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Autour de Henrik Johan Ibsen (1828, Skien, Norvège - 1906, Christiania) Et de Peer Gynt 1876 Repères biographiques Peer Gynt n’était pas écrit pour la scène ! : Les personnages de Peer Gynt Peer Gynt » (1867) Drame lyrique et satirique (un résumé de la fable) Brand (1866) et Gynt (1667) les deux démons intérieurs d’Ibsen ? Stéphane Braunschweig : Brand versus Peer Gynt Ibsen en France entre naturaliste ? symboliste ? Peer Gynt l’œuvre inclassable : [Régis Boyer, Introduction à Peer Gynt, Edition G-F, 1994] Daniel Loayza . : « Peer Gynt est le poème de toutes les fuites et de tous les départs » Pascale Roger : Peer Gynt : une œuvre incontrôlable Antoine Vitez : Perr Gynt : le travail d’être soi… Ibsen vu par Rilke : « Et ton théâtre fut ! […] découvrir parmi les choses visibles les équivalents de tes visions intérieures » Claudio Magris : Ibsen, poète du malaise de la civilisation Questions ouvertes et à compléter… Repères biographiques Famille nombreuse, le père ruiné et buveur, mère mystique, se séparent. DOC – ArchitheA – Autour d’Ibsen et de Peer Gynt 1 / 32

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Autour de Henrik Johan Ibsen (1828, Skien, Norvège - 1906, Christiania)Et de Peer Gynt 1876

Repères biographiques   Peer Gynt n’était pas écrit pour la scène   !  : Les personnages de Peer Gynt Peer Gynt   » (1867) Drame lyrique et satirique (un résumé de la fable) Brand (1866) et Gynt (1667) les deux démons intérieurs d’Ibsen   ? Stéphane Braunschweig   : Brand versus Peer Gynt Ibsen en France entre naturaliste   ? symboliste   ? Peer Gynt l’œuvre inclassable   : [Régis Boyer, Introduction à Peer Gynt, Edition G-F,

1994] Daniel Loayza .   : «   Peer Gynt est le poème de toutes les fuites et de tous les départs   » Pascale Roger   : Peer Gynt   : une œuvre incontrôlable Antoine Vitez   : Perr Gynt   : le travail d’être soi… Ibsen vu par Rilke   : «   Et ton théâtre fut   ! […] découvrir parmi les choses visibles les

équivalents de tes visions intérieures   » Claudio Magris   : Ibsen, poète du malaise de la civilisation

Questions ouvertes et à compléter…

Repères biographiques Famille nombreuse, le père ruiné et buveur, mère mystique, se séparent.16-22 ans : commis de pharmacie, amours malheureuses et romantisme mélancolique, premiers poèmes. Bac en autodidacte : abandon de la médecine pour politique et littérature…1950 sous pseudo. - Premier drame en vers : Catilina, (inspiré de Salluste) : thème de la vocation, du combat contre soi-même. A Kristiania (= Oslo) poèmes, critiques dans une revue puis à Bergen : instructeur et auteur au Théâtre norvégien, 6 ans metteur en scène suppléant. Découverte de Shakespeare (ins-pire une comédie-féerie, La Nuit de la Saint-Jean, (Midsommernatt, 1853), du philosophe Kier-kegaard, et d’Eugène Scribe (1791-1861). S’essaie à plusieurs styles et genres : drame historique, comédie, pièce lyrique… 1858 : épouse Susannah Thoresen ; est nommé directeur artistique du nouveau théâtre de la capitale. Succès de Les Guerriers de Helgeland.- Le théâtre fait faillite, passage dépressif, demi-misère, doutes et boisson. Problème existentiel :

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comment choisir entre vocation artistique et rêve de bonheur humain, entre devoir et liberté ? As-piration vers l’idéal « Les hauts fjelds me conviennent seuls… » et le quotidien : « Fade est la tâche de chaque jour ») 1860-1861 : années sombres : suicidaire ? Pessimisme et sa-tire de l’amour dans La Comédie de l’Amour (1862) Cf. l’hypocrisie du mariage ce « mensonge vital »… Conseiller littéraire du Théâtre de Kristiania et bourse de voyage : commencent les 27 ans d’ « exil »Rome : à Saint-Pierre, en 1864 révélation brutale de ce qu’il a « à dire », écrire pour donner à son peuple le goût de sa grandeur… et Brand (1866) poème épique devenue pièce … Succès : « C’est moi-même dans mes meilleurs moments » ! Fascination pour les contradictions du moi (influence de la dialectique de Hegel)  : « la contradiction entre ce que l’on désire et ce qui est possible, ce qui est en même temps la tragédie et la comédie de l’hu-manité et de l’individu ». Mépris de la lâcheté, de « l’esprit veule », idéal sans compromis, culte de la personnalité, individualisme cf les formules : « Place, sur la terre entière, pour être pleinement soi », « L’esprit de compromis, c’est Satan », « Il est vain d’aider un homme qui ne veut rien que ce qu’il peut ». Brand le pasteur sacrifie sa femme et son fils pour l’idéal d’une « église de glace » et le « rigorisme » outrancier n’est qu’une faiblesse : « Toute construction tombera, qui veut monter jusqu’aux étoiles. » Peer Gynt (1867) l’anti-Brand, une sorte d’épreuve en négatif.. Le poète hâbleur, vaurien irres-ponsable qui fuit devant le devoir, le vouloir et le réel. Le Grand Courbe lui a appris à « faire le tour » au lieu de se colleter à la vie. Menteur, lâche, rêveur, incapable, égoïste, ni son charme, ni sa fantaisie ne le font échapper à son néant dont le sauve l’amour que lui a conservé la douce Sol-veig. Passion de l’individualisme et dégoût du collectif : tendances anarchisantes ? Cf. lettre à Bandes 1871) « Enterrez la notion de l’État, présentez le libre consentement et tout ce qui s’y rattache dans l’ordre spirituel comme la seule condition nécessaire pour un groupement, voilà le commencement d’une liberté qui a quelque valeur. »Problème de la liberté et inquiétude religieuse : quelle histoire de l’humanité guide l’humanité ? Peut-on vouloir autre chose que ce que l’on doit ? sommes-nous soumis aux événements ? Empe-reur Galiléen (1873) œuvre historique, psychologique, philosophique… Ibsen y suit l’évolution de Julien l’Apostat : opposition entre idéal païen de beauté et mépris chrétien du monde… la so-lution du « troisième empire » qui ferait la synthèse ( ? ) - Hegel, toujours présent ! « l’empire du grand secret, le royaume qui sera fondé à la fois sur la science et sur l’arbre de la croix, car il les révère et les aime tous deux, il prend ses sources vives dans le bosquet d’Adam et dans le Golgotha ».4 ans de silence avant le cycle des «   drames contemporains   » . Les mêmes questions à l’œuvre mais à partir de l’actualité, et de personnages « réalistes » « Cette surface fardée et dorée que présentent les grandes sociétés, que cache-t-elle au juste ? vide et pourriture, si j’ose dire. Aucun fondement moral à la base. En un mot, des sépulcres blanchis, ces grandes sociétés d’aujourd’hui. » Maison de poupée (1879) Un succès mondial : critique féministe de la « double morale » qui pré-vaut alors : une pour l’homme, l’autre pour la femme. Procès de l’égoïsme et du cynisme mascu-lins ; impossibilité de la communication des consciences ; dialectique du bonheur et du malheur ; notre passé nous suit et nous accable. Les Revenants (1881) problème des tares héréditaires, et des croyances que l’on pensait mortes et qui resurgissent. Scandale : Ibsen évoque des sujets tabou : maladies vénériennes, inceste, ivro-gnerie, et proclame le droit de l’individu au bonheur contre les conventions morales. Un ennemi du peuple (1882) pb de la ville, des opportunismes, de la bêtise et médiocrité « majoritaire » Le Canard sauvage (1884) pb de l’inadaptation et de l’exploitation des faibles La Dame de la mer (1888) Hedda Gabler (1890)

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En 1891 Ibsen au comble de la gloire : il dominera 20 ans la scène allemande et scandinave. Rentre en Norvège auréolé d’un succès Européen. Découvre Nietzsche qui ne l’apaise pas…Sol-ness le Constructeur (1892) pessimisme : la vocation et la vie heureuse fondée sur l’amour sont incompatibles…« C’est la pièce où j’ai mis le plus de moi-même ». Solness tombe du haut de la tour qu’il a bâtie pour sa bien-aimée. Le Petit Eyolf (1894) Jean-Gabriel Borkmann (1896) même thème : « Le grand péché sans rémission, c’est de tuer la vie d’amour dans un être humain » Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (1899) sous-titre : « épilogue dramatique » qui sera effectivement sa dernière pièce. 1900 : attaque cérébrale il n’écrit plus jusqu’à son décès en 1906. Retour

Peer Gynt n’était pas écrit pour la scène ! C’est ce que révèle dans ses souvenirs Vilhelm Bergsøe, l’écrivain danois qui se promène avec Ibsen durant la rédaction il rapporte le dialogue suivant :« Est-il possible de représenter sur scène un homme se promenant avec un moule à fondre ?- Pourquoi pas, répondis-je.

- Oui, mais c’est qu’il faudrait un moule à fondre de grande taille - qui puisse servir à refondre des hommes…- Ce serait assez comique, remarquai-je.

- Oui, c’est bien ce que je pense, mais je crois que ça ne sera sans doute pas joué. »Ce n’est qu’en janvier 1874 de Dresde, (7 ans après la publication) qu’Ibsen écrit à Edvard Grieg pour qu’il compose une musique sur Peer Gynt. Il écrit à Josephson, directeur du Christiania Theater (qui avait monté l’année précédente avec succès Les Prétendants à la couronne et la Co-médie de l’amour.) qu’il retravaille la « pièce » et la raccourcit pour en faire un « drame musi-cal ».Enthousiasme de Josephson mais il faudra 2 ans pour réaliser le projet. 1876 : la première d’Oslo : 24 février 1876, au Christiania Theater. Enorme succès. La « musique de scène » (le terme est bien modeste) demandée à Edvar Grieg y est pour beaucoup : 22 Morceaux symphoniques. (Seules huit pièces seront retenues dans les « suites » : opus 46 et 55)- Première reprise en 1886 au Dagmarteatret de Copenhague. 1896 : la première en France : 12 novembre 1896 au Nouveau Théâtre à Paris, Dans une mise en scène d’Aurélien-Marie Lugné-Poë qui joue aussi Mr Cotton. Peer Gynt: (Abel Deval) Aase: (Gina Barbieri) Solveig: Suzanne Auclair et Alfred Jarry dans le rôle d’un Troll courtisan ! et Jane Avril dans celui d’Anitra … Ibsen était-il déjà connu en France   ? Antoine sur la scène du Théâtre Libre fait découvrir Ibsen aux spectateurs français dès 1890 avec Le canard sauvage. Lugné Poe, entouré des peintres na-bis, fait d’Ibsen le dramaturge le plus joué à partir de 1893 au Théâtre de l’Œuvre.

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Les personnages de Peer Gynt

Aase, veuve d’un paysan.Peer Gynt, son fils.Deux petites vieilles portant des sacs de blé. Aslak, un forgeron. Les invités d’une noce. Le maître de cérémonie. Un violoneux, etc.

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Un couple de nouveaux venus dans la région.Solveig et la petite Helga, leurs filles.Le paysan de Hæggstad.Ingrid, sa fille.Le marié et ses parents.Trois bergères d’alpage. Une femme en vert.Le vieux troll du Dovre.Un troll courtisan. Plusieurs autres du même acabit. Filles et enfants de trolls. Quelques sorcières. De vieux gnomes, des lutins, des génies souterrains, etc.Un vilain garçon. Une voix dans le noir. Des oiseaux piailleurs.Kari, une femme de métayer.Master Cotton, Monsieur Ballon, Herr von Eberkopf et Herr Trumpeterstraale, des voyageurs. Un voleur et un receleur.Anitra, fille d’un chef bédouin.Des Arabes, des femmes esclaves, des danseuses, etc.La statue de Memnon (chantante). Le sphinx de Gizeh (personnage muet). Begriffenfeldt, professeur, docteur ès lettres, directeur de l’asile d’aliénés du Caire.Huhu, un défenseur du néo-norvégien, originaire de la Côte du Malabar. Hussein, ministre orien-tal. Un fellah portant une momie royale.Plusieurs pensionnaires de l’asile d’aliénés avec leurs gardiens.Un patron de bateau norvégien et son équipage. Un passager étranger.Un pasteur. Un cortège funèbre. Un bailli. Un fondeur de boutons. Un personnage maigre.Retour

« Peer Gynt » (1867) « Drame lyrique et satirique »un résumé de la fable

Peer Gynt vit au pays des trolls (on dit au village qu’il avait été un demi-troll). Il habite seul avec sa mère, Aase, dans une petite ferme mais le père a laissé des dettes dures à rembour-ser.Peer est paresseux : il néglige la ferme et vagabonde à travers montagnes, fjords et forêts. Il rêve de deve-nir célèbre, de devenir empereur. Il se lance en imagination dans les aventures les plus folles, mais quand il parle il a du mal à distinguer le rêve et la réalité. Un jour au retour de chasse il prétend avoir traversé les airs à dos de renne pour faire la course avec les nuages !

On veut le marier à la jeune Solveig, mais le fanfaron, enlève en pleine fête nuptiale la belle Ingrid d’Haegstad. Il fuit le village et tombe sur trois bergères en mal d’amour, la Femme en vert, qui n’est autre que la fille du Vieux troll de Dovre, qu’il veut épouser ! et le Grand Obstacle. Un sanglier arrive en courant, il l’enfourche et prend la femme troll devant lui. Ils partent vers le château des trolls, et entrent dans la grande salle du Roi de la montagne. Il apprend que, la devise des Trolls c’est : « Sois à toi-même », et qu’elle s’oppose à celle des hommes vé-ritables, qui recommande d’« être soi-même ». Peer pour pouvoir épouser la princesse, les richesses et les honneurs renonce à sa condition d’homme, puis il parvient à s’enfuir… Il vagabonde dans les montagnes, rêve des plus folles entreprises.Rencontre fugitive avec Solveig : elle l’aime et lui restera fidèle toute sa vie.

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Il rentre chez sa mère qui finissait par le croire. Elle est mourante et se réjouit  : Peer transforme sa mort en chevauchée et lui fait croire qu’il l’emporte au seuil du Paradis pour la confier à Saint Pierre.

Il va court les aventures. Des années plus tard, il est en Afrique, il a fait fortune comme armateur et trafi -quant d’esclaves. Il pose au moraliste et s’offre en exemple. Il a des projets grandioses, mais le vaisseau où il a entassé ses richesses est volé… Il reprend le vagabondage : après une lutte avec des bêtes sauvages et des singes, on le retrouve prophète d’une tribu de Bédouins. Il se fait voler par Anitra, jeune fille qui l’avait séduit. Pour finir : il est proclamé empereur des fous dans un asile d’aliénés égyptien !. Peer est vieux et sur le navire qui le ramène dans sa patrie, un mystérieux passager, - le diable? - lui an-nonce sa mort prochaine. Il s’enfuit dans la forêt pour échapper à son sort. Il y rencontre un autre person -nage mystérieux, un fondeur de boutons chargé de porter son âme au Maître de toutes choses. En effet Peer n’est pas un vrai pécheur, il faut donc le replonger dans le grand chaudron où les boutons ratés de la robe merveilleuse qui revêt l’univers sont refondus. Peer s’insurge : il ne se considère pas comme un bou-ton raté, et prouvera sa perfection de bouton puisque toute sa vie il a toujours été lui-même. , durant toute a vie, il a toujours été lui-même. Le Vieux de Dovre vient alors lui enlever ses illusions : « Tu vivais en troll, mais le cachais toujours » Peer a vécu en troll, croyant vivre en homme ! Il ne lui reste plus de salut qu’entre les bras de Solveig, il la retrouve dans sa cabane au milieu des montagnes. Elle a vieilli mais at -tendait son retour. Il la bénit d’avoir fait de sa vie un chant d’amour : «Moi, je t’attends ici, cher et doux fiancé. Jusqu’à mon jour dernier. Je t’ai gardé mon coeur, plein de fidélité et il ne saurait changer.»

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Brand (1866) et Gynt (1667) les deux démons intérieurs d’Ibsen ? Résumé de l’intrigue de BrandBrand est un jeune pasteur ayant une vision forte de sa vocation. Pour lui le christianisme s’est dilué, les chrétiens amollis trempent dans le compromis il veut que la foi et la vie fassent toutun et que la volonté soit la force motrice de l’existence.Il rencontre un ancien camarade d’école, Ejnar, et sa fiancée Agnes. Ils sont heureux, mais Brand condamne ce bonheur. Il rencontre la vieille bohémienne Gerd, elle se croit poursuivie par un épervier et lui demande de la suivre jusqu’à une « église de glace » en haut de la montagne. Mais Brand cherche le lieu où il vivait autrefois. Là c’est désormais la disette et Brand y voit une punition divine pour le manque de foi des habitants. Plus tard il affronte une tempête pour confes-ser un mourant et Agnès admirant son courage et sa foi quitte Ejnar pour Brand : ils se marient et ont un fils, Alf. La mère de Brand est mourante Brand refuse de lui donner la communion si elle ne se défait pas de tous ses biens :elle meurt sans les derniers sacrements.Le petit Alf tombe malade, le médecin préconise un déménagement vers un meilleur climat. Brand interprète le conseil comme une tentation de renoncer à sa vocation. Il convainc Agnès de rester. L’enfant meurt Agnès le suit dans la tombe. Brand est devenu notable au hameau : il fait construire une église neuve, mais le jour de l’inaugu-ration il comprend que ce n’est pas dans les église qu’il faut chercher Dieu. Il arrive à convaincre les paroissiens de le suivre dans la montagne, puis découragés ils se retournent contre lui et Brand poursuit seul sa marche dans la montagne, à la recherche de Dieu. L’image d’Agnès lui souffle de renoncer à son principe du « tout ou rien », mais résiste cette nouvelle tentation. Nouvelle ren-contre avec Gerd, qui le prend pour le Christ. Elle tire un coup de fusil vers son épervier imagi-naire, cela déclenche une avalanche qui les engloutit tous les deux.

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Les personnages de Brand

Brand.Sa mère.Ejnar, peintre.Agnes.Le bailli.Le médecin.Le pasteur.Le bedeau.Le maître d’école.Gerd.Un paysan.Son fils adolescent.Un autre paysan.Une femme.Une autre femme.Un greffier.Des ecclésiastiques et des fonctionnaires.Des gens : hommes, femmes et enfants. Le Tentateur du désert.Le choeur des êtres invisibles.Une voix.(D’après l’Edition du centenaire des oeuvres complètes d’Ibsen, tome V.)

Ibsen et sa «   révélation romaine   » de 1865   : La première mouture de Brand est sous forme de « poème épique » En 1865 il reprend ce projet qui le hante il est à Rome voici ce qu’il écrit à son ami Bjørnson : 1865 : « Je me suis rendu un jour à Saint-Pierre - je me trouvais à Rome pour y régler une affaire - et j’y ai soudain eu la révélation, sous une forme forte et claire, de ce que j’avais à dire. - A pré-sent, j’ai jeté sur le papier ce dont j’étais tourmenté depuis un an sans en pouvoir trouver l’issue, et j’ai commencé, à la mi-juillet, quelque chose de nouveau, qui a progressé à un rythme auquel je n’avais encore jamais vu aucun de mes travaux avancer. Je dis "nouveau" parce que c’est à ce moment que j’ai commencé à écrire, mais le sujet et l’atmosphère de la pièce m’ont obsédé de-puis que tous ces événements pénibles qui se sont déroulés chez nous m’ont amené à regarder au-dedans de moi-même, à considérer notre vie, et à méditer sur des choses qui, auparavant, ne m’auraient qu’effleuré, et que je n’aurais en tout cas pas pris au sérieux. Il s’agit d’un poème dra-matique, avec un sujet contemporain et un contenu grave, cinq actes en vers (rien à voir avec La Comédie de l’amour). Le quatrième acte sera bientôt terminé, et je sens que le cinquième me prendra une huitaine de jours. Je travaille le matin et l’après-midi, ce que je n’avais encore jamais été capable de faire. Le calme qui règne ici est une bénédiction, aucune connaissance dans les en-viron, je ne lis rien d’autre que la Bible - texte ô combien puissant ! »1879   : le parallèle Peer Gynt Brand « En Italie, je trouvai l’unité accomplie grâce à une ardeur de sa-crifice illimitée, au lieu que dans mon pays… ! Joins à cela l’idéale paix de Rome, la fréquentation d’in -souciants artistes, une existence qui ne se peut comparer qu’au charme d’As you like it de Shakespeare, et tu connaîtras la genèse de Brand. C’estune erreur absolue de croire que j’aie voulu peindre la vie de Sören Kierkegaard (J’ai peu lu Kierkegaard et je l’ai encore moins compris). Que Brand soit prêtre est un fait sans importance. Le « tout ou rien » s’applique à la vie entière, à l’amour, à l’art, etc. Brand, c’est moi dans mes meilleurs moments ; de

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même que l’analyse personnelle a fourni bien des traits du personnage de Peer Gynt […] Quand j’écrivais Brand, j’avais sur mon bureau un scorpion dans un verre. De temps en temps l’animal tombait malade ; je lui donnais alors un fruit sur lequel il se jetait avec rage pour y verser son venin ; après quoi il redevenait bien portant. N’en va-t-il pas de même de nous autres, poètes ? Les lois de l’organisme s’étendent au domaine intellectuel. »[Extrait d’une lettre d’Ibsen à P. Hansen du 28 octobre 1879]La pièce est écrite en moins de trois mois. 1866 : La première édition : Brand parait le 15 mars 1866 à Copenhague suivi le trois tirages. La publication fait l’effet d’une bombe dans la vie intellectuelle danoise et norvégienne, et l’émo-tion est vive chez les lecteurs. Pour Brand c’est la percée : à partir de là on le considère comme un grand. .1885 la première représentation 19 ans après : Brand comme Peer Gynt qui lui succède n’a pas originellement été écrit pour la scène. Il faut attendre 19 ans ! pour que la pièce soit montée intégralement en 1885, au Nya Teater de Stockholm par Ludvig Josephson. ( 6h et demie de spectacle !) La première en Norvège au ra lieu en 1895, à l’Eldorado Theater par une troupe sué-doise.Retour

Stéphane Braunschweig : Brand versus Peer Gynt« En 1867, alors en exil en Italie, Ibsen compose un extraordinaire « poème dramatique » intitulé Peer Gynt. Cette œuvre, qu’Ibsen n’écrit pourtant pas pour la scène, va avoir une fortune scénique considé-rable, et nombreux sont les metteurs en scène qui depuis 1876, date de la première représentation en Nor-vège, s’attèlent à cette pièce-fleuve avec ses dizaines de personnages et de décors, et qui défie les lois du théâtre comme on défie celles de la pesanteur.C’est en travaillant à mon tour, en 1996, à une mise en scène intégrale de Peer Gynt (avec déjà Claude Duparfait et Philippe Girard à qui j’avais respectivement confié la jeunesse et l’âge mûr du rôle), que je découvris qu’Ibsen avait, deux années avant Peer Gynt, composé un autre « poème dramatique » : Brand. Les deux pièces sont très souvent associées par les spécialistes, mais à la différence de Peer Gynt, Brand est rarement portée à la scène – en France, la pièce fut créée par Lugné-Poe en 1895 et, à ma connais-sance, seulement remontée par Georges Pitoëff pour le centenaire de la naissance d’Ibsen en 1928, puis, dans une adaptation, par Gilles Bouillon en 1977.Force est de constater pourtant que les deux pièces se répondent : par leur démesure, leurs paysages, leurs questionnements, et bien évidemment par leurs figures centrales qui semblent dessinées comme l’inverse l’une de l’autre. Brand, c’est l’anti-Peer. Et à la fantaisie théâtrale qui s’accorde à la personnalité fan-tasque du second s’oppose le théâtre austère et néanmoins spectaculaire que vient recouvrir de toute son ombre la silhouette protestante du premier. Les fjords de Peer sont enchantés par ses mensonges et ses rêves de chevauchées à dos de renne, ceux de Brand sombres comme des ciels d’orage repeints par son Dieu de colère (on pense aux films de Dreyer…). Peer s’obstine toute sa vie à « ne rien commettre d’irréversible », il rechigne à toute forme d’engagement et dépense son incroyable vitalité à fuir tout ce qui de près ou de loin peut ressembler à la mort. Brand s’acharne à ne rien concéder de son engagement, « tout ou rien » est sa devise. Peer est une sorte de ca-méléon protéiforme capable de s’adapter à toutes les situations, jusqu’à se perdre et ne plus savoir qui il est.Brand, tout d’un bloc, s’acharne à tout plier à sa devise et à sa vocation de réconcilier coûte que coûte la vie et la foi. Mais, à sa façon, lui aussi fuit la mort ou la dénie. En exigeant de tous d’être à l’image de Dieu, et en s’infligeant, à lui et à ses proches plus qu’à tout autre, cette exigence, il semble qu’il cherche à échapper aux vanités terrestres et aux douleurs humaines, et que l’obsession du salut des âmes immortelles serve aussi de diversion à l’angoisse d’être mortel. Ainsi Brand et Gynt, les deux opposés, se retrouvent peut-être dans la même angoisse et les mêmes tremblements (pour parodier Kierkegaard auquel on rap-proche souvent le personnage de Brand), dans leur mégalomanie et dans leur folie.

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Après avoir travaillé en 2003 sur Les Revenants, dont l’un des personnages est aussi un pasteur, mais un pasteur compromis, je me suis aperçu que Brand portait non seulement Peer Gynt en gestation, mais aussi toute l’œuvre à venir d’Ibsen. Les grands paysages y font déjà place au théâtre de l’intime qui sera celui de sa maturité, et les scènes « familiales » dans le petit presbytère au pied du fjeld annoncent sans aucun doute Les Revenants ou Petit Eyolf. Quant au dernier acte, c’est déjà à la fois Un ennemi du peuple avec ses scènes de confrontation de l’individu avec la foule et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts avec ses avalanches…Dans une période où les extrémismes politiques et religieux font un retour inquiétant, je me suis dit que la radicalité d’un Brand (après celle d’Alceste) méritait d’être interrogée, en n’oubliant pas qu’elle traduit aussi la virulence d’Ibsen l’exilé contre la Norvège de son temps. Avec Brand, il ne s’agit plus seulement comme pour le « misanthrope » de Molière de faire la critique des discours complaisants ou hypocrites et de s’indigner à tout va jusqu’à se retirer dans un « désert », il s’agit d’accorder sans répit les actes aux dis-cours, avec une intransigeance fanatique et de plus en plus désespérée : son désert sera celui d’une « Église de glace »…

[Stéphane Braunschweig, février 2004]

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Ibsen en France entre naturaliste ? Symboliste ? Irréductible aux « -ismes »

Le génie d’Ibsen fait qu’on n’arrive pas à le plier au goût des histoires littéraires et au jeu des –ismes…. On l’a dit naturaliste lors qu’Antoine (chef de file du naturalisme au théâtre) monte Le canard sauvage au Théâtre Libre (1890), on l’a dit symboliste lorsque Lugné-Poé monte Peer Gynt (1896) La question n’est pas de se demander à quel courant le rattacher mais à quel type d’esthétique du plateau on peut rattacher telle ou telle représentation du texte.Les remarques finales de Régisd Boyer dans l’article qu’il lui consacre dans l’Encyclopédia Universalis sont très éclarantes sur cette « plasticité » des textes d’Ibsen :

« Il reste enfin l’homme de théâtre qui a consacré son existence à un art dont il a su se rendre maître jus-qu’à la virtuosité. On a tout dit sur la plasticité d’un génie capable de romantisme, de réalisme, de natura -lisme, d’art symbolique, d’expressionnisme, mais constamment fidèle à lui-même sous la diversité des tons et des styles ; on peut admirer la rigueur classique de la composition, la palette des genres abordés, l’habileté de ces machineries minutieusement réglées que sont, en particulier, les drames contemporains, le style ferme, jamais vulgaire, toujours racé. Mais relire une pièce d’Ibsen, c’est renouer connaissance avec des êtres humains sortis tout droit de la vie, personnages souvent inexplicables, menés par des forces obscures qui rendent compte de ce climat d’un tragique latent, si caractéristique : ils vivent trop intensé-ment pour que l’on se débarrasse de ces drames en les traitant de pièces à thèse  ; richesse d’invention et précision de l’observation s’y opposent, de toute manière ; les idées ont passé, certaines thèses sont démo-dées « mais les personnages vivent toujours. Car l’idéologue, par bonheur, était un personnage de théâtre » (R. Kemp). Pas plus qu’il n’était pontife ou symboliste. P. G. La Chesnais dit fort bien que ses pièces ne sont pas symbolistes, ce sont des pièces où l’on rencontre des symboles »

EXERCICE : Pour comprendre ce phénomène on peut se servir des approches suivantes du naturalisme et du symbolisme et interroger à la lumière de ces distinctions le texte de Peer Gynt, et les lectures scé -niques qu’on en a faites :

Bernard Dort, Esquisse de définitions

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La représentation naturaliste La représentation symboliste

« Essai de constituer la scène en un milieu cohé-rent et concret qui par sa matérialité et saclôture intègre l’acteur (acteur-instrument ou ac-teur-créateur) et se propose au spectateurcomme la réalité même. »

«Essai de constituer sur la scène un univers (fermé ou ouvert) qui emprunte quelqueséléments à la réalité apparente, mais qui, par l’en-tremise de l’acteur, renvoie le spectateur à une réa-lité autre que celui-ci doit découvrir. » (Bernard Dort, Esquisse de définition.)

J P Sarrazac, Le théâtre en France. Armand Colin 1989.

Synthèse ?« Le fond commun au naturalisme et au symbolisme, c’est un même assujettissement desêtres, des individus à un principe supérieur. Dans un cas, cette toute puissance s’appelle la « nature », dans l’autre, le « cosmos ». Fatum dont le tragique serait quelque peu relativisé par l’optimisme scienti-fique de l’école naturaliste et au contraire exalté par le pessimisme et les convictions shopenhauriennes des symbolistes.La fatalité chez les naturalistes, se manifeste dans un « milieu » parfaitement circonscrit ; chez les sym-bolistes, elle irradie dans l’univers entier. »

«À mon sens, la mise en scène moderne devrait te-nir au théâtre l’office que les descriptions tiennent dans le roman. La mise en scène devrait - c’est d’ailleurs le cas le plus fréquent aujourd’hui - non seulement fournir son juste cadre à l’action, mais en déterminer le caractère véritable et en constituer l’atmosphère.[. ] Quand pour la première fois, j’ai eu à mettre un ouvrage en scène, j’ai clairement perçu que la besogne se divisait en deux parties distinctes : l’une, toute matérielle, c’est-à-dire la constitution du décor servant de milieu à l’action, le dessin et le groupement des personnages ; l’autre, immatérielle, c’est-à-dire l’interprétation et le mouvement du dialogue. Il m’a donc paru d’abord utile, indispensable, de créer avec soin et sans aucune préoccupation des événements qui de-vraient s’y dérouler, le décor, le milieu. Car c’est le milieu qui détermine les mouvements des per-sonnages et non les mouvements des personnages qui déterminent le milieu. Cette simple phrase n’a l’air de rien dire de bien neuf ; c’est pourtant tout le secret de l’impression de nouveauté qu’ont don-né dans les principes les essais du Théâtre libre. »

André Antoine C auserie sur la mise en scène Re-vue de Paris, 1/04/1903

« Lorsque je vais au théâtre, il me semble que je me retrouve quelques heures au milieu de mes an-cêtres, qui avaient de la vie une conception simple, sèche et brutale, que je ne me rappelle presque plus et à laquelle je ne puis prendre part.J’étais venu dans l’espoir de voir quelque chose de la vie rattachée à ses sources et à sesmystères par des liens que je n’ai ni l’occasion ni la force d’apercevoir tous les jours. J’étais venu dans l’espoir d’entrevoir un moment la beauté, la grandeur et la gravité de mon humble existence quotidienne. J’espérais qu’on m’aurait montré je ne sais quelle puissance ou quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre. J’attendais je ne sais quelles minutes supérieures que je vis sans les connaître au milieu de mes plus misérables heures; et je n’ai le plus souvent découvert qu’un homme qui m’a dit longuement pourquoi il est jaloux ou pourquoi il se tue. »

Maurice Maeterlinck, Le trésor des Humbles, Mercure de France, 1896.

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Peer Gynt l’œuvre inclassable : une variation baroque à travers genres, un melting-pot dramaturgique…

« On a déjà souligné que ce fut un succès immédiat, sur place et aussi dans le monde germanique : Peer Gynt sera traduit en allemand dès 1880.

Cela dit, il reste que peu d’oeuvres d’Ibsen, dans une production dont, pourtant, nous avons amplement signalé qu’il est impossible et, en tout cas, injuste de l’enfermer dans une signification figée, sont aussi difficiles à interpréter, aux deux sens - le rationnel et le théâtral - du verbe. Le mot fantaisie s’est imposé il y a un instant : il est donc vain de vouloir trouver un sens irréfutable à Peer Gynt.On a dit et redit que Peer Gynt est un anti-Brand, Ibsen lui-même en est d’accord, il l’avoue expressément à son traducteur et vulgarisateur allemand, Edmund Gosse. Là où Brand se fait l’apôtre de la vocation im-périeuse, quitte à tout lui sacrifier, Peer «fait le tour », c’est un être veule et hâbleur ; la pièce commence par la phrase qui donne le ton : « Tu mens, Peer. » Alors que Brand entend s’engager totalement dans sa « mission vitale », Peer échappe sans cesse à lui-même, il court d’aventure en aventure, il est égoïste et non attaché à promouvoir sa personne, lâche et non ardent à s’engager, faux et non authentique. Du Kierkegaard à l’envers, si l’on veut, puisque l’importance du philosophe danois pour Ibsen a amplement été mise en relief. On ne se tirera pas de la difficulté en invoquant i je ne sais quel puritanisme inversé où l’idée de salut individuel, totalement remis entre les mains de la Providence, n’aurait que faire de nos pe-tites volitions individuelles. Il reste qu’Ibsen était sans aucun doute conscient des excès où il avait mené son Brand et que, peut-être, il avait délibérément songé à une contre-épreuve, qui s’intitule Peer Gynt. La thématique de cette dernière pièce s’entend en soi, bien entendu, mais on gagne à se rappeler celle de Brand, telle qu’elle a été entrevue ici.

Répétons-le : il s’agissait de fustiger la Norvège, Brand le faisait de manière positive, si l’on peut dire, en mettant en lumière les grands idéaux à promouvoir, Peer Gynt procède de façon négative. Pour Ibsen, la plus grande faiblesse du tempérament norvégien, c’était une tendance marquée à la vantardise. Il va jusqu’à traiter ses compatriotes de keltringerne (quelque chose comme « fripouilles ») qui se reposent sur le prestige de leur lointain passé sans rien faire pour s’en montrer dignes. En quoi cette œuvre peut passer pour un règlement de comptes avec le roman. tisme nationaliste et patriotique que nous avons évoqué, et le paradoxe le plus frappant est bien que cette pièce qui se sert d’abondance de tout l’appareil romantique et folklorique voulait en finir avec cette tendance ! Pourtant, la pensée est ferme : célébrer le culte du passé, c’est aussi fuir la réalité présente et les responsabilités afférentes ! Peer Gynt est l’insouciance même, la joie de vivre, l’optimisme incurable et c’est ce qui le rend tellement attachant dans les trois premiers actes de la pièce. Mais c’est aussi l’égoïsme féroce de qui refuse les épreuves de la vie. Les nobles et dures tâches ne sont pas faites pour ce parvenu, il préfère vivre parmi les médiocres, tant il est vrai que la seule terreur totale du médiocre, c’est de devoir sortir de sa médiocrité. Ainsi de l’anticléricalisme qui règne dans cette pièce : il ne se justifie pas par une condamnation de la façon dont les pasteurs exercent leur ministère, mais, à l’inverse, par ce qu’il y a de redoutable, pour un être veule, dans le magistère qu’ils diffusent ! Ou encore : il faut prendre garde au fait que Peer est désavoué sans le dire parce que ce parvenu a quitté sa ferme et son univers de valeurs rurales pour spéculer, s’enrichir, trahir l’esprit des anciens jours. Et en outre : il veut être libre, c’està-dire qu’il refuse tout ce qui limiterait l’exercice de son libre arbitre, mais c’est une option à vide, rien ne vient justifier l’usage ultérieur de cette liberté. Il illustre la question bien connue : la lib-erté, pour quoi faire ?Sur le plan étroitement éthique, la pièce brode à merveille sur cette notion de «mensonge vital » […] Peer se ment à lui-même au moins autant qu’aux autres, et ce jusqu’à la fin. Il est celui qui

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n’a jamais accepté de se regarder en face, d’aller droit à son but. C’est en cela qu’il est « de mau-vaise qualité » et qu’il faudra le refondre. Ou bien admettons qu’il manque de caractère... Il faut insister sur ce point : Dieu sait pourquoi, la littérature norvégienne éprouve une prédilec-tion particulière pour ce type de personnage qui refuse de se fixer, qui entend ne pas s’engager, qui ne s’envisage jamais qu’à travers le prisme déformant de sa fantaisie et de son talent de fabu-lation. C’est le bohème qui connaîtra une véritable fortune vers 1880 […] avec le célèbre vagabond de Knut Hamsun dès Faim puis dans la trilogie dite du vagabond, précisément, et en-core dans la seconde trilogie vouée à August ; ce dernier fait l’objet de la réflexion que voici, qui s’appliquerait parfaitement à Peer Gynt « Raconte, August, raconte ! Nous ne savons pas si tu dis la vérité ou non, peut-être ne le sais-tu pas toujours toi-même, mais tu es en tout cas un journal vivant ; plus encore, tu alimentes nos rêves, nous t’écoutons... » C’est exactement ce qui se passe dès que Peer Gynt se met à rapporter ses prétendus exploits de chasse, au renne ou au diable ! J’ai suffisamment parlé ici de la lumière qui peut briller dans les fjords ou sur les fjell et qui dote toute réalité d’une profondeur inattendue, tout comme les fantas-tiques paysages se prêtent admirablement à l’admission de monstres ou, au moins, de créatures surnaturelles pétrifiées ici (les trolls, justement!) ou hantant les cascades, les forêts, les airs, etc. Réalistes, ces inspira tions ? Mais ce n’est pas possible, tout bonnement ! La réalité plate ne se rencontre pas, il faut toujours la doter d’une profondeur, d’une dimension supplémentaires et c’est là que la présence des Peer Gynt ou des August est utile et plus encore, indispensable.Voilà sans doute pourquoi, d’une part, il ne convient peut-être pas de trop nous attarder sur cet aspect « moral» du personnage de Peer Gynt.[…]Car cette oeuvre est ambiguë, profondément ambiguë. Est-ce que sans le dire, Ibsen, qui a bien vu les excès où il avait été comme contraint de mener son Brand, n’entend pas, ici, souligner les mérites du doute dont nous savons bien que c’est, que ce sera de plus en plus l’une de ses grandes préoccupations ? Brand est mort parce qu’il a pour ainsi dire oublié que Dieu est amour, Peer Gynt sera peut-être racheté parce qu’un véritable amour a veillé sur lui (Solveig). Personne ne se risquera à dire que c’est Brand qui a humaine-ment raison. Alors, est-ce qu’il faudrait voir en Peer l’apôtre du doute ? Et du coup, l’aspect né-gatif de sa figure doit-il être contesté ?Ou bien prenons la fin de la pièce, la rencontre ultime avec Solveig, l’un et l’autre étant devenus vieux. Que faut-il comprendre ? Que le salut du héros a tenu à la longue attente de la femme ? Qui serait, alors la vierge sainte réparant ce que son amant a détruit, qui intercéderait pour le bon à rien, donc un peu comme Béatrice chez Dante, Gretchen chez Goethe et, nous l’avons dit, Alma chez Paludan-Müller ? Toutefois, les composantes nettement chrétiennes et du personnage de Peer et de celui de Solveig n’apparaissent pas avec évidence, on est tout à fait fondé à prendre ce drame pour une belle méditation sur la totalité et l’identité de la personne humaine, telles quelles. Or le sort de Peer n’est pas définitivement réglé avec la célèbre berceuse de Solveig : il faut se rappeler la dernière réplique du fondeur de boutons (en substance : nous nous reverrons encore une fois, et alors...). Il n’est donc pas permis de trancher sans appel. Comme toutes les pièces d’Ibsen, mais ici avec un éclat particulier, semble-t-il, Peer Gynt demeure souverainement équiv-oque jusqu’à la fin...Il est vrai que nous avons peut-être tort de tant nous attarder sur la thématique profonde de cette oeuvre. Rien ne vient réellement contredire l’impression qui préférerait voir en Peer Gynt une fantaisie débridée, une sorte de répit après les austères rigueurs de Brand ou pendant la difficile gestation d’Empereur et Galiléen. Réfléchissons bien qu’il n’existe pas de véritable comédie d’Ibsen, hormis, éventuellement, Peer Gynt, au moins dans une de ses plausibles interprétations.[…] Cela me paraît signifier que la thématique profonde de l’oeuvre n’est sans doute pas l’essentiel - car le quatrième acte, qu’Ibsen propose tout bonnement d’escamoter, est censé apporter des éléments fort im-portants à qui voudrait suivre l’évolution du personnage principal !

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Une féerie, une fantaisie, notre Moyen Age aurait sans doute parlé de sotie ou même de fatrasie. C’est vis-ible déjà à la forme même. Nous savons que Peer Gynt est un poème dramatique, composé sur deux mètres différents, l’un, classique dans cette littérature, l’autre réservé aux ballades populaires. Les con-naisseurs admirent à l’envi l’art impeccable de cette versification, particulièrement heureuse dans cette belle langue musicale qu’est le norvégien - d’autant plus qu’Ibsen mêle tous les parlers, si l’on ose dire, norvégiens : le dano-norvégien, bien entendu, mais aussi tous ces dialectes dont est tellement riche ce pays, en sorte que chaque épisode, chaque personnage a sa façon de s’exprimer. E. Grieg sera extrême-ment sensible à cet aspect du génie ibsénien et sa musique retrouve avec un rare bonheur ces virtuosités. Il suit de là qu’Ibsen entendait ne pas voir sa pièce traduite et déclarait qu’elle ne saurait être tournée en quelque langue étrangère que ce fût. […]

Féerie, sotie, fatrasie. Cela tient aussi et surtout à l’extraordinaire variété qui règne dans cette pièce, la var-iété qui est certainement le maître mot tant de l’étude du personnage de Peer Gynt que de l’analyse de cette pièce. Variété des décors d’abord : nous sommes transportés des monts norvégiens au Sahara, de l’intérieur des montagnes au bateau pris dans la tempête, et aussi dans ces étranges lieux comme futuristes où évoluent le fondeur d’étain, le personnage maigre, d’autres encore. Variété des genres surtout nous avons parlé de fatrasie, mais l’oeuvre tient tantôt du conte, notamment populaire, du récit appliqué, de la satire sinon de la farce, du fantastique, de la comédie légère, de la moralité (pour rester dans une tonalité médiévale) et aussi de ce que Strindberg eût appelé un « jeu de rêves», voire de la tragédie véritable, à travers certains personnages inquiétants, sinon de l’élégie, grâce à Solveig. Cette diversité des registres est, en vérité, étourdissante, d’autant que le tempo est le plus souvent endiablé et que les scènes se succèdent à une cadence fréquemment frénétique. Variété des personnages aussi : quelle galerie, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes bien norvégiens, di-rectement sortis de milieux ruraux connus, ou de grosses caricatures comme les négociants français, alle-mands, anglais et suédois qui commercent avec le distingué Peer Gynt, ou de créatures tout droit issues des contes populaires - en tenant pourtant compte du fait que certaines ne doivent rien qu’à Ibsen : c’est le cas, partiellement, du Vieux du Dovre ou du fondeur de boutons et, totalement, du personnage maigre.

On ne peut s’empêcher de penser qu’Ibsen s’est réellement amusé en enfantant tant de porte parole à sa fantaisie. Et d’ailleurs, la variété règne aussi bien dans l’atmosphère et le ton : légèreté ici, gravité là, burlesque ou grotesque ici, tragique ou pathétique là, satire lourde ici, idylle là, on n’en finirait pas... Un véritable feu d’artifice éclate sous nos yeux ravis. Mais remarquons bien ceci : ces caractères que nous soulignons pour-raient nuire à l’unité de la pièce.Or c’est la merveille, il n’en est rien. Elle accuse une étonnante solidité sous le disparate de ses arguments. Il y aurait une étude passionnante à faire des jeux de parallèles, de contrastes, d’échos qui animent la structure de l’ensemble. Au point qu’il ne semble pas pertinent de vouloir décomposer l’œuvre en trois pièces successives, comme le veulent certains critiques, à partir de la remarque du traducteur et ibsénien anglais W. Archer qui voulait que le quatrième acte fût intervenu après coup et n’eût pas fait partie du plan premier. *

On a voulu aussi qu’il y ait, en fait, trois Peer Gynt : l’un qui règne sur les trois premiers actes, un second, maître de l’acte IV et un dernier pour l’acte V. De telles distinctions sont spécieuses. Nous avons dit qu’un principe ternaire régissait la composition : trois âges de la vie, trois états d’âme. N’oublions pas qu’Ibsen est résolument parti du conte populaire et que la loi essentielle de ce genre est la quête, la marche vers un but lointain qui n’a pas besoin d’être clairement défini au départ. A cet égard, tout vrai conte populaire est la relation d’une initiation avec ses rites de passage. Or il est clair que Peer Gynt a subi, au cours de ses longues errances, toutes sortes d’épreuves, tant réalistes que féeriques ou fan -taisistes, pour finir par se rendre digne de Solveig. Sa fin, comme celle de la pièce, est, aux deux sens du terme, un achèvement et je ne vois pas le disparate qui régnerait à l’intérieur de cette composition, compte

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évidemment tenu du baroque qui aura présidé à sa rédaction, de bout en bout en somme.

Et puis il y a un autre principe d’unité : il tient à Ibsen lui-même. On aurait tort de prétendre que Peer Gynt est unique dans la production du grand Norvégien. Nous avons déjà souligné les similitudes qui re-lient le personnage principal à d’autres créations ibséniennes. Il faut préciser également que l’auteur s’en est donné à coeur-joie sur le compte de la néologie ou des créations lexicologiques toutes proches de la langue existante. Mais ce qui est ibsénien dans cette oeuvre d’une foisonnante richesse, c’est la passion pour les symboles. A peu près tout, personnages et événements, a une valeur symbolique ici. Et telle, qu’il n’est pas licite de limiter l’élucidation à une seule image. Ainsi : on voit bien qui est le fondeur d’étain, compte tenu du fait qu’il peut sortir en partie du registre populaire. Mais l’image même qu’il véhicule dépasse nettement ses possibles résonances situées et datées. Il est le créateur et/ou le recréateur, il est l’instrument de l’indis-pensable catharsis qu’il faut que nous subissions si nous ne voulons pas n’être que des Peer Gynt vivant dans l’ombre de sa mère Aase, ou dans le sillage sulfureux de ses créatures imaginaires, ou dans la mou-vance de ces daimon surgis de son imagination nourrie éventuellement de folklore.Ou dans la voie royale de l’extraordinaire génie poétique qui a conçu cet argument. Un jour, Ibsen l’a con-fessé sans ambages, dans une lettre à son ami et rival B. Bjernson : « Min bok er poesi, mon livre est poésie », et il a souligné le verbe être (er). Voilà sûrement la clef de cette étrange « pièce ». Avec toutes ses prémisses que nous avons tenté de retracer, avec toute son ambiguïté, cette oeuvre est poésie, manière d’enchanter notre condition et de créer. Et il ne faut pas douter que ce soit de là que vient son charme. »

[Régis Boyer, Introduction à Peer Gynt, Edition G-F, 1994]

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Daniel Loayza. : « Peer Gynt est le poème de toutes les fuites et de tous les départs »

« Peer Gynt : cinq actes qui font toute une existence. A force de mentir-vrai, d’énergie et d’absence (car il en faut, et même beaucoup, puisque nul n’est prophète en son pays), à force de circuler à tous les étages de l’être, réels ou non, Peer l’exclu, le traqué, le rêveur un peu ivrogne et un peu fou, finit par se transmuer en créature quasiment mythique. Peer se raconte, se ment, se vit, se rêve - c’est tout un. Et c’est ainsi, par cette voie, qu’il est ou qu’il devient celui qu’il est. Cette quête de « soi » communique à Peer et à la pièce qui porte son nom une sorte d’extraordinaire élan exploratoire, une puissance d’accélération qui les ar-rache à leurs limites initiales. Ce n’est pas seulement le héros qui laisse derrière lui une mère furieuse et une femme séduite en s’enfonçant dans la montagne : c’est aussi toute la fiction qui se délivre des lour-deurs du « réalisme ». Comme une fusée atteignant la vitesse de libération entre dans le royaume où l’on flotte en apesanteur. Peer Gynt est le poème de toutes les fuites et de tous les départs – loin de la famille et du poids de ses origines, loin du mariage et de la charge de ses liens, loin de toute communauté tant chez les hommes que chez les trolls, loin de tout ce qui pourrait risquer de figer le mouvement librement erra -tique de cette naïve et folle ambition d’exister, de cette frénésie identitaire d’une vitalité si superbement insolente.Qu’est-ce donc qu’ « être soi-même » ? Au terme de sa course, peut-être que Peer ne le sait pas. Et s’il dé-cortique sa vie couche après couche, rôle après rôle, comme on pèle un oignon (ainsi qu’il le fait dans un monologue célèbre), son noyau substantiel paraît sans doute se réduire à rien. Pourtant, il n’a pas d’autre existence que celle-là. Et il n’en veut pas d’autre à déposer aux pieds de la femme qui attendait. Peu im-porte que l’au-delà soit païen ou chrétien : lui, Peer, refuse d’être pilonné, refondu, remis à la masse et à l’anonymat. Peer n’est pas encore mort. Il exige encore et toujours d’être reconnu singulier, maître et au -teur de sa biographie – il exige de signer le matériau qu’aura été sa vie, opposant à tout créateur son droit inaliénable de créature : celui d’avoir laissé une marque sur la peau trop lisse du temps. »

[Daniel Loayza, traducteur, adaptateur de la version Pineau 2004].DOC – ArchitheA – Autour d’Ibsen et de Peer Gynt 13 / 20

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Pascale Roger : Peer Gynt : une œuvre incontrôlable

« Cinq actes océaniques, un drame qui est à lui seul un monde, une épopée en forme de cauchemar, le dé -bondement d’un génie allant jusqu’au bout de ses obsessions, interrogations, angoisses, désespoirs, espé-rances… Mais il faut mêler ces mots, les agiter, les faire tourbillonner, afin qu’ils se succèdent dans tous les ordres possibles. On comprend qu’une œuvre aussi totale, échevelée, incontrôlable, dépende beaucoup de la mise en scène dont celle de l’Odéon me paraît bien pâle1 [3].On ne peut parler de cette pièce qu’avec emportement et démesure, puisque Ibsen lui-même, interrogé sur ce qu’il fallait en dire au public français, répondit : « Invitez-le simplement à passer avec moi une heure de folie » (ici quatre heures, avec nombre de coupes). Il faut donc s’abandonner au flot lyrique et onirique qui est parvenu autrefois à rouler dans ses ondes Freud et Joyce, Rilke et Reich, ce dernier saisi par Peer Gynt comme par les vieilles tragédies où nous regardons notre histoire dans les yeux crevés du Destin.Bien sûr, il y a ici plusieurs mondes, correspondant aux cinq actes de la pièce : folklorique, fantastique, fé-minin, réel, métaphysique. Mais, en vérité, ces mondes s’entremêlent et se fécondent les uns les autres. On pourrait d’ailleurs employer d’autres mots pour les définir, car la métaphysique y est clownesque, le folk-lore aussi profond que les rêves enfouis de l’humanité, le réel fantastique, le féminin à la fois tendrement charnel et inatteignable.Qu’est-ce alors que Peer Gynt ? L’histoire d’une vie, une vie en histoires et paraboles, un héros hâbleur, gesticulant, bavard, qui ne fait rien tout en courant derrière son ombre. Mais encore une âme immobile à force de rapidité, un initié à l’intérieur de sa propre ignorance, un poète sauvage mais plein de légèreté, un mutant au seuil de l’ère nouvelle où nous entrons, et qui, un siècle avant nos dérives, cogne furieusement aux portes de l’avenir. Dans sa quête de lui-même et de tout, il réinvente à chaque instant sa liberté, il la crée de toutes pièces en brisant contraintes et lois, coutumes et tabous, traditions saintes ou desséchées, in -sultant la vie et la mort, les courtisant, les provoquant, les contournant, les dépassant. Pas de limite à sa faim, à son délire, à son désir, à sa pitié. Il y a un ordre à renverser, dedans et dehors.Le grotesque ne lui fait pas peur, ni les abîmes, comme il apparaît fabuleusement dans la scène des Trolls, les épousailles de l’horreur, où une sorte de tendresse se mélange comiquement au peuple des monstres et les apprivoise presque, en les reconnaissant comme familiers, fragiles, promis eux-mêmes à la mort. A chaque instant, à chaque pas, il perd pied, se perd dans le grouillement des images qui l’investissent, dans le labyrinthe de sa quête onirique, frappé soudain en plein cœur par la rencontre de l’innommable, enve-loppé par une voix semblable à l’ouragan, lorsqu’il rencontre le Grand Courbe, face à face avec l’Obscur, dans le souffle d’un vent inconnu.Il semble avoir oublié la figure lumineuse de Solveig, la jeune fille qui fut le seul amour de sa jeunesse, quand tous se moquaient de lui. Elle a promis avec une force étrange de l’attendre toujours, telle une pré -sence inatteignable d’innocence et de douceur. Mais lui, qui veut devenir empereur du monde et de lui-même, est enfermé dans le tonneau du soi, à la fois plein et vide, « hermétiquement bouché », incapable d’accueillir les larmes d’autrui. Ses contradictions l’étouffent : « En avant, en arrière, c’est toujours aussi loin,/au-dedans, au-dehors, c’est toujours aussi court. » Il est chez lui dans la terrible scène des fous échappés de l’asile, quand les gardiens, devenus fous eux-mêmes, se trouvent à l’intérieur ! Qui est nor-mal ? anormal ? Toujours indomptable, il est prêt à baiser les pieds du premier mendiant qui passe. Et, de-venu riche, il méprise l’or.Errant dans un Orient de pacotille, il cherche une maison, un foyer. Livré aux médiocres plaisirs de la chair, il voudrait « faire la joie de tous, être dans tous les cœurs ». Il court, il fuit ; désormais vieillard in-utile, son âme toute petite ne tiendrait même pas dans la longue cuiller du Fondeur de boutons, envoyé par

1 Celle de Patrice Chéreau, il y a un quart de siècle, au TNP, était proprement fabuleuse, avec deux acteurs de génie (Gérard Desarthe et Maria Casarès), dans un décor magique du grand Richard Peduzzi, qui illustra avec splendeur tant de spectacles de Planchon.

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le Maître pour le ramasser. Et pourtant, au terme, Solveig est là, qui tâtonne à sa rencontre, les mains en avant. Il refuse d’écouter la voix du Grand Courbe, se jette tout droit vers elle, vers la présence lumineuse de tendresse, et c’est la mystérieuse, bouleversante communion finale… »

[Pascale Roger, in revue Etudes, 2004]

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Antoine Vitez : Perr Gynt : le travail d’être soi…

« J’étais enfant, je lisais Peer Gynt, je m’interrogeais sans cesse sur ces mots-là : être soi-même. Mon père les répétait. Règle d’or. Etre soi-même. Je ne comprenais pas : comment faut-il en soi-même creuser pour y trouver soi-même ?Et longtemps après,m’exerçant à l’art du théâtre, jeune acteur, j’essayais de trouver au fond de moi-même l’émotion, la vérité, le sentiment, la sensation et le sens, en vain. Je creusais profond dans moi-même. Un jour j’ai lu que Stanislavski, le vieux maître en personne, disait au débutant: que cherchez-vous en vous-même ? Cherchez devant vous dans l’autre qui est en face de vous, car en vous-même il n’y a rien. Alors j’ai compris que ma quête était mauvaise, et qu’elle ne menait nulle part, mais je n’avais toujours pas réso-lu cette énigme: être soi-même.Et j’ai trouvé, à présent, ce que c’est.Echapper aux simulacres, aux représentations, s’arracher au théâtre que l’on se fait de sa propre vie, aux rôles: l’amoureux, ou le père, ou le patron, le roi, le conquérant, le pauvre, la petite fille ou la prostituée, la devineresse et la grande actrice, tout, tout ce qui nous fait tant rêver depuis notre enfance, dépouiller tout cela, déposer à terre les vêtements imaginaires et courir nu.Oter les pelures de l’oignon. Il n’y aura rien après la dernière pelure, pas de coeur, et pourtant, le sachant, je m’y acharnerai sans cesse. Echapper aux simulacres ; tu dois le faire, tu y es condamné. Tel est l’inutile travail de Peer Gynt, comme je l’ai vu sur la scène du théâtre (…), le retrouvant quarante ans après l’avoir connu dans un livre, qui était mon livre de contes. »

[Antoine Vitez, 31 janvier 1982]

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Ibsen vu par Rilke : « Et ton théâtre fut ! […] découvrir par-mi les choses visibles les équivalents de tes visions inté-rieures »

[Rainer Maria Rilke (1875 Prague-1926 Montreux en Suisse) met six ans (1904-1910) à écrireLes Cahiers de Malte Laurids Brigge . Etrange récit de 200 pages ou le jeune poète danois, Malte arpente le pavé parisien et tente de conjurer ses angoisses par l’écriture. Dans cette oeuvre étrange qui est une au -tobiographie existentielle déguisée Rilke oscille entre l’essai, le roman, le carnet intime. Ce livre atypique deviendra pour plusieurs générations une sorte de bréviaire de sagesse désillusionnée et une sorte d’initia-tion à une nouvelle forme de « religiosité »]

« Et voici que j’étais devant tes livres de têtu et que j’essayais de les imaginer, à la manière de ces étran-gers qui ne respectent pas ton unité, de ces satisfaits qui se sont taillé une part en toi. Car je ne connaissais

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pas encore la gloire, cette démolition publique d’un qui devient, et dans le chantier duquel la foule fait ir -ruption en déplaçant les pierres.

Jeune homme quelque part, en qui monte je ne sais quoi qui te fait frémir, profite de ton obscurité. Et si te contredisent ceux qui font fi de toi, et si t’abandonnent tout à fait ceux avec qui tu fréquentais, et s’ils veulent t’extirper, à cause de ta chère pensée, qu’importe ce danger visible qui te concentre en toi-même, auprès de la maligne hostilité, plus tard, de la gloire qui te rend inoffensif en t’épandant.

Ne demande à personne de parler de toi, même pas avec dédain. Et si le temps passe et que tu t’aperçoives que ton nom circule parmi les hommes, n’en fais pas plus de cas que de tout ce que tu trouves dans leur bouche. Pense qu’il est devenu mauvais, et rejette-le. Prends-en un autre, n’importe lequel, pour que Dieu puisse t’appeler, en pleine nuit. Et tiens-le secret à tous.

O toi le plus solitaire, à l’écart de tous, combien vite ils t’ont rejoint, en se servant de ta gloire! Eux qui, si récemment encore, étaient contre toi de fond en comble, voici qu’ils te traitent comme leur égal. Et ils portent tes mots avec eux, dans les cages de leur présomption, et ils les montrent sur les places, et les ex-citent un peu, du haut de leur sécurité : tous tes fauves enchaînés.

Et je te lus seulement, lorsqu’ils s’échappèrent et m’attaquèrent dans mon désert, les désespérés. Désespé-ré comme tu finis par être, toi-même dont la route est mal dessinée sur les cartes. Comme une fêlure elle traverse le ciel, cette hyperbole sans espoir, qui ne s’incline qu’une seule fois vers nous, et s’en éloigne de nouveau, terrifiée. Que t’importait qu’une femme restât ou partît, que le vertige saisît quelqu’un et la folie quelque autre, que les morts fussent vivants et que les vivants pussent sembler morts; que t’importait tout cela? Tout cela était si naturel pour toi; tu le franchissais comme on traverse un vestibule, sans s’arrêter. Mais tu t’attardais et te baissais, là où notre devenir bout, se précipite et change de couleur : au dedans. En un tréfonds où personne n’avait jamais pénétré, une porte s’était ouverte devant toi, et voici que tu étais près des cornues, sous les reflets de la flamme. Là où tu n’emmenas jamais personne, méfiant, c’est là que tu t’assis et que tu discernas des différences. Et c’est là – parce que c’était la force de ton sang de révéler, et non pas de former ni de dire – que tu pris cette décision inouïe de grossir à toi seul ce fait tout menu, et que tu ne distinguais d’abord qu’au fond de tes éprouvettes, de telle sorte qu’il apparût à des milliers d’hommes, immense devant nous. Et ton théâtre fut. Tu ne consentis pas à attendre que cette vie, presque sans réalité dans l’espace, condensée par le poids des siècles en fines gouttelettes, fût décelée par les autres arts, qu’elle fût peu à peu rendue visible pour quelques-uns, et que ceux-ci, ayant communié dans leur connaissance, finissent par désirer de se voir ensemble confirmer ces rumeurs augustes, dans la para-bole de la scène ouverte sous leurs yeux. Non, tu ne voulus pas attendre si longtemps. Tu étais là, et ces choses à peine mesurables : un sentiment qui montait d’un demi-degré, l’angle de réfraction d’une volonté aggravée d’un poids à peine sensible, cet angle que tu devais lire de tout près, le léger obscurcissement d’une goutte de désir et cette ombre d’un changement de couleur dans un atome de confiance : cela il fal-lut que tu l’établisses et que tu le retinsses; car c’est en de tels phénomènes qu’était à présent la vie, notre vie, qui s’était enfoncée en nous, qui s’était retirée vers l’intérieur, si profondément qu’on ne pouvait plus se livrer sur elle qu’à des suppositions.

Tel que tu étais, révélateur, poète tragique et sans époque, tu devais d’un seul coup transposer ces mouve-ments capillaires en les gestes les plus évidents, en les objets les mieux présents. Et tu entamas alors cet acte de violence sans exemple : ton œuvre, vouée de plus en plus impatiemment, de plus en plus désespé-rément, à découvrir parmi les choses visibles les équivalents de tes visions intérieures. Il y avait là un la-pin, un grenier, une salle où quelqu’un allait et venait; il y avait un bruit de vitres dans la chambre voisine, un incendie devant les fenêtres, il y avait le soleil. Il y avait une église et un vallon rocheux qui ressem-blait à une église. Mais cela ne suffisait pas, les tours finirent par entrer, et des montagnes entières; et les avalanches qui ensevelissent les paysages, comblèrent la scène chargée de choses tangibles, pour l’amour i Comme le fait avec insistance Maurice Gravier dans son Ibsen, voir bibliographie. Il revient plusieurs fois sur le fait qu’lbsen avait de lointains ancêtres écossais puritains.

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de l’insaisissable. Et alors il arriva que tu fus à bout de ressources. Les deux extrémités que tu avais pliées jusqu’à joindre, rebondirent et se séparèrent. Ta force démente s’échappa du jonc flexible, et ce fut comme si ton œuvre n’avais jamais été.

Qui, autrement, comprendrait qu’à la fin tu n’eusses plus voulu quitter la fenêtre, têtu comme tu l’as tou-jours été. Tu voulais voir les passants; car la pensée t’était venue que l’on pourrait peut-être un jour faire quelque chose d’eux, si l’on se décidait à commencer. »

[Rainer Maria Rilke, fragment des Cahiers de Malte Laurids Brigge, Trois ébauches de portraits, in revue Le navire d’argent, tome III, no 11, avril 1926, p. 243-246].

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Claudio Magris : Ibsen, poète du malaise de la civilisation

[Né en 1939 à Trieste Claudio Magris est un écrivain et essayiste qui a renouvelé la littérature de voyage, (Trieste, une identité de frontière, 1982, Microcosmes, 1997, Déplacements, 2002) sa vision montre que l’analyse rejoint toujours un universel anthropologique et ne conduit pas fatalement aux constructions identitaires ou nationalistes. La surprenante variété des registres d’écriture (roman, essai, biographie, récit de voyage etc.) la recherche d’une identité plurielle au-delà des tentations frontalières le situent comme un des plus grands écrivains et du siècle et un penseur de la construction européenne majeur. Il a traduit les auteurs allemands tels Goerg Büchner, Heinrich von Kleist, Arthur Schnitzler.]

« Exiger de vivre et de se développer pleinement sur le plan humain, écrivait Ibsen dans des notes jetées sur le papier pendant qu’il travaillait à ses Revenants, « c’est de la mégalomanie ». Dans les œuvres tar -dives d’Ibsen, les individus se trouvent confrontés à une alternative fatale entre deux maux, entre deux fautes également tragiques.

Pour Ibsen, le désir même d’une vie pleine et entière apparaît comme coupable, parce qu’il ne tient pas ou ne veut pas tenir compte de la vérité, c’est-à-dire des conditions objectives qui font obstacle à la libre ma-turation de la personne. Grand poète du malaise de la civilisation, Ibsen poursuit, jusque dans la désillu-sion, le rêve d’une existence apaisée, d’une harmonie entre nature et culture, d’une humanité heureuse et réconciliée avec elle-même, mais se rend clairement compte que la civilisation, dans son époque histo -rique, bloque ce rêve, le rend impossible et irréalisable.

Presque tous ses drames affrontent l’idéal d’un libre déploiement de l’individu - libre déploiement qui, mis à l’épreuve de l’emprisonnement historique et social, se racornit ou se déforme en un poignant délire subjectif, par exemple dans l’exaltation maniaque du constructeur Solness qui, comme le remarque Bins-wanger dans une célèbre étude de psychiatrie existentielle, construit sa tour jusqu’à une hauteur où lui-même ne peut monter. Ibsen, qui disparaît de la scène - frappé par une hémorragie cérébrale qui le réduit à une existence purement végétative - un an avant que Thomas Mann ne publie Les Buddenbrook, est l’un des premiers et des plus grands poètes du déclin de la bourgeoisie, dont il a sondé les contradictions avec une lucidité inexorable et une profonde douleur, persuadé qu’elles étaient insurmontables, mais aussi qu’il plongeait lui-même ses racines dans cette impasse. Dans son œuvre émergent en effet, en une vision éton-namment anticipatrice, bien des thèmes qu’on retrouvera pendant des décennies dans la littérature de la crise bourgeoise : le divorce entre vie et esprit, ou entre vie et art, sentiment et forme, exigence morale et impulsion vitale, liberté chaotique et ordre répressif, devoir et plaisir : la précarité du sujet individuel et surtout de son unité psychologique ; l’antithèse entre morale publique et morale privée, entre intériorité et

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objectivité sociale ; la contradiction ironique entre l’exigence kantienne d’une personnalité individuelle autonome et la conscience que cette dernière se trouve être rigoureusement déterminée par les rapports so-ciaux.

Dans l’existence moderne, privée de fondement, d’une valeur centrale qui donnerait sens à chacun des ins-tants et à leur succession, le temps est au contraire pur effacement, il est continuel non-être, fuite obscure ; il est cette chute du poids dont parlait Michelstaedter, poids qui, on l’a rappelé, doit descendre et tomber sans jamais s’arrêter, car autrement il ne serait plus poids, il perdrait son identité, laquelle consiste donc dans ce « manque de sa vie ». Le fond de l’identité est un non-être, une inexistence ; ce mystère rend la vie inexplicable, la fait glisser - comme le remarquait Rilke à propos d’Ibsen - dans de sombres cavités in -térieures, où elle palpite, mais en restant énigmatique et inaccessible. La totalité sociale est devenue insai-sissable pour le regard du poète, qui pouvait naguère la comprendre, la démasquer ou la dénoncer : elle s’est désormais incarnée dans les profondeurs intérieures de l’individu, elle est devenue le fond insondable de sa vie, qu’il ne peut ni comprendre ni dominer. Ibsen a compris que, pour la peindre, l’artiste doit se placer en dehors de la vie, renoncer à elle, la perdre. La représentation - savoir, culture, art - équivaut à la mort ; l’artiste - comme il advient dans le dernier drame d’Ibsen, Quand nous nous réveillerons d’entre les morts -, c’est celui qui tue la vie, en lui et dans les autres. L’essence de la civilisation, c’est le nihilisme, destructeur et autodestructeur.

Dans cette représentation du monde réifié et de l’individu aliéné, qui en se rebellant contre l’esclavage s’y englue de plus en plus, Ibsen se concentre avec une acuité impitoyable sur le thème du pouvoir, qui consti-tue peut-être - sur les modes les plus divers - son thème central. La lutte pour le pouvoir se déroule à l’in-térieur de la société, de la famille et de la passion amoureuse. Le pouvoir s’identifie avec l’essence de la vie, qui pour Ibsen comme pour Nietzsche est volonté de puissance. Mais pour Ibsen cette volonté de puis-sance, loin d’être la libre manifestation d’une expansion vitale, est une illusion. C’est peut-être la plus grande tromperie de la vie qui se retourne contre celui qui s’y abandonne, croyant s’affirmer et se détrui -sant au contraire, dans la démarche même par laquelle il se réifie en se vouant au mirage de la puissance, qui l’absorbe et le consume : le constructeur Solness tombe du haut de la très haute tour à l’édification de laquelle il s’est entièrement consacré. Le pouvoir est une prison, la volonté de puissance également. »

[Claudio Magris : Ibsen, poète du malaise de la civilisation, extrait de L’Anneau de Clarisse, texte fran-çais Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Editions L’Esprit des Péninsules]

Ibsen affirme « malgré tout… » la moralité du sujet face à l’horizon du nihilisme

« Claudio Magris – Je crois en effet qu’Ibsen n’est pas seulement un très grand auteur de théâtre, mais un écrivain qui a su représenter à l’origine, aux racines, certaines contradictions de notre existence dans la modernité – des contradictions que nous n’avons pas encore dépassées aujourd’hui.Dans une phrase qu’il avait écrite en note pendant qu’il travaillait sur Les Revenants, Ibsen prétend qu’exi-ger de vivre pleinement, c’est de la « mégalomanie ». C’est pour moi un point essentiel, et je suis parti de là. Pour Ibsen, le désir même d’une vie pleine et entière apparaît comme coupable ; coupable de ne pas te-nir compte de la vérité, c’est-à-dire des conditions objectives qui s’opposent au libre épanouissement de la personne. En même temps, Ibsen sait très bien que cette « mégalomanie de la vie » est nécessaire. Dans ses dernières pièces, les individus se trouvent confrontés à un choix terrible entre deux maux, entre deux fautes également tragiques. C’est le cas de Madame Alving, dans les Revenants : elle a sacrifié son bon-heur à la brutalité de son mari et à ses devoirs familiaux, mais Ibsen met pourtant en évidence sa culpabili-té, une culpabilité inhérente à ce sacrifice même. C’est ce qui m’a toujours intéressé, cette insistance sur le péché mortel commis par l’individu contre lui-même, contre le droit et le devoir de développer harmo-nieusement sa propre humanité selon ses possibilités. Une faute qui selon lui implique inévitablement le châtiment.

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Ibsen est quelqu’un qui a perçu une contradiction terrible entre la vie et la morale. C’était un grand poète du malaise de la civilisation : il se rend clairement compte que la civilisation de son époque bloque ce rêve d’une humanité heureuse et réconciliée avec elle-même, qu’elle rend irréalisable cet épanouissement. Pourtant, il en poursuit le rêve de pièce en pièce, jusque dans la désillusion. Bien avant Thomas Mann, il montre la vanité de la volonté de la vie, la vanité de cette volonté qu’a la vie de se transcender elle-même, et l’impossibilité de cette transcendance. Il raconte la barrière qui existe entre l’individu et la vie.[…] Ce désir de la vie est un point central dans Les Revenants comme dans d’autres pièces ; il y a, dans les dernières œuvres d’Ibsen, le rêve nietzschéen d’une vie pure, absolue, libérée de la moralité. Certains personnages, comme Solness ou Borkmann, rêvent d’avoir une « conscience robuste », qui leur permet-trait de rejoindre cette vie qui « brûle blanche de neige » au delà de la prison de leur existence. Ibsen se rattache par là à la problématique de son époque. Mais ce qui est surtout intéressant, c’est la façon dont il met en jeu l’alternative entre ces deux possibilités tragiques, le chaos et la répression, et la façon dont cette alternative finit par détruire le désir de vie.[…] Je crois qu’aujourd’hui Ibsen se situe à une frontière pas encore dépassée, celle de la contradiction entre la forme et la vie, entre la nécessité de la morale et son terrible danger. Il s’est confronté au nihilisme après Nietzsche, qui voulait croire que le nihilisme était une libération, et après Dostoïevski, qui le consi-dérait comme une maladie. Comme eux, il a su représenter l’essence du nihilisme qui, selon moi, est au-jourd’hui encore notre horizon. Rien n’est plus faux, à mon avis, que de le considérer comme un maître à penser, moraliste, grand artisan du théâtre mais un peu bavard, rhétorique. C’est le contraire : un écrivain laconique, terrible, qui a représenté l’impasse de notre condition existentielle.

[…] [Les problématiques du théâtre d’Ibsen sont surtout celles] du sujet : de savoir si le sujet doit être compact, unitaire, avec sa personnalité, avec la cuirasse de son identité qui le sépare de la vie – certaine -ment, il y a chez Ibsen un côté kantien, luthérien, qui pense comme cela ; ou si le sujet doit être plutôt comme une bouteille ouverte jetée dans le fleuve, c’est-à-dire dans la vie, dans tout ce que toute la multi -plicité de la vie lui apporte.Savoir si la conscience est une valeur, ou bien, comme le dit l’homme du sous-sol de Dostoïevski, une ma-ladie. C’est aussi une grande question, que l’on trouve dans Les Elixirs du diable d’Hoffmann, où il y a un personnage pour qui la perte de soi est une tragédie et une douleur, et un autre pour qui la perte de soi, c’est pouvoir flâner librement au lieu de marcher au pas comme dans une armée. Je crois qu’Ibsen ne s’est jamais permis de s’abandonner à la conception dionysiaque nietzschéenne de la vie, et s’est toujours obli-gé – et là est sa grandeur – à, malgré tout, affirmer la moralité du sujet. Et c’est cela qui lui a permis de faire sentir toute la douleur qu’il y a dans cette séparation d’avec le fleuve de la vie. »

Strasbourg, novembre 2002

[Propos de Claudio Magris extraits d’une conversation autour d’Ibsen entre Claudio Magris, Stéphane Braunschweig et Anne-Françoise Benhamou. L’intégralité de la conversation est parue dans le n°2 d’Ou-treScène (mars 2003), consacré à Ibsen]

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Questions ouvertes et à compléter…

Individualisme ? oui et non mieux vaut parler de culte de la sincérité qui mène au respect de la vocation personnelle et éloigne parfois du bonheur : (à Laura Kieler) : « L’essentiel est d’être sincère et vrai vis-à-vis de soi-même. Il ne s’agit pas de vouloir ceci ou cela, mais de vouloir ce que l’on doit absolument vouloir, parce que l’on est soi, et qu’on ne peut pas faire autrement. Tout le reste ne conduit qu’au mensonge. » Aristocratisme ? « Je ne suis vraiment moi-même que lorsque je remue mes pensées dans la solitude » sympathie pour l’homme seul contre tous. Refus de la médiocrité qui n’a nulle

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part été mieux rendu que dans Peer Gynt. L’ennemi juré d’Ibsen aura été le conformisme des Norvégiens, d’autant plus pénible qu’il tient de la résignation tragique. Voir aussi la dimension satyrique du bric à brac du romantisme nationaliste dans Gynt, Cf. les scènes chez le vieux de Dovre. Quelques clichés savoureux sur le trollisme de pacotille ambiant et les brumes du nord…

Un Corneille Norvégien ? On a soutenu que comme celui de Corneille, le théâtre d’Ib-sen est une école de volonté, qu’il exalte l’énergie tendue jusqu’à la déraison (Brand), ou qu’il stigmatise la veulerie (Le Canard sauvage), voire l’hédonisme (Jean-Gabriel Borkmann). Rien n’est plus typique aussi que ces excès mêmes d’absolu, avec ce que l’on peut y trouver de fruste ou de primitif, qui déforment tant de personnages, de Brand à Solness en passant par Julien l’Apostat.

Défie les étiquettes ? Naturaliste / symboliste ?Socialiste / Anarchiste ? Philosophe / Irrationaliste ? Norvégien et Européen, Poète et dramaturge…

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