Boulestin - Manger Son Ennemi

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  • 5/20/2018 Boulestin - Manger Son Ennemi

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    Manger son ennemi :le cannibalisme prhistorique et la guerre

    Bruno BLaboratoire danthropologie (A3P), UMR 5199 PACEA, universit Bordeaux 1

    Extrait de : Olivier B, Olivier D, Claude M (dir.),Archologie de la violence et de la guerre dans les socits pr et protohistoriques, d. lectronique,

    Paris, d. du CTHS (Actes des congrs nationaux des socits historiques et scientiques), .

    Cet article a t valid par le comit de lecture des ditions du CTHS dans le cadre de la publication des actesdu eCongrs national des socits historiques et scientiques tenu Perpignan en .

    Rsum

    De toutes les classications plus ou moins complexes du cannibalisme humain, la seule quisoit pertinente oppose celui dexception au cannibalisme institutionnel, et au sein de ce der-nier lendocannibalisme, funraire, lexocannibalisme, guerrier. Mme si lexercice est dicile,pour les cas de cannibalisme prhistorique on peut trouver des arguments qui permeent des-sayer de rpondre la question des motivations de la pratique, plus spciquement celle deson lien avec une violence arme intergroupe. ce jour, Herxheim est le seul site pour lequelon puisse lui apporter une rponse formelle. Toutefois, il nest pas impossible que lexocanni-balisme soit la seule forme que nous puissions reconnatre et que, de fait, cee rponse soit lamme pour une grande partie des autres cas. Au-del, ceci soulve la question dune relationplus ou moins systmatique entre le cannibalisme que nous identions en archologie et desphases de transformation profonde des socits.

    Abstract

    Of all of the more or less complex denitions of cannibalism, the only pertinent one opposes rare cases ofcannibalism to institutionalised cannibalism that includes the two extremes of endocannibalism in fune-

    rary contexts and exocannibalism in the contexts of war. Even if it seems dicult to characterise pre-

    historic cannibalism, answers can be sought about the motivations of such a practice and in particularits link to intergroup violence. Herxheim is the only site to date for which we can give a denite answer.However we have to concede that exocannibalism could be the only type of cannibalism that we can iden-

    tify, corresponding to most recorded cases. This also raises the question as to the relation between acts ofcannibalism identied in the archaeological record and the phases of profound transformation in society.

    Introduction

    Depuis une trentaine dannes, le dveloppement de ltude des modications des os humainset le hasard de quelques dcouvertes ont permis de dmontrer lexistence, pour la priodeprhistorique rcente, dune pratique qui, bien quvoque antrieurement, navait guret argumente : le cannibalisme. Aest par des tudes pousses sur une demi-douzainede gisements en Europe occidentale, pour des priodes allant du Palolithique suprieur la n du Nolithique, il est galement suppos, sans que des analyses dtailles aient encorepu le prouver formellement, dans deux ou trois autres sites du Palolithique suprieur etune vingtaine de sites nolithiques.Le but de la prsente contribution nest ni dvaluer ces assemblages ni de disserter sur lafrquence et la distribution du cannibalisme prhistorique. Il ne sagit pas non plus de reve-nir sur sa dmonstration, tenue pour acquise, au moins pour les sites ayant fait lobjet dune

    tude de dtail. Pour rappel, son principe est double : partir de lanalyse des modications

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    osseuses, dcoupe et fracturation, et de celle des anomalies de reprsentation, dcits ouexcs, des dirents os ou parties des os du squelee, il faut pouvoir dmontrer : que le traitement des morts traduit une exploitation fonctionnelle du cadavre correspon-dant lacquisition de nourriture ;

    que tout ou partie de ces traitements prsentent des analogies avec les pratiques bouchresobserves sur les restes danimaux, de prfrence contemporains (White, ; Boulestin,).Linterrogation portera plutt sur les motivations de la pratique, et notamment sur la maniredont on pourrait les dterminer, au moins certaines fois. La question vaut en particulier pourle rapport qui pourrait exister entre le cannibalisme prhistorique et la guerre : y a-t-il descas o on peut le dmontrer, sur quelles bases et que peut-on ventuellement en dduire ?

    Prolgomnes

    Les trois grandes formes de cannibalisme et leur lien avec la guerre

    De nombreuses tentatives plus ou moins complexes ont t faites pour classer les di-rentes formes de cannibalisme, notamment en fonction des motivations supposes le sous-tendre. Il en a rsult le eurissement dans la lirature dune fort de termes aussi varisque rituel , de revanche , gustatif , de survie , dittique , thrapeutique , crmoniel , magique , funraire , judiciaire , symbolique , mystique , pournen citer que quelques-uns. Les taxinomies de ce type trouvent rapidement leur limite,dune part parce quelles classent un mme niveau des faits dordres dirents et inverse-ment, dautre part parce quelles subdivisent le cannibalisme de telle sorte quelles en inter-disent toute interprtation plus globale.En ralit, la seule classication qui a du sens est celle qui un premier niveau oppose lecannibalisme institutionnalis aux actes drgls (au sens den dehors des normes) et unsecond niveau divise le premier en deux grandes catgories en fonction de la relation entremangeurs et mangs. Aux actes drgls correspond un cannibalisme dit accidentel oudexception, ou encore circonstanciel, qui, abstraction faite des actes de dviants, propres nos socits modernes et qui ne nous intressent gure ici, nest reprsent que par le can-nibalisme de ncessit conscutif une famine. Quant au cannibalisme institutionnalis, ilse subdivise donc en endocannibalisme, qui est la consommation dune personne apparte-nant son propre groupe, et en exocannibalisme, o le consomm est au contraire tran -ger ce groupe.Le lien direct avec la guerre est le propre de cee dernire forme. En eet, alors que lendo-cannibalisme est exclusivement funraire, lexocannibalisme entretient une relation quasisystmatique avec des pratiques guerrires : dune faon ou dune autre, il passe par un

    conit arm. On notera toutefois que guerre et cannibalisme peuvent aussi tre indirecte-

    ment lis lorsquil sagit dune consommation circonstancielle : une guerre peut tre lori-gine dune famine, elle-mme entranant une anthropophagie, et depuis le sige de Jrusalempar Nabuchodonosor, pendant lequel, nous relate Jrmie (Lamentations, , ), les mresmangeaient leurs enfants, on ne compte plus les faits de ce genre. Mais compte tenu de ceque nous savons des formes de conits arms dans les socits primitives, lexistence dansles socits prhistoriques dune relation indirecte de ce type semble assez improbable et ilnen sera donc pas tenu compte.

    Cannibalisme et guerre ou cannibalisme et violence arme ?

    Tenter dtablir une relation entre le cannibalisme et la guerre pour les socits prhistoriques

    suppose avant tout de savoir ce que lon entend par guerre dans ces socits. Le problme

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    est loin dtre simple, car si tout le monde saccorde peu prs sur ce quest la guerre dansles tats civiliss, mme si les dnitions peuvent varier, il en va autrement pour les soci-ts primitives, o les formes de violence sont multiples et leurs limites souvent trs oues.Il nest pas question de discuter ici de faon dtaille tous les tenants et les aboutissants

    dun dbat dj ancien et qui est sans doute loin dtre termin. Rappelons seulement, defaon trs rsume, deux ou trois points de ce dbat an de situer quel niveau de violencearme peut intervenir un ventuel rapport avec le cannibalisme, quel que soit ensuite le nomquon lui donne.Le terme de violence arme est employ ici conformment lacception quien est gnralement faite, c'est--dire lutilisation ou la menace dutilisation intentionnellede la force physique avec des armes ayant pour but diniger la mort ou des blessures. Ilsagit donc dune appellation gnrique, qui sapplique tout la fois la violence interindi-viduelle (crime), intragroupe ou intergroupe, quel que soit le contexte. Elle correspond aupremier niveau de dcidabilit, o elle soppose laccident, lors de la constatation duneblessure loccasion dune tude anthropologique.Il y a une majorit danthropologues pour donner de la guerre une dnition minimalecomme lue arme entre deux units politiquement indpendantes , pour reprendre lestermes de B. Malinowski (, p. ). Implicitement, la guerre est donc une aaire collec-tive et cest en ce quelle oppose des units politiques indpendantes quelle se direncie-rait des autres formes collectives de violence arme, comme la vendea ou lefeud (Descolaet Izard, , p. 33). La guerre serait ainsi, au minimum, un conit entre tats dans lessocits modernes, entre groupes humains dans les socits sans tat. Nanmoins, mmecee dnition minimale ne fait pas lunanimit.Plusieurs auteurs, en particulier ceux qui travaillent sur les socits sans tat, meent defortes rserves quant au fait que la guerre serait externe la socit, tandis que les aronte-ments internes seraient le propre de systmes vindicatoires. Ils estiment quil ny a pas dedirence relle entre guerre et vendea, que ce nest quune question dampleur, la pre -mire prolongeant la seconde, donc quon ne peut les distinguer (par exemple Kelly, ).Et il faut bien dire que les premiers concerns semblent leur donner raison : si dans cer-taines socits non tatiques il existe des divergences nees entre les rgles de dispute ausein du groupe et entre groupes, par exemple chez les Nagas (Jacobs, , p. -), cenest pas le cas dans dautres, comme chez les Yuroks, o il nexistait aucune distinction deprincipe dans lesprit entre le meurtre et la guerre (les soi-disant guerres taient seule -ment desfeudsqui englobaient de larges groupes de personnes) (Kroeber, , p. ) oules Maenges, chez qui il est trs dicile, voire impossible de distinguer entre guerre et ven-dea sur le plan conceptuel (Pano, , p. ).Au-del de cee dnition minimale, elle-mme dj conteste, il ny a plus gure de consen-sus sur la notion de guerre. Il existe pour commencer une opposition entre les anthropolo-gues qui considrent que la guerre est un phnomne universel (par exemple Clastres, ,p. sq, ; Descola et Izard, ou Keeley, ) et ceux qui estiment quelle ncessite

    un certain niveau de dveloppement, donc quelle ne peut tre le fait que de socits relati-

    vement centralises (par exemple Malinowski, ou Carneiro, ).Mais si cee ide que la guerre apparat partir dun niveau de dveloppement sociopoli-tique donn et quelle nexiste pas en de est assez commune, tout le monde est loin dtredaccord sur le niveau en question. Pour R. C. Kelly, il sut quil puisse exister une solida-rit collective, c'est--dire que la socit soit organise en groupes et non plus simplementen familles (Kelly, , p. -). Pour B. Malinowski, la guerre doit avoir une nalit poli-tique, donc on ne peut par exemple parler de guerre pour les raids de chasse aux ttes oude chasse lhomme (Malinowski, , p. ) ; linverse, de nombreux auteurs consi-drent que chasse aux ttes et chasse lhomme sont des formes de guerre (Descola et Izard,). Quant aux pigones de Q. Wright ou de H. Turney-High, pour eux point de vri-table guerre dans les socits non tatiques, quelles soient actuelles ou passes, puisque

    la vraie guerre suppose leur sens une vritable arme, avec hirarchie, discipline et

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    ment spciquement adapt au combat entre hommes est aest, c'est--dire en particulierun armement dfensif (Leclerc et Tarrte, ). ct de cee opposition guerre / non-guerre, de nombreux spcialistes en font une autre,entre guerre primitive et guerre moderne. Mais l encore la distinction entre ces deux typesne se fait pas toujours sur les mmes critres. Tantt ce sont des aspects organisationnelsqui sont retenus : mobilisation, discipline, tactique, logistique, absentes dans la premire etprsentes dans la seconde. Tantt ce sont les motivations : conomiques et politiques dansla guerre moderne, comptition, recherche du statut, du prestige, vengeance dans la guerreprimitive. Tantt encore, cest lampleur du conit, les guerres primitives tant dites brveset peu ltales.Non-guerre, guerre primitive ou guerre tout court, au total il apparat que malgr la quan-tit de travaux sur la question, une vue densemble de la violence arme dans les socitsprimitives manque encore, qui puisse fournir une typologie de ses direntes formes et parl une terminologie rellement pertinente. Pourtant, qualier de guerre toute lue armeintergroupe parat abusif et mener une impasse : il est clair que guerre ne signie paspartout la mme chose et mme les partisans de la guerre en tant que phnomne univer -sel reconnaissent quelle se prsente cependant sous une telle diversit de formes quonpeut douter quelle puisse tre lgitimement rduite une catgorie pertinente de lanalyseanthropologique (Descola et Izard, p. 33). Lappellation de guerre primitive nest sansdoute pas meilleure ; outre quelle est mal dnie, elle englobe manifestement des faits denatures direntes, dont certains sapparentent la guerre dite moderne et dautres non.Reste que pour classier, il faudra se pencher sur ce qui caractrise vritablement leconcept de guerre en dehors des aspects organisationnels, variables, ou politiques, quisont sans doute clairs dans les socits tatiques mais loin de ltre dans les socits pri-mitives, o il nest pas toujours vident de discerner les vritables motifs dun conit der-rire la stimulation ache. Sans rentrer dans le dtail, sans doute faudrait-il partir dufait que la guerre est avant tout un tat, ce que traduisent directement des expressionscomme temps de guerre (vstemps de paix) ou tre en guerre , tat qui ne peut treque symtrique (si A est en guerre avec B, B est en guerre avec A). De ce point de vue,si par exemple un raid peut tre une phase dun conit dclar, voire un mode dentredans un tel conit, on peut parler de guerre ; mais un raid isol, dcid unilatralementhors contexte de conit, tel quun raid de chasse aux ttes, ne saurait en tre et sans doutefaut-il suivre Malinowski sur ce point (mais pour des raisons direntes). Dune maniregnrale, il est dailleurs bien dlicat de tenir la chasse aux ttes pour de la guerre : auxyeux des chasseurs de ttes rien de plus sot que de livrer un combat chances gales

    (pour reprendre lexpression de C. Letourneau, , p. ) et on peut dicilement quali-

    er dactes de guerre les aaques-surprises, embuscades, voire assassinats purs et simplessans pravis qui caractrisent la pratique.Une seconde particularit de ltat de guerre est quil soppose celui de paix. De faonimplicite, il doit donc sagir dun tat non permanent, auquel il peut tre mis n un stadeou un autre. Cest la thse centrale de louvrage de J. Black-Michaud (), qui soutientque contrairement la guerre, non permanente, lefeudest un tat qui ne peut pas connatrede conclusion. Ce point de vue particulier peut tre discut, et la dailleurs t, mais il estcertain que la question de la nature des conits endmiques qui pullulent dans les socitsprimitives se pose. Pour ne citer quun exemple, celui de laire amricaine des Plaines, peut-on parler de guerre propos dun tat permanent de violence o se succdent et alternentles raids pour vendea et ceux pour voler les chevaux ? Il ne sagit l que de simples pistes,

    mais ce nest quen dnissant exactement ce quest un tat de guerre et pas seulement la

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    guerre elle-mme , ventuellement par opposition un tat de paix, que nous pourronsdterminer quelles formes de violence arme nen sont pas, ensuite seulement quelle orga-nisation sociopolitique, quels objectifs, quels aspects organisationnels renvoie chacune descatgories.

    Pour en revenir au cannibalisme, ce qui caractrise le cannibalisme guerrier est, pardnition, quil est externe un groupe donn, par opposition au cannibalisme funraire,qui lui est interne. Cest donc ce mme niveau de sparation que doit se faire une mise enrelation avec la violence arme : intragroupe, elle ne conduit en principe pas du canni-balisme, ou en tout cas un cannibalisme qui lui soit directement li ; intergroupe, elle estsusceptible de le faire. Le lien tudi ici est donc celui entre le cannibalisme et laviolencearme entre groupes sociaux ce qui renvoie la dnition minimale de la guerre. Dun ct,ceci limine toutes les violences internes un groupe donn, telles que crime ou vengeancede sang. De lautre, tout conit intergroupe est pris en compte, quels que soient sa natureet dans un premier temps le nom quon lui donne, guerre, guerre primitive, raid, razzia,chasse aux ttes, chasse lhomme, etc.

    Cannibalisme prhistorique et violence arme intergroupe

    Dmontrer directement lorigine trangre des victimes

    La dmonstration de lorigine trangre des victimes de cannibalisme est le plus sr moyende prouver que ce dernier rsulte de violence arme intergroupe, puisquelle limine logi-quement un endocannibalisme. Une rserve doit cependant tre faite : une origine tran-gre peut galement reter une union exogamique, compatible avec une consommationdans un contexte funraire. Mais on devrait alors saendre une proportion de moitidtrangers et moiti de locaux pour les adultes et une bipartition stricte en fonction dusexe, dans un sens ou dans lautre puisque tout dpend du mode de rsidence postnuptiale cest aussi vrai pour les immatures (Haak et al.,). Reste que sur un cas isol, il nestpas possible de dcider.En principe, lorigine trangre va galement contre un cannibalisme de famine, o lonmange normalement les gens de son propre groupe. Mme si rien ne linterdit en thorie,il ny a pas dexemple o lon aurait chass ltranger dans le seul but de se nourrir, stric-tement comme un animal. On ne peut toutefois pas lexclure pour la priode trs anciennedu Palolithique moyen, la fois parce que le modle est dicilement transposable auxNandertaliens et leurs prdcesseurs, dont la faon de penser nous est totalement tran-gre, et parce que dans certains sites ils ne paraissent pas avoir t traits trs diremmentdu gibier, ce qui ne signie pas non plus quils taient trangers au groupe des consomma-teurs (Maureille, , p. ).

    Ltude des migrations des populations archologiques, et donc la dtermination dune ven-

    tuelle origine trangre, repose sur lanalyse isotopique des restes osseux, en particulier desisotopes du strontium (par exemple Price, ; Bentley et al.,), mais aussi de loxygne.Pour les sites cannibalisme, cest celui de Herxheim, en Rhnanie-Palatinat (Allemagne),de la culture rubane, qui fournit les meilleures donnes (Boulestin et al.,). Les analysesdu strontium, ralises par Rouven Turck, de luniversit de Heidelberg, sur les premireset les troisimes molaires, se montent une centaine. La gure prsente la rpartition dequarante-deux individus dirents en fonction du rapport isotopique 87Sr/86Sr des M. Elleconduit plusieurs constatations : il existe une variabilit extrmement forte des rsultats, qui signe les origines multiplesdes sujets analyss ; cee extrme variabilit sapprcie dautant mieux par comparaison la variabilit locale

    pour Herxheim (dtermine deux carts-types partir des analyses ralises sur la faune

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    et sur les sdiments), et mme encore partir de celle de lensemble des Rubans implan-ts sur des lss lchelle de lEurope ; les rsultats semblent pouvoir tre distribus en trois groupes. Le premier correspon-drait aux Rubans vivants sur les lss (cas de Herxheim). Le deuxime peut aussi corres-pondre des Rubans, mais probablement installs sur dautres types de terrains ou aupied de massifs, quoique ce ne soit pas certain. Quant au troisime groupe, les analysesindiquent quil rassemble des personnes ayant vcu dans des zones granitiques ou gneis -siques ; on considre habituellement quil sagit des zones de montagnes (Price et al.,).Quoi quil en soit, pour lensemble du Ruban europen, des rapports 87Sr/86Sr comparables ceux du troisime groupe de Herxheim (en pratique suprieurs ,) ne sont connusque sur de rares sites, toujours en trs petit nombre, et sont toujours interprts commecaractristiques de non-locaux provenant de rgions granitiques daltitude (Nehlich et al.,, p. ). Par ailleurs, il nexiste aucun cimetire ruban avec des sujets possdant detels ratios. Dans lun des rares habitats ayant livr des individus taux comparables, celuide Nieder-Mrlen (Hesse, Allemagne), il faut dailleurs souligner quil sagit exclusivementdadolescents, ce qui ne va pas sans soulever quelques questions. Il va sans dire que liden-tit des individus de ce dernier groupe pose problme. Sil sagit de Rubans, ce sont des

    Rubans totalement inconnus dont la provenance est tout fait nigmatique. Une autrehypothse est quil pourrait sagir des derniers Msolithiques, ayant trouv refuge dans lesmontagnes. Elle ne rsout cependant pas compltement la question, puisquon ne connatpas doccupation msolithique en av. notre re dans la rgion considre Des rsul-tats rcents danalyses de lADN iraient dans le sens de la premire hypothse, mais la ques-tion nest pas dnitivement tranche.Quoi quil en soit, les rsultats des analyses du strontium (conrms par ceux des isotopesde loxygne) prouvent qu Herxheim le cannibalisme est li une violence arme inter-groupe, ce que laissait dj supposer le nombre dindividus concerns, suprieur au mil-lier et fort peu compatible avec un cannibalisme funraire. Compte tenu de lensemble desdonnes, il faut probablement envisager, dans ce cas, une vritable chasse lhomme dansle cadre de raids une certaine distance, ayant sans doute eu pour objectif de rapporter de

    la matire premire pour des crmonies complexes, ce quil parat dicile de qualier

    F. 1. Rpartition par valeur du rapport isotopique du strontium 87Sr/86Sr des premires molaires de42 individus du site de Herxheim (analyses R. Turck, Universit dHeidelberg).

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    de guerre a priori. Signalons pour nir quun petit nombre de personnes prsentes sur lesite nont pas t consommes, mais semblent avoir bnci dune inhumation rguliredans les fosss ; en tout cas, elles y ont t dposes compltes et en position convention -nelle, parfois au milieu des restes de repas. Sil existe des cannibaliss dans tous les groupes

    analyss, ces inhums sont, pour linstant, absents du troisime groupe quoiquils aient euxaussi des origines diverses.Des analyses des isotopes du strontium ont galement t ralises sur les Msolithiquesde la groe des Perrats, Agris, en Charente (Boulestin, ). Les rsultats, encore indits,iraient galement dans le sens dune origine trangre des victimes, mais leur interprta-tion est dlicate et nest pour linstant pas dnitive.

    Dmontrer un massacre

    Il nest videmment pas ncessaire quil y ait massacre pour quun cannibalisme puisse tremis en relation avec une violence arme intergroupe. La pratique ne peut dans cee ven-tualit concerner quun petit nombre de personnes, voire un prisonnier isol : les Tupis endonnent un trs bon exemple (Mtraux, , p. sq; Combs, , parmi bien dautres).En cas de dcouverte ultrieure des restes consomms, dicile alors de dcider entre unacte de guerre et un acte funraire. Par contre, la mise au jour dun assez grand nombrede personnes ouvre une nouvelle piste dinvestigations, car les consquences interprta -tives ne sont pas du tout les mmes selon que les individus ont t dposs successivementdans le temps, par groupes de plusieurs, ou tous la fois. Dans le premier cas, lendocan -nibalisme est possible, mme si lexocannibalisme ne peut tre limin ; dans le deuxime,qui plus est le troisime, il devient peu probable.Entre dpt(s) multiple(s) et dpts individuels successifs, le terrain ne permet gnrale-ment pas de rpondre formellement pour des assemblages cannibaliss, tant donn lestraitements quont subis les cadavres, mme sil peut fournir des indications ( Herxheim, Fontbrgoua ou El Mirador en Espagne, par exemple Boulestin et al., ; Villa etal.,a et b ; Cceres et al.,). Mais si le nombre de morts est susant pour ce faire,lanalyse palodmographique est une approche particulirement intressante pour tenterde direncier exo- et endocannibalisme. En eet, une dmographie tmoignant dune mor-talit peu ou prou naturelle devrait en principe aller dans le sens dun cannibalisme fun-raire, tandis quune anomalie indiquant une crise de mortalit irait, au contraire, dans celuidune consommation dans un contexte de violence arme, une ou deux rserves prs quiseront voques plus loin.On peut raliser cee analyse palodmographique en eectuant dabord ltude de lacourbe des quotients de mortalit par classe dge non adulte. Sur la gure A, la courbepour la ncropole du Ruban rcent / nal dAiterhofen-dmhle, en Bavire (Nieszery,, p. -), illustre par exemple une conguration couramment rencontre dans les

    cimetires anciens : une nee sous-reprsentation des enfants de moins de ans, conscu-

    tive une slection ces enfants sont exclus des cimetires. A contrario, la reprsentationde ceux de ans est peu prs conforme une mortalit naturelle, mme si dans le casprsent il y a trop de morts dans la classe des - ans, ce qui ne saurait nuire la dmons-tration, au contraire. Par comparaison, une courbe de crise de mortalit, ici pour le cimetirede peste des Fdons, Lambesc, dans les Bouches-du-Rhne (Bizot et al.,, p. -3),se caractrise dune manire gnrale par une nee sur-reprsentation des classes dgeentre et ans. Si lon veut spargner le traage de la courbe, on peut de fait se satisfairedu calcul du quotient de mortalit entre ces deux limites dge (q), qui apparat commetant le paramtre le plus discriminant pour direncier demble une mortalit peu prsnaturelle et une crise de mortalit. Normalement compris entre et (pour uneesprance de vie la naissance respectivement gale ans et ans), il est de

    Aiterhofen, mais de aux Fdons.

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    F. 2. Courbes compares des quotients de mortalit par classe dgeA : pour une ncropole rubane et un cimetire dpidmie

    B : simules partir de la pyramide des gesC : pour les sites archologiques de massacre

    D : pour les sites archologiques de cannibalisme (rfrences dans le texte)

    Les limites de la plage grise correspondent aux esprances de vie la naissance de 20 ans et 40 ans.

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    ce stade, daucuns pourraient objecter quon parle l dpidmie et quen cas dpidmieil est logique que les enfants soient plus aeints et quils meurent plus, donc que le modlenest pas transposable une crise de nature dirente. En ralit, il nest pas exact que laug-mentation des - ans est lie au fait que ces enfants meurent plus (sous-entendu que les

    adultes) et le formuler ainsi traduit une mauvaise comprhension du mcanisme de crise ;dans les faits, lanomalie provient quils meurent autantque les adultes plus exactementdans les mmes proportions, cf. infra et cest cela qui nest pas normal. Dans une popu -lation quelconque, il est en eet logique quil meure beaucoup plus dadultes que den-fants, notamment denfants suprieurs ans, sinon cee population serait condamne trs court terme lextinction. Par contre, la crise touche indistinctement tout le monde, aumoins en premire approximation. Ce quelle photographie, ce quelle rete, cest donc lapyramide des ges, pyramide o la proportion dimmatures est bien videmment plus le-ve que pour des morts naturelles.Pour dmontrer ce point, on peut se livrer une simulation consistant exterminer (surle papier !) quatre populations assimilables des populations prjennriennes de chasseurs-cueilleurs ou dagriculteurs : deux de Galibis de Guyane franaise (Abonnenc et al.,),les Eskimos du Groenland oriental dAmmassalik (Robert-Lamblin et Masset, ) et lesDobe !Kungs (Howell, , tab. .3) (g. B). ct dune certaine variabilit lie desstructures direntes des quatre populations, il apparat une constante : des quotients demortalit levs, globalement compris entre et pour les trois classes dge de ans, tout fait comparables en cela ceux des Fdons. Le quotient q est lave -nant, au plus bas de 3 pour les !Kungs, de pour les Eskimos et de et pour les Galibis.Cest donc bien parce quune crise de mortalit rete la pyramide des ges quen dcouleune anomalie dmographique particulire. De ce point de vue, un massacre nest gure dif-frent dune pidmie, ceci prs quil peut tre slectif et quil doit en thorie se rencon-trer une certaine variabilit des prols qui en rsultent : en cas de tuerie, il peut exister uneslection en fonction de lge, certains enfants tant adopts ou emmens comme esclaves ;ou du sexe, des femmes pouvant galement tre gardes captives. Les courbes obtenuessur deux sites pour lesquels les donnes archologiques sont totalement en faveur dunmassacre, Crow Creek dans le sud-Dakota (Indiens Arikaras du esicle Wiley, ,tab. , p. , donnes brutes) et Talheim, dans le Bade-Wurtemberg (Ruban nal Wahlet Knig, , tab. ) conrment le modle thorique (g. C). Les quotients de mortalitpour les classes de ans y varient de , les quotients q tant respec-tivement gaux et .Quant aux deux sites de cannibalisme pour lesquels les eectifs rendent possible lanalysepalodmographique, Herxheim et Mancos, dans le Colorado (White, , g. ., p. ), ilsmontrent incontestablement un prol de crise de mortalit (g. D), avec une surmortalit par rapport une mortalit naturelle des - ans et des quotients q correspondants

    de pour Herxheim et pour Mancos. On notera simplement la faible mortalitapparente des - ans dans ce dernier assemblage, mais qui peut tre due en partie unmauvais classement des individus, classement toujours dlicat pour cee tranche dge, quiplus est sur des restes fragments. Par ailleurs, soulignons le trs faible quotient de mortalitpour la classe - Herxheim (un seul dcs avr pour sujets), qui pourrait dans ce cascorrespondre une slection : adoption ou rduction en esclavage des trs jeunes enfants ?Il a t indiqu plus haut que la crise de mortalit conduit ce que les immatures meurentpresque autant que les adultes, soit la modication de la proportion entre les deux cat -gories par rapport une mortalit naturelle. On peut donc galement caractriser lanoma-lie dmographique rsultante par des rapports entre nombres de dcs : le classique indicede juvnilit D-/D-, qui, pour une raison pratique, est ici invers en D-/D-,sorte dindice de maturit, ou le rapport entre les dcs des adultes et ceux des - ans

    (D-/D-), ou encore, compte tenu des problmes sparer les - ans des adultes,

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    le rapport entre les dcs des sujets de ans et plus et des - ans (D-/D-). Lesvaleurs de ces dirents paramtres sont rsumes dans le tableau et visualises par lagure . On y constate que seule la ncropole dAiterhofen sinscrit dans la variabilit nor-male. Pour tous les autres assemblages, ceux dpidmie, de massacre, de cannibalisme oumme ceux simuls partir de la pyramide des ges, les rapports sont fortement abaisss,traduisant un eectif dadultes et/ou de subadultes faible par rapport aux individus de ou ans. Par contre, on constate que lindice habituel D-/D-, qui rete la pro-portion des classes dges non adultes entre elles, est extrmement variable par rapport un intervalle normal trs rduit, et quil na donc que trs peu dintrt.En conclusion, dans les deux cas de cannibalisme examins sous langle de la palodmo-graphie, les schmas obtenus permeent clairement de rejeter une mortalit naturelle auprot dune crise de mortalit. Certes, contrairement aux isotopes, ceci ne prouve pas nces-

    sairement une consommation intergroupe et on peut toujours imaginer en thorie, puisque

    Rapports

    entre nombres

    de dcsMinimum

    Maximum

    Aiterhofen

    Fdons

    Esquimaux

    Galibi

    Mana

    Galibi

    Iracoubo

    !Kung

    Talheim

    CrowCreek

    Herxheim

    Mancos

    D-/D- , , , , , , , , , , , ,

    D-/D- , , , , , , , , , , , ,

    D-/D- , , , , , , , , , , , ,

    D-/D- , , , , , , , , , , , ,

    T. 1. Valeurs des rapports entre nombres de dcs pour direntes classes dgeLes minimums et maximums correspondent respectivement aux valeurs dnies pour des esprances de vie la naissance

    de 20 et 40 ans, sauf pour le rapport D5-9/D10-14, o elles sont inverses.

    F. 3. Courbes compares des valeurs des rapports entre nombres de dcs pour direntes classes dgeLes limites de la plage grise correspondent aux valeurs minimums et maximums dnies par des esprances

    de vie la naissance de 20 et 40 ans (rfrences et commentaires dans le texte et tableau 1).

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    les schmas ne sont pas spciques dun type de crise, une pidmie ou un accident col -lectif suivi dun cannibalisme funraire. Cependant, chacun admera que la probabilit detels vnements est fort peu leve. De toute faon, elle est peu prs inadmissible pourles deux cas considrs. Dune faon gnrale, lassociation dun cannibalisme une crise

    dmographique, quand elle est possible, doit donc faire voquer raids et massacres, ce quipermet de relier le premier une violence arme collective.

    Existe-t-il des traitements spcifques lennemi ?

    La question peut saborder de deux manires, selon que lon considre le traitement gn-ral du corps consomm ou certains aspects en particulier. Pour le premier, il semble quele traitement du parent mort et celui de lennemi soient dune manire gnrale assez dif-frents, avec une consommation plus pousse du second (Guille-Escuret, , p. ).Nanmoins, ce nest pas une rgle absolue et il existe des exceptions, la plus clbre tantcelle des Indiens Guayakis (Clastres, , p. sq; , p. sq.), qui interdisent toutetentative de direnciation en archologie.Par contre, certains traitements particuliers pourraient aller dans le sens dun cannibalismeli une violence arme, notamment le faonnage de coupes crniennes. Il sagit dune hypo-thse qui nest pas totalement assure, mais qui trouve plusieurs arguments qui la rendentfortement probable. Comme elle a t rcemment expose en dtail par ailleurs (Boulestin,), il nen sera fait ici quun rsum.Dusage inconnu mais de forme vocatrice si ce nest de coupe boire, au moins de rci-pient les coupes faonnes dans des crnes (g. ) sont connues sur au moins cinq sitesen Europe occidentale, peut-tre jusqu huit, pour une priode qui va du Badegoulien lan du Nolithique. Pour toutes les dcouvertes ayant un contexte, le cannibalisme est soitavr soit au moins suspect et il existe manifestement un lien entre ces objets et cee pra -tique. Les dcouvertes ne se rpartissent par ailleurs pas de faon homogne dans le temps :elles se concentrent trois poques, la phase Badegoulien-Magdalnien moyen, la n duRuban et celle du Nolithique. On notera que ces deux dernires priodes correspondent des charnires culturelles, et on ne peut manquer dvoquer un lien entre prsence decoupe, ou plutt cannibalisme coupes , et phases de transformation des socits. Il fautenn souligner que dans la majorit des cas, les coupes sont prsentes en plusieurs exem -plaires sur un site, et quelles sont gnralement accompagnes dautres restes humains,qui correspondent des dchets de leur taille ou des lments du squelee postcrnien.En outre, l o les donnes de terrain permeent de prciser les modalits de dpt, il peuttre dmontr que tous les ossements ont t enfouis ensemble, donc que les coupes nontpas t accumules et conserves au-del de la phase de traitement du cadavre (plus sp-ciquement de lacte cannibale).Paralllement aux donnes archologiques, les donnes ethnographiques semblent montrer

    que dans une trs large majorit des cas de transformation de crnes en rcipients, notam-

    ment en coupes boire, les ttes appartiennent des ennemis. De fait, en labsence de toutedonne contextuelle, une coupe a statistiquement probablement plus de neuf chances surdix davoir t faonne dans le crne dun ennemi plutt que dans celui dun parent. Ilexiste toutefois quelques cas o cest la tte de ce dernier qui a fait lobjet dun faonnage,soit dans le cadre dun cannibalisme funraire soit, exceptionnellement, sans cannibalismeet pour tre utilise comme objet utilitaire, sorte de relique, par un proche parent du mort.Dans tous ces cas, lobjet est conserv, ce qui est naturel pour une relique qui, par nature,possde une fonction commmorative. Aussi la non-conservation manifeste dau moinsune partie des coupes prhistoriques limine-t-elle cee interprtation, et par l de factodmontre quil sagit dobjets raliss partir des crnes dennemis. Dans cee ventualit,la non-conservation permet assez probablement dcarter galement le trophe classique,

    qui comme la relique possde une fonction commmorative.

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    la lumire des points prcdents, linterprtation la plus probable des coupes crniennesprhistoriques est quelles auraient t des objets rituels accessoires faonns pour tre utili-ss dans le cadre de crmonies o un exocannibalisme jouait un rle important, et abandon-nes ensuite. Ce que nous retrouverions en archologie, coupes et restes humains associs,ne serait ainsi que les dchets de ces rituels. En outre, cee forme dexocannibalisme, sac-compagnant de faonnage de coupes, et dont les motivations pourraient avoir t magico-religieuses, serait plus spcique de phases de transformation profonde, peut-tre mmede crise des socits.Au nal, la recherche sur les coupes crniennes est, pour bien des raisons, dicile. Mais lesvoies dinterprtation sur lesquelles elle dbouche justient lintrt de la poursuivre. Carsi lhypothse prsente ici est exacte, dune part la coupe crnienne devient un objet qui, lui seul, est un indicateur de violence arme collective, dautre part, associ au canniba-lisme, il cre une ouverture sur la discussion de comportements sociaux bien particuliers.

    Conclusion

    Tenter de dterminer les motivations du cannibalisme prhistorique nest pas une minceaaire et la premire chose quil nous faut reconnatre est que, dans au moins une partie descas, elles sont et resteront probablement indcidables. Dans dautres cas nanmoins, il estpossible de trouver des critres qui permeent dargumenter, avec plus ou moins de force,le caractre guerrier de la pratique, plus exactement son lien avec une violence armeintergroupe. ce jour, il nexiste quun site, celui de Herxheim, pour lequel lensemble desarguments voqus sont prsents et convergents au point que nous pouvons tenir pourdmontr que le cannibalisme y tait li une violence arme. Pour les autres sites, nous

    ne disposons pas de donnes susantes pour nous prononcer de manire aussi formelle.

    F.4. Exemple de coupe crnienne : Herxheim (Ruban, Palatinat, Allemagne)Lchelle est en centimtres (cl. Bruno Boulestin).

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    Cependant, les premiers rsultats des analyses du strontium aux Perrats et la prsence decoupes, si on la retient, Goughs Cave et El Mirador sites pour lesquels le canniba -lisme est clairement dmontr seraient des lments qui iraient galement dans le sensdun exocannibalisme.A contrario, il faut noter qu ce jour il nexiste aucun cas de cannibalisme prhistoriqueavr pour lequel il nous serait possible dexclure formellement la violence arme, encoremoins de trouver des arguments probants pour un endocannibalisme funraire. Peut-trece dernier est-il nalement plus dicile dmontrer, mais cest surtout une autre questionque nous devons nous poser : lexocannibalisme serait-il la seule forme de la pratique quenous sommes capables didentier en archologie ? On pourrait dailleurs trouver plusieursexplications cela : soit la consommation du corps ne serait reconnaissable que pour ceeforme le fait quelle est de manire gnrale plus pousse pour lennemi a t soulignplus haut soit il y aurait conservation direntielle neement en sa faveur. Sur ce dernierpoint, deux prcisions : dune part la pratique funraire doit en principe conduire majoritai-rement la consommation dun seul individu et lexocannibalisme plus souvent celle deplusieurs ; or lidentication est sans doute plus facile dans cee ventualit. Remarquonsdailleurs que de tous les cas identis de cannibalisme prhistorique, aucun nest indivi-duel. Dautre part, au terme de son traitement, ce quil reste du corps de lennemi nest sansdoute pas autre chose quun dchet, alors que cela na rien dvident pour celui du parent,ce qui conduit sinterroger sur le devenir des restes cannibaliss du proche dcd. Quoiquil en soit, cee question de lidentication direntielle est loin dtre sans intrt, carsans doute serait-ce plus simple si tous les cas dmontrs de cannibalisme prhistoriquedevaient ncessairement correspondre de lexocannibalisme. Mais nous serions alors tota-lement privs de la possibilit de reconnatre un cannibalisme funraire.Pour nir, revenons sur un point dj mentionn : le cannibalisme est dmontr pour despoques charnires telles la n du Ruban ou celle du Nolithique, ce qui pose toute la ques-tion de son lien avec des crises sociales, ou au moins avec des phases de transformation

    profonde des socits (sur ce lien dune manire plus gnrale en ethnologie, voir Guille-Escuret, ). Pour les priodes plus anciennes, Palolithique suprieur et Msolithique,ce lien est videmment plus dicile tablir et peut-tre nexiste-t-il tout simplement pas.Toutefois, cela mrite que nous y rchissions lavenir : le cannibalisme pourrait nousen apprendre sur la faon dont les socits de ces priodes mouraient ou se transformaient.

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