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Les pluriels lexicaux dits « massifs » face au conditionneur universel
Peter Lauwers
Ghent University (Université de Gand)
1. Introduction
Cet article est né d’une recherche de corpus à grande échelle sur une trentaine de pluriels
dits lexicaux en français (cf. Lauwers 2014). Si ces noms passent à juste titre pour non
comptables (ou non dénombrables), il s’est avéré qu’ils se prêtent parfois à des emplois
dénombrables, obtenus par transfert. Comparons à ce propos l’emploi (1b), comptable, avec
l’emploi non comptable (lexicalisé) en (1a):
(1) a. Le docteur a fait examiner les selles du patient
(‘la matière fécale’)
b. Les bébés ont en moyenne quatre selles par jour (‘4 défécations’)
Au-delà de la description de ce phénomène, avec en toile de fond l’inventaire des transferts
massif/comptable, nous serons amené à ouvrir une réflexion sur le statut de ces emplois
insoupçonnés dans le spectre du massif/comptable et sur la place de la pluralité lexicale
dans le système grammatical du français contemporain.
Notons d’emblée que nous laisserons de côté les lectures taxonomiques (‘sortes de N’)
induites par le mécanisme du « trieur universel » ou « universal sorter » (Bunt 1985):
(2) il n'y [sic] pas 2 neiges semblables
En revanche, nous allons nous concentrer sur les effets que l’on pourrait rattacher au
« conditionneur universel » (ou Universal Packer/Packager) (Bunt 1985, Galmiche 1989,
Jackendoff 1991), comme illustré en (1b). Celui-ci rend compte des transferts du massif vers
le comptable pour désigner une substance présentée sous la forme d’unités ou de portions
conventionnelles :
(3) du café > un café ; du couscous > un couscous.
Le plan de la présente contribution sera comme suit. Après avoir défini – et nuancé – la
notion de pluriel non dénombrable (ou lexical) (2.), nous nous pencherons sur quatre cas de
figure dans lesquels un pluriel non dénombrable sert de point de départ à un transfert vers
le domaine comptable (3.). La description du phénomène ne peut cependant pas se passer
de quelques mises en garde, afin de ne pas exagérer le poids de ces transferts « au-delà du
pluriel lexical », que nous présenterons en (4.), avant de terminer par une mise en
perspective (5.).
Sauf indication contraire, les exemples discutés au cours de l’analyse proviennent du French
Ten Ten corpus (Kilgariff et al. 2014), un corpus web fermé de presque dix milliards de mots1.
Ce corpus a été complété par des recherches ciblées sur Google. Vu la faible fréquence du
phénomène, l’analyse sera essentiellement de nature qualitative (Lauwers (2014).
2. Pluriel lexical, pluriel non/moins dénombrable
Par pluriel non dénombrable (désormais Npl) – appelé par ailleurs pluriel massif, continu ou
interne (Wilmet 19982 : 59-60), termes qui ratissent moins large – nous entendons donc des
mots pluriels qui, a priori, semblent rétifs à la numération directe par les déterminants
numéraux cardinaux (deux, trois, etc.). Il s’agit de pluriels intrinsèques, « lexicaux » dans la
mesure où ils n’ont pas de singulier correspondant (« pluralia tantum ») ou seulement un
singulier rare, marginal (p.ex. un déchet), ou encore, un singulier qui ne se présente pas
1 Voir http://www.sketchengine.co.uk/documentation/wiki/Corpora/TenTen.
comme le pendant du pluriel selon le schéma grammatical individu / sommation d’individus,
comme dans les épinards vs l’épinard ‘la plante’.
Sur la base d’une étude distributionnelle des déterminants accompagnant ces Npl dans le
French Ten Ten Corpus – complétée par une enquête d’acceptabilité – Lauwers (2014) a
démontré que la déperdition de la dénombrabilité est un phénomène graduel que
l’incompatibilité avec certains types de déterminants indéfinis/pronoms permet de
quantifier, tirant profit de la hiérarchie implicative qui s’installe entre ces éléments (p.ex. si
pas quantifiable [= *des], alors *plusieurs ; si *les uns les autres, alors *l’un l’autre, etc.),
dont plusieurs présentent des corrélations statistiques très fortes. Si la carte de ces déficits
de dénombrabilité se présente comme un espace continu, on peut y reconnaître différents
pôles correspondant à des sous-classes de Npl, qui rappellent certaines classes proposées
dans le domaine des singuliers massifs (Lauwers 2014) :
Toutefois, à l’intérieur de ces classes, on relève quelques anomalies distributionnelles. Ainsi,
les Npl denses rillettes, neiges et urines (items entourés en bleu) acceptent la numération
directe avec un numéral cardinal (chiffres en ‰):
Il s’avère que ces anomalies sont le résultat de transferts au-delà de la pluralité lexicale.
3. Effets divers du conditionneur appliqué au Npl
Par rapport aux Npl, les exemples discutés ici (cf. 1b) se caractérisent par une
dénombrabilité accrue, qui, le plus souvent aboutit à une dénombrabilité complète. Les
schémas conceptuels qui sous-tendent ces emplois marqués rappellent certains effets de
sens dus au conditionneur universel (Galmiche 1989), Universal Packer (Bunt 1985) ou
Packager (Jackendoff 1991), appelé encore rule of portioning (‘règle de conditionnement’ ;
Copestake et Briscoe 1995), fission (Landman 2011) et unit reading (‘lecture en unités’ ; De
Belder 2011). Ce dernier concept explicite l’idée que le conditionneur conceptualise le
référent en termes d’unités ou de portions conventionnelles, non seulement dans le
domaine de la consommation de boissons (un coca) et de nourriture (des chocolats), mais
aussi dans le domaine des matériaux pour désigner un objet typique fait de la matière
désignée par le nom (un papier), comme le rappelle Vermote (2014). Nous distinguerons ici
l’effet du « conditionneur » dans l’espace tridimensionnel (3.1.), dans le domaine temporel
(3.2.) et dans le domaine des activités et objets complexes (3.3.) ; l’effet obtenu par le
conditionneur qualitatif (3.4.) s’en distingue parce qu’il ne fait que renforcer la
dénombrabilité sans pour autant induire une dénombrabilité totale.
3.1. Le conditionneur comme « délimitateur » dans l’espace tridimensionnel
3.1.1. Rillettes , pâtes, frites
Avec des Npl comme rillettes, pâtes ou frites on retrouve l’effet de conditionnement typique
des boissons et des substances comestibles. Normalement, rillette s’utilise comme plurale
tantum pour désigner une « préparation faite de viande de porc, d'un mélange de porc et de
lapin, d'oie ou de gibier ou d'oie cuite lentement dans sa propre graisse jusqu'à la
consistance d'une pâte onctueuse et constituant une spécialité estimée de plusieurs villes »
(TLFi, s.v. rillettes). Ce nom fait partie des Npl denses, à l’instar de épinards:
(4) Les deux rillettes et la terrine formaient une belle assiette
(5) Coffret découverte de 7 rillettes, Lot de 4 rillettes aux noix de Saint-Jacque[s], Lot
6 boîtes de thon blanc
Dans ces contextes, la lecture en termes de « portion » est très nette et se voit étayée par
l’iconographie de la page web. L’emploi dénombrable aboutit même à la réfection du
singulier:
(6) […] conditionné sur notre site à CHANTELOUP. Nouveau depuis 10/2010, nous
avons mis au point une rillette de caille de 180 grammes minimum
Qu’on ne s’y méprenne pas, on a pas affaire ici à la résurrection du singulier dénotant les
entitées individualisées (mais rendues indistinctes) dont est composée cette préparation. En
effet, si à l’origine une rillette était une petite rille, une « « longue bande de lard » [1480
rielle ds DU CANGE, forme dial. de reille « planchette, latte » (XIe s., v. règle), du lat. regula «
règle » (TLFi), l’emploi moderne du singulier (une rillette) se rapporte à l’ensemble du plat, à
l’instar d’autres types de plats qui autorisent une double conceptualisation en termes de
‘substance’ et de ‘tout délimité, composé de cette substance’ (les deux étant liés par un lien
métonymique):
(7) a. De la pizza - une pizza (deux pizzas, etc.)
b. Du couscous un couscous (deux couscous, etc.)
Cet emploi au singulier – également relevé par Wilmet (19982 : 136) : Une rillette, une ! –
connaît aussi un emploi générique (La véritable rillette du Mans) et s’observe aussi avec
pâtes, frites2, et même épinards, pour peu que ces derniers constituent l’essence du plat :
(8) deux pâtes ! ; J'ai commandé une pâte bolognaise pour un enfant de 5 ans qui
avait faim3
(9) Une (grande) frite, s.v.p. (p.ex. en cornet)
(10 Garçon, DEUX épinards!4
Sur ce point, ces trois Npl se comportent comme des massifs denses. Comme ces Npl ne
connaissent pas un emploi de base au singulier massif5 – de la pâte a un autre sens –, on ne
peut expliquer leur emploi comptable comme le résultat d’un transfert à partir d’un massif
singulier à l’instar de de la pluie -> une pluie, par exemple (cf. infra 4).
2 Notons que le Npl frites se comporte statistiquement, c’est-à-dire en termes de fréquence, comme un pluriel
non dénombrable, même s’il autorise encore un emploi au singulier (cf. aussi petit(s) pois, Lauwers 2014). 3 http://www.linternaute.com/restaurant/restaurant/339/tahiti-plage.shtml
4 diarrhy.over-blog.com/article-2885333.html.
5 Notons que l’usage familier autorise encore des emplois massifs au singulier (ça, c’est de la rillette !, Wilmet
1986 : 97) obtenus par transfert à partir de l’emploi comptable pour référer au ‘meilleur exemplaire’ (cf.
Desagulier 2012). L’exemple suivant, par contre, est ambigu: Moi j'aurais aimé avoir les coordonnées du
monsieur qui vend de la rillette de dinde (https://fr-fr.facebook.com/permalink.php?story_fbid...id..). Il n’est
pas clair si le singulier massif dans cet exemple est le résultat d’un transfert ultérieur (multiplicateur universel)
à partir de la portion (une rillette) ou tout simplement la preuve de l’existence marginale d’un emploi massif de
base dans certains idiolectes/régiolectes, à côté du pluriel lexical.
3.1.2. Fèces, selles, urines
Passons maintenant aux substances corporelles résiduelles, qui s’avèrent également un
champ sémantique très fertile pour la pluralité lexicale, et, en aval, pour les transferts vers le
domaine comptable. Ainsi, si les urines – en emploi non dénombrable – renvoie
normalement au résultat d’une seule urination :
(11) ils avaient perdu mes urines (contexte : contrôle anti-dopage),
on trouve facilement des exemples comptables dans lesquels urines réfère à des échantillons
d’urine, délimités par un conditionnement ad hoc:
(12) Dans une étude portant sur 460 urines, 27 avaient un VCGcys > 3000 mm3
/mm3. Ces 27 urines provenaient de 24 patients différents
Idem pour selles (cf. 1b supra) et fèces. Ici encore, la réfection du singulier s’observe, par
exemple en parlant d’un nouveau-né :
(13) Jour 1: 1 selle, 1 urine minimum ; Jour 2: 2 selles, 2 urines minimum
Notons que ce que la langue conceptualise ici, ce ne sont pas les entités constitutives de la
dénotation de fèces ou selles, mais des portions (ou échantillons) liées à plusieurs situations
d’occurrence (i.e. défécations, etc.). Sur ce point, fèces et selles se distinguent clairement
d’excréments, dont les entités constitutives sont encore faiblement individualisées et
profilées en contexte (et de ce fait dénombrables), comme le montre e.a. la possibilité de
construire ce dernier avec un adjectif délimitatif comme petit (cf. Lauwers 2014). Pour
dénombrer des selles/fèces, il faut le faire au niveau des nouveaux touts, i.e. les portions de
matière fécale.
Ici encore, le nouvel emploi dénombrable ne semble pas dérivé d’un emploi massif au
singulier (*de la fèce ; *de la selle). Pour urines la chose semble moins tranchée, car l’emploi
massif (au singulier) est même l’emploi dominant. Celui-ci pourrait donc bien avoir été à la
base de l’emploi comptable d’après le modèle du conditionneur: de l’urine (liquide) >
(garder) une urine (par flacon). Toutefois, en plus de l’effet paradigmatisant (fèces, selles,
etc.), on peut avancer un argument sémantique pour dériver les urines ‘échantillons d’urine’
du pluriel non dénombrable. Il s’avère en effet que le pluriel non dénombrable a un sens
plus spécifique que le singulier massif, concevant l’urine en rapport avec les circonstances de
la production (individuelle). Voici un indice distributionnel de la pertinence linguistique de la
nuance (recherche effectuée le 2 septembre 2015) :
(14) Il y avait de l’urine partout (30, Google) vs Il y avait des urines partout (0,
Google)
(15) Ça sent l’urine (27700 Google) vs Ça sent les urines (10, Google)
Il semble donc que dans les contextes qui ne profilent pas vraiment l’activité de production
contingente6, la syntaxe massive (au singulier) soit de mise. Après transfert, le nouvel emploi
dénombrable conceptualiserait le conditionnement du produit issu de l’activité.
3.2. Le conditionneur comme « délimitateur » temporel
Avec des Npl comme vacances et intempéries, le glissement vers le domaine comptable va
de pair avec un bornage temporel, que l’on pourrait considérer comme une sorte de
« conditionnement » du temps, donnée réputée continue. Comparez :
(16) a. Le soir, quand le palais était enfin désert, je m'offrais quelques vacances.
(Orsenna, Grand amour, 1993, Ftx)
6 Cf. les thèses de Wierzbicka (1998: 535, 544) comme quoi les pluriels lexicaux conceptualiseraient des
“quantitatively and spatially limited stuffs”, “bounded in place”.
b. Ils passent même plusieurs vacances ensemble.
(http://www.edarling.fr/conseils-rencontres/psychologie/saga-de-l-ete)
On passe ici d‘ ‘état de loisir’7 à ‘période (officielle) pendant laquelle on est en vacances’, et,
par extension métonymique, ‘voyage, séjour de vacances’. Dans tous les cas, il s’agit
d’intervalles temporels bornés, multipliables, que l’on peut dès lors dénombrer, comme l’a
aussi remarqué Acquaviva (2008 : 44).
On peut en rapprocher des noms comme intempéries qui désignent des phénomènes
météorologiques complexes. Le N intempéries renvoie à un état atmosphérique non
dénombrable (‘Rigueurs du climat, mauvais temps (froid, pluie, gel, neige)’ ; TLFi) :
(17) [les] infrastructures publiques récemment endommagées par les intempéries
dans les Cyclades (eur-lex.europa.eu)
Or, en combinaison avec un déterminant individuant, le statut comptable marque le bornage
d’un intervalle temporel associé à l’état caractérisé par le dérèglement des conditions
atmosphériques, donc une période:
(18) Nos paysans ont été frappés par 4 intempéries au cours de l’année 2007
Il est clair qu’il s’agit ici de quatre périodes et non pas de quatre éléments météorologiques
dévastateurs (neige, vent, etc.), comme le voudrait le sens étymologique du singulier
intempérie8.
3.3. Délimitation globale d’événements et d’objets complexes
Notre troisième série d’observations concerne la catégorie des Npl dits « internes » dans
Lauwers (2014), qui comporte deux sous-catégories : (a) des Npl concrets référant à des
entités délimitées dans l’espace tridimensionnel: fonts baptismaux, archives; (b) des Npl
abstraits extensifs (cf. Van de Velde 1995) référant à des événements complexes : ébats,
pourparlers, représailles, félicitations. Comme les premiers renvoient à des objets délimités,
ils se combinent sans problème avec des adjectifs délimitatifs comme grand, par exemple. Si
la pluralité interne ayant motivé le pluriel semble dans la plupart des Npl concrets
complètement effacée dans le cas des noms concrets, la complexité interne en termes de
sous-activités reste encore présente dans l’esprit, comme en témoigne la définition fournie
par le TLFi pour ébats : ”Jeu, divertissement qui consiste à se livrer à des mouvements
folâtres exprimant la joie de vivre”.
Tous ces noms acceptent facilement les déterminants indéfinis individuants, au point qu’on
pourrait considérer cette caractéristique comme constitutive de la classe, comme nous
l’avons fait dans Lauwers (2014). Or, qu’on ne s’y méprenne pas, la combinaison avec des
déterminants indéfinis individuants comme plusieurs et les numéraux cardinaux entraîne un
glissement de sens qui transpose en quelque sorte le trait de dénombrabilité (interne) à un
7 Notons que notre analyse est de nature synchronique. Le pluriel lexical vacances remonte à un nom
comptable référant à un état (donc une période) pendant lequel les fonctions administratives demeuraient
inoccupées (TLFi). Une évolution analogue pourrait avoir eu lieu pour un/du congé > les congés, qui a
cependant maintenu son singulier. 8 On ne saurait cependant tout à fait exclure que la lecture évenementielle-temporelle soit liée à la survie de la
forme du singulier (en emploi comptable). Si d’après le TLFi et le Petit Robert intempérie est vieilli et doté d’un
sens légèrement différent (dérèglement des conditions atmosphériques’ ; l’intempérie de l’air), force est de
constater que l’usage actuel (notamment dans le domaine juridique) semble encore accepter l’emploi du
singulier comptable avec le sens de ‘événement météorologique dévastateur’: Si vous êtes victime d’une
intempérie, la première chose à faire est de contacter son assureur
(http://www.toobusiness.com/portail/conseil/bons-gestes/indemnisation-intemperie-catastrophe.htm).
autre niveau, par le biais respectivement d’un bornage externe dans l’espace
tridimensionnel ou d’un bornage dans l’espace temporel (et/ou spatial).
Cet effet est très net dans le domaine concret :
(19) Les églises du Trégor fïnistérien possèdent six fonts baptismaux sculptés. […] du
mobilier caché dans l'obscurité des églises. (Google)
Ainsi, comme les fonts baptismaux appartiennent à six églises différentes, il s’agit clairement
de six objets différents et non pas de parties constitutives d’un seul objet. Le même effet
s’observe pour des noms tels archives. La pluralité dénombrable entraine donc un effet de
multiplication externe.
Dans le domaine des pluriels non dénombrables abstraits de type extensif, les effets de
bornage et de multiplication externe sont plus subtils mais néanmoins réels. En clair,
l’exemple (20) évoque plusieurs négociations qui se succèdent dans le temps (ou qui sont
menés à des endroits différents), plutôt que plusieurs sous-événéments (des propositions et
des contre-propositions, etc. d’une seule réunion (Lauwers 2014):
(20) Il a enregistré plusieurs pourparlers les uns après les autres
Que les sous-événements ne soient plus accessibles, cela ressort aussi de la prédication de la
durée (ont duré X heures); c’est en effet toujours la durée globale de l’événement complexe
qui est visée. S’il y a individuation (car il y a dénombrabilité), c’est une individuation
transposée au niveau du tout devenu opaque, les sous-événements étant hors de portée. De
même, (21) dénote une situation dans laquelle plusieurs pays/personnalités félicitent la ville
et non pas une pluralité de formules ou de gestes à l’intérieur d’un acte de félicitation :
(21) Londres reçoit plusieurs félicitations.
Si ces effets de sens semblent incontestables, la facilité avec laquelle ces transferts se
réalisent – au point qu’ils deviennent constitutifs de cette catégorie de mots – est
susceptible de mettre en doute leur statut comme « transfert ». Rappelons à ce propos
l’idée défendue dans Kleiber (1999, chap. 4) qui tient à distinguer le phénomène lexical(isé)
(donnant lieu à une polysémie régulière) du phénomène contextuel du transfert (coercition).
Si nous avons finalement opté pour inclure ce cas de figure dans notre typologie, c’est en
premier lieu parce qu’il n’est pas question ici de polysémie. En plus, en dépit de la nature
fortement conventionnalisée de bon nombre des transferts (conversions), on continue à les
associer aux transferts, ce qui pourrait encore se justifier si on précise, a posteriori, que les
transferts sont tantôt contextuels, tantôt lexicalisés9. Dans le cas des Npl dénotant des
événements complexes, l’analyse en termes d’alternance productive (hors transfert)
semblerait d’autant plus justifiée que l’on sait la classe des noms abstraits extensifs
particulièrement sensibles à la dérive vers la dénombrabilité pour peu qu’un rapport à la
temporalité la rende possible (Van de Velde 2000) et que la pluralité externe pourrait encore
être soutenue par la survie du singulier (comptable), certes vieilli et rare pour pourparlers,
représailles et ébats (TLFi).
3.4. Le conditionneur qualitatif : bornage qualitatif externe de l’occurrence du N à
structure interne compacte
9 Ainsi les transferts deviennent de simples schémas de correspondance dans lesquels l’idée d’un ajustement
contextuel n’est plus indispensable, le transfert devenant fondamentalement un concept de nature
classificatoire, conçu dans l’esprit d’une modélisation de type item and process.
Lauwers (2014) reconnaît l’existence d’une catégorie de Npl compacts, rétifs à toute forme
de quantification indéfinie, c’est-à-dire de partition (oreillons, alentours, cf. supra 2.). Seuls
les déterminants définis, qui renvoient à la totalité, sont admis. La structure interne du
denotatum de ces noms est désormais conceptualisée en langue comme étant opaque ou
compacte. On peut établir un parallèle avec les noms de maladie (la peste, le sida, …) (Boone
1989 : 111) et certains noms de propriété (?? de la blancheur ; mais de la bonté, de la
prudence, cf. Van de Velde 1995), qui ont été considérés comme des N compacts dans la
littérature, conformément à la terminologie de Culioli (1973 : 84, 1974 : 7).
Curieusement, le comportement des Npl compacts face aux diagnostics de la dénombrabilité
peut être modifié par l’ajout de modificateurs caractérisants :
(21) je me demandais si le fait d'avoir eu beaucoup d'otites et des oreillons très
pénibles pouvaient aussi altérer l'ouïe (Google)
(22) des règles abondantes, difficiles, douloureuses, irrégulières (TLFi)
Notons que le Npl modifié n’autorise qu’une quantification vague (des et dans une moindre
mesure quelques) et présente, dès lors, toujours un déficit de comptabilité:
(23) *Elle a eu 3 règles douloureuses
On se trouve ici face à une régularité distributionnelle, qui rappelle le comportement des
noms compacts singuliers :
(24) a. (Marie a) de la patience
b. Marie a une patience d’ange (?de la patience d’ange)
Tout récemment, G. Kleiber (2014) semble avoir trouvé la clé de ce « petit mystère »,
s’appuyant en partie sur les apports de Van de Velde et de Kupfermann. Pour Kleiber (2014)
il s’agit du résultat d’un transfert qu’il baptise « d’occurrence qualitative » : « la conversion
d’une occurrence du N, indéterminée qualitativement, à une occurrence un N +
modificateur, déterminée qualitativement par un modificateur explicite ou implicite
(exclamation) ». Concrètement, un N abstrait de propriété comme patience – qui en tant
que nom abstrait est référentiellement dépendant du porteur de l’occurrence de cette
propriété se voit délimité et individualisé par l’ajout d’un modificateur qualitatif. Du coup, le
nom massif admet l’article indéfini. Le pluriel, par contre, n’est toujours pas possible10
, ce
qui s’explique par le fait que la qualité dépend crucialement du porteur et celui-ci ne peut
pas « porter » deux occurrences de la même qualité dans une même situation d’occurrence.
Il est donc impossible de compter les occurrences.
Il apparait que le même mécanisme du conditionneur qualitatif s’applique aux noms pluriels
compacts. Ici encore, on assiste à un bornage qualitatif de l’occurrence (plurielle) compacte.
Ici encore il s’agit de noms syncatégorématiques qui sont étroitement liés à une autre entité
nominale, que ce soit le porteur de la maladie (les oreillons) ou, par extension, de l’état
physique (les règles), ou encore, le point de référence X (les alentours de X). Il n’est dès lors
pas surprenant que l’analogie entre pluriels compacts et singuliers compacts donne lieu à
des chassés-croisés quand on passe du français à une autre langue telle que le néerlandais
(les oreillons/de bof, les alentours/de omgeving ; ou vice versa : de mazelen/la rougeole).
4. Deux mises en garde
Deux mises en garde s’imposent ici afin de ne pas surestimer l’impact des phénomènes
discutés ici.
10
Le pluriel devient cependant envisageable (hors emploi taxonomique) si le nom est employé sans actants : il
a des admirations passionnées (*pour X) (Flaux & Van de Velde 2000: 91).
Tout d’abord, il convient de ne pas considérer la survie marginale d’un singulier (comptable)
– et contextuellement réactivé – comme le résultat d’un transfert au-délà du pluriel non
dénombrable. Prenons l’exemple du Npl ossements. Comme la plupart des Npl (notamment
des noms appelés aggrégatifs dans Lauwers 2014), il peut encore se combiner, mais très
rarement, avec les déterminants indéfinis individuants, comme le montre la fréquence
relative cumulative de plusieurs, divers, différents et des numéraux : 0,047 % (Lauwers
2014). Ce constat peut être mis en rapport avec la survie du singulier: les 110 occurrences du
singulier ossement qu’on trouve dans le French Ten Ten corpus constituent moins d’un pour
cent (0,96 %) des occurrences du nom au pluriel (précédé d’un défini ou de des, quelques, plusieurs, différents, divers ou d’un numéral cardinal). Vu la fréquence très basse des
emplois dénombrables, ceux-ci apparaissent comme marqués, ce qui peut donner
l’impression d’emplois « coercés », comme le suggère Acquaviva (2008 : 87) quand il observe
les jugements d’acceptabilité variables des Npl dans les “contexts that force a count
reading ». Cependant, dans ce genre de cas, nous n’avons pas considéré la survie du singulier
comptable comme le résultat d’un transfert et cela pour deux raisons. Tout d’abord, la
gradualité du phénomène du pluriel lexical (cf. supra), qui se traduit par une fréquence très
basse des déterminants individuants et, partant, par des hésitations lorsqu’il s’agit de juger
de l’acceptabilité des emplois comptables, tranche avec le caractère relativement discret des
transferts discutés ici, qui aboutissent, en effet, à un statut comptable univoque (ou à un
saut sur l’échelle de comptabilité pour 3.4.). Ensuite, en cas de transfert, les glissements
sémantiques sont assez nets, contrairement au déprofilage contextuel de la
conceptualisation homogénéisante sous-tendant les Npl agrégatifs, restaurant
contextuellement une opposition grammaticale obsolète11
.
Le deuxième garde-fou à respecter concerne ce qu’on pourrait appeler l’action du
conditionneur « à côté » du pluriel non dénombrable et, dès lors, indépendante de celui-ci.
Assez souvent, la forme du Npl connaît encore d’autres emplois, massifs et/ou comptables.
Dans ce cas, il faudrait veiller à ne pas mettre sur le compte d’un transfert à partir du pluriel
lexical des transferts ayant leur origine dans un emploi massif singulier, coexistant avec
l’emploi pluriel non dénombrable. Prenons l’exemple de neiges et de pluies :
Massif singulier -> Comptable (‘événement lié à la substance’)
de la pluie (‘matière météorologique tombant du ciel’) -> une (forte) pluie, des pluies ‘averse’
de la neige -> une (forte) neige, des neiges ‘chute de neige’
(‘matière météorologique tombant du ciel/couvrant le sol’)
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Pluriel lexical
les pluies (de mars)
‘série de chutes d’eau consécutives et mal identifiées les unes par rapport aux autres (caractérisant un
état atmosphérique global)’.
les neiges (éternelles)
‘étendue enneigée mal circonscrite ou grande masse de neige’
Il est clair que l’emploi comptable est dérivé de l’emploi massif par le biais du conditionneur
qui transforme la « matière météorologique » (Paykin 2003) en événément délimité
temporellement (rélié par voie métonymique à la matière, qui, dans le cas de la pluie, est
déjà étroitement liée à l’événement ‘chute de pluie’). Cet emploi est encore facilité par le
11
Une étude exploratoire dans Frantext suggère qu’ossements s’est progressivement défait de son singulier.
conditionneur qualitatif, qui aide à individualiser qualitativement l’occurrence (cf. Kleiber
2003); le pluriel lexical n’y intervient pas.
5. Conclusions
A l’heure du bilan, il convient de mettre en évidence les résultats suivants :
• Certains transferts classiques du massif au comptable (le trieur universel, le
conditionneur universel, avec tous ses avatars, le conditionneur qualitatif) se
retrouvent dans le domaine des pluriels lexicaux.
• Le résultat est un nom en emploi comptables (ou du moins caractérisé par un degré
de dénombrabilité supérieur)
• Dans certains cas, le transfert aboutit à la restauration d’une opposition
grammaticale et donc à la réfection d’un singulier (une rillette ; une urine)
Nous croyons avoir démontré que le statut de pluriel lexical n’est pas toujours le
« terminus » et que les pluriels lexicaux ne sont pas des fossiles idiosyncratiques ensevelis
une fois pour toutes au cimetière de la langue : ils participent encore à des opérations
lexicales ultérieures qui les réintegrent parfois dans le jeu des oppositions grammaticales.
Sur un plan plus abstrait, les transferts au-delà de la pluralité lexicale nous apprennent deux
choses sur la nature du pluriel lexical. Comme les pluriels lexicaux servent d’input à une
dérivation ultérieure, on peut en déduire qu’ils constituent une catégorie lexicalement
stable, entièrement recatégorisée. Il s’agit d’un phénomène d’une autre nature que les
effets contextuels dus à la distorsion catégorielle ou la coercition (Kerleroux 1996: 154, se
basant sur les restrictions catégorielles posées par le modèle dérivationnel de Corbin 1987:
186; ; Kleiber 1999: 113; Salles 2004). Qui plus est, cette catégorie lexicalement stable
(« lexicalisé ») est intrinsèquement, i.e. lexicalement, massive (cf. Kleiber 1999: 113). En
effet, sur ce point, une analogie peut être établie avec la recatégorisation vers le domaine
massif dans un vison (animal) > du vison (fourrure) > un vison (‘vêtement en fourrure’ ;
Isabelle portait un vison tout neuf) ou une mirabelle > de la mirabelle (liqueur) > une
mirabelle (‘verre de liqueur’) (Kleiber 1999 : 113). Comme l’a remarqué très pertinemment
Kleiber (1999 : 113), seuls les noms intrinsèquement massifs peuvent se prêter au second
transfert. Le statut « massif » du pluriel lexicalisé peut donc non seulement être déduit de
l’échec des réactifs de comptabilité (cf. Lauwers 2014) et, corollairement, de l’apparition du
déterminant massif un peu de (un peu d’épinards ; Hilgert 2014), mais aussi de son
comportement à l’égard de la conversion. Notre étude donne donc du crédit à l’étiquette de
massif pluriel que l’on trouve souvent dans la littérature depuis Mc Cawley (1975 : 320). Il
convient cependant de préciser que seule une partie12
des pluriels lexicaux ont ce profil et
qu’il faut distinguer en outre pluriel compact et pluriel dense. Il reste à voir si l’analogie entre
le massif (dense/compact) et le pluriel lexical dense/compact est suffisamment forte pour
annuler les distinctions conceptuelles entre les deux catégories que l’on trouve çà et là dans
la littérature depuis Wierzbicka (1998; Acquaviva 2008: 272), mais qui sont difficiles à
prouver distributionnellement. Nous laissons pour l’instant cette question en suspens.
Références
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12
Les pluriels agrégatifs (Lauwers 2014), par exemple, ne s’y prêtent pas.
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