Upload
billypilgrimsfe
View
90
Download
3
Embed Size (px)
Citation preview
1
Université de Paris IV – Sorbonne
Maxime Durisotti
N° étudiant : 10402152
Master 2 de recherche – mention « Littérature, philologie et linguistique »
spécialité : Littératures Comparées
Année 2006-2007
Directeur de recherches : Jean-Yves Masson
Yves Bonnefoy traducteur
Keats & Yeats
Yves Bonnefoy traducteur 2
Sommaire
Introduction : La Clairvoyance .......................................................................... 5
Vers la traduction .................................................................................... 10
Une autre époque de l’écriture ...................................................................10
L’écriture d’Yves Bonnefoy ............................................................ 17
Tradition, hospitalité................................................................................ 27
« Beaucoup de labeur ».................................................................... 27
Une carte différentielle de la poésie ................................................. 29
« Une pierre » ................................................................................. 34
Le souci de l’autre .......................................................................... 38
« Le bruit des voix » : Y. Bonnefoy / Yeats ............................................. 41
« Le bruit des voix » ....................................................................... 41
D’entre les morts ............................................................................ 53
D’une finitude à l’autre : les traductions de Keats ................................... 59
« Bright Star » ................................................................................ 62
« To Sleep » .................................................................................... 66
« Fade far away, dissolve… »........................................................... 70
Conclusion ............................................................................................... 77
Annexes
Sur « Le Tombeau d’Edgar Poe » de Mallarmé ................................ 82
Extrait du scénario de Rois & Reine d’Arnaud Desplechin ................. 87
Bibliographie ........................................................................................... 89
Yves Bonnefoy traducteur 3
Sigles utilisés
Traductions :
KL : Keats et Leopardi QP : Quarante-cinq poèmes de Yeats, (Gallimard, coll. « Poésie »)
Œuvre poétique (Dans la collection « Poésie » chez Gallimard) Du volume Poèmes :
D : Du mouvement et de l’immobilité de Douve HRD : Hier régnant désert PE : Pierre écrite LS : Dans le leurre du seuil AP : L’Arrière-pays RT : Rue traversière et autres récits en rêve VE : La Vie errante PC : Les planches courbes
Essais, entretiens
I : L’Improbable et autres essais (Folio Essais) VP : La vérité de parole et autres essais (Folio Essais) EP : Entretiens sur la poésie SY : Théâtre et poésie : Shakespeare et Yeats IM : L’Imaginaire métaphysique
Qu’il nous soit permis d’exprimer notre reconnaissance à M. Yves Bonnefoy,
dont l’écoute et les remarques nous ont été très précieuses, ainsi que pour les documents
qu’il nous a généreusement procurés.
Yves Bonnefoy traducteur 4
René Magritte, La Clairvoyance (autoportrait)
1936, Galerie Isy Brachot, Bruxelles
So war mir’s als ich wundersam
Mein Lied in fremder Sprache vernham
Goethe, « Ein Gleichnis »
Ces pages sont traduites. D’une langue
Qui hante la mémoire que je suis.
Les phrases de cette langue sont incertaines
Comme les tout premiers de nos souvenirs.
J’ai restitué le texte mot après mot,
Mais le mien n’en sera qu’une ombre, (…)
Yves Bonnefoy, La Vie errante
Introduction – La Clairvoyance 5
Introduction – La Clairvoyance
Quel détail accroche le regard sur le tableau de Magritte que nous avons
reproduit ? quel est son punctum, comme aurait dit Barthes ? peut-être le regard obstiné du
peintre, définitivement tourné vers l’œuf et non vers la toile. Plus que le regard, c’est la
tête du peintre qui est véritablement tournée, inconfortablement, tordant un peu le buste,
comme en atteste le pli de la veste qui part du sommet du dossier de la chaise. Le pinceau
est en suspension, près de la toile, la main peint : La Clairvoyance semble représenter un
peintre en action, un peintre peignant. Le regard du peintre, dans le tiers droit de l’image,
sert de réflecteur au regard du spectateur et force un rapport phénoménologique devant la
toile : nous voyons d’abord, au centre de la toile, l’image de l’oiseau, dans une posture
habituelle chez Magritte, puis le pinceau fait glisser notre regard vers l’œil du peintre,
qui, pour nous, désigne l’œuf. Magritte met en scène un processus de création artistique,
mais à rebours : il n’explique pas comment, d’après un modèle, on élabore une
représentation. Le tableau ne s’intitule pas La Peinture mais La Clairvoyance : ce dont il
s’agit, c’est de la captation d’un au-delà des apparences dans le réel, d’une vérité qui
dépasse les représentations traditionnelles. Peindre, nous dit Magritte, ce n’est pas
regarder pour reproduire, c’est voir, pour produire. Yves Bonnefoy, à qui la pensée du
dessin et de la peinture est chère, fait de cela le principe de distinction entre deux sortes
de dessinateurs :
Le médiocre dessinateur imite par petites touches craintives, discontinues,
la masse de la montagne, qu’il a dûment regardée, analysée. Le grand dessinateur
se tient, lui, en ce point au-delà de la perception – au centre de ce qui est – d’où a
pris son élan la force qui rassemble et jette au hasard les pierres. Il va, venu du
dehors, vers et de par ce fond qu’il fait sourdre et se briser sur des restes de
l’apparence comme retombe sur le récif la gerbe étincelante, de noire écume.
(VE, 190-191)
Introduction – La Clairvoyance 6
Charles Baudelaire écrivait à peu près la même chose, à propos de Constantin
Guys, dans son célèbre article sur Le Peintre de la vie moderne :
En fait, tous les bons et les vrais dessinateurs dessinent d’après l’image
écrite dans le cerveau, et non d’après la nature. […] Ainsi, dans l’exécution de M.
G. se montrent deux choses : l’une, une contention de mémoire résurrectionniste,
évocatrice, une mémoire qui dit à chaque chose : « Lazare, lève-toi » ; l’autre, un
feu, une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque à une fureur. 1
De l’œuf à l’oiseau, bien moins de distance et d’abstraction visionnaire qu’entre
la montagne et les pierres lancées. Le geste du peintre de Magritte est certes moins
frénétique que celui de Guys. La toile de Magritte a quelque chose du discours
rhétorique, là où Yves Bonnefoy et Baudelaire évoquent un geste créateur fougueux 2.
Toutefois, jointes, ces représentations de l’acte créateur peuvent servir de métaphore à la
traduction. Traduire, en effet, c’est travailler d’après un modèle pour en rendre une
version différente, bien que prétendument équivalente. D’une langue à l’autre, existe
presque la même violence qu’entre la vérité d’une pierre et sa représentation picturale.
« Ceci n’est pas un poème de Yeats… » mais la traduction d’un poème de Yeats, faite d’après
la trace que mon cerveau en a gardée.
La toile de Magritte et la rêverie de Bonnefoy (qui porte, comme en filigrane,
celle de Baudelaire) sur le dessinateur proposent deux voies pour éviter que l’image, bien
que secondaire, ne soit pas une copie exsangue. L’un et l’autre proposent de dissocier le
temps de l’observation du moment où se fait l’image. Magritte par cette tête tournée
obstinément vers l’œuf, Yves Bonnefoy en déplaçant le grand dessinateur « en ce point
au-delà de la perception ». Ce point, c’est celui où doit advenir le geste créateur. La main
du peintre est en ce point. Ce que Bonnefoy dissocie temporellement (à l’observation
succède la création), Magritte le dissocie spatialement. S’agissant de la traduction, il faut
donc éviter de la penser comme un rapport strict de langue à langue, d’un mot anglais à
son correspondant français. Il faudrait plutôt que la traduction se fasse d’un élan qui
rassemble, mais dans sa langue, avec ses moyens, l’être du texte étranger :
1 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, V – L’art mnémonique, dans Œuvres Complètes (OC), Gallimard Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 1976, p. 698-699 2 Il serait judicieux, semble-t-il, de chercher à approfondir la communauté de pensée du dessin et de la peinture entre Yves Bonnefoy et Baudelaire, si proches à tant d’égards dans ce domaine aussi.
Introduction – La Clairvoyance 7
Et au lieu d’être, comme avant, devant la masse d’un texte, nous voici à
nouveau à l’origine, là où foisonnait le possible, et pour une seconde traversée, où
on a le droit d’être soi-même. Un acte, enfin ! On rusait avec les lacunes de sa
langue, on « bricolait », comme on aime dire aujourd’hui, voici maintenant qu’on
revit la limitation de l’autre, autant qu’on écoute ce qu’il a pu y apprendre […]
(EP, 153)
Cet acte, c’est « jeter des pierres », écrire depuis ce lieu où le vécu de l’auteur
retrouve celui du traducteur. Magritte propose que cet acte, ce soit actualiser ce qui est
encore en puissance, faire sortir l’oiseau de l’œuf. « Pourquoi une traduction ne pourrait-
elle pas faire fleurir l’écrit qu’elle sollicite, resté parfois en boutons ? Sans la trahir
davantage que le rosier porté d’un sol à l’autre n’est trahi par ses roses un peu plus
belles. 3 » se demande Yves Bonnefoy. La métaphore du rosier, comme celle de l’œuf et
de l’oiseau, décrit la création comme un mouvement d’approfondissement de l’être. La
beauté du rosier, ses fleurs, ne sont que le signe d’un accomplissement de son être. La
traduction poétique, ce sera aussi chercher, dans sa langue, l’être d’un poème. Le
traducteur traduit moins un poème que le geste d’écriture du poème. L’objet de la
traduction, en poésie, c’est l’opération de rassemblement du réel qui aboutit au poème,
non le poème.
C’est ainsi que l’on pourrai résumer, à gros traits, le projet de traduction d’Yves
Bonnefoy. Il ne s’agit pas d’abord de traduire tel ou tel poème, mais de reproduire une
expérience dont la poésie est la forme. Traduire Keats, ce sera d’abord comprendre
comment se forment et s’ordonnent les images dans sa poésie, quelles expériences en
déterminent le mûrissement, quel rapport il entretient avec sa finitude… Il ne s’agira pas
d’un rapport entre deux langues, ce n’est plus ce « bricolage » interlinguistique, mais d’un
rapport entre deux façons de faire de la poésie.
Le statut d’une traduction est toujours double, et son mouvement épouse celui
de l’écriture d’Yves Bonnefoy. C’est à la fois un élan créateur qui s’établit dans le
souvenir intense et menacé de la présence délivrée par le poème étranger. Mais c’est aussi
un retour contre cette écriture, qui se force à dialoguer avec les modalités d’écriture de
l’autre, cherchant à approfondir l’être par ce dialogue. A la fois poème et commentaire,
3 Yves Bonnefoy, « Entretien avec Pierre-Emmanuel Dauzat », George Steiner, L’Herne, 2003.
Introduction – La Clairvoyance 8
la traduction demande d’être lue selon deux axes : son inscription dans l’œuvre du poète
et sa capacité d’ouverture à une sensibilité étrangère. La traduction, pour nous, fut moins
l’objet d’une seule critique, mais le moyen d’une démarche comparatiste entre la poésie
d’Yves Bonnefoy et celles de Keats et de Yeats. Une partie de notre travail a consisté à
tenter de comprendre la démarche intellectuelle d’Yves Bonnefoy. Nous avons donc
cherché à expliciter les rapports qui existent entre l’acte de traduire et l’acte d’écrire.
Enfin, il faut garder en mémoire la qualité élective de la traduction telle que la pratique
Yves Bonnefoy. Traduire Keats ou Yeats, c’est d’abord les choisir comme lieux d’un
dialogue possible, d’un approfondissement de sa réflexion sur la poésie et la condition
humaine.
*
Nous avons choisi de nous attacher aux traductions qu’Yves Bonnefoy a
réalisées des poèmes Yeats et de Keats. Bien que son œuvre de traducteur soit bien plus
vaste – il a notamment traduit plus d’une dizaine des tragédies de Shakespeare – nous
nous sommes concentrés sur la traduction de poèmes. Notre étude concerne donc les
Quarante-cinq poèmes de Yeats 4 et les sept poèmes de Keats de Keats et Leopardi 5. Un peu
plus d’une dizaine d’années séparent les traductions de Yeats de celles de Keats, et les
deux ouvrages s’inscrivent dans des projets différents.
La traduction de Yeats, d’abord, par son choix plus élargi, et qui couvre presque
toutes les périodes de la création poétique du poète irlandais, par ses notes documentées
et l’introduction remarquable qui accompagnent le volume, sont le signe d’un travail plus
conséquent. Enfin, la réédition, en 1993, du volume paru chez Hermann dans la célèbre
et très populaire collection « Poésie » de chez Gallimard, atteste de la volonté d’Yves
Bonnefoy de faire connaître plus largement un poète encore méconnu du grand public.
Les traductions de Yeats qui ont précédé celles de Bonnefoy avaient un caractère plus
confidentiel. Ce n’est qu’au milieu des années 1990 qu’une intégrale a vu le jour, chez
Verdier, principalement due à Jean-Yves Masson.
4 Hermann, 1989, rééd. Gallimard, Poésie, 1993 5 Mercure de France, 2000
Introduction – La Clairvoyance 9
Keats et Leopardi est un petit ouvrage de douze poèmes, de moindre ambition que
le volume consacré à Yeats. Il n’y a pas de préface, sinon un court avant-propos d’une
page, dans lequel Yves Bonnefoy résume élégamment son projet de traduction. Ce
volume répond secrètement à un vœu d’Yves Bonnefoy de rapprocher les deux poètes, si
proches à tant d’égards, comme il l’a dit à plusieurs reprises, notamment dans ses
conférences sur Leopardi (reprises dans L’Enseignement et l’exemple de Leopardi). L’œuvre
de traducteur vaut comme premier pas d’une étude comparatiste. Notre ignorance de la
langue italienne nous a contraint de laisser de côté l’étude des traductions de Leopardi,
bien qu’il eût été pertinent de juger la logique d’ensemble des traductions.
Nous avons adopté une approche différente selon l’auteur traduit. Pour les
traductions de Yeats, nous avons cherché à distinguer les ressemblances entre la poésie
de Yeats et celle d’Yves Bonnefoy, sous l’angle de l’écriture. La poésie, pour chacun
d’eux, est comme un « bruit de voix », un travail d’organisation, de hiérarchisation et de
confrontation des sollicitations du monde, des tremblements du psychisme. Les
traductions de Keats sont remarquables à un autre égard : leur forme est, pour le moins,
surprenante. L’édition bilingue permet de se rendre compte des modification de densité
textuelle qu’Yves Bonnefoy fait subir au texte anglais dans l’opération de traduction.
Alors que les traductions de Yeats respectaient – à peu de fois près – le nombre de vers
des poèmes irlandais, les traductions de Keats ne le font que rarement ! A titre
d’exemple : les deux premiers sonnets du livre sont traduits chacun par un poème de
deux strophes, de respectivement onze et neuf vers. Plus généralement, toutes les
traductions de Keats et Leopardi reproduisent ce phénomène de gonflement textuel. C’est
pour cela que nous avons préféré, dans le chapitre consacré à Keats, nous concentrer sur
l’analyse précise des traductions de quelques vers. C’est au travers de ces analyses
ponctuelles que nous avons cherché à lier les poésies de Bonnefoy et de Keats. Dans tous
les cas, nous avons voulu mettre en lumière les modalités d’un dialogue poétique établi
malgré les ans et la diversité des langues.
Chapitre 1 – Vers la traduction 10
Vers la traduction
Le vrai traducteur dans cette manière doit se faire l’artiste lui-même et pouvoir redonner vie de telle ou telle autre manière à l’idée de l’ensemble. Il lui faut être le poète du poète, capable de le faire parler lui-même tout en parlant sa propre langue.
Novalis
trad. Armel Guerne 6
Une autre époque de l’écriture
Un chemin vers l’acte de traduire est secrètement suggéré dans Une autre époque
de l’écriture. Dans ce court récit qui rappelle Borges, situé dans un ailleurs, ce « là-bas »
propice à l’imagination d’emplois fictionnels, rêvés, du langage, le narrateur se fait conter
une époque révolue où les phonèmes étaient représentés par des objets. Et qui écrit
nuance à son gré l’objet selon l’usage et qu’il veut préciser :
nous représentions le son a, disons, par une jarre que nous gardions près
de nous, dans l’espace même où l’on naît et où l’on meurt. Et comme nous
mettions de l’eau dans la jarre, et parfois de l’huile ou même du vin, jusqu’à telle
hauteur ou telle autre, alors que variait aussi, d’une jarre à l’autre, le galbe de la
paroi, la couleur des terres (…) eh bien, c’était là beaucoup de réalité (…)
(VE, 132)
Avec cette écriture, le mot s’incarne en un lieu dont chaque détail désigne une
nuance de sens, précise l’emploi. On retrouve ici la préoccupation récurrente d’Yves
Bonnefoy de réduire l’écart entre les mots, vides, et le réel. Une part du réel est sauvée,
malgré la voix qui en est l’incarnation fausse et trompeuse par où commence notre exil
sur terre. Mais on imagine la difficulté de la lecture qu’impose une telle pratique de
6 Armel Guerne, Les Romantiques Allemands, Phébus, 2004, p. 240
Chapitre 1 – Vers la traduction 11
l’écriture. Il faut retrouver le « fil invisible » qui parcourt le site, et tenir compte des
parties les plus intimes de chaque objet, de la manière dont il compose avec les autres…
Ces choses – c’est-à-dire, bien sûr, ces lettres – signifient, forment un mot,
puisqu’on les a rassemblées, dans cette salle. Mais dans quel ordre faut-il les lire,
dispersées comme les voici entre la fenêtre et les portes ? et combien de fois et à
quels moments va-t-il falloir repasser par l’une ou par l’autre dans le déchiffrement
qui commence ?
(VE, 135)
Devant le poème, lieu d’objets rassemblés, le lecteur qui pourtant connaît
l’alphabet est ennuyé de ne savoir par où commencer, quels enchaînements de lettres et
de mots produire, il doit traduire le lieu en mots. Mais parfois ce qui s’impose au regard
n’est pas un mot courant, mais un mot ancien, comme un archaïsme. De la rencontre
imprévue entre deux objets des sens nouveaux peuvent naître, s’ajouter ou revenir du
passé. L’écriture imaginée par Yves Bonnefoy ressemble fort à l’écriture poétique telle
qu’il la rêve, poussée au bout de ses virtualités, et qui assume totalement le hasard du
langage et ses ambiguïtés. En somme, ce qu’il imagine puis renverse, c’est un réel
déchiffrable, au sens littéral. On croirait presque à une écriture faite code univoque et
dense, presque chiffre. Mais Yves Bonnefoy réinvestit cette densité puis l’exploite et, plus
qu’un texte sur l’écriture, c’est une rêverie sur la nature et sur le réel que nous offre en fait
Bonnefoy, un réel lisible. Dans l’essai qu’il consacre à Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy
oppose le sentiment négatif de Jouve à l’égard de la nature, quand lui dit ne jamais avoir
remis en cause « l’évidence terrestre »
Là où Jouve ne voit que le mécanique et la mort, je pressens une syntaxe,
avec tout le possible qu’une syntaxe réserve. Et je lui trouve, et aussi bien au
vocabulaire des espèces, à l’économie sourde des minéraux, une beauté augurale,
celle de l’esprit en puissance.
(VP, 477)
La « syntaxe » : c’est sa recherche qui motive l’aventure poétique et c’est à sa
recherche qu’il faut partir quand on veut tenter la lecture d’un poème écrit comme
l’imagine Une autre époque de l’écriture. La « syntaxe » est ce qui articule, rassemble le réel,
non la colonne vertébrale rhétorique ou démonstrative du discours conceptuel, mais
plutôt une syntaxe aux embranchements infinis, aux bifurcations imprévues. C’est ce que
Chapitre 1 – Vers la traduction 12
suggère Yves Bonnefoy dans son récit quand il évoque la démultiplication des
significations (polysémie, archaïsmes, etc.), et donc de la structure de cette « syntaxe ».
On imagine bien les problèmes de lecture posés :
Comment continuer la lecture, quand on ne sait si tel objet qui s’est
imposé à notre attention (et pourquoi, parmi tous ces autres qu’on voit à peine ?)
relève d’une arrière région du signe, oubliée aujourd’hui mais frayée jadis, ou n’a
valeur que de chose brute ? […] Et ce lac, à l’horizon, qui s’emplit le soir du grand
reflet des montagnes, où s’éteint une flamme rouge, va-t-il falloir l’oublier, par
décision de méthode, ou aller à lui, des jours durant s’il le faut, pour en explorer le
rivage et voir si n’y attendent pas quelque part, indiquées à votre lecture en cours
par le ciel (qui fut parfois dans nos manuscrits une sorte de trait d’union), la table
de laque basse, la coupe bleue sur la table ?
(VE, 138)
On le comprend ici, la problématique du traduire commence avant le contact
avec une langue étrangère. L’activité poétique consiste, en quelque sorte, à traduire le
monde : en retournant la logique mise en place dans le récit de Bonnefoy, on perçoit que
la parole poétique fonctionne comme le traducteur inlassable du monde. Par sa rêverie
d’Une autre époque de l’écriture, c’est finalement l’enfermement du monde dans une
formule suffisante que récuse Bonnefoy. Devant l’écrit-lieu, le lecteur-traducteur est
amené à déployer un réseau infini de significations, une profondeur sémantique dont
rend compte métaphoriquement, une autre rêverie non moins borgésienne, Deux et
d’autres couleurs. l’un des récits en rêve de Rue traversière, Yves Bonnefoy imagine un autre
ailleurs, où « rouge » signifie à la fois « vert et blanc ». Mais là-bas « vert » se dit « jaune et
bleu » et « blanc » : « noir et rouge », ce qui n’est pas sans poser des problèmes. Yves
Bonnefoy décline ici différemment sa rêverie, et laisse imaginer l’épaisseur grandissante,
infinie de tout texte :
Nous rencontrons de grandes difficultés, parfois. Il est bien vrai que nous
pourrions évoquer ce vert et blanc que nous nommons rouge […] en décidant
aussi de signaler chacune des deux couleurs, et de le faire par le nom double, bien
sûr, ce qui nous conduirait à dire de ce bateau [vert et blanc] qu’il est « jaune,
bleu, noir et rouge », après quoi… Hélas, il n’y aurait pas de raison pour s’arrêter,
dans ce déploiement, puisque chacun de ces mots nous parle d’une couleur qui
signifie par deux autres. (RT, 79-80)
Chapitre 1 – Vers la traduction 13
De même qui veut traduire un poème étranger, bien qu’il connaisse la langue
originale, fait face aux mêmes questions : quels termes privilégier ? quel sens garder ou
appuyer quand plusieurs se superposent ? Nulle formule ne peut jamais suffire à traduire
tel vers anglais ou italien. S’ajoute à ce phénomène de polysémie tous les phénomènes
d’intertextualité que résume bien Paul Ricœur quand il parle des Grundwörter de la
philosophie, mais cela s’applique tout autant au texte poétique :
[Ces mots] sont eux-mêmes des condensés de textualité longue où des
contextes entiers se reflètent, pour ne rien dire des phénomènes d’intertextualité
dissimulés dans la frappe. Intertextualité qui vaut parfois reprise, transformation,
réfutation d’emplois antérieurs […] 7
A quelque méthode de lecture que ce soit, le narrateur d’Une autre époque de
l’écriture préfère l’errance du regard, au profit d’une rencontre libre entre les éléments du
texte-site et le lecteur :
Laissons plutôt les signes paraître au hasard de notre existence, n’hésitons
pas à poser, par une opération de l’esprit, la jarre qu’on voit là-bas, sur ce seuil de
ferme, auprès du ruisseau de la promenade d’hier qui nous est resté en mémoire.
Et par la grâce de la représentation mentale apprenons à ne retenir du vain
spectacle du monde que ces graphes qui nous conviennent, et séparons-les de lui,
peu à peu, pour nous retirer dans cet autre espace, désormais délivrés du temps
puisque celui-ci s’interrompt, n’est-ce pas, là où commence le signe ?
(VE, 140)
Ainsi, selon Yves Bonnefoy, doit réagir le traducteur devant le texte étranger. Il
doit favoriser une rencontre avec les mots étrangers auxquels il est confronté comme les
habitants de cet autre pays à des objets. Lesquels dont parle avant tout la réalité
matérielle (comme un mot étranger son rythme, auquel forcément est d’abord plus
sensible une oreille étrangère), l’agencement signifiant, magique avec les autres objets
(ainsi « fish, flesh, and fowl, par quoi Yeats rassemble en trois mots la variété de la vie, et
même surtout, par l’allitération, son élan, son apparente finalité » (EP, 151) remarque
Yves Bonnefoy). La rencontre doit avant tout être une écoute de cette étrangeté qui parle,
de cette matérialité qui fait sens et déplace l’acte de dire dans le terrain de la poésie.
7 Paul Ricœur, Sur la traduction, Bayard, 2004, p. 12-13
Chapitre 1 – Vers la traduction 14
L’esprit, d’abord accroché par ces éléments extérieurs, cette matière du texte, recompose
l’objet, le poème « par une opération de l’esprit » qui associe les souvenirs à ce que l’on
voit. Une partie du travail de lecture consiste à gonfler le texte de ce qu’elle appelle de
souvenir, de vécu. Ce refus de la lettre, de sa clôture improbable et stérile, selon Yves
Bonnefoy, le traducteur le pratique aussi, et engage son vécu dans l’acte de traduire. Une
interférence de la vie dans la restitution du texte étranger, en quelque sorte, qu’Yves
Bonnefoy exprime ainsi :
Lorsque Rimbaud écrit, par exemple : « Mais que salubre est le vent ! »
nous avons chacun notre expérience du vent, nos rêves qu’il stimula, sur des
plateaux, dans l’orage, à retrouver, à recommencer dans cette parole
profondément partageable.
(EP, 23)
C’est bien une rencontre qui a lieu ici, l’occasion de revivre une expérience à la
lumière de ce qu’en tire le poète. Le traducteur s’engage, comme l’écrit Yves Bonnefoy
« dans un rapport de destin à destin » (EP, 156). La rencontre ne peut d’ailleurs avoir lieu
que si une expérience, en amont, a été partagée : « Toute œuvre qui ne nous requiert pas
est intraduisible » (EP, 156). Goethe l’avait compris :
on ne cherche à s’approprier que l’esprit étranger, mais en le transposant
dans notre esprit. (…) Les Français usent de ce procédé dans la traduction de tous
les ouvrages poétiques (…) Le Français, de même qu’il adapte à son parler les
mots étrangers, fait de même pour les sentiments, les pensées et même les objets ;
il exige à tout prix pour tout fruit étranger un équivalent qui ait poussé dans son
propre terroir. 8
Des affinités électives entre le poème étranger et la sensibilité du traducteur,
faisant advenir ce que Bonnefoy appelle « un rapport de destin à destin » : la rencontre
dépasse l’expérience du texte pour devenir celle de la vie, c’est une communauté
d’émotion et de vie qui est partagée et reconnue en amont de la traduction. L’opération
de traduction commence avec cette reconnaissance d’un pair. Yves Bonnefoy définit la
traduction comme un impératif de mettre à jour les liens entre le texte original et ce qu'il
suscite chez son lecteur : « Nous avons traduit quand nous ressentons qu'il n'y a rien dans 8 Le Divan occidental-oriental, p. 430-433, cité par Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, op. cit. p. 97
Chapitre 1 – Vers la traduction 15
la page que nous ne puissions percevoir comme notre voix propre, qui se rêve alors
délivrée de ses manques par la grâce de la parole d'un autre. » (KL, 7) La traduction est
une expérience qui ne peut avoir lieu que si quelque chose se joue entre le texte et celui
qui le lit, que si la rencontre n'est pas manquée. C’est ainsi que peut se déclencher la
pulsion de traduction dont parle Antoine Berman. Comme l’écrit Yves Bonnefoy dans
L’Improbable à propos de l’écriture poétique : « Dans l’espérance de la présence, on ne
« signifie » pas, on laisse une lumière se désenchevêtrer des significations qui
l’occultent. » (I, 251). C’est la même opération qui doit se produire lors de la traduction,
la même libération doit avoir lieu. Traduire, c’est donc écouter ce qui, en soi, répond aux
sollicitations de l’œuvre étrangère, qui tantôt a par exemple été écarté par la conscience :
« L’expérience qu’on n’a pas faite, c’est parce que parfois on l’a refoulée : la traduction,
où un poète nous parle, peut déjouer la censure (…) Une énergie se libère. Nos
fascinations nous auront guidés. » (EP, 156). C’est ainsi que Baudelaire explique son
choix de traduire Poe : l’œuvre du poète américain a été pour lui l’occasion de découvrir
une face inachevée de son être, une branche encore en puissance :
je trouvai […] des poèmes et des nouvelles dont j’avais eu la pensée, mais
vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait su combiner et mener à la
perfection. Telle fut l’origine de mon enthousiasme et de ma longue patience. 9
Yves Bonnefoy donne l’exemple d’une telle rencontre dans la neuvième section
de « La maison natale », du recueil Les planches courbes. Il se rappelle avoir entendu un
vers de « L’ode au rossignol » de Keats :
Et alors un jour vint Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats, L’évocation de Ruth « when sick for home, She stood in tears amid the alien corn ». Or, de ces mots Je n’avais pas à pénétrer le sens Car il était en moi depuis l’enfance, Je n’ai eu qu’à le reconnaître, et à l’aimer Quand il est revenu du fond de ma vie. Qu’avais-je eu, en effet, à recueillir De l’évasive présence maternelle Sinon le sentiment de l’exil et des larmes
9 Lettre à Armand Fraisse, 18 février 1860, dans Correspondance, choix et présentation de Claude Pichois et Jérôme Thélot, Folio Classique, 2000 , p. 197
Chapitre 1 – Vers la traduction 16
Qui troublaient ce regard cherchant à voir Dans les choses d’ici le lieu perdu ? (PC, 93)
Cette « reconnaissance » est à la fois l’identification d’un sentiment peut-être
demeuré inconnu ou mystérieux jusque-là (dont les vers anglais ont donné les traits
significatifs, identificatoires, comme ceux d’un visage), et aussi l’acceptation d’une
condition d’exilé, de son authenticité. Le vers de Keats, rythmé par la tendance
monosyllabique de l’anglais qu’intensifie la pulsation de l’iambe, a permis de desceller
une partie de soi. Ce qu’aime, et ce que reconnaît le poète des Planches courbes c’est la
sensibilité de Keats au livre de Ruth. En effet, la Bible ne mentionne pas que Ruth pleure
dans les champs de Booz, seulement pleure-t-elle quand elle choisit de rester avec
Noémie. Mais on peut imaginer que Keats, en lisant l’histoire de Ruth, l’a « reconnue »
comme une incarnation d’un sentiment d’exil. Ruth, incarne la figure du poète exilé par
excellence : elle est, dans l’« alien corn », loin de sa Moabie natale, mais c’est pourtant
dans ce lieu d’exil qu’elle trouve le réconfort, en glanant le blé éparpillé :
Ce n’est pas parce qu’il appartient à d’autres qu’elle que ce blé est alien :
Ruth exilée représente la condition humaine en sa captation par une pensée dans
le projet de laquelle le blé, comme toute chose, sera absent de l’idée qui en est
construite, et alors même que cette idée en permettra la culture, puis la moisson.
Seule la glaneuse, qui dans l’espoir d’un peu de survie ramasse ce que la faux
abandonne, préserve avec l’épi ce rapport direct que rappelait l’officiant, à Éleusis,
quand il l’élevait devant lui, en silence, pour en attester le mystère.
(IM, 62)
On pourrait dire que la traduction s’appuie avant tout sur la vision offerte par un
texte, le plus souvent étranger, vision qui peut éventuellement trouver sa source dans les
strates psychiques du traducteur. Si le vers de Keats est « extraordinaire », comme l’écrit
Bonnefoy, c’est qu’il fonctionne sur le même mode visionnaire qui fonde la pensée de la
traduction de Bonnefoy et dont il fait la « reconnaissance ». Notre travail aura été, en
grande part, d’essayer de comprendre comment cette ouverture à soi, par le biais de la
poésie étrangère, s’est produite.
Chapitre 1 – Vers la traduction 17
L’écriture d’Yves Bonnefoy
Il y a cependant un risque à considérer le texte étranger comme un agent de
révélation. Lors de la traduction, céder la place à une pulsion personnelle que suscite le
texte étranger, c’est faire violence au texte : réduire la parole d’un autre à la formulation
de sa propre vie. Cela pose un véritable problème, que Dezsö Kozstolányi a formulé de
façon métaphorique dans Le Traducteur cleptomane. Dans cette courte nouvelle de
quelques pages, l’écrivain hongrois imagine qu’on confie, à un homme lettré et subtil –
mais cleptomane – la traduction d’un roman anglais. Celui-ci se met à la tâche avec soin,
traduit élégamment, toutefois le résultat n’est pas digne d’être publié. En lisant
attentivement les deux versions, on se rend compte qu’il a retenu, en traduisant, les
richesses décrites dans le texte original : bijoux, lustres, etc… de même les montants
financiers sont substantiellement diminués. Le personnage de Kosztolányi a cédé
symboliquement à sa névrose. Cette fiction, pour amusante qu’elle soit, ne révèle pas
moins comment l’inconscient du traducteur peut être sollicité par un texte étranger, puis
comment ce texte peut être, en retour, violemment manipulé par le psychisme du
traducteur10. La nouvelle, plus généralement, vaut comme métaphore du risque inhérent
à l’acte de traduire : garder pour soi, inconsciemment (innocemment) la lettre du texte
étranger, et n’en rendre qu’une version affaiblie, exsangue. La version n’est plus une
traduction mais le symptôme d’une subjectivité qui n’a pas conscience de la
responsabilité d’écrivain qui lui incombe. Si tous les traducteurs ne sont pas, au sens
propre, des cleptomanes, ils ne risquent pas moins de déformer le texte selon un
ensemble de procédés d’écriture que la langue d’arrivée impose inconsciemment.
La nouvelle de l’écrivain hongrois formule en cela un appel au concept
d’analytique de la traduction, dont parle Antoine Berman dans La traduction et la lettre ou
l’auberge du lointain. Berman entend repérer le système de déformation propre à la langue
10 C’est en substance ce qui se passe dans Rois & Reine d’Arnaud Desplechin. Ismaël, interprété par Mathieu Amalric, se rend compte qu’un de ses rêves provient d’un poème de Yeats, et que le sens de ce rêve diffère selon la traduction qu’on en fait. Il choisit une solution optimiste, mais au prix d’une traduction peu valable. Voir en annexe l’extrait du scénario.
Chapitre 1 – Vers la traduction 18
française, afin de rendre possible une traduction débarrassée de ses automatismes
inconscients :
L’analytique se propose de mettre ces forces à jour et de montrer les points
sur lesquels elles s’exercent. Elle concerne au premier chef la traduction
ethnocentrique et hypertextuelle, où le jeu des forces déformantes s’exerce
librement, étant pour ainsi dire sanctionné culturellement et littérairement. 11
L’horizon d’attente est en quelque sorte le surmoi, qui force l’enfermement de la
traduction dans une forme repérable et traditionnelle. Ainsi le culte de l’alexandrin fait
qu’on rencontre encore beaucoup de traductions de poèmes étrangers corsetés dans ce
moule prestigieux. C’est, par exemple, l’écueil du livre de Claude Dandréa consacré à
Keats, Sur l’aile du phénix, dans la collection « Romantique » des éditions José Corti. Il
comprend un choix habituel de poèmes, comptant quelques sonnets, les principales odes,
et quelques fragments épiques et narratifs. L’ensemble rend compte de la variété de la
production de Keats. Toutefois, on peut regretter que le traducteur ne se soit donné la
peine d’une présentation, même courte, du poète anglais. Il allègue le nombre déjà
suffisant de bonnes présentations de Keats (Albert Laffay, Marc Porée, Claude
Mouchard). A la place, il préfère l’insertion d’une lettre fictive de Keats à Fanny Brawne,
où il tisse, à des phrases inventées, des fragments de la correspondance établie du poète.
Si la lettre est bien écrite, on voit peu l’intérêt d’une telle invention : on n’y voit guère à
quel degré le traducteur a pénétré l’œuvre de Keats, tant la lettre apporte peu de choses
qu’on ne sache déjà. L’acte est narcissique, non critique, et ne sert en rien l’auteur
anglais. Puis Claude Dandréa évoque rapidement son projet de traduction :
Bien que cette édition soit bilingue, le vœu secret du traducteur serait que
l’on pût lire la version française comme une œuvre à part entière. Il fut
constamment guidé dans cette tâche redoutable et exaltante, par la musique et le
rythme de l’original. Les sonnets sont donc traduits en alexandrins rimés (parfois
en vers de 14 syllabes pour ne rien perdre du contenu). Les autres poèmes, en vers
blancs, avec toujours le souci d’un rythme poétique qui rende compte, autant que
possible, de l’esprit et de l’harmonie du texte anglais.12
11 Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Seuil, 1999, p. 49 12 John Keats, Sur l’aile du phénix, traduit de l’anglais et présenté par Claude Dandréa, José Corti, Romantique, 1996
Chapitre 1 – Vers la traduction 19
Qu’il nous soit permis d’exprimer à nouveau notre désaccord. Si le vœu qu’une
traduction poétique soit considérée comme un ouvrage entier est louable, nous ne
pouvons manquer d’être surpris de la rapidité avec laquelle tombe le principe d’écriture :
« Les sonnets seront donc traduits en alexandrins rimés ». Si la conjonction « donc »
marque toujours un rapport de conséquence, on peut se demander depuis quand le vœu
de faire œuvre de traducteur, parce qu’il doit rendre une musique étrangère, doit
soumettre le travail d’écriture au moule de l’alexandrin. L’alexandrin n’est sollicité ici
que comme signe de la tradition poétique française. Mais l’alexandrin n’existe guère en
soi, ailleurs que dans les forme que Racine, Hugo ou Baudelaire ont forgées. Chacun a
inventé sa manière de rythmer le dénombrement des douze syllabes, et de colorer
chacune d’elle. Pourquoi écrire en alexandrin si une musique particulière ne s’en dégage
pas ? Pourquoi écrire en alexandrin si c’est pour prendre, ici, du souffle épique d’Hugo,
là, de la tension palpitante de Racine ? C’est, malheureusement ce qui se passe dans
l’ouvrage de Claude Dandréa, pourtant si riche çà et là. Le manque de réflexion autour
de l’alexandrin est accusé par le choix occasionnel mais revendiqué d’écrire en vers de
quatorze syllabes. Ceci est le signe d’une volonté qui confond, dans le choix d’une forme
traditionnelle, le dénombrement des syllabes avec le travail d’élaboration d’une écriture.
Le vœu d’écrire en alexandrin (ou en quelque mètre régulier que ce soit) implique
l’investissement de cette forme d’un certain pouvoir et la détermination de ce pouvoir.
Cela implique donc une réflexion autour de l’alliance entre l’écrit et le parlé : l’alexandrin
vaut peu pour l’œil. La poésie, devant une attitude si arbitraire, est menacée de se voire
réduite à du remplissage de cases : douze cases à remplir 13.
Il ne s’agit pas de refuser l’alexandrin, mais de prendre conscience de sa
mémoire, de ses pouvoirs, et non pas seulement de s’en servir pour faire français. C’est
pourtant cela que louait Jean Mambrino dans sa chronique consacrée au livre de
Dandréa dans Etudes : « Voici enfin l’impossible accompli : Keats, prince des poètes,
revivant dans la parlure française ! » Ce qui constitue notre point critique, cette « parlure
française », fait l’objet d’une louange pour le moins curieuse ! En effet, avec l’alexandrin,
menace d’apparaître un cortège de diérèses, d’inversions du verbe et d’archaïsmes, des
13 Cela ne devient plus de la poésie, mais un ouvrage oulipien… à moins que, prenant le parti d’une nécessité du nombre, on ne cherche à calculer la place des syllabes : c’est le parti de Mallarmé, plus Poe-esque que Poe en cela. Mais au moins, il y a, en amont du poème, dans l’acte même de la poésie, une méditation sur la forme, absente du projet de C. Dandréa.
Chapitre 1 – Vers la traduction 20
souvenirs de la pompe racinienne aux élans d’Hugo, tout un ensemble de procédés qui,
formant la mémoire littéraire de notre langue, ne la privent pas moins, dans ce livre, d’un
emploi frais et nouveau autant que de la secousse bénéfique de langue étrangère, par sa
syntaxe propre et la richesse de son vocabulaire. Ainsi, dans cet extrait de l’ode « To A
Grecian Urn » :
More happy love ! more happy, happy love ! For ever warm and still to be enjoy’d For ever panting, and for ever young ; All breathing human passion far above, That leaves the heart high sorrowful and cloy’d, A burning forehead, and a parching tongue. Et plus heureux l’amour, ô combien plus heureux ! Amour toujours ardent, toujours inassouvi, Qui, toujours palpitant, demeure toujours jeune, Bien au-dessus de toute passion humaine Qui nous laisse le cœur déchiré et repu, Le front brûlant, la bouche desséchée de fièvre. (trad. Claude Dandréa)
Que devient le premier des vers cités, si innocent et sautillant en anglais ? une
invocation solennelle, enfermée dans la structure canonique du « ô combien… ». De
l’alexandrin, le traducteur ne se prive pas de garder, à quatre reprises dans l’extrait cité, la
symétrie de construction en deux hémistiches séparés par la courte pause d’une césure.
Le balancement des vers de Keats est happé par l’allure éloquente de l’alexandrin, et sa
diction frappante qui calque la protase et l’apodose sur le découpage en hémistiches. ; le
mot « passion », traversant la frontière linguistique, est poinçonné d’une diérèse
canonique : « passion ». On pourrait faire ainsi un inventaire des procédés de destruction
de la lettre originale. C’est même une tentation de la traductologie. Ainsi Berman,
fougueux, écrivait que « Toute théorie de la traduction est la théorisation de la destruction
de la lettre au profit du sens. 14 ». Ici, de plus, ce n’est pas tant au profit du sens qu’au
profit de cette « parlure française », de cet ethnocentrisme poétique que dénonce Berman
si violemment, à raison.
14 Ibid., p. 67 – la pensée d’Antoine Berman a pris un tour plus optimiste ensuite, notamment dans son dernier livre Pour une critique des traductions. L’idée de projet de traduction permet de faire de la critique des traductions une opération plus créatrice que cynique.
Chapitre 1 – Vers la traduction 21
Il y a, chez Yves Bonnefoy, une dimension analytique de la traduction. A tout le
moins, ses essais sur la traduction sont-ils des traces d’une réflexion profonde sur cette
menace de la lettre, cette violence que lui fait la volonté de traduire. Mais la démarche
analytique commence, pour Yves Bonnefoy, dans le travail d’invention poétique. Si le
passage par le surréalisme lui a permis de connaître les pouvoirs infinis des associations
de mots, des images inédites, il n’en a pas moins senti le vertige d’une telle liberté
débridée. La libre association des mots permet de faire valoir un désir censuré, mais le
magnifie comme désir, abolissant la possibilité de tout partage par l’écriture. Le lecteur
n’a pour lui que des métaphores dont il ignore entièrement les tenants et les aboutissants,
celles-ci étant des émanations de la seule virtualité prise en compte : le moi de l’auteur.
Ecrire, c’est pour Yves Bonnefoy faire droit à cette virtualité, mais la retourner contre
elle-même, la faire s’analyser. Dans une communication de 1972, « Sur la fonction du
poème », il fait part de ce double mouvement de libération d’images et d’analyse de la
langue qui se crée, presque d’elle-même, d’associations brusques, incompréhensibles :
Mon travail fut à chaque fois de comprendre ce que ces fractures subites
signifiaient. J’eus l’impression que je maintenais quelque chose d’ouvert, de troué,
dans la substance verbale. Et c’est au point que je décidai de faire de cette sorte
d’écoute une méthode. Dans cet esprit, je ne cherche pas, au début, à dire, ayant
au contraire une langue (celle du livre antérieur) à oublier, sacrifier.
(VP, 513)
Depuis Baudelaire, et à sa suite Mallarmé, une partie de l’activité poétique
consiste à réfléchir sur son propre fondement et ses moyens d’action. Chez Bonnefoy,
l’exigence critique naît du souci de ne pas laisser l’écriture poétique et ses images prendre
la place de la réalité. Il y a une dimension destructrice qui, conjointe à la force créatrice,
est salutaire. C’est tout le sens du célèbre poème de Hier régnant désert « L’imperfection est
la cime », sorte d’art poétique. La critique est d’abord une interférence, un trouble jeté
dans les valeurs habituelles : le poète est « celui qui marche par souci / D’une eau
dernière grise » (HRD, 137). C’est l’eau des rêves d’infini qui est tachée par la finitude, et
c’est l’eau claire de la beauté parfaite qu’il faut salir. La beauté est la première citée au
banc des accusés ; selon le vœu d’un poème, elle sera donc « suppliciée, mise à la roue,
piétinée, dite coupable, faite sang » (HRD, 136). Yves Bonnefoy, croirait-on, a peur de la
foi dans l’identité entre Vérité et Beauté que proclame Keats. Non qu’elle soit fausse,
mais elle n’est que passagère : la beauté est le moyen d’accéder à la vérité, elle rémunère
Chapitre 1 – Vers la traduction 22
un peu l’absence d’être, mais au final elle charme et ne peut que se substituer au réel. Elle
risque de nous enfermer dans un monde image. Il faut « Aimer la perfection parce qu’elle
est le seuil, / Mais la nier sitôt connue, l’oublier morte » (HRD, 139). La beauté prive de
la conscience du temps et de la finitude, et doit être rompue. C’est là l’une des premières
certitudes critiques d’Yves Bonnefoy, il n’y a qu’à lire la troisième section d’Anti Platon,
dans laquelle le créateur d’une figure de cire jouit ensuite de la destruction de son œuvre.
Ce trouble dans les valeurs atteint ultimement la poésie, et c’est l’écriture qui se dédouble
et veille contre la séduction du « leurre des mots », pour laisser entière la possibilité de la
présence :
Il y avait Qu’une voix demandait d’être crue, et toujours Elle se retournait contre soi et toujours Faisait de se tarir sa grandeur et sa preuve. (HRD, 137)
Dès les premiers recueils de Bonnefoy, la critique est une violence faite à soi par
la poésie pour assurer sa crédibilité, la critique est la caution morale de la poésie. Les
deux activités, la création et la critique, sont inséparables à tel point qu’elles se
soutiennent et se nourrissent l’une l’autre. « La réflexion de l’œuvre sur elle-même se
confondant avec la conscience morale, l’acte critique devient un des modes nécessaires
de l’invention littéraire.15 » résume John E. Jackson. Le geste critique rend plus humble
l’élan poétique, et s’il raffermit l’espérance de la présence c’est en limitant le terrain de
son avènement à la simple terre, il oblitère les arrière mondes et l’infini qui sont un leurre
supplémentaire. Dans l’essai de L’improbable consacré aux Fleurs du mal, Bonnefoy parlait
du discours poétique de Baudelaire comme de « l’insinuation d’une voix qui veut la perte,
[…] décrit et aggrave le cours mortel » (I, 36). On pourrait ainsi dire de la critique qu’elle
est aussi une voix insinuée dans le cours de la poésie de Bonnefoy, presque fondue en
elle, et qui rappelle la précarité du projet de la poésie. C’est « Quelque chose
d’insaisissable, de noir, d’informe dans la pureté du cristal. » (I, 132). Quelque chose
persiste, dans l’œil du poète, qui empêche l’enfermement dans un monde clos sur soi,
une tache, cette « épiphanie de ce qui n’a pas de forme », comme il l’écrit dans La Vie
errante. Dans Douve, c’était le relief indéniable du monde dans sa présence :
Cette année-là tu viens à presque distinguer
15 John E. Jackson, Yves Bonnefoy, Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2002, p. 60
Chapitre 1 – Vers la traduction 23
Un signe toujours noir devant tes yeux porté Par les pierres, les vents les eaux et les feuillages. Ainsi le soc mordait déjà la terre meuble Et ton orgueil aima cette lumière neuve, L’ivresse d’avoir peur sur la terre d’été. (D, 127)
La force critique vient du sentiment d’évidence du monde, qui troue le voile du
langage. Cette tâche d’où une lumière se libère, c’est un cri d’oiseau métamorphosé en
glaive dans Hier régnant désert, mais surtout, comme une déformation de la sensibilité, qui
perçoit le débordement de la réalité hors des formes qui prétendent la représenter :
Mais toujours et distinctement je vois aussi La tache noire dans l’image, j’entends le cri Qui perce la musique (LS, 304).
Mais la conscience critique investit jusqu’à la pratique de l’écriture. L’écriture ne
peut plus se satisfaire d’une forme élégante : elle doit porter la trace de cette vigilance à
l’égard des leurres du langage et de l’imaginaire. Ainsi l’un des poèmes intitulés « Une
voix », dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve :
UNE VOIX J’ai porté ma parole en vous comme une flamme, Ténèbres plus ardues qu’aux flammes sont les vents. Et rien ne m’a soumise en si profonde lutte, Nulle étoile mauvaise et nul égarement. Ainsi ai-je vécu mais forte d’une flamme, Qu’ai-je d’autre connu que son recourbement Et la nuit que je sais qui viendra quand retombent Les vitres sans destin de son élancement ? Je ne suis que parole intentée à l’absence, L’absence détruira tout mon ressassement. Oui, c’est bientôt périr de n’être que parole, Et c’est tâche fatale et vain couronnement. (D, 89)
Cette voix qui décrit son élan répété en même temps qu’elle l’exécute, rappelle
toutefois que l’accomplissement de sa tâche est improbable. Mais, rimes (« –ement ») et
réseaux d’assonances enchevêtrées (i, u), répétitions (« parole », « flamme », « absence »),
persistance de l’alexandrin qui martèle le propos, les vertus sonores et rythmiques de ce
texte viennent soutenir l’efficacité poétique des images autant qu’elles durcissent le projet
critique déployé. La rime « –ement », obsédante (elle ponctue – plombe, tache – un vers
sur deux jusqu’au dernier), est comme un point de chute inévitable, signe de la
Chapitre 1 – Vers la traduction 24
contradiction que subit la poésie autant que du souci qu’elle porte de ne pas s’enfermer
dans un monde-image, trop beau. C’est ainsi que le poème fait véritablement un pas
contre l’obscurité et le néant qui sont pourtant presque totalement son objet. La poésie
exige le néant pour le combattre et la poésie devient effectivement un agissement et dans
des mots dont le cours suit celui de notre vie, se construit un destin. Plus encore qu’une
voix insinuée, c’est une attitude de la poésie qui ne renonce pas à ses ressources
habituelles, mais leur soumet des exigences nouvelles, les charge d’un souci : veiller
contre l’autisme de la poésie pour mieux agir contre l’absence.
L’autre voix que nous citions auparavant, celle d’Hier régnant désert, « demandait
d’être crue » : précision fondamentale car la poésie n’existe pas sans une confiance intime
et profonde en elle, sans la certitude qu’un peu de réel peut être connu grâce à l’invention
poétique. La lecture des livres de poésie, bien sûr, permet l’éclosion de cette certitude,
mais c’est peut-être l’expérience intense du monde qui la scelle au cœur de l’individu
souvent durant l’enfance.
L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus
à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme
et la couleur. […] le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté. 16
Avant toute poésie, avant toute critique, il y a ce sceau laissé profondément,
comme le souvenir d’une secousse, d’une « congestion 17 ». L’écriture sera la tentative de
retrouver l’intensité de cette présence, d’en délivrer le souvenir enfoui, ce sera faire
comme les « mineurs » dont Bonnefoy parle au début du Cœur-espace, qui « se hâtent vers
une source unique des pierrailles et des cris 18 ». A propos de Valéry, Bonnefoy écrit qu’il
manque « une fascination », celle qu’en lui ont laissé, quand il était enfant, un cri
d’oiseau ou l’évidence des pierres. Dans L’Arrière-pays, le souvenir de Toirac, lieu sacré
de l’enfance où le poète passait les vacances, permet l’évocation d’un de ces moments
d’ivresse de l’enfance, un serrement du cœur qui laissa une trace indélébile :
16 Charles Baudelaire, OC II, p. 690 17 Ibidem 18 Yves Bonnefoy, Le Cœur-espace, Farrago, 2001, p. 9
Chapitre 1 – Vers la traduction 25
Là sans doute des fruits avaient commencé à mûrir. Les reines-claudes, les
prunes bleues allaient tomber tout un mois, plus tard ce seraient les figues, peut-
être le raisin – les prunes seraient fendues et en cela évidentes, ouvrant aux guêpes
errantes davantage l’être que la saveur – et je pleurais presque d’adhésion.
(AP, 103)
Ou bien, dans Hier régnant désert, le chant d’un oiseau qui, par un enchâssement
de métaphores, devient signe, trace, puis ce « glaive nu » dont Mallarmé a doté Poe dans
le « Tombeau » qu’il lui a consacré. La poésie, ce sera prendre la relève de la présence
grâce à ce « glaive nu », qui est le visage mort de la présence, mais non moins la promesse
de son retour :
Tu entendras Enfin ce cri d’oiseau, comme une épée Au loin, sur la paroi de la montagne, Et tu sauras qu’un signe fut gravé Sur la garde, au point d’espérance et de lumière. Tu paraîtras Sur le parvis du cri de l’oiseau chancelant, C’est ici que prend fin l’attente, comprends-tu, Ici dans l’herbe ancienne tu verras Briller le glaive nu qu’il te faut saisir. (HRD, 158)
Cette confiance dans le monde, dans l’évidence terrestre sert de fondement à
l’espoir du poète. Si, au fond, la terre est vaine, elle offre un temps au moins le spectacle
d’un mûrissement qui rachète la contingence humaine. La tâche de la poésie sera de
célébrer cette richesse de la finitude, de garder vive la possibilité d’un accomplissement
prochain du monde malgré le hasard qui le détermine, et dans ce hasard. Il faudra qu’elle
cherche le « vrai lieu », « fragment de durée consumé par l’éternel » (I, 130). L’acte de la
poésie, ce sera le mouvement d’une mémoire qui veut rendre au domaine du possible ce
qu’elle a connu, comme le montre le poème ci-dessus. La confiance dans les mots, qui
bien que pauvres sont toutefois « patients et sauveurs » (I, 135), est donc nécessaire à
l’acte poétique. Si d’un côté la critique vient tâcher la beauté de la poésie et définir son
horizon, de l’autre la poésie avance grâce à une confiance ferme dans les mots, qui seuls
portent la trace de l’expérience du monde et la promesse de sa connaissance. La voix qui
« demandait d’être crue » ne peut pas être que le spectacle de son tarissement perpétuel
pour s’assurer un crédit, car celui-ci ne peut fonctionner que si un élan poétique est
répété, ce que la confiance dans les mots permet.
Chapitre 1 – Vers la traduction 26
Et cette foi dans l’invention poétique est aussi visible dans les essais critiques
d’Yves Bonnefoy. L’invention poétique est un recours auquel le poète fait appel dans ses
commentaires. Il semble souvent qu’une parole poétique supplée le discours conceptuel.
Outre les textes comme « L’acte et le lieu de la poésie », à la croisée de l’article critique,
du poème en prose et du programme, beaucoup d’écrits sur des poètes ou des peintres
atteignent leur plus grande intensité critique quand un énoncé poétique vient se substituer
au raisonnement traditionnel. Poussé par la confiance dans les mots, l’acte de poésie
prend le dessus sur la conscience critique et épaissit le discours de la densité d’un vécu.
L’étude des traductions aura notamment pour but d’examiner si elles reproduisent ce
mouvement de l’écriture dans laquelle elles s’inscrivent.
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 27
Tradition, hospitalité
(Ordenar bibliotecas es ejercer, de un modo silencioso y modesto, el arte de la crítica.) (Ordonner des bibliothèques c’est exercer, d’une façon silencieuse et modeste, l’art de la critique.)
Jorge Luis Borges « Juin 1968)
trad. Ibarra
Beaucoup de labeur
Pour comprendre la traduction telle que la pratique Yves Bonnefoy, il faut la
replacer au sein son œuvre. Yves Bonnefoy est autant traducteur que poète, à quoi
s’ajoute le travail critique, de préfacier, bref, d’essayiste. Cette tâche prend chez
Bonnefoy des dimensions qui dépassent le simple travail de commentateur ponctuel.
Tout le projet de Bonnefoy est animé d’un double mouvement qui à la fois éclaire
l’histoire de la littérature (mais aussi de l’art, en particulier la peinture) au regard de
catégories nouvelles (la précarité du concept, les leurres du rêve, de l’imagination et du
langage) et en même temps vise à s’inscrire dans la « tradition » ainsi créée, ce que
tentent les livres de poésie. Dans son sens laïc, le mot désigne d’abord un acte de
cession matérielle, d’une personne à une autre. S’il y a cession en poésie, de quoi peut-
il s’agir ? Peut-être, avant toute chose, un nom : poésie, comme le chiffre qui réunit une
variété de formes d’un emploi non commun du langage. Hériter de la poésie, c’est
comprendre le chemin depuis l’usage commun du langage jusqu’à l’écart que constitue
la poésie. Il s’agira d’expliquer la nature et les enjeux de cette écart : c’est à l’héritier de
produire un tel discours. La tradition « n’est pas donnée par droit d’héritage, et si vous
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 28
y tenez, il faut beaucoup de labeur pour l’obtenir. 19 » écrit T.S. Eliot. La tradition,
c’est cet acte d’appropriation du passé qui permet à une société d’avancer. Yves
Bonnefoy n’a cessé d’accomplir ce labeur d’appropriation de la tradition. Au fil des
essais critiques sur Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé (pour ne citer que les trois
« phares » principaux du poète en France), il a construit pas à pas sa tradition poétique
et défini sa position à l’intérieur de celle-ci. La traduction fait partie de cette acte
d’appropriation : c’est d’abord un choix, celui de traduire Yeats, Keats, ou Leopardi,
et c’est, par ce choix, faire une place au sein de son œuvre pour la parole de ces poètes,
pour leurs angoisses et leurs espoirs. Nous allons tenter de discerner comment
Bonnefoy réfléchit un héritage pour construire sa tradition, et nous chercherons à
comprendre comment s’inscrit la pratique de la traduction dans cette construction.
19 T.S. Eliot, « La Tradition et le talent individuel », Essais choisis, Seuil, Le Don des langues, 1999, p. 28, trad. Henri Fluchère
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 29
Une carte différentielle de la poésie
L’œuvre critique de Bonnefoy opère exactement un travail de réflexion du
passé. Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé sont interrogés en permanence, depuis
L’Improbable jusqu’à Sous l’horizon du langage. La tâche de la critique consiste à
examiner comment chaque poète a négocié avec, par exemple, la conscience de la
finitude (ou son refus) et quel est son rapport à l’imaginaire et au langage. Depuis ses
premiers essais, l’œuvre d’Yves Bonnefoy ressasse ce qu’est (en réalité : ce que doit
être) la poésie, comme une vestale veille sur le feu sacré. Tant d’essais refont la
description de cette volonté qui tente de s’élever, depuis la conscience des manques de
la pensée conceptuelle, qui nie la mort, jusqu’à la lumière que tente de désentraver le
jeu des sons et des images. Au delà de la multiplicité des œuvres, il cherche à
distinguer ce qu’il y a de poésie. Le texte qu’il a rédigé pour le catalogue de
l’exposition Mélancolie, génie et folie en Occident, repris dans L’imaginaire métaphysique, en
est l’un des derniers exemples. Dans cette préface, le poète sépare la mélancolie du
génie, et les définit comme deux manières différentes de gérer la triste conscience d’un
lieu amène où vivre et de l’impossibilité d’y accéder. Puis il termine par une
redéfinition de la poésie, comme le seul moyen de reconquérir la finitude. La poésie
est cette attitude qui, ayant reconnu l’orgueil de toute parole et s’en protégeant, laisse
passer, mais en les critiquant, les illusions que produit le cœur. « La poésie prescrit de
ne pas être l’idolâtre d’un rêve, mais de ne pas davantage s’accepter un iconoclaste »
(IM, 76-77). Il faudra pas être résigné mais bien poursuivre l’effort, recommencer
indéfiniment la tentative de désenchevêtrer la présence du concept grâce au son, aux
rythmes et aux images. La poésie tient dans l’acceptation de cet engagement dans la
finitude. Depuis « L’acte et le lieu de la poésie », c’est le même prêche, mais toujours
rafraîchi, reformulé et adapté aux circonstances de tel essai, ou de telle sollicitation. La
reformulation, le ressassement font de cette définition de la poésie un étalon
permanent avec lequel comparer les projets poétiques des autres poètes. La poésie,
telle que la conçoit Yves Bonnefoy, n’est rien qu’une tentative recommencée, par
conséquent elle permet au poète d’aborder les œuvres du passé avec un regard
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 30
humble : ce que va chercher l’œil critique, c’est le projet que le texte cherche à
accomplir. Tous ces projets qu’il interroge constituent la source inépuisable de sa
réflexion. On peut comprendre ce travail comme un effort de hiérarchisation des actes
poétiques, qui toutefois n’opère pas un classement de valeur ou de crédibilité 20. Plutôt,
il accomplit un travail topographique, dessine une carte différentielle de la poésie dont
chaque région fut le terrain ici d’une réponse, là d’une tentation. Baudelaire avait
compris ce rapport à la fois différentiel et confraternel des artistes, chacun admirant ou
louant la vertu qu’il n’y a pas chez lui :
Si Eugène Delacroix avait loué, préconisé ce que nous admirons
surtout en lui, la violence, la soudaineté dans le geste, la turbulence de la
composition, la magie de la couleur, en vérité, c’eût été le cas de s’étonner.
Pourquoi chercher ce qu’on possède en quantité presque superflue, et comment
ne pas vanter ce qui nous semble plus rare et difficile à acquérir ? nous verrons
toujours, monsieur, le même phénomène se produire chez les créateurs de
génie, peintres ou littérateurs, toutes les fois qu’ils appliqueront leurs facultés à
la critique.21
Et si ce ne sont pas toujours des qualités qui lui font défaut que Bonnefoy
loue, ce sont du moins des tentatives qui exigent sa reconnaissance et des tentations
qui réclament la compréhension. La relation critique provient toujours d’une grande
proximité avec les œuvres et les auteurs, d’une reconnaissance sinon d’un partage de
leurs expériences du monde et du langage, de leurs doutes ou de leurs tentations.
Souvent le recours à une expérience personnelle lui permet d’éclairer les œuvres
d’autres poètes. Ainsi la première section de « La hantise du Ptyx » est la
remémoration d’un souvenir d’enfance qui permit l’éclosion et l’ancrage en soi d’une
rêverie pour Yves Bonnefoy. Puis c’est à la lumière de cette rêverie qu’il tente ensuite
de comprendre ce qu’a pu représenter l’énigmatique « ptyx » pour Mallarmé. Aux
confins des discours critiques de Bonnefoy, la garantie ultime du raisonnement, c’est
très souvent une expérience personnelle, qu’un trait poétique, même léger, vient
20 A l’exception, bien sûr, du texte sur Paul Valéry, dans L’improbable, érigé en contre exemple. Michèle Finck a examiné les modalités de ce « rejet héroïque », fait en opposition à une « identification héroïque » à Baudelaire. voir Michèle Finck, Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989, p. 32-42 21 Charles Baudelaire, OC II, p. 754
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 31
donner. La critique pratiquée par Bonnefoy s’élabore souvent sur un lit d’expériences
communes, une reconnaissance de l’altérité.
Cela permet de représenter la tradition comme un espace de coexistence
spirituelle, où les œuvres ne s’entassent pas les unes sur les autres, se dépassant chaque
fois. Plutôt, la tradition ressemble à un geistiger Raum, pour reprendre l’expression
d’Hofmannsthal, un « espace spirituel », et il faut prendre le mot d’espace dans son
sens le plus littéral. « L’espace de la tradition », comme l’écrit Jean-Yves Masson, est
un lieu de comparaison, de dialogue fraternel au cours duquel peut apparaître une
communauté de destin qui justifie souvent le choix de traduire. Yves Bonnefoy est
souvent revenu sur cette donnée essentielle qui détermine l’acte de traduire. Ainsi
Baudelaire a vu en Poe son frère et, n’en doutons pas, l’actualisation d’une
personnalité restée en lui virtuelle. Baudelaire explique ainsi sa « pulsion de traduire »
Poe, dans une lettre à Armand Fraisse :
je trouvai […] des poèmes et des nouvelles dont j’avais eu la pensée,
mais vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait su combiner et mener à
la perfection. Telle fut l’origine de mon enthousiasme et de ma longue
patience. 22
La traduction est un moyen d’honorer cette fraternité, en cherchant en soi le
chemin parcouru par l’autre. C’est une opération qui permet de s’accomplir en
examinant la trajectoire d’autrui :
Nous avons traduit quand nous ressentons qu’il n’y a rien dans la page
que nous ne puissions percevoir comme notre voix propre, qui se rêve alors
délivrée de ses manques par la grâce de la parole d’un autre.
(KL, 7)
D’une certaine manière, on retrouve le processus de Bildung dont parle
Antoine Berman dans son livre L’épreuve de l’étranger. La Bildung, ce cheminement
d’une subjectivité vers un plus haut degré d’accomplissement, est cependant un
mouvement qui sort de soi perpétuellement pour y revenir, qui a besoin de la
22 Lettre à Armand Fraisse, 18 février 1860, dans Correspondance, choix et présentation de Claude Pichois et Jérôme Thélot, Gallimard, 2000, p. 197
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 32
médiation d’autrui, d’où l’exigence de la traduction. Berman cite ces lignes de F.
Schlegel, qui résument l’esprit de la Bildung :
C’est pourquoi, certain de toujours se retrouver lui-même, l’homme ne
cesse de sortir de lui, afin de chercher et de trouver le complément de son être
le plus intime dans la profondeur de celui d’autrui. 23
La poésie d’Yves Bonnefoy n’a plus comme fondement cette certitude du
romantisme allemand qu’un être ne peut aller que vers la réunion de ses parties, c’est
désormais la tâche de toute poésie que de rassembler l’unité de l’être. Traduire « L’ode
à un Rossignol » de Keats, ce n’est pas seulement rendre une version française du
texte, mais trouver un chemin analogue, en français et comme dans le champ de cette
langue, qui préserve la même intensité du chant. Il s’agira de rendre les images du
texte étranger, et même le réseau où elles sont tissées, mais dans un texte qui ait sa
propre systématicité, inscrite dans sa langue d’arrivée. C’est le vœu de la trente et
unième des « Propositions pour une poétique de la traduction », d’Henri Meschonnic :
31. La traduction n’est homogène que si elle produit un langage-
système, travail dans les chaînes du signifiant (dans et par le texte-système, des
chaînes qui font système, par la petite et la grande unité) comme pratique de la
contradiction entre texte étranger et réénonciation, logique du signifiant et
logique du signe, une langue-culture-histoire et une autre langue-culture-
histoire. 24
Avant de traduire, il faut donc chercher ce qui fait le propre d’un poète, quel
est son rapport au monde, aux autres, et à sa pratique de la poésie. Il doit y avoir, en
amont de la traduction, une étude de cette « langue-culture-histoire ». George Steiner a
bien montré les enjeux d’une telle inscription du texte dans le système de
représentations de son époque propre, notamment dans le premier chapitre d’Après
Babel, « Comprendre c’est traduire ». S’il n’y a pas de texte explicitant cette démarche,
il faut admettre que la traduction a valeur, tant soit peu, de commentaire. Elle doit
toujours avoir conscience de son statut secondaire. Elle vient toujours après le texte
23 Friedrich Schlegel, « Entretien sur la poésie » in L’Absolu littéraire, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Seuil, 1978, p. 290-291, cité par Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Gallimard, Essais, 1984, p. 78 24 Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Gallimard, Le Chemin, 1973
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 33
original, elle en parle, le glose, le vit consciemment. La traduction s’établit donc entre
deux pôles : d’un côté elle vit pleinement dans la langue d’arrivée, et ne peut mûrir
qu’en elle ; mais de l’autre, elle ne vit que dans un rapport de soumission à la lettre
étrangère. Elle doit être un lieu d’accueil pour l’œuvre étrangère, mais aussi un
nouveau texte, fonctionnant indépendamment du texte premier. Yves Bonnefoy
permet de trouver une position qui allie ces deux exigences puisque ses traductions
sont situées, dans son espace de création, entre le pôle critique et le pôle créateur. La
traduction est en quelque sorte la vibration de la frontière entre deux domaines
poétiques.
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 34
« Une pierre »
Ce que Bonnefoy cherche toujours à rendre lorsqu’il « applique ses facultés à
la critique », c’est l’unité de l’expérience d’un poète. Même à un siècle de distance,
l’expérience de Leopardi vaut encore autant, son exemplarité n’a pas faibli. La
frontière entre les vivants et les morts est comme abolie. Eliot écrivait que pour
comparer un artiste il faut le placer « au milieu des morts 25 », qui sont autant
d’étalons, de « bornes » pour reprendre un mot de Mallarmé , dans son « Tombeau
d’Edgar Poe » :
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur. 26
La tombe de « granit » devient une « borne » : la métamorphose de la matière
en signe conclue l’acte d’appropriation et de réflexion du passé, qui a été l’objet du
poème 27. Cette « borne » doit rappeler éternellement « que la mort triomphait dans
cette voix étrange ». Ce que le poète va célébrer lorsqu’il fonde sa tradition, c’est un
destin voué à la recherche du sens. C’est le choix baudelairien de l’incarnation, celui
de Mallarmé en faveur du Rêve. Yves Bonnefoy perpétue d’une certaine manière cette
image du tombeau comme « borne », dont tous les poèmes intitulés « Une pierre »,
depuis justement Pierre écrite, sont autant d’épitaphes qui rappellent au poète la
multiplicité des destins possibles sur terre. L’hospitalité demandée par les morts dans
ces poèmes, notamment dans la section « Pierre écrite » du recueil éponyme, est d’une
certaine manière analogue à celle qu’Yves Bonnefoy procure aux poètes sur lesquels il
écrit :
25 T.S. Eliot, Essais choisis, op. cit. p. 29 26 Stéphane Mallarmé, « Le Tombeau d’Edgar Poe », Poésies, Gallimard, Poésie, 1992, p. 60 27 Les trois poèmes successifs que Mallarmé intitule « Tombeau » (à Edgar Poe, Baudelaire et Verlaine) ont effectivement pour objet la tombe du poète célébré. Voir, en annexe, notre analyse du « Tombeau d’Edgar Poe », extrait d’un travail réalisé en cours d’année pour la validation du séminaire de M. Bertrand Marchal.
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 35
UNE PIERRE Je fus assez belle. Il se peut qu’un jour comme celui-ci me ressemble. Mais la ronce l’emporte sur mon visage, La pierre accable mon corps. Approche-toi, Servante verticale rayée de noir, Et ton visage court. Répands le lait ténébreux, qui exalte Ma force simple. Sois-moi fidèle, Nourrice encor, mais d’immortalité. (PE, 206) * UNE PIERRE O dite à demi-voix parmi les branches, O murmurée, ô tue, Porteuse d’éternelle, lune, entrouvre les grilles Et penche-toi pour nous qui n’avons plus de jour. (PE, 216)
Le travail de réflexion du passé tel que l’effectue Yves Bonnefoy cherche à
rédimer un peu les morts, à « se pencher » vers eux avec déférence, comme cette lune
qui doit les réconforter de sa lumière dont les priveront bientôt les nuages noirs. Yeats
a cherché à rendre aux morts cet hommage, comme à la fin de « Coole Park, 1929 ».
L’hommage se confond avec la célébration de l’hic et nunc du lieu en ruines, où,
sensuelles, les ombres font vibrer un décor qui ne pouvait qu’émouvoir Bonnefoy : le
tressage sauvage de l’ortie autour des pierres brisées. Si la poésie d’Yves Bonnefoy
cherche à rendre le monde habitable, celle de Yeats, par maints aspects, commémore
un lieu jadis habité. Baudelaire, lui aussi, savait cet impératif de « se pencher » vers
« les morts, les pauvres morts » et surtout sur la tombe désertée de Mariette : « Nous
devrions pourtant lui porter quelques fleurs. 28 » C’est sous l’angle du remords que
Baudelaire nous présente l’impératif d’honorer les morts, qui ne sont peut-être
« dévorés de noires songeries » que parce qu’on oublie de penser à eux et de leur
rendre justice. L’acte d’héritage prend la forme d’un hommage filial, il faut être
« fidèle » aux poètes passés. De même que la tâche de la poésie est de reconquérir
28 Charles Baudelaire, « La servante au grand cœur… », dans Les Fleurs du Mal, dans OC I, 1975, p. 100
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 36
l’unité du sujet dispersé, le travail critique d’Yves Bonnefoy cherche à dégager l’absolu
du destin accompli, sa « force simple » : « Je propose de retrouver une voix, de
déchiffrer son vouloir, de ranimer son accent, surtout : ces emportements, cette pureté
inimitable, ces triomphes, ces brisements. 29 » écrit-il au tout début de son Rimbaud. Et
c’est ce souci de restitution de l’autre qu’il admire chez Yeats :
S’agit-il d’entrer en contact avec les morts dans ‘‘All Soul’s Night’’ ?
Non, Yeats va plutôt s’y remémorer ce qui faisait l’être propre de quelques
personnes aimées […], il s’attarde à ce qui les mobilisait jadis, pathétiquement,
contre la pensée du néant ; et c’est au total la compassion sans espoir qui
domine dans cet admirable poème, avec cet humour un peu fou qui est la
pudeur du courage.
(QP, 19).
Le critique devient la « servante » des morts, l’officiant d’un « rite » qui célèbre
le sens trouvé, l’accomplissement d’un destin contre le néant. Le discours critique est
comme la rémunération de la peine des poètes morts, la compensation de leur fatigue.
Le cas de Baudelaire est exemplaire à ce propos : « Quant à Baudelaire, qui a souffert,
on voudrait le laisser à son repos. Son désir fut l’universel, qu’il ait le droit de s’y
effacer, comme une musique, de disparaître dans la nuée. » (I, 31) Il en fut de même
pour Jouve qui, dans un rapport nettement plus fusionnel au même Baudelaire,
écrivait qu’il « est du petit nombre de ceux qu’il faut racheter d’une ignominie déposée
sur eux par la grossièreté humaine. 30 » Quant à Baudelaire et Mallarmé, qu’ont-il
voulu faire sinon racheter Poe de cette même ignominie, jusqu’à en faire « le fatal
emblème » de leur condition.
Ces « quelques fleurs » qu’il faut porter, c’est plus qu’un « feuillage séché », un
peu de la lumière que dispense la lune, quand elle « écarte les grilles » des arbres, avant
d’être recouverte par les nuages noirs : « Mais la lune se couvre et l’ombre / Emplit la
bouche des morts. 31 ». Traduire un poète, ce sera dresser une autre pierre dans cet
espace, ce sera faire droit, au sein de sa propre œuvre, à une expérience étrangère qui
mérite qu’on se penche sur (et pour) elle. La traduction est une pratique qui prend 29 Yves Bonnefoy, Rimbaud, Seuil, 1961, rééd. 1994, p. 5 30 Pierre Jean Jouve, Tombeau de Baudelaire, 1942, Neuchâtel, Editions de la Baconnière, 1942 ; rééd. Fata Morgana, 2006, p. 11 31 Yves Bonnefoy, Pierre écrite, op. cit., p. 217
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 37
place dans cette dimension hospitalière de la poésie. Elle doit, elle aussi, rémunérer
l’effort du poète. Elle est une offrande faite au texte original : cette offrande, cette
rémunération, ce sera faire l’effort d’écouter l’expérience de l’autre, de lui faire droit.
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 38
Le souci de l’autre
L’autisme de la poésie, contre lequel veille Bonnefoy, c’est aussi l’abolition de
l’autre pour qu’advienne l’écriture. L’image poétique ne doit pas être le produit d’un
désir impérieux, mais au contraire le moyen d’un sentiment de partage et de
communauté. L’écriture poétique doit devenir le dialogue de sa particularité avec celle
de l’autre, afin d’en dégager la part commune. La poésie doit se faire un lieu d’accueil
et d’écoute :
Qu’une place soit faite à celui qui approche, Personnage ayant froid et privé de maison. (D, 107)
Il faudra prononcer pour cet autre « les mots de guérison » qui soient un
« signe ». Et que proposait Mallarmé qu’on fît aux morts, dans son hommage à
Verlaine, sinon « un adieu du signe au défunt cher ». La poésie, cette « pauvre
maison », doit accueillir les hommes à sa « table » (D, 107), qui ne sera plus l’autel du
sacrifice mais le lieu du partage. Bonnefoy entend redonner à la poésie une fonction de
communication véritable. Au seuil de Pierre écrite, une image si forte de profond
échange :
Et nous étions deux pays de sommeil Communiquant par leurs marches de pierre Où se perdait l’eau non trouble d’un rêve Toujours se reformant, toujours brisé. (PE, 221)
L’eau qui s’égare ici, un rêve commun, désigne la racine profonde des désirs
de chacun, et qui dépasse les individualités. Ce rêve ne menace plus autrui puisqu’il
provient de deux altérités simplifiées, rendues à ce qu’elles ont d’essentiel. Il n’est plus
besoin de la rendre trouble, grise, comme dans Hier régnant désert, ici : c’est comme une
source de ce rêve qui est atteint. Bonnefoy espère accéder à un lieu lointain, celui
d’une célébration commune de la pure vie terrestre. La poésie d’Yves Bonnefoy, dès
son origine, se charge du souci d’autrui, sans quoi elle sait qu’elle peut n’être qu’une
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 39
chaîne d’images commandées par le désir, sans fin. A la lumière de cette
connaissance, le souci d’autrui devient une catégorie critique qui permet à Bonnefoy
d’ordonner et de hiérarchiser les tentatives poétiques qu’il examine dans ses essais. En
ce sens, la critique de Bonnefoy est morale : elle donne à la poésie des valeurs et un but.
La poésie de Jouve donne un exemple célèbre, presque prototypique, du
processus sacrificiel que demande la création poétique et que récuse Bonnefoy : Dans
les années profondes est le récit qui mène à l’abolition d’Hélène, laquelle sera reconquise
dans Matière céleste. « Ici mon ami s’est recomposée / Hélène, après qu’elle est morte. »
écrit le poète au début du recueil 32. Outre la morbidité propre à la poésie de Jouve à
cette époque de son œuvre, cette « recomposition » n’est pas une recherche de la
présence d’Hélène dans son altérité, mais bien l’aliénation d’Hélène au profit
l’imaginaire du poète. Hélène est comme le prétexte qui permet au poète d’épuiser la
réserve d’images de son esprit. S’il y a bien engagement dans une tradition
baudelairienne, il consiste surtout dans l’aggravation d’une tendance qui se trouve
chez l’auteur des Fleurs du mal. Jouve s’engage dans la voie ouverte par Baudelaire
quand il donne droit à sa pulsion sadique, mais en la radicalisant. Yves Bonnefoy
dénonce cette aliénation de l’autre, et ne veut pas que la poésie soit la récupération,
par l’imaginaire, de restes morbides. Le souci moral de Bonnefoy le porte à examiner
plus profondément les œuvres qu’il traduit, et à renverser par exemple l’image que l’on
se fait traditionnellement de Roméo. Celui qu’on croit être la victime du destin, en
réalité, ne fait advenir que la conséquence nécessaire d’un choix égoïste : la
substitution, derrière le mot d’amour, d’un rêve à ce qui devrait être l’autre. Rosaline
d’abord, puis Juliette, ne sont que des mirages qui satisfont son désir. Quand il aimait
Rosaline :
Roméo ne vivait alors que la nuit, il fuyait ses amis, sa parole n’était
qu’un vaste rêve qui substituait à la pratique de la réalité quotidienne la forme
simplifiée d’une image. Et cela peut sembler l’intensité et la pureté mais c’est
tout de même l’oubli des êtres comme ils existent, dans l’ordinaire des jours, et
donc le manque de compassion, soit, en puissance, le mal. (SY, 15)
32 Œuvre I, Mercure de France, 1987, p. 281
Chapitre 2 – Tradition, hospitalité 40
Traduire Shakespeare, c’est parcourir un chemin qui clarifie les enjeux de la
poésie. Le commentaire dont il accompagne ses traductions donnent la formulation de
ce projet : relire Shakespeare comme le moment où la conscience moderne s’éveille et
balance entre deux engagements, la chair ou le langage – « words, words, words » lance
Hamlet, incarnation même de cette hésitation. La poésie doit être une parole claire, où
les êtres se reconnaissent, un lieu où la parole éclaire ce que les hommes ont de
commun. Il faudra par conséquent que les traductions permettent cet échange d’un
peu de sens. Traduire, ce sera rendre la possibilité d’un partage et la vocation à
communiquer des poètes. Ce présupposé moral implique que Bonnefoy ne traduira
que des poètes dont il a vérifié ce souci moral de communiquer. Traduire Keats, ce
sera faire valoir, dans la langue française, l’expérience du chant du rossignol, dans ce
qu’elle a d’universel et non moins d’intimement bouleversant.
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 41
« Le bruit des voix » :
pistes pour une étude comparatiste entre Y. Bonnefoy et W. B. Yeats
Elle chantait, si c’est chanter, mais non, C’était plutôt entre voix et langage Une façon de laisser la parole Errer, comme à l’avant incertain de soi
« La voix lointaine » Les Planches courbes
« Le bruit des voix »
Au fil des livres de poésie, des images récurrentes indiquent ce vécu qui a
marqué le poète : ce sont les pierres, l’arbre, l’eau, éléments archaïques en lesquels il a
toujours proclamé sa foi, « ces errants du réel, ces catégories du possible, ces éléments
sans passé ni avenir » (I, 128). Le poète les ressasse, pour qu’un peu de leur lumière
apparaissent :
Puis j’ai lutté, j’ai fait que des mots qui m’obsèdent Paraissent en clarté sur la vitre où j’eus froid. (HRD, 152)
Dans l’espace de la poésie, cette confiance dans l’invention poétique prend la
forme d’une polyphonie incessante. La poésie d’Yves Bonnefoy est une écoute portée
à ces « mots obsédants », qui sont de véritables pulsions. Il y a de la vision dans son
écriture, un héritage surréaliste réfléchi par ce souci critique que nous avons dit plus
haut. C’est pour cela que la poésie est une « lutte » : il s’agit de faire advenir la
présence au delà des simples « mots obsédants », de ne pas se réfugier dans la magie
illusoire d’un dire visionnaire. Les poèmes se complètent les uns les autres, aucun
d’entre eux n’a de valeur absolue, chacun doit toujours être mis en rapport avec son
voisinage, au sein d’un recueil ou d’une section. Depuis Baudelaire, la poésie se saisit
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 42
comme un impératif de rassemblement. « De la vaporisation et de la centralisation du
moi. Tout est là » peut-on lire au début de Mon cœur mis à nu. Cette « vaporisation du
moi » a opéré la dispersion de l’attention poétique vers tout ce qui peut la solliciter, la
vaporisation du « riche métal de notre volonté ». Elle est un concert de voix mêlées :
depuis Douve, et jusqu’aux Planches courbes, de nombreux poèmes s’intitulent « Une
voix ». Ce qui rassemble, c’est un souci qui pèse dans la parole et l’alourdit de sa
vigilance à l’égard de la finitude humaine. Ces « voix » sont autant de paroles données
à des impulsions de confiance et de critique mêlées qui font le mouvement de la
poésie. Nous avons vu, plus haut, une voix de Douve, décrivant ainsi le geste d’espoir
indéfini mais toujours contredit de la poésie, voilà, dans Hier régnant désert, une autre
voix, qui veut prendre aimablement le poète par la main :
Ecoute-moi revivre, je te conduis Au jardin de présence, L’abandonné au soir et que les ombres couvrent, L’habitable pour toi dans le nouvel amour. (HRD, 166)
La poésie est un « bruit de voix » qui désigne (HRD, 122), une parole qui sort
de soi perpétuellement, refuse de se clore sur soi. C’est pour cela que la voix se dit
« revivre », comme elle se disait un « ressassement ». Les poèmes intitulés « Une
pierre » témoignent aussi de cette écoute que procure la poésie, qui sont autant de
paroles venues d’entre les morts. Ces voix sont des manières d’interroger le degré
d’unité que la poésie permet d’atteindre. L’Un d’une vie est trouvé rétrospectivement,
malgré sa dispersion : « Orages puis orages je ne fus / Qu’un chemin de la terre. » (PE,
214). Ces voix permettent d’inspirer la promesse d’unité que porte la vie. C’est aussi ce
« bruit des voix » qu’il aime dans The Resurrection, la courte pièce de théâtre qu’il
traduit à la suite de ses Quarante-cinq poèmes. Un Juif, un Syrien et un Grec discutent de
la récente résurrection de Jésus, l’un conquis, l’autre incrédule, tandis que des
adorateurs de Dionysos, dehors, la célèbrent en buvant le sang d’une chèvre
fraîchement tuée :
Fureurs du sang dionysiaque, affrontements du raisonnable et de
l’impossible, miracles rêvés ou vraiment perçus, frémissement alors de la
grande roue qui fait et défait les civilisations et même les mondes, nouveau
départ du navire Argo, nouvelle Troie avant un nouveau désastre ; jamais je
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 43
n’ai eu autant qu’en cette occasion l’impression de voir mêlées comme dans un
âtre, où elles montent ensemble et pourtant restent séparées, quitte chacune à
s’iriser de chaque autre, les trois ou quatre intuitions majeures mais décidément
discordantes par quoi notre condition cherche à percer sa ténèbre, où préserver,
ou préserver son désir, ou justifier à ses yeux sont énigmatique confiance.
(RT, 139)
Les voix, chez Yeats, s’organisent plus difficilement que chez Bonnefoy. Elles
sont la trace d’un psychisme dont la profondeur, n’étant encore que pressentie
vaguement, s’exprime pourtant librement. Elles donnent ainsi à l’écriture des
mouvements inédits dont un poème comme « Among School Children » est exemplaire.
La conscience dérive, la poésie se fait l’épuisement des ressources de l’Imaginaire
suscitées par les écolières. Le « bruit des voix » projette, sur ces écolières, l’image
obsédante de Léda, les peintures du Quattrocento, une méditation sur Platon, Aristote
et Pythagore, un souvenir de Shelley, au delà, c’est un souvenir de Maud Gonne.
Chacune des images est comme absorbée par la suivante, dans une logique d’affinage
des représentations poétiques. Les voix mêlées n’aboutissent pas à un chaos, mais à
une image d’unité :
O chestnut-tree, great-rooted blossomer, Are you the leaf, the blossom or the bole? O body swayed to music, O brightening glance, How can we know the dancer from the dance? Ô châtaigner, souche, milliers de fleurs, Es-tu le tronc, la fleur ou le feuillage ? Ô corps que prend le rythme, ô regard, aube, C’est même feu le danseur et la danse. (QP, 91)
Traduisant ces quatre derniers vers du poèmes, Bonnefoy démultiplie
l’évidence généreuse des images : on passe d’un adjectif composé (« great-rooted
blossomer ») à deux appositions 33, à la diffusion sémantique de l’adjectif « great » en un
nombre, l’accroissement sémantique de « root » en « souche » : la traduction augmente
la connotation génératrice, matricielle de l’image, rendue visible par l’apposition de
trois syntagmes juxtaposés comme des vignettes. De même, le vers français inverse la
suite « leaf, blossom, bole », montant du tronc, de cette « souche », vers la touffeur du
33 Procédé très souvent utilisé par Yves Bonnefoy dans ses traductions.
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 44
feuillage, imaginée d’après la simple « leaf » que donnait le texte anglais. Dans
l’opération de traduction, la vision continue : Bonnefoy, ayant recours encore une fois
à l’apposition, dissocie « brightening glance » : le regard lumineux devient une aube. Les
appositions désintègrent la réalité de l’image, mais non pour en faire un portrait
cubiste. Elles élèvent la densité métaphorique du texte : les images se commentent les
unes les autres, et le regard vaut autant comme métaphore de l’aube que l’aube comme
métaphore du regard. La logique qui guide la traduction de ces quelques lignes est
celle d’un accroissement du pouvoir visionnaire des images, dont Bonnefoy tente de
rendre la richesse sémantique, et qu’absorbe finalement la dernière image,
remarquablement traduite. Alors que le poète irlandais propose l’échec d’une
distinction, le poète français rend compte de l’unité qui rend cette distinction
impossible. C’est le « feu », invention d’Yves Bonnefoy, qui absorbe l’ultime
métaphore, laquelle était elle-même une reprise des métaphores antérieures. Ce que la
logique de traduction reproduit fidèlement, ce n’est pas tant le réseau imaginaire que
la pratique de l’écriture : un bruit de voix qui s’enchevêtrent pour délivrer un peu de
lumière. Si les métaphores s’enchaînent et se subsument successivement, ce n’est
toutefois pas dans un but d’obscurité : le poème suit une logique d’éclaircissement, les
images ne sont pas simplement la trace d’un psychisme tout puissant, faisant de la
faculté créatrice : « that raving slut / Who keeps the till » dont parle Yeats à la fin de « The
Circus Animal’s Desertion ». Yves Bonnefoy traduit par « cette souillon qui délire », plus
audacieux en cela que Jean-Yves Masson qui préfère « cette catin […] marmonnant
des propos sans suite », mais il faudrait oser une traduction qui rende la crudité de
l’insulte et l’évidente provocation caractéristique du langage des Last Poems, et
significative de l’amertume pourtant si féconde du poète dans ses dernières années.
Malgré ce constat douloureux, la poésie de Yeats s’est toujours voulue autre
chose qu’un « propos sans suite ». L’enchevêtrement des images, le « bruit des voix »,
comme nous l’avons dit, procède d’un épuisement des ressources de l’imaginaire.
L’œuvre de Yeats fonctionne en quelque sorte sur le mode rimbaldien du « JE est un
autre », formule ainsi commentée par John E. Jackson : « Comprenons par là que
l’identité subjective véritable ne peut se saisir en dehors du mouvement qui porte le Je
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 45
vers son ou vers ses autres et qui, ce faisant, le porte vers soi. 34 » Chez Yeats, le
mouvement identificatoire du sujet s’établit souvent par un détour infini, ou plutôt par
les infinis détournements métaphoriques de l’identité, presque comme la différance
derridienne que Jackson distingue chez Rimbaud. Ainsi dans « Fergus And The Druid »,
un poème de jeunesse, le roi éponyme raconte au Druide qu’il l’a poursuivi malgré ses
apparences diverses, puis quand il ouvre le petit sachet de rêves que le Druide lui a
donné, il subit une métempsycose soudaine, qui le révèle à soi à travers toutes les
identités qu’il a connues :
[...] I see my life go drifting like a river From change to change; I have been many things - A green drop in the surge, a gleam of light Upon a sword, a fir-tree on a hill, An old slave grinding at a heavy quern, A king sitting upon a chair of gold - And all these things were wonderful and great; But now I have grown nothing, knowing all. Ah! Druid, Druid, how great webs of sorrow Lay hidden in the small slate-coloured thing! […] Je vois ma vie dériver comme une rivière Entre les formes que j’ai connues ; j’ai été tant de choses – Une goutte d’eau verte dans la houle, un éclat de lumière Sur le tranchant d’une épée, un sapin sur une colline, Un vieil esclave travaillant au lourd moulin, Un roi trônant sur son siège doré, Toutes ces vies furent grandes et merveilleuses ; Mais je ne suis plus rien maintenant que tout m’est connu. Ah ! Druide, Druide ! Grandes sont les toiles du regret Cachées au fond de cette petite chose couleur d’ardoise. 35
« Ich bin die unendliche Möglichkeit » pourrait-il dire de concert avec
Hofmannsthal. Ce « possible sans fin » a un nom pour Yeats, qui se dit inspiré par le
Spiritus Mundi, c’est-à-dire littéralement l’« Esprit du Monde ». Dans une note au
poème « An Image From A Past Life » il donne cette définition : « une réserve générale
d’images qui ont cessé d’être la propriété de quelque personnalité ou de quelque esprit
que ce soit. 36 ». On peut le rapprocher du concept d’inconscient collectif développé par
34 John E. Jackson, « Entre le Je et l’autre : l’autobiographie poétique de Rimbaud », in Souvent dans l’être obscur. Rêves, capacité négative et romantisme européen, José Corti, 2001, p. 155 35 Nous traduisons. 36 Michael Robartes et la danseuse, Verdier, 1994, traduit par Jean-Yves Masson, p. 78
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 46
C.G. Jung, qui est une partie de l’inconscient commune à tous les individus et
constitué d’archétypes, qui sont les organisateurs de la vie psychique de l'être humain :
[…] il s’agit de manifestations qui émanent de couches plus profondes
de l’inconscient, couches où sommeillent les images originelles, apanage de
l’humain en toute généralité. 37
Yeats s’inscrit dans une tradition spirituelle et littéraire qui pense ou imagine
une « Grande Mémoire », une matrice d’images et de principes dont le monde sensible
n’est qu’une infime déclinaison, comme il l’explique dans Per Amica Silentia Lunae :
Our daily thought was certainly but the line of foam at the shallow edge of a
vast luminous sea ; Henry More’s Anima Mundi, Wordsworth’s ‘immortal sea which
brought us hither’ 38
Notre pensée quotidienne n’était certainement que la frange d’écume
au bord peu profond d’une vaste mer lumineuse ; ‘‘l’Anima Mundi’’ de Henry
More, ‘‘l’immortelle mer qui nous amena ici’’ de Wordsworth ; 39
Yeats cherche à faire de sa parole poétique l’écho d’une force spirituelle vaste
et génératrice dont l’image de la mer rend compte. Ce Spiritus Mundi accorde à qui sait
se mettre à sa disposition – par exemple en suspendant sa faculté critique pour laisser
les images se former dans l’esprit – l’occasion d’entrer en contact avec lui. Comme
l’écrit Yves Bonnefoy dans sa préface aux Quarante-cinq poèmes, Yeats est un écrivain
dont la parole semble toujours une tresse entre discours conscient et discours
inconscient, ce qui explique la dérive récurrente du propos de Yeats, l’aspect parfois
décousu de certains de ses poèmes, comme par exemple « Vacillation ». Yeats n’aborde
que de manière détournée le thème de l’inconscient – il lit Freud mais ne le cite jamais
37 Carl Gustav Jung, Psychologie de l’inconscient, Livre de Poche, coll. Références, 1993, traduit par Roland Cahen, p. 119. On ne peut ignorer cette note de Jung, p. 120 : « L’inconscient collectif constitue le psychique objectif, alors que l’inconscient personnel représente le psychisme dans ce qu’il a de subjectif. » La division entre les pôles objectif et subjectif de la conscience est l’un des points fondamentaux de l’analyse de l’esprit humain que fait Yeats dans Vision et qu’il illustre par ses poèmes. La pensée de Yeats, comme celle de Jung, est celle d’une dialectique entre deux pôles du psychisme. 38 Mythologies, Londres, Macmillan, 1982, p. 346 39 Per Amica Silentia Lunae, Presses Universitaires de Lille, 1979, traduit par George Garnier, Jacqueline Genet et Pamela Zeini, p. 49
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 47
– et il préfère se ranger auprès d’une tradition intellectuelle qui fait référence à une
« Grande Mémoire ».
En puisant dans cette grande Tradition imaginaire, Yeats cherche à
augmenter sa personnalité et de même il veut créer des images pour augmenter cette
tradition. La poésie est un double exercice d’interprétation créative et créatrice que
Yeats pratique en suivant la pente naturelle de son imagination. La poésie de Yeats est
un acte possible au confluent de la mémoire et de la projection. C’est à cet endroit que
l’Unité d’Etre est possible, qui est une réunion où l’Imagination s’accorde à ce qu’elle
désire. Dans les termes du système de Yeats, la Volonté est en adéquation avec le
Masque, c’est une phase d’Unité d’Etre – la quinzième face de la lune – comme il
l’écrit dans Vision : « C’est l’achèvement d’un long processus ; rien n’en transparaît,
sinon Volonté poursuivant son rêve et l’Image qu’elle rêve 40 ». Les sujets poétiques de
Yeats sont autant de rencontres favorables dont il connaît la valeur, examinant la
possibilité de cette unité. Cette unité ne se trouve qu’au prix d’un examen de plusieurs
images enchâssées, contradictoires, mêlées. C’est ici un nouveau point de convergence
avec le projet poétique d’Yves Bonnefoy, pour qui la poésie doit critiquer les images
afin d’atteindre, peut-être
un peu de sens collectif. – Ce qui est d’autant moins inaccessible,
d’ailleurs, qu’autrui rêve comme nous, si bien que, même si le but est l’éveil,
l’au-delà quasi inconnu de l’existence en image, nous en sommes encore pour
bien longtemps, lui autant que moi, à ces figures du rêve, qui peuvent se
reconnaître, nées qu’elles sont des mêmes aliénations, et du coup se
superposer, révélant un schème plus simple.
(EP, 36)
En un sens, la poésie de Bonnefoy se situe dans ce que Judith Schlanger
appelle la perspective jungienne : « le propre de l’art (et par exemple de la poésie) est
de redire, de renforcer, d’exhumer, d’exhiber, de rendre manifeste notre rapport au
fondamental. 41 ». Ce que recherche incessamment Bonnefoy dans sa poésie, c’est ce
que le monde a d’essentiel et sous sa forme élémentaire. D’où l’indéfectible présence,
40 Vision, Fayard, 1979, traduit par Léo-Gabriel Gros, p. 138 41 Judith Schlanger, La mémoire des œuvres, Nathan, Le texte à l’œuvre, 1992, p. 16
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 48
dans son œuvre, des quatre éléments naturels, en lesquels il déclarait sa confiance dès
« L’acte et le lieu de la poésie » :
Et il est vrai que dans une poésie véritable ne subsistent plus que ces
errants du réel, ces catégories du possible, ces éléments sans passé ni avenir,
jamais entièrement engagés dans la situation présente, toujours en avant d’elle
et prometteurs d’autre chose, que sont le vent, le feu, la terre, les eaux – tout ce
que l’univers propose d’indéfini. Ici est maintenant mais de toute part au-delà
dans le dôme et sur les parvis de notre lieu et de notre instant. Omniprésents,
animés. On peut dire qu’ils sont la parole même de l’être, dégagée par la
poésie.
(I, 128)
Toutefois, la poésie de Bonnefoy s’écarte de cette ce que dit J. Schlanger en
un point fondamental. Le cadre intellectuel dans lequel elle développe cette
perspective jungienne (penser une « poétique hors mémoire ») l’amène à penser une
poétique de la combinatoire, la poésie devenant la pratique indéfinie d’une variation
sur quelques thèmes fondamentaux. Or, la poésie de Bonnefoy n’est pas combinatoire,
dans la mesure où elle se fonde sur une expérience du réel qu’elle approfondit et lave
de ses mirages : elle devient une mémoire. C’est le « ressassement » d’une voix, mais
qui progresse tout de même. Schlanger voit juste quand elle écrit : « Le point, pour
cette poétique combinatoire, n’est pas de remplir les cases et d’illustrer les cas ; le point
est de rendre présents et actuels des éclats d’un trésor virtuel. 42 ». Et par conséquent,
chaque poème prend une valeur d’événement, comme chez Bonnefoy, chacun
appelant les autres pour former une constellation signifiante. Mais cette constellation
est sans cesse à reprendre et à corriger. Et, chaque nouvel élan, chaque nouvelle
combinaison n’est pas ponctuelle mais nourrie de la précédente expérience. Il y a une
mémoire poétique, qui fait que chaque livre corrige le tir du précédent. Il y a, dans le
texte, une présence de l’auteur. Les livres ne sont pas seulement des textes. Une partie
de l’œuvre d’Yves Bonnefoy s’est élaborée contre les dogmes structuralistes, contre la
mort de l’auteur. Des conférences comme « L’acte et le lieu de la poésie », « Sur la
fonction du poème », « La question de la poésie » s’opposent rigoureusement à une
pensée du texte comme simple réseau de différance. John Jackson a bien résumé cette
42 Ibid, p. 28
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 49
opposition dans le premier chapitre de son admirable livre A la souche obscure des rêves.
La perspective jungienne développée par Schlanger tend à ne penser le poème que
comme un texte aléatoire, certes réglé sur un mode opératoire qui serait, en quelque
sorte, l’être au monde du poète, mais finalement rien d’autre qu’un événement textuel,
et non un événement réel. Au contraire, de Douve à Hier régnant désert, puis de celui-ci à
Pierre écrite, comme l’a montré Michèle Finck, un jeu de retournement contre soi
s’opère. C’est cette analytique de l’écriture, dont nous avons parlé : un
approfondissement de la conscience de soi à travers la création d’images et de
métaphores. Livre après livre, Bonnefoy élabore (aura élaboré) son destin, il s’engage
dans la « carrière » que Schlanger pense impossible 43 :
Orages puis orages je ne fus Qu’un chemin de la terre. (PE, 214)
Si l’on tient à opérer une formulation logique, on peut associer cette suite
d’orages à une combinaison, mais ce sont des combinaisons qui tiennent compte, à
chaque fois, de la précédente, ou du moins que la précédente détermine. Une mémoire
et une volonté les ordonnent. Le mouvement critique de la poésie opère une réduction
perpétuelle des images, à la recherche du fondamental, de l’archaïque. Ce à quoi doit
mener la quête poétique, c’est un peu de la participation originelle de l’homme aux
« vrais bosquets » de son « séjour », pour reprendre les mots de Mallarmé. Les images
sont le moyen d’expression du désir de l’individu, mais aussi son masque, c’est pour
cela qu’il faut à la fois suivre le chemin qu’elles indiquent, et en même temps leur
réfuter un pouvoir absolu. Il y a une sollicitation de la mémoire dans cette écoute du
désir : écrire de la poésie, c’est sonder la profondeur de cette mémoire, pour en tirer ce
qu’il y a d’universel.
La force de Yeats tient dans cette conscience contradictoire qu’il écrit dans
l’orage, mais que celui-ci porte la promesse d’un chemin. Ses poèmes constitués en
sections (« The Tower », « Nineteen Hundred And Nineteen », « Vacillation ») sont souvent
le lieu d’une polyphonie variée voire contradictoire. « Between extremities / Man runs his
43 Nous prenons ici le contre-pied de J. Schlanger afin seulement de montrer que, dans la perspective jungienne (la poésie comme révélation de notre rapport au fondamental), pouvait être réintégré le temps et la mémoire. C’est tout le sens de la poésie, depuis qu’avec Baudelaire, elle est devenue critique à son propre égard.
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 50
course ; » écrit-il, lucide, et souvent, seule une image lointaine, seul un court moment
lui permet de pressentir l’unité de l’être. Le rassemblement, s’il n’est pas inexistant, est
encore problématique. C’est une force presque aveugle, et la faculté critique est surtout
constituée des images et des références culturelles qui viennent maîtriser le
déchargement d’affects, elles se font le lieu d’une méditation. Il est presque ce « grand
dessinateur », dont parle Yves Bonnefoy dans ses Remarques sur le dessin, qui « se tient,
lui, en ce point au-delà de la perception – au centre de ce qui est – d’où a pris son élan
la force qui rassemble et jette au hasard les pierres. » (VE, 190).
A l’inverse, les poèmes d’Yves Bonnefoy construits en sections (« Théâtre »,
« Menaces du témoin », « Le dialogue d’Angoisse et de Désir », entre autres) sont des
constructions polyphoniques, qui tentent d’intégrer dans l’espace des pages successives
un progrès, de montrer qu’il se joue un destin dans cette confusion de voix. C’est une
tentative d’associer cette polyphonie au travail de poésie. Nous voulons insister, à
propos de ces poèmes, sur le fait qu’ils se déroulent page après page : cette disposition
implique un moment de repos entre le déchiffrement de chaque section. Mallarmé
insistait dans « Le Mystère dans les lettres » sur le « blanc inaugural » qui précède un
poème, comme un vestibule où le lecteur doit déposer l’ensemble de ses préjugés et de
ses attentes afin de retrouver une ingénuité indispensable à la lecture, cette pratique
qu’il voulait rénover. Bonnefoy crée un espace intermédiaire, un moment de
décantation d’une section à l’autre : une répit accordé par la subjectivité créatrice au
lecteur et à soi, afin de reprendre – comme on reprend le tissu inachevé sur le métier.
Ces moments sont le signe d’une volonté créatrice qui s’interdit d’enfermer le lecteur
dans la tyrannie de son emploi langagier. La subjectivité créatrice d’Yves Bonnefoy
tente, peut-être, de proposer de ces moments d’interruption qu’il salue, quand ils sont
une bouffée de réel affranchie, délivrée :
L’interruption, autrement dit, est une origine, la véritable origine du
poétique dans l’œuvre, où l’écriture, elle, est déjà et de toujours commencée,
étant une des formes que prend l’activité inconsciente. Et revécue par le lecteur
du poème, à quelque moment de sa rencontre de celui-ci, l’interruption est
donc l’acte par lequel ce lecteur aussi peut trouver, poétiquement, origine – et
répondre, remarquons-le en passant, à une attente qui est dans l’œuvre. Car
tout poème est par rapport à « mon semblable, mon frère » un moment
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 51
d’espérance : ce dernier ne va-t-il pas faire un pas, à son tour, vers l’être de
finitude ?
(EP, 230)
L’écriture d’Yves Bonnefoy, si elle ne peut décider de ce « rapport de destin à
destin » que crée seul le hasard, se charge du moins d’accueillir la subjectivité du
lecteur en ces moments de pause. Philippe Jaccottet, dans L’entretien des muses,
regrettait que ces poèmes soient des organisations contrapuntiques trop méditées :
Une suite comme L’été de nuit, dans Pierre écrite, obéit rigoureusement à
cette poétique : à partir des mots feuillage, étoile, écume, navire, combinés en un
savant contrepoint, elle cherche à rebâtir le « vrai lieu » ; et bien que ce soit
toujours avec la gravité prenante d’un poète qui ne joue pas sur les mots, il me
semble que le « vrai lieu » échappe à ce piège, justement parce qu’il ne s’agit
plus d’une étoile, d’une lampe, d’un navire, mais d’emblèmes trop
harmonieusement concertés. 44
Ces mots deviendraient des « emblèmes » s’il ne se passait rien. Or c’est toujours
d’un mouvement, d’une vibration que veut rendre compte Bonnefoy. « L’été de nuit »,
s’il compose comme l’écrit Jaccottet un « profond paysage », n’en fait pas moins le lieu
d’une méditation sur les éléments qui en modifie la teneur dans l’imaginaire 45. Cette
suite, qui compare l’été à un « navire » dont la proue est la compagne amoureuse,
parle d’un monde plus présent, d’un été suffisant et pur, lieu d’une idylle, d’une rêverie
idyllique. Mais l’aventure est immobile, « sous le navire / Bouge et ne bouge pas le
feuillage des morts », la terre elle-même est « comme gréée » : ce qui est recherché,
c’est l’accomplissement de l’ici, la révélation de ce que promet la terre. Ce qui se joue,
c’est le devoir de dénouer « le nœud triste des rêves », de lutter contre la tentation de
ne garder de l’été « qu’un bleu d’une autre pierre / Pour un été plus grand, où rien ne
peut finir », de veiller à ce que le « profond paysage » d’un Poussin ne s’illumine pas
brutalement de la lumière irréelle du Lorrain, pourtant si séduisante. L’apport de
Bonnefoy, c’est de faire de la poésie un travail d’organisation et de hiérarchisation des
pulsions. La forme du poème en sections venait, chez Yeats, d’une volonté de rendre
44 Philippe Jaccottet, « Yves Bonnefoy. Vers le ‘‘ vrai lieu’’ », in L’entretien des muses, Gallimard, 1968, p. 256 45 Sur ce poème, voir John E. Jackson, A la souche obscure des rêves. La dialectique de l’écriture chez Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1993, p. 112-120
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 52
la spontanéité et les contradictions du psychisme ; Bonnefoy, toujours à l’écoute de ce
« bruit des voix », fait de cette forme le moyen, dirait-on, d’un récit, d’une geste,
héritier en cela de Baudelaire dont tout le souci fut de composer un recueil qui eût « un
commencement et une fin », et fût le mûrissement d’une conscience.
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 53
D’entre les morts
La poésie de Yeats, comme celle de Bonnefoy, est à l’écoute d’une voix
venant d’entre les morts. Chez Yeats, c’est une évocation des anciennes personnalités
littéraires et politiques de l’Irlande, ces amis qui sont sa seule véritable gloire. « All
Soul’s Night », « The Municipal Gallery Revisited », « Coole Park, 1929 », trois poèmes que
Bonnefoy choisit de traduire, sont emblématiques de ce droit fait aux défunts. Dans la
poésie d’Yves Bonnefoy ce sont, entre autres mais surtout, les poèmes intitulés « Une
pierre », qui ont fait leur apparition dans Pierre écrite, en 1965.
L’avènement de la section « Pierre écrite », au sein du recueil du même nom,
marque une préoccupation nouvelle dans la poésie d’Yves Bonnefoy : écouter la voix
des morts, interroger l’aménité du « lieu des morts ». Cette apparition est indissociable
d’un progrès significatif, qui est l’acceptation apaisée de la finitude. Dans le chapitre
consacré aux traductions de Keats, nous avons montré que le vieillissement est la
forme adoptée par Yves Bonnefoy pour retourner la violence du vieillissement.
« Vieillir », dès Pierre écrite, c’est plus doux encore que la « passion » et « l’âpre veille »
de Hier régnant désert (HRD, 152), mais c’est plutôt, comme le vin en fûts, mûrir.
« Bodily decrepitude is wisdom », résume Yeats. « Vieillir » opère le renversement de
toutes les formes de décrépitudes proposées dans les recueils précédents. C’était, dans
Anti-Platon puis dans Douve, un déchargement pulsionnel parfois sadique (l’artiste
sculptant la cire pour jouir de la destruction de son œuvre, le locuteur décrivant Douve
« se rompre et jouir d’être morte »). Dans Hier régnant désert, la décrépitude est
subsumée dans une imaginaire du combat, du duellum. La décrépitude est « Des palais
que je fus le haut délabrement », non plus un déchargement d’affects – à l’exception,
peut-être, du célèbre poème « La Beauté ». Mais Hier régnant désert, par son imaginaire
du combat, augmente le sentiment moral de la poésie, il pose les bases d’une éthique.
Pierre écrite est le recueil de l’apaisement, un soupir heureux entre la conscience vigile
de Hier régnant désert et celle de Dans le leurre du seuil, au commencement si grave :
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 54
Mais non, toujours D’un déploiement de l’aile de l’impossible Tu t’éveilles, avec un cri, Du lieu, qui n’est qu’un rêve. (LS, 253)
Entre ces deux pôles forts d’une même intensité critique, Pierre écrite est un
recueil où domine le pronom « nous », signe d’une poésie qui est enfin le lieu d’un peu
de sens commun et d’échange. Ce « nous », bien sûr, unit au poète la femme aimée,
notamment dans la métaphore récurrente du navire, du lit-barque. « Vieillir » se fait
ensemble, c’est le partage d’une finitude. Mais ce « nous » est aussi le signe de l’écoute
des morts. Les morts disent à la fois la décrépitude mais l’unité de leur destin. Ils
demandent une écoute, ils demandent la reconnaissance de leur unité, du chemin
malgré les orages : c’est cela qui permet au poète de vieillir : « Ce peuple aussi a sa
plainte, / Cette absence, son espoir » (PE, 217). Michèle Finck :
Quoique placée au centre du livre, la section « Pierre écrite » est
nettement infléchie vers le livre précédent. Elle assume directement l’héritage
de Hier régnant désert et en particulier de « Menaces du témoin ». Ce décalage
s’explique en partie par la chronologie de la composition : la plupart des
poèmes de la section « Pierre écrite » ont été composé en 1959, avant les autres
poèmes de Pierre écrite, publié en 1965. Il semble que la section « Pierre écrite »
hésite entre Hier régnant désert et Pierre écrite. 46
Analysant l’indécision de la « cellule rythmique » de la section, ainsi que les
formes de désagrégation du corps, elle souligne cette hésitation de la section, entre
deux recueils. La section « hésite », mais cette hésitation n’est-elle pas le signe d’un
changement profond dans les modalités de reconnaissance de la finitude ? Gardant le
souvenir des luttes passées (« j’abolis / D’abord ma tête crevassée par le gaz » – PE,
209), mais les absorbant désormais dans la paix d’un sens qui, rétrospectivement, s’est
levé :
UNE PIERRE
Orages puis orages je ne fus Qu’un chemin de la terre. Mais les pluies apaisaient l’inapaisable terre, Mourir a fait le lit de la nuit dans mon cœur. (PE, 214)
46 Michèle Finck, Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989, p. 201
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 55
La nuit, moment de tous les orages mais promesse d’une lumière, voilà que
son « lit » est fait, grâce à la mort. La « nuit » n’est plus ce qui déchire les yeux, mais ce
en la densité et l’unité de quoi se retournent le hasard des orages, l’épuisement de soi
en pluies. Les stèles funéraires interrogent la possibilité d’un sens. Elles offrent un
autre « bruit de voix » qu’écoute le poète, qui tend à donner confiance dans l’aventure
de la poésie. Pierre écrite invente cette voix d’entre les morts. Avant, la mort était une
exigence que se posait la poésie, c’était l’indéfaisable certitude de sa présence qui
pesait sur les recueils, la source de leur violence et de leur dureté. Pierre écrite exauce le
vœu des livres précédents : que la mort soit ce qui permette au monde de s’accomplir.
Ces voix, d’entre les morts, vulnérables, menacées, imposent malgré cet héritage
morbide et funeste l’unité de leur destin. C’est le motif obsédant du « je fus », et au
delà, de l’aoriste, qui renvoient le sens d’un moment pensé en dehors de quelque lien
avec le présent, temps des déchirures :
UNE PIERRE Deux ans, ou trois, Je me sentis suffisante. Les astres, Les fleuves, les forêts ne m’égalaient pas. La lune s’écaillait sur mes robes grises. […] Des bêtes de nuit hurlent, c’est mon chemin, Des portes noires se ferment. (PE, 208)
C’est ensuite aux imparfaits de faire durer le sens trouvé sous cette autre
lumière, révolue, presque mythique. De même, chez Mallarmé, les tombeaux – et en
eux l’image même de la tombe, de la pierre écrite – ont pour fonction de
commémorer, aussi, l’unité du destin d’un poète. La tombe est un « calme bloc ici-bas
chu d’un désastre obscur », pour reprendre l’apposition célèbre du « Tombeau d’Edgar
Poe ». La tombe fonctionne comme le signe de ce « chemin » que fut tel poète, de
l’unité qu’il trouva dans sa vie, du parfum à suivre. Les tombeaux (en particuliers ceux
dédiés à Poe, Baudelaire et le « Toast funèbre » à Gautier) s’inscrivent dans le cadre
d’une relève à prendre, ces trois tombeaux en sont l’exemple. Plus généralement, c’est
toute la poésie de Mallarmé qui se situe dans ce cadre. L’œuvre de Mallarmé est
composée de plusieurs chantiers qui, reprenant les mêmes thèmes poétiques (la tombe,
le drame solaire, l’idéal, le hasard, etc.), les déclinent au gré des différentes angoisses
du poète. C’est à Igitur de prendre la relève de sa « race », lorsqu’il descend au
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 56
tombeau. « cette fiole contient le néant par ma race différé jusqu’à moi » : qu’il boive la
fiole ou jette les dés, ce sera l’accomplissement du Néant. Ou, pour reprendre les
termes du Coup de dés, « rire que si /…/ c’était /…/ le nombre /…/ ce serait /…/ le
hasard ». Il y a aussi ce cygne, mélancolique, qui se reconnaît dans le jour qui ne
s’envole pas, ne voudrait-il pas venger « le transparent glacier des vols qui n’ont pas
fui » ?. Ce cygne pris dans la glace blanche, tremble comme le poète « stérile » devant
« le vide papier que la blancheur défend » comme en sa tombe muette qui ne serait pas,
comme celle de Poe, une borne, un signe. Si écrire c’est mourir au monde, se
retrancher – le cygne émet son plus beau chant quand il meurt, dit-on – comment
atteindre ce pur chant, le plus blanc. C’est un peu le complexe narcissique et morbide
d’Hérodiade qui, éprise de sa propre beauté, ne fleurit que pour elle, « déserte ». Elle
« n’a pas d’autre émoi / Que son ombre dans l’eau vue avec atonie. », mais dans l’eau
glacée qui est le miroir, tombe dessous la surface de laquelle elle s’est vue « comme
une ombre lointaine » : elle aussi risque de n’être qu’un « Fantôme qu’à ce lieu son pur
éclat assigne ». Elle attend, d’ailleurs, « une chose inconnue » et connaît le mensonge
de la « fleur nue / de [s]es lèvres » : un retour à la vérité du corps, de l’autre côté du
miroir. Mais on risque, si l’on « trou[e] dans le mur de toile une fenêtre », d’être lavé
de ce qui fait pourtant sa condition : « c’était tout mon sacre / Ce fard noyé dans l’eau
perfide des glaciers », s’exclame, horrifié, « Le pitre châtié ». C’est comme s’il avait
« innov[é] / Dans l’onde mille sépulcres pour y vierge disparaître ». Les angoisses de
Mallarmé ont toujours pour centre de gravité une tombe (dont le correspondant, dans
le dramatique Coup de dés, est la mer où a lieu le naufrage). Au milieu de ces angoisses
qu’autant de tombes signifient, les tombeaux de Mallarmé présentent des tombes qui
sont garantes d’un sens. Alors qu’Igitur veut accomplir « l’acte absurde qui atteste
l’inanité de leur folie », Mallarmé, dans ses « tombeaux », assure le bien-fondé des
chemins poétiques qui furent ceux de ses propres ancêtres. Dans l’espace poétique de
Mallarmé, les tombes des tombeaux sont un lieu de réconfort, où une « borne » assure
le poète de sa quête, où un simple parfum l’appelle à continuer, le prévenant de toute
folie. Ce sont ces pierres qui rappellent la promesse d’un « chemin », quand on ne
connaît pourtant que l’« orage », le « désastre obscur ». L’œuvre de Bonnefoy, de
même, écoute les morts, leur prière de les nourrir d’immortalité, et prend leur relève
en choisissant de « vieillir », d’acquérir « la sagesse de vivre ». Les stèles, la voix des
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 57
morts, étant la preuve du chemin malgré les orages, permettent d’accueillir
positivement la finitude.
La poésie de Yeats, de même, pose la question d’une relève à prendre. Ce
n’est pas tant le sens que la noblesse d’esprit et l’orgueil qui sont célébrés. La pire
chose qu’il puisse imaginer alors qu’il fait le décompte de ses ans, plus effrayante
encore que le dépérissement du corps et des facultés intellectuelles :
Or what worse evil come – The death of friends, or death Of every brilliant eye That made me a catch in the breath Ou ce qui peut survenir de pire encore – La mort de mes amis, ou la mort De tous les yeux brillants Dont la vue me coupa le souffle (Tr, 33)
L’orgueil est ce coup de poing qui sidère et qui a sidéré Yeats. Ainsi dans le
poème qu’il écrit après avoir visité la « Municipal Gallery », il dit être à nouveau frappé
de stupeur et de regret devant les peintures de ceux qui sont décédés. Que ce soit dans
la « All Soul’s Night », dans « The Municipal Gallery Revisited » ou dans « Coole Park,
1929 », Yeats est comme dans un état second qui le fait tantôt parler pour des
personnes déjà ivres et tantôt le fait vaciller d’avoir perdu ses collaborateurs. Yeats ne
trouve sa place qu’au sein de cette fratrie, c’est elle seule qui lui permet de trouver sa
place et de se développer : « say my glory was I had such friends. ». L’homme vit « Between
his two eternities, / That of race and that of soul ». Chacun doit ou plutôt devrait en offrir
la déclinaison individuelle de sa personnalité à l’Irlande. L’orgueil n’est vraiment
vivable pour Yeats que s’il est partagé, et c’est parce qu’il sait que l’amour de l’Irlande
et l’imaginaire collectif se perdent que cet orgueil se mue en violence et en mépris
(« scorn ») à l’égard du peuple. La poésie de Yeats cherche à fonder un espace de vie où
l’on puisse à la fois exprimer rageusement son orgueil (fût-ce une rageuse ardeur au
travail) et profiter d’une compagnie semblable par son intelligence et son génie. En
cela, les morts ont tout à fait leur place dans la société rêvée par Yeats.
Ils en font partie comme le revers, la doublure car la mort est occupée par un
rêve rétrospectif : ils sont de l’autre côté de la vie, ils meurent notre vie. « An age is the
Chapitre 3 – Y. Bonnefoy et W. B. Yeats 58
reversal of an age » écrit-il dans « Parnell’s Funerals ». Ils sont les propriétaires de la
Sagesse : Kathleen Raine cite à ce propos Shelley qui dans Adonis écrit « Meurs si tu
veux être ce que tu cherches.47 ». L’âme désincarnée est une image qui obsède Yeats,
l’esprit mort qu’il appelle demeure toujours « wound in meditation // As mummy in the
mummy-cloth are wound ». La présence des morts doit irradier les générations à venir,
comme le suggère la fin de « Coole Park, 1929 », où Yeats invite à se souvenir dans la
douceur du paysage :
Here, traveller, scholar, poet, take your stand […] And dedicate – eyes bent upon the ground, Back turned upon the brightness of the sun And all the sensuality of the shade – A moment’s memory to that laurelled head. Ici, ô voyageur, ô savant, ô poète, Arrêtez-vous […] Et trouvez un instant, les yeux au sol, Le dos à ce soleil qui resplendit Dans la sensualité de ces ombrages, Pour honorer cette grande mémoire. (QP, 107)
Le souvenir des personnalités disparues fait oublier la réalité de la mort,
l’expérience du souvenir est « sensuelle » et envoûte le poète. Les hommes morts jetés
dans la tombe sont surtout « Back in the human mind again » comme Yeats l’écrit dans
« Under Ben Bulben ». Ainsi les tombeaux de Yeats doivent fédérer les vivants autour
d’un souvenir noble en même temps qu’ils doivent indiquer une manière d’appartenir
au monde. En cela, la poésie de Yeats est à sa manière un acte politique, c’est à
proprement parler une poésie qui vise le « vivre ensemble ». C’est pourquoi nous
pouvons dire que le séjour du poète dans le jardin de la poésie n’est pas entièrement
une exclusion du monde, une mort au monde. Plutôt, c’est le choix d’une voix
alternative, et Yeats dans « The Tower » prétend ne s’être jamais réclamé d’aucun autre
parti que celui de l’Imagination, de l’orgueil créateur, du « Holy Land of Ireland ».
47 Kathleen Raine, « Yeats et la cité sainte de Byzance », in W.B. Yeats ou le pouvoir de l’Imagination, Hermann, 2002, p. 59
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 59
D’une finitude à l’autre : les traductions de Keats
Keats et Leopardi est une petit ouvrage de traductions qui s’ajoute à une très
grande œuvre de poète, d’essayiste et de traducteur. Sous-titré Quelques traductions
nouvelles, ce livre présente sept poèmes de Keats et cinq de Leopardi. C’est un recueil
assez court, qui présente de chacun des poètes quelques uns de ses poèmes les plus
célèbres, « Ode to a Nightingale », « La sera del dì di festa ». le tout est précédé d’un court
avant-propos d’une page dans lequel Yves Bonnefoy explique que la traduction est un
moyen de retrouver la présence du monde, à travers le détour une parole étrangère :
Je dirai seulement que ces poèmes comptent parmi les plus beaux
jamais écrits, et qu’on ne peut que désirer les rencontrer au plus immédiat de
soi-même, c’est-à-dire dans la langue où l’on a vécu ses propres découvertes du
chant de l’oiseau dans l’arbre ou du ciel où semble veiller la lune. La grande
poésie des autres langues que la nôtre est faite pour s’allumer comme une
lampe sur la table où se cherchent nos propres mots, et même si la fenêtre
devant nous est ouverte sur une nuit d’ici, avec ses propres rumeurs, ses
propres chants qui s’éloignent. Elle a pour bienfait parmi nous de permettre à
nos vocables de se porter plus près des choses du monde, elle est un
enseignement qu’il faut entendre, et quelle meilleure écoute que traduire ?
(KL, 7)
Ce court texte s’ajoute à l’ensemble des témoignages qu’a offert Yves
Bonnefoy sur sa pratique de la traduction, notamment dans Entretiens sur la poésie, La
communauté des traducteurs et aussi dans les préfaces qu’il a faites pour les traductions
de Shakespeare et de Yeats, réunies dans Théâtre et Poésie. De même, Yves Bonnefoy
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 60
s’est exprimé, occasionnellement, sur les différences entre la langue française et la
langue anglaise, notamment dans une section de « La poésie française et le principe
d’identité ».
Deux sonnets ouvrent le corpus et un le clôt. Entre les deux, Bonnefoy place
les plus célèbres odes de Keats : « Au Rossignol », « A la mélancolie », « A une urne
grecque » et « A l’automne » si on reprend les titres donnés par le traducteur.
Lorsqu’on parcourt de l’œil le livre, on peut d’emblée être surpris par une différence
évidente entre les poèmes de Keats et la traduction que propose Yves Bonnefoy : alors
que les sonnets de Keats ont sur la page la forme d’une strophe de quatorze vers, le
texte français placé en regard est composé, pour les deux premiers sonnets par
exemple, de deux strophes de respectivement onze et neuf vers. Plus surprenant
encore, le sonnet final est traduit par deux strophes de respectivement dix-huit et trois
vers. Les strophes des odes, si elles ne sont pas dissociées dans la version française,
n’en subissent pas moins ce phénomène de gonflement, d'amplification textuelle, quoique
de manière moins systématique et moins forte. Cela suscite évidemment la curiosité
du lecteur : les autres traductions de Keats respectent généralement le nombre de vers
original, ce que font, entre autres, Robert Ellrodt, Robert Davreu et Claude Dandréa.
On ne peut manquer non plus de remarquer l’unité du sentiment qui parcourt
le recueil et que maintient la traduction de Bonnefoy : une sensibilité à la finitude,
mais aussi à la plénitude de ce qui vit dans la connaissance de la mort. Ainsi l’écrit
Bonnefoy : « Dans la mesure où il est présent, l’objet ne cesse de disparaître. Dans la
mesure où il disparaît, il impose, il crie sa présence. » (I, 26). Ce cri pourrait être le
chant du rossignol qu’entend le poète, mais plus généralement ce que veut préserver le
poète c’est la densité d’une saveur, l’intensité de la présence. A « Bright Star » succède
immédiatement le poème dédié au sommeil. Les deux sonnets forment comme un
diptyque d’ouverture qui opèrent la transition vers le monde de la poésie. « Bright
Star » insiste d’abord sur le contact avec le monde, le poète explique qu’il va essayer de
s’aligner sur la respiration du monde, de capter le mouvement intime du monde,
comme « pillow’d » contre la poitrine de la bien-aimée. C’est une première traversée des
apparences, un retour vers l’être dans sa présence.
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 61
Nous allons tender d’étudier quels sont la nature et les enjeux de la traduction
des poèmes de Keats, en nous attardant d’abord sur le diptyque d’ouverture. Après
quoi nous continuerons cet examen selon une esquisse de la poétique de Keats, en
rapprochant parfois les poèmes traduits de l’œuvre de poète d’Yves Bonnefoy. Nous
ne chercherons pas à discuter la fidélité de tel mot, choisi par le traducteur, à son
correspondant anglais. Plutôt, nous chercherons à comprendre comment ce mot, ou
cette expression, peut ouvrir une voie vers la compréhension de Keats.
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 62
« Bright Star » / « Etoile, tant de feux… »
Bright star, would I were steadfast as thou art-- Not in lone splendour hung aloft the night And watching, with eternal lids apart, Like nature's patient, sleepless Eremite, The moving waters at their priestlike task Of pure ablution round earth's human shores, Or gazing on the new soft-fallen mask Of snow upon the mountains and the moors-- No – yet still steadfast, still unchangeable, Pillow'd upon my fair love's ripening breast, To feel for ever its soft fall and swell, Awake for ever in a sweet unrest, Still, still to hear her tender-taken breath, And so live ever – or else swoon to death.
Etoile, tant de feux ! Comme toi, que n’ai-je Constance, paix, mais non pour veiller seul Dans la splendeur des cimes de la nuit, Tel un anachorète de la nature Qui, paupières béantes sur l’éternel, Observerait, sans hâte, sans sommeil, Le tournoiement des vagues à leur tâche De vestales : laver le long rivage De notre vie sur terre ! Et non pas même Pour regarder la fraîche neige neuve Voiler, toute douceur, les montagnes, les landes. Non ; ce ne soit, bien que constant moi-même Et comme toi l’immutabilité, Que pour presser ma tête sur le sein, Fruit qui mûrit, de la belle que j’aime. J’en percevrais ainsi, et à jamais, Soit le doux gonflement, soit s’il se calme, Et toujours en éveil, ô fièvre exquise, J’écouterais, toujours, toujours, ce tendre souffle, Et je vivrais sans fin, pour sans affres mourir.
Le poème est construit sur une opposition entre deux modes de connaissance,
ou plutôt, entre un mode d’observation et un mode de connaissance, entre l’ermite et
le poète. L’un observe, de loin, le jeu infini des vagues et l’autre presse sa tête contre le
sein de la bien-aimée. L’opposition repose sur le choix – ou non – de soumettre sa
subjectivité à la loi du temps. L’ermite, retranché, a un point de vue qui n’intègre pas
le temps. A l’inverse, le poète – celui qui dit je, « I », à tout le moins – s’attache au
mûrissement. Yves Bonnefoy, dans sa traduction, rend l’enjeu de cette opposition.
Premier exemple :
with eternal lids apart paupières béantes sur l’éternel
Robert Davreu traduit élégamment : « de mes paupières pour l’éternité
désunies ». Il montre bien que les yeux de l’ermite sont à jamais ouverts, que c’est bien
l’écartement des paupières qui est éternel. Yves Bonnefoy préfère transformer l’adjectif
« eternal » en substantif : « l’éternel », qui ne qualifie plus l’ouverture des yeux, mais
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 63
leur objet. Les yeux de l’ermite regardent « l’éternel », parce que le spectacle qu’ils
s’offrent n’a ni début ni fin, c’est le recommencement du battement des vagues sur la
grève, ou le recouvrement indéfini des monts par la neige. A propos de l’écartement
des paupières, il écrit qu’elles sont plus que séparées, « apart », « désunies » : elles sont
« béantes », c’est-à-dire ouvertes, mais démesurément, comme un trou large et profond
semble ouvert, irrémédiablement. Le regard caractérise secrètement une avidité
maladive, c’est un gouffre insatiable qui gobe le spectacle infini, « éternel », du
« tournoiement des vagues ». L’opération de traduction saisit une occasion d’accentuer
un des pôles de l’opposition éternel vs. temporel. Ce que refuse Keats, Bonnefoy le
récuse, et la traduction fait ici office d’acte critique. Le choix de Keats, c’est celui du
temps : il préfère au regard lointain le contact de sa tête contre la poitrine de sa bien-
aimée. Ainsi Bonnefoy traduit
Pillow’d upon my fair love’s ripening breast […] presser ma tête contre le sein, Fruit qui mûrit, de la belle que j’aime
Dans le vers anglais, les deux extrémités (« pillow’d » et « breast ») sont comme
les deux faces d’une même réalité, le sein est un oreiller. Ces deux termes, l’un le
miroir de l’autre, sont un cadre qui cerne la bien aimée, et le double rapport que le
poète entretient avec elle : il est « pillow’d upon », c’est-à-dire tout contre elle comme
contre un oreiller, et son sein est « ripening », ce que le poète veut chercher, dans ce
rapport intime, c’est la respiration. Mais cette respiration est perçue comme un
mûrissement, c’est-à-dire un phénomène temporel. Robert Davreu traduit « sein mûr »
et Claude Dandréa, comme Robert Ellrodt, traduit « sein en fleur ». Aucun des trois ne
garde l’aspect capital du mûrissement en acte que l’adjectif, en réalité un participe
présent, signale. Ils donnent une version accomplie de ce qui est, en réalité, en train de
se passer. Le mûrissement est un mode d’être chez Keats, peut-être son mode
privilégié, qui fait de la présence un cycle où alternent l’intensité de l’être et l’accalmie
de sa présence (en percevoir « soit le doux gonflement soit s’il se calme », ou bien
encore, la « douce houle » selon la formule de R. Ellrodt). Mais surtout, le
mûrissement est une preuve du temps, et une preuve que le temps a un sens. Yves
Bonnefoy, choisit de porter l’accent sur cet aspect. Le seul adjectif « ripening » devient
« Fruit qui mûrit » : une relative explicative détachée, apposée au nom « sein ». Le
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 64
« fruit » est une invention d’Yves Bonnefoy qui en fait une métaphore du « sein ».
Cette métaphore condense l’intensité du mûrissement et instaure vis-à-vis du sein un
rapport de consommation, redoublant l’immédiateté du rapport au monde que Keats
développe (« pillow’d upon », « presser ma tête sur »). Cette immédiateté est d’autant
plus forte que l’apposition intervient dès après « sein », et sépare le nom de son
expansion. Cette dimension parenthétique augmente la force de la métaphore, le sein
– déjà placé en fin de vers – en est doublement isolé. Au jeu de miroir anglais
« pillow […] breast », répond un autre couple, celui-ci non plus écartelé mais resserré
autour du changement linéaire qui sépare deux vers « sein / Fruit ». La traduction
permet ainsi de souligner secrètement le choix du temps, contre l’éternel, refusé
précédemment.
La traduction d’Yves Bonnefoy offre un autre exemple d’appropriation du
poème selon ce parti pris d’appuyer le choix du temps. Examinons la traduction du
dernier vers de « Bright Star » :
And so live ever – or else swoon to death. Et je vivrais sans fin, pour sans affres mourir.
La proposition infinitive de l’anglais (« Et vivre ainsi toujours », ont ensemble
choisi R. Ellrodt, R. Davreu et C. Dandréa) devient, en français, un conditionnel
présent. Les buts successifs qu’énumère le poète (« to feel », « to hear » et finalement
« live ») entrent en français dans le domaine du possible, du souhaité, de l’imaginé.
Faible trahison. Mais voilà que le « swoon » final – s’évanouir, se fondre, se dissiper –
déroge à la règle, et reste à l’infinitif. Et même, il reste l’objet d’un projet. Toutefois,
s’il était le dernier but visé en anglais (non le moindre), en guise d’alternative
éventuelle à la vie éternelle, il est le premier but visé en français. Car Yves Bonnefoy
substitue au balancement vie/mort le rêve d’une mort qui serait l’accomplissement
suprême dans cet univers du possible qu’il a ouvert en traduisant. Mourir n’est plus
une alternative mais une souveraine fin : mourir « sans affres ». Quand Keats rêve de
se dissiper dans la mort, de se fondre en elle, Bonnefoy ne traduit qu’une absence
d’angoisse. Il manque ici la volupté de l’évanouissement de Keats. Toutefois,
s’évanouir dans la mort, c’est « sans affres mourir », c’est avoir accepté sa finitude.
Vivre « sans fin », ce n’est pas vivre éternellement : c’est connaître ce que la présence a
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 65
d’éternel dans sa finitude. Le mourir si cher à Keats, qui est une dissolution de soi
quand la présence s’offre (« Fade far away, dissolve », lance-t-il au rossignol), c’est peut-
être la déclinaison la plus voluptueuse de cette engagement dans la finitude, si chère à
la pensée d’Yves Bonnefoy.
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 66
« To Sleep » / « Au Sommeil »
O soft embalmer of the still midnight, Shutting, with careful fingers and benign, Our gloom-pleas’d eyes, embower’d from the light, Enshaded in forgetfulness divine ; O soothest Sleep ! if so it please thee, close In midst of this thine hymn, my willing eyes, Or wait the Amen, ere thy poppy throws Around my bed its lulling charities ; Then save me, or the passed day will shine Upon my pillow, breeding many woes ; Save me from curious conscience, that still hoards Its strengths for darkness, burrowing like a mole ; Turn the key deftly in the oiled wards, And seal the hushed casket of my soul.
O suave embaumeur du minuit paisible, Toi dont les doigts affectueux, attentifs, Ferment nos yeux épris déjà de l’ombre, Tel un berceau de feuilles qui les abritent De la lumière, et les bordent des plis De l’oubli, notre part divine. Sommeil, la douceur même, Si tel est ton plaisir Dans ton chant de partout en moi, ferme mes yeux Qui veulent bien, - ou tarde : la prière, Peut-être la faut-il avant que ne neigent Tes pavots sur ma couche, et leur compassion. Mais après, garde-moi ! sinon la journée Qui a pris fin et toutes ses détresses Eclaireront mon oreiller encore. Garde-moi de la curiosité de l’esprit, Qui attroupe encore ses forces, dans le noir Où elles creusent comme des taupes, tourne Habilement ta clef dans la profondeur Huilée de la serrure ; et de mon âme Enfin silencieuse scelle le coffre.
Juste après « Bright Star », Yves Bonnefoy choisit de placer « To Sleep », un
sonnet dans lequel Keats lance une autre apostrophe, cette fois-ci à celui qui va clore
de ses « doigts affectueux, attentifs » ses yeux. Le moment est « soft », « suave », c’est
un affaiblissement progressif, un abandon à la douceur. L’amour du sommeil est un
thème récurrent dans l’œuvre de Keats, qu’englobe plus généralement celui des états
intermédiaires ou de la mort (« for many a time / I have been half in love with easeful
Death »). Le sommeil est une déprise de soi, une dissolution de soi, de la « curious
conscience ». Après « Bright Star » qui décrivait un choix de rapport au monde, le poète
s’abandonne sous les doigts bienfaisants du sommeil qui ferment
Our gloom-pleas’d eyes, embower’d from the light Enshaded in forgetfulness divine
[…] nos yeux épris déjà de l’ombre, Tel un berceau de feuilles qui les abritent
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 67
De la lumière,et les bordent des plis De l’oubli, notre part divine.
Des deux pentamètres originaux, Yves Bonnefoy rend quatre vers dans la
version française. Les yeux que « l’ombre » enchante, séduit, en deviennent « épris » -
C. Dandréa choisit, quant à lui, « amoureux de l’obscur », restant dans la même
optique : dire l’appétit de nuit du poète. Cette sensibilité à la nuit, à l’obscur comme
agent de révélation et de connaissance, on la retrouve dans la poésie d’Yves Bonnefoy.
« Demande pour tes yeux que les rompent la nuit / Rien ne commencera qu’au delà
de ce voile » (D, 88) pouvait-on lire dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve : la
nuit y est souhaitée comme une force négative qui doit annuler l’illusion de
connaissance que procure les formes connues du jour. L’obscurité est non seulement
un moment de connaissance, mais aussi, et par voie de conséquence, un lieu
d’échange : ainsi, au début de « La Chambre » : « deux lumières / Se trouvent et
s’unissent dans l’obscur » (PE, 221).
Les yeux sont « déjà épris de l’ombre », adverbe propre à la traduction d’Yves
Bonnefoy : cette précision annonce les « willing eyes », elle anticipe le bien vouloir du
poète. Avec ce « déjà », le sommeil ne fait qu’accélérer l’abandon du poète à
l’imaginaire nocturne, désiré par les yeux. Ensuite, Yves Bonnefoy réserve un vers
entier pour traduire la seconde moitié du troisième vers anglais. « embower’d from the
light » devient « tel un berceau de feuilles qui les abritent ». Afin de préserver le sens et
les connotations de « embower », Bonnefoy recourt à la comparaison : les doigts du
sommeil deviennent un « berceau de feuilles » (le « bower » et ils « abritent ». Il préserve
la dimension protectrice du lieu, ce « sheltered and sheltering grove » où Wordsworth
trouva, comme il le raconte dans son Prelude (livre I, v. 69), « A perfect stillness ». Face à
cela, la « calme retraite » de C. Dandréa semble plutôt la substitution d’un lieu
commun de la poésie. L’obscurité n’est pas tant une retraite : le poète ne s’y réfugie
pas, il y est enveloppé, comme le suggèrent les deux adjectifs « embower’d » et
« enshaded », dont le préfixe « em- » indique clairement cette chute du poète dans le
crépuscule aux doigts d’ombre, pour parodier Homère. Yves Bonnefoy tient à insister
sur ce mouvement d’encerclement, d’enveloppement du poète, c’est pourquoi il choisit
de traduire « enshaded » par « border de plis » : le poète est dans l’obscurité comme en
des draps aux plis multiples, draps d’ombre autant que d’oubli. Le poète est
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 68
absolument isolé par l’oubli, autant que chacune des fleurs de « Prose » de Mallarmé,
l’oubli est pareil à ce « lucide contour, lacune / Qui des jardins la sépara ». Par cette
« lacune », « l’oubli », c’est-à-dire l’abandon de sa conscience vigile, le poète passe
définitivement du côté de l’ombre. Souvenons-nous de l’appel qu’il lance au rossignol,
dans la troisième section de la célèbre ode :
Fade far away, dissolve, and quite forget What thou among the leaves hast never known The weariness, the fever and the fret Here, where men sit and hear each other groan ; Me perdre, m’effacer, oublier tout De ce dont toi, tu ne sais rien dans le feuillage ! La fatigue d’ici, la fièvre, l’inquiétude, Les êtres qui s’assemblent mais pour se plaindre,
Quand point la présence, Keats rêve d’un désengagement de soi, il rêve
d’atteindre le même degré d’immatérialité que ce qu’il contemple. Ce rêve est la forme
ultime d’enfermement dans les langes sombres de la nuit, quand le poète écoute du
monde la respiration silencieuse, sa « douce houle » (R. Ellrodt). La seconde partie du
poème – la prière du poète – cherche à finaliser l’isolement du poète dans son abri
d’ombre. Comme dans l’ode au rossignol, il veut se garder des « many woes » du jour
passé, « toutes ses détresses ». Ainsi, le diptyque d’ouverture atteint son plus haut
degré d’intensité quand le poète formule finalement la prière que le coffre de son âme
soit scellé.
Turn the key deftly in the oilded wards, And seal the hushed casket of my soul. […] tourne Habilement ta clef dans la profondeur Huilée de la serrure ; et de mon âme Enfin silencieuse scelle le coffre.
Le distique final porte l’injonction suprême, rester du côté du sommeil,
préservé par lui de l’inquiétude quotidienne, pour connaître la plus grande intimité
avec le secret de son âme. Encore une fois, le texte a gonflé lors de la traduction et
abandonne le rapport strict entre mètre et syntaxe. La traduction se base ici sur une
succession de rejets qui proposent une lecture (le lire même) différente du poème. En
anglais le distique final prend place à la suite de deux premières prières qui répètent
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 69
« save me », ordre donné à chaque fois en début de vers (v. 9 et v. 11), comme « Turn »
au vers 13. La traduction française garde ce positionnement initial de « save » qui
devient « garde-moi », mais opère le contre-rejet de l’ordre final : « tourne ». Plaçant
ainsi l’accent sur le mouvement et son efficacité (« tourne / Habilement »), le vers
français anticipe sur la prière et retarde d’autant le complément d’objet du verbe
puisque « ta clef » n’apparaît qu’au milieu du vers suivant. La traduction française
fonctionne comme un énoncé à retardement, qui dispense goutte à goutte les
composants du noyau irréductible (« tourne la clef dans la serrure »), laissant passer
entre eux les éléments supplémentaires qui augmentent progressivement la densité et
la sensualité de l’énoncé. La « clef » est encadrée par deux mots étales, l’un,
« Habilement », le correspondant de « deftly » ; l’autre, une invention d’Yves Bonnefoy
qui donne de la serrure huilée la vision de sa « profondeur », suggérant mieux la
pénétration de la clef dans la serrure. Le mécanisme de verrouillage semble être un
glissement de couches souterraines de l’être, comme une revanche sur « l’esprit
[curieux] qui attroupe encore ses forces, dans le noir / où elles creusent comme des
taupes ». Cette « curious conscience », peut-être est-ce un état d’esprit correspondant au
mal baudelairien. Quand le poète français écrit, dans le poème liminaire des Fleurs du
Mal, que « le riche métal de notre volonté / Est tout vaporisé par ce savant chimiste
[Satan] », signifiant qu’il souffre de la dispersion de l’être, on peut dire qu’il accuse
aussi « la curiosité de l’esprit ». Une note de Mon cœur mis à nu – la première dans les
éditions contemporaines des écrits intimes – résume ce problème essentiel de
Baudelaire : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » Keats
aussi pressent cette dispersion de l’être, et ce devoir de le rassembler « on the viewless
wings of Poesy ». Du moins est-ce le sentiment qui domine les poèmes qu’a sélectionnés
Yves Bonnefoy. Keats opère un rassemblement de l’être dans la captation de ce qui est
mûr, plein, enflé (les laetas segetes de l’ode à l’automne) ou beau (voir « Ode To a Grecian
Urn », qui se termine sur la célèbre identité entre Vérité et Beauté). Si, par ces taupes
de la curiosité, la connaissance de l’être est menacée d’un ravage de ses fondations, le
traducteur invente une compensation dans cette même dimension souterraine. Dans sa
traduction, l’image prend une dimension sensuelle qui n’était que suggérée dans le
texte original. La traduction permet ainsi de passer d’une profondeur menacée à une
profondeur qui sauve, non trouée de toutes parts mais bien réunie, dans la grâce d’un
mécanisme coulissant.
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 70
« Fade far away, dissolve… »
Que ce soit à l’approche du sommeil, ou quand il entend le chant du rossignol,
Keats est tenté de disparaître, de se dissiper comme un parfum, une musique. Ou bien,
comme à la fin de l’ode « A la mélancolie », quand il parle de l’élu qui connaîtra la
Mélancolie, noble contrepartie de la Joie : « Celui-là, son âme / Saura le goût triste de
son pouvoir / Et parmi ses trophées pendra, nuée lui-même ». Encore une fois, Yves
Bonnefoy recourt à l’apposition. Il disloque le sens de « cloudy trophies » – littéralement :
« trophées nuageux » – pour insister sur la métamorphose en nuée, sur l’évaporation du
sujet. Outre le « Fade far away, dissolve », l’ode « A un Rossignol » contient un autre
aspiration à la mort, pensée comme une dissipation de soi. Comme dans « Sleep and
Poetry », il rêve d’une « death / Of luxury » 48 :
Darkling I listen; and, for many a time I have been half in love with easeful Death, Call'd him soft names in many a mused rhyme, To take into the air my quiet breath ; Now more than ever seems it rich to die, To cease upon the midnight with no pain, While thou art pouring forth thy soul abroad In such an ecstasy ! J’écoute, dans le noir. Moi qui fus, bien des fois, Plus qu’à demi épris d’une mort paisible, Lui donnant de beaux noms dans bien des poèmes, Mes rêveries, afin qu’elle dissipe Mon souffle dans l’air calme, maintenant Plus que jamais je pense que mourir Me serait volupté : cesser d’être, à minuit, Sans aucune souffrance, et pendant que toi, tu exhales Ton âme dans l’espace en si pure extase !
La mort est un accomplissement ; du moins Keats l’associe au bonheur suprême
de la présence. Quel que soit le « beau nom » qu’il lui donne, elle est toujours la forme
d’un « fresh sacrifice », comme il l’écrit dans « Sleep and Poetry ». La connaissance prend la
forme d’une consomption de soi par l’éternel retrouvé dans les poèmes. Yves Bonnefoy 48 « yet, to my ardent prayer, / Yield from thy sanctuary some clear air, / Smoothed for intoxication by the breath / Of flowering bays, that I may die a death / Of luxury, and my young spirit follow / The morning sun-beams to the great Apollo / Like a fresh sacrifice »
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 71
traduit « many a mused rhyme » par « bien des poèmes, / Mes rêveries ». Quel sens donner
à ce mot, mis en apposition conformément à une habitude de traduction ? Les poèmes de
Keats sont des « rêveries » dans la mesure même où il répète le rôle important du
sommeil comme moment « full of visions ». Les images s’y succèdent, fougueuses, comme
en un rêve. Mais ce sont aussi des textes dans lesquels il s’efforce de donner à l’être une
forme, de dessiner une voie vers la connaissance de l’être. L’éparpillement de
l’imaginaire n’a vocation qu’à rechercher cette unité. Les poème de Keats opèrent un
rassemblement de l’être, dans le hic et nunc des objets de méditation. Keats est à la
recherche d’une « ténébreuse et profonde unité », pour continuer le rapprochement avec
Baudelaire. C’est au moment où cette unité se fait sentir, sinon s’offre, qu’il lance l’appel
à la mort, qu’il multiplie les « soft names ». L’ode au rossignol commence, souvenons-
nous-en, par une extrême douleur au cœur, par une perte du sens de la réalité. La mort
ne serait que la consécration de ce coup porté par la présence. Si ces poèmes sont des
« rêveries », ils n’en sont pas moins l’accroissement d’un sentiment, son
approfondissement, « dans le noir », vers un point ultime – ici le minuit – où « mourir /
Me serait volupté ». Ce choix de traduire ainsi « seems it rich to die » est révélateur. « rich »
ne signifie pas seulement « riche », mais aussi luxuriant, opulent, voire même
« délicieux », terme que choisit Paul Gallimard. « Volupté » est choisi conjointement par
Yves Bonnefoy, Claude Dandréa et Robert Ellrodt. Ce concert souligne la volonté
commune de rendre ce trait si propre à Keats, la mort conçue comme une grâce… que
porte la « rêverie ». Retenons enfin le choix du verbe « exhaler » pour traduire « pouring »
(littéralement « répandre », « verser »). Yves Bonnefoy préfère traduire ce verbe en
abondant dans le sens d’une dissolution vers l’immatériel. La dissolution que souhaite
Keats, Yves Bonnefoy l’investit de tout ce haut moment de présence, de telle sorte que
tout « l’espace » est empli d’un parfum, d’une vapeur. « Cesser d’être », ce n’est pas
brusquement défaillir, mais sentir le poids de la finitude corporelle se défaire, se
dissoudre dans l’air comme une musique, conjointement avec l’objet de la présence. Le
néant qui suit la mort est remplacé par cet état voluptueux. D’une certaine manière Keats
affaiblit la réalité de la mort, il place entre lui et elle l’écran d’un rêve immatériel.
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 72
« Me perdre, m’effacer »… n’est-ce pas ici un vœu que la poésie d’Yves
Bonnefoy n’a pas voulu prononcer ? Et pourtant…
LE LIVRE, POUR VIEILLIR Etoiles transhumantes ; et le berger Voûté sur le bonheur terrestre ; et tant de paix Comme ce cri d’insecte, irrégulier, Qu’un dieu pauvre façonne. Le silence Est monté de ton livre vers ton cœur. Un vent bouge sans bruit dans les bruits du monde. Le temps sourit au loin, de cesser d’être. Simples dans le verger sont les fruits mûrs Tu vieilliras, Et, te décolorant dans la couleur des arbres, Faisant ombre plus lente sur le mur, Etant, et d’âme enfin, la terre menacée, Tu reprendras le livre à la page laissée, Tu diras, C’étaient donc les derniers mots obscurs. (PE, 239)
Dans ce poème de Pierre écrite, avatar d’un rêve pastoral, tout dit l’apaisement du
combat pour la présence. Les étoiles ne sont plus des mirages dans le ciel qui emplit la
conscience de leurres, mais, pareilles à des moutons qui gravissent la montagne pour
paître, des choses simples. Le berger ne regarde plus Vénus, mais est « voûté » vers la
terre. Michèle Finck a attiré l’attention sur ce vocable : « Ce que la ‘‘voûte’’ abrite pour
Bonnefoy, comme un autel de pierre abrite le feu, c’est le simple. 49 » Le réel est un débris
d’idéal, une idée qui s’incarne. Défini négativement par rapport à l’éternel, il est compris
d’abord dans sa temporalité :
Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule, Ebauche notre corps du poids de ton retour, Achève de mêler à nos âmes ces astres Ces bois, ces cris d’oiseaux, ces ombres et ces jours. (PE, 233)
Dessus les choses simples brillantes comme des étoiles, dessus le cri de l’insecte,
le berger se penche. Ce pourrait être le chant d’un rossignol, mais il fallait quelque chose
de moins beau, de taché, il fallait une image qui connaisse la duperie de l’égalité entre
Vérité et Beauté. Le vrai lieu, « fragment de durée consumé par l’éternel » (I, 130), est
une lumière qui se détache de la réalité, sans bruit. Un « silence » monte du livre quand
enfin « Le fer des mots de guerre se dissipe / Dans l’heureuse matière sans retour » (PE,
49 Michèle Finck, Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989, p. 124
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 73
242). Ces « mots obscurs », « de guerre », ce sont peut-être ceux de Douve et de Hier
régnant désert, les livres plus bruyants où la présence n’était que l’issue rêvée d’un combat
jamais achevé. Ayant conquis dans ces livres la connaissance de la mort et du temps, il
peut, dans ce « livre, pour vieillir », jouir d’un peu de présence, s’il consent à payer le prix
du temps. « Vieillir », dès Pierre écrite, ce n’est plus que le sentiment de faire véritablement un
pas. C’est presque une récompense quand un peu de lumière semble poindre :
[…] L’après-midi A été pourpre et d’un trait simple. Imaginer S’est déchiré dans le miroir, tournant vers nous Sa face souriante d’argent clair. Et nous avons vieilli un peu. (PE, 245) Tout un grand été nul avait séché nos rêves Rouillé nos voix, défait nos fers, accru nos corps (PE, 225)
La connaissance du monde prend la forme d’un double mouvement : libération
puis vieillissement. C’est ainsi qu’Yves Bonnefoy s’engage dans sa finitude. « Tu
vieilliras », lit-on, parole grave et solennelle, où pourtant s’exprime un rapport au monde
enfin apaisé. Et puis, il est question de se « décolorer » et de « faire ombre plus lente ».
Vieillir, serait-ce, comme Keats, se déprendre de soi, se dissiper. Non : l’été passé, le
corps est « accru », non moins lourd, non vaporeux et presque dissout comme chez le
poète anglais. Keats, dans son rêve d’évaporation, esquive un peu le vieillissement. Son
rapport au monde est fusionnel, sa mort l’est autant. Cependant, dans ces lignes de Pierre
écrite que nous avons citées, n’y a-t-il pas la tentation de disparaître, censurée, tue. Il
manque pour cela cette adhésion immédiate, ce coup porté par la présence, l’innocence
d’une foi de l’union entre Vérité et Beauté. Pourtant, Keats n’est pas dupe : il sait que la
Beauté n’a qu’un temps, « Beauty that must die », que Bonnefoy traduit ainsi « La Beauté,
ce qui doit mourir ». Là où Keats peint plutôt la fatalité du destin de la beauté, il semble
que Bonnefoy veuille rappeler l’impératif moral de détruire la beauté, déjà édicté dans
des lignes célèbres :
Celle qui ruine l’être, la beauté, Sera suppliciée, mise à la roue, Déshonorée, dite coupable, faite sang Et cri, et nuit, de toute joie dépossédée […] Notre haut désespoir sera que tu vives, Notre cœur que tu souffres, notre voix
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 74
De t’humilier parmi tes larmes, de te dire La menteuse, la pourvoyeuse du ciel noir, (HRD, 136)
Ce qui chez Keats porte la promesse de la vérité, ici, est accusé de tromperie. Et
ce sera ce coup porté à la beauté qui permettra une délivrance. Dans la poésie, l’être ne se
laisse pas approcher sous la forme d’une image parfaite, il faut qu’un doute vienne en
troubler l’autisme, l’enfermement dans le rêve. Dans son poème « A la voix de Kathleen
Ferrier », il célébrait « la voix mêlée de couleur grise » (HRD, 159) ; de même le berger
écoute-t-il un « cri d’insecte, irrégulier », le poète perçoit toujours « la tache noire dans
l’image, […] le cri qui perce la musique » (LS, 304). Ou bien encore, dans La Vie errante :
Tache, épiphanie de ce qui n’a pas de forme, pas de sens, tu es le don
imprévu que j’emporte jalousement, laissant inachevée la vaine peinture. Tu vas
m’illuminer, tu me sauves.
N’es-tu pas de ce lieu et de cet instant un fragment réel, une parcelle de
l’or, là où je ne prétendais qu’au reflet qui trahit, au souvenir qui déchire ? J’ai
arraché un lambeau à la robe qui a échappé comme un rêve aux doigts crispés de
l’enfance.
(VE, 26-27)
Une tache toujours s’interpose, qui actualise le pouvoir révélateur de la beauté.
Celle-ci n’est salvatrice que rompue. C’est à Poussin que va la préférence d’Yves
Bonnefoy, plutôt qu’au Lorrain, qui interpose, lui, un rêve devant la réalité. Keats, lui
aussi, se sentirait mieux sur la terre brune de Poussin, sous son ciel d’un bleu inquiet,
plutôt que dans la lumière irréelle de Claude Gellée. Keats, lui aussi, connaît le
vieillissement, il ne l’esquive pas entièrement, mais le moment privilégié de sa poésie,
c’est celui de la rencontre directe. « S’il est blessé, s’il souffre, s’il est au bord du
désespoir, Keats sait qu’il n’est pas de remède miracle, que douleur et joie se trouvent
l’une dans l’autre, que la blessure est ontologique. 50 » écrit Robert Davreu, qui a si bien
compris le poète. La finitude est encore vécue comme un drame, un arrachement à cet
état fusionnel, mais si intense. La célèbre fin de l’« Ode au rossignol » en est l’exemple :
Forlorn ! The very word is like a bell To toll me back from thee to my sole self ! Adieu ! the fancy cannot cheat so well As she is fam’d to do, deceiving elf.
50 Seul dans la splendeur, La Différence, Orphée, 1990, p. 12
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 75
[…] Was it a vision, or a waking dream ? Fled is that music :– Do I wake or sleep ? Perdus ! Ce mot lui-même est comme un glas Qui me prive de toi et me rend à rien Que ce que je puis être. Adieu ! Imaginer Ne leurre pas autant que veut la légende, Elfe pourtant, trompeur. […] As-tu été Entrevision, rêve éveillé ? Enfuie Est la musique. Est-ce que je m’éveille, Ou me faut-il penser que je dors encore ?
Le choix de traduire « bell » par « glas » souligne cette dimension tragique de
l’arrachement à la présence. Ce choix est le même pour Robert Ellrodt et Claude
Dandréa. Par contre, Yves Bonnefoy se démarque par la traduction du second vers : « my
sole self ». « A moi seul » (R. Ellrodt), « à moi-même » (C. Dandréa), « à la solitude » (P.
Gallimard) : les trois traductions choisies ne gardent que l’isolement du sujet. Yves
Bonnefoy préfère rappeler la leçon que procure cette expérience de l’arrachement : le
sujet est « rendu à rien / que ce qu[’il puit] être ». L’arrachement est doublé d’un
mouvement de chute dans la conscience de la finitude, corporelle et spirituelle. Il insiste
sur la pauvreté d’une condition et donne ainsi au poème la dimension d’une expérience
qu’un gain de sagesse sanctionne. Il cherche à insister sur le leurre que la fusion avec la
présence engendre. La déception est une « privation », non seulement une isolation, un
éloignement ou un arrachement, pour reprendre les termes des autres traducteurs. La
« privation » implique une jouissance frustrée, un rapport intime à l’objet de présence
subitement stoppé. Keats offre encore un exemple de sa grande lucidité : il sait que
l’imagination est un « elfe trompeur », et est même déçu qu’elle ne l’ait pas plus leurré.
Cette lucidité permet de ne pas trahir l’esprit du poème en appuyant, lors de la
traduction, la dimension d’expérience. C’est pour cela qu’Yves Bonnefoy continue dans
cette voie, préférant insister sur la dimension morale du balancement final : « me faut-il
penser que je dors encore ». Là où les traducteurs choisissent généralement une
formulation aussi ramassée que l’anglais (« Suis-je éveillé, suis-je endormi » traduisent
conjointement P. Gallimard et C. Dandréa, très proches de R. Ellrodt), il disloque la
dernière moitié du dernier vers sur l’espace d’un vers et demi. De plus, il écrit « Est-ce
que je m’éveille », et non pas « suis-je éveillé » : il efface ainsi la frontière entre le sommeil
et la veille, il en réduit ainsi la possibilité. Il dresse un tableau dans lequel
Chapitre 4 – Les traductions de Keats 76
l’endormissement semble être une condition d’existence, et l’éveil une finalité. Là où
Keats hésite, troublé encore de la dissipation du chant du rossignol, Bonnefoy appuie sur
l’endormissement, domaine certainement des leurres de l’imagination.
A l’inverse de la traduction qu’en donne Yves Bonnefoy, la « Beauty that must
die » indique que Keats ne se résout à tacher la beauté qu’à regret. En cela, un nœud se
fait entre la poésie de Keats et celle d’Yves Bonnefoy : le traducteur compense, en
quelque sorte, ce manque d’immédiateté, le bonheur de cette illusion passagère. La nuit
de Keats ne rompt pas les yeux, comme Bonnefoy souhaitait qu’elle fît dans Douve. Au
contraire, elle donne un peu de vérité. La poésie de Keats est une poésie confiante dans
l’imaginaire, mais consciente des leurres. Et si Bonnefoy ne se prive pas de puiser à la
source de cette confiance, il ne manque pas non plus d’insister sur la terrible lucidité de
Keats (en cela si proche de Leopardi) : il donne à son poème la dimension d’une
expérience, qu’un acquis ponctue à la fin. La poésie est un moyen d’acquérir la sagesse
par une suite d’espoirs et de déceptions. L’apport de Bonnefoy, c’est de donner une
consistance à cette sagesse, de la fixer dans la pensée d’un destin. Il choisit de vieillir.
Ainsi, dans Pierre écrite :
UNE VOIX Nous vieillissions, lui le feuillage et moi la source, Lui le peu de soleil et moi la profondeur, Et lui la mort et moi la sagesse de vivre. J’acceptais que le temps nous présentât dans l’ombre Son visage de faune au rire non moqueur, […] (PE, 219)
Le temps n’est plus cet « obscur ennemi » qui « mange la vie ». la poésie prend la
forme d’un élan recommencé, d’un dialogue perpétuel avec la mort. L’ombre n’est pas
seulement le lieu d’une révélation, mais aussi d’une connaissance : connaître, c’est
imaginer les virtualités d’un objet de pensée, de « rêverie », mais en préservant sa
finitude. C’est être – nous soulignons – « d’âme enfin, la terre menacée », comme il l’écrit
dans le poème que nous citions plus haut.
Conclusion 77
Conclusion
Dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, la traduction de poésie est engagée à la fois dans
le processus de création littéraire et dans celui de production des discours critiques. C’est
entre ces deux bornes qu’elle s’invente : à la fois geste créateur provenant du même fonds
de connaissance que celui qui a engendré le poème étranger, et parole soumise à la vision
d’autrui, qu’il lui faut reconquérir et critiquer pour en gagner le bienfait. En cela, la
traduction fait partie de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, elle est investie du même désir de
retrouver l’Un que sa création poétique, selon l’attitude définie dans ses essais critiques.
Les traductions de Keats et Yeats en sont l’illustration. A deux reprises, l’œuvre de
traduction d’Yves Bonnefoy a ouvert un terrain de dialogue où la poésie fut confrontée,
sous une forme inédite, à ses interrogations traditionnelles.
En traduisant Keats, Yves Bonnefoy s’est posée à nouveau certaines questions :
comment négocier avec la finitude humaine ? quelle place laisser au rêve ? jusqu’où
croire à l’intensité de la présence ? La sensibilité de Keats, que Robert Davreu a si bien
comprise, n’est pas un simple sensualisme. Yves Bonnefoy le sait, qui voit dans les
poèmes de l’anglais un miroir de son souci ontologique. Mais un miroir déformant, dans
lequel Vérité et Beauté s’unissent avec moins d’angoisse, dans lequel mourir, non
seulement est accepté, mais est même désiré, souveraine fin, dissolution du moi en
extase. Ayant toujours pour souci de donner une forme à l’être, la poésie élargit sa
perception en acceptant, dans le champ des mots qu’elle a inventés, un être au monde
différent, qui la complète et comble ses manques. La traduction, si elle est un regard jeté
vers une époque et une langue différentes, n’en perd pas moins sa préoccupation
fondamentale : rendre le monde habitable, l’élever à la hauteur d’un véritable « séjour »,
pour reprendre le mot de Mallarmé.
Conclusion 78
Les traductions de Yeats ont été le moyen de se confronter à une écriture qui,
comme la sienne, est stimulée par des élans confus, d’influences diverses et parfois
contradictoires. Leur deux poésies sont un bruit de voix. La traduction permet de
retrouver la fébrilité d’une écriture qui est comme le tremblement d’une conscience
quand l’assaille soudainement la conscience de l’Un, sous la forme d’un déferlement
d’images et de visions. Yeats ne parvient à rassembler l’être que par tâtonnement, quand
il perçoit le spectre de son unité, c’est toujours au travers du voile éclairant des images
qui structurent sa sensibilité. D’où l’importance, pour ce poète, du folklore irlandais, des
séances de spiritisme, de la peinture du Quattrocento, où de l’imaginaire byzantin. Très
tôt Yeats a compris ce pouvoir médiateur des images, sans pour autant arriver à en crever
le voile dans la poésie. A l’inverse, Yves Bonnefoy a fait ce travail, on se souvient
notamment, à cet égard, de sa leçon inaugurale au Collège de France, au titre explicite :
La Présence et l’Image. Quant à ses recueils de poèmes, ils sont la trace d’une écriture qui, à
l’écoute des impulsions contradictoires du psychisme, ordonne toutefois ces voix. Ce
travail de hiérarchisation participe, chez lui, de la conscience que la poésie agit, qu’il se
passe quelque chose en poésie. Là où Yeats, génialement, pressentait, Yves Bonnefoy sait
plus clairement. Et comment ne pas rêver que, traduire Yeats, ce ne soit aller au puits
d’un peu de folie, d’un peu d’inconscience.
Au travers de ces deux exemples, la traduction apparaît bien comme le moyen,
pour la poésie, de rassembler l’être, en élargissant sa sensibilité, non plus sous la forme
d’un discours critique sur un poète, mais en revivant l’expérience « en ce point au-delà de
la perception – au centre de ce qui est », pour reprendre les mots que nous citions au
début de ce travail (VE, 190). La traduction, pour Yves Bonnefoy, semble permettre
l’assouvissement d’une tentation, mais un assouvissement symbolique, secondaire, et que
l’authenticité de l’expérience du poète étranger rachète. En cela, c’est véritablement une
écoute portée à l’autre, un peu de lumière lunaire versée sur les morts.
Cela nous est confirmé par la dimension élective de la traduction. Traduire, c’est
un des actes d’élaboration d’une histoire littéraire à la suite de laquelle son œuvre prend
place et sens. Dans l’organisation des images, Bonnefoy va plus loin que Yeats ; dans la
conscience de la finitude, il va plus loin que Keats. Disons, à tout le moins, que sa poésie
peut être lue, en partie, comme l’aggravation de tendances qu’il y avait chez d’autres
poètes. Sinon l’aggravation, la poursuite, l’élargissement, la radicalisation. Ainsi, à la
Conclusion 79
suite de Baudelaire, il radicalise le choix de l’incarnation en poésie, il radicalise la
critique des images. Nous avons montré que la tradition poétique pouvait prendre la
forme d’une carte différentielle, la traduction est un des moyens de faire valoir ces frontières
entre les poètes, elle crée une discussion des moyens respectifs de chaque poète en
permettant la réaffirmation des moyens propre du poète qui, un temps, s’est fait
traducteur.
De même, ces procédés se retrouvent à l’intérieur même de l’œuvre de
Bonnefoy, d’un livre à l’autre. Telle métaphore, d’un livre à l’autre, prend un sens
différent. Nous avons vu l’exemple, d’Anti-Platon à Pierre écrite, du retournement
progressif de la pulsion destructrice – outil d’acheminement, dans le terrain de
l’imaginaire, vers la finitude – en vieillissement. Le déchargement sadique,
progressivement, devient un goût de vieillir. L’écriture d’Yves Bonnefoy, comme le poète
l’écrit lui-même, est tendue entre la destruction d’une langue (celle du livre achevé) et la
création d’une nouvelle langue.
*
On pourrait imaginer, comme la tradition médiévale l’a fait pour Virgile, une
Roue de la poésie d’Yves Bonnefoy. Ce ne serait plus, cette fois, une nomenclature des
styles poétiques ainsi que des genres et éléments associés. Plutôt, ce serait une distinction
des moyens que se donne la poésie pour – posons ces mots, mais afin de partir à la
recherche de leur sens – rassembler et s’approfondir. Une poésie s’établit dans un rapport
différentiel avec les autres poésies ; la traduction, comme nous l’avons vu, est un des
moyens de faire valoir ce réseau de différences. Les discours critiques sont une autre
manière, de même que la création poétique cherche à éclairer de nouvelles terres, dans
l’espace laissé, préparé par les créations précédentes. Création poétique, Critique et
Traduction seraient les trois sections de cette Roue.
Nous souhaiterions, dans une étude plus approfondie, nous pencher sur ces
manières, pour la poésie, de s’approfondir dans un rapport différentiel. Qu’il nous soit
permis ici, de lancer quelques pistes pour cette étude à venir.
Conclusion 80
C’est avec Baudelaire que la poésie s’élabore comme un travail
d’approfondissement : la trajectoire des Fleurs du mal en est la preuve, mais aussi, par
exemple, le passage d’une édition à l’autre. C’est ce que nous avons montré dans notre
récent travail sur « Le Masque » : l’apport d’un poème corrige la trajectoire initiale, pour
en renforcer la portée philosophique. Le travail d’approfondissement différentiel,
Baudelaire le fait poème après poème. Il est, ne l’oublions pas, le chantre de la forme
courte : on se souvient des Notes nouvelles sur Edgar Poe, ou encore de la lettre du 18 février
1860 à Armand Fraisse : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus
intense » dit-il du sonnet, dont il admire la « beauté pythagorique ». N’est-ce pas là le
double signe de son nécessaire égarement (qui est l’attention du poète moderne, portée
désormais à toutes choses, après que Satan a « vaporisé » sa « volonté »), mais autant
d’une volonté de consacrer tous les aspects épars d’une vie vouée à la perte du sens. Ce
seront les « fleurs nouvelles que je rêve », dont il parle dans « L’Ennemi » – ce poème
dont le vocable central, « rassembler », résume le projet du recueil. « De la vaporisation et
de la centralisation du Moi. Tout est là. » lit-on au seuil de Mon cœur mis à nu. « mon
cerveau serait-il un miroir ensorcelé ? 51 » se demande Baudelaire dans Fusées, entre
parenthèses, alors qu’il définit son Beau. Ce miroir est l’outil du rassemblement. A la
finitude que Baudelaire sent, il confronte ses images et ses tentatives, puis les organise. Il
est un fondateur de la poésie comme mouvement critique. Dans l’économie des Fleurs du
mal, le travail différentiel est en acte poème après poème. « Orages puis orages je ne fus /
Qu’un chemin de la terre ». Ces vers d’Yves Bonnefoy, que nous aimons citer, résument
bien ce paradoxe de la poésie moderne. Chaque poème, chez Baudelaire, est le lieu, ici,
d’une crise, là, d’un moment d’extase. La poésie de Baudelaire est, elle aussi, un foyer
d’impulsions multiples, le reflet d’un psychisme instable. Et pourtant, tous ces « orages »
forment un chemin, Baudelaire a travaillé afin qu’ils formassent un trajet sensé : c’est au
critique de mettre en lumière ce trajet. Enfin, Baudelaire est aussi celui qui a réinventé
Poe, élevant la critique au rang d’art de la lecture. Encore une fois, n’est-ce pas le souci
de rassembler la vie de Poe qui l’anima alors. De même ses traductions de Poe sont une
manière pour lui d’actualiser une parole restée virtuelle en lui. Bref, le rassemblement du
destin d’autrui, par la critique et la traduction, apparaît encore une fois comme un détour
salutaire.
51 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, OC II, p. 658
Conclusion 81
L’étude que nous aimerions entreprendre – sur Baudelaire et Yves Bonnefoy, au
moins et peut-être sur Mallarmé et Yeats, aurait donc plusieurs buts. D’abord, il s’agirait
d’approfondir l’étude des discours critiques des poètes, pour comprendre comment ils
rendent cette unité du destin de l’autre, et comment ce discours agit sur la conscience de
l’œuvre propre. C’était le sens de notre travail sur les « Tombeaux » de Mallarmé : la
tombe, image centrale de la poésie mallarméenne, est particulièrement mise en scène
dans les tombeaux : l’objet matérialise le devenir signe du poète célébré, et, pour
Mallarmé, en lieu d’un sens, d’un pas gagné à tenir. Mallarmé est emblématique de cette
pensée du relais à prendre : la tâche de la poésie est de se métamorphoser en signe (le
passage du cygne au Cygne, constellation non d’étoiles mais de mots, cette fois-ci), dont
l’exemple le plus significatif est le nom. Pour bien rappeler un mort, mieux que par
l’offrande d’une gerbe de fleurs, il faut prononcer son nom, comme le demande le sonnet
« Sur les bois oubliés ». La bien-aimée défunte qui parle à son amant qui la regrette lui
demande de la faire revivre dans « le souffle de mon nom murmuré tout un soir ».
Mallarmé radicalise la tradition de rassembler le destin d’un poète, en en faisant un signe
absolu, ayant le même pouvoir de porter le sens que le vers, comme nous avons tenté de
le montrer dans l’extrait fourni en annexe. Mallarmé, avant Bonnefoy, dresse des pierres
écrites par rapport auxquelles sa poésie se construit.
Il en est presque de même avec Yeats, qui fonde la représentation de sa tradition
sur l’évolution des phases lunaires. A Vision donne à chaque personnalité convoquée une
place sur la carte céleste. Cette manière de classer se substitue à une pensée critique
analytique qu’il n’a pas. Si ses textes sur Shelley ou Blake sont remarquables, il n’en
demeure pas moins qu’ils sont le signe d’un esprit non formé à la déduction et la
réduction formelle. Sa grille de classement, comme un pouvoir venu d’ailleurs
(l’inconscient, qu’il ne reconnaît pas encore, ou ne veut reconnaître ?) est le signe définitf
de sa différence, de son exclusion du monde dont il se sent lointain. Plus généralement,
l’esprit de Yeats est définitivement tourné du côté de l’imaginaire, vu comme une force
révélatrice et qui authentifie. Ce sont les flots d’images qui créent le réel dans leur élan
d’accaparement incessant de la conscience.
Le but serait, d’un point de vue plus général, d’étudier tous les moments où la
poésie construit dans un mouvement différentiel : sa différenciation d’avec les autres
poésies, les autres poètes, et d’avec soi-même, quand l’écriture s’approfondit.
Annexe 82
Annexes
Sur « Le Tombeau d’Edgar Poe » de Mallarmé
Extrait du travail de validation du séminaire de Bertrand Marchal, second semestre 2007
Il y a, dans l’œuvre de Mallarmé, de nombreux textes commémoratifs, autant
parmi les Divagations que dans les Poésies. Le plus emblématique de tous, certainement
l’un des poèmes les plus célèbres de Mallarmé, est sans doute le « Toast funèbre » dédié à
Gautier. Outre le « Toast funèbre », on trouve dans les Poésies un cycle de six sonnets
commémoratifs 52, les trois « Tombeaux », à Poe, Baudelaire et Verlaine 53, deux
« Hommages », à Wagner et Puvis de Chavannes, puis « Au seul souci de voyager », sur
Vasco de Gama. Les trois « Tombeaux » ont un ton résolument funèbre, à la différence
des « Hommages ». Le poème dédié à Puvis de Chavannes est composé du vivant du
peintre : « Par avance ainsi tu vis / Ô solitaire Puvis / de Chavannes » ; celui qui rappelle
la gloire de Vasco semble s’adresser moins proprement au navigateur que, comme le dit
clairement le vers initial : « Au seul souci de voyager ». La métaphore maritime est
coutumière de Mallarmé, du liminaire sonnet « Salut » des Poésies, au Coup de dés, on ne
s’étonnerait pas que l’aventure de Vasco soit évoquée comme la métaphore de l’aventure
poétique : c’est le voyage qui compte, perpétuel dépassement (« voyager / Outre ») d’un
idéal que signifient l’« Inde splendide et trouble » et l’« inutile gisement ». Enfin, le poème
dédié à Wagner, dont l’obscurité ne facilite pas une interprétation claire. Mais on peut y
lire en tous cas l’apothéose du « dieu Richard Wagner irradiant un sacre », presque contre
la poésie, puisqu’il s’agit d’« enfouir » le « grimoire » dans une « armoire » dans le second
52 Nous admettons comme sonnet l’« Hommage » à Puvis de Chavannes, nonobstant la dislocation du onzième vers. 53 Nous nommerons désormais « tombeaux » ce groupe de trois poèmes.
Annexe 83
quatrain 54. Mallarmé, en tous cas, n’y parle pas de la mort de l’artiste invoqué, comme
c’est le cas des trois « tombeaux ».
En effet, les « Tombeaux », de même que le « Toast funèbre » s’inscrivent
presque toujours dans l’immédiate postérité de la mort des auteurs célébrés. Nous
pouvons remarquer que le titre de la première version du tombeau de Poe était « Au
tombeau d’Edgar Poe », ce qui souligne la dimension circonstancielle du poème. Plus
généralement, le titre « Tombeau » prend une double dimension : chacun des poèmes
constitue à la fois l’oraison funèbre et la description d’un tombeau. Ces trois poèmes ont
effectivement pour objet le tombeau du poète célébré : « la tombe de Poe », « le marbre
[…] de Baudelaire » et le « noir roc » de Verlaine. Dans une perspective légèrement
différente, le « Toast funèbre » se termine, quant à lui, sur le prochain surgissement du
« sépulcre solide ». On se souvient d’ailleurs que ce poème a eu pour titre, dans
l’anthologie poétique Lemerre 55, « Tombeau de Théophile Gautier ». Cela conforte notre
hypothèse d’un véritable rapport entre le genre littéraire du tombeau et la thématisation
de l’objet du même nom. Avant d’aller plus loin dans l’étude des textes, nous devons
faire une halte en ce seuil du poème qu’est son titre.
La lecture, que Mallarmé veut rénover, doit reconquérir une ingénuité perdue, et
en particulier être « oublieuse même du titre qui parlerait trop haut » (D, 288). Le titre
d’un poème, toujours programmatique, ouvre le champ d’une attente qui entame cette
ingénuité du lecteur. De plus, si la fonction du poème est de « vaincre le hasard mot par
mot », on doit admettre que le titre est porteur d’une lourde responsabilité, en ce qu’il est
le premier mot. Le mot « tombeau », en tête d’un poème, sollicite d’abord dans l’esprit du
lecteur la venue d’une catégorie traditionnelle de la poésie, de même que la citation du
nom du poète honoré fait surgir une mémoire de lecteur. Enfin, le choix de l’article
défini, pour deux des tombeaux (« Le Tombeau d’Edgar Poe », « Le Tombeau de Charles
Baudelaire ») insiste sur la dimension doublement référentielle du titre : il indique le
poème qui suit (« voici le tombeau écrit par Mallarmé en mémoire de Charles
Baudelaire », semble dire le titre) mais désigne aussi une réalité (ici la tombe même) dont
le poème est la description, la variation poétique sur ce thème. Paradoxalement, c’est un 54 Que le sacre soit « Mal tu » semble indiquer un bémol dans l’hommage. Faut-il comprendre ici l’absence de « retranchement » que se doit l’artiste selon Mallarmé ? le reproche d’une certaine mégalomanie du compositeur ? 55 Anthologie des Poètes français du XIXe siècle, Lemerre, 1888
Annexe 84
article défini qui augmente l’ambiguïté référentielle, et fait que le titre est autant
générique que thématique 56. Cet article est une trace de la volonté mallarméenne
d’exploiter la richesse sémantique d’un mot.
LE TOMBEAU D’EDGAR POE Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change, Le Poëte suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu 4 Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! Eux, comme un vil sursaut d'hydre oyant jadis l'ange Donner un sens plus pur aux mots de la tribu, Proclamèrent très haut le sortilège bu 8 Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange. Du sol et de la nue hostiles, ô grief ! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief 11 Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur Que ce granit du moins montre à jamais sa borne 14 Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.
Le vers 13 de ce sonnet, donne une représentation poétique de ce qu’est
l’héritage. Le mot granit, fait écho au « lieu de porphyre » dans lequel le poète a mis lui-
même Gautier. Le mot « borne » donne l’espoir d’un monde où les objets ont un sens que
garantit un souci commun. Et pour que la tombe « montre à jamais sa borne / Aux noirs
vols du Blasphème épars dans le futur. », il faut à l’évidence qu’elle ait été justifiée
comme « borne ». C’est le rôle du poème qu’écrit Mallarmé d’opérer cette justification.
Le très célèbre vers initial, « Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change »
indique cette conversion que doit permettre la mort. La majuscule à « Lui-même » et
« Poëte », indique l’accomplissement de soi en une figure archétypale du poète, que la
suite du premier quatrain définit. Le « Poëte » par cette majuscule, est abstrait de la
réalité et de son époque, c’est pour cela qu’il s’oppose au mot « siècle ». Le « siècle » c’est,
bien sûr l’époque, la période historique, mais surtout, c’est ce qui vit en dehors d’une
communauté : en cela le « siècle » s’oppose à la « tribu ». De même, le « siècle » peut
avoir une connotation profane, laïque, ce qui est une manière de sacraliser, en creux, la
poésie. Il y a même quelque chose d’archaïque, de mythologique dans cette
56 Par souci de clarté, nous distinguerons désormais entre le « tombeau » (le poème) et la « tombe ».
Annexe 85
représentation de la poésie comme combat, que suggère la bipolarité répétée : « Poëte » vs
« siècle », « ange » vs « hydre », « Eux » vs « la tribu » puis « sol » vs « nue ». Ce n’est pas
une résurrection de Poe mais, dans les rayons reflétés par sa tombe, l’image absolue du
poète, maudit par la foule pour qui la poésie n’est que le symptôme de son alcoolisme.
Entre les deux belligérants, au « glaive nu » qui veut « donner un sens plus pur » répond
« sortilège », à « susciter » répond « Proclamèrent », à l’aspect sacré de la poésie répond le
« flot sans honneur ». Tous ces couples forment la colonne vertébrale de l’opposition,
dont on peut dire qu’elle se bâtit en deux quatrains symétriques, le premier qui parle de
l’acte du poète, et le second de la réplique de la foule.
Ces deux strophes initiales semblent une ekphrasis du « bas-relief » improbable. Si
la représentation des deux quatrains est si explicitement bipolaire, symétrique, contrastée,
c’est peut-être bien qu’elle cherche à mettre la figure du poète « en relief », saillante. Ce
n’est pas une mosaïque, ni une peinture, mais bien une inscription. Le premier sens
d’inscrire, c’est laisser une trace dans la pierre, une entaille, quelque chose qui entame
l’intégrité du support, l’inscriptio est un stigmate. N’est-ce pas une image possible de la
poésie telle que la définit Mallarmé : une blessure de volonté sur le hasard, faite grâce au
vers :
Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la
langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait
souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe
alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais
tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet
nommé baigne dans une neuve atmosphère.57
Tu remarquas, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur,
l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme
poursuit noir sur blanc.58
Le « relief » de la poésie, c’est le fort contraste de l’encre noir sur la page blanche.
Le vers est une unité nécessaire, et dans l’espace de la page blanche, il faut le voir comme
un « trait souverain » qui entame « le vide papier que la blancheur défend », un coup de
57 Stéphane Mallarmé, Igitur. Divagations. Un coup de dés, Gallimard, Poésie, 2003, p. 260 58 Ibid., p. 262
Annexe 86
« glaive » qui le stigmatise. Il y a aussi quelque chose d’archaïque et de fondamental dans
l’écriture poétique telle que Mallarmé la pense, qui est d’abord comme un mince sillon
fait dans la terre avec un stylet, ou même l’ongle. C’est un signe de l’esprit humain et de
sa volonté 59. Signe précaire certes car ses éléments sont des mots à la signification
arbitraire, mais que la volonté fond ensemble. Le vers est l’inverse du sceau divin que
sont les constellations (et notamment la grande Ourse, l’absente du sonnet en –x ; le
« septuor » de « scintillations » désignant certainement les sept couples de rimes du
sonnet), il est le sceau de la volonté humaine qui veut nier le hasard. Le portrait de Poe
en Poëte veut avoir cette nécessité du vers, relief saillant par rapport à la « foule
hagarde ». Le tombeau qu’écrit Mallarmé a pour vocation d’isoler Poe de son siècle, des
contingences de sa vie, pour en tirer l’absolu, essayer de capter ces rayons que reflètent le
« carreau » sous lequel il est tout entier.
Toutefois, ce « bas-relief » qui devrait figurer le combat « du ciel et de la nue
hostiles » (les termes du combat poétique de Poe, « hostiles » l’un à l’autre), ne voit pas le
jour. Quand Mallarmé écrit « Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief, […] Que ce
granit du moins montre à jamais sa borne » il faut comprendre : puisqu’on ne peut
représenter cette lutte en un bas-relief, que du moins la tombe fasse office de borne pour
les temps à venir. La dualité « ciel » vs. « nue », cette « idée » qui ne s’incarne pas en un
bas-relief, est elle-même l’archétype de l’agon qui subsume la dualité « Poëte-ange » vs.
« foule-hydre », structurée comme on l’a vu par un réseaux de mots mis en contraste. La
mission du tombeau, restée idée non concrétisée (il n’y a que des mots qui soient mis en
relief), est relayée et accomplie par la tombe. Ce que le tombeau ébauche, la tombe
l’achève, il permet de concrétiser le projet d’inscrire Poe dans le futur. Le sens du mot
« borne », à savoir ce qui délimite un champ, reprend cette image de séparation entre le
sens et le néant, à tel point que s’épuiseront vainement contre cette limite « les noirs vols
du Blasphème épars dans le futur. »
59 Nous sommes tentés de faire un rapprochement avec la pensée hégélienne de l’art. Pour le philosophe, l’art est avant tout une manifestation sensible de l’Esprit. Dans le cas de Mallarmé, la poésie est un signe de résistance au hasard, d’affirmation de sa volonté créatrice – non pas malmenée par le hasard des passions et des croyances – qui prend forme dans une justification absolue de la parole par elle-même.
Annexe 87
Extrait du scénario de Rois & Reine, un film d’Arnaud Desplechin
Dans le cabinet de son analyste, Ismaël raconte un rêve qu’il a fait récemment à propos de
l’ambiguité que suscite la traduction d’un vers de Yeats.
ISMAËL : … il y avait une grande foule qui se tenait au pied de deux échelles
posées contre les murs. Une très grande échelle, décorée : une échelle d’apparat ; et une
autre de taille plus modeste. C’était plutôt une cérémonie de couronnement, ou de
« régence » plutôt ? je ne savais pas bien. Mais tous les citoyens avaient l’air assez réjouis.
Dans… le chœur, sur la grande échelle, à mi-course, et qui l’escaladait, il y avait… la
reine d’Angleterre. Oui ! Pas moins ! Elle était vêtue richement, avec sa couronne. Et sur
la petite échelle, posée contre le mur du transept, eh bien il y avait ma troisième grand-
mère, dans sa robe de marché, vous savez, un tissu à fleurs, une robe de vieille dame…
Moi, j’avais douze ans. je me trouvais au milieu de la foule, parmi les
« citoyens » qui assistaient à cette cérémonie. Et je regardais ma troisième grand-mère
escalader son échelle.
Et dans le rêve, chacun des citoyens nous pensions que chaque degré des échelles
représentait un degré de la connaissance.
[…] Voilà. Un temps. C’est assez bizarre… Bon j’imagine que la reine
d’Angleterre, ça doit être vous.
Dr. DEVEREUX : Hum hum.
ISMAËL : Mais dans l’ambulance, sur le chemin en venant vers ici, je
réfléchissais à ce rêve que j’allais vous raconter. Et je me demandais : mais qu’est-ce que
ça veut dire ?
Et soudain, je me suis rendu compte que ça ne voulait rien dire du tout. Qu’en
fait, tout mon rêve n’était qu’une citation d’un poème de Yeats. Mon inconscient avait
fait un jeu de mots minable sur une poésie irlandaise !...
Dr. DEVEREUX : Oui, eh bien, vous pouvez en parler ici.
ISMAËL : Eh bien, je pense que ce rêve est une allusion à un vers des
« Animaux du cirque », mais je ne m’en souviens pas.
Dr. DEVEREUX : Essayez quand même…
Annexe 88
ISMAËL : Je peux le dire en anglais ?
Dr. DEVEREUX : Je vous entends.
ISMAËL, il ferme les yeux ; soudain, le poème lui vient… : Je crois que ça donne
« Now that my ladder’s gone, I lay down where all the ladders start. »
Alors, c’est un vers ambigu. En français, d’habitude, on traduit lay down par :
« J’agonise ».
Le narrateur a perdu son échelle, il gît sur le sol et il attend la mort. « Maintenant
que je n’ai plus d’échelle, j’agonise là où toutes les échelles s’enfuient. »
Mais je n’aime pas trop cette traduction. Parce qu’on peut aussi traduire le même
vers par : « je me repose ».
Maintenant que mon échelle s’est perdue, eh bien, je me repose là où toutes le
échelles commencent. » C’est bien mieux… Yeats est tout vieux, il a perdu l’échelle de
son imagination, mais ce n’est pas grave. Parce que maintenant il est allongé à l’endroit
délicieux où toutes les échelles de l’esprit prennent leur départ. C’est donc un poème tout
à fait optimiste…
Dr. DEVEREUX, elle se relève : Mais vous avez tout à fait raison.
ISMAËL : Oui, mais c’est quand même un peu atterrant que mon inconscient
rêve de problème de traduction. Je rêve des livres que je lis… J’aimerais bien rêver de
trucs plus normaux.
Dr. DEVEREUX : hilare : C’est quoi pour vous des « rêves normaux » ?
ISMAËL : Ben, j’aimerais mieux rêver de mes parents, ou je ne sais pas ; comme
dans les livres de Freud…
Dr. DEVEREUX : Oubliez les livres de Freud ! Ca vous évoque encore une
chose ?
ISMAËL, il conclut en songeant à ceci : Oh, c’est un rêve d’impuissance. Bon : c’est
une métaphore de l’érection. Je ne peux plus monter à l’échelle, je suis un homme fini.
D’un autre côté… – il cligne de l’œil vers l’analyste – dans mon rêve, je suis dans la foule,
avec les autres citoyens. J’ai douze ans, je suis au pied de l’échelle. Et je peux regarder
sous vos jupes…
Extrait de Rois & Reine, scénario d’Arnaud Desplechin et Roger Bohbot, Denoël,
2005, p. 74-77
Bibliographie 89
Bibliographie :
Œuvre d’Yves Bonnefoy
ŒUVRE POETIQUE
Traité du pianiste, La Révolution la nuit, 1946
Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Mercure de France, 1953
Hier régnant désert, Mercure de France, 1958
Anti-Platon, Galerie Maeght, 1962
Pierre écrite, Mercure de France, 1963
L’arrière-pays, Skira, 1972,
Dans le leurre du seuil, Mercure de France, 1975,
Rue Traversière, Mercure de France, 1977
Poèmes (1947-1975), Gallimard, 1978,
Ce qui fut sans lumière, Mercure de France, 1987
Récits en rêve, Mercure de France, 1987
Début et fin de la neige, suivi de Là où retombe la flèche, Mercure de France, 1991
La Vie errante, suivi de Une autre époque de l’écriture, Mercure de France, 1993
L’Encore aveugle, Festina lente, 1997
La Pluie d’été, La Sétérée, 1999
Le Théâtre des enfants, William Blake & Co., 2001
Les planches courbes, Mercure de France, 2001
Le Cœur-espace, Farrago, 2001
TRADUCTIONS
Henri IV, Jules César, Hamlet, Le Conte d’hiver, Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce, Club
français du Livre, 1957,-1960
Jules César, Mercure de France, 1960 ; nouvelle éd., précédée de « Brutus ou le rendez-vous
à Philippes », 1995
Bibliographie 90
Hamlet suivi d’« Une Idée de la traduction », Mercure de France, 1965 ; nouvelle éd., 1988
Le Roi Lear, Mercure de France, 1965, nouvelle éd., précédée de « Comment traduire
Shakespeare ? », 1991
Roméo et Juliette, Mercure de France, 1968,
Hamlet / Le Roi Lear précédé de « Readiness, Ripeness : Hamlet, Lear », Gallimard, Folio
Théâtre, 1978
Macbeth, Mercure de France, 1983
Macbeth / Roméo et Juliette précédé de « L’inquiétude de Shakespeare », Gallimard, Folio
Théâtre », 1985
Quarante-cinq poèmes de Yeats suivi de La Résurrection, Hermann, 1989 ; rééd. Gallimard,
Poésie, 1993
Les Poèmes de Shakespeare précédé de « Traduire en vers ou en prose », Mercure de France,
1993
John Donne, Trois des derniers poèmes, Yves Prié & Thierry Bouchard, 1994
Vingt-quatre sonnets de Shakespeare, Yves Prié &Thierry Bouchard, 1995
Le Conte d’hiver précédé de « Art et Nature : l’arrière-plan du Conte d’hiver », Mercure de
France, 1994 ; rééd. Gallimard, Folio Théâtre, 1996
La Tempête précédé de « Une journée dans la vie de Prospéro », Gallimard, 1997
Antoine et Cléopâtre précédé de « La noblesse de Cléopâtre », Gallimard, 1999
Keats et Leopardi. Quelques nouvelles traductions, Mercure de France, 2000
Othello précédé de « La tête penchée de Desdémone », Gallimard, Folio Théâtre, 2001
Comme il vous plaira précédé de « La décision de Shakespeare », Le Livre de poche, coll.
« Classiques », 2003
Vingt sonnets de Pétrarque (ill. de Palézieux), Éditions de la revue Conférence, 2005.
ESSAIS
Peintures murales de la France gothique, Paul Hartmann, 1954
L’improbable et autres essais, Mercure de France, 1959
Arthur Rimbaud, Seuil, 1961
Un rêve fait à Mantoue, Mercure de France, 1967
Rome 1630 : l’horizon du premier baroque, Flammarion 1970, nouvelle éd. 2000
L’Ordalie, Galerie Maeght, 1975
Le Nuage rouge, Mercure de France, 1977, nouvelle éd. 1992
Trois remarques sur la couleur, Thierry Bouchard, 1977
Bibliographie 91
L’Improbable, suivi de Un rêve fait à Mantoue, Mercure de France, 1980
La Présence et l’Image (leçon inaugurale de la chaire d’Etudes comparées de la fonction
poétique au Collège de France), Mercure de France, 1983
La Vérité de parole, Mercure de France, 1988
Sur un sculpteur et des peintres, Plon, 1989
Entretiens sur la poésie (1972-1990), Mercure de France, 1990
Alberto Giacometti, Biographie d’une œuvre, Flammarion, 1991
Alechinsky, les Traversées, Fata Morgana, 1992
Remarques sur le dessin, Mercure de France, 1993
Palézieux, Skira, 1994 (avec Florian Rodari)
La Vérité de parole, suivi d’essais provenant du Nuage rouge, Folio Essais, 1995
Dessin, couleur et lumière, Mercure de France, 1995
La Journée d’Alexandre Hollan, Le Temps qu’il fait, 1995
Théâtre et poésie : Shakespeare et Yeats, Mercure de France, 1998
Lieux et Destins de l’image (un cours de poétique au Collège de France), Seuil, 1999
La communauté des traducteurs, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000
L’enseignement et l’exemple de Leopardi, William Blake & Co., 2001
André Breton à l’avant de soi, Farrago, 2001
Poésie et Architecture, William Blake & Co., 2001
Sous l’horizon du langage, Mercure de France, 2002
Remarques sur le regard, Calmann-Lévy, 2002
La Hantise du ptyx, William Blake & Co., 2003
Le Nom du roi d’Asiné, Virgile, 2003
Le Poète et « le flot mouvant des multitudes », Bibliothèque nationale de France, 2003
L’Arbre au-delà des images, Alexandre Hollan, William Blake & Co., 2003
Goya, les peintures noires, William Blake & Co., 2004
Goya, Baudelaire et la poésie, entretiens avec Jean Starobinski, La Dogana, 2004
L’Imaginaire métaphysique, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2006
Dans un débris de miroir, Galilée, 2006
La stratégie de l’énigme, Galilée, 2006
TRAVAUX D’EDITION :
Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde
antique, 2 volumes, Flammarion, 1981
Bibliographie 92
Sur Yves Bonnefoy
Jackson, John Edwin, A la souche obscure des rêves, Mercure de France, 1993
- Yves Bonnefoy, Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1976
- Yves Bonnefoy, Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 2002
Naughton, John, The Poetics of Yves Bonnefoy, Chicago (Usa), University of Chicago Press,
1984.
Vernier, Richard, Yves Bonnefoy ou les mots comme le ciel, Tübingen, Gunther Narr éd./Paris,
Jean-Michel Place, 1985
Finck, Michèle, Yves Bonnefoy, le simple et le sens, José Corti, 1989
Née, Patrick, Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy, Hermann, 2004
- Poétique du lieu dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy ou Moïse sauvé, PUF, 1999
- Zeuxis auto-analyste. Inconscient et création chez Yves Bonnefoy, Bruxelles, La Lettre
volée, 2006
- Les travaux de Zeuxis. Yves Bonnefoy penseur de l’image, Gallimard, 2006
Gasarian, Gérard, Yves Bonnefoy. La poésie et la présence, Champ Vallon, 1993
Thélot, Jérôme, La poétique d’Yves Bonnefoy, Genève, Droz, 1983
- « La fonction d’oraison dans la poésie d’Yves Bonnefoy », in La poésie précaire, PUF,
1997
Collectif, Lumière et nuit des images, L’Or d’Atalante, 2005
Buchs, Arnaud, Yves Bonnefoy à l’horizon du surréalisme, Galilée, 2005
Bibliographie 93
Autres traductions en français de Yeats
Jean-Yves Masson, Derniers poèmes, Verdier, 1994
Jean-Yves Masson, La Tour, Verdier, 2002
Jean-Yves Masson, Les Cygnes sauvages à Coole, Verdier, 2004
Jean-Yves Masson, Michael Robartes et la danseuse, Verdier, 1994
Jean-Yves Masson, L’Escalier en spirale et autres poèmes (à paraître chez Verdier)
Jacqueline Genet, Responsabilités, Verdier, 2003
Jacqueline Genet, François-Xavier Jaujard et Jean-Yves Masson, Les Errances d'Oisin,
Verdier, 2003
André Pieyre de Mandiargues, Le Vent parmi les roseaux, Fata Morgana, 1984
Fouad El-Etr, Dix-sept poèmes, La Délirante, 1973
Fouad El-Etr, Byzance et autres poèmes, La Délirante, 1990
René Fréchét, Choix de poèmes, Aubier, 1975
M. L. Casamian, Poèmes, Aubier, « Collection bilingue des classiques étrangers », 1954
Alliette Audra, Poèmes, Vieux Colombier, « La Colombe », 1955
Léopold Sédar Senghor, La Rose de la paix et autres poèmes, L’Harmattan, 2000
Per Amica Silentia Lunae, Presses Universitaires de Lille, 1979, traduit par George Garnier,
Jacqueline Genet et Pamela Zeini
Autres traductions en français de Keats
Robert Ellrodt, Poèmes, Imprimerie Nationale, La Salamandre, 2000
Claude Dandréa, Sur l’aile du Phénix, José Corti, Collection romantique, 1996
Robert Davreu, Lettres choisies, Belin, 1993
Robert Davreu, Seul dans la splendeur, La Différence, Orphée, 1990
René Char & Tina Jolas, La Planche de vivre, Gallimard 1981
Paul Gallimard, Poèmes et Poésies, Gallimard, Poésie, 1962
Albert Laffay, Poèmes choisis, Aubier, 1952
Pierre-Louis Matthey, Tendre est la nuit, Mermod, 1950
René Lalou, Poèmes et lettres choisies, F. Sorlot, 1944
Bibliographie 94
Sur la traduction
Ballard, Michel, De Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions, Presses
Universitaires de Lille, 1992
Berman, Antoine, La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Seuil, 1999
- L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Gallimard,
Essais, 1984
- Pour une critique des traductions : John Donne, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1995
Benjamin, Walter, « La tâche du traducteur », Œuvres I, Gallimard, Folio Essais, 2000,
traduit par Maurice de Gandillac et Rainer Rochlitz
Derrida, Jacques, Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ?, L’Herne, 2005
Etkind, Efim, Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, L’Age
d’Homme, 1982, traduit par Wladimir Troubetzkoy et l’auteur
Saint Jérôme, Lettres III, Les Belles Lettres, 1953, traduit par Jérôme Labourt
Kosztolányi, Dezsö, Le traducteur cleptomane et autres histoires, Viviane Hamy, 1994,
traduit par Ádám Péter et Maurice Regnaut
Ladmiral, Jean-René, Traduire : théorèmes pour la traductions, Gallimard, Tel, 1994
Larbaud, Valery, Sous l’invocation de Saint Jérôme, Gallimard, Tel, 1997
Launay (de), Marc, Qu’est-ce que traduire ?, Vrin, 2006
Meschonnic, Henri, Pour la poétique II, Gallimard, Le Chemin, 1973
- Poétique du traduire, Verdier, 1999
Mounin, Georges, Les problèmes théoriques de la traduction, Gallimard, Tel, 1976
Steiner, George, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, Albin Michel, 1975,
traduit par Lucienne Lotringer
Reiss, Katharina, La critique des traductions, ses possibilités et ses limites, Cahiers de
l’Université d’Artois 23/2002, Arras, Artois Presses Université, 2002, traduit de
l’allemand par Catherine Bocquet
Ricoeur, Paul, Sur la traduction, Bayard, 2004
Risset, Jacqueline, Traduction et mémoire poétique précédé de Le paradoxe du traducteur par
Yves Bonnefoy, Hermann, 2007
Schleiermacher, Friedrich, Des différentes méthodes du traduire, Seuil, Points, 1999, traduit
par Antoine Berman
Bibliographie 95
Collectif, La traduction-poésie, à Antoine Berman, textes réunis par Martine Broda, Presses
Universitaires de Strasbourg, 1999
Collectif, Corps écrit, n° 36, « Babel ou la diversité des langues », décembre 1990
Autres ouvrages
Bénichou, Pierre, Selon Mallarmé, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1995
Benjamin, Walter, Œuvres I, Gallimard, Folio Essais, 2000, traduit par Maurice de Gandillac,
Rainer Rochlitz et Pierre Rusch
- Œuvres III, Gallimard, Folio Essais, 2000, traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz
et Pierre Rusch
Baudelaire, Charles, Œuvres Complètes, édition de Claude Pichois, Bibliothèque de la
Pléiade, 2 tomes, 1975, 1976
Edwards, Michael, Le Génie de la poésie anglaise, Librairie Générale Française, 2006
Eliot, Thomas Stearns, Essais choisis, Seuil, Le don des langues, 1999, traduit par Henri
Fluchère
Armel Guerne, Les Romantiques allemands, Phébus, 2004
Hofmannsthal, Hugo von, « Les écrits, espace spirituel de la nation », in Lettre de Lord
Chandos et autres essais, Gallimard, Du monde entier, 1980, traduit par Albert Kohn et
Jean-Claude Schneider
Jackson, John E., Souvent dans l’être obscur. Rêves, capacité négative et romantisme
européen, José Corti, 2001
Jung Carl Gustav, Psychologie de l’inconscient, Livre de Poche, coll. Références, 1993,
traduit par Roland Cahen ;
Lacoue-Labarthe, Philippe et Nancy, Jean-Luc, L’Absolu littéraire, Seuil, Poétique, 1978
Leopardi, Giacomo, Canti avec un choix d’œuvres morales, Gallimard, Poésie, 1982
Mallarmé, Stéphane, Poésies, édition de Bertrand Marchal, Gallimard, Poésie, 1992
- Igitur. Divagations. Un coup de dés, édition de Bertrand Marchal, Gallimard, Poésie, 2003
Marchal, Bertrand, Lecture de Mallarmé, José Corti, 1985
- La Religion de Mallarmé, José Corti, 1988
Bibliographie 96
Masson, Jean-Yves, Trois poètes face à la crise de la tradition au tournant du siècle (1890-
1929) : Hugo von Hofmannsthal, Paul Valéry, Rainer Maria Rilke, Lille, Atelier National
de Reproduction des Thèses, 1999
- « L’espace de la tradition. Pour une pensée de la tradition en littérature », revue Conférence,
n° 14, Printemps 2002
Mosès, Stéphane, L’Ange de l’Histoire, Seuil, 1992, rééd. Folio Essais, 2006
Riegel Martin, Pellat Jean-Christophe, Rioul René, Grammaire méthodique du français, PUF,
2004 ;
Rimbaud, Arthur, Œuvres Complètes, édition d’Antoine Adam, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1972
Schlanger, Judith, La mémoire des œuvres, Paris, Nathan, Le texte à l’œuvre, 1992
Wordsworth, William, Poèmes, choix, présentation et traduction de François-René Daillie,
Gallimard, Poésie, 2001