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M. Jacques Anis Pour une graphématique autonome In: Langue française. N°59, 1983. pp. 31-44. Citer ce document / Cite this document : Anis Jacques. Pour une graphématique autonome. In: Langue française. N°59, 1983. pp. 31-44. doi : 10.3406/lfr.1983.5164 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1983_num_59_1_5164

Anis Jacques. Pour une graphématique autonome. In Langue française. N°59, 1983. pp. 31-44

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M. Jacques Anis

Pour une graphématique autonomeIn: Langue française. N°59, 1983. pp. 31-44.

Citer ce document / Cite this document :

Anis Jacques. Pour une graphématique autonome. In: Langue française. N°59, 1983. pp. 31-44.

doi : 10.3406/lfr.1983.5164

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1983_num_59_1_5164

Jacques Anis Lycée Claude-Bernard, Paris Centre de Recherches linguistiques de Paris X Nanterre

POUR UNE GRAPHÉMATIQUE AUTONOME

« Dans le cas normal d'une langue comme le français ou l'anglais, l'analyse phonématique et l'analyse graphématique du plan de l'expression fourni(raient) deux formes sémiotiques différentes... »

L. Hjklmslev (1971, p. 57).

Il importe de souligner d'entrée les limites d'un article qui pourra paraître parfois dogmatique ou prétentieux. Nous voulons ici tester une approche du système graphique qui, à notre connaissance, bien que formulée programmatiquement par la glossématique et par Ernst Pulgram, n'a pas encore fait l'objet d'applications empiriques. Rendre compte de la graphie d'une langue sans référence à la phonie, en tant que partie intégrante du système linguistique - et non en tant que code secondaire transcrivant la langue stricto sensu, qui est orale, une telle démarche peut surprendre. Si nous voulons la tenter, ce n'est pas comme une méthodologie achevée; nous ne prétendons pas d'ailleurs ici pouvoir aller aussi loin que le pourrait une équipe qui pourrait se livrer, avec des moyens informatiques, à de vastes dépouillements de corpus. Il s'agit de s'affranchir du phono-centrisme dominant pour essayer d'avancer vers la réintégration du scriptural dans le champ de la linguistique proprement dite.

Sans revenir sur les données historiques et théoriques du problème — déjà exposées par J.-L. Chiss, Chr. Puech et M. Arrivé - nous commencerons par un très rapide point de la question, sous la forme d'un montage de citations (on excusera le caractère simplificateur du procédé, voir pour un examen plus large Anis, 1981).

1. Contre une graphématique autonome en linguistique

A) « La linguistique ne s'intéresse aux systèmes graphiques que dans la mesure où ceux-ci sont en relation avec le système de la langue parlée » (E. Alarcos Llorach, 1968, p. 519).

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« ...le système graphique est un système second par rapport à la langue, tout comme le morse, l'alphabet Braille et tous les autres codes de substitution au langage » (N. Catach, 1978, note de la p. 54).

« ...il nous semble impossible de prendre globalement en compte, sans discernement, tous les éléments de l'écrit, comme on ferait pour la langue orale. Il y a une différence entre les deux, c'est que 1 un est dépendant de l'autre... » (N. Catach, 1980a, p. 27).

B) « La graphématique étudie les moyens que possède une langue pour exprimer les sons (parfois, comme en français, d'autres fonctions, par exemple certaines marques grammaticales). Elle dresse l'inventaire des graphèmes, c'est-à-dire des correspondances abstraites entre les sons et les signes » (V. G. Gak 1976, p. 54).

« ...notre " code graphique " proprement dit, c'est-à-dire le stock des graphèmes correspondant directement à nos phonèmes, appelés par nous phonogrammes... » (N. C, 1978, p. 54).

« ...notre orthographe est une orthographe phonologique (à plus de 80 %)... » (ibid., p. 65).

C) Qu'est-ce qu'un graphème? « La plus petite unité de la forme écrite que l'on ne peut subdiviser

en unités plus petites en tant que pendants d'unités de la forme parlée » (W. Hořejší, 1971, p. 196).

« L'union de la graphie (signifiant) et du phonème qu'elle transcrit (signifié) forme le signe graphique, le graphème, unité minimale constitutive du système graphique » (V. G. Gak, 1976, p. 24).

« La plus petite unité distinctive et/ou significative de la chaîne écrite, composée d'une lettre, d'un groupe de lettres (digramme, trigramme), d'une lettre accentuée ou pourvue d'un signe auxiliaire, ayant une référence phonique et/ou sémique dans la chaîne parlée » (N. C., 1980a, p. 16).

2. Pour une graphématique autonome en linguistique

2.1. Un point de départ : les théories modernes de la lecture

Aux « phonocentristes » qui invoquent la non-universalité de l'écriture (pas de groupes humains sans langage parlé, mais des sociétés sans écriture), le caractère tardif et plus socialisé de l'apprentissage de la langue écrite, la correspondance quasi terme à terme de la lettre au phonème dans certaines langues, on peut opposer les acquis théoriques défendus et diffusés notamment par F. Richaudeau et J. Foucambert '. Dans le cadre d'une évolution historique ou dans le processus de maturation de l'individu, la maîtrise de la lecture implique la mise en relation directe des unités graphiques aux signifiés, sans oralisation. Ce stade de la communication linguistique — qui tend à se généraliser — se caractérise donc par l'alternance institutionnalisée entre un plan de l'expression phonique et un plan de l'expression graphique.

1. Outre F. R. (1969) et J. F. (1976-1980), voir L. Lentin et al. (1977) et pour des formulations directement linguistiques E. Charmeux (1975, 1979 et 1982).

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2.2. Propositions pour un cadre théorique

2.2.1. Une langue est un système de signes, unités bi-faces se composant d'un signifiant et d'un signifié; le signifiant est phonique dans la forme parlée de la langue; le signifiant est graphique dans la forme écrite de la langue 2. 2.2.1'. (En termes hjelmsleviens) Une sémiotique naturelle est constituée par la corrélation entre la forme du contenu et deux formes d'expression alternantes : la forme phonique de l'expression et la forme graphique de l'expression. 2.2.2. On appellera graphème l'unité minimale de la forme graphique de l'expression. 2.2.3. On distinguera les graphèmes segmentaux (ou alphabétiques), unités distinctives qui composent les mots et les graphèmes supra-segmentaux, unités démarcatives et discursives qui organisent les énoncés. 2. 2. 4. a. L'analyse des graphèmes segmentaux utilisera les méthodes structurales classiques (déjà expérimentées en phonologie). 2.2.4.b. L'analyse des graphèmes supra-segmentaux devra intégrer des données syntaxico-syntagmatiques (surtout de surface et énonciatives); elle relèvera donc largement du « champ pragmatico-énonciatif » (C. Fuchs) et ne pourra éviter de rencontrer la sémiotique du texte et même celle de l'image.

3. Éléments d'analyse des graphèmes segmentaux

3.1. Abstraction du graphème

Un graphème segmentai est une classe de lettres - graphes (Pulgram, 1951) — (réalisations manuscrites, dactylographiques ou typographiques) définie par sa fonction distinctive dans la chaîne graphique.

Une première approximation serait donnée par l'alphabet, qui fera abstraction des variantes : le graphème /« A »/ peut être réalisé, par exemple, par « a », « A », « A », « a », «A », « a », « a »... Cet aspect avait d'ailleurs particulièrement frappé Saussure qui, voulant dégager le fait que « les phonèmes sont avant tout des entités oppositives, relatives et négatives » (CLG, p. 164), l'illustrait par une comparaison avec « cet autre système de signes qu'est l'écriture » (p. 165-166) :

« 1" les signes de l'écriture sont arbitraires [...]; 2° la valeur des lettres est purement négative et différentielle; ainsi

une même personne peut écrire t avec des variantes telles que [dessin]...

2. Partant de notre article de 1981 (élaboré en 1979-1980) Écrit/ Oral : Discordances, Autonomies, Transpositions, nous avons ici renforcé la théorisation et l'expérimentation, élargissant notamment le champ au supra- segmentai, à partir de nos propres recherches et de certaines lectures : E. Charmeux (op. cit.) et J. Vachek pour le cadre général; E. Pulgram (1965 et surtout 1951) pour la définition du graphème segmentai; pour le supra-segmental divers articles de Langue française 45 (1980): ceux de N. Catach, Cl. Tournier, L. G. Véďénina et R. Laufer.

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La seule chose essentielle est que ce signe ne se confonde pas sous sa plume avec celui de /, de d, etc.;

3" les valeurs de l'écriture n'agissent que par leur opposition réciproque au sein d'un système défini, composé d'un nombre déterminé de lettres [...]. Le signe graphique étant arbitraire, sa forme importe peu, ou plutôt n'a d'importance que dans les limites imposées par le système; 4" le moyen de production du signe est totalement indifférent, car

il n'intéresse pas le système [...]. Que j'écrive les lettres en blanc ou en noir, en creux ou en relief, avec une plume ou un ciseau, cela est sans importance pour leur signification. »

II est cependant difficile de séparer forme et substance dans la lettre, dans la mesure où, même en se situant dans une perspective purement formelle, on a affaire à un syncrétisme entre un graphème segmentai et des graphèmes supra-segmentaux : un « a » devra être décrit par exemple comme /« A »/ + /« romain »/ + /« minuscule »/. Par ailleurs, il peut y avoir interférence entre le segmentai et le supra- segmental : ainsi les capitales traditionnelles excluent-elles les signes diacritiques.

L'alphabet nous donne-t-il la liste complète des graphèmes segmen- taux? Hérité de l'alphabet latin, il ne fait pas apparaître accents, cédille et tréma. Comme nous le disions plus haut, cela correspond à l'écriture en capitales; or l'essentiel de la production graphique utilise un système plus large. L'opposition /« e »/ vs /« é »/, pour ne citer que celle-là, a une fonction linguistique essentielle, illustrée d'ailleurs a contrario par les ambiguïtés gênantes de certaines manchettes de journaux : imaginons un journal proclamant : « mesrine tue »; nous croyons d'ailleurs voir se dessiner une certaine tendance au maintien des « é » en capitales (on sait que c'est habituel pour les petites capitales). Cependant, deux solutions sont théoriquement possibles : « é » pourrait représenter soit un graphème /« é »/, soit la combinaison d'un graphème /« e »/ et d'un graphème /« ' »/. La deuxième hypothèse nous paraît devoir être écartée (même sans référence à la phonie) : d'une part le phénomène de substance : la position très spécifique de l'accent par rapport à la lettre; d'autre part les trop fortes restrictions de distribution qu'il faudrait postuler pour ce type de graphème. Bien que le rendement de certaines des oppositions entre graphèmes sans et avec signes diacritiques soient très faible et que le statut du tréma puisse être discuté, nous proposerons à ce stade de l'analyse la liste suivante (pour alléger la présentation, nous n'employons qu'une fois le symbole du graphème /« »/) : /« a, à, â, b, c, ç, d, e, é, è, ê, ë, f, g, h, i, î, ï, j, k, 1, m, n, o, ô, p, q, r, s, t, u, ù, û, ii, v, w, x, y, z »/.

La question des traits distinctifs des graphèmes s'impose évidemment. Si nous ne l'aborderons guère ici que par prétérition, c'est en premier lieu et principalement parce que ce travail ne peut être mené qu'en collaboration avec des spécialistes de la substance graphique 3; c'est

'i. Pour cette raison, nous avons demandé à Ph. Coueignoux de présenter dans ce numéro sa problématique de la « reconnaissance des caractères » (voir aussi l'article qu'il a publié sous ce titre dans La Recherche, octobre 1981); il nous semble que sur ce point Г« informatique appliquée » pourrait

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aussi parce que nous croyons qu'il existe un plus grand fossé entre la forme et la substance graphiques qu'entre la forme et la substance phonique; peut-être ces traits devraient-ils être renvoyés à une graphétique, en tout cas ils ne constitueraient qu'un secteur secondaire de la graphé- matique.

3.2. Nodes et sates

On insiste souvent sur la discordance entre la segmentation orale et la segmentation graphique. Le mot semble ainsi n'avoir d'existence réelle qu'à l'écrit, par les blancs qui l'isolent. Réciproquement, la syllabe, unité pertinente de l'oral, sur le plan de la substance comme sur le plan de la forme, ne correspondrait à rien à l'écrit (position de E. Charmeux (1975, p. 56).

De fait, la syllabe graphique n'a d'existence effective qu'en cas d'une coupure de mot en fin de ligne.

L'enjeu est important, dans la mesure où la graphématique a besoin de distinguer deux classes de graphèmes segmentaux (l'homologue des voyelles et consonnes de l'oral). Or, en l'absence manifeste de toute différenciation substantielle, une définition formelle parallèle à celle que propose Hjelmslev pour la phonie, fondée sur les parties centrale et marginale de syllabe (1971, p. 41) ferait l'affaire. L'explicitation qu'en présente B. Malmberg (1971, p. 57) pourrait s'appliquer à la «voyelle graphique », susceptible de former le noyau d'une syllabe, que nous appellerons le « node », et à la « consonne graphique », qui forme son satellite, que nous appellerons le « sate » : « Dans une langue donnée est voyelle tout élément d'expression qui, à lui seul, peut former une syllabe (et par là, généralement aussi, des unités supérieures, des " mots " par exemple), tandis que tout élément qui, pour sa réalisation, exige la présence d'au moins un élément de l'autre type, est classé comme consonne. » On pourrait en tout état de cause distinguer les deux classes en passant pardessus la syllabe : seuls les nodes peuvent à eux seuls former des mots : « a », « eau ». Il reste que la notion de syllabe a une grande valeur opératoire; sans cette séquence brève et délimitable, l'analyse des distributions graphématiques serait fort ardue.

3.3. Éléments pour une graphématique des nodes

Avant d'aborder la description de quelques caractéristiques du système graphique, il nous faut préciser les instruments utilisés pour accéder à celui-ci, ainsi que les problèmes méthodologiques rencontrés. Nous avons d'abord tiré profit, en dépit de la divergence théorique, de certains

apprendre beaucoup aux linguistes. Il nous paraît d'ores et déjà clair que les méthodes structurales classiques devront être profondément transformées; c'est en effet la conclusion que nous tirons de l'essai de C. Mounin (1970) consacré à l'écriture script, dans un cadre évidemment opposé à la graphématique linguistique (l'auteur s'appuie d'ailleurs sur cette étude deceptive pour élargir encore le fossé entre le linguistique et le graphique).

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des inventaires très complets établis par Gak (1976). En ce qui concerne notre propre recherche, nous avons associé le dépouillement de corpus et Yintuition linguistique. Deux types de corpus : un texte, à savoir un article du Monde 4 et un dictionnaire, le petit Robert 1 (cf. bibl.). L'organisation alphabétique nous a permis d'y faire des recensements complets concernant les syllabes initiales; quant au reste, on procède par sondage. La représentativité d'un tel ouvrage donne le sentiment d'accéder presque directement au système; mais n'est-ce pas une image trop abstraite, n'ap- préhendera-t-on pas mieux son fonctionnement dans un texte? Interrogation classique en linguistique. Le problème le plus préoccupant ne réside pas là : on rencontre, tout particulièrement en feuilletant le dictionnaire, une quantité notable de mots empruntés; si on les intègre tous, on ne pourra plus formuler aucune contrainte distributionnelle; de fait, l'internationalisme de l'alphabet latin permet la transposition pratiquement littérale (à l'exception de certains diacritiques) d'un mot étranger dans la forme écrite du français - alors qu'il subira nécessairement, dans la forme parlée, une forte assimilation phonologique. Nous avons dû trier (avec le risque de cercle que cela comporte, l'opération présupposant une certaine représentation du système) et distinguer (un peu comme le fait N. Catach dans son analyse d'un « pluri-système ») un centre, une périphérie et des marges (à partir de l'intuition et de repères quantitatifs) : nous classerons ainsi hors-système « steeple-chase », dans la périphérie « caesium », au centre « clair ».

Nous partirons de l'inventaire proposé en З.1., qui s'appuie sur la méthode des paires minimales. Par exemple, puisque « ma », « me », « mi et « mu » sont des mots de la langue, /« a »/, /« e »/, /« i »/ et /« u »/ sont des graphèmes (plus précisément des nodes, les sates ne pouvant apparaître dans cette position). C'est en utilisant la même démarche - empruntée au fonctionnalisme — que nous tenterons de vérifier le statut gra- phématique des nodes complexes (lettre + accent/tréma).

Examinons d'abord le cas de « a », « à » et « â » : « à » n'apparaît qu'en finale absolue, dans un tout petit nombre d'unités facilement invento- riables; /« a »/ vs /« à »/ a une valeur distinctive dans /« a »/ (verbe) - /« à »/ (préposition), /« la »/ (article/pronom)-/« là »/ (adverbe de lieu) et /« ça »/ (pronom)-/« çà »/ (adverbe de lieu); la dernière paire minimale peut être négligée en diachronie 5; les deux autres concernent au contraire des unités de haute fréquence, mais la différence de catégorie grammaticale rend peu probable l'ambiguïté; on peut cependant construire des exemples comme /« cours-la »/ (une course)-/« cours là »/ (vers un heu). Plus fondamentalement, étant donné la forte redondance caractéristique de l'écrit, on ne déniera pas toute pertinence à un graphème dès que sa valeur distinctive est fréquemment en complémentarité avec celle d'autres éléments. En revanche, il est évident que les « à » de « déjà » et de dérivés comme « deçà », « delà » n'ont pas de fonction communicative (le maintien

4. Cl. Mauriac, A hue et à dia, les 500 premiers mots (noms propres et abréviations exclus) - jusqu'i « sur ce point ».

5. Cependant les deux accents graves de l'expression « çà et là » se confortent réciproquement.

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du diacritique dans des dérivés pouvant néanmoins se justifier au nom du « principe morphologique » de Gak).

Très peu de paires minimales sont construites sur /« a »/ vs /« â »/ (sans doute pas plus d'une dizaine dans le lexique) : /« bât »/-/« bat »/, /« mât »/-/« mat »/, /« mâtin »/-/« matin »/... Le « â » apparaît dans la morphologie verbale : « chantâmes », « chantâtes » sans valeur distinctive; /« chantât »/-/« chanta »/ avec valeur complémentaire intégrée à l'économie générale de la conjugaison (paradigmes en /« i »/ et /« u »/).

La finale absolue, position exclusive de « à », étant interdite à « â », on pourrait suggérer de les fondre en un archigraphème /« â »/; l'opposition /« â »/ vs /« a »/ a un rendement limité, mais quand même notable, on ne poussera donc pas plus loin la réduction.

L'opposition /« e »/ vs /« é »/ constitue sans doute la plus forte justification de la valeur distinctive des accents en français à cause de son rôle dans le paradigme verbal le plus actif de la langue : /« chante »/- /« chanté »/ — même si, le plus souvent, elle entre en redondance avec l'absence ou la présence de l'auxiliaire). On trouvera aussi quelques paires minimales lexicales comme /« de »/-/« dé »/, /« ne »/-/« né »/. Il y a cependant neutralisation en syllabe fermée intérieure, où « é » ne peut apparaître (en syllabe fermée finale devant « s », il le peut).

/« è »/ subit les mêmes restrictions de distribution que /« é »/; il entre parfois en opposition avec /« e »/ et /« è »/ : /« congres »/-/« congrès »/,/« des »/-/« dés »/-/« dès »/, /« prés »/-/« près »/.

/« ê »/ : impossible en syllabe fermée intérieure et en finale absolue (sauf en marge dans « bê »!) ainsi que devant « s » un petit nombre d'oppositions comme /« foret »/-/« forêt »/, /« pécher »/-/« pêcher »/.

Le tréma peut avoir une valeur disjunctive (frontière syllabique au milieu d'une séquence), mais les accents peuvent également jouer ce rôle (« préau », « poète »); le /« ë »/ n'entre pas dans des oppositions distinctives, son emploi semble une survivance.

La fusion des graphèmes complexes ne semble pas avoir une grande valeur opératoire (les distributions n'étant pas complémentaires); une réduction complète (un seul /« E »/) se heurterait au poids morphosyntaxique de /« e »/ vs /« é »/.

L'opposition /« i »/ vs /« î »/ est peu rentable sur le plan lexical (/« faite »/-« faîte »/); « î » n'apparaît pas en finale absolue, ni en syllabe fermée intérieure, ni devant « s »; le rôle fonctionnel est cependant net dans la conjugaison : /« mit »/, /« vint »/ (passé simple de l'indicatif) s'opposent à /« mît »/, /« vînt »/ (imparfait du subjonctif); « ï » est un fossile, qui garde cependant une valeur distinctive dans la paire /« oui »/-/« ouï »/. On peut proposer le couple /« i »/ vs /« ï »/.

Le « о » ne peut recevoir que l'accent circonflexe, qui ne peut apparaître ni devant « s », ni en syllabe fermée intérieure, ni à la finale absolue (sauf marginalement dans « allô » ou « ô »); l'opposition /« о »/ vs /« ô »/ se manifeste dans quelques paires minimales lexicales : /« cote »/-/« côte »/,/« roder »/-/« rôder »/, /« rot »/-/« rôt »/.

Le « u » peut recevoir l'accent grave, l'accent circonflexe et le tréma; l'accent grave ne se trouve que dans /« où » / vs /« ou »/ : on peut imaginer

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deux énoncés comme ceux-ci (le second étant tout juste acceptable) : /« il pleut ou il vente »/-/« il pleut où il vente »/; le circonflexe est utilisé à la finale absolue dans les participes /« crû »/, /« dû »/ et /« mû »/, distingués ainsi de /« cru »/ (nom, adj. ou participe de croire), « du » (de + le) et « mu » (lettre grecque); on le trouve également en syllabe intérieure ouverte et en syllabe finale fermée (pas devant « s »); /« u »/ vs /« û »/ discrimine quelques termes lexicaux : /« mur »/-/« mûr »/, /« sur »/- /« sûr »/, /« jeune »/-/« jeûne »/ et intervient dans la conjugaison : /« il but »/-/« (qu') il bût »/; « ù » est un fossile qu'on ne trouve guère que dans « capharnaùm »; la réduction /« u »/ vs /« п »/ semble opératoire.

Cette trop raide étude ne nous permet pas de trancher la question du rôle fonctionnel des accents. La « réalité concrète » nous offre deux systèmes : le maximal : /« a, à, â, e, é, è, ê, ë, i, î, ï, o, ô, u, ù, û, u/ » et le minimal : /« A, E, I, O, U »/. On doit d'abord constater qu'en tout état de cause le système maximal n'est pas universellement valable (même en minuscules), de par les contraintes distributionnelles : le graphème simple est le seul qui puisse apparaître en toute position; par exemple, en syllabe intérieure fermée, aucun diacritique n'est possible 6. L'hypothèse d'un système intermédiaire (construction abstraite) est séduisante; la solution la plus élégante serait évidemment la fusion archigraphé- matique des graphèmes complexes, on aurait donc (cf. Anis, 1981) : /« a, â, e, ë, i, ï, о, б, u, п »/. En fait, il y a de grandes disparités d'un cas à l'autre; d'ailleurs, si ce n'était pas le cas, c'est-à-dire si, quelle que soit la lettre qu'il affecte, le signe diacritique subissait les mêmes contraintes distributionnelles, il serait plus économique d'en faire un graphème à part entière formant groupe avec les nodes. Conclusion provisoire : les nodes de base peuvent être modifiés par les diacritiques (mis à part /« y »/), on obtient alors soit une variante substantielle, soit un autre graphème - qui ne prend jamais cependant une totale indépendance.

Partant de l'hypothèse de la pertinence de la syllabe graphique, nous examinerons (laissant de côté pour l'instant /« y »/, auquel nous consacrerons une analyse particulière) quels modes peuvent se combiner pour en former le noyau (dit alors composé); nous n'intégrerons pas les combinaisons marginales (« sweater », « teenager »); cela nous permet donc de poser comme une loi générale l'impossibilité qu'un node se suive lui- même au sein d'une même syllabe 7.

Nous étudierons d'abord les noyaux doubles. Un premier groupe de combinaisons centrales se présente d'abord : il s'agit de /« a, e, о »/ suivis de /« i, î, u, û, ù »/ 8 : /« air, aîné, autre, seiche, reître, neutre, eût, coi, goitre, cou, goût, où »/. Deuxième groupe : /« i »/ et en règle générale /« u »/ (à part les contextes spécifiés plus loin) ne forment pas de noyaux composés : soit une frontière syllabique les sépare, soit /« i »/ et /« u »/ jouent le rôle du satellite (ce sont des semi-nodes). Ils ne peuvent se combiner qu'avec /« e »/ dans une syllabe intérieure ouverte ou dans une

6. Par exemple dans la 1" syllabe de /« facteur, secteur, victime, docteur, ductible »/. 7. Dans le système central, même s'il y a frontière syllabique, un node n'est pas redoublé; c'est

possible en périphérie : h zoo »/. 8. L'absence ou la présence de l'accent semblent non pertinentes.

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syllabe finale soit ouverte soit fermée par le seul /« s »/ : /« scierie, scieries, dénuement, rue, rues »/. On peut associer à ce groupe /« é »/, qui ne peut pas non plus se combiner avec autre chose que ce type de /« e »/, qui a le plus souvent une fonction morphématique : /« gréement, vallée(s), chantée(s) »/. Troisième groupe : des combinaisons qui ne sont possibles que dans des contextes spécifiques : /« ea »/ et /« eo »/ après /« g »/ : /« mangea, mangeons, esturgeon »/; /« ua »/, /« ue »/, /« ué »/, /« uê »/, /« ui »/, /« uî »/, /« uo »/ après /« q »/ : /« quatre, trique, laqué, quête, qui, acquît (subj.), quotient »/. Combinaisons périphériques : /« ae »/ (ou « ae », la ligature n'étant plus obligatoire) et /« œ »/ (ou « oe ») : /« caesium »/, / « œdème »/ 9.

Les noyaux triples doivent être décrits en continuité avec les doubles : en effet, ils doivent englober au moins un noyau double acceptable : ainsi /« eau »/ contient /« au »/, /« aie »/ à la fois /« ai »/ et /« ie »/. Combinaisons centrales (nous n'avons pas trouvé de périphérie), pour lesquelles on peut reprendre une classification homologue à celle proposée plus haut. 1er groupe : /« eau »/ et /« ceu »/ : /« peau, œuvre »/ 10. 2e groupe : /« aie »/, /« eue »/, /« oie »/ et /« oue » : /« raie, bleue, foie, joue »/. 3e groupe (contextes spécifiques) : /« eai »/ et /« ueu »/ après /« g »/ : /« geai, mangeai, gueule »/; /« uei »/ après /« с »/ et /« g »/ : /« orgueil, cueillir »/; /« œu »/ après /« с »/ : /« cœur »/; /« uai »/, /« uoi »/ et /« ueu »/ après /« q »/ : / /« quai, expliquais, quoi, queuter » n.

Nous terminerons ce paragraphe par une étude du graphème /« y »/. A certains égards, son statut se rapprocherait de celui de /« i »/ qui est le plus souvent un node mais peut jouer aussi le rôle d'un sate. Si l'on peut citer la paire minimale /« lire »/-/« lyre »/, il faut constater cependant qu'en tant que node intérieur, /« y »/ est réservé au lexique savant et peut être considéré comme périphérique; à la finale absolue, il est marginal, étant réservé à des mots étrangers très typés où aux noms traditionnels de villes (seule exception : l'adverbe pronominal (« y »/) : node sans ambiguïté dans « whisky », « Cergy », node ou sate dans « tramway, Vézelay »; à l'initiale, sate ou, plus rarement, node, il est — à part « yeux » - marginal : « yole, ypérite »; son emploi ne relève du système central qu'à l'intérieur d'un mot, entre deux nodes : son statut est alors équivoque, comme en témoigne l'aporie de la coupure en fin de ligne : /« vo-yage »/ ou /« voy-age »/, /« pa-yer »/ ou /« pay-er »/; l'interprétation traditionnelle qui fait de lui dans cette position l'équivalent de deux/ /« i »/ est sans doute pertinente.

3.4. Éléments d'analyse des sates

Nous examinerons d'abord quelques cas particuliers de sates soumis à de très fortes restrictions distributionnelles.

9. Les termes concernés relèvent du vocabulaire savant; cependant /« oe »/ et /« oê »/ - sans ligature - apparaissent dans les mots isolés « moelle » et « poêle ». 10. Centralement - c'est-à-dire excepté des termes isolés comme « heaume » - /« eau »/ ne peut

apparaître qu'à la finale. 11. On pourrait estimer préférable de faire de « qu » une variante combinatoire de /« q »/ devant

node; cela permettrait par ailleurs d'éviter de faire de « ueue » (de « queue ») un noyau quadruple.

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/« ç »/ : n'apparaît pas devant consonne, ni à la finale absolue, mais uniquement devant /« a, o, u »/; à l'initiale, uniquement dans « ça » et « çà ».

/« h »/ : ne peut apparaître en finale absolue (si l'on renvoie aux marges des mots comme « oh » ou « bah »); ne peut constituer la tête d'un satellite composé (*/« hr »/) mais peut en être le deuxième membre si la tête est un /« с »/ (centre) ou (périphérie) /« p »/ ou /« t »/.

/« j »/ : impossible dans un satellite final; ne peut faire partie d'un satellite composé; ne peut, à l'intérieur d'un mot, être suivi ou précédé par un autre sate; ne peut être suivi d'un /« i »/ (marginalité des trois mots commençant par « ji » dans ROB. : « jigger, jin-seng, jiu-jitsu »).

/« к »/ : le statut de ce graphème est à discuter : marginal ou périphérique? A l'initiale, il ne prend que 4 pages de ROB. : il s'agit de mots qui gardent leur physionomie étrangère : prenons au hasard 5 mots : « kitchenette, kitsch, kiwi, klaxon, klaxonner » (on pourrait citer le mot ludique « kolossal »); cependant on le trouve aussi dans des mots d'origine grecque bien intégrés, comme la famille /« kilo »/; on le dira donc périphérique.

/« 1 »/ et /« r »/ ne peuvent apparaître devant un autre sate en position initiale (/« tr »/ possible, mais */« rt »/); ni en finale absolue après un autre sate (/« arc » mais */« acr »/).

/« w »/ : graphème marginal qui ne se trouve que dans des mots d'emprunt (« warrantage, warranter, washingtonia... »).

/« x »/ : à l'initiale, relève de la périphérie (/« xénophobie »/); ailleurs, intégré au centre, surtout en position finale : il ne doit pas alors être précédé d'un autre sate (marginalité de « lynx ») : /« prix, heureux »/ ou, avec une valeur morphosyntaxique : /« peux, travaux, choux »/; par ailleurs, il ne peut suivre un /« s »/ et il en précède rarement un (péri- phériquement) : /« exsangue, exsuder »/.

/« z »/ : à l'initiale relève de la périphérie : à côté de « zen, zenana, zend », on trouvera /« zone »/ et /« zèle »/; de même, à l'intérieur d'un mot /« alezan »/, /« bazar »/ ou /« dizaine »/; à la finale (non précédé d'un autre sate), intégré au centre, moins par le lexique (« raz, rez (de chaussée) ») que par la morphosyntaxe : /« chantez, chantiez »/.

En sens inverse, on signalera le cas de /« s »/, caractéristique par sa grande latitude distributionnelle en position finale — liée sans doute à sa valeur morphosyntaxique. En effet, étudiant les satellites composés finaux (travail que nous n'avons pu intégrer ici faute de place) en texte, on peut remarquer que tout se passe comme si le /« s »/ final ne comptait pas : de fait — sauf après /« x »/ et /« z »/, le /« s »/ peut toujours s'ajouter : si /« ent »/ est une combinaison finale centrale, /« ents »/ le sera au même titre; plus abstraitement, soit TV le nombre limite de sates dans un satellite final, TV + 1 est toujours possible si le dernier sate est /« s »/.

Nous présenterons maintenant une étude des satellites composés initiaux (bien sûr facilement accessibles grâce au dictionnaire).

Satellites doubles : — séquences centrales : /« bl, br, ch, cl, cr, dr, fl, fr, gl, gr, pi, pr, vr »/ : /« bleu, brun, chat, clef, cri, dru, flou, frais, glas, gris, plan, prêt, vrai »/; on voit que le 2e sate est toujours /« 1 »/, /« r »/

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ou /« h »/, que Ton peut qualifier de faibles : à l'intérieur d'un mot, derrière un autre sate, ils s'agglomèrent à lui, comme en témoigne la syllabation : /« dé-clin, pa-trie, dé-chet »/. On serait tenté de dire en raccourci que, dans le système central, le nombre de sates initiaux varie entre 0 et 1 1/2.

Séquences périphériques : une partie sont construites sur le même schéma que les précédentes : /« ph, rh, th »/ : /« phase, rhétorique, rhabiller, théorie, thé »/; d'autres associent des sates forts : /« pn, ps, pt »/ : /« pneumatique, psychologie, ptôse »/; /« se, sp, st »/ : /« scorie, science, spécial, stable »/ 12; à la limite entre la périphérie et les marges, /« sq »/ : /« squale, squelette »/; en marge - est-ce dû aux aléas de l'emprunt lexical? - « en » et « et » : on ne trouve dans ROB. que « cnémides, enidaires, cténaires (ou cténophores) ».

Satellites triples : tous périphériques (il n'y a guère que pour « scr » que l'on puisse avoir un... scrupule); construits à partir de satellites doubles (périphériques, à part /« ch »/ actif comme on sait, dans le domaine « indigène » aussi bien que dans le domaine « grec ») : /« chl, chr, phi, phr, thr, sch, sel, scr, sph, spl, str »/ : /« chlore, chrome, phlébite, phrase, thrombose, schizophrène, sclérose, scribe, sphère, splendide, stratégie »/.

Les satellites initiaux quadruples ou quintuples (bien qu'utilisant des combinaisons déjà vues) sont marginaux : « chthonien, schproum ».

4. Éléments d'analyse des graphèmes supra-segmentaux

Un graphème supra-segmental est un graphème qui, localisé en un point de la chaîne graphique ou s'étendant sur tout un segment, modifie un énoncé ou une partie d'énoncé. Il ne s'agit pas de signes autonomes (ou pleins), mais d'éléments auxiliaires qui facilitent l'encodage et le décodage de l'information, en tant qu'indicateurs de la structure des énoncés et de leur statut énonciatif 13.

Dans l'esquisse que nous proposons ici — en tant qu'intervention dans un débat mouvant bien illustré par le numéro de Langue française de 1980 -, nous commencerons par un inventaire des graphèmes supra- segmentaux et nous présenterons ensuite une typologie de leurs fonctions.

4.1. Inventaire

- Blanc : « fond » des lettres, séparant les lettres (en écriture manuelle script ou - le plus souvent — en écriture mécanique), séparant les mots,

12. /« с »/ est peut-être faible dans /« see »/ et /« sci »/. 13. N. Catach (1980, p. 26-27) écrit : « ...nous classerons les signes de ponctuation comme étant

essentiellement des plérèmes, chargés d'un sens et d'une fonction (...) ce sont purement et simplement des idéogrammes... ». Nous préférons réserver le terme ďidéogramme (dont on abuse souvent) à des éléments marginaux du système graphique (que nous avons laissé de côté faute de place) comme les chiffres et divers symboles : « &, §, =, % ». Nous parlerons de fonction, mais pas de sens des graphèmes supra-segmentaux. L'emploi autonome est marginal : par exemple les « !» ou « ?» auto-suffisants du dialogue (cf. Védénina, 1973).

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séparant groupes de mots et phrases (en redondance avec la ponctuation), séparant les paragraphes (interlignes et renfoncements). -Ponctuation:,/;/:/./?///-/- -/( )/[ ]/« »{. — En écriture manuscrite (ou en dactylographie « normale ») :

- Non soulignage vs Soulignage (non marqué vs marqué); - Minuscule vs Majuscule/Capitale (non m. vs m.).

— En typographie (ou dactylographie évoluée, « à boule ») : - Minuscule (« Bas de casse ») vs Petites capitales vs Capitales (non

m. vs m. vs m.); - Romain vs Italique (non m. vs m.); - Maigre vs Gras (non m. vs m.) (nous négligeons ici le « demi-

gras ») ".

4.2. Fonctions

4.2.1. Démarcative. Selon les niveaux, les graphèmes interviennent, seuls ou à plusieurs,

pour indiquer l'organisation syntagmatique, en redondance ou non avec celle-ci. Ainsi, le blanc de mot est le seul élément à manifester les limites de cette unité linguistique; il peut donc, dans certains cas-limites, prendre une valeur distinctive : on peut imaginer (dans un contexte de série noire) : /« le condé ment »/-/« le con dément »/. Au même niveau, l'apostrophe sépare deux mots, quand le node final du premier a été effacé; quant au tiret en fin de ligne, il opère en sens inverse du blanc, pour recoller idéalement les deux segments d'un mot.

Au niveau syntagmatique et phrastique, les blancs ne font plus qu'accompagner les signes de ponctuation; la virgule délimite certains syntagmes ou des sous-phrases, elle peut indiquer certains traits syntag- matiques, certains aspects syntaxiques larges (que Védénina, 1980 appelle « communicatifs », relevant de la « division actuelle de la phrase ») comme la thématisation, la focalisation, etc. Dans le premier cas, elle peut avoir une valeur distinctive au sens traditionnel : /« Ils vivent, malheureusement. »/ — /« Ils vivent malheureusement »/; elle est parfois le seul élément qui départage l'épithète de l'attribut, la relative determinative de la relative explicative. Pour l'« insertion », le fonctionnement est plus subtil, les nuances étant ténues : Védénina, 1980, p. 62, cite d'après J.-P. Colignon « II me voyait, un jour, ministre » vs « II me voyait un jour ministre ». Le ;, les :, et dans certains cas le ? et le / délimitent des propositions auxquelles on veut donner le statut de sous-phrases. Le . indique toujours une frontière de phrase, avec la marque redondante de la majuscule initiale; celle-ci est indispensable quand d'autres signes sont placés à cette frontière, comme le ?, le / et les ...

La fonction démarcative est toujours présente quand des graphèmes

14. D'autres paramètres typographiques, comme la taille (corps et œil), sont moins facilement dominables; d'une part, ils s'inscrivent dans une organisation « idio-textuelle », d'autre part, ils semblent relever soit d'une technique professionnelle, soit d une sémiotique « sub-liminale ».

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supra-segmentaux sont utilisés, car ils s'appliquent à une portion délimitée de la chaîne graphique. 4.2.2. Énonciative.

Le scripteur peut signaler l'inachèvement d'un énoncé (pour induire un effet d'implicite); déjà au niveau du mot par le . d'abréviation : /« M. »/ pour /« Monsieur »/, /« S.N.C.F. »; plus généralement, indépendamment de la structure syntagmatique, par les ...,* ceux-ci laissent à la majuscule initiale le marquage de la frontière de phrase quand il devrait y avoir un point.

A quelque niveau que ce soit — mot, groupe de mots, sous-phrase, phrase, groupe de phrases - le scripteur peut signaler le statut secondaire, subordonné d'un segment de la chaîne graphique, éventuellement placé alors hors syntagmatique; ajout, précision, commentaire, la dimension métatextuelle intervient déjà ici; les signes utilisés : , [ ] et ( ).

Pour attribuer un autre énonciateur à un énoncé ou à un fragment d'énoncé, les « » sont le plus souvent employés; mais le tiret et le blanc du dialogue jouent le même rôle; de même, non sans ambiguïté parfois, l'italique : si elle marque un titre (ce que fait le soulignage manuscrit, les « » lui faisant concurrence), la situation est simple; mais quand elle affecte par exemple un mot, il peut s'agir aussi d'un renforcement expressif ou d'un appel à la vigilance méta-linguistique du lecteur.

Sur un autre plan, la valeur illocutoire d'assertion est marquée par le ., d'interrogation par le ?; le / est plus difficile à caractériser : assertion emphatique? 4.2.3. Expressive.

Le soulignage et les capitales (mss. et dactyl.) ou les capitales, l'italique et le gras (typo.) donnent plus de force à un segment de la chaîne graphique; mais peuvent intervenir des facteurs non discrets, idio-textuels souvent, parfois mimétiques : grosseur des lettres, déformations, couleurs.

Il est évident que les graphèmes supra-segmentaux constituent un domaine difficile à maîtriser, à cause de leur hétérogénéité; d'ailleurs, même les valeurs les plus nettement linguistiques ne sont pas évidentes à caractériser : ainsi la majuscule initiale de nom propre, que nous n'avons pas réussi à classer; qu'est-ce qu'un nom propre? d'où vient l'effet spécificateur ou — contradictoirement — généralisant de « TVature » ou « Liberté »? Et pourtant cette majuscule peut être distinctive : /« Ce Louis m'a enrichi »/ — /« Ce louis m'a enrichi »/.

Cette étude est certainement trop limitée pour valider ou invalider l'orientation de la graphématique autonome; cette simulation pèche sans doute, contradictoirement, autant par radicalisme que par timidité.

1) Une séparation radicale du phonique et du graphique est sans doute insoutenable; elle n'a de valeur heuristique que parce que, jusqu'à présent, on a réduit le graphique au phonique, la correspondance entre les lettres et les phonèmes monopolisant l'attention (quand on parle de graphème, il s'agit déjà de « phonogramme » (N. Catach).

2) Si l'on veut rendre compte de la forme graphique dans sa spécificité, les méthodes phonologistes se révéleront sans doute inadéquates;

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ce nouveau défi ne peut être relevé par une linguistique frileuse, repliée sur elle-même; seule peut l'affronter une linguistique moderne, revivifiée par la pragmatique, ouverte sur la sémiotique, enrichie par la confrontation avec les autres disciplines concernées par l'écriture.

3) L'écueil serait évidemment la noyade dans un marais interdisciplinaire; il ne faudrait pas, par exemple, s'adapter mécaniquement aux modèles psycholinguistiques.

4) II faudra construire méthodiquement les concepts nécessaires, déterminer les niveaux pertinents : la syllabe est-elle une unité graphé- matique? le niveau morphémique ne doit-il pas primer sur le niveau graphémique?

Nous espérons surtout avoir ouvert un débat...

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