Supplément Le Monde des livres 2012.08.24

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Monadeoulimonade?

p r i è r e d ’ i n s é r e rJérômeFerrari

Drôled’abîmeAvec«LeSermonsur lachutedeRome», l’écrivain faitd’unbarcorse lascèned’unsuperbe romansur les espérancesdéçues.Noir et caustique

Jean Birnbaum

Raphaëlle Leyris

Il n’est pas de petite allégorie pourun sermon puissant. Pas d’intriguetropténuepourungrandroman.LeSermonsurlachutedeRome,deJérô-meFerrari,est lesdeuxàlafois,mal-gré un fil central qui pourrait sem-

blerdérisoire. Il y estquestiondubard’unvillagecorse.De lamanièredontMatthieuet Libero, des amis d’enfance, abandon-nent leurs études de philosophie pour enreprendre la gérance.De leur certituded’ycréer « le meilleur des mondes possibles»cheràLeibniz–unmondefaitdejoliesser-veuses, d’alcool et de charcuterie du cru.Très tôt, l’écrivain annonce que cela finiramal, par «une nuit de pillage et de sang»,qui détruira ce que Matthieu tenait pour«le lieu choisi par Dieu pour expérimenterle règne de l’amour sur terre».

Les ex-aspirants philosophes se ver-rontalorsrappelerla leçondesaintAugus-tin, et de ses sermons sur la chute deRome, en 410, dont l’évocation structurele roman (lire l’éclairage de Frédéric Boyerpage2) : il n’est pas d’empire qui ne soitmortel.CelavautpourlaRomeduVesièclecommepourununiversaussi étriquéquece bar de village du XXIe, avec ses partiesde cartes où l’on plume les pigeons, sescoucheriesmédiocres et ses compétitionsde virilité stupides. Cela vaut tout autantpour l’empirecolonial françaisdonttraiteégalement Le Sermon, à travers un autrefil : la trajectoire de Marcel Antonetti, legrand-pèredeMatthieu, qui pensait vivrela grande aventure aux colonies, et n’y aconnu que le pourrissement. Même pascelui de l’empire, à côté duquel il est pas-sé ; seulement celui que la chaleur infli-geait à la chair. Marcel est revenu au vil-lage ruminer ses échecs. C’est lui qui,mal-gré leméprisqu’il voue à sonpetit-fils, luidonnedequoireprendrelagérancedubis-trot.Pour sepayer la joiemauvaisedevoirsombrer l’univers d’unautre.

Les lecteurs qui avaient découvert ennombre Jérôme Ferrari avec le suffocantOù j’ai laissé mon âme (Actes Sud, 2010),seront peut-être surpris de le voir quitterles caves algéroises où des officiers fran-çais se perdaient en pratiquant la torture,pour gagner le zinc d’un bistrot et y arbi-trer lematch entre saint Augustin et Leib-niz. Mais, au fond, Jérôme Ferrari, profes-seur de philosophie né en 1968, sembleconstruire toute sonœuvre autour d’unephrase, la première d’Un Dieu, un animal(Actes Sud, 2009) : «Bien sûr, les chosestournentmal.»Ce«biensûr»l’annonce: ilne s’agit pas seulement pour l’écrivain deconstaterlamortalitédeschoses. Il fautenexaminer lesmodalités.

Car il yaplusieursmanièresd’allerversl’inéluctable. Et si Matthieu fonce versl’abîmeyeuxetoreillesfermés, si Liberolefait en donnant «un assentiment dou-loureux, total, désespéré à la stupidité dumonde», la sœur du premier, une archéo-logue, incarne une face lumineuse dulibre-arbitre cher à saintAugustin. Elle est«prête à assumer tous les échecs pourvuqu’ils fussent les siens».Ellen’a riencontre«l’irrévocable».Elleveutsimplementdéci-der de la formequ’il prendra.

La phrase extraordinairement tra-vailléeet sinueusede JérômeFerrari s’em-ploie à explorer les voies que chacun se

choisit–plusadmirableencoredansLeSer-monqu’ellenel’étaitdanssesromanspré-cédents. L’auteur lamaîtrise à plein, aussihabile pour l’étirer dans toute sa puis-sance et sa gravité que pour la gonflerd’ironie, et jouer du contraste entre sondéploiementsolenneletunepointefinaleparfois drolatique sur laquelle elle vients’éteindre. Il la parsèmed’incises qui peu-

vent embrasser plusieurs temporalités àla fois et semblent servir à rappeler la fini-tudedetousdestins,àlamanièredesmou-ches sur les vanités de l’âge baroque.

Alors, vraiment, le meilleur roman dela rentrée littéraire pourrait avoir pourcadreunmodestebistrot?Vraiment. Tou-te l’œuvrede JérômeFerrari convergeversses banquettes. Un café servait déjà dedécoràDanslesecret (ActesSud,2007),quis’interrogeait sur les destins que l’on sechoisit en mettant en parallèle histoires

de zinc et souvenirs coloniaux; celui, pré-cisément, du Sermon accueillait ses habi-tués dans Branco Atlantico (2008), qu’ilfaut lire pour savoir ce qui a rendu Virgi-nieSusini, la fille de lapropriétaire, si apa-thique et désespérée. Autre preuve de lacohérence du Sermon avec le reste del’œuvre «ferrarienne»: il est traversé parla silhouette d’André Degorce, l’un desdeuxofficiersd’Oùj’ai laissémonâme,vic-timedevenue bourreau, brisé par ses pro-pres agissements. Il est le beau-frère et lemodèledeMarcelAntonetti.

Convaincuque la fin est dans le début,Jérôme Ferrari construit ainsi un ambi-tieux cycle romanesque qui ne dit passon nom, dont Le Sermon sur la chute deRomeconstitue l’acmé. Il apporte lapreu-ve que, non content d’être un auteurextrêmementoriginal, il estunécrivainàla tête de son propre monde. Un mondeminuscule et passionnant, hanté par despersonnages dont la dimension tragiquen’exclut pas le grotesque. Un mondevoué à la destruction? Forcément. Quecelanevousempêchesurtoutpasde l’ha-biter pleinement. p

7aHistoired’un livrePeste & Choléra,de PatrickDeville

9aEssaisIan Kershawdissèque lesderniers moisdu IIIe Reich

aRencontreToni Morrison, romancièrede «l’âme noire» et monstresacré des lettres américaines

4aLittératureOlivier Adamarpenteles marges

11aEnquêteQue reste-t-ilde la rentréelittéraire 2002?

E n cette rentrée littéraire, le fameuxsujet des dissertations potacheset des agrégations burlesques,

«Monade ou limonade?», prend tout sonsens. Dans sonnouveau roman, que nousmettons aujourd’hui enmajesté, JérômeFerrari trouve des accents voltairienspour évoquer Leibniz et sa théoriedu «meilleur desmondes possibles».Cemondeparfait, enfin harmonieux,les deux jeuneshéros du Sermon surla chute de Rome, qui reviennent en Corseaprès avoir tenté dephilosopher dansla capitale, croient pouvoir le créeren ouvrant unbar où lesmonadeshumaines boivent rarement dupetit-laitet encoremoins de la limonade.

Paraît enmême temps le premierromand’Aurélien Bellanger, La Théoriede l’information, qui lui aussi partd’amitiés adolescentes pour décrire,cette fois, l’effervescence numériqueoù se trouvent plongées nos sociétésmodernes. Ici encore, lamonadeleibnizienne brille à l’horizon: à l’instarduphilosophequi définit Dieu comme«lemeilleur entrepreneur», tirant unmaximumd’effets d’unminimumdecauses, le récit d’Aurélien Bellangermet en scène unpatronduNet quioptimise la révolution 3.0 (lire page4).

Simultanément, et puisque tous lesévénements s’enchaînent pour lameilleure des fins, l’équipe de votresupplément littéraire a voulu concocterun «Mondedes livres» qui fasse droit,plus que jamais, à la pluralité des univers,à l’infinie diversité des écritures.Voilà pourquoi nous ferons appelà denouveaux chroniqueurs, au regardet aux expériencesmultiples. A EricChevillard, qui poursuit l’aventurede son feuilleton, et Roger-Pol Droit, quiinaugureune chronique intitulée«Figures libres», se joindront désormaisle comédien FrançoisMorel, la spécialistedes études littérairesMarielleMacé,puis le comédien etmetteur en scèneDenis Podalydès et enfin le chanteurDominiqueA. Renforcés par cesnouvelles signatures, nos critiquesmaisonet nos collaborateurs semobiliseront pour tenter de vous offrirlemeilleur des «Mondes des livres»possibles.p

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8aLa rentréedes essaisUn tourd’horizon desparutionsà venir

2 3… la «une»,suiteaRencontreavec JérômeFerrariaEclairagepar FrédéricBoyeraTraverséeTrois romans defin d’époque

10aLe feuilletonEric Chevillardest ensorcelépar EmmanuellePireyre

6aLittératureLaurent Bineta manquéFrançoisHollande

Il y a plusieursmanièresd’aller vers l’inéluctable.L’écrivain s’emploieà explorer les voies quechacun se choisit

Le Sermon sur la chutedeRome,de JérômeFerrari,Actes Sud, 208p., 19 ¤.

ALE+ALE

Cahier du «Monde »N˚ 21024 datévendredi 24 août 2012 - Ne peut être vendu séparément

Keskili ?

Rome est mise à sac le24août 410 après que laporte Salaria, aunordde laville, eut été ouverte pour

laisser entrer Alaric, général wisi-goth de l’Empire venu assiégerRome après Milan et la Vénétie.L’antique porte Salaria n’existeplus aujourd’hui, celle que mêmeHannibal n’avait pu forcer et quele tombeur barbare de Rome n’apas eu besoin de fracasser (elle futouverte par des esclaves com-plices) sera finalementdétruite en1921 pour faciliter la circulationdela piazza Fiume…

Autres temps, en effet.C’est-à-dire à l’époque, à peu près,où s’ouvre le roman de JérômeFerrari. L’un de ses héros, Marcel,

vient de naître et connaîtra la find’autres empires, notammentcoloniaux : « Est-ce ainsi quemeurent les empires, sans mêmequ’unfrémissementse fasseenten-dre? Il ne s’est rien passé, l’Empiren’existe plus et Marcel sait qu’il enva de même de sa propre vie danslaquelle, pour toujours, il ne se serarienpassé.»

Etc’estbienlaquestionretentis-sante qu’avait lancée Augustin,apprenant la nouvelle du sac deRome qui parvient en Afrique duNord avec l’afflux de nombreuxréfugiés romains. Que dites-vousqu’il s’est passé? demandeAugus-tin. Qu’appelez-vous la fin d’unmonde?Romebrûle?Labelleaffai-re, précise le terrible orateur chré-tien dans un génial sermon, le29 juin 411 à Hippone la Royale,près de l’actuelle Annaba en Algé-rie,moinsd’unanaprèslacatastro-phe. « Rome a donc brûlé une,deux, trois fois. Avec les GauloispuisavecNéron.C’estunevillehabi-tuée à brûler. Pourquoi grincer desdents?» Les réfugiés parvenus à

Carthage se lamentaient, fait sem-blant de s’étonner Augustin dansle premier livre de La Cité de Dieu,«mais la postériténe voudrapas lecroire, ils se déchaînaient à l’envitous les joursau théâtrepour teloutel histrion»… Nous ne sommespas sérieux jusque dans le mal-heur ! La grande leçon qu’Augus-tin cherchera à faire entendre estbien celle qui constitue la force duroman de Ferrari : les effondre-ments, les crises qui ponctuentnotrehistoirecollectivesenourris-sent de notre propre chair, de nospropres existences temporellesdérisoires et secrètes. Ce sont noscroyances qui s’effondrent, nosfaux espoirs ou nos rêves les plusfous comme les plus ridicules.

Pour Augustin, la chute deRomen’est pas la fin d’unmonde.Il se distingue notamment deJérôme, un autre futur Père del’Eglise comme lui, exilé volontai-re en Terre sainte dans unmonas-tèredeBethléem.ContrairementàAugustin, un Numide, il est unRomainnostalgique,et lanouvelle

lui broie le cœur et l’effraie. Seslettres amplifieront les récits desréfugiés, donnant des détails atro-ces d’anthropophagie. Rome,aprèsavoirété leurmère, estdeve-nue leur tombeau, dira-t-il. Romeétaitmundimater,mère dumon-de.Et lesvillessontmortellescom-me toutes nosmères susceptiblesalors de dévorer la chair de leursenfants.

Augustin se situe ailleurs. Il n’apas écrit, à proprement parler, desermon sur la chute de Rome. Ilprofitera de ses prédications enchaire, entre 410 et 412, pour évo-quer régulièrement moins celle-cique les réactionsde sescontem-porains. Quelle mort, quelledéchéance, dira-t-il en substance,sinon les nôtres ? Qu’avez-vousfait de votre espérance? Les gens

répondent: elle nous a tués. Il n’ade cesse de déconstruire le dis-cours apocalyptique des uns etdes autres au point qu’on le luireprochera,commeil le relève lui-même:O si taceat de Roma!Maisqu’il se taise ! Qu’il arrête de nousparler de Rome !, finiront pars’exaspérer ceux-là mêmes dontles lamentations, les récrimina-tions et les pleurs l’ont exaspéré.

Ce ne sont pas lesmondes qui s’écrou-lent mais nous-mêmes. Et il prendsoin de préciser : «Cequ’il y a de mauvais,ce n’est ni le ciel, ni la

terre, ni les eaux», mais le destinobscur de nos propres existences,les atermoiements de nos cœurs.Parce que tels nous sommes. Etque chacun de nos récits est unetraversée de bruit et de fureur. Etc’est ce qui occupe le beau romande Jérôme Ferrari, conçu commela traversée d’une succession defins de mondes et de petitesmorts que sont les défaites ou les

renoncements quotidiens quifont une vie.

Le projet romanesque lui-mêmeest, si je puismepermettre,diablement augustinien. Quenous racontaient déjà les treizelivres des Confessions d’Augustin,sinon cette sommed’aveuxdispa-rates de désirs brûlants insatis-faitset insatisfaisants,demenson-ges, de projets avortés, de croyan-ces creuses et décevantes, et dontle brillant récit signait du mêmecoup la gestation d’un nouveaumonde dans les ruines de cetemps ? A quoi sert alors de selamenter sur la destruction deRome,rétorqueAugustindès la finde l’année 410 à Carthage, à tousceux qui demandaient des comp-tes au dieu chrétien incapabled’épargner Rome. Dieu n’a rienpromis concernant les murailleset les vieilles pierres. Aeterna pro-misit aeternus. L’Eternel ne pro-metque l’éternité.Mais c’est peut-êtrebiençaleproblème.Noussom-mes renvoyés ici dans nos cordeshumaines.p

« (Aurélie) était venue embrasserles siens avantde partir, songrand-père surtout, et profiter deleur présence, et elle assistait tousles soirs après le dîner aunumérodeMatthieu, car il était apparem-mentdevenuobligatoire de faireune étapeau bar et d’y boire unverre en famille,Matthieu venaits’asseoir à leur table, il parlait deses projets d’animationpour l’hi-ver, des combinesque Libero et luiavaient imaginéespour s’approvi-sionner en charcuterie, du loge-mentdes serveuses, et l’hommequi partageait alors, pour quel-

quesmois encore, la vie d’Aurélie,semblait trouver tout celapassion-nant, il posait des questions perti-nentes, il donnait son avis, commes’il lui fallait gagner absolumentl’affectiondeMatthieu, àmoins,commeAurélie commençait à lesoupçonner sérieusement, qu’il nefût au fondun imbécile qui seréjouissait d’avoir trouvéunautreimbécile avec lequel il pouvaitproférer à l’aise toutes sortesd’imbécillités.»

Le Sermonsur la chutedeRome,

pages88-89

UnprojetromanesquediablementaugustinienLetraducteurdes«Confessions»(sousletitre«LesAveux»,POL,2008)apassé«LeSermon…»aufiltredelapenséeduPèredel’Eglise

Unpremier souvenirde lecture?Il ne s’agit pas réellementd’unpremier souvenir,mais c’étaitla première fois que je faisaisune telle expérience de labeauté: LesDialoguesde Pla-tonque j’ai lus en terminale.Et puis, peude temps après,Oui,deThomasBernhard(Gallimard). J’étais stupéfaitde découvrir ce qu’onpouvaitfaire avec le langage.

Le chef-d’œuvre inconnuquevousportez auxnues?

Malacarne,deGiosuèCala-ciura (LesAllusifs). Ce livre achangémamanière d’écrire.

Le chef-d’œuvreofficiel qui voustombedesmains?

Belle du Seigneur,d’AlbertCohen (Gallimard). J’ai détestéce romanquandonme l’aoffert, à 20ans. Puis, quelquesannéesplus tard, jeme suismis à l’adorer, au point de lelire trois fois. Ilm’est aujour-d’hui impossiblede compren-dre pourquoi.

L’écrivainque vousaimez liremaisque vousnevoudriezpasrencontrer?

En voici deux: LéonBloy etThomasBernhard.

Un livre récent quevous avezenviede lire?

Peste&Choléra,de PatrickDeville (Seuil). J’avais adoréKampuchéa (Seuil, 2011).

Le livrequi vous a fait ratervotre station?

Lemétron’est plus pourmoiqu’un lointain et douloureuxsouvenir,maisGuerre et Paixm’avalu quelques retards.

Celui qui vous réconcilie avecl’existence?

LesDémons,deDostoïevski.Çapeut paraître curieux,maisje l’ai lu pendantmon servicemilitaire, à une époqueoù lalecture étaitma seule joie.

Celui quevous avez envied’offrir à tout lemonde?

LeCheval blême,de BorisSavinkov (Phébus). D’ailleurs,je l’offre à tout lemonde.

Celui qui vous fait rire?Portnoyet son complexe,dePhilipRoth (Gallimard). J’ai dûrenoncerà le lire devanttémoins.

L’auteurquevous aimeriezpouvoir lire dans sa langue?

Dostoïevski. Je pense que çaresteraun rêve.

Le livreque vousvoudriez avoirluavant demourir?

A la recherchedu tempsper-du. AumoinsDu côté de chezSwann,pourpouvoirmedireque j’ai lu Proust. J’ai honte. Jenedésespère pas.

Jean Birnbaum

Labêtiseestuneforcespirituelle.Elle n’a guère à voir avec l’igno-rance: certainsde ses fidèles lesplus zélés ne sont-ils pas despuits d’érudition? La bêtise re-lève plutôt d’une perversion de

la conscience : un mélange de désinvol-ture morale et de dégoût vigilant, quiconduit à haïr la liberté. Sans cesse lesimbéciles se défilent, partout ils refusentde faire face.Une choseet une seule susci-te leur mobilisation: la guerre à l’intelli-gence. Quand il s’agit d’en finir avec l’es-pritcritique, labêtisedevient légionméta-physique etmatérielle, appuyée par d’in-nombrables soldats, vieux briscards ouengagésdeladernièreheure…Cettelutteàmorttraversetoutel’œuvredeJérômeFer-rari. Dans sonnouveau roman, Le Sermonsur lachutedeRome,ellese trouveorches-trée avec souffle, loyauté et humour, à lamanièredescontesvoltairiensetdeschan-sonsdeBrel.

Lamédiocritécommeexaltationmysti-que, comme rage spirituelle, c’est Berna-nos qui en fit pour de bon une affaired’écrivains. «La colère des imbéciles rem-plit le monde», résumait-il. En allant à larencontre de Jérôme Ferrari, nous brû-lionsdoncde lui poser la question: et Ber-nanos dans tout ça ? «C’est drôle, a-t-ilrépondu, je ne l’avais jamais lu, mais jeviens de le découvrir cet été. Et je com-prends pourquoi ses livresme touchent: ilne fait pasdepsychologie, chez lui labêtisecomme le péché sont des concepts méta-physiques. Il montre bien l’aspect routi-nier, non brillant, du Mal : ton péché n’estmême pas original, dit-il, tu ne fais que

feuilleter un livre aux pages pleines degraisse, déjà tournéesmille fois !»

Il en va ainsi du train-train abject quirythme la vie du bar créé par Matthieu etLibero, les deux jeunes héros du Sermon…Ce qui se joue là, ce n’est pas seulement la

findumondeauquotidien,autrementditl’accumulation des rendez-vous man-qués, des espérances déçues. C’est aussi laconfrontation entre deux places fortes :d’un côté, « la citadelle de l’Esprit-Saint»,essentiellement défendue par des fem-mes, à commencer par la figure d’Aurélie,anthropologue et grande sœur de Mat-thieu;d’unautre côté,«la citadelle impre-nable de (la) bêtise», laquelle se confondavec ce bistrot que les deux jeunes Corsesveillentàprotégerdetoutcontactavecl’es-prit. «A travers ces personnages, préciseFerrari, j’ai voulu marquer deux attitudesdifférentes vis-à-vis de la bêtise. PourLibero, c’est quelque chose d’explicite, ilconsidère qu’il vit dans unmonde où il n’ya plus de place pour la pensée ; pour Mat-thieu, c’estmoins réfléchi, la bêtise est unechose qu’il aime spontanément…»

Ces deux postures, Jérôme Ferrariconfie les avoir lui-même vécues. D’expé-rience, il sait que la bêtise n’est «pas uncamp extérieur à soi», mais une démis-sion intime, qui nousmenace tous à cha-que instant.Pour lui, lemomentpérilleux

futceluides20ans. InstalléenCorseaprèsune maîtrise de philosophie, ce Parisiendenaissance s’enflammepour le nationa-lisme et devient rédacteur dans un jour-nal indépendantiste. Avec le recul, il évo-que cette période comme celle du confor-mismediscipliné: «Pendantdeuxans, j’aieu le sentiment d’appartenir à un trou-peau et rienneme faisait plus plaisir! Plusletempspassait,plusmonécrituresetrans-formaitenbouillie infâme.Ças’estmalpas-sé,etheureusement: ceuxquiontcontinuéontparfoismalfini…Jepensed’ailleursquela pérennité du nationalisme corse, dumoins dans sa mouvance armée, tient àune mythologie d’autant plus puissantequ’elle est excessivementbête…»

«Activité honorable»Viré de son journal, paumé, Ferrari se

retrouve sans ressources avant de partirau service militaire. C’est alors qu’il seplongedans les livres, dans la Bible et aus-si dans Dostoïevski : «Comme j’étais chô-meur, je n’appartenais pas à un contin-gent d’étudiants. Il y avait là un sergent de19 ans qui m’a dit : “Je t’ai à l’œil toi !”. Ilavait vumon diplôme de philo et en avaitdéduit que j’étais anti-militariste… Pouraggraver mon cas, je lisais Dostoïevskidans “La Pléiade” ! Je n’avais pas un rond,pourtant, et je dois rendre hommage àmon père, qui n’a jamais supporté les res-trictions à l’égard de la littérature: pourl’achat de livres, j’ai toujours eu un créditillimité», se souvient l’écrivain.

Aujourd’hui professeur de philoso-phie, et bientôt conseiller pédagogique àAbou Dhabi, Jérôme Ferrari refuse de sedire philosophe et préfère s’en remettre àlalittérature,àunecertainetraditionspiri-tuelle aussi. Quandon lui demande cequilepousseàmobiliserainsiun lexiquereli-gieux, il avoue qu’il est incapable de s’ex-pliquer là-dessus, que ce vocabulaire luiparaît simplement « le plus adéquat»pour saisir ce qui l’intéresse, et qu’en l’es-pèce la question de savoir si on croit enDieu ou non est sans importance. «Ce quim’a intéressé chez Augustin, par exemple,c’est qu’il a été manichéen. Pour lui, il y avraiment deux puissances qui s’oppo-sent», dit-il. Le Bien et le Mal, la bêtise etl’esprit…A ceuxqui lui reprochentun cer-tain pessimisme, l’écrivain oppose lavaleur émancipatrice de la littérature :«Un roman qui a de l’effet sur moi consti-tue le meilleur antidote à la bêtise. C’estd’ailleurs pour ça que j’ai immédiatementtrouvéque c’était uneactivité honorable.»CeenquoiFerrari rejointencoreBernanosdans son combat contre les forces de lamédiocrité: pour l’auteur du Sermon surla chute de Rome comme pour celui deSous le soleil de Satan, l’espérance vérita-ble est undésespoir surmonté.p

L’œuvredeJérômeFerrariesttraverséeparlaguerresansrépitqueles imbécilesfontàl’intelligence. Il l’a lui-mêmevécue

Lalittérature,«meilleurantidoteàlabêtise»

r e n c o n t r e

é c l a i r a g e

…à la«une»

Ce ne sont pas lesmondes qui s’écroulentmais nous-mêmes

Extrait

Jérôme Ferrari

MELANIA AVANZATO/OPALE

Frédéric Boyerécrivain

2 0123Vendredi 24 août 2012

Troisromanstémoignentdel’inquiétudequesusciteunmondeencriseetexplorent,chacunsurdesmodestrèsdifférents, l’idéed’unchangementhistoriqueenpassed’advenir

Chroniquesd’uneépoqueàboutdesouffle

AvantlachutedeFabriceHumbert,LePassage, 280p., 19 ¤.EnColombie, auMexique etdansune cité en France, aujour-d’hui: le romande FabriceHumbert alterne le récit de troisdestinéesque lamondialisationde la violence et des trafics entout genrevont liermalgré elles.Fresqued’une époquequi sedéfait, le romanenregistre tousles signes d’une tragédieinéluctable.

2013.AnnéeterminusdeLucDelisse,Les Impressionsnouvelles, 126p., 10¤.Parungeste de légère anticipation,le narrateurde ce romanauxalluresde conte philosophiqueenvisage,fin 2013, les événementsde 2011-2012,leurs conséquenceséconomiqueset politiques, et les transformationsradicales que la crise suscite dansla vie quotidiennedes Européens.Installé dansune époquenouvelle, ilregarde et relit les signesqui pouvaientl’annoncer.

Florence Bouchy

D’un historien des idées quipubliesonpremierroman,comme le fait FrançoisCusset, on attend aveccuriosité qu’il renouvellesa manière d’explorer ses

objets d’étude de prédilection. Dans Al’abri du déclin du monde, l’auteur deFrenchTheoryetdeLaDécennie (LaDécou-verte, 2003, 2006) s’en remet effective-ment aux pouvoirs de la littérature poursaisir quelque chose de ce que peut bienêtreousignifier lebasculementd’uneépo-que pour ceux qui le vivent. Commentsavoir qu’elle décline ou disparaît, tantelle se joue de nous? «Je brouille surtout,sans cesse, la différence trompeuse entre lechangement et la continuité, cette diffé-rence fragile qui organise lesmondes», luifait dire le romancier.

Plusque tout autre genre, le romansai-sit les indices sensibles du déclin ou de ladisparitiond’unmonde. «Je suis l’époque.Rien n’arrive à me dire, à bien me quali-fier», lit-on encore chez François Cusset.«Je ressemblepourtantàquelquechosedeprécis,mais que personne n’a assez de dis-tance pour embrasser d’un seul regard.»Penser les moments de transformationhistoriquesanscéderàl’illusionrétrospec-tive qui voit de la nécessité dans chaqueévénement semble bien être la missionque de nombreux écrivains contempo-rainsassignentauroman.QueJérômeFer-rarietsonsomptueuxSermonsur lachute

de Rome nous consolent de l’effondre-mentd’unmondeen faisant appel à saintAugustin,queXabiMolia (Avantdedispa-raître, Seuil, 2011) ou Mathieu Larnaudie(Les Effondrés, Actes Sud, 2010) pointentles basculements idéologiques que laisseapparaîtreunepériodedecrise,c’estàcha-quefois l’époquepolymorpheetsonéven-tuelle agonie qui sollicitent le roman.

Ce même désir de traquer les indicesd’un monde qui se défait court à traversau moins trois romans de cette rentrée.OutreAl’abridudéclindumonde,deFran-çois Cusset, 2013. Année terminus, de LucDelisse,etAvant lachute,deFabriceHum-bert, rendentsensible l’emprisepuissantede l’époque sur tout et tous, mais explo-rentaussi lesforcesdetransformationquiy subsistent. D’un roman à l’autre, l’écri-ture relève les traces du délitement d’unmonde,mais rienn’y dit que cet apparentdéclin soit vraiment à déplorer.

Le regard le plus tragique est sansconteste celui de Fabrice Humbert. Il arti-cule selon une mécanique implacabletrois intrigues en apparence isolées enColombie, auMexique et dans une cité enFrance,montrant la capacitéde l’époqueàlier et à broyer les destinées individuelles.A l’échelle des individus, voire des pays,

rienn’est bien clair ni n’apparaît significa-tif. De tout l’on peut dire qu’on «ne com-prit pas très bien comment cela arriva. Il yavait eu bien sûr des signes annonciateursmais personnen’y avait vraimentpris gar-de car tousy étaient trophabitués. (…)Maisil fallait que le calme apparent, un peuléthargique,se fissure.Parcequec’étaitain-si». Fabrice Humbert renoue avec la fonc-tion balzacienne du romancier commeanalyste des rouages cachés du monde,commedécrypteurdesprincipesorganisa-teurs d’une époque qui en font la vigueuret peuvent aussi bien la conduire à sa per-te. Ainsi en va-t-il des flux de marchandi-ses,d’hommesetd’argentquisesontmisàtransiter à travers le globe avec unedensi-té impossible àmaîtriser, et décidentde laforme et du tragique du roman. Tous lesdestins se mêlent, «à différentes échelles,l’invraisemblable fourmillement de l’acti-vité humaine tissantun lien fatal».

FabriceHumbertdresseleportraitd’unmondeàboutdesouffle,gangrenépar l’ar-

gent, lacorruptionet les traficsdissimulésderrière les échanges légaux demarchan-dises. Il suit pas à pas les destinées de per-sonnagesenapparenceadaptésàleurépo-que, ou semblant dotés des qualités poury réussir, jusqu’à leur chute, emblémati-que des désordres qui signalent un chan-gement, une transition vers un autremonde, plus violent encore celui-là. Illaisse néanmoins en suspens une ques-tion: les tempsqui s’ouvrentsont-ilsceuxd’une ère nouvelle, ou le simple paroxys-me de la logique mercantile mondialiséedu temps présent, qui brille demille feuxavant de s’effondrer? Car si l’on croit lesénateurmexicainUrribal,dansle roman,«c’estaumomentoùlesêtressontenvelop-pésdelumièrequ’ilscommencentàchuter.Oncroit qu’ils brillentalors qu’ils brûlent».

Pour envisager son époque et libérerson regard englué dans le flux des événe-ments,LucDelissechoisitundispositifori-ginal et en tout point opposé à celui deFabrice Humbert, celui du roman de très

légère anticipation, aux allures de contephilosophique. La projection à très courtterme, donc risquée, n’est là que pournous aider à voir le présent de notre épo-que,àmettreaujourses lignesdeforce,enrehiérarchiser les événements, sans pourautant garantir une quelconque issued’avanceprévisible.Onenvientpresqueàle regretter, d’ailleurs, tant l’ère nouvellequi succède en 2013 aux crises que noustraversons peut paraître sympathique.«Le nouvel ordre des choses impliquait unmode de vie différent. Il fallaitmarcher oupédaler davantage, (…) manger plus delégumes que de viandes ou de plats prépa-rés, se passer de friandises et de café. » Sibien qu’une fois les catastrophes adve-nues,«onserendcomptequeriennesepas-se jamais comme on l’avait imaginé. Il n’ya pas eu de financiers ruinés qui sautaientpar les fenêtres, ni de gens poussant desbrouettes pleines d’euros dévalués pouracheter un sac de riz (…). Tout a eu lieu,mais rienn’a eu lieu».

C’est aussi à travers une chronologievolontairementflouequeFrançoisCussets’emparedescaractéristiquesde l’époque,parce que « les événements auxquels (lesgens)ontprispart, lesrupturesquiconfigu-rent leurmonde et après lesquelles le resteleur semble déclin, ces événements ou cesruptures n’ont souvent pas eu lieu. Ouavant leur naissance. Ou au creux de leurdésir». Une émeute urbaine, un momentd’insurrection politique collective, quipourrait s’être déroulée dans les années1980 mais vibre des tensions d’aujour-d’hui, constitue un véritable morceau debravoure littéraire. Puis les voix séparéesde chacun des membres de la banded’amis, lesquels semblent engagés dansun tout autre temps, où l’action collectiverelèvedusouveniretde lanostalgie.Enfindesretrouvailles,dontonnesaitvraimentquand elles se situent, et dont on sedemandesiellesvontentériner lamortdel’époqueglorieusedupolitique.

C’est justement cette imprécision delachronologieet l’absencede lienexplici-te entre les trois parties du roman quipermettent à François Cusset d’aborderde lamanière laplus fine lanotiond’épo-que et de relativiser, voire de contester,l’idée d’un inéluctable déclin. A l’appa-rent affaiblissement du politique répon-dent les engagementsmoins visibles desprotagonistes qui en explorent chacundes formes nouvelles, et la persistancede leur amitié. Chez François Cusset,l’époqueestune «broyeuse»,une«gran-de centrifugeuse». Mais il se garde biende poser sur ses personnages un regardsurplombant et simplificateur, pourmieuxvoir comment lesunset lesautresréussissentparfois à semettre à l’abri dudéclin du monde. Dans une période decrise, la forcedu romanne serait-ellepas,justement, d’explorer d’abord les mar-ges de liberté qui permettent encore àchacun de respirer?p

«Je suis l’époque. Je suis la broyeuse,lamalaxeuse. La grande centrifu-geuse. Je suis tout ce qui est, et letempsqui le fait être ensemble. Jesuis plus qu’une somme, plus que lestendances, les jeuxde force, les ges-tes, les sons, les images et lesmotsd’un temps,mêmeaccolés bout àbout. Je suis leur entremêlement,leurdémultiplication infinie, sur cha-queplan, à chaque croisement, leurdégringoladearbitrairedans l’enton-noir du présent, le troudu temps quimeurt. Je suis (…) leur aptitude com-muneàasservir tous ceuxqui setrouvent jetés là, dansmon temps.»

Al’abridudéclindumonde,page337

«Le juge expliquaque les imagesd’économienoire, blanche et grisen’étaientpas satisfaisantes.Qu’ensoi aucuned’entre elles n’existait. (…)Qu’onpouvait très bien considérerque tout était valable en cemondepour faire de l’argent. Et que tout cequi se passait actuellement tradui-sait unglissementde civilisation. (…)

Parce que lamondialisation etson corollaire, la dérégulation finan-cière, à laquelle s’étaient ajoutés desévénementshistoriquesmajeurs (…)avaient créé une situationparti-culière (…) qu’il était devenu impos-sible de (…)maîtriser.»

Avant lachute, page140

«Lavéritéestque2013n’estpasunrécitde science-fictionmaisune fable.Qu’ilnedécritpas l’avenir,mêmepro-chain,mais leprésent. Il ledécritaveclesmoyens romanesques: il neditpas: “ceci sepasse”, encoremoins“ceci sepassera”mais: “ceci estuneautre formepossibleduprésent”.

Car j’écris en2012et je visdansunmondemenacé.2012présenteunensemblede faits, de risques,d’épiso-desetde singularitésqui luidonnentsonvisage.C’estunvisageenmou-vance.Pouren fixer les traits, je radica-lisequelques-unsdecesdétails, letempsd’unregard.»

2013. Annéeterminus, page 124

Al’abridudéclindumondedeFrançoisCusset,POL, 350p., 19 ¤.Un jour d’émeuteurbainedans Paris, où le pou-voir a failli basculer, semble devoir souder àjamaisunebanded’amis portéspar l’action col-lective et l’insoumission.Chacunmènepour-tant ensuite sa vie, loin des autres, ennégociantavec les valeurs de l’époquequi s’ouvre. Biendesannéesplus tard, ils sont denouveau réunis.Mais, eux, ont-ils changéou leur amitié a-t-ellesu résister audéclindes idéauxqui les liaient?

Extraits

D’un roman à l’autre,l’écriture relève lestraces du délitementd’unmonde,maisrien n’y dit que cetapparent déclin soitvraiment à déplorer

Traversée

CELINE ANAYA GAUTIER/PICTURETANK

30123Vendredi 24 août 2012

Les Lisières,d’OlivierAdam,Flammarion,454p., 21 ¤.

JEAN-LUC BERTINY/PASCO

POUR «LE MONDE»

Unjeuneécrivainrevientenbanlieueparisiennes’occuperdesonvieuxpère.Alafoisgénérationneletsocial,«LesLisières»estunromanémouvant

OlivierAdam,exil intérieur

Raphaëlle Leyris

Ala fin de La Théorie del’information, on trouvecette définition fort peulyrique du roman et de la

poésie : «Des tentatives savantespour parvenir à encoder le maxi-mumd’informationsdans lemini-mum de mots.» Cette descriptionaux accents informatiques a évi-demment valeur d’« art poéti-que», tant le premier livre d’Auré-lien Bellanger semble s’y confor-mer, malgré son épaisseur.500pages serrées, c’est finale-ment peu, quand on ambitionned’embrasser l’histoire des trentedernièresannéeset lesbouleverse-ments qui s’y sont opérés – aupoint de nous faire entrer dansune nouvelle ère non seulement

technologique mais aussi, selonl’auteur, religieuse.

Pour cela, Aurélien Bellanger,32ans, retrace le parcours de Pas-cal Ertanger, qui emprunte denombreux traits et éléments bio-graphiques au fondateur du grou-pe Iliad, la maison mère de Free,XavierNiel ( actionnaireà titrepri-vé duMonde), sans que cette don-née dépasse le stade de l’anecdoti-que – l’auteur ne fait pas grand-chosede cet effet «calque».

L’histoire de Pascal Ertanger,aussi étranger à l’univers qui l’en-toureque l’interversiondes lettresdans son nom l’annonce, est celled’unhomme«indifférent» à laviedepuis qu’il a failli la perdre à12ans. Constatant alors que « lemonde du dehors se déplaçaitmieux sans lui», il va créer le sien,propre, à partir du langagede pro-grammationBasic.

Tombédans l’informatique, cetenfantdesbanlieuescossuesaban-donne ses études scientifiques

pour se lancer dans leMinitel bal-butiant, adossant l’empire rosequ’ilseconstruitsurdessex-shopsbien réels – ce qui lui vaudra, desannéesplustard,d’êtremisenexa-men pour proxénétisme aggravéet de faire de la prison. Million-

naire à 20 ans, il met sur piedDémon, le premier fournisseurd’accès Internet, à une époque oùnul encore ne croit à ce marché.Ensuite, il y aura la création d’unboîtier unique proposant de réu-nir «toutes les techniques de com-munication du siècle passé : télé-phone, radio, télévision et réseauxnumériques», et l’ascension per-manente de ce «baron du Web»,

quesongéniede l’innovationisoleà chaque étape un peu plus, aupoint de le transformer en pen-dant contemporain du milliar-daire américain dément HowardHugues (1905-1976). Les hommesne retiennent pas la leçon d’Icare :

ses prétentionsdémiurgiques fini-ront par tuer PascalErtanger.

Plus que le por-trait d’un homme,plus qu’une mise engardecontre l’hubrishumaine version

Web 3.0, La Théorie de l’informa-tion est une épopée à l’ambitiontotalisante. LeproposdeBellangerseveutàlafoistechnologique,éco-nomique, philosophique, méta-physique, sociologique… Pour«encoder le maximum d’informa-tions» à l’intérieur de son roman,l’ancien thésard en philosophie(sujet : « La métaphysique desmondes possibles») jalonne son

récit principal, à l’écriture clini-que, de documents réels ou inven-tés qui viennent éclairer (ou pas)les enjeux scientifiquesde chaqueépoque, développer « la théorie del’information» qui sert de nouvel-le «théorie religieuse» à Ertanger,sans oublier des intermèdes deréflexionsur laphilosophiedeLei-bniz ou sur la posthumanité.

Avouons-le, le lecteur non spé-cialiste ne saurait tout compren-dre à La Théorie de l’information.S’il peut s’y égarer, l’utilisationd’un langage technique finit parproduire de surprenants effetspoétiques,danssa collisionavec lafroideur de la trame principale,qui s’embarrasse (trop?) peu deconsidérations esthétiques (« leminimumdemots»).AurélienBel-langer, tout à ses ambitions et àson trop-plein de choses à dire, necraint pas d’étouffer le lecteursous le poids des informations etréflexions, ce qui affaiblit un peule romanen l’alourdissant.

Mais il faut reconnaître à cedis-ciple littéraire de Michel Houelle-becq (auquel il a consacré l’essaiHouellebecq, écrivain romantique,Léo Scheer, 2010) d’avoir retenuplusieurs leçons de son maître. Ilpartage avec lui, outre une visionde la solitude humaine, unhumouràfroid,undonpourtrans-former des individus réels en per-sonnages (on croise ainsi NicolasSarkozy ou Thierry Breton dansdes passages savoureux). Surtout,il lui emprunte sa volonté de sesaisir de pratiques considéréescomme peu dignes d’intéresser lalittérature.Ainsi, ilaurafalluatten-dre 2012 pour voir paraître le pre-mier roman hexagonal authenti-quement geek. Mais Pascal Ertan-ger s’est toujours battu contre lesretards français.p

Macha Séry

Le mot-titre du onzième récitd’Olivier Adam, «lisière», figu-rait déjà dans ses précédentslivres.Deshypersensibles,étran-gers à eux-mêmes, s’y interro-geaient sur leur retrait dumon-

de, le peu de prise qu’ils avaient sur lui etinversement. Le vernis des apparences:«On ne sait jamais de toute manière.Jamais rien de personne. Du fond des cho-ses à l’intérieur de chacun. Tout n’est tou-jours que surfaces, orées, lisières» (A l’abride rien, L’Olivier – son éditeur jusqu’auxLisières –, 2007). Le coudoiement en guised’intimité: «Le concret nous cimente, lequotidien nous lie, l’espace nous colle lesuns aux autres, et on s’aime d’un amourétrange, inconditionnel, d’une tendresseinjustifiableetprofonde,quineprendpour-tant sa source qu’aux lisières» (Des ventscontraires, 2009). L’écart existentiel : «Jeme trompais, personnene reste longtempsàla foisdehorsetdedans,personnenetientlongtemps en lisière» (Le Cœur régulier,2010). Cette fois, le motif, parce qu’il em-brasse une multitude d’existences, parcequ’il se diffracte en maintes réflexions,déploie toute sa complexité. Laquellecondamne jugementshâtifs etpréjugés.

Soit Paul Steiner, chez qui l’on devineun double de l’auteur par son parcours etses curiosités, un écrivain qui a fui la ban-lieue puis Paris et son milieu littérairepour la Bretagne, le vent qui fouette et lamer qui lave des tourments. « J’avaisdéserté.Onpouvaityvoiruneformedecou-rageoude lâcheté, c’était selon», admet-il.Fou d’amour pour sa femme et sesenfants, mais insupportable à vivre, il aété,sixmoisplustôt,misà laportedechezlui. «Vivre avec toi c’est vivre avec un fan-tôme», disait Sarah. Ne pas avoir les deuxpieds dans le réel, être un doux rêveurégoïste refusant toute forme de contrain-tes, c’est également ce que lui reprocheson frère aîné, demeuré en région pari-sienne, non loin de chez leurs parents.Requis par ses obligations profession-nelles,cevétérinairepragmatiquenepeuttenir compagnie à leur père, un ouvrier àlaretraite, taciturneetcolérique,alorsqueleur mère est hospitalisée. Qu’il s’encharge, pourune fois!

Pour Paul, retourner àV., c’est remon-ter auxorigines, son enfance effacéede samémoire, son adolescence crépusculaire,traverséecommeunesalledespasperdus.C’est s’interrogersur lesmotifsde sonexilintérieur : sa famille, qui pourrait êtrecelle d’un autre tant les points d’accordmanquent pour se comprendre, les motspour se rejoindre, les gestes pour s’enla-cer. A son arrivée, le père est fidèle à lui-même : bourru, hargneux, désormaistenté par le FN. Jour après jour, la télévi-sion rapporte l’ascension de Marine LePen,«la filleduBorgne»,et lesdégâtsinfli-gés par la catastrophe de Fukushima, ceJaponqu’OlivierAdamaimetant (LeCœurrégulier ; Kyoto Limited Express, Points,2010) et que le narrateur de son livre as-pire à rejoindreà lamanièred’unhavre.

Car il étouffe bientôt dans cette ban-lieue reliée à Paris par le RER, ses citésHLM, ses entrepôts industriels, soncentrecommercial qui tient lieu de centre-ville,ses rues sans charme, sa zone pavillon-naire. Pas le genre d’endroit qui enracine.Sauf qu’au fil des jours Paul y croise desrevenants, ses anciens copains de collège,frappéspar lacriseet laviolenceéconomi-ques. Jadis, ils formaient une bande. Ilséclusaient des bières, regardaient desvidéos, faisaient du vélo, écoutaient de lamusique, espéraient mieux. Tous vou-laient partir, la plupart sont restés, cumu-lant les petits boulots, les intérims et lespériodes d’essai, courant au mieux der-rière un CDD. Usés, fatigués, certes, pastout à fait résignés. En dépit de la dèche,des deuils et des ruptures, les individustiennentdebout.

De rencontres en rencontres, Paul Stei-ner prend conscience qu’il est à la fois unfamilier et un étranger. Que peut-il com-prendreà leur quotidien?, disent Sté-phane,Ericet tantd’autres.Sanssoucid’ar-gent, n’ayant « jamais vraiment bossé»alors que la presse se plaît à renvoyerl’image d’un romancier social, «en priseavec la réalité de cemonde»,oui, quepeut-il comprendre au cambouis du quotidien,lespatientsdel’hôpitalàsoigner,lesclients

duSimplyàsatisfaire?S’il égratigneleGer-main-des-Prés auquel ses potes d’hierl’amalgament, le narrateur, on le voit, nes’épargnepasnonplus.L’auteur,quisequa-lifie d’«écrivain géographique», ausculteici la fracture induite par la périphérie desgrandesvilleset ladistancedeclasses.Avec

sensibilité,avec luciditéaussi.Olivier Adam donne ici son plus

grand roman. Non parce que celui-cifait450pages,soitledoubledesespré-cédents, mais parce que cette épais-seurluipermetd’embrassersonsujet,les marges, sur un triple plan: social,affectif et générationnel. Commentl’urbanisme régit les modes de vie,comment leshabitudeset le chômage

bouchent l’horizon, ce qu’on consent àperdrederêvesaufildesanssontautantdethèmesqui traversent le roman.

«Ni tout à fait la même, ni tout à faitune autre.» Ces mots de Verlaine résu-ment avec exactitude la nature du senti-ment qui nous attache parfois aux his-toiresd’unécrivain;cettecertitude,confir-mée par la lecture, qu’une œuvre nousinvite, livre après livre, à contempler unmotif familier. Encore? Oui, encore. Hau-

teur identique d’observation, semblablejustesse du propos auquel le style donnesa vérité, mais angle de vue chaque foisdifférent. Cela pareillement à un peintre.Tel est le sentiment qu’inspirent lesromansd’OlivierAdamdepuisunedécen-nie. Il y a en lui les accents de sincérité etles thèmes qu’on affectionne tant chezPatrickModiano: ladisparition, la fuite, ledélitement des choses, les secrets defamille, les rendez-vous ratés, l’évanes-cence de l’identité. Tous deux disent avecforce, sans hausser la voix, la fragilité deces existences qui ne tiennent qu’à un fil.Parfois à unvisage aimé.

«Littérature dépressive», entend-on àpropos des romans d’Olivier Adam. Ceseraitomettrecequi les transpercedepartenpart : l’obstination, les coupsdegueule,les coups de poing, l’amitié, l’amour, larage. En somme, la vie, insufflée par uneécriturequi répugneà l’artifice et abhorrele sentimentalisme.LesLisières?Auxanti-podesd’une littératureduconfinement.p

Extrait

L’utilisationd’un langagetechnique finit parproduire desurprenantseffetspoétiques

Il y a en cet auteurles accents de sincéritéet les thèmes qu’onaffectionne tant chezPatrickModiano

CitizenGeekPremierroman, toutentierpétrid’informatique, le livred’AurélienBellangerméritequ’ons’yattelle,quitteànepastout imprimer

Littérature Critiques

«LeRER filait vers Paris. Laplu-part despassagers somno-laientpenchés enavant, la têtesi lourdequ’onauraitdit qu’elleallait finir par se détacher etroulerdans les travées commeunebouledebowling. Par lavitredéfilaient les paysagesfamiliersde la ligneD: la casseautomobile, les bordsde Seine,la stationd’épuration, les entre-pôts, les immeubles, les citésdebrique rougeoùavait grandimonpère, les tours réunies enbuissonshérissés, les chinoise-ries deChinagora.C’était nullepartmais c’était chez euxpourtantdegens. Ça l’avait étépourmoidurant tellementd’années.C’étaitnulle partmais c’étaitunpeupartout, à la fois dedanset autour.»

Les Lisières, page163

LaThéorie del’information,d’AurélienBellanger,Gallimard, 496p., 22,50¤.

4 0123Vendredi 24 août 2012

Vertiges de l’oisivetéJean-PierreMillefeuille est unvieuxParisienbourré d’habitu-des et de contradictions: il lie facilement connaissance avecdesinconnuset se détached’eux tout aussi vite. Il se sent constam-ment seulmaisne supporte guèreune compagnieprolongée. Ilfait ses courses auMonoprix, travaille à une étude érudite surles rois shakespeariens, se plaint auprèsde ses amisde la viequ’ilmène. Cela, tous les jours. Inquiet à l’idée de sa propremort, accabléd’ennui, ce père indifférent est traversépar demicro-accèsde fureur sans causeni raison.«Moi je pense auxRois, à la vie, à lamort. Aux Rois. A tous les Rois. Je pense à beau-coupde choses, à tropde choses, trop, trop, trop.» Il ne se passepas grand-chosedans ce roman, sinon la routined’un veuf à laretraite,mi-mondain,mi-hautain, pourqui l’oisiveté ouvre surungouffred’angoisses alternant avecdes phases euphoriques.Cependant le charmeopère, grâce à la successionde saynètes

tantôt absurdes, tantôt burlesqueset au talent deLeslieKaplanqui capte à la sourceun flot deréflexionsordinaires où l’incongru semarie au tri-vial, où la logique se dérègle.On retrouve, dans sondix-septièmeroman, les thèmes chers à l’auteur: lasociabilité, la parole et l’identité. Jean-PierreMille-feuille, cet individuqui aime épater la galerie etsoliloquedans les squares, rappelle les personnagesde Sempéet le styledu récitTropismes, deNathalieSarraute. pMacha SéryaMillefeuille, de Leslie Kaplan, POL, 254p., 16¤.

Lemarketingest un romanOn l’appellerait volontiers ungrand roman culturel –avec toutceque suppose l’acception contemporainede ce dernier adjec-tif. Pop, pub, plutôt que Lévi-Strauss: le grandbrouetde lahau-te et de la basse culturedes années1980 et 1990. Empruntantses répliques à l’art contemporainet à la communication, LaFabriquedes illusionsdit l’histoired’amour contrariéede JohnetMolly. Le couple s’est rencontré à Berkeley, où le jeunehom-mene rédigeait pas sonmémoire surGoya. Fascinépar sa beau-té, il eut pendantplusieurs semaines l’impressiond’être sur lepointdeperdre la jeune fille – jusqu’aumomentoù elle s’éva-nouiradans la nature, en effet. Unedécennieplus tard, c’est àPalladio,nouvelleMecquede la publicité et de l’art (la référence

à l’architectevénitien endit lamégalomanie), qu’ilsse retrouventpar hasard. Avechabileté, JonathanDee, auteurdes Privilèges (Plon, 2011 –un romanenfait postérieur), rendquasi trépidantsdes kilomè-tresde tirades sur l’histoirede l’art et lemarketing.Parmoments, cette Fabriquedes illusions est passion-nante. Ambitieux, roboratif, ce deuxième roman tra-duit en français est une réussite. pNils C.AhlaLa Fabrique des illusions (Palladio), de JonathanDee,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par AnoukNeuhoff,Plon, 450p., 22,50¤.

Enquête d’amour et de justiceDans ses grandes fresques sociales (Les Vivants et lesMorts,2005) commedans ses romans plus intimistes, les femmes,chezGérardMordillat, tiennent le haut dupavé de la révolte.Celle-ci sourd dès les premières pages deCe que savait Jennie,avant de grossir àmesure que les drames viennent grever ledestinde sa jeunehéroïne. Sorte de petiteMère Courage, Jen-nie a 13ans lorsque le compagnonde samère se tue àmoto.Trois ans plus tard, alors que la famille s’est agrandie avec l’arri-vée de Slimane et de deuxnouveauxenfants, unnouvel acci-dent rompt le fragile édifice qu’ils tentaient de bâtir. Séparéede ses frères et sœurs, placés commeelle en familles d’accueil,l’indomptable Jennie grandit avec uneunique obsession: réu-

nir ses «petits». Auhasard de ses pérégrinations,elle croise la route deQuincy, jeune comédienquirêve de venger lamort de samère. Faisant causecommune, les deux amants s’élancent dans unequête d’amourmeurtrière. A fleur d’émotions et decolères rentrées, GérardMordillat poursuit, à tra-vers le parcours de ce couple assoiffé de justice, letableau corrosif d’une époque sans foi ni loi. p

Christine RousseauaCe que savait Jennie, deGérardMordillat,Calmann-Lévy, 224p., 17,40¤.

Parfumsd’un Iran révoluC’est pour garder envie le souvenir de sonpère, Iranien en exil,emportéprématurémentpar lamaladie, que YassamanMonta-zami a écrit ce bref roman,hommagemélancoliqueau«meilleur des jours» – traductionduprénompersan, Behrouz,queportait sonpère et qui coiffe son livre. Fils de famille, élevé«à l’occidentale», Behrouz est un rêveur invétéré,marxisteimpénitent, allant et venantde TéhéranàParis, de l’Iranduchahà celui desmollahs, dansune ronde inachevée.Onpenseinévitablementau PersépolisdeMarjane Satrapi: c’est le por-trait d’un Iran révolu, d’unebourgeoisie déchue, d’une généra-tionperdue, qui est ici brossé.Mais LeMeilleur des jours estempreintd’unepoésie singulière. La plumedeYassamanMon-

tazami est à la fois acérée et légère.Onn’oubliepas levisaged’Ali, le domestiquede Téhéran, et le «bon-heur énigmatique»qui en émane; ni les retrou-vailles de Behrouzavec ses copainsde jeunesse:Bijan,«brisé»par la prison, etGhaffar, poète «pilon-né»,n’ontpas eu la chance, eux, de pouvoir«croiresans risque, confortablement, presquebourgeoise-ment» aux idéauxde leur jeunesse. Unpremierromanpercutant, délicat. p Catherine SimonaLeMeilleur des jours, de YassamanMontazami,SabineWespieser, 144p., 15¤.

NicolasWeill

Raconterlaguerre,icicellequiabou-tit à la créationde l’Etat d’Israël en1948, peut-il encore se faire enstyle héroïque ? Difficilement

sans doute. Du reste L’Iliade elle-même,quintessencedugenre, a connudès l’Anti-quité ses parodies, comme la Batracho-machie (« le combat des grenouilles et dessouris»). De nos jours, décrire des conflitsqui ne font plus guère rêver semène plu-tôt sous l’inspiration de Fabrice à Water-loo, de Bardamudans ses tranchées oudubrave soldat Chvéïk. L’Israélien YoramKaniuknedérogepasàlarègle. Ilpréfère,àl’épopée, la peinture confuse d’affronte-ments dont le combattant ne perçoitjamais la cohérence.

YoramKaniukaappartenuàlabohèmelittéraire tel-avivienne qui faisait le char-medecette cité, avantqu’ellenedeviennecélèbre surtoutpour ses fêtes techno. Cer-taines des anecdotes relatées ici, il les adéjà racontées ailleurs. Comme si Kaniuk,né en 1930, engagé volontaire de la«guerre d’Indépendance», membre descommandos d’élite du Palmach (acro-nyme de Plougot Mahatz, « compagniesde choc» émanant des sionistes de gau-che), assumait son propre ressassementd’anciencombattantet le transformait en

écriture et désormais en un livre qu’il atoujours voulu écrire. La narration prendainsi en compte la remémoration d’unévénement que Kaniuk ne retrouve detoute façonpas dans les livres d’histoire.

Celaexplique le statutambigude 1948 :roman, rêve, Mémoires… D’emblée, noussommes avertis : «Je ne suis pas sûr de cedont jeme souviens vraiment, lamémoirene m’a jamais inspiré confiance, elle estpernicieuse et ne reflète pas vraiment unevérité unique. D’ailleurs qu’y a-t-il de siimportantdans la vérité?»

Ce flottement délibéré entre les genresseretrouvedanslesscènesparfoisrappor-téesplusieurs foisdansdesversionsdiffé-rentes et, surtout, par l’ironie avec la-quelle l’écrivain raconte «sa» guerre.YoramKaniuk, quiva rencontrer au coursduconflit lessurvivantsdelaShoahvenusdes camps de personnes déplacées d’Alle-magne, sera l’un des pionniers du trai-tement par l’humour de la catastrophejuive, notamment dans son Dernier Juif(Fayard, 2009). Mais le parti pris drolati-que n’empêche ni l’émotion ni l’indigna-tion. Particulièrement saisissant, au vudes débats qui parcourent l’historiogra-phie critique sur les débuts de l’Etat, serévèle l’épisodede laconquêtedeRamleh,une petite ville non loin de Tel-Aviv, dontles résidents arabes sont empêchés deretournerdansleursmaisonsqueseparta-gent les rescapés d’Auschwitz.

Artisan, sans illusion, du dialogue isra-léo-palestinien, YoramKaniuk laisse ainsitranspirerlescôtéslesmoinsavouablesde

laluttepourl’Etatjuif.Lepillage,parexem-ple, du quartier de Katamon à Jérusalem,aussi obscèneque le corps de la jeune reli-gieuse dumonastère de Saint-Simon tuéed’une balle perdue – la première femmenue que l’adolescent de 17ans dit avoir eul’occasionde contempler.

Lesatrocitéssepartagententrelesdeuxcamps: Yoram voit l’un de ses camaradespendu, le sexe dans la bouche; une que-relle l’amèneà tirer surunenfant ;unoffi-cier fuit piteusement une fusillade tropnourrie…L’ensembleconstitueunréquisi-toire convaincant contre le mythe de la«puretédesarmes»quiauracoursauseinde Tsahal ou ceux des guerres trop vite

qualifiées de légitimesoude justes.

Pourtant, l’auteur n’arien d’un idéologue. S’ilconfesseavoir bourrédecoupsdepoingunortho-doxe du quartier pieux

de Mea Shearim (on y hissait le drapeaublanc pendant le siège de Jérusalem), unehallucinante scène de mariage religieuxsouslesballesévoquantunépisodeduDib-bouk (classiqueduthéâtreyiddish)suscitel’empathiedu jeune«sabra» laïc.Cequi lescandalisesurtout,c’estl’oublidanslequelles sans-grade de cette guerre fondatriceont été relégués par une mémoire aussiofficielle que sélective et un folklore de labravoure en Technicolor. Le souvenir per-sonneldescamaradestuésdemeurefinale-ment le seul intactdansce livreémouvantqui éprouve tantde certitudes.p

Josyane Savigneau

Le nom, Viola Di Grado,est inconnu. Le roman,au titre intriguant, 70%acrylique 30% laine, estle premier livre de cetteItalienne de 24ans. Elle

vitàLondresoùelleétudielaphilo-sophie orientale. La traductrice,Nathalie Bauer, est une assurancede qualité. Et cet ouvrage a eu dusuccès et de nombreux prix. Maisledébutdelaquatrièmedecouver-ture n’est pas très engageant pourtous ceux qui ont trop lu d’his-toires de mères et de filles, éter-nellesnévroses, que ce soit dans lafusion ou la détestation: «Came-lia et samère vivent en Angleterre,à Leeds (…). Depuis la mort brutaledu père, les deux femmes se sontenfermées dans unmutisme abso-lu, ne communiquant que par unalphabetde regards.»

On aurait vraiment tort de s’ar-rêter là, en oubliant que la littéra-ture n’est pas le lieu du sociologi-que, du documentaire, mais celuide la structure de la narration etdu style. Dès qu’on commence lalecture de 70% acrylique 30%laine,on ne s’arrête plus. Une écri-ture rapide, un humour noir, uneinquiétante étrangeté, et une finpresque imprévisible: en unmot,une réussite.

C’est à cause du père, journa-liste, que Camelia et samère Liviaont quitté l’Italie ensoleillée pourLeeds,unevilleancréedansunper-pétuel hiver. «Vous pensez sûre-ment, dit la narratrice, Camelia,interpellant son lecteur, queChristopher Road est la dernièrerue pouvant servir de décor à unroman,pis, à l’histoirede saproprevie, et pourtant en la regardantmaintenantsur lapage, jem’y voisavecnetteté, commesurunephotode classe.»

Camelia, qui étudie le chinois àl’université,décidedequittercette

ruesinistrepouremménagerdansun appartement bien à elle, dansVictoria Road. On est en décembre2004. Le 12 , son père meurt dansun accident de voiture. Cet événe-ment tragique se double d’unerévélation: sa maîtresse, dont onpressentait l’existence, était aveclui. «Ça je ne l’ai pas imaginé, par-ce qu’on a trouvé les corps ensem-ble et que j’étais là.»

Alors commence un récit fou,dont on n’arrive pas à se détacher,mené dans une sorte d’urgence,oùsemêlent ledésird’abandondela vie et un instinct de survie quipeut conduire aux pires actes.Camelia n’habitera jamais Vic-toria Road. Elle demande à la pro-priétaire de se débarrasser de sesaffaires, et elle jette son téléphoneportable. La mère, flûtiste, déposeson instrument pour toujours.Toutes deux cessent de parler, etne communiquent que parregards. Camelia, nécessairement,abandonne ses études et, pour sasurvie et celle de sa mère –qui nesortplus,neportequ’unvieuxsur-

vêtement– fait des traductions demodesd’emploi.

Plus de musique, plus aucunson… Ce silence oppressant danslequel vivent les deux femmes estune sorte de vengeance contre lepère,hommedemots,prenanttou-jours des notes, cherchant desscoops, disant: «Il y a des histoires

partout.» Et Camelia pense qu’«ilsuffit d’un rienpour être emprison-né dans l’histoire de quelqu’und’autre». En silence, construit-ondeshistoires?Livia, lamère,photo-graphie.Mais seulement des trousentoutgenre.Camelia adécouvertque quelqu’un jetait d’étrangesvêtements, importables, œuvresd’un créateur à l’imagination déli-

rante, et semet à lesmodifier, cou-pant, cousant, les mêlant auxsiens,etobtenantdesobjetsencoreplusimprobables.Dansunfilm,onplacerait ici le génériquede fin.

Mais,parbonheur,ViolaDiGra-do n’a pas cherché à écrire un scé-nario. Elle s’engage alors dans unehistoire que Camelia raconte avec

une sorte d’exalta-tion,quicontaminelelecteur, et qu’il seraitdommagededévoileren détail, de peur decasser la tension qu’ilfaut maintenir toutau long de la lecture.Disons que, parhasard, elle rencontre

unChinois,Wen,quitientunebou-tique de vêtements avec son frèreJimmy. Lequel des deux crée ceuxqu’onretrouvedans lapoubelle,etqui les jette? Camelia va le décou-vrir. Mais, surtout, Wen la per-suade de reprendre l’étude duchinois avec lui. Alors la maisondu silence se peuple d’idéogram-mes. Et Camelia parle denouveau.Dumoins en chinois.

De cette intimité avec le jeunehomme devrait naître une idylle.Camelia le souhaite. Wen refuse.C’est le frère, Jimmy,qui semble ladésirer. Alors, à défaut de Wen…Mais est-ce vraiment une bonneidée?Quoiqu’il ensoit, ça faitpas-ser le temps, et reculer lemomentde retrouver sa mère endormie,qui a oublié de manger et de selaver. La mère? Peut-être s’est-onun peu trop désintéressé d’elle.Un soir, Camelia ouvre la porte àun bel inconnu, qui se présentecommeleprofesseurdephotogra-phie et vient chercher Livia pourdîner. Camelia en demeure sansvoix. Sa mère revivrait-elle? Est-ce un bonheur? Non, plutôt unesituation intolérable. Il reste àsavoir jusqu’où elle peut allerpour arrêter ça. p

«1948»,Mémoiresdrolatiquesd’unconflitcruelYoramKaniukraconte,entoutesubjectivité, laguerred’indépendance israélienne

Sans oublier

«Chezmoi, j’ôtaismonpull-over,mon jean, et lesétendis sur la table d’opérationqu’étaitmonbureau tout enmedemandant ce que faisaitmamèrependant que je dînais au restaurant, espéraiset souriais commeune idiote. Pendant que je déci-dais quema vie serait incomplète sansundeuxièmecocktail d’humiliationet de chagrin quiaurait pour conséquencedes envies suicidaires.Pendant que je souffrais (…).

Elle n’a sans doute pasmangé. Elle ne s’est sansdoutepas lavée. Elle n’a sans doute pas levé la têtede son coussin. Si je cessais dem’occuperd’elle,mourrait-elle aussi facilement? Incroyable.

J’observai les vêtements, biendécidéeà commen-cer par le pull-over queWenn’avait pas enlevépourpasser ensuite au jean qu’il n’avait pas déboutonné.

De l’autre côté de la fenêtre, derrière le gras, lapoussière et autres saletés énigmatiques, le ciel seleva commeun rideau sur unenouvelle et perversetempêtedegrêle.

Jem’emparaides ciseauxet expédiai le pull-overbleudans l’enfer du soixante-dixpour cent acry-lique, trentepour cent laine.»

70%acrylique 30%laine, page154

Unefilleetsamèreretricotent leurexistenceaprès lamortdupère.C’est lepremierroman,habitépar l’urgence,d’unejeuneItalienne

Unevieàl’endroit,unevieàl’envers…

Critiques Littérature

Une écriture rapide,un humour noir, uneinquiétante étrangeté,et une fin presqueimprévisible

1948 (Tasha’’h),deYoramKaniuk,traduit de l’hébreuparLaurence Sendrowicz,Fayard, 252p., 19,50 ¤.

Extrait

70%acrylique 30% laine(Settantaacrilico, trenta lana),deViolaDiGrado,traduit de l’italienparNathalieBauer, Seuil, 240p., 18,50¤.

50123Vendredi 24 août 2012

Deuxvies brûléesUnbref récit tendu commeune lamepour dire ledésespoir de la solitude. Celle de Piero, un quadra-génairequi vole des voitures et fait des braquagespour sentir les secoussesde la vie et fuir la désola-tiond’uneexistencemorne. Et celle d’Andrea, unadolescent secret et solitaire, aux traits irréguliersmais à la «beauté foudroyante»qui vit seul dansunappartementpleinde fantômes. Leur rencontreimprobable,unenuit d’hiver sur l’aire de reposd’uneautorouteplongéedans le brouillard, pro-duit d’étranges courts-circuits et une relation faitede silences et denon-dits, de tensions et d’émo-tions à fleur depeau.Avec Le Lynx, SilviaAvalloneconfirmemagnifiquement toutes les qualités dontelle avait fait preuvedansD’acier, son impression-nantpremier roman (Liana Levi, 2011). Dansune

langue très efficace permettantunenarrationconcentrée et toujourspercu-tante, elle campeunepetite tragédieoùdeuxvies brûlées se croisent, sedéfient, se font face et, pendantunmoment, imaginentdes liens et deséchanges impossibles. Unpetit livrefort et bouleversant. p FabioGambaroaLe Lynx (La lince),de Silvia Avallone,traduit de l’italien par Françoise Brun,Liana Levi, 60p., 4¤.

Un conte suédois«Il était une fois…», répète inlassablementKarin àses frères et sœurs. Cettehistoire familiale, qui suitle destin de cinq enfants dans la Suèdedes années1940-1950, a des accentsde conte. Conte cruel oùleshéros font l’apprentissagede la vie et de la désil-lusion. La romancièreAnna Jörgensdotter, parailleurspoète etmusicienne, fait de son récit unesubtilepartitionoù lespenséesd’Edwin,Otto,Karin, Sofia et Emilia senuancent, semêlent, seséparent, s’évanouissent. Si la peinture d’une Suè-

de en transformation retient l’atten-tion, le refrain («Il était une fois…»)donne son souffle à la saga. Ce besoinde conter est pour ces enfants unema-nièred’affronter l’âge adulte quibalayera leurs certitudes.Demeureracependant la poésiede leurs liens indé-fectibles. pAliciaMartyaDiscordance (Bergets döttrar), d’AnnaJörgensdotter, traduit du suédois parMartine Desbureaux, JC Lattès, 544p., 22,50¤.

Géométriesde la trahisonOnaurait le cœur sec, le sang froid, l’estomac lyo-philisé, onn’en serait pasmoins bercépar la prosede SimonettaGreggio. Sobre, rythmée, déployantavec volupté ses citations et ses références, cetteplume-là est naturellement enbonne intelligenceavec son lecteur. Auprétexted’un triangle amou-reux (deux frères tombent amoureuxde lamêmefemme), l’auteur deDolceVita reconstitue le tour-nantdes années1960et 1970, son atmosphère intel-lectuelle, politique et sociale. On apprécieraquel-ques beauxmomentsde «cabanologie» (toujours

trop rares) et, surtout, que l’ensemblen’empestepas la naphtaline. La biblio-graphie est très belle: SimonettaGreg-gio cite beaucoup,mais elle le fait bien.Fascinépar ce beaudécor, on enoublieles géométries variables de la trahisonet de la fidélité, pourtant au cœurdel’intrigue. Ilmanquerait doncquelquechose.Dommage. pN.C.A.aL’Hommequi aimaitma femme,de SimonettaGreggio, Stock, 302p., 20¤.

Sans oublier

Nils C.Ahl

Dès le titre, LaMoitié d’une vie, onpense au premier roman deDarin Strauss, Chang et Eng. Ledouble garçon (Seuil, 2002), ins-

pirépar les fameuxfrèressiamoisdu(des)même(s) nom(s). Du double à lamoitié, iln’y a pas de hasard. Ce que l’auteur recon-naît d’ailleurs dans le plus récent de cesdeux livres. Mais ce dernier, La Moitiéd’une vie donc, n’a plus rien d’une fiction.Certes, c’est un texte de belle littérature,aux motifs découpés avec soin et à laconstruction impeccable. Mais, surtout,c’est un récit –et même thérapeutique,

commeon le dit parfois. Ce que l’écrivainaméricain tente de cerner ici, c’est ce qu’ila refusé de regarder en face auparavant. Ill’avoue: « J’avais écrit trois romans sansm’approcher du sujet.» Ici, il est tout près.Tout contre.

«Il y a la moitié de ma vie, j’ai tué unefille.» Cette première phrase est l’une desplus définitives (et des plus belles) quisoient.Tout le romanestdéjà là, condenséen ces quelquesmots. La scène principaledu livre suit, en une page et demie, à pei-ne : en mai1988, Darin Strauss renverseune jeune cycliste, Celine Zilke. Il venaitd’avoir 18ans, elle en avait 16, ils fréquen-taient le même lycée. Une seconde «moi-tié de vie plus tard», devenu père et écri-vain, Darin Strauss décrit dans ce livre le«choc»,et surtout«l’ondedechoc»quinecesse pas. «Qui continue de vous secouer,de vous enfouir sousune chapequi étouffe

tout.» Celine Zilke n’est pas seule à mou-rir, ce jour-là. Un premier Darin Straussmeurt, lui aussi.Le secondseconstruità lafois commedouble et amputé de l’autre.

L’auteur le note sans fausse pudeur :«Choisissez un moment de ma vie au

hasard, et vous pouvez être quasi certainquejel’aivécuenpensantàCeline.»Laneu-tralité de ce constat, l’atonie des descrip-tions (commesi tout se déroulait en sour-dine) caractériseront les années qui sui-vent. A l’université, comme avec ses peti-

tes amies ou dans la vie de tous les jours.Au moment d’écrire ce livre, vingt ansaprès, il est saisissant de voir à quel pointl’écrivain américain, né en 1970, roman-cier confirmé et plusieurs fois primé (celivre a reçu le National Book Critics Circle

Award, en 2010), ravale le drame,ravale la douleur. Il écrit en chucho-tant.Anepasprofiterdescirconstan-ces et à se refuser aux possibilitésdramatiques de son anecdote, il ensublime le pathos et la ténébreuseardeur. Il s’en délivre et s’abandonneàunevérité sans bruit ni réconfort.

La compositionde LaMoitié d’unevieestd’uneremarquablehabileté,à l’ima-ge de cette fameuse onde de choc. Uneonde née en 1988 d’une collision (au sensphysique et cosmique), sur une routebanale de Long Island, de deux êtres –aumême point (ou presque) de leur jeune

existence.Un seul survit : le temps se fige,puis à l’instar de « la brusque remise enbranle (du) cerveau» après le choc, il redé-marre, se déploie à nouveau, lentement.Puis il accélère et retrouve progressive-ment sa vitesse de départ. C’est ainsi quese construit le livre, c’est à ce rythmequ’ilva. Il accélère. Ilavancesanss’échapper.LaMoitiéd’unevieestunetrèsbelle interpré-tation du temps vécu, du temps acciden-tel. Au croisement de l’étude psychologi-que et de l’essai littéraire, le livre met enscèneunepéripétieexemplaire,demaniè-re idéale. Ici, la vie et la littérature sont belet biendes sœurs siamoises.p

Raphaëlle Bacqué

François Hollande a dumétier. Lorsque ValérieTrierweiler lui a propo-séqueLaurentBinetsui-ve sa campagnepour enfaire un livre, il n’a pas

dit non. Il dit rarement non… Unécrivaindans le sillage d’un candi-dat, c’est toujours flatteur et aussigalvanisant qu’un bon sondage:rares sont les éditeurs qui misentsur lesperdants.Pourceshommespolitiques qui, au-delà de laconquête du pouvoir, espèrenttoujours laisser une trace dansl’histoire, c’est aussi une chancesupplémentairedepasserà lapos-térité. Et puis, lors de la campagneprésidentielle de 2007, NicolasSarkozy avait eu lui aussi son écri-vain, Yasmina Reza, et l’œil de ladramaturge sur ce futur présidenttrivial et déterminé, vulgaire etcharmeur, chef de bande et effro-yablement seul, avait donné unpetitlivre intelligentetfin(L’Aube,le Soir ou la Nuit, Flammarion).Binet, lui, avait écrit en 2010HHhH,un roman réussi racontantl’opération imaginée par Londres,en 1942, pour assassiner un digni-taire nazi, Reinhard Heydrich, àPrague.

L’écrivain fut donc embarqué.D’abord dans la horde à la foishystérique et moutonnière desconseillers, des journalistes et descourtisans. Puis dans les loges deschaînesdetélévisionoùseprodui-sait le candidat socialiste. Enfindans les coulisses de la répétitiondu grand débat de l’entre-deuxtours.

Que fait Laurent Binet de toutcela? Candide en politique, il notecequ’ilentend.S’inquiètedecequeFrançois Hollande n’est peut-êtrepasdegauche.Semoquedescourti-sans mais s’essaie lui-même à luifaire des compliments. Ose rare-ment poser une question. A enviedevoterMélenchon.Et, lorsqu’il serend dans un meeting UMP, sedéguisepourlacirconstance:«Che-miserentréedanslepantalon,pom-pesdeville, raieaumilieu,mavesteChevignon qui fait flic en civil et ladernière touche : Le Figaro sous lebras.» C’est un peu naïf mais, aumoins, cela fait sourire.

Parfois, il saisit une scène. Cesjournalistes qui, désemparés àl’idéedesortirdufluxgénéral,s’ac-cordent les uns et les autres pourdonner le même angle à leurspapiers.OucedéjeunerentreFran-çois Hollande et Adam Michnik,

l’ancien dissident polonais desannées Solidarnosc. Que ce der-nier tienneWalesa pourun gangs-ter importepeuau candidat socia-liste : «Ce qu’il veut savoir, c’est siWalesa avait pour objectif, dès ledébut, petit syndicaliste des chan-tiers navals de Gdansk, d’accéderaupouvoir.»Ouencorecette répé-titiongénéraledudébatde l’entre-deux tours où Guillaume Bache-lay, mais aussi Manuel Valls, Pier-re Moscovici ou Stéphane Le Folls’excitent mutuellement à imiterNicolas Sarkozy.

Pour le reste, FrançoisHollandeest bien trop intelligent et secretpour lui avoirmontré quoi que cesoitde lui-même.LaurentBinetnesemble d’ailleurs pas avoir cher-ché à en savoir plus. Valérie Trie-rweilerl’avaitprévenu:«Personnenepeutdirequ’il connaîtHollande.Pasmêmemoi.» Il a bien noté son« ironie » permanente, sur lui-même et sur les autres. Mais quisait ce qu’elle cache? Vision supé-rieure ou renoncement à l’action?Au fond, au bout de quelquespages,toutsepassecommesil’écri-vain avait abandonné l’idée defairedufuturprésidentdelaRépu-blique son personnage principal.Pourquoi pas, évidemment…Maisson récit de la campagne a-t-il en-coreune colonnevertébrale?

Laurent Binet cite – est-ce sonmodèle? – les récits de l’AméricainHunther S.Thompson, qui popu-larisa le «journalisme gonzo», cesenquêtes ultra-subjectives écritesà lapremièrepersonne,auxquellesquelques Français s’essayèrentdans les années 1970 à Libérationou à Actuel. Thompson avaitnotamment suivi en 1972, pour lemagazine Rolling Stone, les pri-

maires démocrates puis leface-à-face entre George McGo-vernetRichardNixon.Lerécitqu’ilenfit fut terribleenverscedernier:entièrement de parti pris, agaçant,brutal, déjanté, sarcastique,brouillon, sans doute un peu suré-valué par les branchés de l’époquemais, en tout cas, nouveau.

Rien ne se passe comme prévun’a rien d’aussi subversif. Ni jour-nalismesubjectifnivraimentlitté-raire. Un style à l’économie. Un

regardquiparaîtsouventdésenga-gé. Une construction paresseuse,suivantlecalendrieraujour le jourd’unecampagnequinefutpasuneépopée.Commesi l’écrivains’étaitlaissé absorber dans la gangue del’actualité.Or, rienn’estplus éphé-mèrequecesmotsnotésdans l’ex-citation de l’instant et qui, quel-quesmoisaprès,nesignifientplusrien. Distant et vaguement narcis-sique, il se laisseporterpar les carsdu «Hollande Tour», ainsi que lesjournalistes avaient fini par appe-ler la caravane accompagnant lecandidat. Il restitue les phrasesnotées sur son carnet de façonlinéaire, sans que l’on ait jamais lesentiment qu’il a regardé les visa-gesquil’entouraient.Peut-êtreest-ce la crisequiveutça, et sansdouteaussi FrançoisHollande lui-mêmequi génère cet entre-deux un peumou, cette «schizophrénie du can-didatqui fait, commelenote l’écri-vain, que lamoitiédesgensdemonentourage le trouve complètementnul à l’oral et l’autre tout simple-ment génial». Mais, au final, l’épo-que, la campagne et le présidentlui-mêmerestent insaisissables.p

L’écrivainasuivi lacampagneducandidatsocialiste.Sansgrandeforcelittéraire,sonrécitpasseàcôtédelapersonnalitédufuturprésident

Binet-Hollande:rendez-vousmanqué

Propagationd’uneondedechocL’accidentafaitunmort– etunsurvivant, l’auteur.L’AméricainDarinStraussfait littératuredecetévénementquiachangésavie

Littérature Critiques

L’écrivain se délivredu pathos de l’anecdoteet s’abandonne à unevérité sans réconfort

Rien n’est pluséphémère que cesmotsnotés dans l’excitationde l’instant et qui,quelquesmois après,ne signifient plus rien

Rienne se passecommeprévu,de LaurentBinet,Grasset, 288p., 17 ¤.

LaMoitié d’une vie (Half a Life),deDarin Strauss,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parAlineAzoulay-Pacvon,Rivages, 208p., 18,50¤.

FrançoisHollandefin 2011 à Rome.LUCA FERRARI/PROSPEKTPOUR «LE MONDE»

6 0123Vendredi 24 août 2012

Lebacilledel’écrivain-voyageurPourl’excellent«Peste&Choléra»,PatrickDevillen’apasdérogéàsaméthode.Ilasuivi lestracesd’unpersonnagecroisédanssonprécédentlivre

Raphaëlle Leyris

En pleine chasse auxpapillons, le naturalis-te et explorateur HenriMouhotsecognelatêteetdécouvre les templesd’Angkor, en 1861. Tel

était le pointdedépart du superbeKampuchéa (Seuil, 2011). Ce pour-rait, aussi, être un résumé de la«méthodePatrick Deville» : filet àlamain, l’écrivainsuit lapisted’unaventurier, tombe par hasard surunautrepersonnagepassionnant,et remonte de multiples pistesparallèles, d’un fleuve à l’autre, del’Amérique latine à l’Afrique,avant l’Asie du Sud-Est. Ainsi, lecycle romanesque commencéavec Pura Vida (Seuil, 2004) dansles pas de William Walker(1824-1860), flibustiernord-améri-cain devenu président du Nicara-gua, l’a entraîné, pour Equatoria(Seuil, 2009), sur les traces de l’ex-plorateur Pierre Savorgnan deBrazza (1852-1905). Lequel l’a ame-néà s’intéresseraupersonnagedumédecin et biologiste Albert Cal-mette, aux côtés duquel Brazzaavait étudié à l’école navale deBrest, et qu’il recroisa à Libreville.

C’est par l’entremise de ce Cal-mette que Patrick Deville fait laconnaissance des «pasteuriens»,ces disciples de Louis Pasteur, lan-cés dans la grande aventure de ladécouverte scientifique. «Destypes pour lesquels j’ai beaucoupd’admiration»,ditl’écrivain-voya-geur. Qui commence par envisa-ger de consacrer un livre à «cettepetite bande». Mais, au fil de sesrecherches pour Kampuchéa, par-ti sur les traces du photographe etdiplomate Auguste Pavie(1847-1925) qui définit les frontiè-res entre le Laos, la Chine et la Bir-manie, il rencontre le personnaged’Alexandre Yersin, découvreurdu bacille de la peste, explorateuretcurieuxtousazimuts,quiaidalamissionPavieà fixer les frontièresdu Laos. Il fait une brève appari-tion dans Kampuchéa. « J’ai hésitéà y consacrer un bref chapitre à savie», rapporte l’auteur. Il a bienfait de s’abstenir: on aurait sinonété privé de l’un des plus passion-nants ouvragesde cette rentrée.

Rat de bibliothèqueAprès s’être procuré des publi-

cations scientifiques épuiséesd’Alexandre Yersin, Patrick De-ville prend contact avec les archi-ves de l’Institut Pasteur, à Paris. Iltombe alors, dit-il, «sur un trésorabsolument inimaginable». Desboîtes entières de lettres classées,«écritesà laplume». Lacorrespon-dance de Yersin, mais aussid’autres pasteuriens, réunie grâceà la ténacité des documentalistes,aidés par «des legs successifs un

peu hasardeux». Aux archives del’institut, Patrick Deville se voitattribuer «un bureau, une lampe,etun référent scientifique»pour leguider à travers les milliers demissives.

Difficile d’imaginer PatrickDeville, globe-trotteur à la bellegueule burinée, en rat de biblio-thèque, mais il passe ainsi dessemainesentières rueEmile-Rouxà examiner au microscope la viede Yersin et se retrouve, s’amu-se-t-il, «à faire des horaires debureau».«Pargoûtpersonnel,pré-cise-t-il, je pourrais encore êtreplongédanscesarchives.Mais jenesuis pas chercheur…» Après cettepatiente collecte d’informations,Patrick Deville revêt sa casquetted’écrivain-voyageur: c’est dans«l’aller-retour permanent entre cequ’on voit et ce qu’on sait», dit-il,que s’élabore le travail préalable àl’écriture.

IlserendainsiàMorges,enSuis-se, où Yersin est né, puis au Viet-nam. Il passe par Hô Chi Minh-Ville, ex-Saïgon, oùYersina débar-quéet est revenuàdenombreusesreprises,parDalat,dontlescientifi-que a découvert le site, avant d’yfonder un sanatorium, par Nha

Trang, où il a créé un InstitutPasteuren 1895 (devenuunmuséeYersin) et, surtout, par Hon Bà, auchalet du savant : «Un endroitmagnifique, dans la jungle froide,au bout d’une route. Impossibled’aller plus loin.»

Après ce travail de repérage,d’imprégnationdes lieux, le direc-teur de la maison des écrivainsétrangers et traducteurs de Saint-Nazaire se fixe à Nha Trang, pourécrire. «Je procède toujours ainsi :après les recherches et les voyages,je m’enferme dans une chambred’hôtel à l’étranger. Je ne peux ni

retourner, ni en bibliothèque, niconsulter d’autres archives quecelles que j’ai emportées… Sansquoi je serais capable de passer dixans sur chaque livre.»

Il écrit «très vite, presque dansun geste» : «Avant de me lancer,dit-il, j’ai déjà la structure du livre,sa chronologie, les titres de chapi-tres…» Peste&Choléra trancheavec Pura Vida, Equatoria etKam-puchéa parce que ce texte d’unegrande simplicité (apparente) estentièrement à la troisième per-sonne: les précédents étaient tra-versés par un narrateur qui sem-blait emprunter à l’auteur sa voixtannée de baroudeur. «J’étais fati-gué de ce “je” qui servait surtout àfaire tenir le livre, parce qu’on ytrouvaitplusieursstratesdetemps,de lieux etc., explique Deville. Latroisième personne, et l’unité, sontpresque une contrainte oulipienneque jeme suis fixée.»

Patrick Deville pense que « lelivre ne plairait pas à Yersin, quin’aimaitpasêtresur ledevantde lascène». Mais il est heureux de«s’être mis au service d’un type àqui on ne peut rien reprocher – iln’était ni raciste ni colonialiste, ilœuvrait pour le bien…» Le pro-chain livre de Patrick Devilledevrait l’emmener au Mexique,où il effectue un séjour annuel«depuis cinq ou six ans». Il esttemps d’épingler les papillonsqu’il y a pris dans ses filets. p

Lesecretd’unbontitredelivreetautresrévélations

Peste& Choléra,dePatrickDeville,Seuil, «Fiction&Cie», 228p., 18 ¤.Signalons, dumêmeauteur,la parution enpochedeKampuchéa,Points, 264p., 6,70¤.

C’est d’actualité

Unhérostrèsdiscret

CEPOURRAITÊTREunexercice de l’Oulipo:concevoirun récit composédes seulsmotsapparaissantdans les 646 titres de romanspubliés en cette rentrée littéraire. Toutes cesinvitationsà la lecture ayantdonné lieu àdes conversations entre l’auteur et l’éditeur,à des séances de cogitationau seindes comi-tés de lecture…Certains se sont imposés.D’autresont été des casse-tête. Et lorsquel’idée lumineuse a surgi, il a fallu vérifierque l’appellationn’avait pas déjà servi. Ah!la trouvaille d’un titre, aussi compliquéeque le choixd’unprénom. Faut-ilmarquerles esprits? Refléter une atmosphère? Etreprogrammatique? Pas de recetteni deméthode, expliquent en chœur les éditeurs.Un rapide survol des nouveautés littérairessignalequ’en l’espèce tout est permis.

Il y a les laconiques («Oh…»,dePhilippeDjian, 14,deLaurentMauvignier)et lesphra-seséloquentes (Nousétions faitspourêtreheureux, deVéroniqueOlmi,Lanuitadévorélemonde,dePitAgarmen); lesmodèlesdesimplicité (LeBonheurconjugal, deTaharBenJelloun)et les abscons (Zugzwang,d’EmileBrami, termefamilierdes joueursd’échecs)…

En2005, trois statisticiens américainsont étudié 700 titres de livres ayant, depuisundemi-siècle, caracolé en tête des ventesduNewYork Times et de l’émission«BigRead» de la BBC.Dans 70%des cas, ils pré-sentent troispoints communs: ils sontdavantagemétaphoriquesqu’explicites; lepremiermot est souventunpronom,unver-be, un adjectif ouune formulede saluta-tion; et leur structure grammaticale estcaractériséeparunnomassorti d’un com-plément, d’unpronompossessif ou d’uneépithète. Selonpareils critères, leDaVinciCoden’avait que 36%de chanced’être unbest-seller.

«C’est le livre qui fait le titre et nonl’inverse», assureOlivier Cohen, PDGdes édi-tionsde L’Olivier. «Parfois le titre est dans letexte, ce peut être une tête de chapitre, uneformule, un lieu, expliqueBrigitte Lannaud-Lévy, PDGdeRobert Laffont. Partantduconstat que la structurenom-complémentaproliféré, un consultant amis aupoint enFranceungénérateur automatique (omer-persquer.info/untitre/)où il suffit d’entrerunnomproprepour qu’apparaisseun titre,associé à une couverture.Voici ce qu’a sug-géré l’ordinateurpourOlivierAdam: Le Prin-tempsduvolcan ; pour PhilippeDjian, LaVulgaritédesmaléfices ; pourPatrickDevil-le, LeVirus du stagiaire.

«Achète-moi»Carrefour entre l’énoncé romanesqueet

le sloganpublicitaire, le titre n’est pas seuldécisif pour susciter la pulsiond’achat.Quoique…SelonBrigitte Lannaud-Lévy, lesuccèsdu récent romandeGrégoireDela-court a été déclenchépar son titre: La Listedemes envies (Lattès).«En tempsde crise, il aeuuneffetmagique. Il correspondaità uneattente.Mêmechose, il y a quelques annéespour LeCercle littérairedes amateursd’éplu-chures depatates. »Onse souvientdu coupdepubde99Francsde FrédéricBeigbeder,de la provocationduBaise-moideVirginieDespentes…«Un cas célèbre est LaNauséedeSartre, rappelleOlivier Cohen.Celui-ci, quiavait proposé “Melancholia”, le jugeaitimmonde.Or, il s’agit d’un coupde poingàl’estomacquimarque l’irruptionde Sartresur la scène littéraire.»

Duroman, le titre est l’ambassadeur.Dans lemétroou sur la plage, il transformele lecteur enhomme-sandwich, enpubli-ciste.«C’est précisément cet effetmiroir quinousa fait renoncer en 2003à “Confessiond’unepétasse“ pour le premier romandeLolita Pille. OnapréféréHell», expliqueManuelCarcassonne, directeur adjointdes éditionsGrasset.

Les titres disent peudu contenu.Que re-cèle par exemple L’Ardeurdes pierres (deCélineCuriol) qui paraît ces jours-ci? AuxEtats-Unis, l’humoristeDanWilbur a conçuun site (betterbooktitles.com)qui rebaptiseles chefs-d’œuvre en sorteque le titre four-nisseun raccourci de l’histoire, facilementmémorisable.Crime et châtimentdevient«Le loyer était putain trop cher»;Gasby leMagnifique, «Boire avecmodération»;Ulysse,«Une longuephrase sur lamasturba-tion». Le 4septembre,DanWilburpublierace florilège dans le recueilHowNot to Read(«Commentnepas lire»). Avouonsque ceserait dommage, tant cette saison est riche.Aplus d’un titre.pMacha Séry

LE 30MAI 1940,AlexandreYersinquitte Paris à borddudernier avionAirFrancepour Saïgon.Il a 80 ans et nereverra jamais lapatrie que, né suis-se, il s’est choisie.C’est ce derniervoya-

ge, cedernier départ, que PatrickDe-ville a choisi commetramediscrète deson livre, admirablement construit. Il yretrace le destin de ce «pasteurien»,depuis lamortde sonpère, un scientifi-que lui aussi, quelquesmois avant sanaissance, dans le cantondeVaud. Lavie à l’Institut Pasteur, penché sur sa

paillasse à examinerdesmicrobes, nesuffit pas àAlexandreYersin, qui veutvoir lemonde: il sera brièvementméde-cin embarqué sur unnavire, puisreprendra sonbâtonde bactériologistemilitant.Non contentde découvrir lebacille de la pestepresquepar hasard, àcausede conditionsde travail peuconfortables, il aura l’intuitiondesusa-ges possiblesde l’hévéa, préinventera leCoca-Cola, tout enmenant des explora-tions à travers l’Asie du Sud-Est.

A travers la longuevie d’AlexandreYersin, PatrickDeville raconteun sièclededécouvertes scientifiques, de guer-res franco-allemandes,de colonisa-tion…Ce remarquable styliste conjuguela vivacité avec laquelle ilmène son

récit et la sobriétéde sa phrase, écritecommeengardant toujoursun légersourire en coin – qui peut signifier labienveillancepour sonmodèle toutautantque l’amusementpour sa pro-prepositionde «fantômedu futur»par-ti sur les tracesd’unhéros très discret.L’écrivainévite ainsi à son romandesombrerdans l’hagiographie, et livrel’undes textes les plus intéressantsdela rentrée. pR.L.

«On commenceà l’accuser de dis-persion.Onn’a pas vraiment tort.Yersin est le découvreurdubacillede la peste et l’inventeurdu vac-cin contre lapeste. Il devrait être àParis ou àGenève, à la tête d’unlaboratoireoud’unhôpital, àl’Académie, une sommité, unmandarin.On le dit retiré dans unvillagedepêcheurs à l’autre boutdumonde. Les journalistes qu’il

refusede recevoir sonbien obligésd’inventer, de tresser la légendenoire. On le dit parfois seul au fondd’une cabane etmarchant sur sabarbed’ermite.On le décrit com-me le roi foud’unepeuplade abru-tie sur laquelle il se livre à des expé-rimentations cruelles et difficile-ment envisageables.»

Peste&Choléra, page154

Le bacille de la peste,tel que découvert par

Alexandre Yersin en 1894.MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES

Extrait

Histoired’un livre 70123Vendredi 24 août 2012

Julie Clarini

CrisestousazimutsL’heure est à la crise, ou plutôt aux cri-

ses, en rafales. Les philosophes sont sur lepont. SiMyriamRevault d’Allonnes inter-roge l’omniprésence du thème dans unessai sur l’expériencemoderne du temps(La Crise sans fin, Seuil), plus nombreuxsont ceux qui s’intéressent au gouvernailet se penchent commeEtienne Tassin surl’art difficile de gouverner et Le Maléficedelavieàplusieurs (Bayard).Quellesquali-tés faut-il pour être un bon capitaine ?Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?(Seuil), s’interroge Jean-Claude Monoddansunessai sur le charismeenpolitique.Guy Hermet, portant sa réflexion surDémocratie et autoritarisme (Cerf), s’inté-resse aux régimes autoritaires qui occu-pent un espaceméconnu entre démocra-tie et totalitarisme.Serions-nous lassésdenotre démocratie libérale? Les critiquespleuvent, comme en témoigne la paru-tion de La Démocratie, état critique(Armand Colin), sous la direction d’YvesCharles Zarka, et cette avalanche inspirel’ouvragede Jean-MarieDoneganietMarcSadoun:Critiques de la démocratie (PUF).

Prenant le large, Alain Badiou et Jean-Claude Milner dialoguent dans uneControverse (Seuil) sur la politique et laphilosophie de notre temps. Jamais dansle creux de la vague, la question de l’éga-lité occupe les esprits. Le dernier ouvragedel’AméricaineMarthaNussbaumesttra-duit chez Climatssous le titre Capabilités.Comment créer les conditions d’unmondeplus juste? Quant à Jacques Rancière, ilfournit La Méthode de l’égalité (Bayard)dans un livre d’entretiens qui viendracompléter la lecture de Figures de l’His-toire (PUF).

Mais la crise est aussi écologique.D’ailleurs,qu’est-cequela fameuse«sécu-rité»quel’onréclameàcoretà cri sinonla«retenue de la catastrophe», comme l’ex-pliqueFrédéricGrosdansLePrincipesécu-rité (Seuil)? Depuis les temps modernes,les hommes connaissent l’inquiétude del’apocalypse et la conviction qu’ilsdevront vivre Après la fin du monde(Seuil), nous dit Michaël Fœssel, mais seposent-ils la questionde savoir si cemon-de mérite d’être défendu? L’état des res-sources planétaires oblige en tout cas lessociétésà repenser cequ’ellesontencom-mun: c’est l’enjeu de l’Enquête sur lesmodes d’existence menée par le philoso-pheBrunoLatour,qui luipermetd’esquis-ser, c’estsonsous-titre,UneanthropologiedesModernes (LaDécouverte).

En bonne logique, la crise économi-que est laissée… aux économistes. Fran-çais et Américains ont pris la plume.Dans Le Cercle de la déraison (LLL), Jean-Paul Fitoussi pourfend une science éco-nomique devenue doctrinale et DanielCohen en moque le paradigme, l’Homoeconomicus, prophète (égaré) des tempsnouveaux (AlbinMichel). Paul Jorionpes-te contre laMisère de la pensée économi-que (Fayard). Joseph Stiglitz dénonce LePrix des inégalités (LLL). Confiant, PaulKrugmansait, lui, commentEn finirdèsàprésent avec la crise ! (Flammarion).

Agauchetoute!Quelquesmois après l’élection du can-

didat socialiste à la présidencede la Répu-blique, la période est propice à un regardrétrospectif sur la gauche. Jacques Julliardsigne ainsi uneHistoire des gauches fran-çaises (Flammarion). Dans la famille pro-gressiste, la sensibilité chrétienne, sou-vent négligée, fait l’objet d’un ampleouvrage collectif proposé par Denis Pelle-tier et Jean-Louis Schlegel, A la gauche duChrist.LeschrétiensdegaucheenFrancede1945 à nos jours (Seuil). Parmi les grandsancêtres du socialisme français, notons laréapparition de Saint-Simon (1760-1825),dont les PUF publient lesŒuvres complè-tes. Et enfin, parce que la gauche françaisene serait pas ce qu’elle est sans l’affaireDreyfus, les éditions Alma sortent Le Dos-sier secret de l’affaire Dreyfus, nouveauregard sur les archives posé par PaulinePeretz, PierreGervais et Pierre Stutin.

Cet intérêt pour l’histoire signifie-t-ilque les idéaux d’émancipationportés parla gauche appartiennent désormais aupassé? Le sociologue Philippe Corcuff

feint de s’interroger: La gauche est-elle enétat demort cérébrale? (Textuel). Mais lesnouvellespensées critiques semblent res-pirer la santé; en témoigne la parutiondeCommonwealth (Stock), des philosophesMichael Hardt et Antonio Negri, et, côtéfrançais, d’un essai de l’inclassable YvesCitton, Renverser l’insoutenable (Seuil). Lenéolibéralisme est la cible commune decesouvragesdanslesquelsonrangeraéga-lement La Dernière Leçon de Michel Fou-cault (Fayard), de Geoffroy de Lagasnerie.Alain Policar retrace quant à lui l’histoirede cette opposition au néolibéralismedans Le Libéralisme politique et ses criti-ques (CNRSéd.).Les Penseurs libéraux (Bel-les Lettres) font par ailleurs l’objet d’uneanthologieprésentéepar Alain Laurent etVincentValentin.

Liberté, égalité, blabla (Autrement), onsent l’ironie mordante de l’économisteYannMoulierBoutangvis-à-visdelaRépu-blique française. Mais cette République afaçonnéuneculturepolitiquequiresteunsujet d’études pour les historiens. PierreBirnbaum, dans Les Deux Maisons. Lesjuifs, l’Etat et les deux Républiques (Galli-mard), et Patrick Cabanel, dans Les Protes-tants, la République et la gauche (AndréVersailles), analysent les rapports de laRépublique avec ces minorités religieu-ses. Patrick Cabanel signe par ailleurs uneimpressionnante somme historique surLes Protestants en France (Fayard).

LesguerresquihantentToujours attendu, le Britannique Ian

Kershaw signe un essai sur les derniersmois du régime nazi sous le titre La Fin.Allemagne 1944-1945 (Seuil, lire pageci-contre). Onpourra enrichir ses connais-sances sur cette période grâce à l’essai del’Américain R. M.Douglas, Les Expulsés,(Flammarion), sur lesAllemandsdéplacésaprès la capitulation. Le Salaire de la des-

truction. Formation et ruinede l’économienazie (Belles Lettres), d’AdamTooze, com-plète ces manières de rendre compte del’échecdu IIIeReich. L’historien spécialistede relations internationales Paul Ken-nedydonne luiaussi sonavissurLeGrandTournant. Pourquoi les Alliés ont gagné laguerre, 1943-1945 (Perrin).

Cette rentrée nous promet égalementun nouveau livre d’un historien améri-cain, Daniel J.Goldhagen. Intitulé Pire quelaguerre (Fayard), il apoursujet lesmassa-cres et les génocides au XXe siècle. Dansune autre perspective, François Azouvis’intéresse aux traces laissées dans lesconsciences par les horreurs nazies. Lessurvivants français des camps d’extermi-nation se sont-ils vraiment tus aprèsguerre?L’auteurs’attaqueàcequ’il appel-leLeMythedugrandsilence.Auschwitz, lesFrançais, lamémoire (Fayard).

Aprèslacollaboration,autrepagesensi-bledel’histoirenationale: laguerred’Algé-rie. L’anthropologue Vincent Crapanzanos’intéresseà ladeuxièmegénérationdansLes Harkis. Mémoires sans issues (Galli-mard). Pour mieux en comprendre les

enjeux, un ouvrage franco-algérien pro-pose de revenir en amont et de retracerl’Histoirede l’Algérie à la période coloniale(LaDécouverte), sous ladirectiond’Abder-rahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyrou-lou, Ouanassa Siari Tengour et SylvieThénault.

Un court essai chez Fayard devraitrelancer le débat sur la tentation – et lescharmes – de la fiction dans l’histoire.L’Histoire au conditionnel est signée parPatrickBoucheron et SylvainVenayre.

CocktailMao-MolotovA l’approche du 18e congrès du Parti

communistechinois,enoctobre, lesinolo-gue François Godement se demande OùvalaChine? (OdileJacob). LeséditionsGal-limard-Bleu de Chine traduisent un essaipersonnel de Liu Xiaobo,Vivre dans la vé-rité ; le Prix Nobel de la paix 2009 est tou-jours incarcéré. Egalement censuré enChine, l’ouvrage de Yang Jisheng sur lafamine provoquée par le Grand Bond enavant conserve son titre original, Stèles(Seuil), pour rendrehommageaux36mil-lions de morts. La rentrée est égalementricheenouvragessur laRussie soviétique.AprèssabiographiedeTrotski,RobertSer-vic met celle de Lénine (Perrin) à disposi-tion.Autre grandpersonnagede l’histoirerusse,ontrouvelegénéralMolotovsouslaplume de l’historienne Rachel Polonsky.La Lanternemagique deMolotov (Denoël)promet un «voyage à travers l’histoire delaRussie».Molotov était aux commandeslors de La Bataille deMoscou (Taillandier),en 1941, dont le journaliste AlexanderWerth livre ici un témoignageunique.

Ne nous quittons pas sans citer le trèssérieux Dictionnaire des assassins et desmeurtriers, sous la direction de FrançoisAngelier et Stéphane Bou (Calmann-Lévy), et la Petite philosophie du zombie,deMaximeCoulombe (PUF).Ouencore cecollectif sur Le Purgatoire (éd. de l’EHESS).Où, bien sûr, attendront sagement tousces ouvrages avant jugement.p

Alafrançaiseouàl’américaine ?

Abondance,gravitéetéclectismecaractérisent lesouvragesàparaîtred’icià lafinoctobreenphilosophie,économie,histoireousciencessociales

Rentréedesessais:untourd’horizon

Leténébreux,leveuf, l’inconsolé

Alors que, dans LaQuerelle dugenre(PUF), le psychanalyste françaisChristianFlavigny fait part de sonscepticismesur la notion (qui pro-posede faire la distinctionentre le«sexebiologique» et le «sexesocial»), la philosopheaméricaineNancyFraser rassemble ses penséessur la questiondansun recueil detextes titré Le Féminismeenmou-vements (LaDécouverte).Mêmedémarche chez l’historienne JoanScott dans LeGenre, une catégorieutile (Fayard). Plus étonnante, leurcompatriote, l’historiennedessciencesAnne Fausto-Sterling, sedemande,dans LeGenre du sexe (LaDécouverte), s’il n’existe vraimentque…deux sexes.Qu’importe lenombre, pourvuqu’il y ait l’amour! Nul doutenéan-moinsque la sociologue israélienneEva Illouz faitœuvreutile en cher-chantPourquoi l’amour faitmal.L’expérienceamoureusedans lamodernité (Seuil).

LedondeMarcelMauss

Essais

Lamélancoliene fait pas couler quedes larmes. Le grand critique JeanStarobinski s’est penché sur L’Encre de lamélancolie (Seuil). Le volumerassemble ses essais sur le sujet et reprend sa thèsedemédecine (sou-tenueen 1959) sur le traitementde cette tristehumeur. La bile noireest-elle le propre de l’âgemur? Y a-t-il unquelconqueapaisementàattendredans les dernièresœuvresd’unartiste? Lephilosophepales-tino-américainEdwardW.Said,mort en 2003, prenait à cœur cettequestion. Sonouvrageposthume,Du style tardif,paraît chezActesSud.Mélancolie, deuil, création, autantde termesqui appartiennentauvocabulaire freudien. En octobre, onpourra découvrirdeux corres-pondances inédites du fondateurde lapsychanalyse, l’uneavec sa filleAnna (1908-1938), chez Fayard, et l’autre avec le reste de ses enfants(1907-1939), chezAubier.Autre spécialistedu«soleil noir», la psycha-nalyste JuliaKristevapublie Pulsionsdu temps (Fayard).

Lepèrede l’anthropologie française,MarcelMauss (1872-1950), a ledonpour susciter régulièrement l’intérêt : les PUF lancentunenouvel-le éditionde sesœuvres sous la directiondeFlorenceWeber et réédi-tent l’Introductionà l’œuvredeMarcelMauss,deClaude Lévi-Strauss.Jean-FrançoisBert nous fait visiter L’Atelier deMarcelMauss (CNRSéd.). Plus largement, sommes-nousen trainde traverserLeMoment cri-tiquede l’anthropologie (Hermann), comme le croit FrancisAffergan?D’après François Laplantine, il faudraitDécentrer l’anthropologie(CNRSéd.). Toujours est-il que les sciences sociales sont des disciplinesréflexives, comme lemontre l’ambitieuxprojet portépar les éditionsde l’EHESS: trois tomes sous la directiondeChristopheProchassonintitulés Faire des sciences sociales. Critiquer-comparer-généraliser,dans le droit fil de Faire de l’histoiremenéen 1974 sous lahoulette deJacquesLeGoff et PierreNora.

CHRISTELLE ENAULT

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Soignant-soignéLoind’être une simple réponse tech-nique àune souffrance, le soin ins-taureune relation entre des êtres etconstituedoncunedimensionessen-tielle de la vie humaine.Or cette rela-tion entreun«soignant» etun«soi-gné», en tant qu’elle est asymétrique,peut ouvrir sur uneviolence, une«violation»,mais aussi surune recon-naissancede l’individu secouru.Selon lephilosophe FrédéricWorms,la tragédie a toujours affaire auxdeuxpôles extrêmesdu soin et de laviolation. Cette riche ambivalenceexplique l’intérêt porté au «soin», ou«care», dans les débats contempo-rains, et justifie le lancementde lanouvelle collection «Questiondesoin» auxPUFdirigéepar FrédéricWorms. Cedernier en signed’ailleursle premier volume, éclairagepré-cieuxconsacréauxrap-ports entre le soin et lapolitique, qui synthé-tise les problèmes enjeudansun langageclair et concis.p

AliciaMartyaSoin et politique,de FrédéricWorms,PUF, «Question de soin»,64p., 6¤.

Signede joieL’autobiographieduphilosopheRobertMisrahi, publiée aujourd’hui,dévoile pas à pas les étapes d’uneconstructionde soi. Enfant solitaire(samère fut internée en 1934, quandil avait 7 ans), il décida pendant laguerre d’ôter son étoile jaune, cegeste inaugurant une élaborationcontinuede sa liberté.Marquée parde fortes rencontres – notammentavec Sartre, qui l’incita à écrire, avecSpinoza, auquel il consacra demulti-ples travaux, avec celle qui devint safemmeet fut psychanalyste –, sonexistence est ici présentée commeédification constante et volontaired’un bonheur libre, défini par unejoie capable de surmonter toutes lescontingences, tous les obstacles.Toutefois, l’insistance du philo-sophe à refuser toutrecours à l’incons-cient incite à s’inter-roger sur l’univocitéaffirméede cetteforce souveraine.pRoger-PolDroitaLaNacre et le Rocher.Uneautobiographie,de RobertMisrahi,Encremarine, 286p., 23¤.

Place au lecteurQuel est le statut du texte littéraire?Cette questiona été au centre des pré-occupationde l’écoledeConstance,l’undes foyers intellectuelsde l’Alle-magned’après-guerre, encoremé-connuen France. Le spécialistede lit-térature comparéeWolfgang Iser(1926-2007) en a été l’autre grandefigure avec le romanisteHans-RobertJauss. Ce groupedit «Poétiqueet her-méneutique», dont on saitmieuxaujourd’huique s’y sont côtoyésd’ex-Waffen SS comme Jauss lui-mêmeetdes rescapés dunazisme (le sociolo-gue SiegfriedKracauerou lephiloso-pheHansBlumenberg), a renouveléla réflexion contemporaine sur la lit-tératureà travers sa «théorie de laréception». Celle-ci accorde au lec-teurdevenu coauteurun rôle essen-tiel dans la constitutionde la fictionromanesque. En 1970,W.Iser résumel’essentiel des apportsde cetteconstellation. Pour lui, l’œuvre litté-raireménagepar son indétermina-tionuneplace aux lecteurs. C’est cequi la distinguedu texte de loi oudela reproductionde la réalité. Excel-lente introductionàun continent àdécouvrir, ces pagesdenses aurontdequoinourrir le débat sur la tendanceprêtée aux romanciers actuels à aban-donner la fictionpourun«nouveauréalisme».pNicolasWeillaL’Appel du texte,deWolfgang Iser,traduit de l’allemand par Vincent Platini,éditions Allia, 64p., 6,20¤

Sans oublier

Extrait

Berlindécorzéro

Dans«LaFin», legrandhistorienIanKershawexpliquepourquoi lerégimehitlérien,défaitmilitairementdèslami-1944,apusubsister jusqu’enmai1945

IIIeReich: l’impossiblecapitulation

Critiques Essais

TOUTAULONGde La Fin, IanKershaws’interroge sur ce qui amené l’Allemagneà sadestruction totale. L’imagede la capi-taledévastéeest, selon l’historienbritan-nique, devenue l’emblèmede cet anéan-tissement.Cela, le cinéma l’a perçuavecuneétonnanteacuité: la beautéblafardedeBerlin en ruines s’est impriméesurl’écrandès 1946. Les actualités l’ont impo-sée aux regardsdes spectateursdumondeentier. L’année suivante, ces rui-nes sontdevenuesundécorde fiction,maisundécor terrible, le lieude l’histoirepar excellence, sapreuveauprésent.

Unavionaméricainsurvole laville,par sonhublotonpeutvoir cepaysagelunairededestructionà l’infini. Billy

Wilderdirige ici les premiersplansde sonseptième long-métrage: il a choisi, luil’ancienBerlinoisd’adoption, de filmerLaScandaleusedeBerlin (AForeignAffair),malgré son sujet léger– les rava-gesd’une chanteusede cabaret interpré-téeparMarleneDietrich– commeundocumentaireréaliste.Quasimentaumêmemoment, à l’été 1947,RobertoRos-sellinidirigeuneautrepetiteéquipeàBer-lindansuneégaleoptique réalistemaispourun filmautrementplusgrave,Alle-magneannée zéro (Germaniaannozero).

La premièreproductionallemanded’après-guerre,Les assassins sont parminous (DieMörder sindunteruns), deWolf-gangStaudte, en 1946, a elle aussi pro-

mené ses personnages sur le cadavreurbainencore tiède. En1947 et 1948, pasmoinsd’unedizainede films américainssont tournésdans les vestiges de la capi-tale. LaVille écartelée (The Big Lift), deGeorge Seaton,Berlin Express,de JacquesTourneur, voici deux exemplesd’œuvresqui, en enregistrant la villedétruite avec leur caméragrandangle,rencontrent l’histoire. Dix ans plus tard,par la reconstitution réaliste, Le Tempsd’aimer, le tempsdemourir (ATime toLoveandaTime toDie), deDouglas Sirk,ouOrdres secrets aux espionsnazis (Ver-boten!), de Samuel Fuller, vont perpé-tuer ce qui s’est imposécommeunvérita-ble genre.pAntoine de Baecque

«Pourbeaucoupd’Alle-mands,Goebbels futdans les derniersmoisle visageextérieurdurégime. (…)Encoreremarquablementdynamique, il étaitcapablede faireunnuméropour lesmas-sesmais aussi d’en-flammerson entou-rageet continuaitdesemontreroptimisteet d’afficherunair dedéfi. Il était pourtantl’undesdirigeantsnazis les plus clair-voyants.Quand, débutfévrier (1945) sa fem-meMagdadéplora lapertede tantde terri-toires que l’Allemagneavaitautrefois conquiset la faiblessed’unearméedésormais inca-pabledepréserverBer-linde lamenace,Goeb-bels répondit: “Chérie.Nous sommescuits,saignésà blanc, finis.Il n’y a rienà faire”.»

LaFin, page318

La Fin.Allemagne,1944-1945(TheEnd.TheDefianceandDestructionofHitler’sGermany,1944-45),de IanKershaw,traduit de l’anglaisparPierre-EmmanuelDauzat,Seuil, «L’Univershistorique», 672p.,26¤ (en librairiele 30août).

Christian Ingraohistorien

Sir Ian Kershaw, histo-rien de Sheffield mon-dialement connu pouravoir exploré l’opinionpublique sous leIIIeReich, a écrit ce qui

restera la biographie définitived’Hitler,enledécrivantcommeundictateurcharismatique(Flamma-rion, 1999-2000).

A l’heure de la retraite (il est néen 1943), Ian Kershaw ne s’est pasadonné à la pêche à la mouche,mais s’est plongédans les immen-ses fonds d’archives et les plusgrandes bibliothèques d’Europepour tenter de donner une répon-se à une question toute simple,mais qui obséda les armées alliéestoutaulongdesannées1944-1945:Why don’t they just surrender?Pourquoi ne se rendent-ils pas ?C’est qu’il y a un vraimystère der-rière cette question. Une arméequi vient de mener la plus inhu-maine des guerres pendant prèsdecinqans,quia subid’immensespertes, qui combat sur deux, voiretrois frontsdesarmées trois àqua-tre fois plus nombreuses qu’elle,cent fois mieux équipées qu’elle,qui se fait hacher sur place, subis-sant en une année plus de pertesqu’en cinq, tout en continuant àtuer à tour de bras, n’est pas unearmée qui s’effondre. C’est biencette absence d’effondrementqu’Ian Kershaw tente d’expliquerdans La Fin. Allemagne, 1944-1945.

Une enquête courtoisePour ce faire, Ian Kershaw s’est

plongé dans une masse de biblio-graphies et de documents impres-sionnante, complétant les fondsd’archives classiques et bienconnus par ceux du Service derecherches des personnes dispa-rues d’Arolsen, en Allemagne,récemmentouvertauxhistoriens.Il a par ailleurs mené une recher-che approfondie dans les archivesmilitaires, qui lui étaient jus-qu’alorspeufamilières,etaexploi-té de manière intensive les archi-ves localesbavaroises. Il nous livre

iciuneenquêtesoigneuse,scrupu-leuse et même courtoise, citantméticuleusement les historiensdont le travail a croisé son cheminheuristique. Un livre à son image,pourrait-ondire.

Organisé sur une logique chro-nologique, La Fin progresse pas àpas à partir de l’attentat du20juillet 1944 dans lequel Hitlerfaillitêtre tuéetquimit lesystèmeétatique sous haute tension, leconduisantàuneultimeradicalisa-tion. Le 20juillet, en effet, le décordelapièceétaitplanté: l’opération«Bagration», immense offensivede reconquête soviétique de sonterritoire,avaitdéfinitivementbri-sélesreinsdel’arméedel’Est, lafai-sant reculer de près de 300km, ets’achevant par la captivité de plusde 300000 soldats ; à l’ouest, lefrontdeNormandieétaitstabilisé :le combat sur deux fronts devenuune réalité incontournable. Ausud, enfin, Rome était prise, et lescombatsd’arrière-garde autour deFlorence signaient la perte de lamajeurepartie de l’Italie.

A partir de ce constat, Ian Kers-hawdétaille toutà la fois lesopéra-tionsquimènentà l’implosiondesfrontsenmars-avril1945,et lecom-portement des hiérarchies nazies,descendantparfois auniveaude laville ou du village pourmontrer ladiversité des situations locales.Kershaw s’interroge de façonconvaincante tour à tour – sur unmodeparfois légèrementuchroni-que («et si…») – sur le rôle jouéparl’exigence de capitulation sanscondition des Alliés, sur leurs

bévues stratégiques dans la con-duite de la campagne, et sur le jus-qu’au-boutismehitlérien.Pourlui,cependant, le facteur décisif restel’incapacité des élites politiques etmilitaires de se départir de l’em-prise du dictateur, et la diffusionau sein des appareils militants ettactiquesd’unpouvoirquidevientexorbitant et hyperradicalisé lors-que la toute-puissance locale secombine au désespoir et à unvolontarismeaveugle, déconnectédu réelde la situation stratégique.

La population ébahieIan Kershaw expose ainsi la

thèse centrale du livre : le main-tien parmi les élites politiques ducharisme hitlérien a empêchél’émergence d’un projet alternatifpassantpar l’abandonducombat;untelprojetneput jamaisêtredif-fusé dans la population. Celle-ci,selon l’historien, n’adhérait certesplus à l’aura du dictateur, maisvivait l’irruptionde la guerre dansson quotidien – si tardive… – et latornade répressive consécutiveau20juillet, dans un ébahissementqui rendait impossible la visiond’unequelconque issue au conflit.Pour Ian Kershaw, donc, la clé dumystère résiderait dans le fait queles mécanismes de la dominationcharismatique ont perduré parmides élites alors qu’elles s’étaientdissoutes dans la population. Cesélites, qui détenaient en dernièreinstance ce qui restait de pouvoireffectifdansuneAllemagneenins-tancededilution,étaienttropdivi-séespourquelepluspetitdénomi-

nateur commun ne restât pas leFinis Germaniae (la crainte de la«fin de l’Allemagne», amplementexploitée par les nazis) et qu’onl’imposât à une population quin’avait plus de ressort collectif.

Ian Kershaw livre ici un texteimpressionnant, une «anatomiede l’autodestruction» qui lie unegerbedecausalitéstrèsdiversesenla documentant soigneusement.Au sortir de l’ouvrage, cependantquelques questions subsistent,notamment sur le peud’attentionporté par l’auteur sur le gradientest-ouest – les Allemands se bat-tent de manière bien plus achar-née à l’est face aux Soviétiquesqu’à l’ouest face auxOccidentaux,les pertes y sont immenses, la vio-lence, incomparablement plusintense.

Question, aussi, sur ce qu’IanKershaw qualifie, sans vraimentl’analyser, de «fanatisme» ; sur sapropensionàparlerd’«endoctrine-ment» sans véritablement entrerdans ce que cela signifie, introdui-sant dans une démonstrationconvaincante des «boîtes noires»explicatives qui auraient pu êtreévitées. Car pour éliminer cesnotions inexistantes dans lessciences sociales, il eût fallu entrerplus avant dans la haine, l’an-goisse et le désespoir ; bref : dansl’univers des affects individuels etcollectifs de tous ceux, hommes,femmesetenfants,militantsnazisou non, acteurs décisionnaires ounon,qui restèrent endéfinitive lesprotagonistes de cette séquenceparoxystique-là.p

Procès des auteurs de l’attentatcontreHitler, août 1944.

SUDDEUTSCHE ZEITUNG/RUE DES ARCHIVES

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aDu16au31août:DraculaàMetzA l’occasiondu centenairede lamort deBramStoker(1847-1912), auteur du romanDracula, retour sur la figureduplus célèbredes vampiresdans la littérature, l’art et le cinéma.Une expositionà la bibliothèqueuniversitairedu Saulcy estégalement l’occasiondemettre en lumière la veinedu romangothique, la Transylvanie, berceaudeDracula, et les écritsdeDomCalmet,moine lorrainauteur en 1746d’un Traitésur les apparitions.www.univ-metz.fr

aDu14au16septembre:LeLivresur laPlacedeNancySi le festival propose,pour sa 34e édition, sonlot de lectures (parAnoukAimée, Elsa Zylberstein,JudithMagre et JacquesWeber), il déploie aussiune idéeoriginale: trans-formerdes entrées d’im-meuble enbibliothèques,autourdes livres d’unauteur.AlainMabanckouira à Jarville-la-Malgran-ge, Daniel Picouly àLaxou, et AbdAl-Malikdans le quartier Saint-Nicolas àNancy.www.lelivresurlaplace.fr

L’erreurdespremiershommesLAPANIQUEDE L’AVENIRn’estpas forcémentbonne conseillère.Certes, le progrès techniquea deseffets pervers. Ses bienfaits, aurecto, engendrent desméfaits, auverso.Nousdevons doncnousméfier…manon troppo!Rêver decatastrophes, voir partout l’Apoca-lypse, suspendre finalementnosactions, aunomduprincipedeprécaution, parce quenous imagi-nons le pire, ce n’est pas forcé-ment lameilleureméthode.Illustration.

Sansconteste, de forts argu-ments sont avancésen faveurdelaprudenceetde la responsabilité.LephilosopheallemandHansJonas (1903-1993) enadonnéuneformulationcohérente. Il expliquenotamment,dans Le Principe res-ponsabilité (1979,Gallimard 1990)comment la techniquemodernediffèredesoutils anciens: elle pro-lifèredemanièrepermanenteetanonyme, sanspouvoir êtrecontrôléeparpersonne. Sapuis-

sancenous confronteàdesques-tionséthiques inédites, àune res-ponsabiliténeuveenvers lapla-nète, la surviede l’humanité, lesgénérations futures.

Ces analyses sontdevenuesdeslieuxcommuns et Jonas, undesphilosophesmajeursdenotretemps.On lira donc avec intérêtles belles pages,méconnuesenFrance, qu’il a consacrées en 1985à l’applicationà lamédecineduprincipe responsabilité –bienquecette traductionn’en donnequedes échantillons. Jonas y éclairedesproblèmes cruciaux: le chan-gementd’axede lamédecine, ris-quantdésormais de transformerle vivant au lieu de le soigner, lanécessitéde protéger le hasardessentiel de la reproductionhumaine contre la duplicationàl’identique, par clonage, de géno-mes individuels déjà existants.

Sur cespoints, la luciditéduphi-losopheforce le respect. Il sait com-biencesmutations techniquesexi-

gentde repenser les limitesde l’hu-main,de chercher si leur franchis-sementest souhaitableoudestruc-teur. Lamoderniténousconfronte-rait doncbienà la responsabilitéinouïed’éviterd’embarquer lesgénérationsàvenirdansdespro-cessus irréversibles.

Enfouir les silexMalgré tout, on seprend àdou-

ter. A force d’entendre ces argu-ments, on finit par croire notresituation sansprécédent. Pour-tant, la préhistoire la connaissaitdéjà! Imaginons: des humanoï-desdécouvrent le feu, le domesti-quent, invententmêmedequoi leproduire. Intelligents, ils peuventprévoir que ce feu va sepropager,se transmettre, se compliquer ets’amplifier, changer lemonde,métamorphoser les forêts, trou-bler l’atmosphère, embraserdesvilles, asservir des peuples, allu-merdes bûchers, permettredesautodafés,produiredes créma-

toires…L’und’eux alors se lève etdit, dans le langaged’alors : «Nousn’avonspas le droit d’embarquerles générations futures danspareille aventure, elles n’ont rienchoisi ni demandé!»

Onaurait donc laissé se refroi-dir les braises, on aurait enfoui lessilex, et oublié ce cauchemar.Nous, les descendants, serionsbien tranquilles. Sans technique,sanshistoireni civilisation. Sanspuissance, sans crainte, sans res-ponsabilité. Seul détail, nousneserionspas vraimenthumains…Voilàpourquoi la grandepeur deslendemainsn’est pas de bonconseil.p

FrançoisMorel, comédien

Belle-famille,jevoushais

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

UNWEEK-ENDENFAMILLEpourrait ressembler àune chansondeVincentDelerm: «Tes parents, ce sera peut-être des pro-fesseurs de lettres branchés sur France Inter et qui votentpourles Verts…»

Un jeunehommefait connaissancede ses beaux-parents,desabelle-famille.C’estunParisien forcené. Labelle-familleest fon-damentalementrustique. Le chocdes cultures sera sanglant. Lesbeaux-parentss’intéressentà leursvoitures. Ils ontachetéunpavillonà créditmaisontdesproblèmesavec la fosse septique,située juste à côtéde la cuisine.Certainsdimanches, le rôti souf-fredes remugles.A l’apéritif, ils boivent lepastis. Les enfantss’appellentDylanetAllison, ou, pire encore, TwixetBueno.

Le samedimatin, unpeudésœuvrés, ils fréquentent les bro-cantes. FrançoisMarchandnote justementque c’est l’occasiondedénicherpar exemple l’ouvraged’un certainPaulGranetintituléNedites pas auPrésident que je suisUDF ilme croit socia-liste (le président enquestion était ValéryGiscardd’Estaing).On le trouve aujourd’huidans des vide-greniers (pasValéryGis-cardd’Estaing, le livre de PaulGranet) queMarchand, pas forcé-ment à tort, trouverait plus juste d’appelerdes «vide-poubel-les», voiredes «vide-merdes» (les braderies, pas le livre dePaulGranet).«Les rues étaient jonchées d’ordures, unpeu comme siles éboueursavaient décidéunegrève illimitée. La seule diffé-rence était que les ordures étaient à vendre et nonà jeter.»

Onpeut contester en revanche le ton sarcastiquede l’auteurquand il se gaussed’un commercial représentant enmaison-témoinqui désigne lesWC, enprononçant «doublev c» et non«v c».MonnouveauPetit Robert de la langue française, quin’est quandmêmepasn’importe qui,m’indiqueque les deuxprononciations sont recevables. Semoquer, François, je suisd’accord,mais à bonescient.

D’autantque l’auteur est assez à cheval sur le langage et onl’en félicite. Lorsque, page86,meurtAurélie, épousedunarra-teur, le cou transpercéparunOpinel inopiné, onne s’attristepas trop: elle est fatigante à dire «voilà», «c’est clair» à toutboutde champ. Celaméritait bien unepetite correction.

Moinssexuel que JulesRomainsUnweek-end en famille finit unpeu commeun livre de Jules

Romains.Mais enmoins sexuel. Quand le fauxprêtre à la findesCopains invite à la luxure, celui de FrançoisMarchandinvite dansune anaphore rageuseà se révolternotammentcontre Ikea, lesmagasinsBut, lesHalles auxChaussures, lesronds-points et plus généralement l’enlaidissementdes campa-gnes françaises. Sans oublier les CheminéesPhilippe (premierfabricant européende cheminées).

Car, je ne vous l’ai pas encoredit, et vousn’auriezpas pu ledeviner tout seul, la belle-famillehabite en Samouse, du côtéd’Andouillé, de Carbonat-les-Cayrouses,de Ruillé-le-Gravelais,Pourçain-sous-Sioule, Jarjalesse, Champeaux, c’est-à-direnullepart. L’auteurprend soindepréciser avec un riende complai-sance, voire d’empressementsuspect, que la Samousene faitpaspartie «des zones civilisées comme leNord, laNormandie oula Charente».

Allons FrançoisMarchand, s’il vousplaît, encoreunpetiteffort: ne dites pas à vos lecteursque vous êtes sympathique,ils vous croient cynique.

«Allo, c’est “LeMondedes Livres” à l’appareil. C’estmarrantvotre truc,mais on comprendpas bien. Vous le conseillez, le livrede FrançoisMarchand, oupas? – Si, si ! – Ahbon? Parce quedetemps en temps, on a l’impressionqu’il vous exaspère… – Oui, unpeu…–Mais vous avez trouvé ça drôle? – Oui, drôle, oui… – Ben,il faut le dire. Votre prochainpapier, c’est pour le 20septembre.Tâchezd’être plus clair. – J’essaierai.»p

PagailleorganiséeLe feuilleton

Féerie générale,d’EmmanuellePireyre,L’Olivier, 256p., 19¤.

Roger-Pol Droit

Iladoncfalluétablirdestaxinomies,nommer les espèces et les sous-espèces, identifier les phénomènespuis les classerpar genres, créer descatégories divisées elles-mêmes enpetites cases que l’on a dû cloison-

ner encore pour prendre la mesure de cemonde. Impossiblede faire tenirunglobedansunmeubleàcompartimentssi onnele coupe préalablement en tranches, puisen dés. L’homme s’y est employé sansménager sa science.Ni sa littérature, idéa-lement outillée pour forger des arché-types,définirdesmodèles, camperdans leréel la figure humaine si vacillante, sifloue, si contingente. Il s’agissait en som-me de s’entendre sur une organisation,d’aboutir à un ordre et de se donner ainsil’illusionde toutmaîtriser.

Dans unXIXesiècle épris de rationalité,où la scienceet laphilosophieétaientsup-posées avoir réponse à tout, Bouvard etPécuchet,pas sibêtes, posaient lesbonnesquestions:Qu’est-ce que le corps?Qu’est-cequeDieu?Qu’est-ceque l’univers?Or ilsemble que quelque chose se soit déréglédepuis dans notre système d’explicationdu monde, que ces vieilles questionsmêmes ne soient plus opérantes pour eninterroger l’énigmeetdécouvrir enfinquinous sommes. Voici à présent celles quinousviennentauxlèvres:«Commentlais-ser flotter les fillettes?», «Commenthabi-ter le paramilitaire?», «Comment faire lelit de l’homme non schizoïde et non alié-né?», «Friedrich Nietzsche est-il halal?»,«Commentplanter sa fourchette?»

Cesquestions,beaucouppluspertinen-tesaujourd’hui,onenconviendra,sont lestitres de quelques-uns des chapitres dulivre d’Emmanuelle Pireyre, intitulé lui-même non sans ironie Féerie générale,lecture hautement recommandable aumoment où nous nous apprêtons à atta-quer la montagne de livres qui a poussécet été dans notre dos, par orogenèse ins-tantanée, tandis que nous contemplionsl’océan. La langueouplutôt les langues detous bois que nous parlons et écrivonsdésormais y sont en effet surprises en fla-grantdélitdemensonge, littéraireounon.Nous les voyons inventer les fictionspoli-tiques, communautaristes, génération-nelles, toutes lesmythologies artificiellesde l’époque. Nous voyons le discoursengendrer le cliché, puis le cliché saturerle discours. Nous voyons se constituer,avec ce Meccano de phrases toutes faites,nos nouvelles représentations dumondeet triompher le paradoxe suivant: le lieucommun est un no man’s land, la défini-tionmodernede la solitude.

Ce roman se donne moins comme unrécit que commeun dispositif ludique ouune installation d’art contemporain avecordinateurs et vidéos, lesquels sont deve-nus, tout autant que les écrans de la fic-tion,desmiroirsdu réel.Nousn’avons sur

lui d’autre prise que celle-ci, semble-t-il :«Nous ne pouvons demeurer à l’intérieurdes choses, même si elles sont notre plusgrand amour (…). Nous ne pouvons pasnous attarder. Impossible, même si la joienousenvahit, de tenir enplace surun flancde montagne pour regarder le lac brillantdans la nuit.»

Aussi bien, nous ne lirons pas ici un deces romans où tout tient et se tient ; sonencre n’est pas une huile injectée dans lesrouages grippés du monde. La fiction duréelordonnéeparla littératurenefaitplus

illusion. Mais si Emmanuelle Pireyre semoqueférocementdeceuxquipersistentà y croire, elle sait pourtant que l’on peuten avoir la nostalgie, comme du paradisperdu. Alors elle nousmontre une fillettede 9ans, Roxane, qui s’entête à peindretandis que ses camaradesprofitentplutôtdes récréations pour spéculer en Bourse.Etnonseulementellepeint,aulieudeson-ger comme les autres à « renflouer sescomptes de trading»,mais elle s’est «spé-cialisée dans le genre pictural légèrementdésuet de la peinture équestre».

Desmicrorécitss’enchâssentetsechas-sent : nous surprenons la conversation

pontifiante de responsables politiques,nous suivons en France un universitairesuédois attiré par les «centres historiqueset les filles faciles» (mais «si nous sommesprêts à offrir énormément à nos visiteursétrangers (…), les Françaisnesontpasmûrspour le tourisme sexuel»), nous lisons lesconseils de bonne conduite qu’une jeunemusulmane prodigue à ses sœurs, nousapprenons que happenings et perfor-mancesfurentsurtoutconçusparlesartis-tespour lutter contre le froidde leurs loftsnew-yorkais. Et mille autres aspects en-coredecette«féeriegénérale»quiestunemanière somme toute optimiste de nom-mer le bordel ambiant.

Car Emmanuelle Pireyre n’ignore pasque la théorie de ce naufrage relève aussidu discours: «Tout se passe comme si, aulieu de vivre dans le monde réel, nousvivions dans le Musée de l’homme (…). Leréel muséifié n’est plus disponible, le réelest un pauvre fromage sous cloche.» Cesontdes étudiantsqui parlent et leur luci-ditéprétenduen’est qu’unevolute encoredenotre logique en vrille, éperdument enquêted’unsensqui sedérobe.Féeriegéné-rale estun livre sans leçon, dont toutes lesdémonstrations n’aboutissent qu’à prou-ver la belle santé morale de l’humour entemps de crise. Puis aussi la nécessité depréserverenversetcontretout«notrepré-cieuse réserve de récalcitrant».p

Chroniques

L’Artmédical et laresponsabilitéhumaine(Technik,MedizinundEthik),d’Hans Jonas, traduit del’allemand,présenté et annotépar Eric Pommier, préfacéparEmmanuelHirsch, Cerf,«Passages», 80p., 15¤.

Envoyer vos manuscrits :Editions Amalthée2 rue Crucy44005 Nantes cedex 1Tél. 02 40 75 60 78www.editions-amalthee.com

Vous écrivez?Les EditionsAmalthéerecherchentde nouveaux auteurs

«Féerie générale»,unemanière somme touteoptimiste de nommerle bordel ambiant

UMBERTOMISCHI

Unweek-end en famille,de FrançoisMarchand,ChercheMidi, 112p., 13¤.

Catherine Simon

La rentrée littéraire 2002? Senti-ment «d’un bonheur absolu»,se souvient la première ; unmoment «effrayant et magi-que», se rappelle la seconde.Chantal Thomas etMaëva Pou-

pard ont en commund’avoir été, il y a dixans, exceptionnellement remarquées.L’unen’enestpas revenue:LesAdieuxà lareine (Seuil), premier romande l’essayisteChantal Thomas, couronné en novem-bre2002 par le prix Femina, est devenu,en mars 2012, un film du réalisateurBenoît Jacquot. 200000 exemplaires dulivre ont été vendus à ce jour. Et le succèsne s’arrête pas là.

Mais Maëva Poupard? Ce ne sont pasles mérites de sesHistoires à décrocher lalune (Anne Carrière) qui lui ont valu sabrève notoriété – un «accident», dit-elle,attablée dans un café parisien. Elle étaitâgée de 16 ans à la sortie du livre. Ce qui asuffi, enrage-t-elle, pour qu’on l’exposedans la cage « lolita». Dix ans plus tard,MaëvaPoupardn’estpasdevenueroman-cière. Mais elle n’a pas quitté les livres :scénaristedebandedessinée,ellesignecetautomne, sous le pseudonyme de Rutile,son quatrième album,Mytho (dessins deZimra), chez Glénat. Elle a changé demonde: «Contrairement au roman, tra-vail éminemment solitaire, la BD se fait àplusieurs: le dessin et le scénario se combi-nent pour créer unmême univers», expli-quelajeuneartiste.Quantàlarentréelitté-raire, si française, si brutale, «c’est trop degrossesmachines, on se fait écrabouiller»,estime-t-elle.

Avec ou sans «machines» à écraser lesdésarmés, qu’en reste-t-il dix ans après?«Lasurprised’être encore là,malgré lavio-lence du marché», sourit Sabine Wespie-ser, qui a lancé, en 2002, samaison d’édi-tion. «La joie, intacte, de la découverte»,répondsa consœurCatherineGuillebaud,éditrice chez Arlea. Pour elle aussi, 2002représenteun tournant:Amants, sonpre-mier livre, estpublié auSeuil – sept autressuivront.

663romans sont édités cette année-là,soit une vingtainede plus qu’aujourd’hui(Le Monde du 17août). Parmi les quelquesécrivainsquibrillentalors, le tempsd’unecitation dans les médias, beaucoup sont-ils encore vivants, c’est-à-dire remuants,captivants…et(surtout)présentsenlibrai-rie? Finalement oui, pour la majorité decette lilliputienne tribud’élus… La preuvepar Pascal Quignard: prix Goncourt 2002pour Les Ombres errantes (Grasset), ilrevient cet automneavec LesDésarçonnés(Grasset).OuparAnneSerre:dixansaprèsLe Cheval blanc d’Uffington (Mercure deFrance), Petite table, soit mise ! sort chezVerdier. Ou par Vassilis Alexakis : il avaitpublié LesMots étrangers (Stock), le revoi-làavecL’Enfantgrec (Stock).OlivierAdam,présent en 2002 avec Poids léger (L’Oli-vier), l’est encore, en cette rentrée 2012,avecLesLisières (Flammarion, lirenotrecri-tiquepage4). La liste n’est pas close.

« Je n’ai pas le sentiment que ma ma-nière d’écrire ait tellement changé», relè-ve, dansun courriel, Anne Serre. Le travaillittéraire n’a pas grand-chose à voir avecl’idéedeprogrès,note-t-elle :«Le tempsdela littératureestparticulier.Cen’estpasuntemps chronologique. C’est un temps fixe,immobile, qui palpite intensément.»

De livre en livre – Anne Serre en est àsonquatrièmeroman : «Onexamine tou-jours le même objet, innommable, peut-être seulement de points de vue différents.Et encore. C’est plutôt comme si on dépla-

çait incessamment lesmêmes pièces, avecquelques variantes importantes chaquefois. » S’éloigner, revenir, ainsi vont lesviesmystérieusesdeceuxquitravaillentàécrire des romans. «Toujours l’histoire dutimbre de Faulkner: un auteur a peu d’es-paceàlui, l’espaced’untimbre,mais ilpeuty creuser profond», souligne, comme enécho, Laurent Mauvignier, dans le mailqu’il nous a adressé. «En dix ans, ce que jecrois avoir appris, avance-t-il, c’est quel’écrituredemandeune remiseenquestionpermanente,et ceparadoxe: se servirdece

qu’ona fait commed’unmoyendepropul-sionpourcequ’onaàfaire,nepasse laisserenfermer dans ce qui est écrit ; le piège deslivres écrits, c’est l’effet Narcisse, la tenta-tion dumême quand tout doit tendre versl’autre, le livre qu’onne connaît pas.»

Son roman Des Hommes (Minuit,2009) l’a fait connaître au grand public.Mais, en2002, sa réputationestnaissante,le cercle de ses fans limité: Laurent Mau-vignierpublieCeuxd’à côté (Minuit). Il estalors salué, sous la signature de PatrickKéchichian, comme « l’un des seuls[auteurs], probablement, à avoir trouvéune langue littéraire (…) suffisammentéla-borée pour transmettre la sensation d’uneproximité véritable, presque physique,compassionnelle voudrait-ondire, avec lesêtres imaginairesqu’ilmet en scène». («LeMondedeslivres»du11octobre2002).Dixansplus tard,Mauvignier est au théâtre.

Après le comédien Denis Podalydès (àla Comédie-Française) et le chorégrapheAngelin Preljocaj (à la prochaineBiennalede danse de Lyon) qui ont, chacun, tra-vaillé sur le roman Ce que j’appelle l’oubli(Minuit, 2011), ce sera au tour du collectifLesPossédésdemettreenscèneToutmonamour (Minuit, 2012). «Les écrivains desgénérations précédentes ont tous plus oumoinsécrit pour le théâtre,puis çaaquasi-ment disparu. Je crois que ça revient unpeu», ajoute le romancier.

C’est à un autre « jeu des métamor-phoses», celui de l’opéra et du cinéma– pardonnezdupeu–qu’unrécent romandeChantal Thomas,LeTestamentd’Olym-pe (Le Seuil, 2010) est promis. AlfredoArias devrait s’inspirer du personnaged’Olympe pour la mise en scène d’unopéra, à Montpellier ; tandis que BenoîtJacquot,après lesAdieuxà la reine,devraitraconter l’histoire d’Olympe/Ursule,maîtressedéchueduroiLouisXV,dansunprochain film. La rentrée littéraire 2002auradécidémentsonné,pourChantalTho-mas, ledépartd’unepériodecréatrice,pro-fuse et jubilatoire.

«Lesuccèsd’unauteuresttoujoursmys-térieux», souligne Dominique Gaultier,

fondateur des éditions Le Dilettante,découvreur d’Olivier Adam et de VincentRavalec. S’agissant d’Anna Gavalda, autreécrivain phare de lamaison, lemot «suc-cès», en termes économiques, semblefaible.Publiéen2002, Je l’aimais s’estven-du, en dix ans, à 1 259000 exemplaires– soit un peu moins que les deux autresbest-sellers de Gavalda, Je voudrais quequelqu’un m’attende quelque part (1999,venduà 1 885000exemplaires) etEnsem-ble, c’est tout (2004, vendu à 2040000exemplaires). De quoi assurer à l’auteur,maisaussiàsonéditeur,un«petit confort,qui change tout» : embauche d’un colla-borateur, achatd’ordinateurs etbyebye lesalairede smicardqui fut longtempsceluide l’éditeur-libraire de la rue Racine. «En2002, jenem’attendaisàrien.C’est l’undesraresmétiersoùonpeut faireça»,observe,pour sa part, Sabine Wespieser. Elle, quiavait démarré avec une assistante, tra-vaille désormais avec trois salariés. Et ellea imposé sa patte.

«L’autorité d’un éditeur, résume-t-elle,c’est sa cohérence–qui se juge sur le tempslong.» En 2002, parmi les sept livres quepublie la nouvelle maison d’édition,figurent lesMémoiresdeNualaO’Faolain(1940-2008),Ons’estdéjàvuquelquepart,premier livre de l’Irlandaise traduit enfrançais ; mais également un gros pavé,au titre interminable : La Vie de Mardo-chéedeLöwenfelsécritepar lui-même,pre-mier roman de Diane Meur, «petit mira-cle», dit Sabine Wespieser, puisqu’il sevend,pour la seuleannée2002, àquelque5000 exemplaires. «Une œuvre seconstruit, lentement», insiste l’éditrice,qui accompagne, livre après livre, Vin-centBorel,MichèleLesbre, laVietnamien-ne Duong Thu Huong ou, plus récem-ment, l’Américano-QuébécoiseCatherineMavrikakis.

C’est lentement, en tâtonnant, queThierryBeinstingelécritetavance, luiaus-si. En 2002, alors qu’il vient de publierComposants, il s’étonne, sur son site,d’avoir commencé par cesmots: «La ten-tation de l’île déserte», l’un des chapitres

de son roman. «Pourquoi ai-je choisi cettephrase obsessionnelle et quel rapport avecce livre ? Je n’y avais jamais vraimentréfléchi, cela faisait partie pour moi desmystèresde la créationcommeondit –et ilfaut qu’il y en ait, c’est vital – une de cesphrases qui viennent et qui vous tombentdessus.» Dix ans (et quelques romans)plus tard, il publie Ils désertent (Fayard)ces jours-ci.

Entre les deuxdates, le lienest transpa-rent : l’obsession de Beinstingel, c’est lemondedu travail,mais aussi les «défis dulangage que nous lance la société mo-derne», explique-t-il au téléphone. Com-ment ne pas se trahir, comment «garderson libre arbitre», alors que «chacund’en-tre nous est nommé par sa fonction»?, sedemande-t-il, rejoignant, à sa façon, laréflexiond’AnneSerre.

«Lemondeestdeplusenplus fictionnel.Est-on dedans? Dehors? Qu’est-ce qui estvrai?», questionne encore Beinstingel. Larentréelittéraire,serait-ontentéderépon-dre. Ceux que nous avons pu interrogerl’attendent, la curiosité et la faim de liredécuplées – c’est leur seul trait commun.Laurent Mauvignier guette le nouveauroman de Leslie Kaplan (Millefeuille, POL,lirenotrecritiquepage4).ThierryBeinstin-gel,quiadéjàdégusté lenouveauFrançoisBon (Autobiographie des objets, Seuil), dit«adorer» cemoment. La rentrée littéraireestun«travaild’équipe»entrel’éditeur, lelibraire, l’auteur (et le lecteur) : «Allons-ygaiement!», conseille-t-il. Rendez-vousdansdix ans. p

Enquête

Dix ans après, ilreste «la surprised’être encore là,malgré la violencedumarché», ditSabineWespieser

Cet automne,LaurentMauvignierguette le nouveauLeslie Kaplan.Thierry Beinstingel,lui, a déjà dégustéle François Bon

MARTIN JARRY

Ellebougeencore,larentrée2002!

Tempsfortdel’éditionfrançaise,larentréelittérairen’estpasqu’unfeudepaillesaisonnier.Ilyadixans,desauteursétaientdistingués,deséditeursselançaient,aveclesquelsil fautcompteraujourd’hui.«LeMondedeslivres»leurademandéd’évoquerladécennieécoulée

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FlorenceNoivilleenvoyée spéciale à NewYork

Pourquoi ne pas l’avouer? Onest dans ses petits souliersquand on va voir Toni Morri-son. Ce monstre sacré des let-tres américainesn’a pas, selonla rumeur, un caractère facile.

«Là, vous avez touché le fond, non ?»,aurait-elleditunjouràunconfrèrebritan-nique rapidement invité à remballer sesquestions et à regagner la sortie.

On arrive avec cinq minutes d’avance,ce qui met le portier en émoi. «Ms Morri-son?»Pasquestiondeladérangermainte-nant. Il téléphonera à 11heures pile («Ele-ven sharp»). A l’heuredite, devant les por-tes de l’ascenseur qui se ferment, il mefixe longuement. Puis : «Good luck…!»

C’est une femme délicieuse qui m’ac-cueille pourtant ce jour-là. ToniMorrisonvient d’emménager à Tribeca. « Celachange d’Upstate New York, où j’habitaisenbordurede l’Hudson.PourquoiTribeca?J’ai tout de suite aimé cet appartement. Etle quartier est agréable, il y a quandmêmedes choses à mettre au crédit de MichaelBloomberg (lemaire deNewYork), dit-elleironiquement.C’est lapremièrenuitque jepasse ici…Voulez-vousdu café?»

Encelumineuxmatind’avril,ToniMor-risonestassisedansungrandcanapéd’an-gle.Devantelle,unelargebaievitréeetunevue étonnante sur le sud de Manhattan.Enserrées dans un foulard vert, ses drea-dlocks argentées lui donnent un air altieret une allure folle. A 81 ans, l’auteur de Be-loved conserve de l’énergie à revendre. Laveille de notre rencontre, elle était à Broo-klynpourfaireavancerlacauseduféminis-me. «Dans quelques semaines, j’irai à Lon-dres pour la première de ma pièce Desde-mona,qui a étémise en scènepar Peter Sel-lars.»Entre-temps,elleassuretambourbat-tant la promotion de son dernier roman,Home,paruauprintempsauxEtats-Unis.

S’arrêter, poser la plume? «Vous n’ypensezpas.Quandmes fils étaientpetits etque je les élevais seule, sans aide de leurpère, je me levais avant le soleil. Je voulaisavoirécrit quelquechoseaumomentoù ilscrieraient “Mama”.» Aujourd’hui, c’estpareil.Lebesoinest lemême.Elleexpliquequ’elle travaille à un nouveau livre– «dont les personnages évoluent dans lescosmétiques»–,quil’aconduiteàs’intéres-ser à Lady Gaga et qui lui fait un peu peurparce que, «pour la première fois, l’intri-gue se situe à l’époque contemporaine».Mais arrêter, ça, jamais. «Sans l’écriture, jesuis à la dérive…»

Etonnant,cemot«dérive»,danslabou-che d’un écrivain devenu à ce point uneinstitution. Prix Pulitzer 1988, Prix Nobel1993, Morrison a bien sûr ses détracteurs.Mais, pour beaucoup, elle est la grande«romancière nationale». Une consciencedont les livres, étudiés en classe, se ven-dent par millions. Un écrivain – noir,femme–quiafait la«une»desmagazinesquand cela ne s’était plus vu depuis laRenaissancedeHarlem,cemouvementderenouveau de la culture afro-américainedans l’entre-deux-guerres. Un auteur quireste à ce jour le seul Afro-Américain PrixNobel de littérature.

Nous parlons d’Obama, que Morrisonsoutient avec fougue – « Je pensais qu’ilserait bon, mais pas à ce point. » Aurait-elle réussi en littérature ce qu’il a fait enpolitique? «Ce qui est vrai, c’est que, pourune petite fille noire ayant des velléitésd’écrire, leNobelaujourd’huin’estplusunechose inaccessible.»

Et elle ? Son rêve de petite fille, quelétait-il? Quand elle naît, en 1931, à Lorain,Ohio, ToniMorrison s’appelle ChloeWof-

ford. C’est plus tard, lorsqu’elle se conver-tira au catholicisme, qu’elle prendra com-me nom de baptême Anthony, que sesamis abrégeront en Toni. Famille ou-vrière. Quatre enfants. La mère a un donpour raconter et chanter. Chloe-Toniadore l’écouter, de même que son grand-père, qui a « lu cinq fois la Bible de la pre-mière à la dernière lettre». Très tôt, elleacquiert le goût des mots. «A 3 ans, sur letrottoir, j’ai tracé mes premières lettres,“C.A.T”. Plus tard, avec ma sœur, on for-mait des phrases avec des cailloux. Je mesouviens qu’on avait écrit “I Hate You”.»Etait-ce destiné aux Blancs? Elle ne fait

pas de commentaire. Elle dit justeque Lorain n’était pas un ghetto,mais que, sous les lois Jim Crow, laségrégation était partout. Que pasune minute il n’était possible de s’ysoustraire.Mêmeenpensée.

A Lorain, Toni Morrison lit avecavidité. Jane Austen, Mark Twain,Richard Wright… «Un jour, j’avaistrouvé un petit boulot demagasinier

à la bibliothèque.Mais, au lieude remettreles livres en rayon, je passaismon temps àles lire.Onafiniparmetransféreraudépar-tementdescatalogues!»Ellegranditaussiavec la radio, «les sons, l’imaginaire…». Et,bien sûr, la musique des années1940-1950. Il y a dans la langue de ToniMorrison – l’un de ses livres s’appelleJazz–, toute l’intensité, les désespoirs etles tourmentsde«l’âmenoire». Les révol-tesdeBillieHoliday, les ferveursdeMaha-

lia Jackson, lesmélancolies de Nina Simo-ne… «Ah, Nina Simone», dit-elle dans unsoupir…Ellehésite, commes’ilyavait tropà dire. Puis résume simplement : «Ellenousamaintenus en vie…»

Pendant dix-neuf ans, pour gagner lasienne, Toni Morrison a été éditrice chezRandom House, où elle a notammentpubliéAngelaDavis, lamilitante dumou-vement des droits civiques proche desBlackPanthers. Jusqu’en2006,elleaensei-gné à Princeton. Mais elle n’a jamais étéaussiheureuseque le jouroùelle apu ins-crire « écrivain » sur sa déclarationd’impôts…Legrandventde l’histoireetdela mémoire afro-américaine souffle dansseslivres–dixromanstraduitschezChris-tian Bourgois. Dans Beloved (1989), Sethe,ancienneesclave évadéed’uneplantationen 1870, est hantée par le fantôme de safille, qu’elle a tuée de ses mains. Dans LeChant de Salomon (1996), un homme semet enmarche vers le Sud en quête d’untrésor mythique qui n’est autre que lesecretde sesorigines.DansParadis (1998),cinq femmes sont retrouvées mortes,dans les années 1970, à Ruby, une petiteville de l’Oklahomaque l’on croyait pour-tanthorsdumonde…

L’Histoire donc. Mais sans pathos nimorale. Sans politique ni démonstration.Comme siMorrison avait réussi à agrégerles colères de Ralph Ellison, les visions deJamesBaldwin, la ragedeMalcolmX,et…àtransformer tout ça en bien autre chose.Quoi ? Le tableau d’une communautéd’hommesetdefemmesquiparlent,pleu-rent, chantent, prient, meurent, violent,manipulent, assassinent…Bref – etmêmesil’arrière-planhistoriqueetsocialesttou-jours là en transparence –, ce qui chatoied’abord, sous la plume de la Morrison,c’est le tableau de la vie, complexe, pétriede contradictions, donc vraie.

Car l’écrivain ne s’arrête pas aux appa-rences. Elle cherche le pourquoi incons-cientdeschoses.Et trouvelesmotspourledire. Dans une préface à L’Œil le plus bleu– son premier roman (écrit à 39 ans etpublié en France en 1994), où elle raconteles affres d’une jeune fille noire rêvantd’être blanche et d’avoir les yeux bleus–,Morrison explique: «J’ai essayé de com-prendre pourquoi (ce personnage) n’avaitpas fait et ne ferait probablement jamaisl’expérience de ce qu’elle possédait. Pour-quoi elle priait si fort pour être radicale-mentdifférente. Il y avaitdans cedésiruneautodétestation raciale implicite, mais

d’où venait-elle? Qui la lui avait mise entête? Qui l’avait regardée et trouvée insi-gnifiante sur l’échelle de la beauté? Monroman est comme un coup de bec dansl’œil qui l’a un jour condamnée.»

En 2010, ToniMorrison a perdu le plusjeunede ses fils, Slade, âgé de 45 ans. Aveclui, elle signait des livres pour enfants.Home lui est dédié. Au début du roman,comme au fronton d’une maison (homeen anglais), elle a écrit son nom. Juste sonnom, Slade. «Mon éditeur voulait que jemette autre chose, mais je n’ai pas pu.»C’estlaseulefoisdanssavieoùToniMorri-sonn’apas su trouver lesmots. p

ToniMorrison

Extrait

A81ans, laPrixNobeldelittératurecontinued’explorertambourbattant lesréalitésdelaconditionafro-américaine.«Home»,sonnouveaulivre,enestlelumineuxetenvoûtanttémoignage

«Sansl’écriture,jesuisàladérive»

«Même si les chaussuresétaient essentiellesà son éva-sion, le patientn’enavait pas. Aquatreheures dumatin, avantle leverdu soleil, il réussit à des-serrer les sanglesde toile, à selibérer et à déchirer la blouse del’hôpital. Il enfila sonpantalonet sa vestemilitaires, puis seglissapieds nus jusqu’auboutdu couloir. A l’exceptiondesbruits de sanglotsprovenantde la chambre voisinede l’issuede secours, tout était silen-cieux. Les gondsgémirent lors-qu’il ouvrit la porte et que lefroid l’étourdit commeuncoupdemarteau (…). Il avait samédaillede combattantdanssapochemais pas demonnaie,si bienqu’il ne lui vint pas àl’idéede chercherune cabinetéléphoniquepourappeler Lily.Il ne l’aurait pas fait de toutefaçon, non seulement en raisonde la froideurde leurs adieuxmais parcequ’il aurait euhonted’avoir besoind’elle encet instant –unéchappédel’asile sans rien auxpieds.»

Home, pages17-18

Home,deToniMorrison,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parChristine Laferrière,ChristianBourgois, 154p., 17 ¤.

Rencontre

JESPON/WRITER PICTURES/LEEMAGE

Elle n’a jamais étéaussi heureuse quele jour où elle a puinscrire « écrivain » sursa déclaration d’impôts

L’enversdesannées1950

Parcours

IL FAUDRAIT FAIREune thèsesur la notionde «maison» chezToniMorrison. Lieuhanté,«pleinde venin»dansBeloved.Hôtel déserté dans Love. Et ici,une idée, presqueune chimère,fantasmée,détestée.Obsédanteaupoint que la romancière en faitun titre (au fond intraduisible):Home.

Le roman, son dixième, com-menceainsi : «Cettemaison estétrange. Ses ombresmentent.Dites, expliquez-moi, pourquoi saserrure correspond-elleàmaclef?»C’est FrankMoneyquiparle.Nous sommesen 1952.Money rentrede la guerre de

Corée, va-nu-piedsbrisé, torturé,enproie à des attaquesd’angoissequi le laissentpantelant. Lorsquenous faisons sa connaissance, ils’évaded’unhôpital psychiatri-que à Seattle et entreprendunlongpériple pour regagner Lotus,dans saGéorgienatale, poursuivipar deuxmots: «WhiteOnly».Nous sommesenpleine ségréga-tion raciale – leCivil RightsActneseravoté qu’en 1964. Et la rage quiemplit le cœur de Frankpèse surl’Amérique commeun couvercle.D’autantqu’il lui faut vite gagnerle Sudpour sauver Cees, sa sœuraimée, utilisée commecobayeparunmédecinblanc…Morrison

démythifie les années 1950.«Celam’agaçait qu’on y pense avecnos-talgie. Parce que c’était l’après-guerre, que les gens gagnaient del’argent et qu’ils se repaissaientdefilmsà l’eaude rose à la télévi-sion.»Déchirant le voile, ellemon-tre les démons et les traumasd’une communauté. Les droitsciviques, en germeaussi, et ce«home»où l’on se reconstruit –peut-être.

Le résultat est saisissant.Uneépoustouflanteéconomiedemoyens.Uneparabole épurée,sensuelle, violemmentpoétique.Grâce et densité. Un livre bel etbon. p Fl. N.

1931ChloeWofford, futureToniMorrison,naît à Lorain,Ohio, Etats-Unis.

1970Elle publie sonpremierroman, L’Œil le plus bleu(ChristianBourgois).

1988Beloved reçoit le prixPulitzer et l’AmericanBookAward.

1989-2006Elle enseigneà Princeton.

1993Elle reçoitle prixNobel de littérature.

12 0123Vendredi 24 août 2012

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