

Cette dernière catégorie n’est pas développée. On remarque en outre que tous les espaces internes, comme les couloirs et les escaliers, ne sont plus mentionnés, pour se concentrer sur l’interface immédiate de l’intérieur et de l’extérieur, et même sur la façade, considérée comme un dispositif spatial les mettant en relation. On peut penser que l’observation de l’Unité d’Habitation de Marseille, avec ses loggias et ses brise-soleil, a sensibilisé l’équipe à l’idée de l’espace-façade, puisque ce bâtiment de Le Corbusier faisait partie de son corpus. Mais avec ce resserrement de leur champs d’investigation sur la façade et la « prolongation du séjour », comme ils disent, sur un extérieur privatif, Haumont et Raymond s’inscrivent implicitement dans la tendance d’alors déjà constatée : celle qui privilégie l’extension des qualités individuelles du logement en immeuble par référence à celles de la maison, avec le balcon pour substitut du jardin.

Au tournant des années soixante-dix, on a donc assisté à une confirmation du déclin de l’idée de voisinage assimilable à une communauté qu’on pourrait associer à une unité de résidence ou de quartier. Le rapprochement des sciences humaines avec l’architecture, à l’occasion de la réforme de son enseignement, a contribué à démystifier cette hypothèse naïve.

Les enquêtes sociologiques ont montré plutôt que les parties communes d’immeuble et leurs abords extérieurs immédiats, pouvaient s’avérer des lieux de territorialisation en conflit. Dans ces conditions, ils ont été souvent nommés « espaces intermédiaires », terme qui a l’avantage de rester flou, tout an représentant une sorte d’inconscient collectif entre les différentes disciplines de la recherche, mais aussi les acteurs opérationnels, en quête, sinon d’interdisciplinarité, du moins d’un vocabulaire de dialogue et de médiation.

Au cours de cette période, en congruence avec la demande et l’évolution de la politique de l’habitat, les sciences humaines ont aussi conforté la mise en exergue de la relation individuelle à l’espace. Cette relation, envisagée préférentiellement à partir du corps, de l’intérieur vers l’extérieur sans pour autant exclure sa dimension dialectique, a été particulièrement mise en évidence dans le champ de la maison, vecteur essentiel de l’instauration plus manifeste d’un terme déjà en germe auparavant : l’espace de transition. On aura donc noté que ce terme a à voir avec les pratiques de la maison et de l’affirmation de sa propriété.

A partir de 1973, année du premier choc pétrolier, la nouvelle conjoncture se traduit, du point de vue de notre question, par sa réduction et par une sorte de retournement, la ville primant désormais le logement. La politique de masse et de productivité d’un logement modélisé va être ainsi remise en cause, jusqu’à l’arrêt de l’ « aide à la pierre » en 1977. La taille des opérations diminue et ne justifie plus de construire en série, hors des villes, des modèles, dont l’agrément est abandonné (c’est donc le cas entre autres pour Maisons-Gradins-Jardins, « modèle innovation » phare de l’habitat

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intermédiaire à terrasses). Le développement de plus petites réalisations insérées en tissu urbain, dont les qualités patrimoniales et morphologiques sont à nouveau reconnues, va occasionner auprès des architectes une évolution de la question des espaces intermédiaires ou transitionnels, reprise sous l’angle des formes héritées de la ville traditionnelle.

La critique architecturale et urbanistique de la Charte d’Athènes, après celles de la tendance Bardet-Auzelle et de la mouvance du Team Ten, connaît alors de nouvelles références et reformulations théoriques, redécouvrant les vertus d’une « architecture urbaine », c’est-à-dire pensée comme partie intégrante de l’ « architecture de la ville » 334.

Alors que la réflexion sur l’usage avait été enclenchée surtout à partir de l’observation de la vie dans les grands ensembles, la question de la morphologie urbaine a été appréhendée plus à partir de la ville ancienne et des conséquences néfastes pour elle du Règlement national d’urbanisme décrété en 1961. Généralisant par la règle du prospect l’autorisation de construire haut et en retrait des voies, il a, sans créer entre celles-ci et les immeubles de véritables espaces intermédiaires, entraîné surtout des ruptures d’alignement. Ce dernier sera alors réintroduit par les POS en 1977, notamment à Paris où l’A.P.U.R. demanda au préalable, afin de mieux élucider la question de la relation morphologique entre l’immeuble et la rue, une étude approfondie à l’historien de l’art F. Loyer 335. Elle était en phase avec la montée en puissance d’un courant de recherche architecturale attachée à la typomorphologie urbaine de l’habitat 336 et au devenir de la ville en tant que forme. Son évolution est caractérisée le plus souvent sur une période allant de l’haussmannisation aux Trente Glorieuses, en retenant le passage progressif « de l’îlot à la barre ».337

De l’adhésion à l’ « architecture urbaine », largement partagée à cette époque, on retiendra ici trois remarques.

La première concerne l’émergence corrélative d’un discours sur l’ « urbanité », qualité attribuée aux formes présumées dès lors, mais implicitement, avoir de tels effets sociaux. Si, pour cela, des projets se limitent à un décor urbain de façade, d’autres investissent les espaces intermédiaires de ce rôle, à l’intérieur de l’opération, à son articulation avec l’espace public, ou aux deux 338. C’est par exemple le cas d’une réalisation expérimentale (PUCA, Conception et usage de l’habitat) que son architecte et l’équipe de suivi sociologique présente sous le titre « de l’habitat à l’urbanité »339, sans définir cette notion. Par contre, dans une filiation revendiquée avec Haumont et Raymond, sont bien précisés ce que sont des espaces intermédiaires, catégorie dite ici regrouper deux sous-ensembles : les espaces de transition et les espaces de renvoi. Il est curieux que ces notions, issues 334 Titre de l’ouvrage de Aldo Rossi (Clup, Milano, 1978), édité et traduit sous ce titre par L’Equerre (19881), et par Livre et Communication, 1990.335 Commandée par l’A.P.U.R. en 1974, elle aboutit à l’ouvrage : François Loyer, Paris au XIXème siècle, l’immeuble et la rue, Paris, éd. Hazan, 1980.336 Ces recherches autour des relations entre typologie de l’habitat et morphologie urbaine s’amorcent dès 1970 pour véritablement éclore en 1974 et 1980. Elles sont principalement initiées par le I.E.R.A.U. mené par B. Huet et par l’ADROS à partir des travaux de Jean Castex et Philippe Panerai.337 Titre de l’ouvrage fameux des précédents, op. cit. note 174.338 Voir Christian Moley, « Mythes et paradoxes de l’urbain », in Urbanisme, n° 214, juin-juillet 1986.339 Il s’agit d’une opération au centre-ville de Meyzieu conçue à partir de 1986 par Laurent Salomon et observée par Laurette WIttner et alii, De l‘habitat à l’urbanité, Paris, PUCA, collection « Expérimentations », 1990.

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des dispositifs de contrôle et filtrage propres aux pratiques pavillonnaires, servent désormais à qualifier des configurations estimées propices à l’ « urbanité ».

S’ouvrir à l’autre, le tenir à distance, cette quête contradictoire est particulièrement à l’œuvre dans le discours aporétique sur les espaces intermédiaires. « Urbanité », en confondant les formes et les pratiques, n’a pas contribué à le clarifier.

La deuxième remarque relative à l’ « architecture urbaine » est qu’elle va, pour beaucoup, de pair avec le retour à l’alignement et, plus encore, à la rue. Alignés directement sur celle-ci, les immeubles ne peuvent voir interposés un espace entre eux et elle. Dans ces conditions, la rue elle-même représenterait alors à nouveau le lieu de la sociabilité de proximité entre l’immeuble et le quartier, mais en relevant bien sur du domaine public. Dès lors, c’est la façade qui va condenser, compresser même, l’idée d’un espace articulant le public et le privé. Dans la conception « néo-haussmannienne », balcons et bow-windows veulent jouer à nouveau ce rôle, mais, finalement, les « néo-modernes » de filiation corbuséenne s’en empareront de façon plus nette, avec la thématique de la « façade épaisse » 340. Il s’agit en quelque sorte de dédoubler la façade, en incorporant dans cet interstice des balcons rendus plus intimes, des fenêtres d’angle ou des encorbellements, et de les laisser derrière un pan avant composé à l’échelle urbaine. La seconde « façade », celle des logements proprement dits, est au second plan, traitée à l’échelle domestique.

Ainsi, ces « façades épaisses » assurent une transition visuelle entre deux échelles : c’est l’une des réductions, à la fois physique et intellectuelle, de la question des espaces intermédiaires. Elles placent aussi nettement les espaces qu’elles créent du côté de l’immeuble. C’est une conception qui s’avère réaliste, d’abord parce que les espaces sont de statut, soit public (la rue forme alors un espace intermédiaire), soit privé (balcons privatifs et entrée de l’immeuble). Mais c’est aussi une conception réaliste du point de vue social, puisque, en optant sans ambages pour des espaces pris dans l’épaisseur et dès lors de statut privé, elle entérine l’inexistence de véritables relations conviviales entre les passants et les habitants d’un immeuble.

La vision initialement idyllique de tels rapports micro-sociaux, qualifiés d’ « urbanité » parce qu’ils seraient en outre en osmose avec un cadre bâti aux formes y prédisposant, a été en outre progressivement battue en brèche, d’abord par le souci des gestionnaires, puis par la montée du sentiment d’insécurité. Clarifier le statut des espaces, en évitant leur chevauchement de façon à bien identifier qui doit les entretenir, prévenir l‘intrusion d’autrui : cette préoccupation des gestionnaires, qui va à l’encontre des irréalistes espaces intermédiaires, si elle a été réactivée par la conjoncture récente, ne doit pas être considérée comme nouvelle. Elle remonte aux débuts de l’immeuble collectif dans ses différentes catégories de programme comme on l’a vu. Stübben avait déjà signalé le risque de nuisances provenant de la rue, lorsque l’immeuble est laissée « accessible à tout le monde ». Son entrée est ainsi ressentie exclue du territoire des habitants, qui la négligent alors ; ils « ne prennent soin que des parties qu’ils utilisent. L’entrée de l’immeuble et les escaliers constituent en réalité un appendice de l’espace public de la rue »341 en l’absence d’une fermeture.

340 Michel Rémon, La Façade épaisse, Paris, Plan Construction, 1980.341 J. Stübben, Der Städtebau,Vienne, 1890.

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Faire des parties communes un espace « propre », aux deux sens du terme, renvoie aussi à une idéologie dans la lignée de E. Cheysson qu’on trouvera encore chez Pingusson en 1959 :

« tout ce qui précède l’accès au logis, a un rôle éducatif : un vaste hall d’entrée qui permette de ne pas se trouver immédiatement dans les cages d’escaliers, par exemple. Il nous faut trouver une générosité de l’espace, cette entrée avec un beau dallage seulement pour le plaisir de regarder avant de rentrer chez soi. » 342.

Un tel plaisir des yeux ne concerne pas que les seuls habitants. L’image sociale que peuvent donner les espaces précédant l’entrée dans le logement est un souci attribué généralement à la promotion privée, mais elle gagne de plus en plus l’habitat social. Pour l’ensemble de ce qu’elle a défini comme des « espaces intermédiaires », L. Wittner 343 affirme qu’ « un traitement véritable de ces espaces est de nature à promouvoir l’habitat social, tant par ce qu’il apporte en confort supplémentaire, dans l’ « économie » générale du logement que dans la valorisation de l’image de soi ».

L’importance prise par la dimension visuelle, qui ressortait déjà de la notion d’espace de transition et de la façade épaisse, se voit confirmée par l’idée que les espaces intermédiaires contribuent à l’image sociale des résidents. Les « abords » de l’immeuble en donnent en effet le premier abord.

Enfin, la troisième remarque que suggère l’ « architecture urbaine » est que son plaidoyer a été, le plus souvent et encore actuellement, légitimé par la nécessité de remédier aux conséquences d’un long processus historique ayant engendré du vide, sous couvert d’ « espace libre », comme on l’a vu. Le constat d’un « desserrement de l’agglomération » est imputé à une « évolution lente, mais constante et inexorable, des réglementations urbaines, qui a fait que les rues se sont élargies, que les cours se sont agrandies pour qu’y entrent lumière et soleil, que les courettes (haussmanniennes) ont définitivement disparu. L’élargissement des rues, l’ouverture des îlots, la distanciation des bâtiments, l’extension des emprises des espaces libres et des espaces publics, sont des phénomènes patents, qui font souvent de l’expérience urbaine des quartiers construits dans ce siècle, l’expérience spatiale de la vacuité où les seuils disparaissent, les limites se dissolvent et les démarcations s’effacent, exceptées celles, brutales, omnipotentes et omniprésentes que sont aujourd’hui les frontières armées de digicodes. » 344.

Ce mouvement, vu linéaire quand il est associé essentiellement aux exigences d’hygiène urbaine croissantes et traduites en réglementations successives, provoquerait à l’acmé de ses conséquences spatiales atomisantes, une contre-réaction. Elle viserait à rétablir une qualité première de la ville, celle de permettre « d’avoir une expérience du phénomène de la limite », selon Walter Benjamin.345

342 Dans l’enquête de Chombart de Lauwe, Famille et habitation ,op. cit. note 148. 343 Laurette Wittner et alii, op. cit. note 339.344 Jacques Lucan, « Les trois reconquêtes de Paris », in Bruno Fortier (sous la dir.), Métamorphoses parisiennes, Paris, catalogue d’exposition, éd. Pavillon de l’Arsenal et Mardaga, 1996.345 Cité par J. Lucan, ibid, pour introduire son propos, comme extrait de W. Benjamin, « Paris, capitale du XIXe

siècle », Le Livre des passages, Paris, Les Editions du Cerf, 1993.

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En fait, on ne peut pas opposer strictement deux grandes périodes, l’une qui aurait été régie par la radicalisation progressive de l’hygiène, l’autre qui (re)découvrirait les vertus de l’urbanité. Si elles ont bien été chacune marquées par une idéologie dominante, elles ont aussi été imprégnées simultanément par d’autres attentes.

La question de la « limite », que W. Benjamin soulève surtout à propos de la ville, s’avère également fondamentale à l’interface de l’ensemble de logements et de ses extérieurs immédiats, dans la mesure où elle implique différents enjeux plus ou moins antagonistes ou convergents. Ces enjeux, apparus avec l’émergence du logement social, ont fortement marqué sa conception et les dilemmes qu’elle a toujours continué de susciter de façon récurrente comme on l’a vu.

L’occurrence de la notion de « limite », qui devient plus fréquente au cours des années quatre-vingt-dix, au point qu’on peut se demander si elle ne supplante pas alors celle d’espace intermédiaire, marque en effet une évolution. L’habitat réalisé pendant les Trente Glorieuses a provoqué en fait, par rapport au thème traité ici, deux sortes de critique à bien distinguer.

La première concerne la pratique du logement. La « cellule » relève d’une conception trop réductrice et trop « limitée » dans tous les sens du terme, de l’habitat, confiné dans un enclos agrégeant pièce par pièce des fonctions élémentaires sans pensée sur leurs articulations, notamment avec les différents espaces « extérieurs ». Cette critique, qui s’inscrit dans celle du fonctionnalisme, a été particulièrement nourrie par le rapprochement sciences humaines/architecture et précède de quelques années la seconde critique.

Celle-ci, à l’opposé de la stigmatisation de l’excès de délimitation fonctionnelle, pointe la disparition des limites, selon le point de vue des formes urbaines et de leur histoire menée par le milieu de la recherche architecturale, et voudrait les voir rétablies.

On notera que l’apparition d’un discours en référant aux limites est concomitant avec la montée des exigences gestionnaires (appelant à bien délimiter les statuts des espaces) et sécuritaires (appelant à clôturer). L’amuïssement des discours sur les espaces intermédiaires et les interpénétrations qu’ils impliquent, se comprend dans ce contexte.

Que pourrait-on rétablir comme limites autres que des barrières, clôtures ou grilles ? Sous l’angle de la morphologie urbaine, il semble qu’il faille distinguer centre-ville et périphéries. Dans le premier cas, les façades en majorité alignées sur rue constituent la limite du public et du privé. Ce qui tiendrait lieu d’espaces intermédiaires ne peut être alors que « côté cour » 346, étonnant retournement du long processus historique, qui en avait justement évacué ce rôle, comme on l’a vu.

Dans nombre de Z.A.C. urbaines, des résidences reprennent aussi le principe de l’îlot, mais sans tourner aussi nettement le dos à la rue. Evitant l’impression de repli cloîtré et l’excès d’assombrissement, elles ont souvent comme raison d’ouverture un parc public sur lequel elles forment un front, dans un rapport purement visuel depuis

346 Pierre Gangnet (sous la dir. de), Paris côté cours, la ville derrière la ville, Paris, catalogue d’exposition, éd. Pavillon de l’Arsenal et Picard, 1998.Il remet en lumière « cour, jardin, cité, hameau, villa, porche, hall ».

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les balcons. La fragmentation de ce front renoue avec l’îlot ouvert, mais plutôt celui de Jean-Charles Moreux le limitant à des « percées d’insolation et d’aération, avec portiques et grilles de protection »347. Complétées aujourd’hui par des digicodes et des interphones, ces grilles interrompent la continuité des accès aux cœur d’îlot, mais pas de vues. Laisser pénétrer l’œil, mais non les pas, tel est le paradigme actuel de la relation entre espace public et espace collectif de la résidence.

Dans les périphéries, la démultiplication de limites et d’espaces, sur l’avant des maisons individuelles ou groupées, ou de petites résidences, est plus manifeste. Cependant, matérialiser des séparations 348 entre le public et le privé n’est qu’une réponse réductrice face à ce que Françoise Choay appelle « la disparition de la culture des limites » 349. Il semblerait que le développement d’un discours prolixe, à partir des années soixante-dix, et flou autour des espaces intermédiaires ou de transition ait pour raison implicite de vouloir conjurer cette disparition. Une telle pratique conjuratoire s ‘est étendue à la conception, qui ramène de plus en plus la question des limites à celle du besoin de clôture d’un territoire démarqué et sécurisé.

Dans cette réduction des limites aux clôtures, des « espaces de l’être » aux « espaces de l’avoir » 350 pourrait-on dire, on pense à un texte de J.-B. Pontalis s’interrogeant sur le paradoxe d’une liberté par la « stricte délimitation des espaces » : « l’image de la clôture est aussi bien celle de la prison que du paradis, du dénuement que de la manne. Tout est là, tout manque, c’est selon. » 351.

La culture des limites menacée de disparaître est de deux ordres : d’un côté celle des savoir-faire de l’art urbain, de l’autre, celle des pratiques sociales correspondant à la « civilité ». Si l’on peut rétablir des éléments morphologiques constitutifs de l’architecture urbaine et de ses espaces hiérarchisés, il est plus difficile de redonner vie à des pratiques sociales, telles que la ville du passé en a secrétées ou montrées, par exemple à ladite Belle Epoque. Le discours sur l’urbanité des espaces entre ville et logement révèle la nostalgie d’une culture perdue. Il peut aussi correspondre à une certaine déréliction des concepteurs aux repères brouillés 352.

347 Cf. note 181 pour cette conception proposée en 1941 pour le quartier du Marais à Paris.348 Déjà en 1909, Georg Simmel, en prenant acte que « la limitation informe prend figure », s’interroge sur les limites, « parce que l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé ». Georg Simmel, « Ponts et portes », in La tragédie de la culture et autres essais, éd. Rivages pour la trad. française, 1988.349 Citée par Chris Younès, « Entre urbain et nature, inventer et ménager », in Urbanisme, n° 322, janvier-février 2002 (analyse des projets Europan 6).350 Ces termes sont empruntés à Jean-Loup Gourdon, La rue, essai sur l’économie de la forme urbaine, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2001.351 J.-B. Pontalis, L’amour des commencements, Paris, NRF Gallimard, 1986. Il s’agit de l’un des romans (ainsi que chez le même éditeur Fenêtres, 2000) de ce psychanalyste important pour l’approche du « dedans » et du « dehors ».352 Voir Jean-François Chevrier, « L’intimité territoriale », in Le Visiteur, n° 8, 2002. Il montre le déplacement et le dépassement du rapport public/privé qui ainsi ne coïncide plus avec le découpage juridique : « l’intimité territoriale peut résulter d’une obligation de repli mais elle participe d’une ouverture. Elle instaure une autre « dimension » - dans tous les sens du terme – de la subjectivité : irréductible au partage privé-public qui fonde la définition légale et normative de l’autonomie du sujet depuis la mise en place de la sphère publique bourgeoise. Ce qui apparaît dans cette ouverture n’est pas l’horizon d’un sujet collectif ni même l’imaginaire d’une communauté alternative édifiée sur les ruines du contrat politique. L’opposition binaire privé-public est suspendue par la soustraction de l’intimité et son déplacement dans la dimension territoriale ». A l’inverse, il montre aussi comment le public s’est immiscé dans le privé.

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S’il est par contre une culture qui s’est avérée bien vivace sur la longue durée, c’est bien celle de la propriété et de son affirmation. Le rôle du jardin pavillonnaire comme marquage d’un territoire ne s’est jamais démenti. Pour ce qui est des copropriétés péri-urbaines, ainsi que le confirment des recherches sociologiques actuelles, elles ne font pas de leur espace extérieur collectif un lieu véritablement partagé entre résidents. Mais ceux-ci néanmoins se le représentent tous ( ce serait alors la seule dimension collective qu’on pourrait trouver dans ce type de copropriétés) comme un écrin valorisant et un écran à autrui. A tel point que cette figure sert aujourd’hui de modèle à la requalification des ensembles sociaux des années soixante, engagée sous le terme de « résidentialisation ». Un tel terme représenterait ainsi le dernier avatar linguistique en date de cette question aporétique et mythique des espaces intermédiaires, en en attendant alors de nouveaux.

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annexes : illustrations

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Figure 1 – Eugène Hénard :1 – Le « boulevard à redans » (in Etudes sur les transformations de Paris, 1903-1909).2 – La « rue future » (in La ville de demain, 1910).

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Figure 2 – Projets aux deux concours HBM de la Ville de Paris, 1912-1913 (1 et 2 : rue Henri-Becque, Paris 13ème, 3 et 4 : avenue Emile Zola, Paris 15ème).1 – Gilbert et Poutaraud2 – Jean Walter3 – Jacques Greber4 – Deslandes

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Ilot fermé(cœur inaccessible,préservé, avec aire dejeux)..

Impasse(ouverture à la pénétration d’une voie)

disposition intermédiaire (place accessible)

Figure 3 – Trois cas de figures unwiniennes réunis en un ensemble formant redans, à Birds Hill, Letchworth (1904-1920), R. Unwin, B. Parker, B. Scot et S.P. Taylor arch.

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Figure 4 – New York, du Superblock au Garden-Apartmens : vers l’unité de voisinage (Neighbourhood unit).

1 – Riverside, réalisation philanthropique (A.T. White), W. Field et fils arch. 1890.2 – Proposition de Superblock, I. N. Phelps-Stokes arch., 1901.3 – Forest HIlls Gardens, F.L. Olmsted Jr et G. Atterbury arch. : deux alternatives pour le block (Fondation Russel Sage, 1908).4 – Projets de H.A. Smith (1917)5 – Andrew Thomas : proposition (1919) et Garden-apartments, « Opération n° 8 » pour Queensboro Corporation, 1920.

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Figure 5 – Clarence Stein1 – Proposition pour un Superblock new-yorkais (1919)2 – Sunnyside Gardens (1924-1928, avec Henry Wright)3 – Radburn N.J. (1927 – 1929, avec H. Wright): projet ,réalisation et détail d’une unité de voisinage.

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Figure 61 – Donat Alfred Agache : plan de Deuil-la Barre (1924) : « la ville s’atomise en quartiers satellites réassociés ».2 – Gaston Bardet , « la ville telle qu’elle est : une grappe, une fédération de communauté », d’après Les échelons communautaires dans les agglomérations urbaines (publiés en 1946) : les « limites anamostosées ».3 – Jean Renaudie : projet de village de vacances à Gigaro (1963 – 1964).

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Figure 7 – Le Corbusier : plusieurs genres de « prolongement » :1 – d’après Sur les quatre chemins (1941)2 – d’après La maison des hommes (1942)

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Figure 8 – Curetage des îlots insalubres et dégagement d’un cœur d’îlot :1 – Patrick Geddes : « Principe de chirurgie conservatrice » pour la ville indienne (1915).2 – Robert Auzelle, étude théorique publiée dans Destinée de Paris (1943).3 – Jean-Charles Moreux (1941).

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Figure 9 – Théorisations de l’îlot ouvert :1 – Tony Garnier : Cité Industrielle (1902)2 – Robert Auzelle, de l’îlot traditionnel à la composition ouverte (1950)3 – Antoinette Prieur : schémas comparatifs, de l’îlot fermé aux unités de résidences dans des parcs (1947)4 – André Gutton : « plan théorique n° 1» , 1951.5 – Jaap Bakema : Housing Unit pour Pendrecht I (1949).

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Figure 10 – Réalisations d’îlots ouverts avec parcs :1 – Robert Auzelle, Cité de La Plaine, Clamart, 1950-19692 – Marcel Lods, Marly – Les Grandes Terres, 1953-19643 – René André Coulon, Neuilly-Bagatelle, 1954-1959

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Figure 11 – Deux conceptions différentes du Core :1 – Jaap Bakema, projet de Pendrecht, 1949 – 19512 – Aldo Van Eyck, projet de Nagele, 1948 -- 1958

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Figure 12 – A. et P. Smithson :1 – Etudes théoriques pour Golden Lane (1951 – 1952) : house/street/district/city ; deck-housing, street-in-the-air, yard garden 2 – Projet de terraced houses (1953)3 – Robin Hood Gardens (Londres, 1966-1970)

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Figure 13 – Aldo Van Eyck :1 – Schémas spatiaux2 – Orphelinat d’Amsterdam (1955 – 1960)

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Figure 14 – La communauté / l’individu :1 - Christopher Alexander : diagramme théorique et exemple de pattern2 – Nicklas Habraken : zone et marge.

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Figure 15 – Jean Renaudie : complexité et espace privatifs extérieurs.1 – Village de vacances Bonne -Terrasse, 1962.2 – Village de vacances de Gigaro, La Croix-Valmer, 1963-19643 – Ivry ( à partir de 1969)

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Figure 16 – Georges Candilis :1 – Recherches pour un habitat à terrasses au Maroc : « nid d’abeilles » et « Sémiramis » (1952-1953)2 – L’habitat de loisirs : marines à Barcarès-Leucate.

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