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BROUILLAGE DE L'OPPOSITION « AMI-ENNEMI » ET « BANALISATION » DES PRATIQUES D'ATROCITÉ. À PROPOS DES PHÉNOMÈNES RÉCENTS DE VIOLENCE EN COLOMBIE Daniel Pécaut ESKA | Problèmes d'Amérique latine 2012/1 - N° 83 pages 9 à 9 ISSN 0765-1333 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2012-1-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pécaut Daniel, « Brouillage de l'opposition « ami-ennemi » et « banalisation » des pratiques d'atrocité. À propos des phénomènes récents de violence en Colombie », Problèmes d'Amérique latine, 2012/1 N° 83, p. 9-9. DOI : 10.3917/pal.083.0009 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 193.54.174.3 - 23/06/2014 17h22. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 193.54.174.3 - 23/06/2014 17h22. © ESKA

Pécaut - 2012 - Brouillage de l'Opposition « Ami-Ennemi » Et « Ban2

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Pécaut - 2012 - Brouillage de l'Opposition « Ami-Ennemi » Et « Ban2

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  • BROUILLAGE DE L'OPPOSITION AMI-ENNEMI ET BANALISATION DES PRATIQUES D'ATROCIT. PROPOS DESPHNOMNES RCENTS DE VIOLENCE EN COLOMBIE

    Daniel Pcaut

    ESKA | Problmes d'Amrique latine

    2012/1 - N 83pages 9 9

    ISSN 0765-1333

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2012-1-page-9.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pcaut Daniel, Brouillage de l'opposition ami-ennemi et banalisation des pratiques d'atrocit. propos desphnomnes rcents de violence en Colombie , Problmes d'Amrique latine, 2012/1 N 83, p. 9-9. DOI : 10.3917/pal.083.0009--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Brouillage De loppoSition ami-ennemi et BanaliSation

    DeS pratiqueS Datrocit. propoS DeS phnomneS rcentS

    De Violence en colomBie

    Daniel Pcaut *

    Les phnomnes rcents de violence en Colombie sont comparables dans leurs effets aux guerres civiles qui ont dchir plusieurs pays. Il suffit de rappeler que la Colombie occupe le deuxime rang mondial pour le nombre de personnes dplaces de force et peut-tre le premier pour les changements dans la proprit de la terre qui en ont rsult. Ces chiffres ne donnent cependant quune image trs incomplte de la cruaut qui a accompagn ces bouleversements : toute la panoplie des horreurs qui accompagnent les guerres civiles sest dploye, massacres collectifs, assassinats cibls, tortures, disparitions forces, viols, enlvements, etc.

    Ces phnomnes se sont produits sans que la rfrence officielle ltat de droit ait t ouvertement rompue mme si les dispositifs dexception nont pas manqu et, surtout, si ltat a trs souvent t impliqu dans les atrocits. une partie importante de la population na pas t confronte directement la violence et a pu fermer les yeux sur les violations massives des Droits de lhomme.

    Cet essai prtend montrer comment les pratiques datrocit ont pu si aisment se banaliser. Lexplication propose met laccent sur les faits que

    * Daniel Pcaut est directeur d'tudes l'EHESS.

    Problmes dAmrique latine, N 83, Hiver 2011-2012

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  • les phnomnes de violence ne peuvent pas tous tre rapports une ligne de division ami-ennemi : de multiples protagonistes y interviennent avec des objectifs qui ne sont pas politiques et de nombreux secteurs de la socit ne se reconnaissent pas dans une telle division. Dans la mesure o les affrontements se livrent dans une large mesure par population civile interpose, le recours aux pratiques datrocit est une manire pour les protagonistes dimposer leur emprise sur elle, lobligeant soit la soumission, soit aux accommodements, avec pour but de consolider ainsi leur implantation territoriale. En somme ces pratiques ne mettent que rarement en jeu des affirmations identitaires ; elles visent les substituer en suscitant des frontires mouvantes et des classements imprcis entre les habitants.

    Dans une premire partie, on reviendra brivement sur lexprience de la Violencia. Dans la seconde partie, on dcrira les dynamiques de violence luvre depuis les annes quatre-vingt. Dans la troisime partie, on se placera du ct de la socit pour montrer comment les pratiques datrocit conduisent imposer de la diffrence au sein de populations caractrises plutt par la ressemblance. Dans la dernire partie, on se situera du ct des excuteurs pour considrer comment ils peuvent effectivement perptrer leurs crimes comme sil sagissait de tches ordinaires.

    Deux remarques pralables sont ncessaires. Cet essai ne vise pas une tude historique de lvolution de la violence au cours des dernires dcennies. Du reste il prend surtout appui sur la situation qui a prvalu entre la fin des annes 1990 et la fin de la premire dcennie des annes deux mille. Il ne cherche pas spcifier ce qui est compris sous la rubrique atrocit : la mention de la panoplie des horreurs semble suffisante 1.

    la Violencia DeS anneS 1946-1960

    La Colombie a connu depuis 1946 deux pisodes de violence accompagns dinnombrables atrocits. une fois encore, si lon dcrit dun point de vue factuel les pratiques datrocit, les ressemblances lemportent sur les diffrences. Dcapitations, dmembrements, viols, etc. sont luvre dans les deux moments. que lusage de la trononneuse soit plus frquent dans la phase rcente montre les progrs des techniques mais ne change gure le tableau. En revanche le contexte et la dfinition des acteurs se modifient, et surtout les finalits et les significations attribues ces pratiques, leur mise en scne et leurs rituels, et, en dfinitive, leurs implications.

    1. Dans son excellent ouvrage sur les massacres dans lurab, Andres Fernando Suarez distingue les simples massacres des massacres accompagns de svices divers (A. F. Suarez, Identidades politiquas y exterminio reciproco. massacres y guerras en Urab 1991-2001, La Carreta, 2007). Il est cependant vident que les svices interviennent encore plus souvent en dehors des pisodes de massacre et quaucune comptabilit ne peut en tre faite.

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  • Sans doute des continuits contextuelles sont indniables, quelles concernent les structures institutionnelles, politiques ou sociales. Pour les rsumer en quelques lignes : prcarit de la symbolique nationale, fragmentation des scnes locales, incapacit de ltat faire sentir son autorit sur de vastes portions du territoire, allgeance un civilisme qui interdit aux forces armes de se mler ouvertement de politique tout en leur laissant le champ libre pour des fonctions de maintien de lordre, interfrences entre les rseaux institutionnels et les rseaux de pouvoir privs, adhsion maintenue de la plupart des secteurs influents, conomiques et politiques un schma libral qui se traduit par leur rejet de toute concentration excessive du pouvoir, maintien de leur contrle sur les classes populaires et de leur politique de cooptation progressive des classes moyennes, large adhsion un style de gouvernance reposant sur des transactions incessantes entre tous les groupes disposant de capacit de pression.

    De telles continuits sont dautant plus tonnantes que la Colombie a connu par ailleurs une trs rapide modernisation au cours des dernires dcennies marque par des transformations dmographiques, sociales et culturelles. Il suffit cet gard dindiquer quau lieu de 70 % de population rurale le taux de population urbaine approche les 80 %, que le niveau dducation a connu dnormes progrs, que louverture culturelle a mis un terme au provincialisme, que les murs chappent au contrle dune glise catholique par ailleurs concurrence par dautres glises.

    Pour comprendre les dynamiques de la violence rcente, il convient donc de prendre en compte non pas les continuits en elles-mmes mais leur combinaison avec des discontinuits fondamentales. Nombre de leurs protagonistes et des rseaux politiques se placent la charnire, ce qui explique les tensions et les dissonances qui les traversent.

    La Violencia des annes cinquante prsente bien des aspects dune guerre civile. La lutte pour le pouvoir entre les deux partis traditionnels constitue la trame de fond en instaurant une division ami-ennemi qui traverse presque toute la socit. Le rle du gouvernement conservateur dans le dclenchement du conflit est considrable et le conflit est donc aliment den haut et partiellement centralis, mais il sexacerbe au fur et mesure quil se dcentralise et devient aussi port par des antagonismes den bas.

    De lpret des hostilits tmoignent non seulement le chiffre des morts, estim 200 000, mais les dplacements de population. Les atrocits qui les accompagnent sont comparables bien des gards celles de la guerre dEspagne. Plusieurs facteurs contribuent leur diffusion.

    Le conflit met en jeu ce qui est la base des identits personnelles et collectives. Les deux partis ne sont pas seulement des organisations politiques nationales. Bien plus que ltat, ils encadrent travers leurs rseaux locaux lensemble de la population, tant rurale quurbaine. Ils constituent de vritables sous-cultures transmises de gnration en gnration. Ds lors le conflit noppose pas uniquement les activistes et se rclament dune

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  • obdience ou de lautre, il se nourrit aussi des passions partages par la plupart. Les exemples dhabitants dun hameau qui sen prennent ceux du hameau voisin dune allgeance diffrente ne manquent pas.

    Cette opposition politique naurait pas t aussi lourde de consquences si elle navait pris une dimension religieuse. Disposant historiquement du soutien de lglise catholique, les conservateurs les plus combatifs ne se limitent pas mettre en cause le principe de la lgitimit dmocratique en invoquant lorigine divine de lautorit, ils proclament lincompatibilit entre lappartenance au parti libral et la doctrine catholique. la diffrence des rpublicains espagnols, les libraux, qui ne sont pourtant gure moins croyants et pratiquants que les conservateurs, ne menacent pas les prrogatives de lglise. Mais cette rfrence au sacr suffit pour que les uns et les autres aient le sentiment de vivre une autre guerre dEspagne et justifier les atrocits quils commettent. Lacharnement sur les corps obit souvent des mises en scne et des rituels destins avoir valeur de sacrilges.

    Si la Violencia est par ailleurs si complexe, cest que les processus de conflictualit sociale qui occupent une place considrable ne se laissent pas ramener aux divisions politiques ou religieuses. Les lites des deux partis se retrouvent la plupart du temps du mme ct ds que la mobilisation sociale menace de leur chapper. Il en a t ainsi face lessor du vaste mouvement populiste men par Gaitn et face aux meutes urbaines qui ont suivi son assassinat en 1948. Dans le climat de Guerre froide, ces mmes lites ont ensuite argu de la menace communiste pour dmanteler systmatiquement les syndicats et autres organisations populaires. Par la suite elles se sont efforces de canaliser dans le cadre des deux partis politiques les phnomnes de violence qui, parfois dans le sillage des anciennes luttes agraires ravageaient les zones rurales. Rares sont effectivement les mouvements agraires qui sont parvenus se soustraire cette tutelle et, inversement, les lites conomiques et politiques ont termin en exerant une hgmonie sans prcdent alors quelles portaient la responsabilit des quinze annes de violence.

    Identifications partisanes, instrumentalisation du religieux, rpression et manipulation des classes populaires se sont conjugues dans une guerre civile fragmente, sans front dfini, mue localement par des intrts et la vengeance, drivant son terme vers des actions de pur banditisme. ct de la rfrence aux partis traditionnels, les pratiques datrocit en ont constitu la trame permanente.

    Il est invitable que la Violencia ait laiss des traces indlbiles et marqu les mmoires individuelles. Mais les unes et les autres nont pas pu sinscrire dans un rcit historique et, moins encore, dans une vocation institutionnelle qui leur auraient donn un sens. une des raisons en est que le silence a t la condition pour la mise sur pied du Front national, ce pacte de rconciliation entre les lites des deux partis traditionnels, formule conue comme provisoire qui sest maintenue en dfinitive pendant trois dcennies. Sil a mis fin aux passions partisanes, le pacte a eu aussi pour effet de rendre inintelligibles aux nouvelles gnrations les enjeux de la Violencia. Ces gnrations ont voulu

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  • ignorer que les classes populaires staient entre-tues pour des causes qui ntaient pas les leurs et nont retenu que la composante de conflictualit sociale en pensant quelle pouvait aisment stendre jusqu cette fois faire tout basculer.

    Sur leS phnomneS De Violence DeS DernireS DcennieS : leS mutationS De contexteS et De DynamiqueS DeS atrocitS

    Les phnomnes de violence des dernires dcennies sinscrivent dans un horizon bien diffrent. Sans doute la coupure avec la Violencia nest pas complte. Les cicatrices de cet pisode ne sont pas toutes effaces. Elles subsistent concrtement dans de nombreuses rgions rurales et se trouvent ravives par la dynamique sans fin des processus de colonisation. Elles se manifestent aussi par la fragmentation territoriale des rseaux de pouvoir et leur frquent usage de la force pour asseoir leur influence. Mais limaginaire associ aux deux partis traditionnels ne joue plus aucun rle dans la violence ou presque. Lglise catholique nen est plus non plus un acteur central et la symbolique religieuse nest plus quune rfrence accessoire. On ne peut parler de guerre civile globale : seules quelques rgions, surtout des rgions priphriques, connaissent un climat de guerre et, mme l, cest une minorit de la population qui se solidarise avec les protagonistes et moins nombreux encore sont ceux pour lesquels cette solidarit constitue un principe didentit personnelle ou collective. Pour la majeure partie des Colombiens le processus de violence se rsume dans laccroissement de linscurit et dans les efforts pour sen protger. Le fonctionnement institutionnel ne connat pas dinterruption reconnue, du moins si on considre que le recours aux dispositions dexception sintgre ses moyens habituels. Ladoption dune nouvelle Constitution en 1991 met du reste un terme aux restrictions hrites du Front national et vise rien de moins qu instaurer un tat social de droit .

    Stendant sur plus de trente ans, les phnomnes de violence connaissent, eux, des transformations plus ou moins prononces. Mais ces transformations tournent autour de quelques trames majeures, trames la fois htrognes et interfrant les unes avec les autres. Les interprtations, quelles soient formules par les dirigeants politiques ou par les commentateurs, tendent selon les moments mettre laccent sur lune ou sur lautre, mais cest bien leur combinaison qui est fondamentale.

    une premire trame renvoie lvolution du conflit arm entre les gurillas et les forces, officielles ou non, qui les combattent.

    Les gurillas nont plus grand-chose en commun avec les gurillas de lpoque de la Violencia mme si lune dentre elles, les FARC, prend au dpart appui sur les anciens foyers paysans d autodfense . Celles qui voient le jour dans les annes soixante se veulent clairement rvolutionnaires tout en se rclamant des diverses idologies radicales du moment. Jusqu la fin des annes soixante-dix elles marquent cependant le pas ; cantonnes dans les priphries du pays, elles ne parviennent gure inquiter le rgime. Leur

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  • monte en puissance ne se produit quensuite. Ni les tentatives de ngociation menes plusieurs reprises par le gouvernement, ni la dmobilisation de plusieurs dentre elles en 1990-1991 ne russissent enrayer les avances des deux organisations subsistantes, lELN et surtout les FARC. Ces dernires ne cessent dtendre leur implantation et remportent des succs militaires retentissants entre 1995 et 1998. Leur objectif daccder au pouvoir semble alors ne pas tre hors datteinte.

    Les forces armes ntaient gure prpares faire face une telle menace. Ce nest quen 1998, au moment o commence une nouvelle tentative de ngociation avec les gurillas, quelles entament une modernisation rapide : accroissement et professionnalisation de leurs effectifs, acquisition de moyens ariens et en techniques dobservation. Aux mesures du gouvernement colombien cet gard sajoute laide des tats-unis dans le cadre Plan Colombie sign en 2000 qui se traduit par laccentuation de cette modernisation 2. Ds lors les gurillas se voient obliges de renoncer aux oprations militaires denvergure et de revenir aux mthodes classiques du combat de gurilla. Le renforcement au mme moment dorganisations paramilitaires est pourtant ce qui donne vraiment une nouvelle tournure au conflit arm : recourant des mthodes expditives et bnficiant de la tolrance des forces armes quand ce nest pas de leur soutien, elles parviennent rapidement rcuprer des zones stratgiques avant de faire irruption jusque dans les bastions traditionnels des gurillas.

    Le conflit arm entre gurillas et forces antisubversives constitue donc lune des trames centrales des phnomnes de violence. Pendant les deux mandats dAlvaro uribe (2002-2008), la lutte contre les gurillas constitue, sous le nom de politique de scurit dmocratique , la priorit gouvernementale. En dpit de lincontestable affaiblissement des gurillas aprs 2006, les affrontements militaires continuent encore ce jour.

    une seconde trame renvoie limpact du narcotrafic et des narcotrafiquants sur la monte des phnomnes de violence. Comme cest bien connu, la Colombie est devenue la fin des annes soixante-dix une plaque tournante du trafic de drogue, puis dans les annes 1990 un picentre de la culture de coca. Laggravation du conflit arm en est indissociable. Les gurillas y puisent les ressources ncessaires leur expansion 3 et leur armement, en particulier les FARC qui rgnent sur les principales rgions de culture. Il en va de mme des organisations paramilitaires. Celles-ci ne sont en fait souvent quune manation directe des narcotrafiquants et sont au service de leurs intrts autant que la lutte contre les gurillas et leurs appuis.

    2. Laide amricaine est en principe destine la guerre contre la drogue . Outre que les moyens dobservation servent aussi dans le combat contre les gurillas, des contractuels dagences prives de scurit amricains participent vite la protection des oloducs et autres points sensibles.

    3. Bien dautres sources financires vont sy ajouter, comme les prlvements sur les productions ptrolire et bananire, et llevage. Sans oublier le produit des extorsions diverses et des enlvements.

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  • Mais limpact du narcotrafic est bien plus global. partir de 1985, les narcotrafiquants, commencer par ce qui est dsign comme le cartel de Medelln, inaugurent le recours un terrorisme grande chelle, la fois aveugle et cibl, et parviennent branler les institutions comme les gurillas navaient alors jamais russi le faire. Dinnombrables bandes armes se forment en liaison directe ou non avec les narcotrafiquants, telles les bandes juvniles qui imposent leur contrle sur les priphries urbaines ou celles de sicarios qui se chargent des assassinats pour le compte de commanditaires divers. De manire plus gnrale, lconomie illgale commence pntrer de larges secteurs de lconomie lgale et alimenter une corruption qui touche toutes les institutions et une grande partie de la classe politique.

    Le narcotrafic engendre ainsi une situation sociale chaotique. Lenvole des taux dhomicides partir de 1987 en est le reflet : ils atteignent au plan national en 1991 plus de 80 pour 100 000 habitants, Medelln plus de 400, bien davantage que le nombre de morts rsultant directement des affrontements arms. Le narcotrafic provoque simultanment lbranlement des vieilles structures hirarchiques : des nouveaux venus, forts de fortunes amasses soudainement, font leur entre en scne et concurrencent les anciennes lites conomiques et politiques. Ils imposent leurs manires de faire et acclrent la dliquescence des valeurs traditionnelles et des deux partis politiques qui avaient domin lhistoire de la Colombie.

    une troisime trame est lie la polarisation politique qui commence traverser une partie de la socit partir des annes quatre-vingt. Se mettent alors en place des noyaux dextrme droite composs de membres de la force publique, de la classe politique et des cartels de narcotrafic et rsolus recourir la violence contre tous ceux quelle accuse de progressisme . Au premier rang des cibles figurent les militants de lunion patriotique, un parti lgal cr sous lgide du parti communiste et des FARC un moment o celles-ci ont sign une trve avec le gouvernement. Lextrme droite ne doute pas un instant que la formation de ce parti ne soit quun avatar de la combinaison de toutes les formes de lutte et se convainc encore plus de la menace la suite des succs lectoraux quil remporte en 1988 dans des rgions de forte prsence de la gurilla. La rponse est une campagne systmatique dassassinats des militants et cadres de ce parti et du parti communiste : le chiffre des victimes est estim 3 000 ou plus. Mais ces noyaux procdent de mme lencontre des militants des Droits de lhomme, des ONG ou des courants qui critiquent le rgime. Le rsultat en est que la gauche lgale se voit pratiquement dpossde de reprsentation politique 4.

    4. Lhgmonie des deux partis traditionnels a constamment limit les chances dune alternative. Paradoxalement la priode de Front national entre 1960 et 1972 est la seule o une forte opposition politique sest constitue. Le ralliement par la suite des courants dextrme gauche aux thses de la lutte arme a puissamment contribu la marginalisation de la gauche sur la scne politique officielle.

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  • La droitisation de la socit ne fait que saccentuer par la suite. Elle atteint son paroxysme avec lappui massif dont bnficie Alvaro uribe pendant ses deux mandats. Mais elle concerne aussi ltat au plus haut niveau. Non content de traquer toute contestation, il apparat comme impliqu dans les oprations des rseaux paramilitaires.

    La dernire trame renvoie la dimension sociale du conflit. Les gurillas prtendent bien sr reprsenter les classes populaires et, plus largement, les secteurs progressistes. Si elles comptent effectivement au dpart avec la sympathie de secteurs de la classe ouvrire et de la classe moyenne et disposent alors pour diffuser leurs visions du relais de groupuscules de gauche, cet appui tend sroder partir des annes quatre-vingt-dix : la suite de lextermination dont sont victimes les membres de ces partis, en particulier lunion patriotique, les FARC sorientent vers la voie purement militaire au risque de sisoler. Sans doute les gurillas disposent-elles toujours dune importante prsence rurale mais elles ne mnent aucune transformation qui amliorerait le sort des paysans et nhsitent pas user de la contrainte autant que de la conviction.

    En revanche, sous prtexte de lutte antisubversive, des forces multiples entreprennent dexpulser par la terreur des dizaines de milliers de petits cultivateurs et daccaparer leurs terres. Certes leur objectif est dans un premier temps de refouler les gurillas et de rcuprer des rgions stratgiques, ce qui passe aussi par llimination des cadres des mouvements sociaux. Ds la fin des annes quatre-vingt-dix, le dessein devient simultanment conomique sous limpulsion des narco-paramilitaires les narcotrafiquants et les paramilitaires tant devenus indissociables ou presque et de leurs nombreux allis : terratenientes, entreprises capitalistes soucieuses de dvelopper les cultures dexportation (bananes, palme ou encore les exploitations forestires), classe politique nouvelle. Si la distribution de la terre et de la richesse avait toujours t profondment ingale, leur concentration atteint dsormais un degr sans prcdent.

    La distinction de ces trames nest lvidence quune simplification de la ralit. Elles sont en ralit constamment imbriques. Les interfrences qui en rsultent compliquent les logiques de violence.

    Le conflit arm, dfini comme affrontement entre les gurillas et les forces antisubversives, implique sans doute un clivage ami-ennemi , connotation tant militaire que politique. Ce clivage ne concerne pas seulement les organisations armes lgales et illgales. Il affecte des secteurs entiers de la population civile, soit quils sympathisent avec lune ou lautre, soit que, soumis leur emprise, ils soient amens sadapter leurs normes.

    Mais les phnomnes de violence ne peuvent se rsumer un antagonisme entre deux camps. De nombreux protagonistes de la violence, comme les bandes urbaines, ne sinsrent pas ou seulement occasionnellement dans une telle opposition. Au sein des deux camps les conflits sont nombreux : entre groupes paramilitaires, les luttes sanglantes sont incessantes, elles ne

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  • manquent pas non plus certains moments entre des fronts des FARC et de lELN 5.

    Par ailleurs, les affrontements entre organisations paramilitaires et gurillas ne constituent pas un obstacle ce quelles ralisent entre elles de multiples transactions. Leur participation commune au fonctionnement de lconomie de la drogue les rend ncessaires : les gurillas installes dans les zones de cultures de coca sont bien souvent obliges de livrer leur production aux narco-paramilitaires installs dans les bourgades voisines qui assurent la commercialisation. Ces dernires annes, les transactions ont mme localement dbouch sur des alliances ponctuelles entre fronts de gurilla et groupes narcos ou paramilitaires, comme dans le Nario ou le Meta.

    Les reconversions de gurilleros en purs narcotrafiquants ne sont pas exceptionnelles, celles en paramilitaires le sont encore moins. Il est probable que prs dun quart des paramilitaires dun certain ge ont fait leurs premires armes dans la gurilla. Cela concourt souvent au dsarroi des habitants qui se retrouvent face des combattants qui ont chang duniforme. supposer que les convictions interviennent au dpart, elles savrent parfois mallables.

    Le recrutement des nouveaux combattants des groupes illgaux est encore plus loin de se fonder toujours sur des affinits politiques pralables. En principe volontaire, il peut tre le produit de pressions considrables, y compris sur les familles. Il concerne de plus en plus des adolescents encore mineurs : selon un rapport international, le nombre des mineurs dans les groupes illgaux serait de plusieurs milliers, la majorit presque dpourvue dducation. quand les pressions ninterviennent pas, ces adolescents sont pousss par le climat de dcomposition sociale mais ils peuvent aussi tre attirs par le prestige des armes, la reconnaissance quils en esprent et, pour ceux qui rejoignent les paramilitaires, par les soldes qui sont verses. Si les carrires peuvent durer des annes pour les gurilleros, elles sont souvent alatoires dans les autres organisations en raison de la faible cohsion qui les caractrise.

    En fait, les frontires de ce qui relve du politique dune part et dautres facteurs dautre part sont en permanence brouilles. Des protagonistes majeurs comme les narcotrafiquants ou les bandes urbaines sont loin de ntre mus que par des objectifs politiques : la bonne marche conomique de leurs affaires nimporte pas moins. Ds lors que les paramilitaires ne se contentent plus de refouler les gurillas mais visent, pour leur compte ou celui de leurs commanditaires, accaparer les terres et prendre le contrle de services publics, les finalits conomiques prennent le dessus sur les finalits politiques. Les moyens mis en uvre par les groupes arms illgaux, extorsions, enlvements, etc., ne se distinguent pas aisment de ceux dploys

    5. Entre 2007 et 2008, on estime que les affrontements entre lELN et les FARC ont fait prs de 1 000 morts dans le Nario, presque autant dans lArauca.

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  • dans les activits de dlinquance ordinaire et, en devenant des routines, finissent par obscurcir les desseins politiques dont ils se rclament.

    Les dlimitations entre le lgal et lillgal ne sont pas moins poreuses. Les acteurs illgaux ont leurs relais au sein des institutions et en influencent des pans entiers. Lampleur de la corruption en est lune des manifestations les plus visibles. La collusion entre une partie de la classe politique et des forces armes avec les groupes paramilitaires est une donne essentielle de la violence. Corruption et collusion atteignent leur maximum pendant les deux mandats duribe : ltat en devient alors la clef de vote.

    Ce brouillage des repres constitue la toile de fond de la gnralisation des pratiques datrocit. Les logiques mafieuses, politiques, militaires et de criminalit organise se combinent dans ces pratiques qui font partie du rpertoire daction habituel de tous les protagonistes. Les narcotrafiquants ont sans doute t les pionniers en ce domaine : leur terrorisme grande chelle a ouvert la voie mais aussi leurs mthodes de rglement de compte entre groupes rivaux et de neutralisation cible de ceux qui prtendaient entraver, voire seulement dnoncer, leur emprise croissante : ils ont banalis le recours aux tortures, enlvements et massacres. Il nest pas surprenant, en raison de losmose entre eux, que les paramilitaires aient repris leur compte ces procds jusqu en faire linstrument majeur de leur guerre . De nombreux membres de la force publique y sont impliqus, soit quils aient rejoint les rangs des paramilitaires, soit quils soutiennent leurs actions, soit encore quils agissent de faon autonome un scandale rvle en 2009 que pour gonfler le bilan de leurs succs, ils ont enlev et excut des dizaines dindividus issus des secteurs populaires en les prsentant comme des gurilleros. Outre les multiples assassinats et massacres, les gurillas se sont, quant elles, fait une spcialit des enlvements : leur nombre dpasse trente mille depuis le dbut des annes quatre-vingt.

    Tout en ayant divers objectifs, les stratgies des organisations illgales ont en commun de se livrer principalement par population civile interpose. Les affrontements directs entre gurillas et paramilitaires sont rares. En effet, les paramilitaires les vitent car leur formation proprement militaire est bien infrieure et donc leur capacit de combat. la diffrence de ce qui se passait lors de la Violencia, la population civile est cependant loin de sidentifier delle-mme lun ou lautre camp sauf dans quelques rgions. Mais son contrle est un enjeu fondamental pour tous les groupes arms, non pour obtenir son ralliement, mais pour avoir la matrise de son territoire.

    limpoSition De DiffrenceS DanS un contexte DinDiffrenciation : leS pratiqueS Datrocit contre leS ciVilS

    Les pratiques datrocit qui ont eu cours ces dernires dcennies en Colombie ne supposent pas la rfrence une altrit radicale . Lorsquelles touchent la population civile, leur but est souvent dimposer un clivage l

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  • o rien ny prdisposait, crer de la diffrence l o prvalait et continue souvent de prvaloir le sentiment de similitude au sein de la population locale. Ceux qui les excutent sont parfois eux-mmes trs ressemblants aux victimes. Loin dtre un frein, la ressemblance ne fait que favoriser les pratiques datrocit et leur routinisation.

    Mettre laccent sur la ressemblance peut paratre surprenant. Sans doute le conflit ne met pas en jeu des oppositions ethniques 6 ou religieuses. Mais nest-ce pas sous-estimer la division politique et sociale qui prexistait dans plusieurs rgions aux affrontements arms et les a ensuite sous-tendus ? Le processus de colonisation du sud du pays na-t-il pas t encadr par les FARC qui ont inculqu aux habitants leurs normes et leurs reprsentations ? un encadrement semblable ne sest-il pas produit au fur et mesure de la colonisation dautres rgions, de lurab lArauca ? Il convient aussi de prendre en compte les rgions o taient prsentes des organisations syndicales et des mouvements paysans qui militaient en faveur de transformations de fond et pouvaient nourrir de la sympathie lgard des objectifs mis en avant par les FARC ou lELN. La rpartition gographique du vote en faveur de la uP la fin des annes quatre-vingt fournit dailleurs une indication de cette influence des courants contestataires.

    linverse, dans dautres rgions les rseaux politiques traditionnels, soutenus par les notables et les possdants, encadraient les habitants et pouvaient les mobiliser pour rejeter tout ce qui semblait relever de la subversion 7.

    Cest dire que la socit civile nchappait pas aux tensions politiques. Cependant lexpansion des gurillas au dbut des annes quatre-vingt et la contre-offensive lance au dbut des annes quatre-vingt-dix par la force publique et les groupes paramilitaires ont pour effet de bouleverser les lignes de sparation. Les gurillas simplantent dans des rgions o elles ne faisaient auparavant que des incursions occasionnelles. Elles mettent parfois profit la prcarit des conditions socio-conomiques de la population rurale, en particulier dans les territoires de colonisation rcente, et parrainent des milices dans les ples urbaniss. De lautre ct, les possdants et les notables mettent sur pied des systmes dautodfense afin de se prmunir contre les extorsions et les enlvements, systmes qui tt ou tard fusionnent avec les

    6. Il ne sagit pas dignorer que les populations indignes et afro colombiennes sont particulirement frappes par le conflit, comme on aura loccasion de le mentionner. Mais elles ne le sont pas principalement en raison de leur identit culturelle mais parce quelles occupent des territoires convoits par tous les acteurs arms.

    7. Symptme de la complexit de la ralit : la zone de Puerto Boyac qui a t le vrai berceau du paramilitarisme (Gonzalo Rodrguez Gacha, un alli de Pablo Escobar, y a organis son groupe et la premire cole de formation au combat y a t cre avec le concours de militaires et de mercenaires israliens) avait t auparavant lun des bastions du parti communiste et des FARC : le retournement des habitants a t suscit, au moins en partie, par les extorsions et enlvements que la gurilla multipliait.

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  • groupes paramilitaires. Les affrontements les plus durs se produisent dans les zones dpourvues de prsence solide des administrations de ltat o se concentrent les nouvelles ressources conomiques, lgales et illgales.

    On a vu que rares sont les affrontements directs entre les gurillas et les paramilitaires. Lavantage sur le terrain passe par le fait dacqurir une emprise sur les habitants. La terreur et lintimidation visent avant tout les soumettre aux normes instaures par les organisations armes et liminer ceux qui sy refusent.

    Les massacres, disparitions forces, enlvements, tortures interviennent dans ce contexte. Ces actions ne relvent pas dun imaginaire identitaire qui sous-tendrait un projet dextermination systmatique dune fraction de population, femmes et enfants compris, prsente comme diffrente par nature comme dans les dynamiques de gnocide 8.

    Est considr officiellement en Colombie comme massacre le meurtre simultan de trois ou quatre personnes le critre nest pas le mme pour les deux administrations en charge du suivi statistique. Leur nombre et celui de leurs victimes sont impressionnants 9. Certains peuvent tre qualifis de massacres de masse quand ils se soldent par plus de vingt ou trente victimes. Ils sont cependant relativement rares, mme pendant les annes o la violence est le plus intense. Comme les donnes prsentes plus haut le montrent, la plupart font moins de dix victimes. Comme les autres atrocits, les massacres tendent tre dissmins et ponctuels. Du reste, le dcompte officiel laisse dans lombre les cas o se droulent pour un mme motif une srie dassassinats individuels : ils font pourtant bien plus de victimes mais nattirent pas lattention. Est-ce un hasard si la dmobilisation officielle des paramilitaires en 2005 a t suivie dune chute du nombre des massacres alors que celui des assassinats individuels cibls sest maintenu dans beaucoup de rgions ?

    Les massacres de mme que beaucoup des autres pratiques relvent des stratgies territoriales des acteurs arms : les milliers de victimes directes et les cinq ou six millions de personnes dplaces portent tmoignage de lefficacit de la mthode. Mais aussi la soumission des habitants demeurs sur place.

    8. Certains veulent que lextermination des militants de luP soit considre comme un gnocide politique . Lextension de la notion de gnocide aux massacres politiques fait cependant dbat car elle risque de lui enlever sa spcificit.

    9. Des rapports officiels publis en 2012 dressent un bilan des trois dcennies antrieures : 167 000 homicides, 1 312 massacres collectifs, 33 682 disparitions forces, 35 000 enlvements. Ces donnes restent cependant approximatives. Les massacres commis par les paramilitaires sont mieux recenss que ceux commis par les gurillas. Les enquteurs, y compris les mdecins lgistes, ne peuvent se rendre dans toutes les zones. Beaucoup de corps sont jets dans les cours deau. Les paramilitaires semblent les avoir brls dans certains dpartements.

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  • Avec lexpansion du conflit, les acteurs arms tendent dlaisser le travail de persuasion. Les habitants des zones disputes nont en effet pas dautre choix que de fuir ou de sadapter la tutelle impose. Telle est lalternative laquelle ils sont confronts.

    La peur nempche pas les conduites daccommodement. Cest encore plus vrai l o les acteurs arms parviennent simplanter de manire durable.

    Pour voquer les conduites daccommodement, certains commentateurs empruntent Primo Levi lexpression de zone grise . Elle ne parat cependant gure convenir. Par cette expression, Primo Levi entend souligner la diversit des conditions des dtenus dans les ghettos et les camps de concentration, certains parvenant avoir des privilges par rapport aux autres. Mais il rappelle que plus de 80 % des dports sont mis mort ds linstant de leur arrive dans des lieux dextermination comme Birkenau 10. Les arrangements permettent ceux qui ont chapp cette slection de survivre quelque temps mais ne leur permet pas dignorer le sort qui les attend. Ils affaiblissent la solidarit entre les dtenus mais nannulent en aucune manire la distance radicale davec les matres du jeu.

    Dans le cas colombien, les acteurs arms ninstaurent pas un systme denfermement prludant la suppression totale dun sous-groupe au pralable soumis un processus de stigmatisation et de sgrgation. Leur emprise ne recouvre pas des situations exceptionnelles mais stend une grande partie du pays o elle rgit la vie quotidienne. Si la rfrence la notion de zone grise est applique une situation aussi commune, elle perd beaucoup de sa pertinence.

    Les motifs et modalits daccommodement dans cette situation peuvent tre des plus diffrents.

    Certains motifs sont de nature conomique : les zones conflictuelles concident souvent avec les ples de production de ressources agricoles, minires ou ptrolires et bien sr aux ressources des cultures de coca. Lemprise des acteurs arms sintgre au fonctionnement de ces activits. Dautres facteurs sont dordre plus sociologique. Les habitants sont habitus tre encadrs par des rseaux politiques qui, mme lgaux, ne rpugnent pas lemploi de la force. Les acteurs arms ne sont du reste pas toujours perus comme extrieurs : gurilleros et paramilitaires proviennent parfois de ces rgions et ont frquemment des liens avec leurs habitants.

    Comme lont bien dcrit plusieurs monographies rgionales, les accommodements prvalent encore plus aisment l o les acteurs arms acquirent la matrise des rseaux politiques locaux, voire des institutions locales, ou bien l o les rseaux politiques traditionnels ont besoin de leur collaboration pour prserver leur pouvoir. Il en va ainsi pour les gurillas dans

    10. P. Levi, Les naufrags et les rescaps ; Quarante ans aprs Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989.

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  • plusieurs zones. Dans le dpartement du Caquet, les FARC ont longtemps eu le contrle politique de nombreuses communes et y ont substitu un tat par ailleurs dfaillant. Dans lArauca, FARC et ELN ont de mme domin les institutions en salliant avec des fractions des partis traditionnels qui, grce cette coopration, pouvaient continuer prendre part la rpartition des ressources locales 11. plus forte raison les paramilitaires nont eu de cesse depuis le dbut de combiner lusage de la terreur avec la mainmise sur le pouvoir politique local. Au moment dentreprendre la reconqute du nord de lurab, ils ont ainsi mis sur pied des associations paysannes leur dvotion et se sont infiltrs dans les mairies et conseils municipaux, jetant ainsi les bases de ce qui allait tre qualifi de parapolitique , comme ltablissent des rvlations rcentes de certains de leurs leaders. Les accommodements ne concernent donc pas seulement la population mais la classe politique tant traditionnelle que nouvelle.

    Toutefois les conduites daccommodement ne peuvent tre spares de ce quelles sont condamnes affronter en permanence : lincertitude, trait central de la violence.

    partir du moment o le conflit stend une grande partie du pays, lincertitude devient lhorizon de tous les instants. Les espaces constitus partir de lemprise des acteurs arms deviennent mouvants et les frontires qui les sparent floues. Dans les territoires disputs, les lignes de sparation sont encore plus incertaines et les cas sont nombreux o leurs tracs sentrecroisent et se modifient de jour en jour. Les quartiers voisins dune mme agglomration sont susceptibles dtre spars par dinvisibles lignes de dmarcation comme Barrancabermeja avant 1999 12, une mme bourgade est susceptible de passer diverses reprises sous la coupe dun camp ou de lautre. Tel a t le cas de beaucoup de celles du dpartement de lAntioquia, notamment San Carlos ou San Lus. chaque fois, les massacres et autres atrocits signalent matriellement et symboliquement le changement de matre.

    La population dcouvre vite que les groupes arms donnent la priorit leurs calculs militaires au dtriment de la protection de la population locale. Louvrage publi par le groupe pour la mmoire historique sur El Salado, bourgade par o passe lun des couloirs stratgiques des FARC, montre que celles-ci ne font rien pour venir au secours des habitants lorsque les paramilitaires effectuent des massacres retentissants 13. Mme lorsque les acteurs arms se sont engags une telle protection, la promesse ne rsiste pas lvolution territoriale du conflit.

    11. Cf. O. J. Guterrez Lemus, Arauca : espacio, conflicto e institucionalidad , Analsis Poltico, 69, mai aot 2010, pp. 3-34.

    12. Les sparations dans cette ville passent notamment entre les quartiers sous contrle des FARC et ceux sous contrle de lELN.

    13. Cf. notamment les volumes consacrs aux massacres dEl Salado et de Bojay.

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  • Les massacres frappent parfois des individus clairement identifis comme appartenant au camp oppos. Cest ce qui sest produit lors de certaines des tueries les plus considrables perptres par les paramilitaires : celles de Segovia, bourgade minire acquise lunion patriotique, et de Mapiripan en sont des exemples, les deux ralises avec lappui des militaires. Cest aussi le cas de la plupart des massacres qui se sont drouls de 1985 1997 dans lurab, dabord dans le cadre de la rivalit entre les gurillas FARC et EPL, ensuite dans le cadre des affrontements entre les FARC et les anciens de lEPL dsormais allis aux paramilitaires 14. Dans cette phase, les massacres des uns rpondent ceux des autres et, dans les deux cas, visent des civils accuss dappuyer lautre camp 15. Le massacre commis au cours dune fte populaire par les FARC en 1993 La Chinita, un quartier dApartado demeure un symbole de cette violence : le motif en est que les habitants y sont encadrs par des militants de lEPL.

    Les paramilitaires nhsitent pas frapper ceux qui ont particip un mouvement revendicatif agraire et, videmment un parti comme lunion patriotique. Mais ils nhsitent pas non plus tuer laveugle les habitants de bourgades o est signale la prsence de la gurilla, comme cela sest pass El Salado et ailleurs 16.

    Dans les territoires disputs par les divers groupes arms, les massacres visent en effet avant tout ceux qui sont souponns davoir entretenu des relations avec le groupe oppos. Les victimes sont donc slectionnes parmi les suspects . Les habitants dcouvrent alors quils sont vous payer cher leur comportement antrieur daccommodement. Tout peut entraner leur dsignation comme suspects. Peu importe que les accommodements aient t volontaires ou non, quils aient consist dans la simple coexistence suscite par la vie quotidienne, la fourniture daliments, lacquittement des taxes , lassistance une runion, un voyage hors de la zone de rsidence 17 : cela est suffisant pour les exposer des reprsailles. quune famille ait, comme il arrive souvent, un enfant dans la gurilla et un autre dans larme, cest assez pour alimenter le doute. Les relations sentimentales passes avec un

    14. Cf. A. F. Suarez, op. cit. Il convient de prciser que les paramilitaires ont ralis en 1988 deux massacres importants dans la mme rgion.

    15. Selon le livre de Suarez, les svices qui accompagnent certains massacres frappent surtout ceux souponns de servir dinformateurs.

    16. Lun des pires massacres contre la population a eu lieu une dizaine dannes auparavant Trujillo dans le Valle du Cauca. Durant trois mois, une coalition de narcotrafiquants, de militaires et de paramilitaires a multipli les tueries qui ont culmin par un vaste massacre accompagn de svices. Le nombre total des victimes dpasse 130. Le prtexte de ces actions a t la prsence de lELN et les reprsailles aprs une embuscade que cette gurilla avait tendue une unit militaire. Ltat colombien a t condamn pour ce cas par la Cour interamricaine des Droits de lhomme et a d reconnatre sa responsabilit.

    17. Les cas sont nombreux o les FARC surveillent les familles pendant les moments o un de ses membres est sorti de son lieu habituel pour aller dans une bourgade voisine.

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  • combattant de lautre camp sont facilement tenues pour de la collaboration : les gurillas nont pas hsit tuer des jeunes filles coupables davoir eu une liaison avec un militaire et les paramilitaires ont fait de mme dans le cas dune liaison avec un gurillero.

    quand ils font irruption dans une nouvelle zone, les acteurs arms manquent rarement dinformation pour dtecter les suspects . Ceux des paramilitaires qui sont des gurilleros reconvertis ont eu loccasion de frquenter les habitants des lieux quils conquirent et de connatre leur conduite passe. Lun des facteurs qui alimentent la peur tient ces retournements. La facilit avec laquelle les paramilitaires se sont empars de la ville de Barrancabermeja en dpit de sa tradition radicale est sans doute due la lassitude souvent ressentie lgard des pressions concurrentes de lELN et des FARC ce qui se traduisait par des consignes rptition de grve ou de paralysie des activits ; mais elle semble aussi imputable au ralliement de cadres de lELN. Si les retournements en sens inverse sont exceptionnels, tous les groupes arms disposent des renseignements fournis par les membres quils sont parvenus infiltrer. Les succs remports ces derniers temps par larme tiennent largement au rseau dinformateurs quelle a constitu.

    Pourtant les dnonciations qui prsident la dsignation des suspects et aux reprsailles sont souvent le fait des habitants eux-mmes. Comme dans toutes les guerres civiles, de telles dnonciations et lorchestration de rumeurs contribuent linformation des belligrants 18. La rfrence la notion de communaut locale ne parvient pas masquer les diffrences de sensibilit ou dintrt et pas davantage faire obstacle aux litiges et aux jalousies qui trouvent dans les conflits loccasion daffleurer quand ce nest pas de dboucher sur des rglements de comptes.

    Les dlateurs issus de la population sont assez nombreux pour avoir reu un nom : sapo (crapaud). Ils interviennent souvent lors des massacres, et surtout des massacres commis par les paramilitaires. La scne a t voque maintes reprises : aprs avoir rassembl la population, les excuteurs font appel aux sapos pour slectionner les cibles : souvent masqus pour ne pas tre reconnus, ils font un signal pour les dsigner. En dautres cas, les acteurs arms procdent en utilisant des listes dresses lavance, mais gnralement sur indication de sapos 19 .

    18. Cf. S. Kalyvas, The Logic of Violence in Civil War, New York, Cambridge university Press, 2006.

    19. Les ouvrages publis par le groupe de mmoire historique propos de divers exemples de massacres montrent quen de nombreuses occasions, la tche des excuteurs a t facilite par le concours dindividus appartenant au cercle immdiat des victimes. Cest ainsi que celui perptr par les paramilitaires Baha Portetes contre les femmes dune communaut wayuu dans la Guajira fait suite un litige au sein de ses membres et que celui perptr par les FARC Bojay fait suite au clivage entran parmi les Afro-colombiens par linfiltration de la gurilla et des paramilitaires.

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  • Le phnomne des sapos dborde de beaucoup celui des dlateurs. Ce sont des semblables aux autres habitants qui sen sont diffrencis un moment donn. Auxiliaires de la diffusion de la peur, ils en sont aussi le produit. La peur nest pas la moindre de leurs motivations. dfaut de montrer les suspects , ils peuvent aisment le devenir. Beaucoup peuvent faire figure de sapos en puissance. Le fait dtre reconnu comme sapo attire son tour la vengeance 20.

    Le phnomne symbolise bien des gards la dislocation des relations de confiance au sein de populations par ailleurs identiques mais places dans un contexte de violence. Dans les rgions les plus conflictuelles de mme que dans celles o lemprise de lun des camps est sans partage, la dfiance finit par prvaloir entre voisins, voire au sein dune mme famille. Le silence devient la rgle, toute parole peut tre rapporte. La rumeur tient lieu dexpression publique. Il en a t ainsi dans lurab, au moment des pires affrontements mais il en est de mme depuis quy rgnent les paramilitaires et leurs allis : si dsormais les individus peuvent parler en priv, y compris exprimer leur soulagement de la diminution des assassinats, ils se gardent de le formuler ouvertement. La dmobilisation dune partie des paramilitaires aprs 2005 et surtout leur frquente rinstallation dans les zones o ils ont svi nont pas attnu la crainte quils inspirent. A fortiori en va-t-il de mme dans les rgions o les gurillas maintiennent leur prsence ou dans celles o elles peuvent toujours faire irruption.

    Les tentatives de rsistance ne doivent cependant pas tre sous-estimes. Rsistance individuelle discrte : garder son quant--soi quitte se plier aux contraintes imposes. Mais aussi rsistance collective. Beaucoup des tentatives en ce sens ont t parraines par lglise, dautres lont t aussi par des mouvements civiques ou des ONG locales. Lune des plus significatives a t la cration de communauts de paix dans lurab linitiative de prtres et dorganisations catholiques au dbut des annes deux mille. Lambition en tait de faire reconnatre un tat de neutralit en renforant les solidarits communautaires par la rfrence des normes internes. Cet essai sest nanmoins rvl fragile. Ses initiateurs taient obligs dobtenir laval des acteurs arms et donc de transiger avec eux. De plus, des membres des communauts finissaient tt ou tard par rompre la solidarit et jouer les sapos pour le compte de lun ou lautre des acteurs arms.

    Lexprience de rsistance mene par les populations indignes du Cauca a eu la plus grande ampleur et le plus grand retentissement. En raison de la situation stratgique de cette rgion, ces populations ont t constamment

    20. Selon ltude cite de Andrs Fernando Suarez propos des massacres de lurab, lusage de la torture et autres svices seraient plus frquents lencontre des sapos qu lencontre des adversaires dclars.

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  • la cible de toutes les organisations armes illgales 21 et de la force publique. Pour y faire face, les habitants ont mis sur pied un systme dfensif constitu par des gardes indignes seulement munies de btons. Les succs partiels quils ont remports nont pas suffi viter que la rgion ne demeure le thtre des pires affrontements. La situation a encore empir depuis 2008. Gurillas et paramilitaires ne se sont pas contents de se disputer le contrle des couloirs de trafic mais ont multipli les cultures de coca dans ces territoires en profitant de ce que leur statut spcial interdit la destruction des plantations par aspersions ariennes. La consquence en a t leffritement de la cohsion communautaire, de nombreux indignes tant amens, volontairement ou non, collaborer avec lun des camps.

    Leffet de la terreur est bien de rompre les solidarits et, plus forte raison, dinterdire toute action collective autonome. quand des stratgies daccommodement existent, elles divisent plus quelles nunissent ceux qui y recourent. Peur, mfiance, suspicion vont de pair. Tous ces sentiments conduisent rduire au maximum les rapports de sociabilit et au repli sur soi.

    Avoir t victime des acteurs arms ne constitue pas non plus en soi un principe didentification partage. Ce nest pas un hasard si, au moins dans un premier temps, les survivants nont dautre manire de sidentifier quen se rfrant lidentit de leurs bourreaux. Les uns se dsignent en voquant la responsabilit des paramilitaires dans leur destin, les autres celle des gurillas. Leur amertume est son comble lorsquil sagit danciens gurilleros ayant rejoint les rangs des paramilitaires ou de voisins convertis en sapos . Cette identification par bourreau interpos se maintient frquemment jusque parmi les dplacs regroups dans les villes. Pendant la dcennie deux mille, ils se retrouvent souvent dans des lotissements nouveau spars par des frontires invisibles et sont discrimins par la population environnante en fonction des zones do ils viennent. Dans la mesure o la plupart ont d fuir les paramilitaires, le soupon de sympathie envers les gurillas continue peser sur eux. quant aux victimes des rivalits entre bandes urbaines, elles ont du mal se donner une identit, moins que ces bandes naient manifestement collabor avec lune des organisations illgales.

    Guerre contre la socit ? On voit que lexpression appelle des nuances. La guerre traverse partiellement la socit, y impose ses lignes de fracture, y recrute ses participants, y suscite ses modalits daccommodement et de transaction. Les lzardes qui sensuivent ne signifient pas que la socit comme telle soit divise par un axe ami-ennemi . Il est incontestable

    21. Les FARC et le M19 sy sont implants ds les annes quatre-vingt. Pour affirmer leur autonomie les Indiens ont alors cr leur propre organisation de gurilla, le quintn Lame, vocation surtout dfensive et qui sest dmobilise en 1991. Au nom du multiculturalisme reconnu par la Constitution de 1991 les indignes et les Afro colombiens se sont vus attribuer de multiples droits. Cela na pas empch la rgion de devenir lun des picentres du conflit.

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  • que certains de ses secteurs la mettent profit pour accumuler les terres, neutraliser les militants contestataires, prendre le contrle des institutions, ce qui renvoie la trame des antagonismes sociaux. Il demeure que la grande majorit, loin de reprendre son compte les desseins des acteurs arms, se trouve condamne subir leur emprise et les effets de leurs interactions. Il sagit bien pour lessentiel dun conflit vertical dans lequel la socit se trouve enserre et son autonomie mise mal 22.

    la Banalit DeS pratiqueS Datrocit : leS logiqueS DeS excuteurS

    Le propos de cette dernire partie est de revenir linterrogation de dpart : comment expliquer que des individus puissent raliser des pratiques datrocit comme sil sagissait de tches banales ? Rappelons-le : le bilan des phnomnes de violence au cours de trois dcennies est comparable celui des guerres civiles les plus atroces.

    Des chefs paramilitaires ont pu se vanter davoir fait tuer plus de 1 000 personnes et certains ont revendiqu den avoir tu eux-mmes plus de cent. Les narcotrafiquants sont les matres en svices varis. Les membres des bandes urbaines voquent avec fiert llimination de leurs rivaux des quartiers voisins. Les cadres des FARC considrent comme des prouesses militaires davoir dtruit des bourgades, nont cess de justifier le recours aux enlvements et continuent semer des mines antipersonnelles dans de vastes zones sans sinquiter que les victimes soient souvent des enfants. La force publique ne sest pas limite collaborer avec les paramilitaires, elle a t implique dans maintes oprations de nettoyage social sans oublier les meurtres de civils prsents comme des gurilleros.

    Les interprtations mentionnes au dbut de larticle propos dpisodes de violence extrme survenus dans dautres socits savrent nanmoins mal adaptes pour expliquer le cas colombien.

    une division globale ami-ennemi ? En ralit, la rfrence au conflit arm entre deux camps ne peut faire oublier que tous les enjeux ne sy rsument pas et quil est des protagonistes qui, selon les circonstances, se situent dun ct ou de lautre. Sans oublier les individus qui changent de camp. Laxe du conflit est pour le moins ramifi.

    une opposition gnrale entre eux et nous ? En fait les atrocits ne renvoient pas toujours un projet daffirmation identitaire face ceux qui reprsenteraient une altrit radicale. Lopposition nest dj pas toujours si tranche quand il sagit des belligrants. Nombreux sont les paramilitaires et les gurilleros dmobiliss qui ne manifestent aucune aversion particulire lencontre de ceux sur lesquels ils se sont auparavant acharns. une telle

    22. Par opposition lide de conflit horizontal comme si elle salimentait dun clivage traversant la socit, selon la thse soutenue par Ivn Orozco, auteur de travaux par ailleurs particulirement clairants.

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  • opposition est encore moins pertinente quand il sagit de la socit : la conscience de la similitude est plutt ce qui domine.

    un antagonisme qui renverrait des convictions diffrentes ou, pour reprendre le terme de Welzer 23, des cadres interprtatifs qui lgitimeraient les actions des excuteurs ? En fait les divers protagonistes ne sont gure ports aux proclamations doctrinales et encore moins des proclamations teneur eschatologique. La vulgate marxiste laquelle les gurillas ont longtemps puis a perdu de son attrait. Si les paramilitaires ont eu fugacement la vellit dinvoquer la justice sociale, ils nont pas persist tant leurs oprations le dmentaient. Il est superflu de stendre sur les narcotrafiquants. quant aux gouvernements successifs, ils taient surtout amens ragir aux vnements et navaient ni la volont, ni les moyens de galvaniser lopinion. Le seul qui sy soit attel avec un succs certain est Alvaro uribe, jamais un prsident navait eu une cote de popularit aussi leve et constante. Toutefois son discours sest limit pour lessentiel la promesse de rduire merci les gurillas. Cette promesse, trs partiellement tenue, lui a permis de faire plus aisment entriner par le public, au nom de la lutte contre la subversion , la mise en uvre de procds qui sapaient les bases de ltat de droit.

    Des pratiques datrocit suscites par le conformisme et le souci de solidarit avec les compagnons ? Cela joue videmment. Mais larchitecture hirarchique des organisations armes est lche sauf, et encore, dans les cas de larme et des gurillas. quant aux autres protagonistes, ce sont avant tout des agrgats de groupes souvent concurrents. Lclatement, le localisme et la fluidit sont alors des lments constitutifs des allgeances et le conformisme se rduit souvent linsertion instable dans ces petits groupes. Il relve des logiques de bandes autant que dune lecture commune des situations. Du reste, beaucoup des excuteurs se targuent lorsquils sont amens reconnatre leurs crimes de la marge de manuvre qui leur tait laisse.

    Plus que les identifications qui se construiraient travers un dchiffrement de lhistoire fonde sur la ngation des autres, ce qui se manifeste est lclatement des repres normatifs et leur remplacement par des micro-allgeances qui autorisent toutes les pratiques de violence sans avoir les justifier.

    Lintrication entre le lgal et lillgal est un ingrdient central de cet clatement normatif. La corruption institutionnelle qui se dveloppe partir de la fin des annes soixante-dix et se gnralise dans les annes deux mille en est lune des expressions les plus visibles. elle seule elle sape les fondements de la confiance en ltat de droit. Dautant quelle est insparable de la banalisation de lusage de la violence dans laccs aux ressources conomiques et politiques.

    23. H. Welzer, Les excuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Paris, Galllimard, 2007.

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  • Il en va de mme de limpunit. la fois cause et effet de la violence, elle est suffisamment importante pour rendre rationnelle loption en faveur de la transgression des normes, quand ce nest pas pour vider de contenu lide de transgression.

    Les narcotrafiquants et les paramilitaires disposent nanmoins dun avantage vident par rapport aux gurillas 24 pour intervenir sur le double registre de la lgalit et de lillgalit : les premiers disposent dune capacit sans limite de corruption, les seconds, souvent les mmes, sincorporent tout naturellement la sphre institutionnelle travers leurs allis civils et militaires. Depuis la fin des annes quatre-vingt-dix se produit un processus de paramilitarisation dans plusieurs rgions. Ce quon appelle la parapolitique prsente deux variantes. Les paramilitaires interviennent parfois dans les lections pour obtenir directement des reprsentants dans ladministration, ils le font en dautres occasions pour assurer le succs de notables politiques qui garantiront leur influence. Ce nest cependant l que la partie merge de la paramilitarisation : lautre partie en est lexpulsion des paysans et laccaparement de leurs terres. Tout cela saccompagne de la nomination des postes clef de ltat, comme les services de renseignement intrieur, de personnes participant aux rseaux paramilitaires 25.

    La rfrence au sacr nintervient pas davantage que celle aux rgles de droit. La scularisation est passe par l. Sans doute les excuteurs se parent-ils souvent des images de la Vierge la manire des cristeros mexicains et les faons quils ont de dshumaniser leurs victimes et de dpecer leurs corps sapparentent celles dil y a soixante ans. Mais les rituels de mise en scne ont chang. Ce qui tait conu pour tre peru comme un sacrilge nen est plus quune manire de parodier la notion mme de sacrilge en montrant quil ne sagit que dun acte ordinaire 26.

    Pour mieux dmontrer cette dsacralisation, certains des pires massacres perptrs par les paramilitaires, tels ceux de Mapiripn et dEl Salado, se ralisent, en guise de rituels, au milieu des beuveries et de musique rock. Ces festivits tmoignent de ce que les phnomnes de violence ne sont pas

    24. Ce qui ne signifie en aucune manire que les gurillas ne cdent pas la corruption sous les dehors de la lgalit dans les rgions quelles contrlent.

    25. uribe a plac la tte du DAS, le service de scurit intrieure, un homme li aux rseaux paramilitaires. Pendant ses deux mandats, il mne un affrontement tortueux contre la Cour suprme de justice pour entraver les enqutes quelle menait sur la parapolitique.

    26. Lglise catholique reste cependant omniprsente dans la socit. Les sminaires sont pleins, les prtres jouent un rle central dans la vie de toutes les communauts urbaines aussi bien que rurales. Mais linfluence de lglise comme institution a beaucoup diminu. Son dogmatisme a fait place un pragmatisme qui la porte sadapter aux circonstances locales. sa manire, elle contribue souvent limpunit : en faisant du pardon une priorit, elle parat souvent relguer le devoir de justice au second plan et exonrer gnreusement les auteurs de crimes de toute obligation de rparation.

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  • exempts dune dimension ludique. Les tmoins ont rapport des scnes o les paramilitaires jouent devant la population au football avec la tte de leurs victimes. Cette dimension ludique est souvent occulte par les analystes dautres conflits rcents marqus galement par la superposition denjeux multiples : elle est pourtant perceptible sur les visages rjouis des combattants photographis.

    Laspect ludique tmoigne de la part dhybris inhrente la plupart des pratiques datrocit 27. Cette part revt bien dautres manifestations, en particulier lors des mises en scne publiques des svices qui visent accrotre la terreur des tmoins. Lpisode culminant des massacres de Trujillo en est une illustration 28. Elle transparat aussi dans les raffinements apports aux tueries, par exemple lorsque les excuteurs recourent la trononneuse ou dautres instruments pour faire davantage souffrir leurs victimes avant leur mort.

    Mais cette part dhybris ne renvoie que rarement une affirmation identitaire, quelle concerne les excuteurs ou les victimes. Comme lensemble des processus de violence, elle reste profondment prosaque et varie selon les circonstances locales et les finalits poursuivies par les divers protagonistes. Pas davantage quil ny a de frontire prcise entre les territoires sous emprise de lun et de lautre des acteurs, il ny en a entre les atrocits spectaculaires massacres et tortures en public et les atrocits ordinaires assassinats slectifs, disparitions forces, enlvements. La banalisation des atrocits nest pas moins atteste par les centaines de cadavres jets dans les rivires ou brls et par les millions de dplacs.

    Tous les protagonistes sont impliqus dans cette banalisation. Celle-ci est sans doute lie la dynamique la fois centralise et fragmente des affrontements militaires. Mais elle ne lest pas moins la multiplicit des protagonistes et la nature complexe de leurs objectifs, tout la fois politique, conomiques et sociaux. Il reste que les donnes quantitatives tablissent que les narco-paramilitaires sont responsables de la majeure partie des atrocits et ceux qui en font le plus une pratique banale.

    La raison nen est pas seulement quils compensent de cette manire leur difficult affronter militairement les gurillas ni quils peuvent compter sur le soutien de membres de la force publique et de la classe politique. Ils agissent de plus pour le compte dlites sociales, traditionnelles ou nouvelles, qui voient en eux le moyen de rduire lemprise rgionale des gurillas et, ce faisant, dassurer la scurit ncessaire leurs projets conomiques. Laccaparement des terres en est lun des versants, lautre est limplantation dentreprises agro-industrielles et de produits dexportation.

    27. Cf. E. Blair, muertes violentas. La teatralizacin del exceso, Medelln, INER, 2004.

    28. une jeune fille subit des svices atroces en prsence de son oncle le prtre de la bourgade avant que celui-ci ne connaisse le mme sort, tout cela sous les yeux des habitants.

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  • Tout en continuant contrler lconomie de la drogue, ils apparaissent ainsi comme le fer de lance dune transformation des structures de production. Les conditions sont ainsi runies pour que les pratiques datrocit soient lobjet de lassentiment tacite, quand ce nest pas dincitations ouvertes, de la part de secteurs clef de la socit environnante.

    Lassentiment va en fait au-del des secteurs directement impliqus. La popularit du gouvernement dAlvaro uribe montre quune grande partie de lopinion a t dispose fermer les yeux sur les crimes paramilitaires. Prompte se scandaliser des atrocits ralises par les gurillas, y compris en reprenant son compte les accusations parfois htives lances par les services de renseignement, elle la t beaucoup moins quand il sagissait des actions paramilitaires. partir de 2001, la plupart des mdias contribuent ce que les excs de ces dernires soient ignors ou perus comme les invitables dgts collatraux de la campagne pour juguler les gurillas. Le rle de la propagande y est pour beaucoup mais il ne fait quaccentuer la mutation de lopinion aprs lchec des ngociations du Cagun. Les gurillas ont alors perdu leur crdibilit politique. Le champ est libre pour les exactions faites dans le cadre de la lutte antisubversive.

    La banalisation ne concerne donc pas les seuls protagonistes, elle renvoie aussi la tolrance de lopinion envers les paramilitaires. Mme si ltat de droit est malmen, il persiste servir de rfrence, ce qui paradoxalement contribue dtourner lattention des pratiques datrocit. Ce nest qu partir de 2005, date de laccord qui prside la dmobilisation officielle des paramilitaires beaucoup demeurent actifs ou forment de nouvelles bandes que lopinion commence ouvrir les yeux sur ltendue de leurs crimes. Les rvlations saccumulent et les victimes commencent parler. Lappareil judiciaire ordinaire nest pas prpar y faire face et les conditions ne sont pas runies pour la constitution dune commission de Justice et Vrit. Le conflit arm ne prend pas fin et les ramifications de la violence et de la corruption sont si profondes quelles semblent difficiles extirper. En lanant un vaste programme de rparation aux victimes et de restitution des terres, le successeur duribe parat cependant dcid prendre un chemin inverse celui qui avait t suivi aprs la Violencia : au lieu de procder un simple accord politique, il prtend restaurer les victimes dans leurs droits en sattaquant aux consquences sociales de trente annes de violence.

    concluSion

    La thse de lessai est que la dynamique des atrocits ne renvoie pas dans le cas colombien un clivage qui alimenterait des passions politiques inconciliables. Il y a bien un conflit arm central mais tellement ramifi que la teneur politique na cess den devenir plus floue. Les interfrences entre les protagonistes et la diversit de leurs objectifs comptent autant que leurs oppositions. Les pratiques datrocit ne visent pas tant frapper des populations considres comme radicalement autres qu enserrer des populations semblables dans des rseaux diffrents.

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  • une interrogation subsiste cependant : cette banalisation aurait-elle autant prvalu si elle navait pas t relaye par un imaginaire, partag par les protagonistes comme par une large fraction de la socit, selon lequel la violence serait une donne permanente de lhistoire colombienne, voire constitutive de cette histoire ? On a mis laccent plus haut sur les discontinuits entre la Violencia et les phnomnes rcents. Mais la continuit ne fait pas de doute aux yeux de la plupart de ceux qui ont travers les preuves des dernires annes, une continuit quils font souvent remonter jusquaux guerres civiles du XIXe sicle. Luvre de Garca Marquez a servi de rfrence cette laboration qui est devenue, dans un pays peu enclin au nationalisme, une sorte de mythe national. Sans sembarrasser de priodisation, de nombreux essayistes lont reprise leur compte et en ont fait une vulgate diffuse dans toutes les couches sociales. Le prsent reproduit ainsi le pass et la violence prend figure de destin. Les excuteurs y trouvent comment justifier leurs actes, les victimes comment expliquer leurs souffrances.

    Faut-il pour autant revenir lide de cadre interprtatif ? En fait cest tout le contraire. Si cet imaginaire concourt la banalisation des phnomnes de violence, la raison en est quil nen propose pas un dchiffrement qui aiderait leur mise en sens. Tout au plus prend-il en charge une mmoire la fois individuelle et collective dont il assure la transmission mais aussi la rinvention au gr des circonstances nouvelles. Les limites de linstitutionnalisation en Colombie conduisent ce que les rapports de force bruts soient perus comme participant cette institutionnalisation. Mais aussi ce que la mmoire ne puisse sarrimer des repres historiques stables mais soit invoque pour faire de la rptition la trame dune histoire impossible.

    32 Daniel PCAUT

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