239
Léon Dion (1923-1997) Politologue, département des sciences politiques, Université Laval (1965) Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion (1923-1997)Politologue, département des sciences politiques, Université Laval

(1965)

Les groupes et le pouvoir politiqueaux États-Unis

Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrièrebénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec

Page web personnelle. Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une bibliothèque fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Page 2: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 2

Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et person-nelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Page 3: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Courriel: [email protected]

Léon Dion,

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis.

Québec : Les Presses de l’Université Laval; Paris : Librairie Armand Colin, 1965, 159 pp.

[Autorisation formelle accordée, le 30 mars 2005, par Mme Denise Dion, épouse de feu M. Léon Dion, propriétaire des droits d'auteur des œuvres de M. Léon Dion, de diffuser la totalité des œuvres de M. Léon Dion, politologue.]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 12 points.Pour les citations : Times New Roman 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 26 juillet 2009 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec.

Page 4: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 4

Léon Dion (1965)

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis.

Québec : Les Presses de l’Université Laval; Paris : Librairie Armand Colin, 1965, 159 pp.

Page 5: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 5

Table des matières

Quatrième de couvertureIndex généralIntroduction générale

Première partie.Groupes et processus électoraux

IntroductionChapitre I. Groupes et partis politiquesChapitre II. Groupes et électionsConclusion

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

IntroductionChapitre I. L'action des groupes auprès des législateursChapitre II. L'action des groupes auprès du présidentChapitre III. L'action des groupes auprès des administrateursChapitre IV. L'action des groupes auprès des jugesChapitre V. Les groupes et le lobbyingConclusion

Conclusion généraleBibliographie

Page 6: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 6

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965)

INDEX GÉNÉRAL

Retour à la table des matières

Acte judiciaire de

Administration

AGGER, Robert E.

ALFORD, Robert E.

ALMOND, G. A.

American Federation of Labor (AFL)

American Civil Liberties Union

American Legion

American Liberty League

American Medical Association (AMA)

Amici curiae

Anaconda Copper Company

Anti-Saloon League

APPLEBY, Paul H.

ARNOLD, Thurmam W.

Associations de fermiers (Farm Bu-reau et autres)

Association des éditeurs de journaux

Association nationale pour la promo-tion des Noirs, Voir National Association for the Advance-ment of Colored People (NAACP).

Attlee, Clement

Bailey, Stephen Kemp

Banfield, Edward

Bean, Walton

Beer, Samuel H.

Bennett, C.E.

Bentley, Arthur F.

Berelson, B.R.

Berns, Walter

Bernstein, Johanna

Bernstein, Marven H.

Billington, Ray Allen

Bills ou projets de lois

Birmingham

Page 7: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 7

Black, Hugo

BLAISDELL, Donald C.

BLOUGH, Roy

BOLLES, Blair

BONE, Hugh A.

« Bossisme », Voir Patronage

BOURRICAUD, François

Brandies, Louis D.

BRODBECK, Arthur J.

BROGAN, D.W.

BROWNLOW, Louis

BRYCE, James

BUCHANAN, James

BURDICK. Eugene

Burgess, Ernest, 20.

BURNS, James MacGregor

Business Advisory Council

Butte

BYRON, S. Miller

CALKINS, Fay

Campagnes électorales

CAMPBELL, Angus

Candidats - Candidatures

CARNEY, Francis M.

Centres de décisions politiques

Chamber of Commerce of the United States

CHAMBERLAIN, Lawrence

CHASE Stuart

CHILDS, H. L.

CHRISTENSON, R.M.

CLEVELAND, Alfred S.

CLEVELAND, Harlan

CLUBOK, Alfred B.

COCKRAN, Thomas C.

Commission du service civil

Commission sénatoriale Clapp

Commissions régulatrices indépen-dantes (Independent Regula-tory Commissions)

Committee for Constitutional Go-vernment

Communiste (parti)

Community

CONAWAY, O. B. Jr.

Confessions religieuses

Congrès (Chambre des représentants et Sénat)

Congress of Industrial Organiza-tions (CIO)

Conner, Katherine

« Conventions »

Coolidge, W. D.

COOPER, Homer C.

CORNWELL, Elmer E. Jr.

Corporation nationale des avocats

CORSON, John

COSER, Lewis

CRAWFORD, Kenneth G.

CRECRAFT, Earl Willis

Crédit mobilier (scandale du)

Crédit social

Cross, Hugh

Page 8: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 8

DAHL, Robert A.

DAVIS, Kinsley

DEARING, Mary R.

DE GRAZIA, Alfred

DE GROVE, John M.

Démocratie

Département de la Défense

DERTHICK, Martha

DESMOND, Thomas C.

DILÉ, Léo, 35, 148.

DION, Léon

DONNELLY, Thomas C.

DOUGLAS, Cater

Douglas, H. G.

DRAPER, Theodore

Droit de veto présidentiel

DUFFY, F. Ryan

DUVERGER, Maurice

EASTON, David

EBERSOLE, Luke

ECKSTEIN, Harry

Effets compensateurs (théorie des)

EHRLICH, Stanislaw

EHRMANN, Henry W.

Eisenhower, D.D.

Élections

Emery, James

Employment Act (1946)

ETHERINGTON, Edwin D.

Études communautaires

EULAU, Heinz

EWEYL, Walter

FAIRCHILD H. P.

Farm Bureau, Voir Associations de fermiers.

Federal Bureau of Investigation (FBI)

Federal Regulation of Lobbying Act,

Finances électorales

FINER, S.E.

FLYNN, Edward J.

FORTHALL, Sonya

FRANK, Jerome

FREEMANN, Howard E.

FREEMANN, J. Leifer

FRENCH, John R.

FRIEDLAND, Louis L.

FRISCHKNECHT, Reed L.

GABIS, Stanley T.

GABLE, Richard W.

GALLUP, George

GALLOWAY, George B.

GARCEAU, Oliver

GAUDET, Hazel

GOLDMAN, Ralph M.

GOSNELL, Harold F.

Grange Movement

GRANT, Daniel R.

GRAVES, W.

Greenbac Movement

GREENBERG, Jack

Page 9: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 9

GREENSTEIN, Fred I.

GROSS, Bertran M.

Groupes - Groupes de pression

« Groupes catalytiques »

GURIN, Gerald

GURVITCH, Georges

HAGAN, Charles B.

HAMILTON, Charles Granville

HANEY, Lewis H.

Hannegan, Robart

HARDIN, Charles M.

HARDING, Warren

HARPER, Fowler V.

HARRIS, E.A.

HAVARD, William C.

HELMS, E. Allen

HERRING, Pendleton

HERSH, Jeanne

HILL, Herbert

HOAR, George F.

Holmes, O.W.

HOOPES, Townsend

HOOVER, Herbert

HOWE, Irving

HOWEL, Morris S.

Hughes, Charles Evans

HUGLES, Everett

HUNTER, Floyd

HUNTINGTON, Samuel P.

HURST, James Willard

HUTCHINSON, E.P.

HUZAR, Elias

Inscription sur les listes électorales

Jackson, Andrew

JANOWITZ, Morris

Jefferson, Thomas

Johnson, Samuel Warren

Journalisme, « pépinière » de lob-byists

Judiciaire (pouvoir)

KAHL, Joseph A.

KAMMERER, Charles D. Farris

KAMMERER, Gladys M.

KATZENBACH, Edward L. Jr.

KAUFMAN, Herbert

Kefauver Committee

Kelly, Edward J.

KELLY, Stanley

KELLY, Stanley Jr.

KENDALL, Willmore

Kennedy, J.F.

KENT, Frank R.

KERR, W.S.

KEY, V. O. Jr.

« Kitchen » Cabinet

Know-nothing party

KROLL, Jack

KURTZMAN, D.H.

Page 10: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 10

Labor's League for Political Organi-zation

Labor's Non-Partisan League

LASKI, Harold

LATHAM, Earl

LAVAU, G. E.

LAZARSFELD, P.F.

Leadership politique

LEDERLE, John W.

LEE, Alfred McLung

LEE Eugene C.

Légion am6ricaine, Voir American Legion.

LEISERSON, Avery

LENS, Sidney

LEVINE, M.

Lewis, John L,

Liberal-Labor Lobby

LIEBLING, A.J.

LIPSET, Seymour Martin

Listes électorales

Lobby, lobbying, lobbyists

LOGAN, E.B.

Loi Pendleton sur le service civil (1883)

Longworth, Alice Roosevelt

LUCE, Robert

LYNCH, David

LYND, Robert

Machines politiques

MAcMAHON, Arthur

MAcNEIL, Neil

MAcRAE, Duncan Jr.

Mahomet

MARTIN, John Barlow

MASON, Alphonse Thomas

Mass media,

MASTERS, Nicholas

MATTHEWS, Donald R.

MAYER, Martin

McCarthy (le sénateur)

Mccarthyisme

McClellan (Commission sénatoriale)

McKEAN, David Dayton

McKELLAR, Kenneth B.

McKENZIE, R.T.

McKEON, Richard

McPHEE, W.N.

McWILLIAMS, Carey

McWILLIAMS, Robert O.

MEAD, George Herbert

« Menace rouge »

MENCKEN, H. L.

MERITT, Leroy C.

MERRIAM, Robert E.

MERTON, Robert K.

METZ, Harold W.

MEYNAUD, Jean

MICHELS, Robert

MILLER, W.E.

MILLER, William

MOSCOW, Warren

MOWRY, George E.

MUND, Vernon A.

Page 11: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 11

Nagel (secrétaire au Commerce)

National Association for the Advan-cement of Colored People (NAACP)

National Association of Manufactu-rers (NAM)

National Consumer's League

National Planning Board

Nativistes, Voir Know-nothing party

New Deal

NEWMAN, James R.

Non-Partisan League

Nouveau Parti Progressiste

ODEGARD, Peter H.

OGBURN, William F.

Oligarchie

Opinions (sondages Gallup)

Opinions publiques

OSTROGORSKI, M.

OVERDIKE, W. Darrell

PARK, Robert

Parker, John J.

Partis de « masses » et de « cadres »

Partie politiques

Patronage - Patrons

PEEL, Roy V.

Pendergast, Tom

Pentagone

People's lobby

PIERRE Henri

PIN, E.

Political Action Committee (PAC)

Political bosses

POLLOCK, James Kerr

POLSBY, Nelson W.

Pouvoir (notion de)

Présidence

Pressure boys

Processus circulaire

Programmes électoraux

Propagande électorale

Publicité Voir aussi Relations pu-bliques.

Railway Iabor Dispute Act

RAMNEY, Austin

REDDIG, William M.

REDFORD, Emmette S.

Régimes politiques

Relations publiques

RICHARDS, Peter

Richberg, Donald

RIDEL, James A.

RIORDAN, William L.

« Rois des chemins de fer »

Roosevelt, F.D.

Roosevelt, Theodore

ROSE, Clement E.

ROSE Irwin, 151.

ROSEN, H. Jalmer

ROSEN, R. A. Hudson

Page 12: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 12

Rosenberg

ROSSITER, Clinton

RUDOLPH, Frederick

SAMUEL, Howard D.

SAPIN, Burton M.

SCHELLENGER, H.K.

SCHLESINGER, Arthur M.

SCHRIFTGIESER, Karl

SCHUBERT, Glendon

SCHULTZE, Robert O.

SCHWARTZ, Bernard

SCOTT, Elizabeth McK.

SCRAUF, Frank J.

SEURIN, Jean-Louis

SEWARD, William Henry

SHEPPARD, Harold

Sherman Act

Sherman, sénateur John

SIMON, A.

SIMON, Herbert A.

SMALL, A. W.

SMALL, Albion

SMITH (le gouverneur)

SNYDER, RIchard C.

SONNENFELD, Peter H.

SOROKIN, P.

STEIN, Maurice R.

Stevenson, Adlai

STRAUSS, G.R.

SWENSON, R.J.

Taft, Robert

Taft-Hartley Act

Talbot, M.

TALBOT, Nell Snow

Tammany

Thomas, Norman

TOWLE, Katherine A.

TRUMAN, David

Truman, Harry S.

TURN, William

TURNER, Henry A.

TURNER, Julius

TWISS, Benjamin R.

Tydings, Millard

Unions ouvrières (AFL, CIO et autres)

Vétérans de la grande armée de la République

VINSON, Fred M.

VOSE, Clement E.

Vote

WALDO, Dwight

WALKE' John C.

Walker, Harold

WALKER, Harvey

Walker-Robert, Evelyn

WALLACE, Henry A.

WARD, Norman

WARNER, W. Lloyd

Washington, « paradis des avocats »

Page 13: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 13

Welfare State

Whitaker & Baxter

WHITE, Edwin E.

WHITE, Howard B.

WHITE, T.H.

WHITE, William Allen

Willebrandt, Mabel Walker

Wilson, Charles E.

WILSON, James Q.

WILSON, Woodrow

WILTZE, Charles M.

WIRTZ, Louis

WOLLHEIM, Richard

WOOD, Thomas J.

WOODUL, Walter F.

ZELLER Belle

ZINK, Harold

Page 14: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 14

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965)

QUATRIÈME DE COUVERTURE

BIOGRAPHIE

Retour à la table des matières

Né en 1923, Léon DION fit à l'université Laval, à Québec, de brillantes études qu'il poursuivit, de 1950 à 1952, à Londres, à Paris, à Cologne et à Zurich.

Depuis 1960, il occupe à l'université Laval les fonctions de directeur du département de Science poli-tique et de professeur titulaire d'idéologies politiques. En marge de ces fonctions, il fut aussi chargé de cours à l'université d'Haïti (1960) et invité par plusieurs uni-versités canadiennes et américaines à prononcer des conférences. Il est l'auteur de plusieurs travaux, dont « Opinions publiques et systèmes idéologiques » (Écrits du Canada français, 1962). Président de la Société canadienne de science politique de l'ACFAS, Léon Dion est également membre de plusieurs associations scientifiques, dont la Cana-dian Political Science Association et l'Association canadienne des anthropo-logues, psychologues sociaux et sociologues de langue française.

Son présent livre veut être, selon ses propres termes, une « collaboration » au renouvellement de la philosophie politique ».

Page 15: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 15

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965)

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Retour à la table des matières

Au cours des récentes années, les spécialistes de la science politique, dans une certaine mesure peut-être par coquetterie scientifique mais surtout dans le dessein de surmonter les évidentes lacunes du juridisme, de l'historicisme et de l'institu-tionnalisme, se sont rapprochés de la sociologie. De ce fait, non seulement les an-ciennes questions qui ont été posées traditionnellement aux phénomènes poli-tiques reçoivent-elles un éclairage différent, mais encore les prémisses, les fonde-ments et les dimensions de la théorie politique s'en trouvent complètement renou-velés.

Un pareil effort de rajeunissement d'une discipline qui, il y a vingt ou trente ans encore, se moulait dans des concepts revêtus d'une majesté confinant au do-maine sacral ou magique et empruntés pour la plupart aux philosophes du XVIIIe siècle et, par leur intermédiaire, aux anciens Grecs, n'a pas été sans provoquer de fortes résistances tant chez les hommes politiques que parmi les théoriciens eux-mêmes : les premiers, parce que les froides analyses des processus politiques les ont en quelque sorte délogés de leur position privilégiée, en faisant émerger les phénomènes et les comportements réels en deçà des rôles et des statuts symbo-liques protecteurs et jusqu'à un certain point mystificateurs que les manuels des institutionnalistes fixaient d'une façon toute formelle ; les seconds, parce que la conversion des « penseurs » en « chercheurs » leur paraît impliquer l'abandon né-cessaire des analyses « en profondeur » de même que l'étude des « grandes » questions politiques.

Page 16: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 16

De telles objections n'entravent guère le recours toujours plus marqué aux techniques inductives et quantitatives dans l'étude de la vie politique. Non seule-ment les théoriciens considèrent-ils en général les relations politiques comme une forme spécifique de relations sociales, mais encore ils tendent de plus en plus à absorber celles-ci dans celles-là.

En même temps qu'ils identifient un secteur de spécificité permettant l'élabo-ration d'une possible théorie générale autonome, les spécialistes de la science poli-tique, appliquant à certains secteurs particuliers de leur domaine les perspectives et les méthodes de la sociologie, s'efforcent surtout - et c'est peut-être là l'aspect le plus utile des efforts en cours - d'approfondir les problèmes. Ainsi, dans le do-maine des comportements et des processus politiques, et non pas exclusivement sous leurs aspects électoraux, nous disposons actuellement d'un bon nombre de connaissances éprouvées qui, si elles n'ont pas encore reçu une formulation plei-nement théorique par suite de l'absence de concepts de base, ont du moins la por-tée de solides généralisations.

Il faut toutefois s'empresser d'ajouter que cette orientation vers la sociologie, ou plutôt cette tentative de politisation des relations sociales, par ailleurs salutaire en ce qu'elle permet le renouvellement des perspectives intellectuelles, ne va pas sans poser d'épineux problèmes à la solution desquels se trouvent appliqués une part peut-être excessive des efforts en cours.

Le premier de ces problèmes concerne évidemment le précaire statut scienti-fique de la sociologie elle-même sous plusieurs des aspects qui touchent plus par-ticulièrement aux champs d'intérêt du théoricien politique. C'est ainsi que, du mo-ment où celui-ci considère la politique comme un processus social, il emprunte aux sociologues et aux psychologues des concepts comme ceux d'interaction et de groupe. Mais ceux-ci n'ont pas encore réussi à formuler ces concepts de façon ri-goureuse et probante. Ainsi donc, en adoptant un procédé fructueux d'analyse, le spécialiste de la science politique hérite en même temps de problèmes non réso-lus. Dans la présente introduction générale, nous avons cru opportun, avant d'énoncer les objectifs que nous allons poursuivre dans les chapitres suivants, de faire quelques remarques critiques sur l'état actuel de la théorie des groupes appli-quée à la vie politique.

Page 17: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 17

La notion de groupe renvoie nécessairement à des concepts fondamentaux comme ceux de société globale, de système, de structure, de stratification et de classe sociale au sujet desquels il n'est pas exagéré de dire qu'il existe autant de définitions que de sociologues. Certains naguère croyaient en la possibilité de contourner ou de surmonter les formidables problèmes ainsi posés, par l'élabora-tion, à l'instar des économistes, d'une micro-sociologie qui, limitant le champ d'in-vestigation à des phénomènes restreints et expérimentalement contrôlables, dé-boucherait sur des conclusions rigoureusement scientifiques. C'est ainsi que s'est constituée une psycho-sociologie des « petits-groupes » dont les travaux, tels que rapportés dans le Journal of social and abnormal psychology, par exemple, nous rappellent les expériences des biologistes sur les rats. Commentant ce procédé dans son ouvrage Tendances et déboires de la sociologie américaine, Sorokin parle avec humour du « Wonderland of small groups » dont rêvent les sociologues américains. C'est avec raison que Georges Gurvitch s'est élevé contre les incontes-tables excès de cette orientation 1. Par ailleurs, la portée pratique de tels travaux repose entièrement sur la possibilité d'étendre les conclusions trouvées en « labo-ratoire » aux groupes réels, même aux groupes restreints et surtout aux grands groupes qui, du point de vue du théoricien politique, sont les plus significatifs. Qu'une semblable extrapolation soit impossible en ce qui concerne les processus politiques majeurs, François Bourricaud l'a établi de façon probante dans son livre Esquisse d'une théorie de l'autorité 2.

Il se peut qu'en plaçant ainsi les groupes au centre de leurs préoccupations, les théoriciens politiques se trouvent éventuellement conduits à formuler les éléments théoriques que les sociologues, par suite de leur indifférence à l'égard des phéno-

1 Georges GURVITCH, Traité de sociologie, P. U. F., 1958, tome premier, 186.

2 François BOURRICAUD, Esquisse d'une théorie de l'autorité, Paris, Pion, 1961. Cet ouvrage est d'autant plus significatif que Bourricaud a subi profon-dément l'influence des psycho-sociologues et des adeptes de, la sociométrie, comme on peut le constater dans un article qu'il publiait en 1958 : « Science politique et sociologie. Réflexions d'un sociologue », dans Revue française de Sociologie, vol. 8, no 2, juin 1958, 249-276. Dans son livre, l'auteur montre notamment qu'il est impossible d'opérer la « conversion démocratique » que suppose l'application des conclusions obtenues dans l'étude des petits groupes aux régimes polyarchiques auxquels le théoricien politique se trouve confron-té.

Page 18: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 18

mènes politiques, paraissent incapables de leur fournir. Toutefois, on cherche en vain dans la littérature récente des efforts soutenus dans cette direction. Arthur F. Benfley, qui fut le premier à considérer de façon systématique la vie politique en tant que processus, s'était contenté d'emprunter sa conception du groupe au socio-logue A. W. Small 1. La même tendance se manifeste chez les auteurs récents, sauf que le choix de leurs références est forcément plus varié. Une fois satisfait le besoin de « définitions », on se contente de caractériser les processus politiques comme consistant dans la constellation des groupes autour des intérêts politiques, de même que dans la lutte constante entre les groupes pour occuper une position privilégiée vis-à-vis des centres de décisions politiques.

On comprend dès lors que, par suite de l'absence d'une théorie des groupes qui fasse autorité, on ne puisse pas parvenir à établir une classification des groupes qui ne se ramène en définitive à une simple nomenclature 2. D'après H.P. Fair-child, les sociologues américains seraient parvenus à établir plus de cent formes différentes de classification des groupes. Pour sa part, Georges Gurvitch a établi quinze catégories différentes de groupes, chacune d'elles comprenant plusieurs subdivisions.

Beaucoup éludent, évidemment sans les résoudre, les difficultés qui entravent l'élaboration d'une théorie politique fondée sur la notion de groupe : ils identifient de façon arbitraire cette notion à celle d'association, cette forme spécifique de groupement qui a l'avantage de pouvoir être considérée indépendamment de la structure sociale, dans la mesure même où elle apparaît comme « volontaire »,

1 Arthur F. BENTLEY, The process of government, University of Chicago Press, 1908 ; A. W. SmalL, General sociology, University of Chicago Press. 1905. Sur la théorie des groupes appliquée à la science politique, voir, entre autres : John R. P. FRENCH, « A formal theory of social power », Psycholo-gical review, vol. 63, May 1956 ; Charles B. HAGAN, Approaches to the stu-dy of politics, Northwestern U.P., 1958 ; Earl LATHAM, « The group basis of politics : notes for a theory », The American political science review, vol. XL-VI, June 1952.

2 Dans ses Nouvelles études sur les groupes de pression en France (Librai-rie Armand Colin, Paris, 1962), Jean MEYNAUD montre d'excellente façon les difficultés inhérentes à la classification des groupes. Les catégories qu'il établit lui-même, à la suite de ses remarques critiques, encore qu'elles ne re-vêtent pas un caractère scientifique rigoureux, sont remarquablement claires, précises et fonctionnelles.

Page 19: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 19

c'est-à-dire comme obéissant aux règles d'une constitution que les membres, par un acte libre, se donnent pour leur protection et leur bien-être mutuels.

Une fois qu'on a constaté et superficiellement expliqué la prolifération des as-sociations dans les sociétés modernes, on établit comment certaines en viennent à représenter des « idéologies » ou des « intérêts », et comment, parmi celles-ci, quelques-unes se cristallisent autour des « intérêts politiques »ou encore des « idéologies politiques ».

Autour de l'expression même de « groupe de pression » se déroule actuelle-ment un vif débat entre les auteurs. Cette discussion nous paraît assez vaine puisque, quelle que soit l'appellation retenue par un auteur (« groupe d'intérêts », « groupe de pression », « lobby » ou « organisation politique privée »), il n'en ré-sulte aucune différence sensible dans le traitement du sujet lui-même.

Non seulement le statut théorique de la notion de groupe est-il précaire en lui-même, mais encore il est souvent difficile, dans l'état actuel des connaissances, de généraliser les analyses politiques qui s'en inspirent, par suite des difficultés inhé-rentes à la méthode comparative en science politique, comme d'ailleurs dans toutes les sciences de l'homme.

En effet, les processus politiques, du moment qu'on cherche à les reconstituer dans leur ensemble, renvoient à deux ordres généraux de questions se rapportant respectivement aux structures sociales et aux régimes politiques.

Sans doute, on peut considérer comme une proposition fondamentale de la so-ciologie contemporaine que, sous l'action de nombreux facteurs idéologiques, so-cio-économiques et politiques, les structures sociales, dans les pays les plus avan-cés de l'Ouest, tendent sinon à l'uniformisation du moins à une convergence géné-rale. L'industrialisation, l'urbanisation et la bureaucratisation, la propagation par-tout et dans tous les domaines des normes de consommation de masse, les in-fluences des métropoles et des grandes corporations, tant par les biens et les ser-vices qu'elles créent et mettent sur le marché que par les mass media et la publici-té qu'elles utilisent pour propager des conceptions du monde et de la vie qui légiti-ment leur emprise, les effets décisifs de l'action des gouvernements eux-mêmes qui, par-delà toutes les différences résultant de la multiplicité des traditions, des constitutions et des institutions, obéissent aux mêmes objectifs de sécurité et de bien-être collectifs - tout cela rapproche les diverses sociétés non seulement au ni-

Page 20: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 20

veau des mentalités et des idéologies mais aussi à celui de l'organisation. Quelques-uns, notant que plusieurs des processus d'évolution en cours ont d'abord pris origine aux États-Unis et demeurent plus caractéristiques de ce pays que des sociétés européennes, ont conclu à l'« américanisation » de l'Occident, sinon du monde. D'autres, et c'est là aussi notre point de vue, estiment plutôt que, même si les États-Unis marquent une « avance » et jouent le rôle de chef de file dans cer-tains domaines, il n'en reste pas moins que les processus en cours paraissent avoir une portée et un caractère proprement universels et conduire ainsi à une conver-gence de plus en plus poussée des structures au sein des diverses sociétés aussi bien qu'entre les sociétés elles-mêmes. Dans l'état actuel des recherches, pourtant, il est difficile de nier qu'une telle proposition soit osée. Elle constitue plutôt une projection de tendances en murs qu'une lecture scrupuleuse des faits eux-mêmes. Entre la France et les États-Unis, par exemple, subsistent de profondes différences de culture et de structure qui retardent, entravent ou même contredisent l'action des facteurs d'uniformité. Toutefois, du moment qu'on s'attache à l'analyse des phénomènes politiques en les considérant dans leurs processus, l'hypothèse de la convergence structurelle des sociétés s'impose non seulement comme guide de la recherche mais encore comme règle de méthode. Il importe cependant de ne pas prêter aux conclusions que l'analyse permet de déduire de l'hypothèse un degré de validité que le statut précaire de celle-ci ne permet absolument pas.

Il en est de même de l'action de ces mêmes facteurs sur les régimes politiques eux-mêmes. Les inter-relations entre les groupes privés et les agents publics sont aussi nombreuses et aussi complexes dans les pays européens qu'aux États-Unis. Toutefois, les chances, les modalités et les motifs de l'accès aux divers centres de décisions politiques, pour les différents groupes, varient selon les régimes poli-tiques. Il en est autrement dans les pays unitaires, où existent la responsabilité mi-nistérielle, une chambre unique ou dominante et de fortes organisations parti-sanes, que dans les pays fédéralistes, comme les États-Unis par exemple, qui ignorent la responsabilité ministérielle et qui possèdent deux Chambres très puis-santes et des organisations partisanes souples et lâches. Les difficultés inhérentes à ces différences et à d'autres différences du même genre expliquent la pénurie et le peu d'intérêt des études comparatives sur les comportements et les processus politiques, notamment sur les partis et les groupes de pression. Il faut néanmoins supposer ici encore que ces différences entre régimes politiques, pour majeures et

Page 21: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 21

essentielles qu'elles apparaissent aux yeux de l'analyste même superficiel, per-mettent une certaine convergence de fonctionnement entre les divers régimes poli-tiques, étant donné la similitude partout, à la fois des objectifs poursuivis et, à un moindre degré, des moyens employés pour promouvoir ces objectifs. En d'autres termes, il faut supposer que les différences de forme permettent une certaine unité de fond.

Les obstacles qui se posent à l'analyse comparative apparaissent énormes parce que les institutions politiques possèdent un degré de spécificité et d'autono-mie bien supérieur à celui des autres institutions sociales. De fait, ce degré de spé-cificité et d'autonomie est tel que les groupes de pression tendent à épouser les ca-ractères des organisations politiques avec lesquelles ils viennent en contact ou qu'ils cherchent à influencer. Plus encore, l'organisation interne des groupes de pression se modèle souvent d'après les régimes politiques eux-mêmes au sein des-quels ces groupes évoluent. C'est ainsi, par exemple, qu'au Canada et aux États-Unis les groupes dont l'action se situe à l'échelle nationale se donnent souvent une structure fédérative. En conséquence, les résistances qu'offrent les institutions po-litiques à l'action des facteurs d'uniformité retiennent bien plus l'attention des ana-lystes que les effets de convergence eux-mêmes 1.

Nous n'avons pas cru utile d'adopter la méthode comparative dans les cha-pitres qui suivent. Ce que nous perdrons en étendue, croyons-nous, sera plus que compensé par ce que nous gagnerons en rigueur et en cohérence. Nous nous réfé-rerons constamment au cas américain. Sans doute, le problème se pose de savoir si les conclusions auxquelles nous parviendrons à partir de l'étude du seul cas américain ne s'appliqueront qu'aux États-Unis ou si nous pourrons légitimement leur prêter une portée plus générale. Il n'existe pas de réponse péremptoire à ce problème. Il est préférable de réserver notre jugement et de poser la question du caractère représentatif de nos conclusions au fur et à mesure où les problèmes se présenteront. Nous pouvons néanmoins supposer au départ que les facteurs d'uni-

1 Voir, par exemple, Oliver GARCEAU, « Interest group theory in political research », The Annals of the Academy of political and social science, 1958, 319, 104ss. ; Samuel H. Beer, Group representation in Britain and the United States, ibid, 130ss. ; G. R. STRAUSS, « Pressure Groupa I have known », Po-litical Quarterly, 1958, et Henry W. EHRMANN, ed., Interest group on four continents, edited for the International Political Science Association, Universi-ty of Pittsburg Press, 1958.

Page 22: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 22

formité rempliront leur fonction de cohésion entre les sociétés, au moins quand il s'agira des aspects majeurs des questions étudiées. Il n'en reste pas moins que ce procédé manifeste à nouveau le statut scientifique précaire de la théorie des groupes appliquée à la politique.

Signalons une dernière limitation de cette théorie : elle a été élaborée dans le contexte des sociétés libérales d'Occident et il est probable qu'elle ne peut valide-ment s'appliquer qu'à la vie politique de ces dernières sociétés. Pour ne mention-ner qu'un problème, cette théorie suppose des modalités de rapports entre groupes privés et agents publics qui ne peuvent se reproduire dans les sociétés commu-nistes, par exemple, où la distinction entre sphère privée et sphère publique est plus ténue que dans les sociétés occidentales.

Une notion comme celle de groupe, qui, dans son état actuel de formulation théorique, prête à tant de confusions, ne saurait guère servir de soutien, et encore moins de pierre d'assise, à une théorie politique qui se veut scientifique. Peu d'au-teurs d'ailleurs ont jamais cru sérieusement que l'application de la notion de groupe à l'étude de la vie politique procurerait à celle-ci un statut pleinement théo-rique. Pour autant qu'elle a été émise par certains, cette prétention a fait l'objet de sérieuses réserves de la part des spécialistes de la science politique eux-mêmes.

Toutefois, nous estimons que le recours systématique à cette notion a permis d'élargir considérablement les perceptions que les voies traditionnelles d'analyse axées sur l'individu rendaient possibles. Dans la conclusion de notre travail, nous indiquerons dans quelles directions nous entendons engager nos efforts dans le dessein d'écarter les obstacles majeurs qui entravent encore l'analyse de la vie po-litique. L'objectif que nous poursuivons dans les pages qui suivent est moins am-bitieux. Nous souhaitons simplement mettre en lumière le rôle des groupes dans certains domaines importants, tels que les partis politiques et les élections, la lé-gislation, le gouvernement, l'administration et l'acte judiciaire. Nous n'avons pas cru opportun, étant donnée la nature des questions que nous nous sommes posées, de développer un modèle rigoureux d'analyse. Nous nous sommes contenté d'em-ployer la notion de groupe sous la forme où on la rencontre le plus fréquemment en science politique, c'est-à-dire comme synonyme d'association, dans l'acception commune de ce terme. De plus, dans notre recherche des modalités d'inter-actions entre groupes privés et agents publics nous avons simplement adopté la méthode qu'Arthur F. Bentley avait employée il y a près de cinquante ans et que David

Page 23: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 23

Truman a reprise dans son livre : The governmental process. Cette méthode consiste à identifier les voies d'accès aux diverses organisations politiques qui s'offrent aux groupes et à indiquer comment ceux-ci s'y prennent pour utiliser ces voies et avec quel effet.

Nos analyses toutefois se différencient, croyons-nous, de celles de David Tru-man et des nombreux auteurs qu'il a influencés. Ainsi, nous avons écarte au départ toute préoccupation systématique et théorique. N'ayant pas l'ambition d'écrire un traité sur le gouvernement, mais simplement de décrire des comportements, nous avons accordé à la question des inter-actions entre groupes privés et agents pu-blics une attention beaucoup plus soutenue qu'on ne le fait généralement. Même si notre étude n'avait consisté qu'à faire la synthèse de la masse des travaux sur cette question, nous aurions déjà fait oeuvre utile.

Mais nous avions en plus une autre préoccupation, fondamentale celle-là. Les auteurs récents, dans leur réaction, fort légitime d'ailleurs, contre l'idéologie indi-vidualiste, n'ont-ils pas été conduits à verser insensiblement du domaine de la théorie à celui de l'idéologie ? Nombre de récents travaux ne constituent-ils pas en dernière analyse une profession de foi au « groupisme » ? Aussi, dans les pages qui suivent, avons-nous constamment mis en contraste les grands postulats libé-raux avec les jugements au moins provisoires des spécialistes contemporains. Il ressortira de nos exposés que l'application de la notion de groupe à l'analyse poli-tique laisse le citoyen dans une situation bien précaire. La question que nous pose-rons dans notre conclusion est la suivante : la précarité de la position de l'individu dans la vie politique est-elle réelle ou simplement le résultat d'un effet de défor-mation dû à une méthode d'analyse inadéquate ? Et si on peut démontrer que la méthode elle-même est en faute, comment en concevoir le remplacement ?

Page 24: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 24

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965)

Première partie

GROUPESET PROCESSUS ÉLECTORAUX

Retour à la table des matières

Page 25: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 25

Première partie.Groupes et processus électoraux

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

De nombreuses monographies, portant sur les différents aspects de la vie et de l'organisation internes des partis politiques de même que sur les comportements électoraux, ont été publiées au cours des récentes années aux États-Unis. Ces mo-nographies marquent de remarquables progrès par rapport aux études plus an-ciennes. Celles-ci revêtaient un caractère très général et ne s'appuyaient que de fa-çon subsidiaire sur des recherches empiriques. Par contre, les études récentes font de plus en plus appel aux techniques de sondages et à l'observation systématique. On vise moins à fournir des interprétations générales qu'à scruter en profondeur certains phénomènes ou activités complexes.

D'une façon ou d'une autre, ces récentes études font état des intuitions et des généralisations contenues dans les ouvrages plus anciens. Certaines de ces intui-tions et de ces généralisations reçoivent de la sorte une vérification empirique, tandis que d'autres paraissent contredites par l'épreuve d'une analyse rigoureuse des faits. Pour l'ensemble, toutefois, les auteurs récents se préoccupent de pro-blèmes beaucoup plus immédiats que leurs aînés : problèmes concernant notam-ment les outils d'analyse eux-mêmes, le degré de validité qu'on peut attendre de leur utilisation et sous quelles conditions. Ainsi, plusieurs des grandes questions traditionnelles concernant les partis politiques et les élections se trouvent-elles, pour l'instant du moins, plus ou moins ignorées. Par contre, on accorde une im-portance considérable, et peut-être excessive, à l'élaboration des cadres de re-

Page 26: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 26

cherche et d'analyse (regearch designs) et à la vérification rigoureuse de tous les faits, quelle que soit par ailleurs leur portée théorique ou pratique véritable.

Un des aspects les plus intéressants des nouvelles tendances consiste sans doute dans la restriction fréquente au niveau local et régional du champ des inves-tigations 1. On pourrait à prime abord, craindre que les chercheurs récents suivent aveuglément la voie que les spécialistes des études communautaires avaient adop-tée il y a plus de vingt ans. Heureusement, il n'en est rien.

Certes, les représentants de la célèbre école de sociologie communautaire, dite de Chicago, méritent, à plusieurs titres, notre admiration. Les patientes recherches de Robert Park, Louis Wirtz, Ernest Burgess, George Herbert Mead, Everett Hu-ghes et W. Lloyd Warner ont accru nos connaissances dans plusieurs secteurs de la vie et de l'organisation sociales. De plus, elles ont facilité la mise au point de techniques indispensables et permis l'élucidation de plusieurs concepts impor-tants, tels ceux de stratification et de classes sociales, de statut, de rôle, et ainsi de suite. Mais les prémisses originelles qui ont inspiré ces recherches se sont avérées erronées. Qu'ils fussent sociologues de formation, comme Robert Lynd ou Robert Park, ou anthropologues, comme W. Lloyd Warner, ces chercheurs, pour l'en-semble, se sont intéressés à la community en tant qu'elle constituait, selon eux, un « laboratoire », ou encore un « microcosme » de la société américaine globale 2.

1 Parmi les monographies les plus remarquables qui expriment ces nouvelles tendances, mentionnons : P. F. LAZARSFELD, Bernard BERELSON, Hazel GAUDET, The People's choice, 2e ed., Columbia U.P., 1948 ; B. R. BEREL-SON, P. F. LAZARSFELD, W. N. McPHEE, Voting, Chicago U.P., 1954. Ces études ont été menées respectivement dans le comté d'Érié, en Ohio ; et dans la villed'Elmira, dans I'État de New York. D'autres études, basées sur un échantillon national d'électeurs, ont une portée générale. Parmi celles-ci, la plus souvent mentionnée est celle d'Angus CAMPBELL, Gerald GURIN et W. B. MILLER, The Voter decides, Evanston, III., Row Peterson, 1954. Pour des appréciations critiques de ces travaux, voir Eugene BURDICK et Arthur J. BRODBECK, American voting behavior, The Free Press, Glencoe, Ill., 1959 ; et Angus CAMPBELL, The American voter, Wiley, New York, 1960. Ces études comportent des chapitres sur la structure et l'organisation des partis po-litiques américains, tant au niveau local et régional qu'au niveau national. On doit toutefois déplorer l'insistance excessive accordée par les auteurs aux com-portements électoraux. Les bonnes monographies sur les partis politiques sont encore bien rares aux États-Unis, comme dams les autres pays, d'ailleurs.

2 En outre, pour Warner et quelques autres, le concept de Community devait être valide également pour l'étude de tous les phénomènes « locaux », dans

Page 27: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 27

La société globale, par sa complexité et sa dimension mêmes, leur paraissant échapper à l'emprise des techniques de recherches empiriques les plus éprouvées, les auteurs ont vu dans la community un univers social restreint, aux rouages et mécanismes facilement identifiables et isolables, dont l'étude rendrait possibles des conclusions pouvant être généralisées à la société globale. Or, cette hypothèse fondamentale du caractère « représentatif » de la community est jugée insoute-nable par plusieurs auteurs récents 3.

Bien que les sociologues eux-mêmes contribuent aux efforts actuels visant au renouvellement des hypothèses et des objectifs qui doivent orienter les monogra-phies locales et régionales, il nous semble que ce sont surtout les analystes poli-tiques qui produisent les travaux les plus considérables. Nous ramènerons à quatre propositions les caractéristiques principales de ces travaux :

1) la community n'est plus considérée comme une unité sociale de base, mais seulement comme un cadre de référence, entre autres, pour l'étude de cer-taines questions précises, reliées à une problématique théorique plus vaste ;

2) la community ne constitue plus le point de départ de la mise au point de concepts ou de la formulation des hypothèses de travail, mais elle est plu-tôt conçue comme un laboratoire permettant le contrôle de conclusions scientifiques établies à une échelle plus vaste, notamment au moyen de sondages nationaux ;

3) la community n'est plus considérée comme un système social clos, mais plutôt comme un moment du processus social, un des nombreux contextes de l'existence sociale des individus, ou encore une manifestation, entre

toute société.3 Sur le sujet, voir Joseph A. KAHL et Kinsley DAVIS, The American class

structure, New York, Rinehart and Co., 1957 ; Maurice R. STEIN, The eclipse of community, Princeton U. P., 1960. Dans son livre, American life : dream and reality (The University of Chicago Press, 1962), W. Lloyd WARNER lui-même soulève, au sujet de la community, plusieurs problèmes méthodolo-giques et théoriques qui offrent un frappant contraste avec les convictions qui avaient présidé à la mise en plan des Yankee City Studies, Il y a maintenant près de trente ans.

Page 28: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 28

plusieurs, des phénomènes d'ensemble typiques de la société moderne, no-tamment l'urbanisation, l'industrialisation et la bureaucratisation ;

4) la community n'est plus définie comme un univers social qui se suffit vir-tuellement à lui-même, mais comme un élément d'un complexe réseau d'inter-influences au sein duquel se manifestent les interventions lointaines ou médiates de facteurs « externes »aussi bien que l'action prochaine et immédiate des facteurs « internes » 1.

1 En toute justice pour Warner, Il faut reconnaître qu'il a lui-même souligné l'influence, entre autres, des centres métropolitains sur la community. Le qua-trième volume des Yankee City Studies (The social system of the modern fac-tory. The strike) représente, à notre avis, l'un des principaux travaux de socio-logie appliquée publiée jusqu'ici aux États-Unis, précisément parce qu'il décrit avec minutie la nature et l'importance des facteurs externes dans le processus de profonde désorganisation que subit la community. Dans ses écrits théo-riques contenue dans American life, Warner revient aux matériaux de ce livre et Stein, pour sa part, consacre presque tout son chapitre sur Warner à l'ana-lyse de ce même volume. Soulignons au passage que, dans American life, Warner revient à plusieurs reprises sur ce qu'il appelle The emergent Ameri-can society. Il veut traduire par là un processus que de nombreux auteurs ont identifié sous différentes appellations -processus déclenché et soutenu par le complexe réseau des influences métropolitaines qui, au cours des vingt der-nières années, ont détruit l'autonomie et l'originalité des communities et amor-cé en même temps la restructuration de la société américaine sur des assises plus larges, fondées sur la conformisation des conduites et la standardisation des symboles selon des modèles globaux. Cependant, comme le montrent Floyd Hunter dans Community power structure : a study of decision makers (Chapel Hill, 1953) et Robert 0. Schultze dans « The role of economic domi-nants in community power structure » (American Sociological Review, 23, Fe-bruary, 1968), il ne faudrait pas oublier que, entre l'époque révolue de la com-munity relativement autonome et l'époque possiblement à venir de la société conformisée et standardisée, s'insère obligatoirement une étape de transition, caractérisée par l'absence au plan local de contrôles précis et de normes de conduites clairement définies. Le désastre minier que relate John Barlow Mar-tin dans un poignant article, « The blast in centralis No. 5, a mine disaster no one stopped » (Harpers Magazine, 196, March 1948, 193-220), désastre attri-buable à la lenteur des communications entre les responsables locaux et les patrons et les chefs syndicaux métropolitains, ne représente qu'un symptôme de la profonde crise, résultant du fait que les structures sociales fondées sur la technique moderne, les corporations et les mass media, qui sont appelées à, se substituer aux structures traditionnelles de la community, ne sont encore, selon l'expression de Warner lui-mème, qu'en « processus d'émergence ».

Page 29: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 29

Parmi les travaux qui s'inspirent de ces nouvelles orientations, plusieurs ont choisi de placer les groupes ou les associations au centre de leurs préoccupations. Certains de ces travaux formulent des hypothèses de recherches qui permettent de prévoir que nous sommes sur la voie d'un renouvellement complet des concep-tions traditionnelles du leadership politique 1. Nous avons, dans les deux chapitres suivants, tiré profit de ces travaux de base aussi bien que d'un grand nombre de monographies plus spécifiques portant sur les sujets restreints que nous abordons. Mais nous n'avons pas cherché à faire la synthèse de ces travaux. Nous en avons retenu ici seulement les aspects qui se rapportaient strictement aux deux sujets que nous abordons, c'est-à-dire les rapports des groupes et des partis politiques et l'influence des groupes dans les élections 2. Enfin, nous avons donné à nos expo-sés un caractère général et mis en contraste l'ancien modèle libéral de participa-tion politique avec le modèle plus récent qui accorde la primauté au groupe.

1 Mentionnons, entre autres, Robert A. DAHL, Who governs ? Democracy and power in an American city, New Haven, Yale U.P., 1961 ; Nelson W. POLSBY, Community power and political theory, New Haven, Yale U.P., 1963 ; Edward BANFIELD, James Q. Wilson, City politics, Harvard Press, Cambridge, 1963, et C. D. F. KAMMERER et al., The urban, community, Houghton mifflin, Boston, 1963 ; Robert E. AGGER et al., The rulers and the ruled, John Wiley and Sons. New York, 1984.

2 De la même façon, il va sans dire que nous n'avons pas cherché Ici à faire une analyse complète des partis politiques non plus que des phénomènes élec-toraux. Nous nous sommes expliqué sur ce point dans notre Introduction géné-rale.

Page 30: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 30

Première partie.Groupes et processus électoraux

Chapitre IGroupes et partis politiques

Retour à la table des matières

Soucieux de protéger l'individu contre le groupe, les Pères de la Confédération américaine et les jacobins français, plus doctrinaires que la majorité des premiers démocrates anglais un siècle auparavant, s'opposaient à l'interposition, entre les citoyens et les gouvernants, des £actions ou des partis politiques. Aussitôt, cepen-dant, sous la pression des conflits idéologiques et sociaux et par le jeu même des assemblées populaires, des partis politiques se sont constitués partout et même les démocrates les plus fervents ont dû concéder l'insertion du « groupe » à ce stade en même temps préliminaire et décisif du processus politique où les électeurs font leur choix à la fois entre les grandes options et les programmes d'action qui leur sont proposés et les hommes qui s'offrent à les gouverner.

Dans un effort pour légitimer après coup l'évolution que, d'un point de vue doctrinal, ils avaient d'abord cherché à contrarier, les idéologues se sont par la suite attachés à démontrer que la sauvegarde des libertés démocratiques repose entièrement sur le jeu des partis politiques, à condition cependant qu'il y ait deux ou plusieurs formations partisanes en lice 1.

1 Pour des présentations et des critiques de cette vue, voir Harold Laski, Ii-berty in the modern state, The Viking Press, New York, 1949, 12ss. ; Richard Wollheim, « Democracy », Journal of the history of ideas, 1958, vol. XIX, no. 2, 225ss. ; Richard McKeon, Democracy In a world of tensions. A Symposium

Page 31: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 31

En même temps, par le recours à la fiction selon laquelle la participation des citoyens à la vie politique, par l'intermédiaire des partis, peut et doit se traduire dans un processus engendré et soutenu par l'individu et non par les groupes, ils ont pu continuer à prêcher leurs convictions individualistes malgré le phénomène massif des partis et des machines électorales.

Il ne fait pas de doute que les partis politiques ouvrent un accès aux centres de décisions. Le problème qui se pose consiste à savoir de quelle façon les concur-rents et les participants à la lutte partisane conçoivent cet accès, comment ils s'y prennent pour parvenir à leurs fins et dans quelle mesure ils s'en trouvent satis-faits.

Selon la doctrine démocratique classique, l'adhésion à un parti politique et la participation à l'intérieur du parti résultent d'une décision et d'un engagement strictement individuels, inspirés par le seul souci de l'intérêt général. Les forma-tions partisanes constitueraient donc des cercles d'étude et de discussion au sein desquels les citoyens seraient conduits à dégager les intérêts de la société poli-tique de même qu'à se départager, selon leurs préférences, en deux ou plusieurs grandes formations. Mais, toujours selon cette doctrine, pour être en mesure d'ac-complir ces sublimes fonctions, les partis ne doivent pas tomber sous la domina-tion des classes sociales ni des intérêts restreints, bref, des groupes privés quels qu'ils soient.

Dans certains pays, au Canada par exemple, cette conception prévaut encore, du moins au sein des grands partis traditionnels, les libéraux et les conservateurs. Mais, même dans les cas les plus favorables, elle se trouve contredite par les faits au point où plusieurs auteurs préconisent la thèse opposée selon laquelle la fonc-tion principale des partis politiques consisterait à canaliser les conflits de classes et les intérêts de groupes 1. On s'est même ingénié à imaginer les caractères que devraient présenter les régimes de scrutins pour que cette concordance entre

prepared by UNESCO, United Nations, Paris, 1951 ; Jeanne Hersh, Idéologies et réalités. Essai d'orientation, Plon, Paris, 1956. La conviction que l'exis-tence d'au moins deux partis politiques est nécessaire pour la sauvegarde de la démocratie est telle que certains auteurs vont jusqu'à souhaiter le développe-ment d'un régime de partis au sein des associations privées afin de les « démo-cratiser » ; voir notamment : Seymour Martin Lipset et autres, Union Demo-cracy, The internal politics of the international typographical union, The Free Press, Glencoe, III., 1956.

Page 32: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 32

classes ou groupes et partis soit la plus « naturelle » possible. Cet effort a reçu le ferme appui de plusieurs auteurs qui suivent la mode sociologique actuelle. Même des protagonistes de la doctrine individualiste classique ont supporté ce point de vue quand on a cru trouver qu'il existait une corrélation entre les partis politiques et les groupes de pression, cette suprême monstruosité aux yeux des individua-listes. Plus les partis politiques sont forts, affirme-t-on, plus ils canalisent les ten-sions sociales et moins les groupes de pression sont nécessaires - les fonctions qu'ils sont susceptibles de remplir se trouvant exercées par les partis ; inverse-ment, plus les partis politiques sont faibles, moins ils reflètent et expriment la stratification et les idéologies sociales et plus l'action des groupes de pression de-vient nécessaire.

Ce point de vue a reçu un chaleureux accueil aux États-Unis, ce pays réputé comme terrain de prédilection des groupes de pression. Afin de remédier à une si-tuation jugée déplorable, on a préconisé une réforme radicale du régime américain de partis dans l'intention d'en faire des organisations « responsables » selon le mo-dèle anglais 1. On s'efforce en même temps de revitaliser les partis politiques qui parviennent à peine à attirer la moitié des citoyens aux urnes, même quand il s'agit d'élire le Président de même que les représentants et les sénateurs au Congrès fé-déral. On s'inquiète qu'une fraction si considérable des électeurs, dans le Sud sur-tout mais aussi dans d'autres régions, vivent de fait sous un régime de parti unique

1 Seymour Martin Lipset, Political man. The social bases of politics, Dou-bleday Co., Garden City, New York, 1960. eh. VII-IX ; Jean MEYNAUD, In-troduction à la Science politique, Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques, Librairie Armand Colin, Paris, 1959 [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; G. E. LAVAU, Partis poli-tiques et réalités sociales, Cahiers de la fondation nationale des sciences poli-tiques, Librairie Armand Colin, Paris, 1953.

1 Voir à ce sujet : American political science association, « Toward a more responsible two-party system », The American political science review, sup-plement, vol. XLIV, no. 3, part 2, 1950, et le commentaire d'Austin RAM-NEY, ibid., vol. XLV, no. 2, 1951, 488-500. Aussi, The Annals of the Ameri-can Academy of Political and social science, vol. 259, Sept. 1948, numéro consacré à Parties and Politics : 1948 ; Donald C. BLAISDELL, American democracy under pressure, The Ronald Press Co., New York, 1957, 159ss. ; Dayton David McKEAN, Party and pressure politics, Houghton Mifflin Co., Boston, 1949, 640ss. ; William Allen WHITE Politics : the citizen's business, Macmillan, 1924.

Page 33: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 33

par suite du discrédit ou de l'état d'impuissance où se trouve l'un ou l'autre des deux grands partis 2.

Leur désir de contrecarrer l'action des groupes de pression ne porte pas toute-fois les auteurs américains à souhaiter le remplacement de l'actuel régime biparti-san par un régime de véritables partis de classes, comme le préconise notamment G. E Lavau dans son livre Partis politiques et réalités sociales. Ils estiment que, en donnant plus de solidité au régime existant, on pourrait inciter les groupes de pression à agir de préférence à l'intérieur des partis. Ainsi, les interventions di-rectes des groupes auprès des législateurs s'en trouveraient d'autant réduites.

La validité de ce point de vue repose entièrement sur la supposition, mention-née plus haut, qu'en régime de partis forts ou nombreux, l'activité extra-partisane des groupes est peu développée. C'est ainsi qu'on avait coutume d'opposer la Grande-Bretagne et la France aux États-Unis. Mais cette supposition, constate-t-on aujourd'hui, était le fruit de l'état d'ignorance concernant les groupes de pres-sion qui prévalait, jusqu'à tout récemment encore, en dehors des États-Unis. À mesure que cet état d'ignorance se dissipe à la suite de travaux de plus en plus nombreux, les théoriciens politiques deviennent enclins à penser que non seule-ment les organisations d'intérêts politiques extra-partisanes sont proportionnelle-

2 Eugene C. LEE, The politics of Nonpartismship : a study of California city elections, Berkeley, U. C. P., 1960 ; Austin RAMNEY et Willmore KEN-DALL, « The American party systems », American political science review, Vol. XLVIII, June 1954, no. 2, et Democracy and the American party system, New York, 1956 ; Henry A. TURNER, « National politics ; aeras of one party control », Social Science, vol. 28, no. 3, 1953, 137-143 ; Julius Turner, « Pri-mary elections as the alternative to party competition in « safe districts », The journal of politics, vol. 15, May 1953, no. 2, 197-211. Le régime bipartisan n'existe effectivement que dans vingt-huit États sur cinquante. Les vingt-deux autres États connaissent de fait le régime du parti unique ou des versions mo-difiées d'un tel régime. Jusqu'en 1954, au moins, Il arriva fréquemment que les pré-élections des partis républicain et démocrate désignèrent le même candi-dat. Par contre, il semble que l'évolution sociale et les conflits idéologiques, notamment autour de la question raciale, contribuent à restaurer des régimes bipartisans dans des régions considérées traditionnellement comme des châ-teaux-forts de l'un ou l'autre parti. Ainsi, dans plusieurs États du Sud, les répu-blicains font maintenant une chaude lutte aux démocrates et triomphent fré-quemment. Inversement, les démocrates font maintenant bonne figure dans certains États de la Nouvelle-Angleterre, notamment le Maine et le Vermont, qui ont toujours élu des républicains.

Page 34: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 34

ment aussi nombreuses dans ces pays qu'aux États-Unis mais encore que leurs ac-tivités directes auprès des législateurs et des administrateurs sont aussi fréquentes et aussi intenses. En conséquence, il se pourrait que la présumée corrélation entre partis et groupes de pression s'avère simplement non existante ou tout au moins bien plus faible qu'on avait pu le supposer.

Il semble donc qu'il faille conclure que, par leur nature et leur destination mêmes, les partis politiques se trouvent incapables de canaliser convenablement tous les intérêts des classes et des groupes. S'il est vrai que, selon l'expression de V.O. Key 1, les partis politiques constituent le plus « inclusif » des groupes aux-quels les individus expriment leur loyauté, même dans le meilleur des cas pos-sibles - le cas d'un parti qui serait rigoureusement restreint à une seule classe ou à un seul intérêt sectoriel - ils ne constituent jamais un groupe exclusif. Les partis, surtout au niveau local mais aussi au niveau national, se trouvent donc toujours en situation de concurrence avec d'autres formes de groupements. Les individus, tout en cherchant à promouvoir certains de leurs intérêts par leur participation au sein des partis, confient le soin de ces mêmes intérêts ou de catégories différentes d'in-térêts à d'autres groupes lorsqu'ils le jugent avantageux ou plus simplement encore lorsque les dirigeants de ces groupes sollicitent leur support. Les individus parti-cipent à des groupes autres que les partis non seulement dans les cas où ceux-ci faillissent à la tâche de promouvoir et de représenter de façon complète et constante l'un ou l'autre de leurs intérêts dominants mais même dans les cas où les partis se veulent exclusifs et compréhensifs, et ceci parce que les intérêts des indi-vidus sont trop diversifiés et parfois trop contradictoires pour qu'une seule forme de groupement puisse les mobiliser et les exprimer convenablement.

Ce qu'il faut voir c'est que les partis ne peuvent être l'unique lien entre les in-dividus et les organisations gouvernementales parce que, s'il en était ainsi, ils se trouveraient dans l'impossibilité de remplir leurs fonctions spécifiques irrempla-çables, c'est-à-dire d'abord la création et l'intégration des volontés populaires au-tour de certaines grandes options générales et ensuite le choix des gouvernants. Dans l'accomplissement de ces tâches majeures, les partis politiques sont souvent conduits, non plus à représenter et à canaliser les intérêts et les conflits de classes et de groupes, mais plutôt à les esquiver, dans un effort pour s'assurer l'appui du

1 V.O. KEY, Jr., Public opinion and American democracy, Alfred A. Knopf, New York, 1961, 60, 243ss.

Page 35: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 35

plus grand nombre possible d'adhérents, et à les dissoudre sous le plus grand dé-nominateur commun possible, afin d'en arriver à dégager, d'une façon plus ou moins artificielle, ce qu'on a convenu d'appeler l'intérêt général. La possibilité que les groupes de pression constituent pour les individus des formes supplémentaires ou alternatives de représentation et de médiation de certaines de leurs aspirations et de certains de leurs besoins - surtout ceux qui sont plus spécifiques et plus im-médiats, mérite donc d'être soumise à l'examen attentif des faits. Des monogra-phies menées aux États-Unis au niveau local et régional concordent sur ce point avec les résultats de sondages à l'échelle nationale : les individus feraient davan-tage confiance aux partis qu'aux groupes privés, professionnels ou autres, quand il s'agit de questions générales, mais ils accorderaient leur préférence à ceux-ci quand il s'agit d'intérêts immédiats.

Cependant, même si l'action par l'intermédiaire des partis politiques ne suffit jamais complètement ni surtout en permanence à satisfaire les groupes, il n'en reste pas moins que rares sont les groupes qui boudent tout à fait les partis poli-tiques. La question des relations entre les partis et les groupes demeure donc en-tière 1. Ce sujet a fait l'objet d'amples monographies surtout aux État-Unis 2. Les fermiers et les premiers protagonistes de la prohibition se sont organisés en partis politiques ; les vétérans de même que les membres de l'Anti-Saloon League se sont infiltrés au sein des grandes organisations partisanes au point de les assiéger et même de les dominer en certaines occasions ; dans certains États, les intérêts sectoriels mobilisent l'un ou l'autre des partis, à l'exclusion virtuelle d'autres inté-

1 Jean MEYNAUD a établi cinq grands types de position entre les groupes et les partis : la neutralité ; l'octroi du soutien du groupe aux hommes qui lui sont favorables, quel que soit leur parti ; l'établissement de liens privilégiés avec un parti ; la formation de partis ; la soumission aux partis. Voir : Nou-velles études sur les groupes de pression en France, Librairie Armand Colin, Paris, 1962. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

2 Parmi ces monographies, deux méritent une mention particulière en raison de leur analyse méticuleuse, à la fois des relations entre les groupes concernés et les partis et des raisons qui poussèrent ces groupes à agir en même temps à l'extérieur des partis, même durant les périodes où Ils dominaient l'un ou l'autre des deux grands partis américains. Ce sont Peter H. ODEGARD, Pres-sure politics. The story of the Anti-Saloon league, Columbla U.P., New York, 1928 ; Mary R. DEARING, Veterans in politics ; The story of the G.A.R., Louisiana State U.P., Baton Rouge, 1952.

Page 36: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 36

rêts ; les unions ouvrières parfois appuient officiellement le parti démocrate et parfois soutiennent les candidatures d'hommes favorables à leurs intérêts, à quelque parti qu'ils appartiennent ; la National Association of Manufacturers (NAM) adopte une position similaire à l'endroit du parti républicain et des candi-dats. L'action des groupes et même jusqu'à un certain point des classes sociales in-fluence incontestablement la vie des deux grands partis américains, même si cette influence est moins tranchée et moins apparente que celle des syndicalistes à l'en-droit du parti travailliste anglais. Il est toutefois difficile de considérer, même ce dernier parti, comme un parti de classe puisque près d'un tiers de sa clientèle élec-torale n'appartient pas à la classe ouvrière. Si donc les groupes et les classes so-ciales parviennent parfois à dominer les partis, il n'en est pas de même de ceux-ci : rarement détiennent-ils un monopole absolu et permanent de la loyauté d'un groupe ou d'une classe.

Les partis politiques constituent des organisations dont la destination première est la conquête et le contrôle du gouvernement. Sans doute cette visée varie-t-elle en intensité selon les régimes de partis et selon les caractères et l'importance rela-tive des partis dans les divers systèmes politiques. Il n'en reste pas moins que la vocation naturelle de tous les partis, quelle que soit par ailleurs leur aptitude à la poursuivre, demeure la recherche du pouvoir.

Depuis les ouvrages de Robert Michels et d'Ostrogorski, les auteurs ont fait écho à la fameuse « loi d'airain de l'oligarchie »qui régirait les partis politiques de même que la plupart des associations organisées, du moment qu'elles acquièrent une certaine dimension. Il suffit ici de mentionner que les spécialistes des partis politiques confirment généralement la tendance des partis vers l'oligarchie, souli-gnée par Michels et Ostrogorski. Cette tendance se vérifie aussi bien, pour re-prendre la distinction de Maurice Duverger, parmi les partis de « cadres » que parmi les partis de « masse », parmi les partis américains que parmi les partis eu-ropéens. Dans tous les cas, ce ne sont pas les simples membres ni même les repré-sentants élus qui contrôlent les partis. Ce sont plutôt des cercles restreints d'indivi-dus, au sein desquels peuvent se trouver sans aucun doute des partisans actifs, des députés, des sénateurs et, aux États-Unis, des juges, mais où l'on rencontre géné-ralement, en plus, des « professionnels » de la politique et des « organisateurs » qui sont peu connus en dehors des milieux souvent semi-clandestins où ils évo-

Page 37: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 37

luent et dont l'influence, même si elle demeure obscure, est toujours considérable et parfois décisive.

Malgré les nombreuses études sur les partis politiques dans beaucoup de pays, on ne possède malheureusement qu'une connaissance bien imparfaite de la façon dont s'organisent et agissent les oligarchies au sein des partis politiques. De fait, ce n'est à vrai dire qu'aux États-Unis qu'elles ont fait l'objet d'études poussées ; mais on aurait bien tort de conclure de là, comme on le fait souvent, que de sem-blables oligarchies n'existent que dans ce dernier pays. Au sein de presque tous les partis politiques on trouvera un certain nombre de vieux routiers, d'hommes « dé-voués » et « réalistes » qui « activent » les membres du parti et les candidats eux-mêmes. Se tenant d'ordinaire derrière les rideaux dont ils tirent les ficelles, ils pré-sident à tous les grands moments de l'existence du parti. Les chefs officiels du parti reçoivent les applaudissements et les honneurs, tandis qu'eux-mêmes, spécia-listes de la stratégie et exécutants fidèles, se font les dispensateurs du patronage dont ils retirent parfois pour eux-mêmes des avantages et un pouvoir énormes. « Un parti politique, déclarait le secrétaire d'État William Henry Seward au milieu du XIXe siècle, constitue en un sens une compagnie à capital par actions au sein de laquelle ceux qui contribuent le plus dirigent les opérations et prennent les dé-cisions. » Et James Bryce écrivit dans la même veine : « La source de la puissance et la force de la cohésion des partis politiques américains se trouvent dans le désir d'obtenir des emplois, et des emplois lucratifs 1. » Ces points de vue, croyons-nous, demeurent substantiellement vrais aujourd'hui.

Aux États-Unis, certaines de ces oligarchies agissantes ont acquis un tel degré de stabilité et de puissance qu'elles sont connues sous le nom de « machines poli-tiques ». Toutes ont les villes ou les États comme base d'opérations mais certaines d'entre elles, à la faveur surtout du régime des partis et du mode de scrutin améri-cains, font sentir leur influence jusqu'au sein de la politique fédérale. Il est peu probable que de semblables machines existent sur une échelle comparable en de-hors des États-Unis. Toutefois, les grandes organisations partisanes dans tous les pays possèdent certains des traits majeurs que présentent sous leur forme achevée

1 William Henry SEWARD, cité par Thomas COCHRAN et William MIL-LER, dans The age of enterprise, Macmillan, New York, 1943, 157 ; James BRYCE, The American Commonwealth, vol. Il, 106, cité par Thornas CO-CHRAN et William MILLER, ibid.

Page 38: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 38

les machines politiques américaines. Les personnes qui ont la maîtrise de telles machines ont communément été appelées bosses. Nous traduisons donc ici ce terme par « patrons » (i.e. agents de patronage).

L'adhésion des citoyens à un parti politique résulte d'un choix inspiré par plu-sieurs ordres de motivations. À côté d'un réel souci de l'intérêt général et de la force de l'idéologie et de l'habitude, se font jour des considérations beaucoup plus immédiates et plus intéressées. Durant les campagnes électorales surtout, les par-tis politiques, sous leur visage le plus apparent, prennent l'aspect de véritables marchés clandestins où les loyautés des supporteurs s'échangent contre des « pro-messes », des « faveurs », des « privilèges » et des « cadeaux » de toutes sortes. Les patrons qui sont au service des partis à tous les niveaux d'organisation doivent avoir les mains pleines. Cette condition exige, en premier lieu, qu'ils détiennent un degré suffisant de contrôle sur les partis et, en second lieu, qu'ils aient des complicités parmi les législateurs, les administrateurs, les juges, la police, les dé-tenteurs de capitaux, les dirigeants des grands groupes privés, c'est-à-dire parmi tous ceux qui, occupant les divers centres de décisions politiques ou non poli-tiques, se trouvent en position, en échange de services rendus, de produire les biens et les services que les patrons négocient sur le marché du parti 1.

Ces patrons occupent rarement une position officielle éminente au sein des partis. S'il arrive qu'ils soient juges ou sénateurs, ou présidents des commissions nationales des partis, ce n'est pas là qu'il faut chercher la source réelle de leur in-fluence. En réalité, beaucoup de patrons manifestent à l'endroit de la politique, et même des positions idéologiques et des programmes des partis qu'ils servent, une indifférence qui scandalise et effraie les partisans sincères. Les patrons, bien qu'ils soient jour et nuit au service des électeurs, ne s'appuient pas non plus sur ceux-ci pour assurer la stabilité de leur position au sein des partis. Leur puissance dérive essentiellement de leur contrôle sur l'organisation des partis, la plupart du temps au niveau local et parfois au niveau étatique.

Mais, pour créer et maintenir une organisation qui puisse dominer les partis, les patrons ont besoin d'argent et d'alliés puissants. Les groupes privés trouvent par là même une voie d'accès privilégiée aux partis politiques.

1 Pour une excellente analyse des raisons d'être et des fonctions des ma-chines politiques, voir Robert K. MERTON, Social theory and social struc-ture, rev. ed., the Free Press, Glencoe, Illinois, 1957, 73-82.

Page 39: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 39

Dans certains pays, les groupes les plus puissants préfèrent intervenir directe-ment en maintenant et en contrôlant leurs propres formations partisanes. C'est le cas notamment des syndicats communistes en France et en Italie et, à un degré moindre, des syndicats britanniques et scandinaves. Aux États-Unis, les groupes renoncent généralement à s'engager dans cette voie en raison de la prédominance des deux grands partis qui, professant l'agnosticisme idéologique le plus flagrant, parviennent à résorber, à contenir ou plus souvent à esquiver les intérêts secto-riels, économiques, ethniques et religieux les plus divergents. Les efforts épiso-diques, de la part de certains groupes de ce pays, pour s'organiser en tiers-partis reflètent plutôt la conscience que les grands partis représentent mal leurs intérêts qu'ils ne traduisent la conviction, chez ces groupes, de leur propre force politique. De fait, les groupes qui sont assurés d'une grande influence sur l'un ou l'autre des deux grands partis existants - ou même encore sur les deux à la fois - n'ont jamais exprimé le désir de se donner des partis à eux. C'est le cas notamment des groupes d'affaires, financiers et industriels. En réalité, les deux grands partis américains, de haut en bas, sont depuis presque toujours totalement imprégnés de l'esprit capi-taliste au point où aucun groupe ne peut réussir à canaliser politiquement ses inté-rêts par l'intermédiaire de ces partis s'il n'est pas lui-même imbu du même état d'esprit.

De même, il n'y a jamais eu, à strictement parler, de partis religieux aux États-Unis, où pourtant les Églises jouent un rôle social si considérable. Les disposi-tions constitutionnelles stipulant une séparation rigoureuse entre l'Église et l'État rendent d'ailleurs difficile la formation de tels partis. Il ne faudrait cependant pas en conclure que les religions se désintéressent des luttes partisanes. On sait que les catholiques favorisent le parti démocrate tandis que les protestants supportent surtout les républicains. Cependant, les membres des diverses confessions sont libres de voter selon leurs préférences et dans plusieurs cas les tendances reli-gieuses se trouvent contredites et abolies par le jeu de facteurs plus immédiats, comme les intérêts sectoriels et les statuts socio-économiques. Au moins en trois occasions, toutefois, des confessions protestantes ont exercé une influence pré-pondérante sur les activités partisanes américaines, s'infiltrant dans chaque cas au sein du parti républicain au point parfois de donner l'impression de le dominer et, par là même, forçant les autres confessions religieuses, notamment l'Église catho-lique romaine, à chercher un support au sein du parti démocrate : à l'occasion

Page 40: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 40

d'abord de la montée du parti nativiste (Knownothing party) qui identifiait améri-canisme et protestantisme ; à l'occasion ensuite de la croisade prohibitionniste, alors que l'Anti-Saloon League instigatrice de ce mouvement, était sinon dirigée du moins dominée par les confessions protestantes les plus puissantes ; enfin, à l'occasion de l'élection présidentielle de 1928, où pour la première fois un catho-lique, le gouverneur Smith, briguait les suffrages. Les influences religieuses, dans la majorité des districts électoraux, ont joué plus faiblement que d'autres, facteurs lors de la campagne de 1960 qui vit pour la première fois un catholique, J.F. Ken-nedy, accéder à la présidence des États-Unis 1.

Au cours du XIXe siècle, des associations de fermiers, notamment le mouve-ment Greenback, les populistes et la Grange, tentèrent à plusieurs reprises d'orga-niser des partis politiques pour représenter les intérêts agraires. Aucune de ces tentatives toutefois ne lut couronnée de succès. Aujourd'hui, la dépopulation ru-rale conjuguant ses effets avec l'extrême diversification des intérêts agraires, la formation d'un grand parti national de fermiers est bien improbable. Dans cer-taines régions, comme au Minnesota, existent encore des partis à prédominance agraire, qui remportent certains succès au niveau local mais leur influence est trop limitée pour être retenue ici.

Moins encore que les paysans, les ouvriers américains ne manifestèrent à au-cune période beaucoup d'ardeur à former un parti qui se consacrerait à la défense exclusive de leurs intérêts. Il avait pu sembler que la montée du syndicalisme ra-dical, au début du siècle ou encore dans les premières années de la grande dépres-

1 Ray Allen BILLINGTON, The Protestant Crusade 1800-1860. A study of the origins of American Nativism, Rinehart Co., New York, 1938 ; Charles Granville HAMILTON, Lincoln and the Know-Nothing movement, Annals of American Research, Public Affairs Press, Wash., D.C., 1954 ; W. Darrell OVERDIKE, The Know-nothing party in the South, Louisiana State U.P., Ba-ton Rouge, 1950 ; Peter H. ODEGARD, Pressure politics, the story of the An-ti-Saloon league, Columbia U.P., New York, 1928 ; Roy V. PEEL et Thomas C. I)ONNELLY, The 1928 campaign : an analysis ; Peter H. ODEGARD, Religion and politics, Oceana Publications, New York 1960 ; William F. OG-BURN et Nell Snow TALBOT, « A measurement of the factors in the presi-dential election of 1928 », Social Forces, vol, 8, Dec. 1929, 176-183 ; Dayton David McKEAN, Party and pressure politics, op. cit., eh. 24 ; Luke EBER-SOLE « Religion and politics », The Annals..., no. 332, Nov. 1960, 101-112 ; T. H. WHITE, La victoire de Kennedy. Ou comment on fait un Président, tra-duit de l'américain par Léo Dilé, Robert Lafont, Paris, 1961.

Page 41: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 41

sion de 1929, aboutirait à la création d'un parti ouvrier. En 1932, le candidat so-cialiste à la présidence, Norman Thomas, obtint plus de 800,000 voix. Lors du congrès de l'American Federation of Labour (AFL) en 1935, 104 sur 600 délégués se prononcèrent en faveur d'une proposition préconisant la création d'un parti ou-vrier. Au sein du Congress of Industrial Organizations (CIO) créé un peu plus tôt, plus encore que dans les rangs de l'AFL, s'exprimait la conscience du besoin d'une formation ouvrière partisane indépendante. De fait, à New York, au Minnesota, en Orégon et ailleurs, des partis ouvriers ou ouvriers-paysans furent créés sur une base locale ou étatique. Toutefois, les lois pro-syndicales et les mesures de sécuri-té sociale adoptées durant la première administration Roosevelt eurent pour effet d'étouffer ces tendances. Au lieu d'un parti politique, John L. Lewis organisa en 1936 la Labor's non-partisan League afin d'appuyer la réélection de F. D. Roose-velt. Les résultats de cette campagne furent si considérables que Norman Thomas, une fois de plus candidat socialiste à la présidence, n'obtint cette fois que 187,000 voix. Depuis 1936, le projet de créer un parti ouvrier ne fut jamais sérieusement remis à l'étude. Henry A. Wallace qui, à la tête du Nouveau Parti Progressiste, s'était porté candidat à la présidence en 1948, en dépit de ses violentes dénoncia-tions des « vieux partis » et de ses efforts pour se gagner l'appui des ouvriers, échoua lamentablement auprès des syndicalistes.

L'échec du parti communiste auprès des ouvriers fut total. En premier lieu, le mouvement syndical américain s'est converti à l'idéologie capitaliste au point de se sentir tout à fait à l'aise au sein des deux grandes formations partisanes. En se-cond lieu, même si plus de 18 millions d'ouvriers américains sont syndiqués et qu'ils constituent en principe une puissance électorale redoutable, il ne faut pas oublier que ce nombre ne représente que 25% des employés salariés, que la conscience de classe n'existe guère chez les ouvriers américains et que, au surplus, leur répartition dans l'ensemble du territoire américain ne les favorise que dans une faible proportion de districts électoraux. Enfin, tout comme aux dirigeants d'une foule d'autres associations, l'expérience a enseigné aux chefs syndicaux qu'il existe des moyens moins onéreux et moins aléatoires que la formation de partis pour promouvoir les intérêts ouvriers 1.

1 Avery LEISERSON, « Organized labor as a pressure group », The An-nals..., vol. 274, March 1951, 108-118 : Jack KROLL, « Labor's political role », ibid., 118-123 ; George GALLUP, « How labor votes », ibid, 123-125 ; Sidney LENS, The crisis of American labor, op. cit., 190ss., 297 ; Henry A.

Page 42: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 42

Pour l'ensemble, par conséquent, les groupes et les associations aux États-Unis, comme dans beaucoup d'autres pays, plutôt que de s'engager dans l'action partisane directe, préfèrent agir par l'intermédiaire des grands partis de cadres existants. Cette situation favorise grandement l'action des patrons.

Entre les patrons et les dirigeants des groupes les plus divers se nouent des re-lations parfois très étroites. Des pactes et des engagements sont conclus par les-quels les dirigeants des groupes promettent des contributions à la caisse des partis ou, encore, les votes des membres du groupe pour certains candidats, en retour d'un appui par les partis aux programmes politiques favorables à leurs intérêts. Il est évident que l'intensité et la stabilité des rapports ainsi créés dépendent de la ca-pacité des deux parties à remplir leurs engagements, c'est-à-dire du contrôle effec-tif qu'elles détiennent sur leurs organisations respectives. Les dirigeants des groupes doivent faire la preuve qu'ils peuvent produire de l'argent et des votes ; les patrons, qu'ils peuvent faire désigner et élire les « bons » candidats et faire ins-crire les « bonnes » résolutions dans les programmes des partis.

L'intervention des dirigeants de groupes dans les activités partisanes facilite le contrôle des partis par l'organisation et, en même temps, consolide la position do-minante des patrons 1. Mais si ceux-ci viennent à dépendre trop exclusivement de

WALLACE, « Why a third party in 1948 ? » The Annals..., vol. 259, Septem-ber 1948, 10-17 ; Theodore DRAPER, The roots of American communism, The Viking Press, New York, 1957 ; Irving Hown et LEWIS COSER, The American communist party. A critical history (1919-1957), Beacon Press, Boston, 1957. Ce dernier livre décrit la campagne de Wallace en 1948 et ana-lyse les causes de son échec, 469-478.

1 Pour l'étude des « machines politiques » et des patrons, voir, entre autre : Dayton David McKEAN, « Political machines and national elections », The Annals..., vol. 259, Sept. 1948, 46 ; du même auteur, Party and Pressure poli-tics, op. cit., 281 ; Donald C. BLAISDELL, American democracy under pres-sure, op. cit., 144. Pour la conception que se fait le patron de la vie politique, des hommes politiques et des dirigeants des groupes, voir Edward J. FLYNN, You're The Boss, The Viking Press, New York, 1947 ; D.W. BROGAN, Poli-tics in America, Anchor Books, Doubleday, New York, 1960, eh. 4 ; Henri PIERRE « Les machines sont en travers de la route ». Esprit, novembre 1962, 612ss. ; Walton BEAN, Boss Ruef's San Francisco, Berkeley, U.C.P.. 1952 ; D.H. KURTZMAN, Methods of controlling votes in Philadelphia, Privately printed, 1935  ; Dayton D. McKEAN, The Boss : The Hague machine in ac-tion, Houghton Mifflin, Boston, 1940 ; Harold ZINK, City bosses in the Uni-ted States, Duke U.P., 1930 ; The Annals, vol. 353, May 1964, numéro consa-

Page 43: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 43

l'appui d'un seul groupe ou d'un nombre restreint et homogène de groupes, il peut arriver que les partis politiques, au niveau local, tombent sous la domination ef-fective de ces groupes. Ce risque est d'autant plus grand que la masse des élec-teurs et même des adhérents manifeste la plus grande indifférence à l'endroit de la vie interne des partis politiques. C'est ainsi que les porte-parole des Irlandais do-minèrent pendant de nombreuses années le parti républicain dans la ville de Bos-ton et que des patrons italiens dirigèrent le parti démocrate dans plusieurs districts de New York. Des chefs d'unions ouvrières ou de syndicats criminels contrôlèrent pendant une certaine période des organisations partisanes locales et étatiques 1. Il arrive même que certains groupes, devenus particulièrement puissants, se consti-tuent en véritables « machines » qui assiègent et occupent les partis politiques même au niveau national. Tel fut le cas de l'Anti-Saloon League dont Peter Ode-gard a fait une si excellente étude ; tel fut le cas aussi des vétérans de la Grande Armée de la République dont Mary R. Dearing a relaté la longue et extraordinaire histoire politique 2. Mais ce sont les grands industriels, commerçants et financiers qui ont toujours été les plus ardents défenseurs et supporteurs des « machines » politiques. La raison d'ailleurs en est fort simple : ils en retirent d'énormes avan-tages. S'il est rare qu'un homme d'affaires devienne patron politique, il est par contre fort fréquent que ce dernier tire ses moyens d'existence de l'appui financier d'un ou plusieurs hommes d'affaires : tels un Birmingham qui dut son influence aux aciéries ; un Butte que contrôlait l'Anaconda Copper Company ; tels encore les grands patrons de Philadelphie et de Chicago qui étaient sous la dépendance d'un syndicat de grands industriels, commerçants et financiers.

De tout temps, les patrons et les « machines » politiques elles-mêmes ont été l'objet d'une réprobation morale générale. C'est ainsi qu'aux États-Unis, durant l'ère dite progressive, un puissant mouvement de réforme, dont Théodore Roose-

cré à : « City bosses and political machines » ; Edward BANFIELD, James Q. WILSON, City politics, Harvard Press, Cambridge, 1963 ; C.D.F. KAMME-RER et al., The Urban political community, Houghton Mifflin, Boston, 1963.

1 Sidney Lens, The crisis of American labor, Barnes and Co., New York, 1961, particulièrement le chapitre V ; Report of the Senate Committee to in-vestigate organized crime in interstate commerce (« Kefauver Committee »), particulièrement Senate Report, 307, 82nd Congress. lst session, 1951. 183-187.

2 Peter H. Odegard, Pressure politics, op. cit. ; Mary R. Dearing, Veterans in politics, op. cit.

Page 44: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 44

velt lui-même était l'instigateur, chercha à libérer la politique de l'influence des « political bosses », des « oligarchies sénatoriales » et des « rois des chemins de fer ». Le mouvement encaissa un dur coup quand la Commission sénatoriale Clapp révéla que, des quatre candidats à la présidence en 1912., c'était Théodore Roosevelt qui avait dépensé le plus d'argent et qu'il ne s'était pas fait faute d'ac-cepter le support de quelques-uns des plus fameux patrons du pays 1. Malgré toutes les commissions d'enquête et toutes les poursuites judiciaires, les patrons et les « machines » existent toujours au sein des partis politiques américains. Sans doute les pratiques ont été grandement rénovées depuis une trentaine d'années. C'est ainsi qu'on n'a plus volé d'élections à New York depuis 1933 alors que Tam-many fit élire ses candidats par une marge de 12,000 votes, tous frauduleux 2. L'établissement de Commissions du service civil, la fixation de règles régissant les dépenses des candidats lors des campagnes électorales et limitant les contribu-tions des individus et des corporations aux caisses des partis, et autres restrictions du même genre ont certainement contribué à l'assainissement des partis politiques aux États-Unis. De même l'amélioration sensible des conditions de vie, la diminu-tion du nombre des immigrants et le développement des programmes de sécurité sociale ont rendu désuètes et anachroniques certaines des raisons d'être des ma-chines politiques, aux États-Unis comme ailleurs. Le recours aux techniques des relations publiques, en permettant aux partis politiques et aux groupes d'exercer une action directe sur les opinions publiques, a aussi contribué à l'effacement rela-tif des patrons et des « machines » de type traditionnel. Mais, devant l'importance

1 George E. MOWRY, Theodore Roosevelt and the progressive movement, Hill and Wang, New York, 1960 ; Walter EWEYL, The new democracy, Mac-millan Co., New York, 1913. Les Présidents des États-Unis ont souvent main-tenu des relations fort étroites avec des patrons durant leur carrière politique. Tel fut le cas récemment encore de Harry Truman qui reçut le ferme appui de Tom Pendergast, le puissant patron de Kansas City et qui devint Vice-pré-sident des États-Unis, en partie grâce au support de célèbres patrons tels Ed-ward J. Flynn, Robart Hannegan et Edward J. Kelly. De même les patrons jouèrent un rôle considérable dans sa désignation comme candidat et son élec-tion à la présidence en 1948. Voir Dayton David McKEAN, « Political ma-chine and national elections », The Annals..., 259, 1948, 46ss. Truman a donné sa propre version de ses relations avec les patrons dans ses Mémoires publiés en deux volumes par Doubleday, en 1955 et 1956.

2 Pour un récit de cet extraordinaire épisode, voir Warren Moscow, Politics in the Empire State, Alfred A. Knopf, 1948, 120-147.

Page 45: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 45

de certaines des firmes qui se spécialisent dans la conduite des campagnes poli-tiques, peut-être nous trouvons-nous ici en présence d'une « machine » nouveau genre 1.

D'autres facteurs toutefois contribuent à la perpétuation des patrons et de leurs organisations.

En premier lieu, il est fort difficile de déloger une « machine » une fois qu'elle s'est installée au sein d'un parti, toute opposition concertée se trouvant impitoya-blement étouffée dès qu'elle se manifeste du fait même de la puissance de l'orga-nisation. Seule une série de scandales éclatant un grand jour, ou encore de cui-santes défaites électorales peuvent en ébranler la stabilité et parfois même les dé-truire.

En second lieu, la question se pose de savoir si le patronage est indéracinable de la vie politique et si notamment il n'est pas, en longue période, indispensable au succès d'un parti politique. Les partis constituent en effet le moyen par excel-lence du choix du personnel politique. Il serait dès lors extraordinaire que ne s'y manifestent pas, à l'occasion, les pratiques de toutes sortes que peuvent imaginer l'ambition et la vénalité des hommes. Qu'il s'agisse d'avantages personnels à reti-rer, de supporteurs ou d'amis à récompenser ou de parents à favoriser, ceux qui militent à l'intérieur des partis auront toujours de bonnes raisons pour s'excuser de pratiquer le patronage (lenteur des processus institutionnels officiels, « étroi-tesse » ou « iniquité » des lois dans le « cas présent », « mesure d'exception », « compensation pour travail accompli » et ainsi de suite). En exagérant un peu, on pourrait dire que seuls ceux qui ne sont pas en position de profiter du patronage s'y opposent de façon catégorique 2. Or, dans la mesure où le patronage existe au sein d'un parti, dans la même mesure prospèrent les patrons et domine l'organisa-

1 Stanley KELLY, Jr., Professional public relations and political power, The John Hopkins Press, Baltimore, 1956 ; Eugene BURDICK et Arthur J. BRODBECK, eds., American voting behavior, The Free Press, Glencoe, Illi-nois, 1959, 225-247.

2 Dayton David McKEAN, Party and pressure politics, op. cit., ch. 13-14 ; William L. RIORDAN, Plunkitt of Tamnany Hall, Alfred A. Knopf, New York, 1948 ; William TURN, « In defense of patronage », The Annals, vol. 189, January 1937, 22-28 ; James Kerr Pollock, « The cost of the patronage system », ibid, 29-33.

Page 46: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 46

tion. On tend toujours à distinguer entre le « bon »patronage, celui dont on tire avantage, et le « mauvais »patronage, celui qui profite aux adversaires.

En troisième lieu, l'avènement du Welfare State paraît avoir énormément ac-cru les occasion du « grand » patronage alors que la plupart des critiques conti-nuent de s'en prendre surtout au « petit » patronage, qui s'exerce au niveau local et qui représente au fond une forme de charité publique s'il est pratiqué sur une haute échelle. Le « petit » patronage est surtout politiquement pernicieux parce qu'il constitue un des principaux moyens, avec le chantage et la violence, d'achat des votes. Mais la pratique du Welfare State, loin d'avoir provoqué la chute des patrons et la disparition des organisations politiques comme le prévoyait, par exemple, Pendleton Herring 1, au contraire, a grandement favorisé le « grand » pa-tronage. En effet, aux États-Unis tout au moins, les patrons ne tardèrent pas à faire la preuve qu'ils pouvaient obtenir un degré suffisant de contrôle, d'ordinaire au ni-veau local, sur les organismes de bien-être, de secours, de développement écono-mique ou de défense crées par les gouvernements, pour retenir à eux non seule-ment la clientèle de la foule des petites gens mais aussi et surtout celle des grands magnats de l'industrie, de la finance et du syndicalisme. Il semble que le dévelop-pement du Welfare State ait eu pour conséquence d'accroître énormément l'action des grands groupes sur les partis, procurant par là une nouvelle raison de vivre aux patrons 2.

On assiste depuis quelques années, dans tous les pays, à un puissant mouve-ment de réforme qui vise à la « démocratisation » des partis politiques. On cherche à promouvoir la participation des citoyens à la vie des partis politiques de même qu'à affermir l'autorité réelle des chefs responsables des partis 3.

Mais il ne paraît pas que les citoyens, en tant que tels, soient près d'occuper la direction effective des partis. L'impression, dans certains cas, qu'ils peuvent avoir de dominer les partis n'est qu'une illusion, le fruit de mensonges entretenus pour

1 Pendleton HERRING, The Politics of democracy, 1940, 139.2 Il n'existe pas de travaux traitant des conséquences du Welfare State sur

les partis politiques. Pour une première monographie, voir William M. RED-DIG, Tom's Town, 1947 (particulièrement les pages 182, 271, 330, 358).

3 Warren Moscow, « Exit the boss, enter the leader », The New York Times magazine, June 22, 1947, in Henry A. TURNER, ed., Politics in the United States, op. cit., 270-274 ; D. W. BROGAN, Politics in America, op. cit., ch. IV.

Page 47: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 47

perpétuer le mythe de la doctrine individualiste. Quant aux chefs responsables des partis, leur prestige et leur autorité tiennent dans une large mesure à leur « pure-té » personnelle et au fait qu'ils se trouvent en quelque sorte identifiés, dans l'es-prit du public, aux vénérables symboles qui incarnent le vouloir-être du peuple. « Mahomet sourit tandis que le calife exécute. » Ils doivent par conséquent le plus possible être tenus dans l'ignorance des manoeuvres et des ententes de toutes sortes qui sont ourdies derrière les coulisses et qui facilitent ou même permettent leur élection. Dans certains cas, les chefs responsables ont les mains liées ; dans d'autres cas, ils ferment volontairement les yeux sur ce qui se passe au sein de leur parti ; enfin, il se peut qu'ils soient eux-mêmes secrètement complices des machi-nations imaginées dans le but de tronquer le jeu de la démocratie et de permettre à des groupes ou à des intérêts privés de dominer les partis. Ce n'est qu'au prix de révoltes périodiques, de la part des citoyens, que les partis sont amenés à s'épurer de leurs vices les plus flagrants. Mais les hommes nouveaux qui ont purifié les partis tolèrent eux-mêmes, après un certain temps, les errements qu'ils étaient ve-nus corriger.

C'est ainsi que, au niveau des partis, nous percevons la grande tension, inhé-rente à l'ensemble de la vie démocratique, entre l'aspiration individualiste qui la fonde et qu'elle entend promouvoir et les interventions des groupes qu'elle permet et que parfois même elle paraît solliciter. Mais, en même temps, nous nous heur-tons ici à une des nombreuses pierres d'achoppement semées sur la route de la tra-ditionnelle conception individualiste. La sauvegarde de la démocratie, au niveau des partis, ce n'est pas des efforts épars des individus qu'il faut l'attendre mais bien plutôt de la création de nouvelles voies d'accès aux partis à tous les groupes qui veulent promouvoir leurs intérêts et leurs idéologies par des moyens démocra-tiques. Il s'agit avant tout de mettre au rancart la traditionnelle conception unitaire et monolithique du pouvoir pour se le représenter tel qu'il se vérifie dans la vie quotidienne des individus, c'est-à-dire comme un phénomène qui comporte des di-mensions multiples (sociales, économiques et politiques), étagées à plusieurs ni-veaux (local, régional, national et international), et qui s'exerce par l'intermédiaire de contrôles mis à la disposition d'une foule d'agents.

Page 48: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 48

Première partie.Groupes et processus électoraux

Chapitre IIGroupes et élections

Retour à la table des matières

Professant initialement à l'égard du suffrage universel le même scepticisme qu'ils entretenaient à l'endroit des partis politiques, les idéologues libéraux ont fini par le considérer comme l'un des caractères essentiels de tout régime démocra-tique. Aujourd'hui, bien qu'il subsiste, dans certains pays, des groupes qui se trouvent en pratique partiellement défranchisés et que nombre de citoyens se dé-franchisent eux-mêmes en s'abstenant de voter, le libre exercice du suffrage, compte tenu des modalités et des restrictions d'âge ou de sexe propres à chaque pays, est partout reconnu comme inviolable et fondamental.

Les attributs que les penseurs démocratiques attachent au suffrage en font l'acte le plus sublime que le citoyen puisse accomplir. L'acte du vote, à leurs yeux, représente d'abord la forme par excellence de participation à la vie politique qui soit à la portée du citoyen et, comme tel, il possède en lui-même une grande va-leur éducative. Ensuite, c'est grâce au départage des voix que se dégage la volonté populaire sur les grandes options qui se présentent à la collectivité. Par le vote, enfin, les citoyens sont appelés à porter un jugement sur ceux qu'ils ont choisis pour gouverner en leur nom et, en même temps, à se donner de nouveaux gouver-nants.

Page 49: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 49

La grandeur des régimes démocratiques repose surtout sur le fait que, par l'acte du vote, les citoyens se trouvent investis de la redoutable et insigne dignité de souverains. Mais dans quelle mesure les processus électoraux réels corres-pondent-ils à l'image idéale que nous nous faisons du rôle du citoyen ?

Les nombreuses études dont nous disposons actuellement sur les comporte-ments électoraux nous forcent de conclure que le vote n'est pas l'acte individuel, réfléchi et éclairé que suppose l'idéologie. Comme telle, l'élection veut constituer une mesure de trop de facteurs et d'un complexe trop confus d'opinions pour être vraiment significative par rapport à chaque facteur et à chaque constellation d'opi-nions pris isolément : l'élection prononce un verdict très général. L'élection pos-sède également le grave défaut de ne pas permettre la distinction entre les pro-grammes et les candidats. Parce qu'elle survient souvent à intervalles réguliers, fixés d'avance, l'élection ne coïncide que de façon fortuite avec les grandes op-tions que le rythme des événements propose aux citoyens. Enfin, il faut tenir compte d'une série de facteurs, tels que le statut socio-économique, les habitudes de voter, les conditions climatologiques et ainsi de suite, qui infléchissent sérieu-sement la propension à voter en faveur de certaines tendances et qui affectent sé-rieusement la signification réelle du vote. Ici, nous nous bornerons à l'étude d'une seule question : dans quelle mesure le vote est-il l'acte individuel qu'il apparaît à prime abord et que suppose l'idéologie démocratique ? Dans quelle mesure n'est-il pas plutôt le résultat des multiples pressions des groupes qui sollicitent les ci-toyens dans toutes les directions à la fois ?

Le premier droit que confèrent au citoyen les régimes démocratiques est celui de se porter candidat aux élections qui ont pour but le choix des représentants du peuple 1. Les qualifications légales qui restreignent l'exercice de ce droit, notam-ment l'âge, la durée de résidence et de citoyenneté et parfois la possession de cer-tains titres de propriété, excluent un certain nombre de personnes mais il est clair que des facteurs sociaux d'une portée beaucoup plus grande viennent restreindre sérieusement la probabilité que des citoyens du sexe féminin, d'âge, d'éducation et

1 Dans certains pays, outre les parlementaires, certaines catégories d'agents publics sont choisies par mode électif. Les États-Unis constituent un exemple extrême d'une pareille situation. En 1958, on estimait à plus de 800,000 le nombre de charges publiques électives. Dans la plupart des cas. cependant, ces élections se font sur une base non partisane. Voir Hugh A. BONE, « Political parties and pressure group politics », The Annals..., vol. 319, Sept. 1958, 74ss.

Page 50: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 50

de statut socio-économique inférieurs, et, dans certains pays, de certains groupes ethniques, races ou religions, se portent candidats aux élections et, encore davan-tage, soient élus. Inversement, les personnes de sexe mâle, âgées de, 40 à 60 ans, qui sont de professions libérales ou qui occupent les divers cadres et, par consé-quent, qui ont reçu une éducation supérieure et retirent des revenus élevés sont beaucoup plus représentées parmi les candidats et les parlementaires que dans l'ensemble de la population 1. Ces restrictions s'appliquent à tous les pays, bien qu'elles jouent davantage dans les pays où existent seulement des partis de « cadres », comme aux États-Unis, que dans les pays où se trouvent de forts partis de « masses » représentant les classes paysannes ou ouvrières, comme c'est le cas en Italie et en France. Dans ces derniers pays, les partis communistes ont un pour-centage bien plus élevé de candidats et de parlementaires paysans et ouvriers que les autres partis. La même remarque s'applique, à un degré bien moindre cepen-dant, aux partis travaillistes anglais et australien. Dans les pays où prédominent de grandes formations partisanes de « cadres », comme aux États-Unis et au Canada, c'est généralement au sein des tiers partis, qui très souvent d'ailleurs présentent les caractères de partis de « masses », que les candidats et les parlementaires paysans et ouvriers seront proportionnellement les plus nombreux. Un cas récent, qui offre un intérêt tout particulier sous plusieurs aspects, est celui du Crédit Social qui connut un succès si étonnant dans le Québec aux élections fédérales de juin 1962 et dont la majorité des candidats étaient des paysans, des ouvriers ou de petits commerçants. De plus, à l'intérieur des catégories favorisées, il existe des groupes privilégiés comme, par exemple, les membres de la profession légale. Enfin, il semble que depuis une vingtaine d'années la fonction de parlementaire tend à se professionnaliser, c'est-à-dire à se constituer plus que par le passé par voie d'auto-recrutement et à se perpétuer à l'intérieur de certaines familles. Même si, en prin-cipe, l'accès aux Assemblées populaires demeure ouvert à la très grande majorité

1 Pour des études portant sur plusieurs pays, voir Revue internationale des sciences sociales, vol. XIII, nov. 1961, « La profession parlementaire, » ; pour les États-Unis : Donald R. MATTHEWS, U.S. Senators and their world, Cha-pel Hill, University of North Carolina Press, 1960, et John C. WALKE, Heinz EULAU, I,egislative behavior, Glencoe, Free Press, 1959 ; pour la Grande-Bretagne : Peter RICHARDS, Honourable members : a study of the British backbenchers, London, Faber and Faber, 1959 ; pour le Canada : Norman WARD, The Canadian House of Commons : representation, Toronto, Toronto U. P., 1950.

Page 51: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 51

des citoyens, l'action de puissants mécanismes sociaux vient donc grandement restreindre les chances pratiques de la majorité des citoyens de se porter candi-dats.

À ces barrières d'ordre culturel et socio-économique se conjuguent des in-fluences proprement politiques dont les principales se situent au niveau des partis politiques. Les partis politiques constituent en effet la voie d'accès normale à la carrière parlementaire. Sans doute, dans presque toutes les Assemblées popu-laires, se trouvent quelques députés indépendants qui n'ont pas reçu le support of-ficiel des partis. Mais, outre que certains d'entre eux peuvent avoir bénéficié, du-rant la campagne électorale, d'un appui plus ou moins clandestin de la part d'un parti politique, leur nombre est ordinairement si restreint et leurs caractéristiques personnelles si exceptionnelles qu'ils confirment la règle générale du monopole des partis sur les candidatures plutôt qu'ils ne la contredisent. Et ce serait une er-reur de croire que ce sont les simples membres ou adhérents des partis qui dési-gnent les candidats. Sans doute, dans la plupart des régimes de partis, existent des procédures de désignation qui pourraient laisser supposer que le choix des candi-dats se fait de façon démocratique. C'est ainsi que, dans plusieurs États améri-cains, les candidats sont désignés à la majorité des voix dans des pré-élections (di-rect primaries). Surtout dans les États où on s'attend à une lutte serrée entre démo-crates et républicains, les organisateurs politiques filtrent soigneusement à l'avance ceux qui sont désireux de se présenter comme candidats à la Chambre des représentants ou au Sénat. Toutefois, des stipulations légales empêchent sou-vent les partis d'intervenir directement en faveur de l'un ou l'autre candidat durant la campagne de pré-élection. Mais, pour défrayer le coût souvent élevé de leur campagne et s'assurer l'appui de blocs d'électeurs, ceux qui briguent la candida-ture sollicitent généralement le support des groupes influents de leur district et il est rare que les organisations partisanes demeurent étrangères aux intrigues qui se nouent a ce niveau. Quant aux candidats à la Présidence, bien qu'ils aient dû se soumettre eux-mêmes à l'épreuve des pré-élections, ils sont choisis au cours de conventions nationales où des centaines de délégués élus ou désignés par leurs États respectifs se livrent à des transactions et à des marchandages dont les pa-trons et les agents des groupes privés tirent les ficelles derrière la coulisse. En Eu-rope occidentale et dans les pays de tradition britannique, les candidats des divers partis sont désignés directement par les organisations partisanes ou élus par vote à

Page 52: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 52

main levée au cours d'assemblées politiques appelées « conventions ». Mais, dans ce dernier cas, ne peuvent généralement se présenter que des candidats accep-tables aux organisations partisanes et préalablement choisis par elles. Les partis ont généralement prépare à l'avance le scénario des « conventions » qui comporte souvent deux ou plusieurs mises en nomination. Mais les adhérents des partis, qui ne sont pas dupes, se contentent d'assister au spectacle et d'applaudir avec plus de vigueur le candidat qu'ils savent accrédité par le parti. Il est bien rare qu'on pro-cède au vote, tous ceux qui ont posé leur candidature, dans un geste généreux fort apprécié, de l'assistance, se désistant en faveur du candidat et récitant une ha-rangue, préparée à l'avance, pour vanter ses mentes.

La plupart des candidats doivent donc leur candidature à l'appui des organisa-tions partisanes. En retour de cet appui, ils s'engagent à adhérer au programme et aux positions majeures de leurs partis respectifs et leur dépendance à l'endroit de ceux-ci se trouve définitivement consacrée par leur éventuelle élection.

Toutefois, le degré d'adhésion des candidats aux programmes des partis varie selon les régimes politiques. Dans les régimes de responsabilité ministérielle à structure unitaire, cette dépendance peut être presque absolue, comme c'est le cas notamment en Grande-Bretagne. Pans les pays à caractère fédératif, bien que les candidats doivent adhérer aux programmes des partis, ceux-ci cependant s'adaptent aux particularismes régionaux ou provinciaux, de sorte que les candi-dats d'un même parti peuvent différer d'opinions, d'une région à l'autre, sur cer-tains points parfois importants. Tel est le cas notamment du Canada où les candi-dats des partis conservateur et libéral du Québec maintiennent, dans le domaine culturel et dans celui des relations fédérales-provinciales, des positions fort diffé-rentes de leurs collègues des autres provinces. Il va de soi que les programmes des partis doivent être rédigés de façon à tenir compte, au moins en principe, de ces divergences. Aux États-Unis, l'absence de responsabilité ministérielle contribue à accentuer encore le caractère régional des deux grands partis. C'est ainsi, pour ne citer qu'un exemple de ce phénomène, que les candidats démocrates des États du Sud tiennent, à l'endroit de la ségrégation raciale, des positions souvent opposées à celles tenues par les candidats du même parti dans les autres régions du pays. Il en est de même des questions touchant l'agriculture et les affaires, l'éducation ou la sécurité sociale. La base étatique plutôt que nationale de l'organisation des par-tis et du régime de scrutin accentue encore cette tendance, de sorte que les partis

Page 53: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 53

américains se présentent comme des fédérations de partis régionaux largement au-tonomes dont les dirigeants des commissions nationales s'efforcent de concilier, tant bien que mal, les divergences afin de les amener à grouper leurs efforts pour permettre l'élection d'un candidat à la présidence des États-Unis qui puisse, avec quelque raison, se présenter sous une étiquette partisane. Mais de telles concilia-tions des différences ne surviennent qu'à la suite de longs débats, et les déclara-tions ambiguës et les vagues engagements que constituent généralement les pro-grammes des partis américains en démontrent le caractère ténu et provisoire.

C'est cependant une erreur de penser que, dans les régimes fédératifs, les can-didats et députés sont plus indépendants à l'égard des partis que dans les régimes unitaires. Au Canada, par exemple, sauf à l'occasion de crises graves, les députés du Québec à Ottawa demeurent solidaires de leur parti, surtout s'il s'agit du parti ministériel, même dans les cas où se posent des questions touchant l'autonomie des provinces. Malheureusement, nous ne savons pas dans quelle mesure le désir d'éviter un recul dans le Québec empêche les partis et les gouvernants fédéraux de promouvoir des projets de loi que les autres provinces favoriseraient. Dans une large mesure, la politique canadienne est le résultat de compromis où les considé-rations partisanes apparaissent souvent au premier plan. Aux États-Unis, où n’existe pas la responsabilité ministérielle, représentants et sénateurs votent très souvent à l'encontre de leurs partis respectifs sur la plupart des projets débattus. Mais on donne souvent une fausse interprétation de ce fait. Dans plusieurs cas, voter contre la majorité de son parti ne signifie pas, pour un représentant ou un sé-nateur, se libérer de la tutelle partisane mais révèle plutôt l'état de dépendance de celui-ci à l'égard de l'organisation régionale ou locale de son parti. On a en effet observé qu'au Congrès américain, les votes - pour, contre, et abstentions - tendent souvent à se répartir en configurations bien définies reflétant des divergences sec-torielles, socio-économiques, ethniques et ainsi de suite, au niveau du district électoral. Or, un accord si prononcé avec les préférences locales, encore qu'il puisse fort bien traduire les préférences personnelles du représentant du peuple, qui est lui-même un homme de la région, est souvent sollicité par les organisa-teurs locaux des partis.

Quels que soient donc le système de gouvernement et le régime des partis, on doit noter que, dans tous les cas, les partis, d'une façon ou de l'autre, dominent les candidats et les députés. Et c'est précisément la position dominante des partis sur

Page 54: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 54

les candidats, les programmes, les campagnes électorales et les députés qui per-met, ou en tout cas favorise, l'intervention des groupes dans le processus électoral. En effet, malgré leur réticence notoire à avouer des liens avec la politique et plus particulièrement leur intérêt aux campagnes électorales 1, la plupart des groupes prennent une part si directe aux élections qu'on doit considérer leurs activités comme centrales et parfois dominantes.

Bien qu'ils ne désignent pas les candidats, les groupes s'immiscent dans les mises en nomination afin que soient choisis ceux qu'ils croient favorables à leurs intérêts, quelle que soit par ailleurs leur allégeance partisane. Cette tactique est utilisée sur une haute échelle aux États-Unis. Depuis la célèbre enquête de la Chambre des représentants en 1913 sur les activités des groupes de pression, il est rare que les groupes recourent au chantage, aux menaces ou encore imposent di-rectement aux partis leurs candidats comme ce fut, en 1906 et en 1908, le cas de la National Association of Manufacturers (NAM). Aujourd'hui, la plupart des groupes se contentent de tenir un registre des noms des représentants et des séna-teurs où se trouvent exposées les positions qu'ils ont tenues dans les débats sur des questions se rapportant aux intérêts de ces groupes. Ces registres ou listes sont évidemment distribués aux membres du groupe ou de l'association. Les associa-tions d'affaires, industrielles et financières, notamment la NAM et la Chamber of Commerce of the United States tiennent de tels registres et les distribuent à leurs membres. Certaines grandes corporations industrielles font aussi savoir de façon plus subtile à leurs employés et actionnaires les noms de certains candidats spé-cialement amicaux ou antagonistes. Au cours de sa célèbre campagne contre le projet Truman d'assurance obligatoire de santé, l'American Medical Association (AMA) employa la technique des listes de candidats sur une haute échelle. La Non-Partisan League a obtenu un succès considérable et constant, notamment au Dakota-Nord, dans ses efforts pour faire désigner et élire des candidats favorables aux intérêts, agraires. Les grandes fédérations ouvrières ont depuis longtemps pra-tiqué la technique qui consiste à « faire élire nos amis et battre nos adversaires ».

1 Sur ce sujet, voir Jean MEYNAUD, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, op. cit., 117ss. ; et David TRUMAN, The governmental process, op. cit, 295.

Page 55: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 55

Le plus célèbre et le plus efficace des organismes qu'aient créé à cette fin les unions ouvrières est la Political Action Committee (PAC) de la CIO 2.

Le fait que la plupart des listes dressées par les groupes soient non partisanes, ou plus exactement bipartisanes, signifie que ceux-ci conservent leur indépen-dance vis-à-vis des partis ou plutôt qu'ils acceptent d'accorder leur appui à l'un ou l'autre parti, selon les positions politiques des candidats. À l'examen, toutefois, la plupart des listes révèlent une tendance partisane bien marquée. Ainsi, si les listes de la PAC comportent les noms de certains candidats républicains, la très grande majorité sont démocrates et la situation contraire se vérifie dans les listes de la Committee for Constitutional Government, une organisation annexe de la NAM. En outre, on voit parfois des différences locales et régionales prononcées. Des groupes favoriseront les candidats d'un parti dans une région et ceux de l'autre parti dans une autre région. Ainsi, la principale association des fermiers améri-cains, le Farm Bureau, supporte généralement des candidats démocrates dans le Sud et des candidats républicains dans les autres régions du pays. C'est l'espoir d'y trouver des avantages pour eux-mêmes et non pas le désir de promouvoir l'intérêt des partis et des candidats qui conduit les groupes à intervenir dans les luttes par-tisanes.

Les groupes ne limitent toutefois pas leur intervention dans le processus élec-toral à appuyer la cause des candidats qui leur sont favorables. Ils voient en outre à ce que les partis, dans leurs programmes, s'engagent le plus fermement possible à promouvoir leurs intérêts.

2 Richard W. GABLE, « NAM : Influential lobby or kiss of death », The Journal of politics, vol. 15, no. 2, May 1953, 254-273 ; C. E. BENNETT, « The Evolution of business groupings », The Annals..., CLXXIX, May 1935, 1ss. ; R. J. SWENSON, « The Charnber of Commerce and the New Deal », ibid, 136-151 ; A. T. MASON, « Business organized as power : the new impe-rium in Imperio », American political science review, XLIV, June 1950, 328ss. ; Avery LEISERSON, « Organized labor as a pressure group », The Annals..., 274, 1951, 108-117 ; M. LEVINE, « Political suicide in New York », New Republic, CXXIII, Oct. 16, 1950, 16-17 ; « The Farm Bureau », Fortune Magazine, vol. 29, June 1944, 156-160, 188-196 ; Charles M. HAR-DIN, « The politics of agriculture in the United states », Journal of farm eco-nomics, vol. 32, Nov. 1950, 571-583 ; Charles M. HARDIN, The politics of agriculture : conservation and the struggle for power in rural America, The Free Press of Glencoe, Illinois, 1952.

Page 56: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 56

Plusieurs associations d'affaires ou industrielles, comme la NAM, font parve-nir aux comités de résolutions des deux partis, quelques semaines avant leurs congrès nationaux, un document appelé « programme de l'industrie américaine » qui contient les principaux points que les dirigeants de la NAM aimeraient voir in-sérer dans les programmes des partis. Jusqu'en 1920 environ, la NAM, à l'occasion des congrès nationaux des partis, demandait à ses membres de faire parvenir au comité du programme du parti républicain des lettres ou télégrammes de protesta-tion contre l'insertion actuelle ou possible de clauses favorables aux unions ou-vrières dans le programme du parti. Le grand rapprochement entre l'industrie et les syndicats sous le New Deal a rendu une telle pratique inutile. Enfin, les asso-ciations d'affaires ou industrielles, et surtout la NAM, s'efforcent de faire admettre leurs représentants dans les commissions, les comités directeurs des congrès et des conférences des deux partis afin d'obtenir le contrôle dans tous les cénacles où se prennent les grandes décisions qui déterminent les positions essentielles des partis. Là, ils rencontrent leurs amis, les patrons et les hommes politiques -juges, sénateurs, représentants - bref, les partisans engagés » et « réalistes », et c'est là que se font les ententes jugées avantageuses pour les parties en cause. De fait, les commissions nationales des deux partis sont constituées en grande majorité d'avo-cats, de directeurs de compagnies, d'éditeurs et propriétaires de journaux ou de postes de radio-télévision, d'agents de valeurs immobilières, et de directeurs de banques ou de compagnies de finances1. Les représentants des associations de fer-miers et surtout des syndicats ont un accès fort restreint aux commissions et aux comités des partis. Ces associations recourent plutôt à la technique des « péti-tions » monstres et autres moyens similaires, qui font état de la force des votes, plutôt que de celle de l'argent et des influences personnelles. Les membres des commissions étatiques et nationales, surtout du parti démocrate, consultent régu-lièrement les représentants syndicaux présents aux congrès du parti, sur les pro-blèmes ouvriers 2. Bref, ce sont les organisations partisanes elles-mêmes qui sou-vent recherchent l'appui et la collaboration active des groupes privés. Des locaux sont mis à leur disposition et des réunions sociales prévues à leur intention. De-vant les réticences des représentants ouvriers à son endroit, le comité national du

1 Peter H. ODEGARD et E. Allen HELMS, American politics, Hayer, New York, 1947.

2 Pour l'analyse d'un cas, voir M. LEVINE, « Political suicide in New York », New Republic, CXXIII, October 16, 1950.

Page 57: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 57

parti républicain créa une commission spéciale du travail afin de contrarier la ten-dance chez les ouvriers, dans beaucoup d’États, à voter démocrates. Un des buts de la Commission du travail est de découvrir des syndicalistes sympathiques au parti républicain et qui acceptent, moyennant salaire, des postes au niveau de l'or-ganisation locale du parti. Durant les campagnes présidentielles surtout, dans les bureaux des quartiers généraux des deux partis se créent une foule de commis-sions spécialement chargées d'intérêts spécifiques comme ceux des fermiers, des vétérans, des noirs et ainsi de suite 1.

Durant les périodes électorales plus encore qu'en d'autres temps, les organisa-tions partisanes et les hommes politiques ont une soif insatiable d'argent et sont en quête de contributions, surtout de grosses contributions. L'exemple du parti tra-vailliste anglais montre que ce besoin se fait sentir même au sein des partis de masses qui perçoivent des cotisations de leur clientèle, comme les ouvriers syndi-qués, par exemple. Ce besoin se manifeste aussi là où les partis reçoivent des sub-ventions à même les fonds publics. Mais c'est surtout au sein des grands partis de cadres que la dépendance des organisations et des candidats à l'égard des puis-sances d'argent est prononcée et que les risques de collusion et de patronage sont les plus grands. Aux États-Unis, les lois régissant les contributions financières des individus, des compagnies et des syndicats, quant à leurs chiffres et à leurs moda-lités, ne sont pratiquement d'aucune utilité. Les élections américaines, surtout par suite de l'utilisation sur une haute échelle des mass media et des techniques des re-lations publiques, coûtent de plus en plus cher aux deux grands partis et, comme le révèlent les statistiques officielles, la dépendance financière des partis à l'en-droit des compagnies et des syndicats est plus grande que jamais 2. Notons, ici en-core, qu'en règle générale les associations et les groupes versent des contributions aux caisses de tous les partis qui ont une chance d'occuper le pouvoir. Même les

1 Hugh A. BONE, « Political parties and pressure group politics ». The An-nals..., vol. 319, Sept. 1958, 81. Voir aussi « Drafting the 1952 platforms », Western political quarterly, vol. 9, Sept. 1956, 701, et Fay CALKINS, The CIO and the democratic party, University of Chicago Press, 1952. ch. VI.

2 John W. LEDERLE, « Party finance in a presidential election year », The Annals.., Vol. 259, Sept. 1948, 64-74 ; « 1952 campaign cost », et « Cost of electing congress », Congressional quarterly weekly report, vol. 11, no. 29, July 17, 1953, 915-960 ; Ralph M. GOLDMAN, « Political conflict, campaign funds and the law », dans TURNER, Politics in the United states, op. cit, 396-403.

Page 58: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 58

riches industriels et financiers, qui souhaitent généralement la victoire des répu-blicains, contribuent à la caisse du parti démocrate bien qu'avec une parcimonie relative. Il en est de même des syndicats à l'endroit du parti républicain. Encore ici, nous décelons les véritables motifs qui poussent les groupes à intervenir dans les luttes électorales. Il s'agit pour eux avant tout de promouvoir leurs intérêts par l'intermédiaire de la politique et, à cette fin, ils s'efforcent de se concilier les partis politiques et de se faire des alliés parmi les futurs députés.

Outre les contributions d'argent, les dirigeants d'associations et de groupes s'efforcent de mobiliser les votes de leurs membres afin d'assurer que le résultat des élections favorise leurs intérêts. Ici se pose en tout premier lieu la question de l'inscription des noms sur les listes électorales. Dans les pays où cette inscription se fait sous l'égide du gouvernement ou encore des partis, cette question ne pré-sente aucun problème majeur. Mais dans les pays où, comme aux États-Unis, sous prétexte de responsabilité démocratique ou pour toute autre raison, on abandonne aux citoyens le soin de se faire inscrire eux-mêmes, il en est tout autrement. Aux États-Unis, une des principales activités des dirigeants de plusieurs groupes au moment des élections consiste précisément à faire en sorte que le plus grand nombre possible de leurs membres s'inscrivent sur les listes électorales. Les diri-geants des associations d'affaires et industrielles, notamment de la NAM et de la Chamber of Commerce of the United States, mènent de semblables campagnes, auprès de leurs membres, chaque fois que l'issue d'une élection, que ce soit au ni-veau local, étatique ou national, leur paraît particulièrement importante. Plus en-core que pour les groupes d'affaires, au sein desquels la propension à s'inscrire et à voter est relativement élevée, la négligence de leurs membres à s'inscrire sur les listes électorales constitue pour les dirigeants syndicaux une préoccupation ma-jeure. Malgré les nombreuses campagnes d'inscription, on estime qu'environ 80% seulement des ouvriers syndiqués s'inscrivent sur les listes, même a l'occasion des élections présidentielles, et à environ 75% la proportion des inscrits qui votent ef-fectivement. Pour les employés non syndiqués, c'est-à-dire 75% des salaries, ces pourcentages sont encore plus bas pour certaines catégories, telle celle des ou-vriers non spécialisés 1. On sait que les membres de groupes organisés manifestent

1 Outre les nombreuses références au problème de l'inscription sur les listes contenues dans les revues et bulletins des syndicats ouvriers, tels que The Ma-chinist, le CIO News et le UE News, voir H. L. CHILDS, « Pressure groups and propaganda », dans E. B. LOGAN, ed., The American political science,

Page 59: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 59

une propension plus grande à voter que les citoyens non organisés de statut cor-respondant. Il se peut que les pressions des dirigeants des groupes pour inciter leurs membres à s'inscrire constituent une des explications de ce phénomène.

Enfin, les dirigeants des groupes tentent par tous les moyens à leur disposition d'inciter et même, à l'occasion, de contraindre leurs membres à voter. Outre les nombreuses activités que, de concert ou non avec les organisations partisanes, ils déploient le jour même du scrutin (voitures mises à la disposition des membres et de leur famille, gardes d'enfants, promesses et cadeaux), ils s'emploient durant toute la campagne à inciter leurs membres à voter de la façon souhaitée, soit di-rectement par une propagande visant exclusivement les membres du groupe eux-mêmes, soit encore indirectement par une action sur le public en général par l'in-termédiaire des mass media et des techniques des relations publiques.

Peu de recherches approfondies ont été jusqu'ici menées sur les effets électo-raux de l'utilisation systématique des techniques de propagande de masse et de manipulation scientifique des individus au cours des campagnes 1. Il importe ce-pendant ici de souligner que, dans la mesure où est fondée la prétention des spé-cialistes en relations publiques, qu'ils sont présentement en mesure de « vendre » au public des candidats et des programmes politiques comme n'importe quelle autre marchandise, dans la même mesure les hommes politiques se trouvent, en principe, en position de se libérer de la tutelle des partis. On peut citer des

Harper. New York, 1936.1 Sur le sujet, voir Alfred McLung LEE, « Sociological theory in public opi-

nion and attitude studies » American Sociological Review, XII, no. 3, 1947, 312-323 ; Howard B. WHITE, « The processed voter and the new political science », Social Research , XXVIII, no. 2, 1961, 127-151 ; Eugene BUR-DICK and Arthur J. BRODBECK, ed., American voting behavior, The Free Press, Glencoe, Illinois, 1959, ch. 12-13 ; Austin RAMNEY, « Les élections américaines de 1960 », Revue française de Science politique, vol. XI, 1961 ; Martin MAYER, Madison Avenue, U. S. A., Harper, New York, 1958, eh. 18 ; Stanley KELLY, Professional public relations get political power, The John Hopkins Press, Baltimore, 1956 ; R. M. CHRISTENSON et Robert O. WIL-LIAMS, ed., Voice of the people. Readings in public opinion and propaganda, McGraw Hill, New York, 1962, ch. 9 ; Carey McWILLIAMS, « Government by Whitaker and Baxter », The Nation, vol. 172, April 14. 21, May 5, 1951, 346-348, 366-369, 418-421 ; « How to elect a Senator », Hearings before the Sub-Committee on privileges and elections of the Committee on Rules and Administration, Pursuant to Sena-te resolution 250, 81st cong., 2nd sess., 181-307.

Page 60: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 60

exemples récents aux États-Unis où des candidats ont réussi à se faire élire malgré l'opposition des partis, apparemment grâce à l'appui de firmes de relations pu-bliques. Toutefois, en raison même des honoraires élevés que ces firmes re-quièrent en retour de leurs services, il semble bien que ce soient les organisations partisanes, les grandes associations d'affaires et les syndicats qui profitent le plus des nouvelles techniques d'élections. Il en est de même de l'utilisation des son-dages d'opinions publiques à l'occasion des campagnes électorales. Si quelques candidats, qui disposent d'une organisation personnelle, peuvent avoir recours aux services des firmes de sondages, on peut dire pour l'ensemble que ces nouvelles techniques contribuent à renforcer l'emprise des partis sur -les candidats. Nous avons abordé ailleurs l'épineux problème des conséquences de ces techniques au niveau de l'idéologie démocratique elle-même 1.

Quels sont les effets des interventions des groupes à l'occasion des campagnes électorales ? C'est là une question qui ne comporte pu de réponse générale et qui, même dans des cas spécifiques, laisse une grande marge d'incertitude.

Quelles que soient les réserves que nous pourrions formuler au sujet de la théorie dite des effets compensateurs, il ne fait nul doute que les efforts des diri-geants de groupes, pour inciter leurs membres à voter et surtout à voter pour le candidat jugé le plus sur, tendent à s'annuler. Sauf occasionnellement au niveau local, aucun groupe ne dispose en effet d'un nombre suffisant de votes pour s'as-surer de la victoire. De sorte que le support d'un candidat par un groupe se trouve normalement contrebalancé par l'appui donné à son adversaire par un autre groupe. En outre, beaucoup de membres d'associations ne prisent guère l'interven-tion de leurs dirigeants dans le processus électoral. Cette tendance s'exprime sur-tout parmi les ouvriers syndiqués ; mais elle se constate aussi chez la plupart des associations ou groupes. C'est là un indice du degré peu poussé du sens d'identifi-cation et de solidarité que les membres ressentent à l'égard des groupes en même temps qu'une conséquence, aux États-Unis notamment, de la persistance de la tra-dition démocratique individualiste parmi la population 2. Ainsi, de 20 à 25% des

1 Sur ce sujet, voir notre article : « Democracy as perceived by public opi-nion analysts », The Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 28, no. 4, November 1962, 571-585.

2 H. Jalmer ROSEN and R. A. Hudson ROSEN, The Union Member speaks, Prentice Hall, New York, 1955 ; Angus CAMPBELL et al., The American vo-ter, Wiley, New York, 1960.

Page 61: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 61

ouvriers syndiqués votent pour le parti républicain bien que les unions favorisent le parti démocrate. Ce pourcentage est toutefois de 10 à 20% inférieur à celui des ouvriers non syndiqués. De plus les membres de la CIO, plus politisée que l'AFL, votent davantage pour le parti démocrate 1.

Par ailleurs, les groupes et associations ne bénéficient pas tous d'une faveur égale parmi la population. Ainsi, ceux qui disent accepter volontiers les avis, dans le domaine politique, de la CIO ou de l'Église catholique, par exemple, sont bien inférieurs en nombre à ceux qui émettent l'opinion opposée 2. L'appui d'une asso-ciation peut donc s'avérer à l'occasion préjudiciable à un candidat. La NAM, sous le couvert du parti républicain de Californie, publia en 1946 comme « liste noire » la « liste blanche » des candidats compilée par la CIO. Le soir de l'élection, seule-ment 73 des candidats « de conserve » de la CIO sur 318 furent élus. Inversement, dans des circonstances similaires, 172 des candidats supportés par la Labor's League for political organization de l'AFL furent élus en 1948 et 106 de ceux qu'elle dénonçait subirent la défaite. Malgré l'appui actif des deux grandes fédéra-tions ouvrières, Adlai Stevenson connut la défaite en 1952 et en 1956. Et malgré des efforts inouïs et le support actif du Président des États-Unis, les unions ou-vrières ne réussirent pas, en 1947 et 1948, à forcer les partis à inclure dans leurs programmes des clauses visant à annuler les effets jugés préjudiciables de la loi Taft-Hartley. Au sommet de leur puissance numérique et financière, les unions ouvrières faillirent lamentablement dans leurs efforts pour empêcher la réélection du sénateur Robert Taft en 1950 3.

Il est encore plus difficile d'évaluer la puissance du vote des agriculteurs que celui des ouvriers. Bien loin d'être solidaires dans leurs intérêts, groupes en trois grandes associations rivales, leur proportion dans l'ensemble de la population ré-duite à moins de 20 %, les fermiers, pour l'ensemble, bénéficient beaucoup plus d'une distribution des districts électoraux qui leur est extrêmement favorable que de la pression directe que leurs organisations peuvent appliquer sur les partis et

1 George GALLUP, « How labor votes », The Annals..., vol. 274, March 1951, 123-125.

2 Howard B. FREEMAN et Morris S. HOWEL, « Differential political in-fluence of voluntary associations », Public Opinion Quarterly, 15, 1951-52, 703-714.

3 H.K. SCHELLENGER, « Why Taft won in Ohio », The Public Relations Journal, VII, January 1951 ; Business Week, editorial, Sept. 1950.

Page 62: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 62

les candidats. De plus, la plus puissante des associations de fermiers, le Farm Bu-reau, qui représente les intérêts de l'agriculture commercialisée, constitue davan-tage une organisation annexe des associations d'affaires qu'un porte-parole des in-térêts de la masse des agriculteurs américains.

Quant aux intérêts d'affaires, par suite de leur diversité et souvent de leur op-position, ils poussent dans plusieurs directions partisanes à la fois. Toutefois, cer-taines associations, représentant la grande industrie et la haute finance, exercent sans aucun doute une influence directe et indirecte incontestable. De nombreux sondages d'opinions démontrent que le grand public, sur une foule de questions, partage spontanément les idées préconisées par une association comme la NAM, par exemple. Il faut toujours se bien rappeler que la société américaine est impré-gnée de part en part de l'idéologie capitaliste. C'est là, au départ, pour les associa-tions d'affaires, un grand avantage sur les associations rivales. C'est ainsi que, dans la période précédant l'élection de 1950, des sondages Gallup révélèrent qu'une forte proportion des ouvriers syndiqués qui, contrairement à l'avis de leurs dirigeants, se disaient favorables à la loi Taft-Hartley justifiaient, sans s'en rendre compte, leur opinion par des arguments mis de l'avant par la NAM. De même, la vague du mccarthyisme entre 1950 et 1954, qui eut des implications électorales considérables, fut dans une large mesure soutenue par des intérêts financiers et in-dustriels puissants. Les cuisantes défaites, entre autres, de Millard Tydings et de H. G. Douglas, tous deux adversaires de McCarthy, furent attribuées à l'interven-tion d'intérêts financiers et industriels 1.

Toutefois, il est probable qu'en règle générale les interventions des grands groupes n'influencent pas de façon décisive les tendances électorales qui dé-coulent de la conjoncture politique et des conditions créées par les hommes pu-blics dans l'exercice de leur mandat de même que par la stratégie des partis eux-mêmes. Les interventions des grands groupes n'abolissent pas non plus les in-fluences plus immédiates résultant de l'insertion des individus à des groupes res-treints ou primaires, tels la famille, le voisinage, les clubs sociaux et ainsi de suite. Il semble même que, pour être effectives, les pressions des grands groupes et des partis eux-mêmes doivent être canalisées au niveau local, notamment par les lea-

1 E.A. HARRIS, « The Men behind McCarthy », New Republic, CCXII, April 24, 1950.

Page 63: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 63

ders de groupes restreints : nous nous trouverions ici en présence d'un processus à double palier (two-step process).

L'influence des grands groupes est plus considérable si elle confirme les tradi-tions partisanes de leurs membres que si elle les contrarie. On note par exemple qu'il est beaucoup plus difficile aux unions ouvrières d'inciter les ouvriers à voter pour un candidat républicain que pour un candidat démocrate. Le même phéno-mène se manifeste à l'inverse pour la NAM. De même, la propagande électorale des associations et des groupes demeure impuissante si elle va à l'encontre des grands courants de l'opinion publique et si elle se heurte à des vagues de fond qui, en certaines occasions, secouent et renversent les partis et les candidats 1.

Enfin, les efforts des dirigeants des associations et des groupes pour influencer leurs membres durant les campagnes électorales s'insèrent dans une stratégie plus vaste qui vise à faire impression sur les organisations partisanes et surtout sur les patrons. Ils veulent s'assurer par là la position la plus avantageuse possible dans les négociations préélectorales, à l'occasion desquelles les promesses d'argent et de votes sont échangées contre l'insertion de clauses favorables dans les pro-grammes politiques et autres engagements de la part des représentants des partis et des candidats.

Sans doute, au moment décisif où il dépose son bulletin de vote, le citoyen donne-t-il l'impression de poser un geste strictement individuel. Mais dans quelle mesure cette impression est-elle fondée dans la réalité ? Si on tient compte des multiples pressions qui l'ont sollicité et des savantes manipulations dont il a été l'objet, est-on justifié de prêter à l'acte du vote les attributs que lui suppose la doc-trine individualiste ? Que deviennent la liberté et l'indépendance du citoyen face aux multiples conditionnements qui viennent, sinon entraver, du moins orienter l'accomplissement de ses responsabilités ? Son vote, le citoyen l'accorde en faveur

1 V.O. KEY, Jr., Public opinion and American Democracy, Alfred A. Knopf, New York, 1961, 518ss. Dans une étude publiée en 1943, le même au-teur cherche à mesurer l'influence réelle de la Légion américaine en compa-rant la fréquence de la réélection des représentants qui favorisaient les points de vue de cette organisation et de ceux qui s'y opposaient. Key parvint à la conclusion qu'il fallait exclure trop de facteurs extrinsèques pour que les résul-tats obtenus soient satisfaisants. Dans « Veterans and the House of Represen-tatives : a study of a pressure group and electoral mortality », Journal of Poli-tics, vol. 5, Feb. 1943, 27-40.

Page 64: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 64

d'un candidat qu'il n'a pas lui-même désigné et d'un programme à l'élaboration du-quel il n'a pas participé. Dans ces limites, on doit cependant conclure que le ci-toyen conserve, s'il le veut, le redoutable privilège de se rebeller contre les sollici-tations et les pressions dont il est l'objet et de voter à l'inverse des anticipations des patrons politiques et des dirigeants des groupes eux-mêmes, si tel est son bon vouloir. L'analyse des résultats électoraux confirme que, même à l'époque du consentement préfabriqué, le citoyen, quand il élit ses gouvernants, conserve mal-gré tout un degré d'indépendance certain 1.

1 Parmi les études générales portant sur les composantes socio-économiques du vote telles qu'indiquées par les préférences partisanes des diverses catégo-ries d'électeurs à l'occasion de sondages ou encore à la suite d'élections, signa-lons : Angus CAMPBELL, Homer C. COOPER, Group differences in atti-tudes and votes, Ann Arbor : Survey Research Center, 1956, et Angus CAMP-BELL et al., The American voter, Wiley, New York, 1960 ; Duncan MA-CRAE, Jr., Dimensions of Congressional voting, Berkeley, University of Cali-fornia Press, 1958 : Robert E. ALFORD, « Role of social class in American voting behavior », Western political science quarterly, vol. 16, no. 1, March 1963 ; Harold SHEPPARD, Nicholas MASTERS, « The political attitudes and preferences of Union members », American political science review, June 1959, 442ss. ; Fred I. GREENSTEIN, « The changing pattern of urban party politics », The Annals..., May 1964, 1-13 : E. P. HUTCHINS0N, Immigrants and their children, John Wiley. New York, 1956.

Page 65: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 65

Première partie.Groupes et processus électoraux

Conclusion

Retour à la table des matières

Nous avons déjà, à quelques reprises, exprimé la conviction que les spécia-listes des comportements politiques ont accordé jusqu'ici une attention excessive aux comportements électoraux, au détriment, notamment, de l'étude des caractères et du fonctionnement des partis politiques. On doit par ailleurs comprendre les raisons de cette orientation. Les phénomènes électoraux sont relativement peu complexes et, au surplus, ils se prêtent aisément à l'application des techniques quantitatives considérées trop souvent comme les seules à posséder un caractère scientifique.

Nous ne devons pas non plus minimiser indûment l'importance des études sur les comportements électoraux. Les efforts récents, tendant à définir les relations entre le vote d'une part et les caractéristiques socio-économiques des électeurs d'autre part, ont conduit les chercheurs à s'interroger sur un ensemble de questions fondamentales portant sur l'organisation sociale et économique, les rapports de voisinage et de parenté, l'influence des mass media et des relations publiques, le mouvement des générations, le rôle de l'éducation et de la religion - bref, sur de nombreux caractères propres à la société moderne et que les sociologues ont ten-dance à négliger ou tout au moins à considérer comme des phénomènes spéci-fiques, relevant de ce qu'on appelle parfois les « sociologies appliquées ».

Page 66: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 66

Toutefois, il nous semble qu'on devrait dorénavant accorder aux partis poli-tiques eux-mêmes une importance au moins égale à celle qu'on a donnée aux cam-pagnes électorales depuis une vingtaine d'années. Le profit qu'on retirerait de telles études est inestimable. En effet, il nous semble que les partis politiques, parce qu'ils constituent la seule forme d'organisation sociale capable de disputer aux groupes de pression la loyauté et l'appui des individus, quand il s'agit pour ceux-ci de la promotion de leurs intérêts ou de leurs idéologies par des moyens politiques, représentent, en puissance tout au moins, le centre vital de toute socié-té moderne organisée : on peut les considérer comme un des indicateurs des plus sensibles du degré de dynamisme et de stabilité d'une société. Sans doute, les dif-ficultés, d'ordre tant théorique que pratique, que pose l'étude rigoureuse des partis politiques, paraissent, sinon insurmontables, du moins redoutables. Toutefois, nous estimons que de tels efforts sont indispensables à l'approfondissement des connaissances mêmes que nous avons acquises sur les comportements électoraux et, plus fondamentalement encore, pour procurer un statut pleinement théorique à la sociologie politique.

Page 67: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 67

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965)

Deuxième partie

GROUPESET CENTRES DE

DÉCISIONS POLI-TIQUES

Retour à la table des matières

Page 68: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 68

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Quoique leurs activités auprès des partis politiques soient nombreuses, variées et souvent efficaces, les associations et les groupes privés en général ne confient pas aux seuls partis la promotion de leurs intérêts et de leurs idéologies politiques. Même dans les cas où la solidarité partisane est la règle au sein des Assemblées populaires et des Cabinets, comme en Grande-Bretagne et au Canada par exemple, les partis politiques ne constituent pas les seules forces qui s'exercent sur les gouvernements.

Dans la pratique, les partis politiques présentent toujours une double structure. Il faut distinguer entre les partis politiques au parlement (party within the govern-ment) - partis gouvernementaux et partis d'opposition - et les partis politiques en tant qu'organisations en vue des élections (party without the government). Bien que les deux structures soient intimement liées l'une à l'autre, elles représentent deux modes d'exister différents d'un même parti. Entre l'un et l'autre, des tensions considérables peuvent se produire, tensions susceptibles de conduire à des luttes ouvertes entre les chefs des partis et les gouvernants, et à des purges. Ce double caractère des partis explique le fait que, même en régime de « responsabilité », les groupes tendent naturellement à étendre leurs activités au-delà des partis, en inter-venant directement auprès des ministres, des députés et des administrateurs. C'est ainsi qu'en Grande-Bretagne, même sous un gouvernement travailliste, les syndi-cats, qui dominent pourtant ce parti, déploient néanmoins une grande activité au-

Page 69: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 69

près du gouvernement lui-même et expriment à l'occasion leur déception de se voir traiter comme des « étrangers » et des « intrus » par les ministres et les dépu-tés dont ils ont financé les élections et qu'ils ont élus. A plusieurs reprises, et no-tamment à l'occasion d'un échange de propos assez vifs avec Harold Laski, le pre-mier ministre Clement Attlee a déclaré qu'un gouvernement travailliste, même s'il doit son élection surtout à l'appui des syndicats, doit légiférer en fonction des inté-rêts généraux du peuple britannique et non pas des seuls intérêts partisans qui re-flètent surtout les objectifs de la classe ouvrière. Les mêmes remarques s'ap-pliquent également, et encore plus peut-être, dans les cas, comme aux États-Unis, où la « responsabilité partisane »n'existe pas ou existe à un moindre degré au sein des Assemblées et des Cabinets.

Ceux qui voudraient que les activités politiques des groupes se restreignent aux seuls partis, et qui voient dans la « réforme »des partis le moyen de rendre in-utiles les interventions des groupes auprès des gouvernements, perdent de vue la dualité de structure que les partis doivent nécessairement présenter en tant qu'ils constituent, d'une part, des organisations en vue des élections et, d'autre part, le mécanisme de recrutement des gouvernants. Si les partis permettent aux groupes un accès aux centres de décisions politiques, même dans le meilleur des cas, cet accès ne leur donne pas entière satisfaction. D'ailleurs, on l'a vu, les dirigeants des groupes ne se font pas d'illusion. Ils savent que la capacité des partis politiques de promouvoir à eux seuls leurs intérêts et leurs idéologies est limitée. S'ils offrent leur appui à tous les grands partis, bien qu'ils manifestent souvent des préférences à l'endroit d'un parti particulier, et s'ils supportent tous les candidats « amicaux » à quelque parti qu'ils appartiennent, c'est non seulement dans le but de prévenir les conséquences des aléas électoraux, mais encore parce que l'expérience leur a en-seigné toute la différence qui existe entre un parti ou un candidat désireux de rem-porter la victoire et un parti ou un candidat victorieux ! En autre, les dirigeants des groupes savent fort bien que les partis et les candidats ont été soumis aux « pres-sions » de plusieurs groupes, dont les intérêts souvent divergent, et que des pro-messes parfois contradictoires à l'égard de groupes antagonistes les lient de façon également « solennelle » et « inviolable ». Reconnaissant qu'une telle situation ré-sulte des règles du jeu qu'ils ont eux-mêmes contribué à imposer, et concédant vo-lontiers qu'un « législateur » ne peut être tenu absolument responsable des enga-gements d'un simple « candidat », il est rare que les dirigeants des groupes exigent

Page 70: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 70

de la part des partis et des députés le respect intégral de tous leurs engagements. De fait, les partis ne comptent vraiment pour les groupes que durant les cam-pagnes électorales. En dehors des périodes électorales, ceux-ci négligent plus ou moins les partis selon les régimes politiques des divers pays.

William Allen White, même s'il exagérait grandement leur effet de pression réel, a décrit cette tendance des groupes à porter leur action au-delà des partis, chaque fois qu'ils le jugeaient avantageux. « Les partis, écrivait-il, sont les instru-ments des groupes organisés tant qu'ils leur sont utiles ; mais chaque fois que les partis leur barrent la route, ce gouvernement invisible les ignore ... Les présidents des organisations nationales de fermiers contrôlent au Congrès un bloc de votes que ni le président national du parti, ni le whip du parti, ni le Président lui-même ne peuvent « déplacer » 1. » À la suite du verdict électoral, les candidats élus du parti ou de la coalition partisane majoritaire deviennent gouvernants. Et la dure concurrence que se livrent les groupes pour le partage des fruits du pouvoir se porte dorénavant vers eux. Pour les groupes, le législateur est d'ailleurs un person-nage beaucoup plus considérable que le candidat. De celui-ci ils ne peuvent souti-rer que des promesses et des engagements ; mais de celui-là ils ont tout à craindre ou à espérer, puisqu'il détient la responsabilité des décisions impératives aux-quelles individus et groupes doivent se plier. Tant mieux pour les dirigeants des groupes si, à la suite de leurs activités durant les campagnes électorales, ils se sont assuré l'appui d'alliés et de complices au sein des parlements. Mais, outre qu'ils sont bien conscients du fait que le maintien de telles alliances et complicités exige qu'elles soient cultivées sans relâche, les dirigeants des groupes savent que, dans la plupart des cas, elles ne suffisent pas à assurer l'adoption de lois qui leur soient favorables ou encore à forcer le rejet de projets de lois adverses.

Dans la mesure où ils cherchent à protéger et à promouvoir leurs intérêts et leurs idéologies par des moyens politiques, les groupes doivent, en premier lieu, modeler leur organisation sur la structure politique elle-même et, en second lieu, s'assurer une position stratégique auprès des divers centres de décisions poli-tiques 2. Ces tendances se manifestent dans tous les pays où les groupes de pres-

1 William Allen WHITE, Politics « the citizen's business, Macmillan 1924, 14.

2 Henry W. EHRMANN, editor, Interest groups on four continents, edited for the International Political Science Association, University of Pittsburgh

Page 71: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 71

sion ont fait l'objet de recherches un peu poussées. Sans doute, il serait excessif de conclure de là que l'organisation des groupes ne constitue qu'un simple reflet de l'organisation étatique. Des relations complexes s'établissent entre les deux types d'organisation et il arrive souvent que des services gouvernementaux et adminis-tratifs soient aménagés de façon à correspondre aux caractères des groupes avec qui ils entretiennent des rapports intimes ou même, encore, que de tels services soient crées précisément pour permettre de tels rapports. Toutefois, ces constata-tions ne justifient pas la prétention opposée, émise par exemple par David Truman et autres protagonistes de la théorie des groupes, selon laquelle les gouvernements ne constitueraient que des simples groupes sans spécificité particulière par rapport aux groupes privés 1. Il semble bien que, si les deux catégories d'organisations ré-agissent constamment l'une sur l'autre, on doit néanmoins reconnaître que le rôle actif de l'organisation politique est généralement premier et fondamental 2.

Une telle tendance vers la similitude des structures entre groupes et gouverne-ments constitue un des principaux obstacles aux études comparatives des groupes de pression. En effet, tout autant que les régimes politiques, l'organisation interne et le caractère des activités des groupes de pression divergent grandement d'un pays à l'autre. Dans notre propre exposé, nous avons juge préférable de nous en tenir à l'analyse du seul cas américain. Nous savons à l'avance que les observa-tions que nous serons conduit à faire ne seront immédiatement valides que pour l'exemple choisi. Toutefois, nous croyons que la portée de certaines de nos conclusions sera beaucoup plus générale, dans la mesure tout au moins où les groupes, dans les divers pays, tout en adaptant leur organisation interne et leurs

Press, 1960, 1-9 ; Alfred DE GRAZIA, « Nature and prospects of political in-terest groups », The Annals..., vol. 319, Sept. 1958, 113-122 ; Dayton David McKYAN, Party and pressure politics, op. cit., 433ss.

1 David TRUMAN, The governmental process, Alfred A. Knopf, New York, 1951. Pour un exposé critique, voir David EASTON, The political sys-tem. An inquiry into the state of political science, Alfred A. Knopf, New York, 1953, 182ss.

2 Harry ECKSTEIN, Pressure group politics. The case of the British Medi-cal Association, George Allen and Union, London, 1960, chap. I ; Stanislaw EHRLICH, « Les groupes de pression et la structure politique du capita-lisme », Revue française de Science politique, vol. XIII, n° 1, mars 1963, 25-44.

Page 72: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 72

tactiques aux caractères spécifiques des divers régimes politiques, visent des ob-jectifs similaires.

Les deux principales caractéristiques du système politique américain qui conditionnent l'organisation et les activités des groupes sont sans conteste le fédé-ralisme et ce qu'on appelle traditionnellement la séparation des pouvoirs.

Sans doute, les groupes de pression aux États-Unis ne sont pas tous organisés sur une base strictement fédérative. Il faut d'abord distinguer entre les organisa-tions qui recourent à l'action solitaire comme, par exemple, les grandes corpora-tions industrielles dont les interventions politiques s'inspirent directement des di-rectives du siège social et qui, par conséquent, ne sont pas fédératives, et les asso-ciations de groupes, comme la NAM, la Chamber of Commerce of the United States, l'AFL, la CIO et le Farm Bureau qui sont, à des degrés divers, fédératifs. Certaines associations, comme les fédérations ouvrières, possèdent un double ca-ractère : l'un, structural, qui est proprement fédératif, et l'autre fonctionnel, qui, tout en étant territorial, permet la suprématie d'un ou de quelques grands syndicats locaux sur les autres syndicats. Dans certains cas, comme dans celui de l'Ameri-can Medical Association, les organisations étatiques ou régionales ont précédé l'association fédérale. Parfois, comme pour le Farm Bureau, l'organisation épouse de façon rigoureuse l’agence politique fédérative. Dans la majorité des nom-breuses associations de commerce (trade associations), l'organisation unitaire est de rigueur : les membres individuels, disséminés sur tout le territoire et trop faibles pour s'engager eux-mêmes dans des activités politiques, délèguent à l'asso-ciation le droit de les représenter auprès des services publics. Toutefois, il arrive fréquemment que les associations de commerce soient elles-mêmes membres de la Chambre de Commerce ou encore de la NAM et, de ce fait, elles se trouvent in-corporées dans une organisation fédérative. En outre, beaucoup de ces associa-tions ont été créées par l'une ou l'autre des nombreuses commissions gouverne-mentales ou administratives ou encore entretiennent avec ces commissions des rapports suivis et parfois exclusifs. Dans plusieurs cas, on constate que, en dépit de leur structure unitaire, les associations de commerce, sous l'influence des orga-nismes publics, reconnaissent en pratique l'appartenance de leurs membres aux di-vers États. Lorsque les questions débattues ressortissent à la compétence exclu-sive ou partagée des États, il va de soi que les associations de commerce éta-blissent avec ceux-ci des rapports distincts. Quant aux organisations qui pour-

Page 73: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 73

suivent des objectifs spécifiques, comme par exemple la Légion américaine et l'Association nationale pour la promotion des Noirs, elles sont d'ordinaire fédéra-tives à des degrés divers, à moins que leurs préoccupations ne soient fortement lo-calisées ou particularisées, comme dans le cas des entreprises industrielles.

Dans tous les pays, on constate que les groupes gravitent autour des divers centres de décisions politiques et cherchent à en tirer le maximum d'avantages. Il semble qu'il y ait dans chaque régime politique un point du système qui se prête davantage à l'intervention des groupes ou encore qui offre le maximum de possi-bilités. On identifie à tort ce point avec le centre vers lequel convergent les plus grandes prérogatives : ainsi, en Grande-Bretagne, c'est au niveau du Cabinet que se prennent les grandes décisions qui engagent le parlement et les services admi-nistratifs, mais les groupes de pression, dans ce pays, sont loin de concentrer leur action à ce niveau difficilement accessible. Il leur est beaucoup plus avantageux de choisir des voies détournées d'accès comme, par exemple, les administrateurs ou les députés qui, eux, influencent les ministres.

Par contraste, la plupart des auteurs doutent qu'aux États-Unis existent, pour tous les groupes et pour toutes les occasions, de tels centres privilégiés de déci-sions politiques. Par suite de l'extrême diffusion des responsabilités et des fonc-tions entre plusieurs organismes différents aux États-Unis, il appert que les groupes sont plutôt portés à intervenir sur chacun d'eux en même temps ou suc-cessivement. Si leur tâche paraît facilitée par cet émiettement du pouvoir poli-tique, les résultats obtenus auprès d'un organisme public particulier, disons la Chambre des représentants, demeurent toujours aléatoires et peuvent même être annulés ou contredits par l'action d'un autre niveau de décisions, le Sénat, le Pré-sident ou la Cour suprême. Les activités des groupes de pression aux États-Unis apparaissent ainsi comme une course incessante, échevelée et inextricable vers les centres de décisions politiques. Quand il s'agit de faire mettre en vigueur un projet de loi favorable ou, plus encore peut-être, d'empêcher l'adoption d'une loi préjudi-ciable, les groupes peuvent s'engager dans des campagnes de pression s'échelon-nant sur plusieurs années. Malgré les batailles successives perdues, il n'y a pas lieu pour eux de désespérer de la victoire finale tant que le centre de décision de dernier recours, très souvent la Cour suprême, n'a pas prononcé son jugement. De la sorte, non seulement les groupes peuvent-ils retarder l'application d'une loi de plusieurs années mais encore, dans certains cas, rendre cette loi inopérante ou

Page 74: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 74

anachronique, si les conditions qui en avaient entraîné l'« introduction » ont, dans l'intervalle, changé.

L'étude des relations des groupes avec les divers centres de décisions poli-tiques, même dans le cas américain, pourtant le mieux connu, s'avère fort difficile, faute de bonnes monographies portant sur plusieurs questions d'intérêt parfois ma-jeur. Dans nombre de cas, nous avons dû nous fonder sur des sources, documents et études qui ne portent pas directement sur notre sujet et dont il est parfois im-possible d'apprécier le degré de plausibilité ; dans d'autres cas, nous avons dû nous en remettre à des ouvrages généraux, au risque d'escamoter les questions et d'être induit en erreur. Par ailleurs, notre exposé se limite à l'observation du gou-vernement fédéral. Les conditions qui existent au niveau des États sont trop va-riées pour qu'on puisse, dans la plupart des cas, établir des conditions au moins ty-piques. En outre, la pénurie des monographies est encore bien plus grande aux ni-veaux étatique et local qu'au niveau fédéral. Ceux qui ont abordé la question ont généralement noté que les interventions des associations et des groupes au niveau des États ont beaucoup plus de poids qu'au niveau du gouvernement fédéral. Il se pourrait même que la récente tendance, parmi les dirigeants de plusieurs associa-tions, à favoriser l'accroissement des fonctions gouvernementales au premier ni-veau s'expliquerait dans une large mesure par la conscience qu'ils ont de la posi-tion privilégiée qu'ils y occupent 1.

1 Sur la question, voir notamment : General Interim Report, House Select Committee on Legislative Activities, 81st Congress, second session, 1950, et Donald BLAISDELL, American democracy under pressure, The Ronald Press Co., New York, 1957, 222ss.

Page 75: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 75

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

Chapitre IL’action des groupes

auprès des législateurs

Retour à la table des matières

L'accès au Congrès constitue une des préoccupations majeures des groupes aux États-Unis. L'influence relative de chacun d'eux sur le processus législatif se mesure en effet au nombre et à l'importance des entrées qu'ils peuvent se ménager à la Chambre des représentants et au Sénat, de même qu'aux nombreuses officines où se préparent les lois, s'élaborent les amendements et se concluent les pactes ou compromis avec les blocs de représentants ou de sénateurs. Une déclaration de la Chambre de Commerce, bien typique de centaines d'autres que nous pourrions ci-ter de la part de groupes les plus divers, suffira à faire voir toute l'importance qu'on attache généralement au Congrès :

[Notre] département des affaires gouvernementales se concentre sur le Congrès. C'est au sein de cet organisme que se trouvent le plus souvent le commencement et la fin des questions politiques qui affectent le plus le monde des affaires. Le Congrès est le lieu de naissance des projets de loi favorables aux affaires, et il peut être l'ultime protection contre les projets de loi qui leur sont préjudiciables. [Notre] département connaît le Congrès. Il connaît individuellement les représentants et les sénateurs. Et il sait

Page 76: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 76

comment traduire, de façon claire et précise, ces vastes connaissances en langage parlé et écrit 1.

Durant les semaines qui précèdent les sessions du Congrès, les groupes cherchent à connaître le programme législatif, afin d'en entreprendre l'étude ap-profondie et de se préparer à intervenir s'ils le jugent à propos. Avant 1913, date de la première grande Commission d'enquête de la Chambre sur les agissements des groupes de pression, certaines associations, notamment la NAM, avaient l'ha-bitude d'introduire leurs agents parmi les commis et les chefs de bureau du Congrès ou, encore, d'acheter les services de certains d'entre ceux-ci, afin d'être informés à l'avance des projets de loi. Cette pratique ayant été dénoncée dans le Rapport de la Commission 2, les groupes, depuis lors, recourent d'ordinaire à des tactiques moins directes pour parvenir à la même fin, par exemple en chargeant un ou plusieurs de leurs lobbyists à Washington d' « aller aux informations ». Une fois le programme législatif connu, les dirigeants des associations confient à un service spécial le soin de découvrir les mesures susceptibles d'affecter les intérêts de l'association et d'en faire la classification et l'analyse. Il s'agira ensuite de suivre le déroulement du processus législatif, d'informer les membres et d'interve-nir au moment opportun.

Les groupes ne limitent toutefois pas leurs activités à la surveillance des pro-jets de loi soumis à l'attention du Congrès. Ils peuvent aussi prendre une part ac-tive à leur rédaction ou encore les rédiger eux-mêmes, en tout ou en partie. En ef-fet, rien n'est plus confus et plus complexe que l'origine des projets de loi aux États-Unis. Certes, le droit de présenter les bills au Congrès constitue une préro-gative absolue des législateurs. Tous les bills doivent être « introduits » au Congrès par un ou plusieurs représentants ou sénateurs, ou encore par action conjointe d'au moins un représentant et un sénateur. Les bills ainsi introduits portent généralement le nom de leurs parrains. Le parrainage d'un bill est considé-ré comme un fait important, puisque son sort est lié à l'influence des parrains au-

1 CHAMBER OF COMMERCE OF THE UNITED STATES, Help yourself to better gavernment, Pamphlet 25.

2 UNITED STATES CONGRESS, HOUSE OF REPRESENTATIVES, Charges against members of the House and Lobby activities of the National Association of Manufacturers of the United States and others, House Report 113, 63rd congress, lst session, Washington, U.S. govt. printing office, 1913, 37ss.

Page 77: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 77

près de leurs collègues et au sein des commissions du Congrès, de même qu'au degré de leur allégeance partisane, de leurs convictions idéologiques, de leur ver-satilité et malléabilité, et ainsi de suite.

Si la prérogative de la présentation des bills appartient aux législateurs, il ne s'ensuit pas que tous les bills aient été préparés et rédigés au sein du Congrès. De fait, il est rare que les parrains d'un bill en soient les auteurs exclusifs. Il se peut qu'ils n'aient même pas collaboré à sa rédaction, qu'ils ne l'aient pas lu en entier, qu'ils n'en favorisent guère les dispositions ni le but ou, même, qu'ils y soient op-posés (par exemple s'il s'agit de l' « enterrer »le plus vite possible tout en respec-tant la procédure 1.

Les bills peuvent avoir été préparés par le Président ou, plus exactement, par l'un ou l'autre des secrétariats de l'exécutif : c'est là un cas de plus en plus fréquent à mesure que, aux États-Unis comme ailleurs, s'accroissent les fonctions de l'exé-cutif et les responsabilités des services administratifs. Dans de nombreux cas, ce sont les groupes privés eux-mêmes qui sont à l'origine des bills et qui ont sollicité en leur faveur le parrainage d'un ou plusieurs représentants ou sénateurs. Pour comprendre comment les groupes peuvent ainsi s'immiscer dans le processus lé-gislatif, il faut retenir que ce n'est pas le Congrès comme collège qui exerce la prérogative de l'initiative des bills, mais bien plutôt les sénateurs et les représen-tants individuels. Or, les sénateurs et surtout les représentants, qui ne sont élus que pour un mandat de deux ans, se trouvent extrêmement vulnérables vis-à-vis des groupes, dont l'appui, à tort ou à raison, leur paraît essentiel à leur réélection. Cet état de dépendance se traduit par l'extrême complaisance avec laquelle les uns et les autres acceptent de se faire les parrains de bills dont les groupes privés, et parfois même des individus influents, sont les véritables promoteurs. De plus, les

1 C'est ainsi que le sénateur George F. HOAR a pu écrire au sujet du parrai-nage de la Sherman Act : « Une loi votée en 1890 reçut le nom de Sherman Act pour aucune raison Imaginable, si ce n'est que M. Sherman n'eut rien à voir dans sa préparation. » (Autobiography of seventy years. Scribner, New York, 1903, vol. II, 363.) Toutefois, comme W. S. KERR devait par la suite le rappeler dans son livre sur le sénateur Sherman, même si les propos du séna-teur Hoar étaient fondés, il faudrait quand même lui accorder un crédit plus considérable qu'à quiconque pour l'adoption de la loi puisque, en plus de l'in-troduire au Congrès, Il déploya les plus vigoureux efforts pour en assurer l'adoption. Dans : John Sherman, French, Boston, 1908, 206.

Page 78: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 78

groupes peuvent influencer l'origine des lois par les pressions qu'ils sont en me-sure d'exercer sur le Président et les services administratifs.

Dans la plupart des cas il est pratiquement impossible, aux États-Unis, de re-tracer les origines exactes des lois, non seulement parce que les influences qui ont joué ont été nombreuses et variées, mais aussi parce qu'elles ont souvent agi sous le manteau de l'anonymat 1.

Ceux qui ont cherché à évaluer en pourcentages les diverses sources des bills admettent qu'ils ne sont parvenus qu'à des approximations fort grossières 2. Toute-fois, on note que les législateurs, par suite de l'absence d'engagements précis de la part des partis politiques nationaux sur la plupart des questions susceptibles de faire l'objet de projets de lois ainsi que de l'incohérence des opinions publiques sur les problèmes de l'heure, n'ont souvent pas eux-mêmes de programmes légis-latifs précis et cohérents. D'où la tendance, chez les législateurs, à s'en remettre aux groupes, afin d'obtenir de ceux-ci les informations qui leur permettront de for-

1 Sur le sujet, voir Stephen Kemp BAILEY, Congress makes a law. The sto-ry behind the Employment Act of 1946, Columbia U.P., 1950 ; Bertran M. GROSS, The Legislative struggle. A study in social combat, McGraw Hill, New York, 1953. Quant à l'anonymat, notons qu'il n'est pas toujours de ri-gueur. Il peut même arriver que la connaissance des promoteurs d'un projet de loi influence de façon favorable les législateurs. Ainsi, la Railway Labor dis-pute Act de 1926 prit naissance au sein d'un comité constitué de dirigeants d'entreprises de chemins de fer et de syndicats de cheminots et le bill lui-même fut rédigé par Donald Richberg, un avocat dont le comité avait retenu les services. Les parrains du bill au Congrès insistèrent sur le fait que, le bill ayant été rédigé conjointement par les deux parties concernées, les législateurs auraient mauvaise grâce à ne pas le voter tel que proposé.

2 Lawrence CHAMBERLAIN estime qu'un bill seulement sur dix est d'ori-gine privée. Cette proportion est jugée beaucoup trop faible par George B. GALLOWAY. Voir Lawrence H. CHAMBERLAIN, The President, Congress and legislation, Columbia U. P., New York, 1946, 453 ; George B. GALLO-WAY, The legislative process in Congress, Crowell, New York, 1953, 38. De son côté, Harvey WALKER, qui a fait l'étude de 677 bille présentés à la légis-lature de l'État d'Ohio, évalue à au moins 35% la proportion de ceux qui ont été préparés par les groupes privés. Dans Who writes laws. State government, 1939, vol. 12, 199ss. Pour des études similaires se rapportant à l'État de New York, voir Final report on the New York State joint legislative committee on legislative methods, practices, procedures and expenditures, legislative docu-ment, 1946, no. 31, 136ss. ; et Warren Moscow, Politics in the Empire State, Knopf, New York, 200ss.

Page 79: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 79

muler les projets qu'ils peuvent avoir à l'esprit et même de se faire les parrains de projets entièrement conçus et formulés par les dirigeants de groupes. Donald C. Blaisdell, qui a consacré une bonne partie de son livre sur les groupes de pression aux États-Unis à l'étude de cette question, conclut que les lois votées au Congrès américain ont beaucoup plus souvent leur origine parmi les groupes privés que parmi les législateurs et les administrateurs eux-mêmes 1.

Mais les groupes ne se contentent pas de solliciter l'appui des législateurs dans le but de faire introduire au Congrès des projets de lois favorables à leurs intérêts. Es participent aussi de façon empressée et attentive à la rédaction des bills et des amendements que ceux-ci subissent au cours des débats du Congrès. S'il s'agit d'un bill d'une grande portée pour les intérêts d'un groupe particulièrement puis-sant, des « experts » seront mis à la disposition des protagonistes ou des adver-saires du bill, selon le cas ; toutes les ressources du groupe seront mises en oeuvre de façon à former des « blocs » de législateurs favorables ou opposés au bill. Sou-vent de véritables équipes de spécialistes et d'agents en relations publiques de-meureront sur place des mois durant et dirigeront ouvertement ou dans les cou-lisses les négociations en vue d'amendements acceptables à toutes les parties. Les pressions que ces équipes, représentant les intérêts privés, exercent sur les législa-teurs sont nombreuses et peuvent être très efficaces. Aux influences directes, il faut ajouter celles qui s'exercent par l'intermédiaire des opinions publiques. Ste-phen Kemp Bailey a décrit de saisissante façon les activités de deux puissantes or-ganisations privées, au service respectivement des intérêts « libéraux » et « conservateurs », à l'occasion du débat qui se déroula, entre le 22 janvier 1945 et le 20 février 1946, autour du bill sur le plein emploi. Les grandes associations aux États-Unis donnèrent leur appui à l'une ou l'autre de ces organisations qui ac-quirent après un certain temps un statut semi-officiel et qui occupèrent des bu-reaux au Capitole même 2. Presque toutes les grandes lois aux États-Unis, au mo-ment où elles sont débattues au Congrès, se trouvent l'objet de multiples pressions

1 Thomas C. DESMOND, « Those dinosaurs - The state legislatures », The New York Times magazine, January 16, 1955 ; Housing Lobby, Part 2 of hea-rings before the House Select Committee on Lobbying activities, House of Representatives, 81st. Congress, 2nd Session, U.S. govt. printing office, 1950, 483ss. ; Donald C. BLAISDELL, American democracy under pressure, op. cit., 218.

2 Stephen Kemp BAILEY, congress makes a law, op. cit.

Page 80: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 80

et contre-pressions de la part des porte-parole des groupes, de sorte que les légis-lateurs remplissent assez souvent un rôle de simples arbitres 1.

De plus, le personnel des secrétariats de la Chambre et du Sénat est si défi-cient que les législateurs, pressés au surplus par le manque de temps, se trouvent forcément dans l'obligation de chercher à l'extérieur, dans les services administra-tifs ou parmi les groupes privés, les personnes qui pourront les guider et les ins-truire sur un projet de loi donné. Enfin, soucieux qu'ils sont de maintenir et d'ac-croître leur prestige auprès du public, ils n'hésitent pas à s'appuyer sur les groupes privés, pourvu que ceux-ci aient convenablement fait la preuve que leurs points de vue se trouvent partagés par une fraction prédominante du public.

Le fait que la majeure partie du travail législatif soit référée pour étude aux di-verses commissions de la Chambre ou du Sénat facilite énormément l'action des groupes. À la suite de Woodrow Wilson, les observateurs notent que les commis-sions sont beaucoup plus sensibles à l'influence des groupes que l'ensemble de la Chambre ou du Sénat, parce qu'elles sont constituées d'un petit nombre de per-sonnes facilement identifiables et particulièrement vulnérables 2. Il arrive que des groupes cherchent à influencer secrètement la composition d'une commission mais une intervention de cette nature, quand elle est connue, est toujours dénon-cée 3. Par ailleurs, les parrains des bills font généralement partie des commissions chargées d'en faire l'étude. Or, on sait qu'ils épousent souvent les objectifs et les intérêts des dirigeants de groupes privés. De plus, les présidents des commissions, choisis par voie d'ancienneté parlementaire, sont d'habitude des personnes fort connues des lobbyists, et souvent des liens d'amitié ou d'intérêt les rapprochent les uns des autres. En outre, les commissions tiennent généralement des séances pu-bliques afin de recueillir les témoignages de spécialistes et autres personnes inté-

1 C'est là la conclusion à laquelle Donald C. BLAISDELL, à la suite de plu-sieurs auteurs qu'il cite, parvient dans son livre : American democracy under pressure, op. cit, 223.

2 Woodrow WILSON, Congressional government : a study in American po-litics, Boston, 1900 ed., 189-190.

3 Peu de tentatives d'influencer la composition d'un comité du Congrès ont fait l'objet d'études. Cependant, voir l'enquête concernant James Emery, un re-présentant de la NAM : United States Congress, Senate, Maintenance of a lob-by to influence legislation, hearing on Senate, resolution 92, before a subcom-mittee on the Judiciary, 63rd Congress, 1st Session. U.S. government printing office, 1913, Part 35, 4096, et Part 54, 4349-4350.

Page 81: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 81

ressées. Ces séances fournissent aux groupes privés d'excellentes occasions d'ex-poser leurs vues et d'influencer favorablement les membres de la Commission, si-non de façon immédiate et directe, du moins par l'effet de leurs propos sur les opi-nions publiques. Il arrive fréquemment, enfin, que ce soient les représentants des groupes, plus ou moins camouflés sous un manteau officiel, qui préparent le tra-vail des commissions, réunissent les informations requises, rédigent les amende-ments, et ainsi de suite.

Ce serait une erreur de penser que les législateurs s'objectent sérieusement à de tels procédés. Au contraire, ils sont les premiers, très souvent, à solliciter l'ap-pui des groupes et à leur ouvrir l'accès aux commissions. En effet, ce sont d'habi-tude les groupes qui possèdent les informations indispensables à la rédaction et à la mise en application des lois qui les concernent.

Quand un bill est référé à la Chambre ou au Sénat par la commission chargée d'en faire l'étude, il n'est généralement plus l'objet que de procédures de routine. Les législateurs font d'ordinaire confiance à leurs collègues qui ont participé aux délibérations des commissions et, très fréquemment, il n'y a en Chambre qu'un tout petit nombre de députés pour voter les lois. Toutefois, à l'occasion de bills re-vêtant une importance spéciale et qui ont suscité des débats animés, le vote à la Chambre ou au Sénat revêt toute l'importance qui lui est régulièrement accordée au Parlement britannique, par exemple. Les législateurs ne respectent pas toujours la ligne des partis et parfois celle-ci n'est même pas formellement formulée. Constatant ce fait, Bryce conclut qu'« il n'y avait pas de politique dans la vie poli-tique américaine ». Bryce poursuivait que des Républicains votaient contre des Républicains à certaines occasions et que des Démocrates adoptaient la même ligne de conduite à l'égard de leur parti ; de plus, selon lui, les porte-parole démo-crates des intérêts dominants s'unissaient généralement aux interprètes républi-cains des mêmes intérêts. La preuve que ce sont toujours les intérêts dominants qui déterminent les coalitions bipartisanes à l'occasion des votes au Congrès serait sans doute difficile à établir. Pourtant, il ne fait nul doute que les intérêts, domi-nants ou non, entrent pour une bonne part dans ces coalitions. Par ailleurs, comme nous l'avons indiqué plus haut, il arrive que l'alliance de Congressistes démocrates

Page 82: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 82

avec le groupe des Républicains, ou vice versa, traduise en réalité la position du parti au niveau local 1.

L'enchevêtrement des « contacts » et des influences est tel que, quand une loi est finalement adoptée, il est proprement impossible de retracer, d'isoler et d'iden-tifier les contributions respectives du Président, des conseillers exécutifs, des ad-ministrateurs, des législateurs et des groupes privés. Au terme de son étude de l'Employment Act de 1946, Bailey conclut que la loi, telle que finalement adoptée après un an de débats, ne représentait les vues originelles d'aucun des nombreux participants aux débats qui avaient précédé et suivi la présentation du bill : ni du Président, ni des partis politiques, ni des groupes privés, ni des parrains eux-mêmes. De telles lois constituent le produit de multiples compromis ; elles ne sa-tisfont pleinement personne. Des clauses ont parfois été insérées dans la rédaction finale des lois dans le but d'en affaiblir la portée pratique ou même de les rendre inopérantes. Il arrive toutefois que des lois révèlent des similitudes si frappantes avec les points de vue originels de certains groupes qu'on est en droit de se de-mander si ceux-ci n'en sont pas les véritables auteurs. Ainsi, ceux qui ont étudié la genèse de la Taft-Hartley Act se disent impressionnés par l'étroite similarité qui existe entre plusieurs clauses de cette loi et les revendications originellement for-mulées par la NAM et défendues par elle avec acharnement à Washington, au point que certains sont d'avis qu'il faut considérer cette association comme l'auteur de la Taft-Hartley Act 2.

1 James BRYCE, cité par Thomas C. COCHRAN et William MILLER, The age of enterprise, op. cit., 166 ; pour une analyse d'un vote bipartisan à la Chambre et au Sénat, voir : BAILEY, Congress makes a law, op. cit.

2 A ce sujet, voir : Alfred S. CLEVELAND, « NAM : spokesman for indus-try ? » Harvard Business Review, vol. 26, no. 3, 1948, 353-371 ; Richard W. GABLE, « NAM : Influential lobby or kiss of death ? » The Journal of Poli-tics, vol. 15, no. 2, 1953, 254-273 ; Karl SCHRIFTGIESER, The lobbyists. The art and business of influencing law makers, Little, Brown and Co., Bos-ton, 1951, 95-97.

Page 83: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 83

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

Chapitre IIL’action des groupesauprès du Président

Retour à la table des matières

Les nombreuses voies d'accès au Président des États-Unis qui s'offrent aux groupes sont créées par les multiples rôles que remplit celui-ci dans l'exercice de ses fonctions 1. Certes, les conceptions et les pratiques présidentielles varient grandement selon les circonstances et le tempérament de celui qui en occupe la charge. Toutefois, la Constitution et la tradition délimitent de façon rigoureuse les principales tâches qui incombent au Président et la marge d'adaptations originelles résultant des circonstances et des personnalités demeure plutôt étroite. L'absence de bonnes monographies nous a forcé d'omettre la présentation des modalités de

1 Pour l'étude des fonctions présidentielles, outre les nombreux ouvrages gé-néraux sur la question, voir : Report on Personnel and Civil Service, prepared for the Commission on organisation of the Executive branch of the govern-ment by the Task Force on Personnel and Civil Service, U. S. govt. printing office, 1955. Pour une présentation commentée du Rapport, voir : Neil Mac-NEIL et Harold W. METZ, avec une introduction de Herbert HOOVER, Pré-sident de la Commission, The Hoover Report 1953-1955, what it means to you as citizen and tax payer, Macmillan, New York, 1956 ; voir aussi : The Woo-drow Wilson Centennial Conference, New York, 1956. Pour deux excellentes analyses, voir : Clinton ROSSITER, The American Presidency,Harcourt, Brace and Co., New York, 1956, particulièrement 3-27, et Louis BROWN-LOW, The President and the Presidency, Public Administration Service, Chi-cago, 1949.

Page 84: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 84

l'intervention des groupes à l'occasion de certaines activités présidentielles, no-tamment comme commandant suprême des forces armées et comme premier res-ponsable des affaires extérieures. Par ailleurs, les responsabilités du Président comme chef de l'exécutif s'étendent nominalement et officiellement aux quelque cinq millions de fonctionnaires fédéraux, civils et militaires. Nous traiterons des rapports entre les groupes privés et l'administration proprement dite dans le cha-pitre suivant. Nous allons retenir ici les fonctions du Président comme chef de parti, initiateur de lois, agent de patronage pour de nombreux postes-clé, et leader de la nation.

Même dans le meilleur des cas, la position du Président comme chef de parti est précaire ; dans certaines circonstances, elle peut devenir purement nominale. A l'exception peut-être de Jefferson, qui créa son propre parti avant d'accéder à la Présidence, et de Jackson, qui réorganisa le sien avant d'accéder lui aussi à la Mai-son Blanche, il est de règle aux États-Unis que les Présidents ne deviennent chefs de parti qu'après leur nomination et leur élection, alors qu'en Grande-Bretagne, par exemple, le Premier ministre est automatiquement chef de parti. Certains Pré-sidents, le dernier en date est Eisenhower, n'avaient même pas été partisans actifs avant leur désignation comme candidats présidentiels. D'autres recherchèrent la désignation sous l'égide de deux ou même trois partis différents : tel fut le cas de Samuel Warren Johnson.

En dehors des périodes électorales, l'influence réelle des Présidents sur les partis nationaux est souvent négligeable. C'est au niveau des organisations éta-tiques et locales que se trouve le pouvoir réel au sein des partis politiques améri-cains. Or, comme nous l'avons mentionné antérieurement, ces organisations sont souvent dominées par des associations privées influentes. Dans plusieurs districts, le Président, tout comme les représentants et les sénateurs, doit sa nomination et son élection bien plus à l'appui des groupes privés qu'à celui des organisations partisanes. Sur le plan national, des associations comme la Chambre de Com-merce, le Farm Bureau, la Fédération AFL-CIO, la Légion américaine, et plu-sieurs autres qui comptent plusieurs milliers de secrétariats locaux à travers le pays, qui groupent des millions de membres et qui disposent de fonds énormes, représentent des puissances politiques redoutables.

Contrairement aux partis, ces associations demeurent fort actives en dehors des périodes électorales. Dans le but de promouvoir leurs intérêts, elles inter-

Page 85: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 85

viennent non seulement auprès des représentants et des sénateurs, mais aussi au-près du Président lui-même. La position précaire de celui-ci, comme chef de parti, le pousse d'ailleurs à se montrer conciliant à leur endroit. En effet, pour imposer les mesures politiques qu'il préconise au Congrès, souvent réticent, même si le parti présidentiel y est majoritaire, et d'ordinaire antagoniste s'il est minoritaire comme il arrive fréquemment à la suite des élections de mi-terme 1, le Président n'a parfois d'autres recours que de rechercher, contre le Congrès, l'appui des groupes privés. Même les représentants et les sénateurs les plus récalcitrants se

1 À la suite des élections de mi-terme, depuis 1958, le parti présidentiel s'est trouvé en minorité dans au moins une des Chambres du Congrès dans environ 30% des cas. Les relations du Président avec les partis au Congrès sont d'ailleurs encore beaucoup plus complexes qu'on ne le croit généralement. James MacGregor BURNS a fait une étude poussée de cette question dans The Deadlock of democracy. Four Party politics in America, Prentice Hall, 1963. Selon lui, Il est rare que la politique du Président reçoive au Congrès l'appui de tous les membres de son parti et qu'elle se heurte à l'opposition de tous les membres du parti opposé. S'appuyant sur de nombreux exemples, Il a établi que les coalitions des représentants et des sénateurs autour des programmes présidentiels suivent un modèle dont le principe directeur se trouve à l'exté-rieur des partie politiques. Après avoir montré que les deux partis américaine sont constituée l'un et l'autre d'une aile libérale et d'une aile conservatrice et que les Présidents ont presque toujours représenté l'aile libérale de leur parti, Burns conclut qu'il existe de fait au Congrès deux modalités d'alignement des Congressistes qui divisent de fait ceux-ci en quatre partis : d'une part, une mo-dalité selon l'allégeance partisane officielle, républicaine ou démocrate, des Congressistes ; d'autre part, une modalité selon les tendances Idéologiques, li-bérales ou conservatrices, de ceux-ci. Les Congressistes libéraux, quelle que soit leur allégeance partisane officielle, seraient supporteurs, de la politique présidentielle, tandis que les Congressistes conservateurs, de l'un et l'autre parti, constitueraient le groupe des opposants. Burns note, entre autres phéno-mènes caractéristiques du comportement des partis au Congrès américain, que, par suite de l'absence de fermes alignements partisans, le Président ne peut se fier à une majorité nominale, même considérable, des Congressistes de son parti, pour mettre en oeuvre, son programme. Il doit compenser la dé-faillance des membres conservateurs de son parti par le support des membres libéraux du parti opposé. En conclusion, Burns préconise une réforme : le remplacement des actuels partis démocrate et républicain par un parti libéral et un parti conservateur qui comprendraient, le premier, les ailes libérales des deux partis actuels, et le second, les ailes conservatrice des deux mêmes par-tie. Il cite, à l'appui de sa suggestion, plusieurs Présidents, dont F. D. Roose-velt, qui auraient précisément songé à créer un tel parti libéral, au-delà des ali-gnements partisans traditionnels.

Page 86: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 86

montrent très respectueux à l'égard de ces appuis extérieurs accordés à la politique présidentielle. D'une part, leur propre réélection tient souvent au support qu'ils peuvent eux-mêmes espérer de ces groupes et, dans le passé, les Présidents ne se sont pas fait faute d'intervenir directement afin que représentants et sénateurs in-soumis se voient refuser la candidature ou soient défaits aux élections ; d'autre part, malgré l'opposition de plusieurs représentants et sénateurs, des Présidents se sont vus désignés pour un second terme et réélus, parce que, dans l'accomplisse-ment de leur mandat, ils s'étaient assuré de puissants alliés parmi les groupes pri-vés et parmi les organisations partisanes étatiques et locales.

Les rapports intimes qui s'établissent, entre le Président en tant que chef de parti et les groupes privés, se trouvent grandement raffermis du fait de l'initiative législative présidentielle. Qu'il s'agisse de faire connaître des projets généraux comme à l'occasion du Message sur l'état de l'Union, du Message et du document sur le budget, du Rapport sur l'état de l'économie ou de Messages particuliers à l'occasion de projets de loi spécifiques, il est rare que les porte-parole des groupes soient demeurés étrangers à l'action présidentielle et que leur intervention laisse le Président indifférent.

Toutefois, c'est dans l'exercice de son droit de veto que les interventions des groupes se font le plus pressantes. Ainsi les unions ouvrières cherchaient à convaincre le Président Truman d'apposer son veto au bill Taft-Hartley avant même qu'il ne fût présenté au Congrès pour le vote final. En plus des interven-tions personnelles des dirigeants, plus de 200,000 lettres, 500,000 cartes et 30,000 télégrammes furent adressés au Président Truman par des syndicalistes. Comme on le sait, la loi fut finalement mise en vigueur puisque le Congrès annula le veto présidentiel. Mais un an plus tard, Truman fut réélu à la présidence après avoir ré-affirmé à plusieurs reprises son opposition personnelle à la loi Taft-Hartley 1. Certes, les interventions des groupes auprès du Président à l'occasion de projets de loi les plus variés concernant l'agriculture, les pensions aux vétérans, la politique tarifaire, l'immigration, l'éducation et le bien-être sont loin de se faire toujours dans le même sens. Un Président avisé saura en quelles circonstances il doit céder et à quels groupes prêter l'oreille. L'utilisation judicieuse du droit de veto, même si le veto est renversé par le Congrès, peut renforcer son prestige dans le pays, lui

1 Stephen K. BAILEY et Howard D. SAMUEL, Congress at work, New York, 1952, 435-438.

Page 87: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 87

procurer des thèmes pour sa prochaine campagne électorale et lui garantir le sup-port de groupes influents 1. Le fait que les Présidents ont eu recours au veto non seulement quand leur parti se trouvait minoritaire au Congrès mais aussi, quoique moins fréquemment, lorsqu'il était majoritaire, indique bien l'importance et l'inti-mité des rapports qui existent entre eux et les groupes 2.

En outre, le Président dirige le Bureau de la Maison Blanche et le Bureau cen-tral de l'exécutif. Ce dernier Bureau comprend, entre autres services, l'Office du budget crée en 1939, le Conseil national de sécurité, l'Office de la défense et le Conseil d'orientation économique. Ces services, il va de soi, ont une importance toute particulière. Ils constituent des organismes de coordination entre les dix grands départements, les quelque soixante grands bureaux administratifs, et des milliers de bureaux spéciaux reliés à l'exécutif. De plus, ils n'existent que pour as-sister directement le Président dans les décisions compliquées qu'il lui faut prendre chaque jour.

Ces services procurent aux groupes privés des accès privilégiés auprès du Pré-sident. Dans la plupart des cas, des représentants des groupes collaborent étroite-ment avec les agents des divers bureaux. Ainsi en est-il notamment au sein du bu-reau du budget 3. Il arrive aussi que ces agents s'appuient sur les groupes afin de vaincre les oppositions ou les résistances qu'ils rencontrent au sein du départe-ment du trésor ou encore du Congrès, notamment de la part de la Commission des finances du Sénat et de la Commission d'es voies et moyens de la Chambre des re-présentants. Comme le Congrès détient des prérogatives absolues en matière de fi-nances, il arrive fréquemment que l'appui des groupes s'avère décisif pour per-

1 Il ne faut pas oublier non plus que les groupes interviennent activement auprès du Congrès. Ainsi, à la suite d'un veto présidentiel, des groupes peuvent inciter les membres du Congrès à passer outre. Ainsi la Légion améri-caine réussit à faire annuler le veto présidentiel à six reprises entre 1922 et 1936. Voir : V.O. KEY. Jr., « The veterans and the House of Representa-tives », Journal of Politics, vol. 5, Feb. 1943, 27-40. En d'autres termes, si le Président peut s'appuyer sur les groupes pour s'opposer au Congrès, Il en est de même pour ce dernier quand il mène une lutte contre le Président.

2 Katherine A. TOWLE « The Presidential veto since 1899 », American Po-litical Science Review, vol. 31, Feb. 1937, 55ss.

3 Robert E. MERRIAM, « The bureau of the budget as part of the Presi-dent's staff », The Annals..., vol. 307, 1956, 15-23 ; Roy BLOUGH, The Fede-ral Taxing prooess, Prentice Hall, New York, 1952.

Page 88: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 88

mettre l'application au moins partielle des mesures fiscales ou financières préconi-sées par le Président. Il ne faut pas oublier toutefois que le Congrès lui-même peut liguer les groupes favorables à ses vues contre ceux qui appuient le Président. Quand il s'agit de taxes surtout, l'extrême division des groupes permet et facilite cette tendance, de part et d'autre, à opposer les groupes aux groupes.

La prérogative présidentielle de nomination aux postes-clé dans les domaines judiciaire, administratif et diplomatique constitue un pouvoir redoutable de patro-nage que le Président peut utiliser pour renforcer sa position vis-à-vis du Congrès et de son parti. Sans doute cette prérogative a-t-elle été sérieusement limitée à la suite de la loi Pendleton sur le service civil en 1883 et autres lois ultérieures qui en précisèrent la portée de même que par la Commission du Service civil qui re-lève du Congrès, et non du Président. Par ailleurs, l'extension des fonctions gou-vernementales, surtout depuis le New Deal, a considérablement accru le nombre des nominations présidentielles discrétionnaires, même si les catégories de postes pour lesquelles la prérogative continue à s'exercer ont été réduites. Ainsi, le Comi-té national du parti républicain, à la suite de l'élection du Président Eisenhower en 1952, le premier républicain à occuper la Maison Blanche en vingt ans, évaluait à au moins 150,000 le nombre de postes au sein du gouvernement fédéral qui pour-raient être remplis par voie de patronage. Herbert Kaufman a estimé à plus de 315,000, soit 8% environ des fonctionnaires fédéraux, le nombre de ceux qui échappaient en tout ou en partie au système de choix au mérite établi par la Com-mission du Service civil. Sans doute, il faut tenir compte du fait que 85% environ de ces fonctionnaires sont des techniciens à l'emploi de divers services, comme le service extérieur, les forces armées et la Commission de l'Énergie atomique, par exemple. Mais, par suite de l'essor de l'éducation, le patronage peut aujourd'hui s'exercer même au niveau des postes techniques. De plus, un grand nombre de postes non techniques, aux échelons supérieurs, sont remplis directement par voie de patronage présidentiel 1. Certes, le Président ne nomme pas personnellement tous ces fonctionnaires. Franklin D. Roosevelt avait pris l'habitude de déléguer dans la plupart des cas sa prérogative aux secrétaires des départements et à cer-tains directeurs des dix ou douze bureaux administratifs les plus importants. En plus des juges de la Cour suprême et des ambassadeurs, le Président désigne lui-

1 Herbert HAUFMAN. The Federal government services, dans The Ameri-can Assembly, New York, 1954. 20ss.

Page 89: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 89

même, avec l'approbation du Sénat, les membres de son Cabinet, les sous-secré-taires et les assistants-secrétaires des départements, les directeurs des bureaux ad-ministratifs et les chefs de leurs services, de même que les membres des Commis-sions régulatrices indépendantes. En outre, sans avoir à demander l'approbation du Sénat, le Président choisit lui-même les quelque 1,500 personnes attachées au service de la Maison Blanche, et plus de 1,200 officiers spéciaux chargés de l'éla-boration des grandes politiques ou de tâches confidentielles. Enfin, quand il le juge à propos, le Président peut s'entourer de conseillers privés choisis par lui, sans nulle entrave aucune, en dehors de ses collaborateurs réguliers. Par cette pra-tique, qui est traditionnelle aux États-Unis, le Président constitue ce qu'on a convenu d'appeler un Kitchen Cabinet, qui jouit souvent d'une influence considé-rable et dont il se sert à l'occasion pour faire contrepoids à son Cabinet officiel.

Le patronage présidentiel constitue une puissante incitation pour des milliers de personnes influentes à favoriser l'un ou l'autre parti au moment des élections. Plusieurs nominations importantes sont le fruit de promesses électorales ou encore représentent une concession aux exigences des factions partisanes ou régionales. D'autres nominations résultent du besoin, pour le Président, de s'assurer de l'appui de « blocs » solides parmi les membres du Congrès ; un certain nombre de nomi-nations, enfin, sont le fruit de marchandages au cours desquels des membres du Congrès acceptent d'appuyer certains projets de loi du Président en retour de la désignation, par ce dernier, de leurs protégés à des positions dans les services ad-ministratifs. Si on tient compte du fait qu'un grand nombre de nominations par dé-légation de la prérogative présidentielle sont faites par les secrétaires des départe-ments, on comprend que les « hommes du Président », loin de constituer une équipe homogène, représentent plutôt une assemblée hétéroclite de personnes fort inégalement compétentes qui occupent les positions politiques les plus diverses et qui montrent souvent plus de loyauté à l'endroit des intérêts privés qu'ils repré-sentent qu'au Président lui-même. Seul un Président énergique peut créer une cer-taine unité de vues et un climat favorable au travail responsable au sein d'une équipe de conseillers, constituée de façon aussi peu fonctionnelle. Le droit de no-mination accordé au Président comprend aussi le privilège de révocation. Mais ce privilège comporte trop de risques pour que le Président puisse l'exercer selon son bon plaisir. Dans nombre de cas, comme nous l'avons indiqué, les assistants du Président ont des appuis considérables parmi les factions politiques et les groupes

Page 90: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 90

privés et des révocations jugées inopportunes par ceux-ci pourraient avoir des suites fâcheuses. La prérogative présidentielle de nomination et de révocation est donc une arme qui peut se retourner contre lui. Un Président qui l'utiliserait de fa-çon malhabile ou malavisée pourrait facilement devenir la victime de ses rivaux au sein du parti et du Congrès et voir se dresser contre lui les dirigeants de groupes privés puissants.

L'exercice de la prérogative présidentielle de nomination fournit donc aux groupes un accès privilégié aux fonctions exécutives. Cet accès se présente sous plusieurs formes dont il suffit de mentionner ici les trois principales : l'emploi, pour une période limitée, d'industriels et d'hommes d'affaires, la désignation à un poste de secrétaire de département, la nomination aux commissions régulatrices indépendantes.

Sous le New Deal et surtout depuis la deuxième guerre mondiale, le souci de mobiliser au maximum les ressources industrielles conduisit le gouvernement américain à faire appel à l'expérience et aux talents d'industriels et d'hommes d'af-faires réputés. Ces hommes ne reçoivent souvent aucune compensation financière en retour de leurs services, leurs firmes respectives continuant à leur verser leurs émoluments réguliers. Le gouvernement américain juge leur contribution essen-tielle au bien-être du pays. Toutefois, les Commissions d'enquête du Congrès qui ont étudié leur cas ont fait la preuve que plusieurs de ces aviseurs spéciaux (appe-lés dollar-a-year men ou workers without compensation) profitent de leur position pour favoriser leurs intérêts personnels et ceux de leurs associés 1. Harry S. Tru-

1 THE HOUSE COMM1TTEE ON THE JUDICIARY, 84th Cong., 2nd sess., Interim Report of the Anti-Trust Subcommittee on investigation relating to certain matters within its jurisdiction on WOC's and Government advisory groups, Washington D.C., govt. printing office, 1956, 1-109, et Appendice A, table I, 114. Aussi John Corson, Executives for the Federal service, Columbia U.P., New York, 1952. Parmi les nombreux cas cités par Corson, choisissons le suivant : « ... the office of Price Stabilization official in charge of price re-gulations for the apparel industry (in 1951) was borrowed from a leading firm in this industry. His aide, who specialized in women's woven underwear, is « on loan » from Barbizon, one of the principal competing manufacturers in this field. A succession of five or more chiefs of the Iron and Steel Division in the National Production authority have been loaned by their companies, the major companies in the steel industry. The acting director of the Equipment and Materials Division of the Defense Transport Administration for most of 1951 was on loan from the American Car and Foundry Company. He actively

Page 91: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 91

man, président du Comité du Sénat qui fit enquête sur ces hommes, les qualifia sans sourciller de « personnes ayant des haches à aiguiser » et de « lobbyists ».

Les nominations d'industriels et d'hommes d'affaires aux postes de secrétaires et de sous-secrétaires des départements sont fréquentes et souvent heureuses. Tou-tefois, plusieurs aimeraient que ceux-ci fussent plus souvent choisis parmi le per-sonnel permanent du service civil 1. Mais d'autres considérations, notamment par-tisanes, sollicitent le Président dans un sens opposé. Une des nominations à un poste de secrétaire les plus discutées durant les récentes années fut celle de Charles E. Wilson, président de la General Electric Company, au secrétariat de la Défense. Wilson avait auparavant été membre du Comité de développement éco-nomique et directeur du bureau de la Défense, fonctions qui lui avaient permis d'acquérir de l'expérience. Toutefois, on ne tarda pas à faire remarquer qu'il de-meurait un important actionnaire de la General Motors, une firme qui obtenait des contrats du département de la Défense. Wilson n'attacha d'abord aucune attention à ces critiques et on lui attribue la fameuse remarque : « Ce qui est bon pour Ge-neral Motors est bon pour les États-Unis. » Devant la Commission du Sénat char-gée de faire enquête sur la question, il devait cependant indirectement s'excuser : « Ce qui peut-être m'a échappé, c'est qu'il ne me suffisait pas d'agir de façon hon-nête et juste à l'égard de tous ; il fallait que ce fût là aussi la conviction du public. Je n'ai pas eu suffisamment conscience de ce besoin 2. » Au nombre d'autres cas récents, mentionnons celui de M. Talbot, secrétaire à l'Aviation, et celui de Hugh Cross, président de la Commission de Commerce inter-étatique. Les deux hommes furent reconnus coupables d'avoir profité de leurs fonctions publiques pour promouvoir leurs intérêts privés et ceux de leurs associés 3.

Des rapports toujours étroits existent entre les membres des quelque douze Commissions régulatrices indépendantes (Independent Regulatory Commissions)

promoted, for the Defense Transport Administration, a plea that the NPA make available sufficient steel to build ten thousand freight cars a quarter ; his firm meanwhile is engaged in the production of freight cars » (Page 50).

1 Sur le sujet, voir notamment le Report on Personnel and Civil Service (1955), op. cit.

2 Wilson Hearings before the Senate Committee on Defense Appointments, Washington D. C., U. S. Printing office, 1955.

3 Annual Report of the Committee on government operations made by its permanent subcommittee on investigations, 84th Congress, 2nd session, Se-nate Report, no. 1444, January 25, 1956, 16-24, 28-34.

Page 92: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 92

et la clientèle privée qu'elles ont pour tâche de servir. Les nominations présiden-tielles au poste de commissaire se font toujours après consultations avec des re-présentants des intérêts concernés : agraires, commerciaux, industriels, syndicaux, et ainsi de suite. En pratique, il est rare que le Président ignore les suggestions des groupes concernant les noms possibles de commissaires. Une fois nommés, les commissaires, à leur tour, désignent les agents régionaux, les arbitres, les exami-nateurs, bref, une armée de fonctionnaires scrupuleusement choisis parmi les membres des divers groupes d'intérêt. On peut dès lors comprendre que l'« indé-pendance » des Commissions régulatrices soit toute relative et n'existe souvent qu'à l'endroit du Président et des services publics. Elles ont partie liée avec leurs clientèles respectives et il arrive fréquemment qu'elles deviennent plus ou moins volontairement « captives » des groupes privés qu'elles ont pour fonction de contrôler 1.

Sans doute le Président retire-t-il, pour lui-même et pour son parti, des avan-tages considérables de l'exercice de sa prérogative de nomination. Il n'est pas dou-teux que, de leur côté, les groupes privés n'en recueillent aussi des profits bien tangibles. D'un côté, la nomination présidentielle de représentants de groupes à des postes administratifs permet la confusion des intérêts, condition qui est parfois l'antichambre de la corruption et de la vénalité et qui est toujours une occasion prochaine de favoritisme ; d'un autre côté, dans les rapports qui s'établissent entre les dirigeants des groupes et les agents publics, il arrive fréquemment que les pre-miers se trouvent en position d'en imposer aux seconds.

Premièrement, les intérêts que « régiment » les Commissions disposent de res-sources et de talents bien supérieurs à celles-ci. Il arrive très souvent que ce soient les dirigeants des groupes eux-mêmes qui fournissent gratuitement aux commis-saires les services indispensables d'experts et de conseillers. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu d'être surpris du fait que les Commissions d'enquête du Congrès découvrent si souvent que les Commissions régulatrices, plutôt que de mettre sous

1 Report of the President Committee on Administrative management, Wa-shington D. C., U. S. Printing office, 1937 ; Louis BROWNLOW, The Pre-sident and the Presidency, op. cit. ; Emmette S. REDFORD, Ideal and prac-tice in public administration, University of Alabama Press, 1958, 128ss. ; Marven H. BERNSTEIN, Regulating business by independent commissions, Princeton U. P.. 1955, 161ss.

Page 93: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 93

contrôle les intérêts privés, ont octroyé à ceux-ci des privilèges spéciaux et des monopoles.

Deuxièmement, le personnel des Commissions, par suite des procédés mêmes de sélection dont il est l'objet et de la fréquence des élections, est beaucoup moins stable que celui des groupes privés 1. Il en résulte que les agents publics n'ont guère la possibilité ni le goût de se familiariser avec leur tâche et qu'ils deviennent des proies faciles pour les dirigeants des groupes qui, eux, témoignent d'une stabi-lité occupationnelle remarquable.

Enfin, le personnel des Commissions régulatrices ne jouit pas d'une autonomie et d'une autorité comparables à celles des représentants des groupes privés. Dans leurs relations avec ceux-ci, les membres des Commissions doivent tenir compte du Président, des secrétaires des départements, des chefs de bureaux, des membres d'une foule de comités, des législateurs et des Commissions du Congrès 2. Inversement, l'autonomie et l'autorité des dirigeants des groupes privés sont presque absolues même à l'endroit de leurs membres. Il s'ensuit que ces diri-geants dominent très souvent les négociations et qu'ils peuvent prendre plus faci-lement l'initiative des solutions de compromis.

Une dernière source d'accès à la Présidence pour les groupes découle des pré-rogatives du Président comme leader de la nation. Le Président peut, chaque fois qu'il le juge à propos, en appeler directement au peuple et solliciter son appui. Chef de l'État, il est en plus, avec le vice-président, le seul agent public élu par l'ensemble de la nation. L'avènement de la grande presse, du cinéma, de la radio et de la télévision a contribué à accroître grandement le prestige et l'autorité du Pré-sident parmi toute la nation américaine. Étant le seul agent qui représente consti-tutionnellement l'« intérêt public », il dispose contre ses rivaux, les membres du Congrès, les juges, les secrétaires des départements, les officiers du Pentagone, les gouverneurs des États, et ainsi de suite, d'une arme redoutable : il peut, s'il sait bien s'y prendre, mobiliser contre ses adversaires les opinions publiques. Si, à l'occasion, lorsqu'il dénonce par exemple la « rapacité » des industriels et des fi-nanciers, comme le fit Truman, ou encore qu'il désire s’opposer à une élévation des prix, comme le fit Kennedy à l'endroit des compagnies de l'acier en 1961, il

1 Report on Personnel and Civil Service (1955), op. cit., 26.2 Paul H. APPLEBY, Big Democracy, Alfred A. Knopf, 1945, 38.

Page 94: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 94

cherche à s'appuyer sur le « public » contre des groupes privés puissants, il n'en reste pas moins que les messages présidentiels publics constituent généralement, d'une façon ou de l'autre, des appels faits à certains groupes amicaux. C'est là une autre voie d'accès pour les groupes auprès du Président. Quoiqu'il soit impossible d'évaluer avec précision l'effet de pression pour les groupes des appels directs que les Présidents adressent fréquemment au peuple pour solliciter son appui, on ne peut douter que ceux-ci cherchent à en tirer le maximum d'avantages.

Tout comme le Congrès, le Président, dans les principaux rôles qu'il exerce, apparaît comme un arbitre entre groupes et intérêts multiples, publics et privés. Il représente, pour les groupes privés, une voie d'accès privilégiée et d'autant plus appréciée que la Présidence constitue un centre de pouvoir politique, non pas tou-jours décisif, mais du moins toujours important et souvent prépondérant. De tous les agents publics, il est le seul qui puisse, dans les grands moments, restaurer la confiance de la nation en elle-même, conjuguer et guider les efforts de tous et, au-dessus et par-delà le conflit des intérêts particuliers, proclamer le bien général. C'est là que réside en définitive la source première du succès politique exception-nel qu'a connu F. D. Roosevelt et de celui qu'aurait peut-être connu J.F. Kennedy, s'il n'était pas disparu prématurément de la scène politique à la suite de son assas-sinat.

Page 95: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 95

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

Chapitre IIIL’action des groupes

auprès des administrateurs

Retour à la table des matières

Selon J. Leifer Freeman, on peut évaluer entre neuf et dix millions le nombre de fonctionnaires, civils et militaires, aux niveaux fédéral, étatique et local aux États-Unis 1. Au seul niveau fédéral, il y avait, le 31 mars 1956, sur la liste de paie du gouvernement 9.366,500 employés civils et 2,879,000 militaires. La grande majorité de ces derniers faisaient directement partie des forces armées qui pos-sèdent leur propre système de recrutement et de promotion. Un certain nombre ce-pendant étaient inclus dans le département de la Défense ou attachés à l'un ou l'autre des nombreux services spéciaux du Pentagone. Quelques-uns d'entre eux relevaient directement de l'exécutif mais la plupart dépendaient de la Commission du Service civil. Dans son Rapport, la seconde Commission Hoover sur les fonc-tions gouvernementales estimait que 84% des fonctionnaires civils dépendaient entièrement de la Commission du Service civil qui est chargée d'établir et d'appli-quer, conjointement avec les départements, les modalités d'accès et de promotion au service civil fédéral, pour toutes les catégories de positions qui relèvent de sa compétence. Quoique des concours au sens strict ne soient pas toujours tenus pour

1 J. Leifer FREEMAN, « The bureaucracy in pressure politics ». The An-nals..., vol. 319, sept. 1958, 11.

Page 96: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 96

l'admission des candidats, on peut néanmoins affirmer que le « système au mé-rite » existe pour la plupart des postes de l'administration fédérale américaine.

Notant que le système au mérite permet l'indépendance des fonctionnaires à l'égard de la politique et du patronage, les auteurs de manuels sur l'administration publique attribuent généralement aux administrateurs américains le même statut et les mêmes traits qu'on leur prête dans d'autres pays : imprégnés du souci du seul intérêt publie, respectueux des valeurs et des procédures démocratiques, pleine-ment conscients de leurs responsabilités, les fonctionnaires ne se laisseraient gui-der dans tous les cas que par la règle de l'efficacité et par les motifs que leur inspi-reraient leur insertion dans les rouages administratifs et leur loyauté à l'endroit de leur pays. En l'absence de règles formelles s'appliquant à l'activité dont ils sont chargés, les fonctionnaires se référeraient, à leur conscience et à des normes supé-rieures, c'est-à-dire à ce que Glendon Schubert, qui a fait une critique impitoyable des conceptions dominantes en administration publique, a appelé the due process of administration 1.

Sans doute, comme toutes les autres fonctions politiques, la fonction adminis-trative jouit d'une autonomie relative à l'égard des groupes privés. À considérer l'amplitude des contrôles qu'elle exerce, on pourrait même être tenté de souscrire à la thèse de ceux qui proclament l'avènement de l'ère des technocrates. À l'examen, toutefois, on constate que le fonctionnarisme, celui du moins des États-Unis, n'est pas conscient de posséder la puissance qu'on lui impute ; au contraire, les fonc-tionnaires ont plutôt l'impression d'être eux-mêmes soumis quotidiennement à de puissants contrôles de la part du Congrès, du Président, de la Cour suprême et du public en général. En outre, plus leurs responsabilités s'accroissent, plus ils se sentent la cible des groupes privés qui les rejoignent dans toutes leurs activités.

1 Glendon SCHUBERT, The public interest, a critique of the theory of a po-litical concept, The Free Press of Glencoe, Ill., 1960, 181. Pour des expres-sions de points de vue conventionnels, voir, notamment, Dwight WALDO, The administrative state, Ronald Press, New York, 1948 ; Herbert A. Simon et al., Public administration, Alfred A. Knopf, New York, 1950, 548ss. ; Arthur MACMAHON. « Specialization and the public interest », dans O. B. CONA-WAY, Jr., ed., Democracy in Federal administration. Washington U. S. dept. of Agriculture graduate school, 1956, 48ss. ; Harlan CLEVELAND, « The executive and the public interest », The Annals..., vol. 307, sept. 1956, 37-55.

Page 97: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 97

Malgré le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, il ne fait nul doute que l'administration aux États-Unis représente une des sources majeures de législation. Un grand nombre des bills qui sont présentés à chaque session au Congrès fédéral ou aux Chambres étatiques ont été préparés par les services admi-nistratifs compétents. Une étude des bills devant la législature de New York du-rant la session de 1941 a montré que « les services administratifs ont été la source de 769 des 1,641 bills présentés et de 502 des 884 lois votées 1 ». De plus, les dé-partements doivent lutter pour s'assurer les fonds nécessaires au maintien et à l'ex-pansion de leurs programmes. A cette fin, ils entreprennent des campagnes pour convaincre les membres du Congrès de l'importance de leur domaine spécifique d'activité : la santé, l'éducation, le développement régional, et ainsi de suite. Une Commission de la Chambre chargée de faire enquête sur les relations entre les lé-gislateurs et les services administratifs a conclu que ces relations sont « étroites, constantes, parfois ouvertes et souvent clandestines 2 ». Ces relations sont surtout importantes au niveau des Commissions du Congrès. Comme c'est le cas pour les groupes privés, ces Commissions fournissent aux administrateurs une tribune pour faire connaître leurs objectifs et faire de la propagande en faveur de leurs points de vue. De plus, comme les Commissions du Congrès souffrent d'une déficience chronique de personnel compétent, les services administratifs rivalisent d'ordi-naire avec les groupes privés pour mettre à la disposition de ces Commissions les experts requis. Il résulte de ces diverses relations que bon nombre de lois tra-duisent l'influence directe des services administratifs 3.

Du moment qu'ils influencent considérablement le processus législatif, les ser-vices administratifs se trouvent assaillis par les associations et les groupes privés. Ces associations et groupes se sont depuis longtemps rendu compte qu'une croi-sade en faveur d'un projet de loi est à moitié gagnée s'ils parviennent à s'assurer de l'appui des services administratifs compétents. À cet effet, ils rédigent leurs

1 Elizabeth McK. SCOTT et Belle ZELLER, « State agencies and law ma-king », Public Administration Review, vol. 2, Summer, 1942, 205.

2 Legislative activities of executive agencies, Part 10 of hearings before the House Select Committee on lobbying activities, House of Representatives, 81st Congress, 2nd Session, Washington D.C., U.S. Government Printing of-fice, 1950, 39-58.

3 Voir J. Leifer FREEMAN, The political process : executive bureau-legis-lative committee relations, Doubleday, New York, 1958, spécialement, cha-pitres 3-5.

Page 98: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 98

propres projets de loi de façon à se trouver des appuis parmi les administrateurs. Dans plusieurs cas, au lieu de solliciter directement les législateurs à se faire les parrains de ces bills au Congrès, les groupes préfèrent demander aux administra-teurs de s'en charger pour eux. Réciproquement, c'est l'intérêt des administrateurs de voir à ce que leurs programmes législatifs reçoivent l'appui des groupes privés intéressés. Le Bureau des vétérans, les départements de l'Agriculture, du Com-merce et du Travail, de même qu'une foule d'autres services poursuivent à cette fin des relations suivies avec leurs clientèles respectives 1.

Dans certains cas, les services administratifs se servent de leurs employés comme groupes de pression afin de promouvoir leurs projets législatifs. Le dépar-tement des Postes, qui compte plus de 540,000 employés, recourt très souvent à cette technique 2. Dans d'autres cas, les services administratifs utilisent aux mêmes fins leurs clientèles respectives. Le Bureau des vétérans mobilise fréquemment la Légion américaine ; il en est de même du département de l'Agriculture à l'égard du Farm Bureau, du département du Travail vis-à-vis des unions ouvrières, du dé-partement du Commerce à l'endroit des groupes d'affaires, et ainsi de suite. Dans d'autres cas, les services administratifs recherchent le support de groupes en de-hors de leurs clientèles régulières. Ainsi le département de l'Agriculture, surtout par la formule dite des « comités de fermiers », a créé, au niveau local, un sys-tème complexe de participation politique des citoyens, dont l'influence à Wa-shington est considérable 3. Il arrive que des services administratifs obtiennent, à l'occasion d'une campagne législative donnée, l'appui des clients réguliers d'autres services. Ainsi le département de l'Éducation obtient souvent le concours de la Fé-dération ouvrière AFL-CIO. Il se peut enfin qu'une sorte d'entente officieuse d'en-traide s'établisse entre deux ou plusieurs départements en vue de faciliter leurs programmes législatifs respectifs.

Toutefois, si l'influence des services administratifs est considérable même au niveau du processus législatif, c'est surtout la mise en application des lois et des

1 Edwin B. WHITE, « Administrative agencies and statute law making », Public Administration Review, vol. 2. Spring, 1942, 118.

2 J. Leifer FREEMAN, « The bureaucracy in politics », The Annals..., vol. 319, 1958, 16-17.

3 Reed L. FRISCHKNECHT, « The democratization of administration : the farmer committee system ». American political science review, vol. 47, Sept. 1953, 704ss.

Page 99: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 99

programmes politiques qui constitue leur tâche primordiale. Dans l'exercice de cette fonction, d'ailleurs, ils peuvent infléchir sérieusement le sens et la portée des mesures politiques. L'acte administratif lui-même implique de la part de l'exécu-tant un choix de procédés et de tactiques de même que la formulation explicite ou implicite de jugements de valeur. Il suppose en outre l'établissement de rapports avec les clientèles des divers services administratifs.

La situation de l'administrateur de même que les fonctions qu'il est appelé à remplir le placent d'ailleurs souvent en contact avec le public en général et les groupes privés. La grande majorité des fonctionnaires fédéraux ont leurs bureaux, non pas à Washington, mais dans une foule de localités disséminées à travers tout le territoire des États-Unis. Sans doute, il peut arriver que les administrateurs fé-déraux qui agissent au niveau local ou étatique, surtout s'ils ont la responsabilité de services « généraux », se considèrent comme de simples agents de Washington et que, dès lors, ils ignorent les désirs et les sollicitations des associations et des groupes locaux ou tout au moins ne soient pas désireux de solliciter leur appui ni leur collaboration. La « tyrannie bureaucratique » que la presse locale et les jour-naux d'associations dénoncent souvent est un reproche qu'on adresse d'ordinaire plutôt à ces administrateurs étatiques et locaux qu'aux « technocrates » de Wa-shington. Par ailleurs, il faut retenir que de puissantes considérations politiques incitent généralement les services administratifs à exiger que leurs agents éta-tiques et locaux recherchent l'appui et l'estime des associations et des groupes. Dans la plupart des cas, l'établissement de rapports étroits entre administrateurs et représentants des intérêts locaux s'avère une condition indispensable au succès même des programmes administratifs.

Dans l'exécution de programmes spécifiques, surtout quand ils tombent sous la responsabilité des Commissions régulatrices, les administrateurs n'ont pas le choix : ils doivent agir de concert avec leur clientèle. Depuis longtemps, le dépar-tement de l'Agriculture est considère, aussi bien par la population en général que par les associations de fermiers, comme un instrument de défense des intérêts de l'agriculture auprès du gouvernement américain. Cette fonction protectrice a été souvent reconnue par les dirigeants de l'administration eux-mêmes. Parlant devant un groupe de fermiers, le secrétaire à l'Agriculture déclarait en 1950 :

Page 100: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 100

Certes nous obtenons maintenant des subsides pour nos produits, des prêts pour notre blé et diverses autres formes d'aide à l'agriculture. C'est là un chèque que notre gouvernement nous consent. Mais cette assistance se justifie seulement dans la mesure où elle fait partie d'un programme qui sert les intérêts de tout le peuple. Elle ne peut se justifier sur la base d'une législation de classe. Nous, les fermiers d'Amérique, ne pouvons deman-der que des fonds spéciaux soient mis de côté pour notre propre compte si nous ne cherchons par là que la promotion de notre seul intérêt, Nous de-vons défendre notre programme de soutien des prix par l'argument qu'il sert à maintenir une Amérique rurale forte, consommatrice d'une vaste quantité de produits.

Commentant cette déclaration, le président de la Commission de la Chambre sur les activités des groupes de pression devait faire remarquer que la conception que le secrétaire à l'Agriculture se faisait de la primauté de l'« intérêt général »si-gnifiait en pratique que « ce qui sert les intérêts de l'agriculture sert l'intérêt géné-ral 1 ».

Les rapports entre le département du Travail et les unions ouvrières, très in-times depuis le New Deal alors que la CIO, récemment créée, contrôla durant un certain temps le Bureau national des relations ouvrières, demeurent encore aujour-d'hui assez étroits pour être une source périodique d'inquiétudes au sein des Com-missions d'enquête du Congrès.

Le programme mis de l'avant sous le New Deal pour favoriser la construction de maisons familiales provoqua la nomination d'une foule d'administrateurs qui entretinrent avec les associations de constructeurs et les compagnies de prêts des relations si intimes qu'il en résulta une collusion d'intérêts et des scandales finan-ciers d'une ampleur telle que plusieurs de ces administrateurs durent être relevés de leurs fonctions et traduits devant les tribunaux.

Le Bureau des vétérans est considéré à juste titre comme l'officine de la Lé-gion américaine.

1 Legislative Activities of executive agencies, op. cit., 76. Pour une étude des étroite rapports entre le département de l'Agriculture et les associations agraires, notamment le Farm Bureau, voir Charles M. HARDIN, The politics of agriculture : soil conservation and the struggle for power in rural America, The Free Press, Glencoe, III., 1952.

Page 101: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 101

L'indépendance du département du Commerce à l'endroit des intérêts d'af-faires est souvent plus apparente que réelle. La voix de la grande industrie, du grand commerce et de la haute finance sait se faire entendre au moment opportun. De plus, des associations comme la NAM et la Chamber of Commerce entre-tiennent des relations constantes et très intimes avec les fonctionnaires supérieurs du département qui sont d'habitude d'anciens collègues et associés. Le désir des administrateurs de conserver des rapports amicaux avec leurs clients va si loin que si l' « opinion » de ceux-ci à l'égard d'une question sur laquelle ils doivent se pro-noncer n'existe pas ou n'est pas connue, ils s'efforcent de la faire émerger, si né-cessaire, en la fabriquant artificiellement. C'est pour tenter de résoudre ce qu'il ap-pelait « le caractère amorphe du monde des affaires » que le secrétaire au Com-merce Nagel prenait au début du siècle l'initiative de démarches qui devaient aboutir, en 1912, à la création de la Chamber of Commerce of the United States. On prévoyait que celle-ci deviendrait la voix « autorisée » du monde des affaires tout comme la NAM avait la prétention de l'être à l'endroit de l'industrie. Toute-fois, il semble que l'assistance que le département du Commerce reçoit de ces deux associations géantes ne suffise pas, puisqu'il créait il y a quelques années un Conseil consultatif des affaires (Business Advisory Council), constitué de repré-sentants des principales corporations industrielles et commerciales et de quelques spécialistes « indépendants », et cela afin de « créer une opinion organique à l'égard des décisions et des programmes gouvernementaux ».

Les rapports du département de la Défense avec, d'une part, les militaires et, d'autre part, les entreprises privées chargées de fabriquer les armes, véhicules mi-litaires, fusées et satellites de même que l'ensemble des « stocks de défense », res-ponsables aussi de l'exécution de la majeure partie des programmes de recherches du département, sont impossibles à évaluer de façon précise par suite de la diffi-culté de mener des recherches dans ce domaine. De nombreuses publications ré-centes permettent toutefois d'affirmer que ces rapports sont très étroits 1. L'in-

1 Elias HUZAR, The purse and the sword, Ithaca, New York, 1950 ; Morris JANOWITZ, The Professional soldier : a social and political portrait, Free Press, 1960 ; Samuel P. HUNTINGTON, The soldier and the State, Cam-bridge, MASS., 1957 : Martha DERTHICK, « Militia lobby in the missile age - the politics of the national guard », dans Chamging patterns of military poli-tics, Samuel P. HUNTINGTON. ed., The Free Press of Glencoe, 1962, 190-234. Pour une bibliographie commentée de la littérature sur la politique mili-taire, voir Samuel P. HUNTINGTON, ibid., 235-266.

Page 102: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 102

fluence des militaires, et en particulier du Pentagone, à l'intérieur du département de la Défense et même vis-à-vis du Congrès et du Gouvernement américain est considérée par plusieurs comme « excessive », par d'autres comme « considé-rable ». Certains estiment que les administrateurs militaires se servent de leurs su-périeurs « civils » au sein du département de la Défense comme « hommes de paille », de façon à faire accepter par le gouvernement et par le public des pro-grammes et des projets qui favorisent les intérêts de la « caste » militaire 1. Quant aux contrats dits de défense, où des milliards de dollars s'engloutissent annuelle-ment, faute d'études fouillées, on en connaît mal les modalités d'allocations et les techniques de contrôle. Il ne faut pas oublier toutefois que la décision du gouver-nement américain, en 1941, de ne pas créer son propre complexe industriel et de s'en remettre plutôt à l'industrie privée pour produire ses avions, ses tanks et sa bombe atomique, le plaçait en quelque sorte sous la tutelle des industriels. Il semble bien que l'imposition aux firmes de certaines contraintes gouvernemen-tales touchant les standards, la sécurité et ainsi de suite ne suffise pas à écarter les risques d'une telle tutelle. En pratique, la majeure partie des contrats de défense sont adjugés par des hommes qui demeurent à l'emploi des quelques grandes firmes qui reçoivent la plupart des commandes. Dès lors, les agents publics qui établissent les conditions et les normes devant s'appliquer à l'industrie se trouvent être de fait des représentants au des « spécialistes » des industries mêmes qui exé-cuteront les commandes. On se trouverait ici en présence d'un processus circulaire selon lequel les services des mêmes hommes sont requis à la fois par les services publics et par l'entreprise privée, parce que ces hommes sont les seuls aptes à éta-blir les normes gouvernementales et, par ailleurs, les seuls aussi qui peuvent per-mettre à l'industrie de respecter ces normes. Dans ces conditions, on peut se de-mander s'il est légitime de concéder à des groupes privés des prérogatives aussi redoutables.

Enfin, les services administratifs se préoccupent beaucoup d'accroître leur prestige et leur réputation auprès du grand public de même que de créer des opi-

1 Burton M. SAPIN et Richard C. SNYDER, The role of the military in American foreign policy, Doubleday, New York, 1954 ; Edward L. KATZEN-BACH, Jr., « How Congress strains at gnats, then swallows military bud-gets », The Reporter, 1, July 20, 1954, 1ss. ; Blair BOLLES, « Who makes U.S. foreign policy », Foreign Policy Reports, vol. 34, Nov. 1, 1943 ; Town-send Hoopes « Civilian-Military balance », Yale Review, winter, 1954.

Page 103: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 103

nions favorables aux programmes et aux mesures qu'ils ont pour tâche d'appli-quer. À cette fin, ils recourent aux techniques des relations publiques et de la pu-blicité.

Plusieurs départements et services maintiennent des bureaux d'« information » qui ne sont très souvent que de simples officines de propagande. Le prestige dont jouit le Federal Bureau of Investigation (FBI) est dans une large mesure le résul-tat d'une publicité savamment orchestrée par le Bureau lui-même. Plus de 250 personnes sont à l'emploi du service d'information du département de l'Agricul-ture. À ce chiffre, il faudrait ajouter les milliers de propagandistes disséminés à travers les régions rurales et de nombreux employés prêtés par le Farm Bureau, à l'occasion de campagnes spéciales. Le service de statistiques du Travail (Bureau of Labor Statistics) et le service d'information du département du Commerce rem-plissent des fonctions similaires 1. Sans doute, une bonne partie des activités de ces services consistent à procurer aux organisations intéressées et au grand public des informations utiles et souvent indispensables. Mais il arrive que ces informa-tions soient présentées de façon à fausser la situation réelle, à contrecarrer des mouvements d'opinions adverses ou même à contredire les conclusions de spécia-listes indépendants. Il arrive aussi que de telles informations constituent un élé-ment des activités de pression dans lesquelles les services administratifs et leurs clientèles se trouvent engagés. Les employés de ces services d'information pré-parent des « bulletins de nouvelles » à l'intention des journaux et de la radio-télé-vision, procurent des plans de discours aux conférenciers, fournissent des docu-ments et des informations à ceux qui préparent des articles de journaux et de ma-gazines, organisent des « expositions » et ainsi de suite 2. À l'occasion de cam-pagnes d'opinions, ils n'hésitent pas à intervenir, parfois directement, le plus sou-vent en recourant aux services d'hommes de paille, afin de gagner les groupes à leur cause. Dans toutes ces interventions auprès du grand public, les services ad-

1 Task Force Report on departmental management, Prepared for the Com-mission organization of the executive branch of the government, January, 1949, Washington D.C., U.S. Government Printing office, 1949, 57ss. ; Gene-ral Interim Report of the House Select Committee on lobbying Activities, House of Representatives, 81st Congress, 2nd session, Washington D. C., U. S. Government Printing office, 1950, 53ss.

2 Leroy C. MERITT, The United States government as publisher, University of Chicago Press, 1943 ; David TRUMAN, The Governmental process, op. cit., 203ss., 439ss., 457ss.

Page 104: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 104

ministratifs peuvent compter sur l'appui enthousiaste des groupes alliés. Souvent, les partenaires conjuguent leurs efforts de propagande et, dans plusieurs cas, le rôle des services publics se borne à soutenir en sous-main les activités des groupes privés. Le support des services administratifs est toujours recherché par les groupes privés : ils peuvent alors prétendre, non sans raison, parler au nom de l'intérêt général. Et si la campagne d'opinions remporte quelque succès, les ser-vices administratifs, de leur côté, profiteront grandement de leur collaboration aux efforts des groupes privés : par exemple, ils pourront inciter le Congrès à voter les mesures qu'ils préconisent 1.

Les analyses précédentes montrent que les nombreux et intimes rapports qui s'établissent entre les services administratifs et les groupes privés résultent surtout d'une convergence des objectifs et des intérêts entre les deux parties. Dans les nombreux cas où les services administratifs ont été plus ou moins crées à la suite des pressions des groupes eux-mêmes, ou encore vice-versa, ces relations ne peuvent être que constantes et très étroites 2. Des consultations avec les groupes précèdent généralement les interventions administratives dans le domaine législa-tif. Le département de l'Agriculture agit de concert avec les associations de fer-miers, le département du Commerce avec les associations d'affaires, le Bureau des vétérans avec la Légion américaine, et ainsi de suite. Par ailleurs, dans les nom-breux cas où des lois et des programmes n'ont pas reçu l'appui des groupes inté-ressés ou encore sont favorablement reçus par certaines associations alors que d'autres associations représentant les mêmes intérêts formulent des objections, les services administratifs ont pour tâche de réconcilier les points de vue afin de per-mettre la mise en application de ces lois et programmes controversés et de régula-riser les procédures et les recours. Enfin, il arrive fréquemment que deux ou plu-sieurs groupes dont les intérêts sont divergents ou même opposés dépendent de services administratifs communs. Ainsi, le patronat et les unions ouvrières doivent, l'un et les autres, se référer au Bureau national du Travail. Dans de tels

1 Legislative activities, of Executive agencies, Part 10, of hea-rings before the House Select Committee on lobbying Activi-ties, House of Representa-tives, 81st Congress, 2nd Session, Washington D. C., U. S. Government Prin-ting office, 1950, 39ss, 447ss.

2 Charles M. WILTSE « The representative function of bureaucracy », Ame-rican Political Science Review, vol. 35, June 1941. 510ss.

Page 105: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 105

cas, les services administratifs s'efforcent d'« harmoniser » les intérêts ou tout au moins de maintenir un « équilibre » entre eux.

En général, il semble que tout le fonctionnement de l'appareil administratif américain repose sur l'existence de rapports intimes entre les services administra-tifs et les groupes privés. Les services administratifs auraient pour tâche de per-mettre la « réconciliation » et l'« équilibre » des intérêts 1. Comme il en est du Congrès et du Président, le rôle premier de l'administration en serait un de « mé-diation », d'« arbitrage » et de « représentation ». Toutefois, plusieurs déplorent l'existence d'un tel degré d'interdépendance entre l'administration et les groupes. On craint notamment qu'il n'en résulte de graves conséquences pour les intérêts « faibles » et « non organisés ». On déplore le fait que l'énorme développement des services administratifs spécialisés se soit accompli au détriment des services dits d'« intérêt général 2 ». Plusieurs projets de réforme du fonctionnarisme améri-cain ont été proposés, notamment par les Commissions Hoover sur l'exécutif, de façon à le rendre plus « responsable » et moins dépendant à l'égard des groupes.

1 Avery LEISERSON, Administrative regulation, University of Chicago Press, 1942 ; David TRUMAN, The Governmental process, op. cit., 279ss.

2 Emmette S. REDFORD, « The protection of the public interest with spe-cial reference to administrative regulation », American Political Science Re-view, 48, 1954, 1103-1113 ; IDEM : Ideal and practice in public administra-tion, University of Alabama Press, 1958 ; S. EHRLICH, « Les groupes de pression et la structure politique du capitalisme », Revue française de science politique, vol. XIII, n° 1, mars 1963, 25-44.

Page 106: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 106

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

Chapitre IVL’action des groupes

auprès des juges

Retour à la table des matières

Malgré les affirmations répétées des juges qu'ils « ne font pas de politique » et que les considérations de caractère politique n'interviennent pas dans leurs déci-sions, il ne fait nul doute que l'acte judiciaire est susceptible d'avoir des effets po-litiques considérables. Bien qu'il existe peu d'études systématiques aux États-Unis sur cet aspect du phénomène de la politique de « pression », la plupart des auteurs confirment l'opinion souvent répétée de Présidents, de membres du Congrès, de dirigeants de groupes et de spécialistes que le judiciaire constitue le tribunal de dernier recours du pouvoir politique. Cette opinion, d'ailleurs, vaut aussi bien pour la Cour suprême que pour les cours inférieures.

Dans l'exercice de leur fonction judiciaire, les Cours américaines se trouvent souvent amenées à se prononcer directement ou indirectement sur la distribution ou l'allocation des compétences ou des responsabilités publiques ou civiles entre les parties en cause, qu'il s'agisse de litiges entre le gouvernement fédéral et les gouvernements étatiques, les gouvernements et les groupes, les groupes entre eux, les groupes et les individus ou, enfin, les individus entre eux. En conséquence, du moment que les Cours acceptent de trancher un litige, elles ont à se prononcer sur un cas au sujet duquel des intérêts parfois bien tangibles sont en jeu. Et certains de

Page 107: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 107

ces intérêts sont de caractère politique. C'est pourquoi il est normal que les asso-ciations et les groupes, tout comme les Chambres législatives et les Présidents eux-mêmes, s'efforcent d'intervenir auprès du judiciaire afin d'influencer les juges.

L'importance du judiciaire pour les associations et les groupes privés se trouve encore accrue, aux États-Unis, par suite de deux fonctions majeures que les Cours supérieures remplissent dans ce pays.

La première de ces fonctions consiste dans la pratique judiciaire par laquelle les Cours, à l'occasion d'un cas, ont à se prononcer sur le caractère légal de tous les cas de la même catégorie. Sans doute, aux États-Unis comme ailleurs, les juges affirment que leur attention se limite aux « cas » ou aux « controverses » qui leur sont soumis et que, par conséquent, des considérations d'ordre général ou po-litique n'entrent pas dans leurs jugements. Toutefois, il importe de préciser que les Cours ne considèrent pas ces « cas » ou ces « controverses » comme des incidents isolés mais, dans les termes de l'Acte judiciaire de 1925, en tant qu'ils « consti-tuent des exemples, des modèles ou catégories de cas », concernant, par exemple, « la balance des pouvoirs, les relations entre les gouvernants ou encore les droits fondamentaux des individus à l'égard du gouvernement 1 ». Commentant ce prin-cipe fondamental, le juge en chef Fred M. Vinson déclarait, en 1949, que la Cour suprême ne s'intéresse qu'à « ces cas qui présentent des problèmes dont la solution aura des conséquences immédiates au-delà des faits particuliers et des parties en cause ». Et le juge poursuivait : « le rôle des avocats ne consiste pas seulement à représenter leurs clients mais aussi à émettre des principes très importants sur les-quels se fondent les projets, les espoirs et les aspirations d'un grand nombre d'in-dividus à travers le pays 2 ».

Bien conscients de l'influence parfois décisive des jugements judiciaires, les hommes politiques, les groupes privés et les individus, qui cherchent à savoir si tel ou tel aspect de leurs activités se conforme aux normes légales, ont l'habitude de présenter aux juges les cas qui leur paraissent le plus favorables. Le Président F. D. Roosevelt a eu fréquemment recours à cette pratique. Des groupes privés comme la NAM, la National Association for the Advancement of Colored People

1 James Willard HURST, The Growth of American Law, Harvard U. P., Cambridge, 1955.

2 Fred M. VINSON, cité par Clement E. ROSE, « Litigation as a form of pressure group activity », The Annals..., vol. 319, Sept. 1958, 21.

Page 108: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 108

et l'American Civil Liberties Union recourent à la même technique, chaque fois qu'ils peuvent le faire. Les associations et les groupes, par conséquent, inter-viennent au tout début du processus judiciaire puisque les cas mêmes sur lesquels les juges doivent se prononcer ont fréquemment fait l'objet d'un filtrage préalable. En ce sens, ce sont les groupes qui décident des questions que les juges auront ou non à trancher. Ainsi, ce sont les associations de fermiers qui ont conduit les Cours à se prononcer sur la légalité des taux discriminatoires établis par les com-pagnies de chemins de fer ; les compagnies de transport qui ont amené la Cour su-prême à statuer sur la constitutionnalité de plusieurs projets fédéraux concernant la Vallée du Tennessee ; les Associations de vétérans qui ont fait annuler par la même Cour les clauses restrictives sur les pensions établies par le Congrès, et ain-si de suite. Nous devons donc convenir que, dans le cours de ses activités, le judi-ciaire, indépendamment de la volonté des juges, doit très souvent prendre position à l'égard des groupes. Le fait que ses décisions soient finales et impératives ac-croît encore l'importance de ses interventions.

La deuxième grande fonction des Cours supérieures, du point de vue des gou-vernements et des groupes privés, consiste dans la pratique de la révision judi-ciaire des lois. Nous ne pouvons pas nous étendre ici sur cette question complexe. Retenons simplement que beaucoup de lois qui occasionnent des litiges judiciaires avaient provoqué, au moment où elles se trouvaient débattues devant le Congres, de vifs débats et suscité de fortes pressions de la part des associations et des groupes. Dans ces conditions, il est normal que ceux-ci tentent, le cas échéant, de porter la lutte au niveau judiciaire lui-même. C'est ainsi, par exemple, que la constitutionnalité de certains aspects de la loi Taft-Hartley fut défendue par la NAM et attaquée par les unions ouvrières devant la Cour suprême.

Pour ces raisons, et beaucoup d'autres sans doute, la politique dite de « pres-sion » n'épargne pas le judiciaire aux États-Unis. Toutefois, par contraste avec les autres centres de décisions politiques, il ne semble pas que le judiciaire offre di-rectement aux groupes des accès faciles.

C'est ainsi que les modes de sélection des juges aux États-Unis n'offrent guère de prise aux interventions des groupes. Il est vrai que, dans environ les deux tiers des États américains, les juges des Cours supérieures sont choisis par scrutin po-pulaire. Toutefois, il semble que les nombreux mécanismes de protection du judi-ciaire, prévus par la loi ou établis par la tradition, les prémunissent convenable-

Page 109: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 109

ment contre les influences extérieures, électorales ou autres, de sorte que leur si-tuation personnelle se trouve sensiblement la même que celle de leurs collègues qui ont été nommés à leurs postes par le Président ou les gouverneurs 1. Il ne fau-drait cependant pas tirer la conclusion que les associations et les groupes se désin-téressent de la nomination des juges. Au contraire, même dans le cas des juges de la Cour suprême, qui sont désignés par le Président et nommés par lui avec l'ap-probation du Sénat, il arrive assez souvent que des pressions extérieures inter-viennent dans un sens ou dans l'autre. Dans certains cas, l'opposition de groupes influents auprès des sénateurs conduit ceux-ci à refuser leur consentement à la dé-signation présidentielle d'un juge. C'est ainsi que la campagne menée en 1930 par l'American Federation of Labor et par la National Association for the Advance-ment of Colored People contraignit le Sénat à refuser la confirmation du juge John J. Parker, de la Caroline du Nord, que le Président Hoover venait de désigner à la Cour suprême. Les interventions des groupes à l'occasion de plusieurs autres nominations à la Cour suprême, par exemple celles de Louis D. Brandeis en 1916 et de Charles Evans Hughes en 1930, ont fait l'objet de nombreuses études 2. En autre, il ne fait nul doute que les Présidents, avant de désigner quelqu'un à un poste de juge, cherchent à prévoir les réactions des groupes et du public en géné-ral, ce qui confère, dans certains cas, à ceux-ci une sorte de veto dans le choix des juges.

En outre, les organisations et les groupes recourent à tous les moyens à leur disposition afin d'influencer les juges en leur faveur ou encore de les indisposer contre la partie adverse. Ils peuvent, en signe de protestation, parader devant les édifices où siègent les Cours, comme on le fit par exemple en 1949 devant une Cour fédérale de New York, à l'occasion du procès de chefs communistes ; ou en-core, faire parvenir aux juges des pétitions, lettres et télégrammes, comme ce fut le cas à l'occasion du retentissant procès des Rosenberg. Mais l'effet de pareilles tactiques est, sinon nul, du moins d'ordinaire peu considérable 3.

1 David TRUMAN, The governmental process, op. cit., 482ss ; Jerome FRANK, Courts on trial : myth and reality in American justice, Princeton U.P., Princeton, ch. 9.

2 Voir David TRUMAN, Ibid,, 492, et Alpheus Thomas MASON, The Su-preme Court ; vehicle of revealed truth or power group, 1930-1937, Boston U. P., 1953, 1ss.

Page 110: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 110

Par ailleurs, il existe aux États-Unis une coutume selon laquelle les individus peuvent intervenir dans les litiges judiciaires en tant qu'« amis de la Cour » (amici curiae). Le recours à cette technique est considéré par plusieurs auteurs comme la principale forme d'activité directe des groupes auprès du judiciaire 1. Sans doute, ce sont les juges qui désignent ceux qui, à l'occasion d'un litige, peuvent être invi-tés à se présenter devant eux, comme témoins ou experts, en qualité d'« amis de la Cour ». Mais très souvent, ce sont les individus eux-mêmes qui ont sollicité au préalable cette invitation. Or, les frais encourus peuvent être assez élevés. Par ailleurs, pour que des individus demandent ainsi de se présenter en cour à l’occa-sion de cas où ils ne sont pas eux-mêmes impliqués, il faut que le litige porte sur une « catégorie de cas » qui mette en jeu des projets ou des intérêts jugés d'une grande importance pour eux. Ces deux conditions expliquent le fait que la grande majorité des « amis de la Cour » sont plus ou moins ouvertement les porte-parole des groupes, surtout parmi les plus riches et les plus puissants. Il arrive fréquem-ment que les contestations judiciaires portent sur des intérêts opposés. On se trou-vera alors en présence de deux clans d'« amis de la Cour », plus dévoués l'un et l'autre à défendre les intérêts de leur groupe respectif qu'à promouvoir sans parti pris la cause de la justice en toute amitié pour la Cour ! Plusieurs juges ont déplo-ré devant les Commissions d'enquête du Congrès ou ailleurs le recours à cette pra-

3 Toutefois, de nombreux juges se sont élevés contre ces pratiques. C'est ainsi que le juge F. Ryan Duffy déclarait devant la Commission du Sénat char-gée de faire enquête sur les parades devant les édifices des Cours de justice : « Prenant pour acquis que sous notre forme de gouvernement représentatif on doit tolérer les groupes de pression au niveau législatif et exécutif, il me semble toutefois qu'il n'est pas admissible que les cours soient soumises à de telles pressions. » (Cité par Clement E. Vose, « Litigation as a form of pres-sure group activity », The Annals..., op. cit., 28.) Le juge Hugo BLACK, par-mi beaucoup d'autres, s'est élevé contre la pratique croissante de faire parvenir des télégrammes aux juges « afin de faire décider des cas par le recours à la pression ». Déclarant qu'il ne lirait pas de tels télégrammes, Il poursuivait : « Les cours des États-Unis ne sont pas des Instruments de justice susceptibles d'être influencés par de telles pressions. » (Ibid., 20.)

1 Fowler V. HARPER et Edwin D. ETHERINGTON, « Lobbyists before the Court », University of Pennsylvania Law Review, vol. 101, June 1953, 1172-1177 ; Peter H. SONNENFELD, « Participation of amici curiae in decisions of the Supreme Court, 1949-1957 », Government Research Bureau, Working Papers, no. 2, Michigan, January 1958 ; Johanna BERNSTEIN, « Volunteer amici curiae in civil right case », Student Law Review, New York University, vol. 1, 1952, 95-102.

Page 111: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 111

tique, en affirmant qu'elle conduit à l'application de pressions extra-judiciaires sur les Cours de justice. Ces pressions peuvent être redoutables quand il s'agit d'orga-nisations comme, par exemple, l'Association des éditeurs de journaux qui com-prend plus de 700 quotidiens, représentant 80% du tirage total aux États-Unis, ou encore de la Légion américaine, de la Corporation nationale des avocats, de la Chambre de Commerce, et ainsi de suite. Toutefois, on reconnaît généralement que les « amis de la Cour » remplissent des fonctions utiles, notamment en four-nissant à la Cour des informations et des arguments de première main. C'est la rai-son pour laquelle les tentatives de faire abolir cette pratique ont jusqu'ici échoué.

Dans son livre : Constitutional government in the United States, publié en 1908, Woodrow Wilson posait la question : « Les pauvres ne se trouvent-ils pas de fait exclus des Cours par le coût et la lenteur du processus judiciaire 1 ? » Cette question demeure toujours actuelle. On estime qu'aujourd'hui il en coûte au moins $10,000 pour qu'une contestation soit portée jusqu'à la Cour suprême et qu'il s'écoule au moins quatre ans avant d'y parvenir. A ces difficultés, il faut ajouter la complexité du processus judiciaire et l'inaccessibilité relative des juges par com-paraison aux législateurs. Il est certain que les individus et les groupes financière-ment démunis et peu influents se trouvent placés dans une position extrêmement défavorable dans les litiges qui les opposent aux individus ou groupes riches et puissants. Conscients de la précarité de leur situation, très souvent ils renonceront à intenter des poursuites judiciaires, même s'ils paraissent avoir le droit pour eux. Et il ne fait nul doute que les individus et les groupes plus favorisés exploitent fré-quemment cette situation. Toutefois, aux États-Unis, diverses associations ont été créées dans le but précisément de pourvoir à la défense, devant les Cours, des in-dividus et des groupes pauvres et peu influents. Citons les exemples de l'Ameri-can Civil Liberties Union, de la National Association for the Advancement of Co-lored People et de la National Consumer's League.

Les Cours américaines, notamment la Cour suprême, sont-elles le rempart protecteur des grands intérêts commerciaux, industriels et financiers qu'affirment de nombreux critiques 2 ? Il ne fait nul doute qu'entre 1865 et 1937 les grandes

1 Woodrow WILSON, Constitutional government in the United States, op. cit., 152.

2 Sur le sujet, voir : Alpheus T. MASON, The Supreme Court : vehicle of re-vealed truth or power group, 1930-1937, op. cit. ; Benjamin R. Twiss,

Page 112: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 112

corporations économiques américaines, jugeant que les Assemblées législatives populaires, surtout étatiques, protégeaient mal leurs intérêts, ont cherché et trouvé, dans les Cours, l' « effet protecteur » qui permit et encouragea leur croissance aux dépens souvent des intérêts des autres groupes sociaux, sinon de l'intérêt public. Des Présidents, notamment Wilson et les deux Roosevelt, des juges, comme Holmes et Brandeis, et de nombreux groupes et individus dénoncèrent le « gou-vernement des juges » au cours de cette période. Avec l'adoption des lois du New Deal, à partir de 1933, et l'évolution des opinions populaires vers des positions fa-vorables au Welfare State, les groupes capitalistes, voyant leurs intérêts menacés, resserrèrent leurs pressions auprès des juges conservateurs et, en 1934, créèrent l'American, Liberty League afin de faire échec à ce qu'ils appelaient la « menace rouge 1 ». Ses interventions auprès du Congrès s'avérant infructueuses, la League entreprit de soumettre la constitutionnalité des lois du New Deal devant la Cour suprême. Le Comité judiciaire de la League, constitué de 58 avocats, entreprit l'étude de ces lois et parvint à la conclusion que douze d'entre elles se trouvaient. inconstitutionnelles. Les avocats du Comité préparèrent les dossiers de cas « types », qui présentaient les lois du New Deal sous leurs plus mauvais aspects, et, non pas comme porte-parole de la League mais comme patrons de grandes cor-porations, ils portèrent ces cas devant la Cour suprême où, jusqu'en 1937, ils ob-tinrent si souvent gain de cause.

Les Cours, surtout la Cour suprême, ont souvent protégé les groupes faibles et les minorités contre les lois vexatoires votées par les Assemblées législatives po-pulaires. L'exemple le plus frappant est celui des Noirs qui, dans les États du Sud, ont, depuis la fin de la guerre civile, été victimes de mesures discriminatoires,

Lawyers and the Constitution : how laissez-faire came to the Supreme Court, Princeton U. P., 1942 ; Bernard SCHWARTZ, The supreme Court. Constitu-tional revolution in retrospect, The Ronald Press Co., New York, 1957 ; George E. MOWRY, Theodore Roosevelt and the progressive movement, Hill and Wang, New York, 1946, 74, 183, 213-229 ; Vernon A. MUND, Govern-ment and business, Harper and Brothers, 1950, ch. 11 ; Stuart CHASE Go-vernment in business, Macmillan, New York, 1935, 30, 43ss., 121, 200 ; Thur-man W. ARNOLD, The symbols of government, Yale U. P., 1935, et The folk-lore of capitalism, Yale U. P., 1937 ; et Léon DION, « Le libéralisme du statu quo : le droit protecteur », Recherches sociographiques, vol. 2, n° 1, 1961, 69-100.

1 Frederick RUDOLPH, « American liberty League, 1934-1940 ». American Historical Review, vol. 56, October 1950, l9-33.

Page 113: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 113

dans leurs droits tant personnels que civils. Établie en 1909, la National Associa-tion for the Advancement of Colored People a fréquemment porté des « cas ty-piques »devant la Cour suprême et, en 1955, avait obtenu gain de cause dans au moins 50 de ces cas 1. Depuis 1955, le nombre de ces gains s'est considérablement accru, la Cour suprême prenant généralement position contre les États susdits dans les nombreux cas de ségrégation raciale qui lui ont été soumis. Tout comme la National Association for the Advancement of Colored People, l'American Civil Liberties Union a souvent défendu avec succès auprès des Cours la cause d'indivi-dus ou de groupes victimes de discrimination ou d'injustices pour des raisons reli-gieuses, politiques ou autres.

Il est difficile d'émettre un jugement sur le degré d'influence réelle des groupes auprès du judiciaire. Nous savons seulement que les groupes inter-viennent dans le processus judiciaire et qu'il leur est possible d'avoir des accès, surtout indirects, aux Cours de justice. Nous savons aussi que, à diverses époques, la majorité des juges, par suite de leur formation, de leur mentalité ou encore de leurs intérêts personnels ou de caste, ont semblé favoriser dans leurs jugements certains groupes et certains intérêts. Mais ces faits ne nous autorisent pas à conclure que les Cours succombent à des pressions extérieures et que, sans l'inter-vention des organisations et des groupes, les jugements seraient différents. La cri-tique que Walter Berns oppose aux protagonistes de la politique de pression, no-tamment à David Truman, concernant leur façon de présenter les activités des groupes auprès du judiciaire mérite d'être retenue 2. Même les partisans de la poli-tique de pression reconnaissent que les voies d'accès des groupes auprès du judi-ciaire, sauf une - celle ouverte par les « amis de la Cour » - ne sont qu'indirectes et l'effet de pression qu'elles permettent, peu redoutable. Moins encore que pour les autres centres de décisions politiques, il n'est pas possible d'interpréter les déci-sions judiciaires en termes des pressions de groupes. À l'époque de l'« âge d'or » du gangstérisme et du grand capitalisme, des bandits et des millionnaires se van-taient de pouvoir « acheter » les juges. Sans doute, il demeure toujours possible

1 Herbert HILL et Jack GREENBERG, Citizen's guide to de-segregation, Beacon Press, Boston, 1955 ; Clement E. VOSE, « NAACP strategy in the convenant cases », Western Reserve Law Review, vol. 6, Spring, 1955, 101-145.

2 Walter BERNS, Freedom, virtue and the first amendment, Louisiana State U. P., Baton Rouge, 1957, 130-134, 160-163.

Page 114: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 114

aujourd'hui d'avoir recours à des promesses ou à des menaces pour influencer les juges, mais il semble que rares sont ceux qui se risquent à employer de tels procé-dés, sauf sous le couvert de l'anonymat. Les Cours de justice sont devenues, sinon irréprochables, du moins à peu près à l'abri des formes les plus grossières de véna-lité. Il ne s'ensuit pas toutefois qu'on doive conclure que seules les prescriptions de la constitution et la voix de leur conscience légale dictent les décisions des juges. Les pressions extérieures entrent certainement aussi en ligne de compte, même si elles agissent par des voies détournées et s'il est manifestement impos-sible d'en déterminer avec précision le degré d'influence.

Page 115: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 115

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

Chapitre VLes groupes et le lobbying

Retour à la table des matières

Certains auteurs, surtout anglais, emploient l'expression « lobby » comme sy-nonyme de « groupe de pression ». Aux États-Unis, on prête généralement à ce terme un sens beaucoup plus étroit. On en réserve l'usage aux interventions des « agents » ou « représentants » professionnels des associations et des groupes dont l'activité exclusive ou principale consiste à intervenir auprès des gouvernants dans le but de solliciter leur appui en faveur des intérêts de leurs employeurs. Ain-si, la Chambre de Commerce, en tant que ses dirigeants cherchent à promouvoir des mesures politiques qu'ils jugent favorables à ses membres, constituerait un groupe de pression ; tandis que ses « agents » au Congrès, qui s'efforcent de « vendre » ces mesures aux législateurs, seraient des « lobbyists ».

Dans la pratique, toutefois, il est souvent difficile de distinguer avec rigueur les deux modalités d'action. D'une part, les dirigeants d'associations et de groupes s'interposent souvent directement dans le processus politique par des interventions personnelles auprès des législateurs et des administrateurs. D'autre part, l'action des « lobbyists » se confine rarement à leurs interventions auprès des législateurs ; elle s'étend aussi à une foule d'opérations dites « indirectes », c'est-à-dire visant à influencer l'opinion des membres des associations intéressées et le public en géné-ral.

Page 116: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 116

Les Commissions du Congrès qui, depuis 1907 au moins, ont tenté à plusieurs reprises de préparer des projets de lois sur les lobbies ne sont pas parvenues à une définition satisfaisante du terme 1. On peut décrire en gras le lobbying comme l'activité, généralement rémunérée, d'un agent d'une association ou d'un groupe, agissant parfois seul mais le plus souvent de façon concertée avec les dirigeants de l'association ou du groupe, et disposant de moyens pécuniaires ou autres, dans le but bien précis d'influencer, directement ou indirectement, les projets et les actes des gouvernants, afin de promouvoir les intérêts de ses patrons. En d'autres termes, le lobbying constitue une phase ou un aspect de la politique de « pres-sion » ; il ne représente qu'un élément du phénomène complexe dit de « pres-sion ». S'il est possible d'isoler du phénomène global de « pression » certains des caractères spécifiques du lobbying, il n'en demeure pas moins que le lobbying, au sens étroit, n'est qu'une technique d'action parmi beaucoup d'autres qu'utilisent les groupes dans leurs efforts pour promouvoir leurs objectifs par des moyens poli-tiques. En conséquence, il est impossible d'apprécier isolément les effets du lob-bying puisque les groupes ont aussi mis simultanément en oeuvre d'autres moyens

1 La Federal Regulation of Lobbying Act de 1946 donne la définition sui-vante du lobbyist : « Sec. 307. The provisions of this title shall apply to any person (except a political committee as defined in the Federal Corrupt Practice Act, and duly organized state or local committees of a political party) who by himself, or through any agent or employee or other persons in any manner whatsoever, directly or indirectly, solicits, collects, or receives money or any other thing of value to be used principally to aid, or the principal purpose of which person is to aid, in the accomplishment of any of the following pur-poses ; a) the passage or defeat of any legislation by the Congress of the Uni-ted States ; b) to influence, directly or indirectly, the passage or defeat of any legislation by the Congress of the United States. » Cette définition a été la cible de nombreuses critiques tant de la part des hommes politiques que des théoriciens politiques. Pour une analyse critique, voir : Karl SCHRIFT-GIE-SER, The lobbyist. The art and business of influencing law makers, Little, Brown and Co., Boston, 1951. Aussi : Belle ZELLER, « The regulation of pressure groups and lobbyists », The Annals..., vol. 319, September 1958, 95ss. Dans plusieurs commissions subséquentes on a tenté, sans succès, de préciser la définition fournie par la Federal Regulation of Lobbying Act. Voir notamment le General interim report, House Select Committee on Lobbying Activities, House of Representatives, 3138, 81st Cong., 2nd Session 1950. La Commission sénatoriale spéciale d'enquête sur les activités politiques, le lob-bying et les dépenses des campagnes électorales, créée en 1957 sous la prési-dence du sénateur McClellan, ne suggéra aucun changement substantiel au texte de la loi de 1946.

Page 117: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 117

d'action en vue d'atteindre les mêmes objectifs - ces objectifs mêmes que nous avons identifiés dans les pages précédentes.

L'origine du terme « lobby » est beaucoup plus ancienne que celle de « pres-sure group ». Pendant longtemps le « lobby » désigna les couloirs de la Chambre basse en Grande-Bretagne. Le terme fut ensuite étendu aux « conversations de couloir » et, aux environs de 1830, applique à l'ensemble des groupes qui cher-chaient à influencer les parlementaires. L'expression « pressure group »apparaît pour la première fois, dans la littérature scientifique, dans le titre du livre publié en 1928 par Peter Odegard sur l'Anti-Saloon League Cette expression, semble-t-il, avait été forgée quelques années auparavant par un journaliste. Par ailleurs, les termes « lobby-agent » et « lobby », selon H. L. Mencken, l'auteur d'un diction-naire de la langue américaine, furent employés pour la première fois aux États-Unis en 1829, l'année où Andrew Jackson accéda à la présidence. Toujours selon Mencken, le mot « lohbyist » était d'emploi courant à Washington dès 1837 et dans les capitales étatiques dans les années qui suivirent.

Durant longtemps, une présomption de corruption s'attacha aux pratiques du lobbying. Dans son ouvrage classique : The American Commonwealth, publié en 1888, Lord Bryce, dans ses remarques sur le sujet, se borne à noter les « in-trigues » et les « machinations » que fomentaient les lobbyists à Washington et dans les capitales des États. A une date aussi récente que 1935, un sénateur qui devait bientôt devenir un juge de la Cour suprême d'une grande réputation, Hugo Black, déclarait :

À l'encontre de la tradition et de la morale publique, à contre-courant de tout bon gouvernement, le lobby a atteint une position d'une telle puis-sance qu'il devient une menace au gouvernement lui-même. Ses dimen-sions, son pouvoir, sa propension à faire le mal, sa cupidité, ses ruses, ses mensonges et ses fraudes le condamnent à la mort qu'il mérite.

En 1939, Kenneth G. Crawford affirmait encore que le lobbying était une cause « de la décadence de la morale publique ». En 1956, le Président Eisenho-wer opposa son veto à une loi qui libérait les producteurs de gaz naturel de toute régie fédérale, en donnant comme raison le « lobbying arrogant »auquel s'étaient livrés les agents des compagnies de gaz naturel. Sans doute, le personnel et les pratiques des lobbies ont grandement changé, depuis 1933 surtout, à la suite des

Page 118: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 118

nombreuses lois votées au Congrès pour régulariser leur activité. Avec l'adoption de la Federal Regulation of Lobbying Act, en 1946, le lobbying se voyait octroyer pour la première fois au Congrès fédéral américain une reconnaissance légale. En dépit d'abus flagrants découverts et dénoncés chaque année, c'est avec raison qu'on oppose le « new lobby » au « old lobby ». Il faut par contre mentionner que les auteurs récents insistent beaucoup moins sur l'aspect « corruption » des lob-bies que ne le faisaient les auteurs plus anciens, de sorte qu'il se peut que la « re-valorisation » des lobbies depuis quelques années découle tout autant des attitudes plus positives à leur endroit chez les hommes politiques et chez les spécialistes que de la présumée réforme de leurs techniques d'action 1.

Les associations et les groupes les plus puissants et les plus influents recourent à la pratique du lobbying tant à Washington que dans les capitales des États. Mal-gré une clause de la loi fédérale qui oblige les associations et groupes privés à dé-clarer au bureau du Procureur général les lobbies qui les représentent, les quatre à cinq cents organisations qui remplissent des rapports trimestriels ne représentent probablement que 10% du nombre réel de ceux qui maintiennent des lobbies à Washington 2.

1 Il me semble, en effet, que beaucoup d'auteurs récents ont tendance à exa-gérer l'incontestable « régénération » des lobbies au cours des vingt ou trente dernières années. La Commission Buchanan me paraît avoir été plus réaliste quand elle remarque que les nouveaux procédés de lobbying doivent être considérés comme des « compléments » aux procédés anciens plutôt que comme une véritable transformation. Dans les termes de la Commission : « Alors que de nouvelles techniques de lobbying sont constamment mises à l'essai, les anciens procédés ne sont mis de côté qu'avec lenteur. On ajoute de nouvelles méthodes mais on n'abandonne pas les anciennes. » (General Inter-im Report of the House Select Committee on Lobbying Activities (1950), op. cit., 23.) Bref, si les lobbyists s'efforcent de plus en plus d'influencer les légis-lateurs de façon indirecte, c'est-à-dire en agissant sur les opinions publiques (grass roots lobbying), il ne semble pas que leur activité directe auprès des lé-gislateurs ait pour autant diminué.

2 En 1946, première année de la mise en vigueur de la loi sur les lobbies, 138 organismes remplirent des rapports trimestriels. Ce nombre grimpait à 795 en 1947 pour diminuer ensuite à 495 en 1949, à 204 en 1952 et à 264 en 1956. La Commission de la Chambre des représentants sur les activités de lobbying évaluait en 1950 à au moins 1,800 le nombre d'organismes perma-nents à Washington et, à la même date, une compilation du département du Commerce en estimait le nombre à au moins 4.000. Cf. : General Interim Re-port of the House Select Committee on Lobbying Activities, House of Repre-

Page 119: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 119

Toutes les classifications existantes des lobbies en catégories d'intérêts sont insatisfaisantes. La Commission de la Chambre des représentants chargée de faire enquête sur l'activité des lobbies établit périodiquement de telles classifications. Dans toutes les listes, les lobbies d'affaires viennent en tête, groupant à eux seuls environ la moitié du total. Mais il faut, en premier lieu, retenir que ces classifica-tions ne comprennent que les associations ou groupes qui font rapport de leurs ac-tivités de lobbying. En deuxième lieu, on note une tendance marquée de la part des groupes d'affaires à multiplier les lobbies dont les opérations, souvent, che-vauchent et se recoupent, tandis que d'autres catégories, comme les groupes « ci-viques », professionnels, syndicaux, militaires ou agraires cherchent plutôt à grou-per leurs efforts auprès des gouvernements et ne maintiennent qu'un nombre res-treint de lobbies à Washington. Toutefois, un autre indice, celui des déboursés pour l'activité de lobbying à Washington, paraît confirmer la prédominance des lobbies d'affaires. En effet, ceux-ci dépensent plus de 60% des déboursés rappor-tés. Toutefois, parmi les dix lobbies qui ont dépensé le plus en 1957, seulement trois étaient des lobbies d'affaires 1. Cette répartition des dépenses entre catégories

sentatives, 81st Cong., 2nd Sess., 1950, 6-9 ; de même, les rapports annuels du Special Committee to Investigate Political Activities, Lobbying, and Campai-gn contributors ; pour une appréciation d'ensemble : W. B. Graves, « Admi-nistration of lobby registration », Government pamphlet, February 1949.

1 En 1956, la distribution des lobbies déclarée, par groupe d'intérêts, selon la Commission de la Chambre des Représentants, se répartissait ainsi :

GroupesNombre déclaréDépenses déclarées$Affaires1502,031,933Ci-visme 43395,865Employée 30748,320Fermiers 16345,093Profession-

nels 18292,571Vétérans 7143,338Total2643,957,120.Source : Congres-sional Quarterly Almanac, vol. 13, 1957, 786.

La distribution des dix lobbies qui, en 1957, avaient déclaré le plus de dé-penses est la suivante :

LobbiesDépenses rapportées$Campaign for the 48 States138,331.14AFL-CIO134,986.65American Farm Bureau Federation99,918.00Southern States In-dustriel Council99,865.63American Legion93,952.51U.S. Savings and Loan League91,156.21National Federation of Post Office Clerks88,917.55Association of Arnerican Railroads80,929.28National Farmers Unions, Farmers Educational and Cooperative Union of America79,520.24Carriers (AFL-CIO)73,332.16-Source : Final Senate Report, no. 395, Of the Special committee to Investigate Po-litical Activities, lobbying, and Campaign contributions, 85th Cong., First Sess.,

Page 120: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 120

de lobbies tend à confirmer la propension des lobbies d'affaires à une plus grande fragmentation que les autres catégories de lobbies. Ici encore, cependant, il faut souligner que les organisations, malgré les stipulations de la loi, ne déclarent qu'une faible proportion des dépenses effectivement encourues pour leur activité de lobbying. Le total des dépenses déclarées chaque année s'élève entre cinq et dix millions de dollars. Cependant, la Commission de la Chambre des représen-tants sur les opérations de lobbying déclarait dans son rapport de 1950 que « si on connaissait toute la vérité, cette Commission estime que le lobbying, dans toutes ses ramifications, constituerait une industrie d'un billion de dollars ». La plupart des auteurs bien informés évaluent entre cent et deux cents millions de dollars les sommes effectivement dépensées, à Washington seulement, pour l'activité de lob-bying. Ce total excède de 20 à 40 fois les sommes déclarées. On estime, en outre, que les lobbies d'affaires détiennent le plus fort pourcentage des sommes non dé-clarées. Cependant, puisqu'on ne connaît pas les chiffres globaux ni leur réparti-tion par catégories, ce n'est évidemment là qu'une supposition.

D'autres facteurs rendent plus difficile encore l'appréciation exacte des dé-penses de lobbying effectivement encourues par les diverses catégories de groupes. Ainsi, presque chaque année, des associations font campagne pour ou contre un projet de loi gouvernemental et déboursent alors beaucoup plus qu'en d'autres temps. En 1947, au moment de sa campagne contre le projet de loi Taft-Hartley, l'American Federation of Labor déclarait avoir dépensé $819,648.18. En 1951, l'American Medical Association déclarait avoir déboursé plus de $1,500,000 dans sa lutte contre le projet Truman d'assurance-hospitalisation ; la même année, le Farm Bureau dépensait plus d'un million dans le but d'amener le Congrès à garantir des prix minima pour certaines denrées agricoles. Il va de soi que de tels déboursés exceptionnels de la part de certains groupes tendent à faus-ser la distribution normale des dépenses pour chaque catégorie d'intérêts 1.

1957.1 Les chiffres fournis chaque année sur les dépenses des lobbies dans un des

numéros du mois d'avril du Congressional Quarterly Weekly Report nous per-mettent d'établir les variations annuelles dans les dépenses des lobbies. Toute-fois, comme les catégories de classification ne sont pas les mêmes que celles de la Commission sénatoriale, il est impossible d'établir des comparaisons si-gnificatives entre les deux séries de listes.

Page 121: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 121

Il existe encore un autre indice à l'appui de la supposition de la prédominance des lobbies d'affaires. Il s'agit des salaires des lobbyists individuels déclarés par les organisations qui font parvenir des rapports au bureau du Procureur général. Dans la grande majorité des cas, les agents des associations d'affaires sont beau-coup mieux rémunérés que ceux des autres catégories. Alors que la rétribution des premiers se situe généralement entre $30,000 et $180,000 annuellement, celle des agents des autres catégories dépasse rarement $15,000. Les agents des unions ou-vrières reçoivent, sauf certaines exceptions, de $7,000 à $10,000. Ces différences sont significatives. Elles s'expliquent cependant, en partie, par le fait que les agents des groupes d'affaires représentent souvent les intérêts de plusieurs firmes et associations et reçoivent une rémunération de chacune d'elles 1.

Un dernier indice de la prépondérance des lobbies d'affaires nous est fourni par les commentaires des hommes politiques, journalistes et autres personnes ren-seignées. Entre 1840 et 1880, c'est surtout l'activité politique des compagnies de chemins de fer qui a retenu l'attention et plus d'une fois soulevé l'ire des auteurs et des hommes politiques. Plusieurs représentants de la Chambre et sénateurs furent associés au scandale du Crédit mobilier, qui marque sans doute le point culminant de la corruption politique par les groupes privés dans toute l'histoire des États-Unis. Entre 1880 et 1920, les compagnies d'utilité publique, surtout de pétrole et d'électricité, tiennent la vedette parmi les associations qui pratiquent le lobbying. Toujours fort actives depuis les toutes premières années de la République améri-caine, les corporations financières, les banques et, plus tard, les compagnies d'as-surances dominent les lobbies entre 1920 et 1933, cette période que Karl Schrift-gieser a désignée comme ayant été « le paradis des lobbyists ». À l'activité de lob-bying des corporations industrielles et financières prises isolément, il faut ajouter celle des associations créées pour promouvoir les intérêts d'affaires, notamment de la NAM, qui fit l'objet en 1913 de la première grande enquête menée par une Commission du Congrès sur le lobbying, et de la Chamber of Commerce of the United States qui occupe un somptueux édifice près du Capitol à Washington.

1 En 1948, 74 lobbyists représentaient 284 groupes différents. Un d'entre eux, Walter F. Woodul, représentait à lui seul 24 compagnies de chemins de fer et l'imperial Sugar Company du Texas. Voir : Belle ZELLER, » The Fede-ral Regulation of lobbying act », The American Political Science Review, vol. 42, 1948, 239-271. Il semble que cette tendance s'est encore accentuée depuis cette date.

Page 122: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 122

Presque tous les lobbyists étudiés par Kenneth G. Crawford dans son livre, au-jourd'hui considéré comme constituant un réquisitoire excessif, sur les Pressure boys, sont des agents d'intérêts d'affaires 1.

Il faut tenir compte cependant du caractère subjectif des appréciations des hommes publics, des journalistes et même des spécialistes. Il se peut que les ca-ractères et les intérêts bien particuliers des lobbies d'affaires les conduisent à exa-gérer dans une certaine mesure l'activité et l’influence de ceux-ci par rapport aux autres catégories de lobbies. On sait par exemple que les associations de fermiers ont toujours mené une activité très intense de lobbying. Entre 1860 et 1880 no-tamment, le Grange Movement, visant à faire échec à la surenchère des taux de transport et à l'accaparement des terres publiques pratiqués par les compagnies de chemin de fer, eut de nombreux agents à Washington. Il est vrai que ces efforts échouèrent. Depuis de nombreuses années, les associations agraires comptent da-vantage sur la force électorale bien concentrée de leurs membres et sur leurs contacts avec les administrateurs du département de l'Agriculture que sur le lob-bying auprès des législateurs. Les unions ouvrières, surtout depuis 1935, pra-tiquent le lobbying de façon continue et parfois sur une haute échelle. La cam-pagne de l'American Federation of Labor pour empêcher l'adoption du bill Taft-Hartley, même si elle se solda par un échec, fit des agents de la Fédération les plus importants lobbyists à Washington durant cette période. La Légion améri-caine a toujours maintenu de puissants lobbies dans la capitale fédérale. Les lob-

1 Il n'existe aucune étude sur les catégories de lobbies qui ont fait l'objet d'enquêtes de la part de Commissions du Congrès. On peut cependant affirmer que la plupart des cas que ces commissions ont soumis à l'examen représen-taient des intérêts d'affaires. Parmi les ouvrages qui fournissent les renseigne-ments de première main sur la question, citons : Kenneth G. CRAWFORD, The pressure boys. The inside story of lobbying in America, Julian Messner, New York, 1939 ; Earl Willis CRECRAFT, Government and business, World Book Co., New York, 1905 ; Karl SCHRIFTGIESER, The lobbyists, op. cit. ; Thomas C. COCHRAN et William MILLER The age of enterprise. A social history of industrial America, Macmillan, New York, 1943 ; David LYNCH, The concentration of economic power, Columbia U. P., New York, 1946 ; et Arthur M. SCHLESINGER, Jr., The age, of Roosevelt, I, The crisis of the old order, 1919-1933, Houghton Mifflin Co., Boston, 1957. Dans chacun de ces ouvrages on trouvera de nombreuses citations d'hommes publics, de journa-listes et de spécialistes illustrant que les lobbies des groupes d'affaires sont très puissante et qu'en certaines circonstances ils ont même dominé le gouver-nement.

Page 123: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 123

bies religieux sont nombreux et influents 1. Il existe enfin certains cas d'individus et de groupes par eux-mêmes peu influents qui, en unissant leurs efforts et en se constituant en « groupes catalytiques », ont pu tenir tête aux groupes d'affaires les plus riches et les plus puissants. Le meilleur exemple de ce genre est sans doute celui du « lobby du peuple ». Groupant des savants, des journalistes et des asso-ciations de citoyens, il réussit, par l'activité qu'il déploya à Washington en 1945 et 1946, à faire échec à de puissants lobbies, représentant plusieurs dizaines de grandes corporations et des associations d'affaires comme la NAM et la Chamber of Commerce, qui tentaient d'inciter le Congrès à remettre le contrôle de l'énergie atomique aux mains de l'entreprise privée. Comme autre exemple de « groupe ca-talytique », mentionnons celui du Liberal-Labor lobby, constitué de professeurs, d'intellectuels et de représentants de la fédération ouvrière AFL-CIO, qui empêcha les lobbies d'affaires de saboter complètement le bill du plein emploi en 1945 et 1946 2. En somme, si les lobbies d'affaires ont souvent la vedette dans les Rap-ports des Commissions du Congrès et dans les écrits des Spécialistes, il n'est pas sûr qu'ils soient toujours les plus influents ni surtout qu'ils obtiennent toujours gain de cause.

Quoique la fonction de lobbying ait grandement évolué aux États-Unis au cours des trois dernières décades, les membres de la confrérie continuent à pré-senter certains traits communs. Et bien que cette activité ne soit régie par aucun code d'éthique et que les membres ne soient pas groupés en association, on recon-naît généralement que le lobbying constitue une véritable profession 3.

À Washington seulement, on compte de 7,000 à 10,000 personnes dont l'acti-vité exclusive ou principale consiste à promouvoir les intérêts de groupes privés auprès du Congrès et de l'administration. La plupart sont des hommes, mais on cite les noms d'un certain nombre de femmes célèbres, entre autres d'Evelyn Wal-

1 Sur le sujet, voir : « Church lobbies », Congressional Quarterly Weekly Report, vol. 11. no. 14, April 3, 1953. 418ss.

2 Karl SCHRIFRGIESER, The lobbyists, op. cit., ch. XVI ; Jame R. NEW-MAN et S. Miller BYRON, The control of atomic energy : a study of its so-cial, economic and political implications, New York, 1948. Sur le « Liberal-Labor lobby », excellente étude de Stephen Kemp BAILEY, Congress makes a law, op. cit.

3 Sur le sujet, voir : Robert LUCE, Congress : an explanation, Harvard U.P., 1926 ; Kenneth CRAWFORD, The Pressure boys, op. cit. ; Karl SCHI-FRGIESER, The lobbyists, op. cit.

Page 124: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 124

ker-Robert, fille du fameux lobbyist Harold Walker, d'Alice Roosevelt Long-worth, de Mabel Walker Willebrandt et de Katherine Connor. Les lobbyists, comme les membres de toute autre profession, louent leurs talents à ceux qui ré-clament leurs services. Il appert que la demande excède l'offre puisque le lob-bying est considéré comme la profession la mieux rémunérée, à l'exception de la petite caste privilégiée des étoiles de cinéma et de la télévision et de la catégorie des présidents des grandes corporations. Il arrive que des lobbyists soient sincère-ment convaincus de l'importance et de l'équité des intérêts des associations ou groupes qui les paient et qu'un certain nombre, notamment ceux qui sont à l'em-ploi des unions ouvrières, reçoivent des émoluments relativement peu élevés. On peut cependant affirmer qu'en général ils vendent leurs services au plus offrant, sans trop se soucier de la nature des intérêts qu'ils sont appelés à défendre. On rapporte les cas de lobbyists célèbres qui, en quête d'émoluments toujours plus élevés, ont changé plusieurs fois de patrons au cours de leur carrière. D'autres, dans le but d'accroître leurs revenus, servent simultanément deux ou plusieurs pa-trons dont les intérêts parfois divergent. Il s'ensuit que ce sont les groupes les plus riches et les plus influents qui peuvent s'offrir les services des meilleurs lobbyists. Et comme nous le notions plus haut, les groupes d'affaires emploient beaucoup plus de lobbyists et les rémunèrent beaucoup mieux que les autres catégories d'in-térêts.

Le lobbyist typique, au niveau fédéral, est un ancien membre du Congrès ou du Cabinet ou encore un ancien administrateur, qui, depuis longtemps, a mainte-nu, comme partenaire, actionnaire ou bénéficiaire de patronage, des contacts étroits avec les intérêts privés dont il est l'agent. S'il est avocat, il est souvent asso-cié à une firme légale ayant des bureaux à Washington. Chaque année, nombre de personnes, qui, pour une raison ou pour une autre, se retirent de la vie publique, déclarent qu'ils retourneront « à la pratique générale du droit » ou encore qu'ils ouvrirent un « bureau légal » à Washington. Dans cette ville, réputée le « paradis des avocats », on dénombre plus de 7,000 membres du barreau. Les meilleurs lob-byists ont donc de fortes chances d'être d'anciens représentants à la Chambre ou sénateurs qui, au cours de leur mandat officiel, se servaient de leur position pour procurer d'importants contrats aux firmes légales auxquelles ils étaient associés.

Une autre voie d'accès à la profession de lobbyist est le journalisme. A. J. Lie-bling, qui a observé de près les correspondants de presse à Washington, affirme

Page 125: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 125

qu'à l'exception des grands journaux, comme le New York Times ou le Christian Science Monitor, la plupart des journaux américains maintiennent des bureaux à Washington « en partie pour des raisons de prestige et en partie pour faire pres-sion sur les membres du Congrès qui viennent de la région où le journal est pu-blié 1 ».

Un certain nombre de lobbyists sont des employés de firmes ou des dirigeants d'associations. Dans les listes de lobbyists à Washington, on trouve même les noms de présidents de compagnies.

Depuis une quinzaine d'années, on remarque la présence de nouvelles recrues du lobbying. Ce sont les spécialistes en publicité et en relations publiques. Les fervents de ces « disciplines scientifiques » prédisent que ces nouveaux hommes supplanteront d'ici peu les avocats-politiciens et les journalistes dans la pratique du lobbying. Déjà on cite des noms de spécialistes en relations publiques qui ont obtenu de remarquables succès de lobbying à Washington ou dans les capitales étatiques. Le recours de plus en plus fréquent aux techniques indirectes d'in-fluence sur les gouvernants, c'est-à-dire par l'intermédiaire des opinions pu-bliques, serait la raison principale de ce changement de personnel 2.

Bien que la profession de lobbying conserve toujours ses caractères tradition-nels, des traits nouveaux s'y sont manifestés depuis une trentaine d'années. Ainsi, l'image traditionnelle du lobbyist comme un individu amoral, travaillant isolément et dans la clandestinité pour le compte d'un magnat de l'industrie ou de la finance, est devenue un stéréotype qui correspond de moins en moins à la réalité. le lob-bying tend à devenir une activité d'équipe. Le lobbyist fait de plus en plus partie d'un bureau bien organise ou sont groupés les ressources et les talents les plus di-vers. Il travaille rarement pour le compte d'un seul homme ou d'une seule entre-prise. Comme agent d'une grande association, tels la NAM, la Chamber of Com-merce, le Farm Bureau, la AFL-CIO ou la Légion américaine, il aura plusieurs collègues immédiats. Ou encore, il sera l'un des nombreux agents d'un groupe de firmes ayant des intérêts communs, comme les compagnies de chemins de fer ou

1 A. I. LIEBLNG, « The Press », Holiday, vol. 7, no. 2, 1950.2 En plus des ouvrages déjà cités. sur le sujet voir : Martin Mayer, Madison

Avenue, U. S. A., Harper, New York. 1958, et Irwin Ross, The Image mer-chants. The fabulous world of public relations, Doubleday, Garden City, 1959.

Page 126: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 126

d'électricité. Surtout avec la venue des spécialistes en relations publiques, on note aussi une tendance chez les lobbyists à s'occuper de « causes » plutôt que d'inté-rêts. Ainsi certains lobbyists qui, en 1947, avaient été à l'emploi de l'AFL-CIO lors de sa campagne contre le projet de loi Taft-Hartley, supportaient, en 1950 et 1951, la cause de l'American Medical Association contre le projet Truman d'assu-rance-hospitalisation. Ceux que cette évolution rendent enthousiastes prévoient que, d'ici peu d'années, on verra la création de grandes firmes de lobbying n'ayant d'autres relations avec leurs « clients » occasionnels ou permanents que l'obliga-tion contractuelle de défendre leurs intérêts, quels qu'ils soient, en retour d'hono-raires fixes, à la façon des entreprises ou « agences » commerciales de publicité. On cite, comme exemple de cette évolution, la firme Whitaker & Baxter qui, en plus de mener des campagnes électorales, a aussi organisé plusieurs campagnes de lobbying pour le compte de groupes privés, notamment sa campagne contre le projet Truman d'assurance-hospitalisation en 1950 et 1951.

La tâche des lobbyists consiste à inspirer et à coordonner les activités des as-sociations et des groupes auprès des législateurs surtout, mais aussi du Président, de l'administration et de la Cour suprême. Le lobbyist doit connaître intimement plusieurs membres du Congrès, les conseillers intimes du Président et les adminis-trateurs-clé. Il doit avoir ses entrées partout et maintenir un vaste réseau d'infor-mateurs. Il doit être bien au courant des mécanismes et des procédures gouverne-mentales. Il doit pouvoir communiquer en temps opportun à ses employeurs une appréciation juste et précise de la situation et tirer le maximum d'avantages des circonstances. Il doit pouvoir discerner de façon rapide et judicieuse les tech-niques susceptibles, dans chaque cas, de produire les résultats désirés. Il est l'ins-pirateur et souvent l'auteur d'un grand nombre de pétitions, lettres ou télégrammes en série, qui parviennent chaque jour aux membres du Congrès, au Président et aux juges. Il organise pour les membres du Congrès et autres hommes publics des tournées de conférences généreusement rémunérées, en sous-main ou ouverte-ment, par les groupes intéressés, dans lesquelles les conférenciers se portent à la défense des intérêts qui les commanditent. Il est souvent l'instigateur de la publici-té favorable faite aux hommes publics dans les journaux.

Si la plupart des techniques qu'il emploie peuvent être considérées comme tout à fait légitimes, le lobbyist contemporain n'a pourtant pas renoncé à recourir aux moyens traditionnels de corruption s'il juge leur utilisation nécessaire et s'il

Page 127: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 127

estime qu'il peut les appliquer impunément. Il offrira aux hommes publics des « cadeaux » d'anniversaire, de mariage, de Noël, et ainsi de suite : ces marques gratuites d' « amitié » et de « reconnaissance » pourront, dans certaines circons-tances, prendre la forme de sommes d'argent dosées à la vénalité et à l'importance du représentant ou du sénateur. Le lobbyist exploitera les goûts et les « fai-blesses » des hommes publics : le jeu, l'alcool ou les jolies filles 1. Bref, les lob-byists, du moins un certain nombre d'entre eux, ne reculent devant aucun moyen pour obtenir le résultat désiré. Cependant, les stipulations de plus en plus rigou-reuses de la loi et l'évolution des moeurs politiques au cours des dernières décades les incitent aujourd'hui, sinon à renoncer tout à fait aux procédés les plus flagrants de corruption politique, du moins à ne les utiliser qu'en dernier recours et qu’en certains cas.

Spécialiste des techniques directes d'influence sur les hommes publics, le lob-byist doit, aujourd'hui, posséder en plus la « science » de la manipulation des opi-nions publiques. Le nouvel art du lobbying ne vient pas supplanter, comme on le dit parfois, les techniques plus anciennes. Il se surajoute plutôt à celles-ci et vient en accroître les effets. En devenant la cible des pressions du public (électeurs, membres d'associations, citoyens en général) que les lobbyists ont savamment or-chestrées, l'homme public en effet ne cesse pas, pour autant, d'être soumis aux tra-ditionnelles sollicitations directes de lobbying. Tout en reconnaissant la grande portée du recours actuel aux techniques indirectes de lobbying, il importe toute-fois de retenir que le mode d'action propre au lobbyist, et qui seul lui est spéci-fique et exclusif, demeure l'intervention directe auprès des hommes publics.

Le grand public américain ne paraît guère prêter d'intérêt et d'attention aux ac-tivités de lobbying. Ainsi, à la question : « Pouvez-vous citer des organismes ou des groupes qui emploient des lobbyists ? » 66% des personnes interrogées lors d'un sondage national ne purent donner de réponse affirmative, 45% déclarant ignorer ce qu'est un lobbyist et 18% affirmant qu'elles ne connaissaient aucune or-

1 Que les lobbyists continuent à recourir à des tactiques de corruption, les Commissions d'enquête des Congrès des dernières années, les confessions de représentants ou sénateurs et les révélations de certains journalistes, surtout du Christian science Monitor, le prouvent abondamment. Lee ouvrages récente sur le lobbying insistent moins sur ces pratiques que les livres publiés il y a trente ans ou plus. Tous cependant reconnaissent l'importance du « social lob-by », qui n'est, en définitive, qu'un euphémisme.

Page 128: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 128

ganisation employant des lobbyists. Des 34% qui donnèrent une réponse affirma-tive à la question, la moitié environ étaient d'avis que le lobbying avait une mau-vaise influence, le quart estimaient qu'il remplissait un rôle utile et les autres n'avaient pas d’opinion 1.

Inversement, les hommes publics et les intellectuels en général se sont généra-lement montrés fort réticents à l'endroit du lobbying et un bon nombre de dénon-ciations de la part de Présidents, de législateurs et d'administrateurs pourraient être citées. À plusieurs reprises, Andrew Jackson s'est élevé contre les agents qui supportaient les intérêts privés favorables au maintien de la First Bank qu'il cher-chait à supprimer et il attribuait à leurs activités la résistance qu'il rencontrait au sein du Congrès. Dès 1843, James Buchanan déplorait le pouvoir des compagnies de chemins de fer :

Si vous réussissez à les vaincre cette session-ci, déclarait-il devant les membres du Congrès, ils reviendront ici, encore plus forts, au début de la prochaine session. Ils continueront leurs efforts importuns aussi longtemps qu'ils verront la moindre chance de succès et nous savons par expérience qu'ils peuvent, pour parvenir à leurs fins, louer les services d'agents rusés et habiles 2.

À plusieurs reprises, Théodore Roosevelt et Woodrow Wilson exprimèrent des points de vue similaires à l'endroit de l'armée de lobbyists occupant le Congrès et les bureaux de l'administration. Inversement, les Présidents Harding, Coolidge et Hoover, qui estimaient que la « Business of America is business », furent beaucoup plus tolérants et amicaux à l'égard des lobbies. Hoover, pour sa part, affirmait qu'on devait se réjouir de la sagacité et du nouveau sens de la res-ponsabilité à l'endroit du public, manifestés, durant son administration, par les gé-rants des grandes corporations et leurs représentants à Washington 3. Le sénateur Kenneth B. McKellar, un démocrate du Tennessee, témoin oculaire de l'activité débordante des lobbyists durant cette période, déclarait, quelques jours après

1 Voir Public Opinion Quarterly, vol. 13, 1949, 552.2 James BUCHANAN, cité par Lewls H. HANEY, A Congressional history

of railroads in the United States, 2 vols, Democrat printing Co., Madison, Wis., 1910, vol. 1, 417.

3 HOOVER, cité par Arthur M. SCHLESINGER. The Age of Roosevelt, vol. 1, op. cit., 121.

Page 129: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 129

l'inauguration du Président Coolidge : « Washington est infectée de lobbyists. Les hôtels en sont remplis 1. »

Pour sa part, la Cour suprême des États-Unis, dans un cas célèbre qu'elle a eu à trancher, a dénoncé le lobbying dans les termes les plus fermes. Déboutant un lobbyist qui poursuivait une firme pour refus de paiement d'honoraires profession-nels, la Cour déclarait, dans son jugement :

Si l'une quelconque des grandes firmes du pays devait se mettre à louer les services d'aventuriers qui s'offrent à assurer l'adoption d'une loi favorisant les intérêts privés de cette firme, le sens moral de tout homme droit dénoncerait instinctivement la profonde corruption de l'employeur et de l'employé et l'emploi lui-même comme infâme. Si de tels cas deve-naient nombreux et tolérés au grand jour, on devrait les considérer comme des causes de dé-cadence de la morale publique et de la dégénération de notre époque. Point ne serait besoin d'être prophète pour prédire les consé-quences qui s'ensuivraient immédiatement 2.

Rappelons que Bryce estimait que les lobbies étaient foncièrement pernicieux. Il se réjouissait du fait que les législateurs de Georgie et de Californie considé-raient le lobbying comme une pratique criminelle, mais il déplorait qu'on le prati-quât impunément sur une haute échelle dans les États comme ailleurs aux États-Unis.

Condamné depuis le début de la République par un grand nombre de per-sonnes influentes, le lobbying, tant au niveau fédéral que dans la plupart des États, a cependant pu s'installer presque sans entraves au centre même de la vie politique américaine. Cette grande tolérance officielle, qui se constate aussi dans d'autres pays, découle en un sens du respect qu'on manifeste à l'endroit des prémisses mêmes de la démocratie selon lesquelles les gouvernants doivent se soumettre au contrôle populaire. En outre, aux États-Unis, les associations et les groupes ont toujours revendiqué la liberté de lobbying en se réclamant du premier amende-ment qui empêche le Congrès de passer des lois tendant à entraver, entre autres

1 Kenneth B. McKELLAR, Congressional Record, 68th Cong., 1st Sess., 5798, cité par SCHRIFTGIESER, op. cit., 48-49.

2 Jugement cité et commenté par Kenneth G. CRAWFORD, The pressure boys, op. cit., 2-3 ; et par Karl SCHRIFTGIESER, op. cit., 16-17.

Page 130: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 130

droits, celui de faire parvenir au gouvernement des pétitions exposant leurs griefs 1. Ce droit n'est nommément garanti qu'aux seuls citoyens (the people). Mais, tout comme bien d'autres articles de la Constitution, notamment le quator-zième amendement, ce furent peut-être les associations et les groupes qui bénéfi-cièrent pratiquement le plus de cette clause du premier amendement.

Tout en reconnaissant que des lois rendant le lobbying illégal seraient non dé-mocratiques et probablement anticonstitutionnelles, le Congrès et les législatures étatiques ont, surtout depuis l'avènement de F. D. Roosevelt à la présidence en 1933, tenté d'en régulariser les pratiques. Les législateurs ont justifié leurs inter-ventions surtout au nom des deux principes suivants : celui du droit qu'ont le pu-blic et le gouvernement de connaître les sources et les moyens d'action des lob-byists ; et celui de l'égalité des chances qui doit être garantie à tous les individus et à tous les groupes d'adresser des pétitions au gouvernement. Le premier prin-cipe, déjà cité à plusieurs reprises par les nombreuses Commissions d'enquête sur le lobbying depuis 1907, s'est trouvé pleinement établi dans la Federal Regulation of Lobbying Act de 1946. La Commission d'enquête de la Chambre sur le lob-bying devait, dans son Rapport de 1950, affirmer clairement le second principe :

Nous croyons que le lobbying est un droit pour tous les hommes. Mais certains tirent plus d'avantages personnels de ce droit que d'autres. Il en est résulté que ce sont précisément les intérêts qui peuvent dépenser le plus d'argent pour leur protection qui ont élevé le droit de « lobbying pour tous les hommes » presque au rang d'un article de foi. Ces affirmations font penser à l'éléphant qui crierait : « chacun pour soi », tout en se promenant parmi un groupe de poussins 2.

Au niveau fédéral, le lobbying est présentement régi par l'acte de 1946, tel que modifié sous certains aspects par des lois ultérieures, surtout inspirées du Rapport

1 Le premier amendement à la constitution, ratifié, tout comme les neuf sui-vante, le 15 décembre 1791, s'énonce comme suit : « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof ; or abridging the freedom of speech, or of the press ; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the government for a redress of grievances. » On sait que les dix premiers amendements constituent le bill of rights américain.

2 House Select Committee on Lobbying Activities, 81st Cong., 2nd Sess., 1950.

Page 131: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 131

de la Commission sénatoriale McClellan, en 1958. Au moins 31 États ont, dans leurs statuts, incorporé des lois sur les lobbies ; ces lois s'inspirent généralement de la loi fédérale. Parmi les principales clauses de ces lois, mentionnons : l'enre-gistrement obligatoire au bureau du Procureur général de tous les groupes, asso-ciations ou individus ayant des lobbyists à Washington (ou dans les capitales des États) ; identification et liste nominale de tous les lobbyists ; déclaration détaillée des dépenses encourues pour activité de lobbying ; salaires des personnes exer-çant l'emploi de lobbyist ; description exacte de l'activité des lobbyists, et ainsi de suite. Tous ces renseignements, dûment rédigés, doivent être adressés tous les tri-mestres au Procureur général.

Ces clauses de la loi, on le constatera aisément, ont pour but de vérifier si l'ef -fort de lobbying des associations, groupes ou individus respecte les deux normes de la publicité et de l'égalité énoncées plus haut. Nul doute que les aspects les plus pernicieux de la situation créée par l'action des lobbies se trouveraient sensible-ment corrigés si ceux que la loi vise s'y conformaient. Malheureusement, comme nous l'avons montré, les groupes et les associations ne se font aucun scrupule d'en contourner et même d'en ignorer les principales stipulations 1. Presque toujours, le mépris de la loi reste impuni. Comme dans tous les cas de lois qui visent à préci-ser les limites de l'exercice légitime de droits personnels ou civils, la signification et la portée de la loi sur le lobbying reposent surtout sur la bonne foi et sur l'hon-nêteté de ceux qu'elle entend régir. Lorsque les citoyens refusent d'observer libre-ment les lois, les gouvernements n'ont, dans de tels cas, guère d'autre alternative que l'application de mesures policières. Mais un régime respectueux des valeurs démocratiques renoncera toujours, à moins d'une situation d'urgence nationale, à recourir à de pareils moyens.

1 En plus des rapporte des Commissions du Congrès sur le lobbying men-tionnés, voir : Karl SCHRIFTGIESER op. cit., et Belle ZELLER, « Regula-tion of pressure groups and lobbyists » , The Annals..., loc. cit.

Page 132: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 132

Deuxième partie.Groupes et centres de décisions politiques

Conclusion

Retour à la table des matières

Bien que les groupes aux États-Unis aient accès à tous les centres de décisions politiques, il appert que c'est au niveau du Congrès que, pour l'ensemble, leurs ac-tivités sont les plus nombreuses et les plus pressantes. Sans doute, certains groupes semblent chercher, de préférence, des accès à d'autres centres de déci-sions politiques. Ainsi, les unions ouvrières, à l'époque de Roosevelt et de Tru-man, se sont fréquemment tournées vers le Président. Mais c'était là, de leur part, un phénomène nouveau. Harding, Coolidge et Hoover, pour ne mentionner que des Présidents récents, étaient ouvertement antipathiques aux unions ouvrières. Et, sous Eisenhower, les unions ouvrières ont trouvé l'accès à la présidence beaucoup plus difficile et moins avantageux. De même, les associations de fermiers et de commerce entretiennent des relations fort étroites avec les services administratifs qui régissent leur activité. Mais ce fait ne les conduit pas à se désintéresser des autres centres de décisions politiques, surtout du Congrès.

On répète souvent que le nombre et la puissance présumée des groupes de pression aux États-Unis s'expliquent par la « diffusion du leadership politique 1 ». À la suite de l'exposé précédent, nous aurions mauvaise grâce à ne pas admettre que les groupes de pression aux États-Unis exploitent le plus possible cette situa-

1 Voir, notamment, David TRUMAN, The governmental process, op. cit., 437.

Page 133: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 133

tion qui leur est, sous plusieurs aspects, avantageuse. Toutefois, il nous semble opportun de préciser la portée de cette constatation sous deux angles principaux.

De façon négative, on verse souvent dans un légalisme excessif quand on parle du leadership « intégré » et « responsable » qui caractériserait d'autres ré-gimes politiques, notamment la Grande-Bretagne. Les études malheureusement trop fragmentaires ou trop générales publiées sur les groupes de pression dans ce dernier pays indiquent que ceux-ci ne limitent pas leurs interventions politiques aux seuls niveaux de l'exécutif et du Parlement où la Constitution concentre les pouvoirs décisifs. Ni la responsabilité ministérielle, ni le maintien rigoureux de la ligne partisane au Cabinet, ni l'étroite dépendance des services administratifs par rapport au Cabinet n'annulent les effets des facteurs sociaux et des nouveaux pro-cessus de décision que la multiplication des « bureaux administratifs » et des ser-vices de bien-être de toutes sortes a produits en Grande-Bretagne comme ailleurs. Compte tenu des dispositions constitutionnelles et des conséquences qui en dé-coulent sur la répartition des prérogatives et des responsabilités parmi les divers niveaux de décisions politiques, on doit reconnaître que, sous l'action combinée de nombreux facteurs idéologiques, socio-économiques et politiques, le fonction-nement concret de tous les régimes politiques, au moins occidentaux, tend vers une convergence de fond, sinon à l'uniformisation. C'est ainsi qu'en Grande-Bre-tagne, pour ne mentionner qu'un cas, les spécialistes des groupes de pression font grand état des relations qui s'établissent entre les associations et les « bureaux ad-ministratifs ». En d'autres termes, il ne semble pas que le leadership « intégré » et « responsable », dont la Grande-Bretagne est supposée présenter un exemple ty-pique, inhibe ou paralyse l'action des groupes qui cherchent à promouvoir leurs intérêts par le recours à des moyens politiques. C'est, du moins, l'opinion de S. H. Beer, S. E. Finer, R. T. McKenzie et autres spécialistes des groupes de pression britanniques.

De façon positive, la « diffusion du leadership politique », aux États-Unis, ap-paraît aux associations et aux groupes bien moins poussée que ne l'indiquent les dispositions constitutionnelles. Du point de vue des associations et des groupes, celui même qui nous intéresse ici, il apparaît clairement que le Congrès constitue souvent le centre de décisions politiques le plus facilement accessible et le plus influençable. Si nous reproduisions, au moyen d'un graphique, le sens des pres-sions multiples des associations et des groupes sur le gouvernement américain,

Page 134: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 134

nous constaterions qu'elles se dirigent en bien plus grand nombre vers la Chambre des représentants, le Sénat et les Commissions du Congrès que vers le Président, la Cour suprême et même l'administration. De même, nous avons indiqué que la plupart des lobbies choisissent le Congrès comme centre principal d'opération. Il est vrai que la valeur de ce dernier indice est douteuse, puisque la plupart des Commissions d'enquête sur les lobbies ont été établies par le Congrès et qu'elles se sont donné pour tâche d'étudier les activités des lobbies surtout au niveau du Congrès. Par ailleurs, les Commissions présidentielles sur l'organisation de l'exé-cutif et les nombreuses enquêtes portant sur les services administratifs ne pa-raissent pas avoir identifié, les lobbies agissant à ces niveaux avec autant de préci-sion que les Commissions du Congrès et semblent avoir été beaucoup moins frap-pées que ces dernières par l'ampleur de leurs opérations. Reconnaissons enfin que de tels indices ne nous procurent que des renseignements quantitatifs. Ils ne nous apprennent rien sur l'importance ou la valeur relative que les groupes accordent aux divers centres de décisions. Nous émettons l'opinion, que nos exposés précé-dents rendent plausible, que les appréciations qualitatives varient d'un groupe à l'autre.

Un indice supplémentaire de la convergence souvent dominante des pressions politiques vers le Congrès nous serait peut-être fourni par l'étude poussée des rela-tions intra-étatiques. Plusieurs auteurs ont en effet remarqué que les divers centres de décisions politiques aux États-Unis se comportaient souvent, les uns vis-à-vis des autres, comme des groupes de pression ou des lobbies 1. Toutefois, encore ici,

1 Voir sur le sujet : « The propaganda activities of big government under scruting », Congressional Digest, vol. 30, no. 3, May 1951 ; J. Leifer FREE-MAN, « The bureaucracy in pressure politics », The Annals.... vol. 319, Sep-tember 1958, 10ss. ; Donald C. BLAISDELL, American demoracy under pressure, op. cit., 184ss. ; Stephen Kemp BAILEY, Congress makes a law, op. cit., spécialement le chapitre 5 ; David TRUMAN, The governmental pro-cess, op. cit. ; G. A. ALMOND, The American people and foreign policy, New York, 1950. Pour une brève appréciation de ce point de vue, voir : Jean MEYNAUD, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, Librai-rie Armand Colin, Parts, 1962, 142ss. Jean Meynaud se dit insatisfait de l'opi-nion exprimée chez certains auteurs, disciples trop dociles de Bentley, selon laquelle les services étatiques, dans leurs relations avec les groupes privés, se comporteraient souvent comme des groupes de pression et doivent par consé-quent être considérés comme tels. Il fait fort judicieusement remarquer : « Il arrive qu'une administration quelconque discute avec ses ressortissants ; mais

Page 135: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 135

il semble que l'exécutif et les services administratifs interviennent bien plus fré-quemment auprès du Congrès que celui-ci auprès des deux premiers. Certes, il ar-rive fréquemment que des législateurs sollicitent les directeurs de services admi-nistratifs ou le Président afin de promouvoir les intérêts de certains de leurs res-sortissants ou encore ceux de groupes privés. Mais, ici, il s'agit beaucoup plus de patronage que de politique de pression au sens rigoureux. Inversement, quand l'exécutif ou les services administratifs s'efforcent d'influencer les législateurs pour promouvoir leurs projets de loi et qu'ils recourent aux pratiques communé-ment employées par les groupes privés, on est peut-être justifié de dire qu'ils constituent en quelque sorte des groupes de pression auprès du législatif. Mais il faudrait des analyses quantitatives beaucoup plus poussées que celles dont nous disposons actuellement pour trancher de façon au moins probante cette question.

Dans la mesure où il est vrai que le Congrès constitue le centre de décisions politiques vers lequel convergent le plus grand nombre d'interventions des groupes auprès du gouvernement américain de même qu'une bonne partie des rap-ports intra-étatiques, il faudrait, à notre sens, faire intervenir trois facteurs princi-paux pour expliquer cette position privilégiée.

En premier lieu, le Congrès, en dépit du veto présidentiel et de la révision ju-diciaire, possède la prérogative législative, responsabilité qui lui confère un pou-voir redoutable que les services publics et les groupes privés s'efforcent fort juste-ment de conjurer par le recours aux techniques de pression les plus diverses. Compte tenu du fait que de nombreux projets de lois, aux États-Unis, ont leur source en dehors du Congrès et que les législateurs se trouvent largement indé-pendants à l'endroit du Président et, d'une certaine façon, de la ligne des partis, on comprend que l'exercice de la fonction législative place le Congrès au centre des intérêts politiques des services publics et des groupes privés.

En second lieu, c'est au Congrès qu'a été confiée la prérogative non moins re-doutable de voter le budget. Par le truchement du budget, le Congrès se trouve en position, d'une part, de rendre possible ou d'empêcher l'exécution des programmes gouvernementaux et, d'autre part, de déterminer l'ampleur des taxes et des impôts de même que leur répartition parmi les divers groupes de la population et parmi

à l'issus du débat, le fonctionnaire a la faculté d'émettre une circulaire impéra-tive ». (P. 142.) Dans nos propos, nous nous limitons à l'appréciation des rela-tions des services étatiques entre eux.

Page 136: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 136

les corporations. Pour obtenir du Congrès les sommes requises, le Président et les chefs des services administratifs doivent entrer en négociations avec les législa-teurs-clé et ces négociations donnent souvent lieu à des marchandages et abou-tissent à des accords qui se soldent à l'avantage des législateurs. Il en est de même des associations, des groupes et des individus dont on comprend aisément que le budget public mette en cause des intérêts jugés vitaux par eux.

Enfin, les législateurs, aux États-Unis comme dans la plupart des pays, sont plus près de leurs ressortissants et entretiennent avec eux des relations plus in-times et plus suivies que les administrateurs, les juges, ou même le Président qui, lui, représente toute la nation. Il découle de cette condition que les associations, les groupes et les individus, qui connaissent souvent personnellement leur séna-teur ou surtout leur représentant, entretiennent normalement avec lui des relations bien plus suivies qu'avec les officiers publics des autres centres de décisions poli-tiques. À cette « familiarité » relative du ressortissant avec le représentant de son district ou le sénateur de son État, s'ajoute le haut degré d'ignorance populaire à l'endroit de la répartition des compétences entre les différents secteurs étatiques : beaucoup de citoyens et de dirigeants de groupes (surtout restreints) écriront à leur député plutôt qu'aux agents des services compétents sur une foule de ques-tions ne relevant pas du domaine législatif. Ces tendances toutefois souffrent plu-sieurs exceptions importantes, surtout s'il s'agit de membres d'associations ou de groupes relativement compacts, comme le Farm Bureau, par exemple, qui souvent connaîtront mieux les fonctionnaires locaux du département de l'Agriculture que leurs représentants ou leurs sénateurs. De plus, des sondages révèlent qu'un fort pourcentage de citoyens ignorent jusqu'aux noms de ces derniers et que seulement une fraction (environ 12%) leur ont écrit au fait parvenir des télégrammes au moins une fois dans leur vie, et qu'au surplus seulement 7% sont intervenus de leur propre initiative, les autres se contentant d'agir à la suggestion de dirigeants de groupes ou d'associations. On voit tout ce que peut compter d'aléatoire toute généralisation de cet ordre.

Pourtant, il nous semble que des données quantitatives précises sur le poids réel des trois facteurs mentionnés apporteraient une vérification, au moins rela-tive, de notre supposition selon laquelle ils fournissent une explication de la convergence probable vers le Congrès du plus grand nombre des actes de pression aux États-Unis.

Page 137: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 137

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965)

CONCLUSION GÉNÉRALE

Retour à la table des matières

Dans notre étude des rapports des groupes privés avec les partis politiques et les divers centres de décisions politiques aux États-Unis, nous nous sommes sur-tout efforcé de décrire avec précision des questions comme celles des voies d'ac-cès qui s'offrent aux groupes, des techniques employées dans les actes de pression et des objectifs poursuivis. Nous avons aussi cherché à identifier le sens et l'inten-sité de la pression. Nous avons fait état de plusieurs des nombreux travaux récents dans le domaine des comportements et des processus politiques. Nous croyons leur avoir rendu justice. Mais, par rapport à ces travaux, nous avons divergé sur la façon d'aborder les diverses questions et de mener les analyses. La plupart des au-teurs, en effet, qui adoptent la notion de groupe comme concept de base, ambi-tionnent, sinon de construire une théorie générale de la politique, du moins d'en-glober les phénomènes politiques dans leur ensemble. Telle ne fut pas notre inten-tion. Notre objectif, dans le présent travail, fut simplement d'identifier l'effet de groupe dans les processus politiques. Nous n'avons pas cherché à démontrer que ceux-ci pouvaient s'expliquer entièrement par celui-là. Bien qu'il ressorte de notre expose que l'étude de l'effet de groupe éclaire d'une certaine manière les processus politiques, nous ne pouvons conclure de là qu'il en fournit une explication suffi-sante, ni même qu'il représente la meilleure façon de les aborder. Nous pouvons toutefois raisonnablement supposer que toute théorie valide d'interprétation des processus politiques devra inclure l'effet de groupe comme une de ses compo-santes.

Page 138: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 138

Avant toutefois de nous risquer dans des considérations d'ordre théorique, nous devrons entreprendre l'étude de questions que nous n'avons ici que mention-nées au passage et nous interroger longuement sur des problèmes non résolus.

Au nombre des questions que nous devrons soumettre à un examen rigoureux se trouve surtout celle des opinions publiques. Nous avons ailleurs déjà esquissé l'étude de cette question 1. Nous nous proposons, dans un prochain travail, d'exa-miner l'effet de groupe qui se manifeste dans les opinions publiques, c'est-à-dire d'établir dans quelle mesure celles-ci constituent un processus engendré et soutenu par les visées des groupes non seulement vers le pouvoir politique, mais aussi vers les pouvoirs sociaux et économiques. Nous espérons, en élargissant le champ de nos préoccupations à des domaines non strictement politiques, parvenir à faire la lumière sur les nombreuses régions clair-obscures que l'application de la notion de groupe à l'analyse politique a jusqu'ici laissé subsister. En effet, il nous semble que, en restreignant presque toujours l'étude des opinions à leurs manifestations politiques, les théoriciens politiques se privent d'un cadre conceptuel de référence qui seul leur permettrait au moins d'explorer les dimensions que comportent les faits qu'ils soumettent à l'examen. C'est ainsi que le théoricien politique ne peut pas se contenter de recourir à la notion de groupe parce qu'elle lui paraît permettre des considérations intéressantes. Il devra utiliser cette notion avec beaucoup plus de rigueur qu'il ne l'a fait jusqu'ici et que nous ne l'avons fait nous-même dans le présent travail. Bien que nous devions convenir, comme nous l'avons dit au cours de notre introduction, que le statut théorique des concepts d'organisation, de strati-fication et de classe sociales est précaire, même en sociologie, il est évident que c'est seulement à partir de ces concepts qu'on parviendra à élucider convenable-ment la notion de groupe. Si, vraiment, la notion de groupe est appelée à occuper dans l'analyse politique la position centrale que plusieurs lui octroient aujourd'hui, il se peut que les théoriciens politiques soient conduits à approfondir les concepts d'organisation, de stratification et de classe sociales, secondant ainsi les efforts des sociologues. Or, il nous semble que c'est surtout par l'étude des fonctions rem-plies par les opinions publiques dans les processus politiques que le théoricien po-litique sera mis en présence des groupes dans leur contexte pleinement sociolo-

1 Voir notre essai : « Opinions publiques et systèmes Idéologiques », Écrits du Canada Français, XII, 1962, 9-171.

Page 139: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 139

gique et, par conséquent, se trouvera en mesure d'entreprendre l'approfondisse-ment théorique qui s'impose de cette notion.

Non seulement subsiste-t-il, à la suite de la présente étude, des questions non posées, mais encore ont émergé des problèmes non résolus. Nous nous bornerons à souligner ici trois ordres de tels problèmes non résolus : celui des caractères et des fonctions de la société politique contemporaine ; celui de la signification et de l'efficacité réelle des pressions exercées par les groupes privés sur les agents pu-blics ; celui, enfin, de la portée véritable des connaissances nouvelles que procure l'application de la notion de groupe aux phénomènes politiques sur les concep-tions traditionnelles de la démocratie occidentale.

Il nous semble que toute analyse scientifique, dans la mesure où elle prétend dépasser la simple présentation factuelle des phénomènes, doit finalement éclairer l'objet propre de la science elle-même. Or, l'objet de la science politique, quel que soit le terme qu'on emploie pour le définir, c'est finalement l'état et les méca-nismes étatiques. Nous croyons que l'application de la notion de groupe à l'ana-lyse politique est susceptible d'élucider considérablement les caractères et le fonc-tionnement de l'état contemporain, du moins sous ses formes occidentales. Toute-fois, dans les nombreux travaux récents, on trouve bien peu d'efforts dans cette di-rection, qui devrait pourtant être considérée comme essentielle à la démarche scientifique. Ainsi, comme nous l'avons mentionné à partir du cas américain, on trouve plusieurs exemples de services publics qui ont « créé » des associations ou des groupes privés : tels l'American Chamber of Commerce créée par le départe-ment du Commerce, les nombreuses trade associations établies par divers bu-reaux administratifs, le National Planning Board formé par le département de l'Industrie, et ainsi de suite. Se limiter, comme on le fait généralement, à enregis-trer ces faits et à décrire les démarches des promoteurs ne nous apprend rien sur les conditions institutionnelles et structurelles qui ont conduit les agents publics à poser ces actes ni sur les conséquences sociales de ceux-ci. Se borner à reproduire la typologie des rapports qui s'établissent entre les agents administratifs et leurs clients ne nous apprend rien non plus sur les facteurs sociologiques qui poussent les uns et les autres à s'« unir étroitement » ou encore à se témoigner une hostilité mutuelle. Constater que l'expansion des services publics, caractéristique du Wel-fare State, multiplie les groupes de pression et contribue à accroître leurs opéra-tions, cela constitue au fond une simple tautologie qui laisse entier le problème

Page 140: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 140

des conséquences, pour les individus, les groupes et la société en général, du fonc-tionnement du Welfare State, sans nous éclairer davantage sur les raisons de l'émergence et du développement du Welfare State lui-même. Bref, nous trou-vons, dans les travaux actuels sur les groupes de pression, beaucoup de descrip-tions portant sur les phénomènes socio-politiques les plus divers, mais, sauf cer-taines exceptions, très peu d'explications véritables qui en rendent scientifique-ment compte et qui en même temps seraient susceptibles d'éclairer l'objet même de la science politique.

En outre, les analyses menées en partant de la notion de groupe fournissent ra-rement l'explication des faits qu'elles décrivent.

Presque tous les spécialistes des groupes de pression se contentent de décrire et d'analyser sommairement l'activité des groupes auprès des gouvernements sans se préoccuper de montrer dans quelle mesure cette activité peut être efficace. C'est pourtant là une question capitale qu'on ne peut laisser de côté sans, du coup, omettre la considération de plusieurs problèmes vitaux pour le présent et l'avenir des régimes politiques et des libertés des citoyens. L'énorme difficulté de la tâche et la précarité probable des conclusions auxquelles une étude même poussée pour-rait conduire ne constituent pas des raisons qui justifient le silence presque com-plet des auteurs sur cette question.

Dans la mesure où ils touchent à la question de l'influence réelle des groupes, les spécialistes s'appuient souvent, de façon explicite ou implicite, sur le fameux syllogisme du « post hoc, ergo propter hoc » ou encore sur le principe dit des « variations concomitantes ». C'est précisément là, comme on l'a vu, la critique que Walter Berns adresse aux propos de David Truman sur les rapports des groupes avec la Cour suprême aux États-Unis. Cette critique, nous pourrions l'étendre aux analyses de ce dernier sur les pressions des groupes privés auprès de tous les centres de décisions politiques. Une simple similitude entre les positions des groupes et les décisions impératives des agents publics n'implique pas l'exis-tence d'un enchaînement causal à sens unique. Le fait que des législateurs ou des administrateurs aient, sur une question donnée et à un stade donné du processus de décision, des vues similaires à celles de dirigeants de groupes peut dépendre de plusieurs facteurs, parmi lesquels on doit retenir, bien entendu, la possibilité d'une influence des groupes privés. Peu d'exemples précis de politique de « pression » ont jusqu'ici fait l'objet de monographies. La campagne de la NAM en faveur de la

Page 141: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 141

Taft-Hartley Act, qui pourtant, à prime abord, paraît un immense succès de poli-tique de « pression », se révèle à l'analyse, comme l'indiquent les divergences de vues entre ceux qui ont étudié ce cas, notamment Alfred S. Cleveland, Richard W. Gable et Karl Schriftgieser beaucoup plus complexe. Plutôt que la résultante d'une « poussée » des seuls groupes, le processus politique représente le produit de rela-tions mutuelles complexes et à degrés multiples entre individus, groupes privés et agents publics.

Au cours des exposés précédents, nous avons paru souscrire aux vues de ceux qui voient dans les agents publics des « arbitres », des « négociateurs » et des « officiers de compromis » entre les intérêts divergents des groupes privés ou en-core de ceux qui parlent de « pouvoirs compensateurs » ou d'« équilibre dyna-mique ». Il est probable que les agents publics remplissent souvent de telles fonc-tions de médiation et d'harmonisation des intérêts privés et que de tels rapports d'« équilibre des forces »s'établissent fréquemment entre services publics et inté-rêts privés. Toutefois, il nous semble que ces conceptions rendent imparfaitement compte de l'ensemble du processus politique. Il est possible qu'elles minimisent exagérément le rôle actif des agents publics et l'effet contraignant pour tous les groupes privés de leurs décisions impératives. Il est possible, en outre, que ces conceptions permettent d'escamoter l'épineux problème des énormes différences entre les groupes privés, quant à l'étendue de leurs ressources et leur degré d'orga-nisation et, par conséquent, quant aux possibilités réelles qui s'offrent à eux de promouvoir leurs intérêts par des moyens politiques. Enfin, il se peut que toutes ces, notions : « veto group », équilibre dynamique », « pouvoirs compensateurs », et ainsi de suite, forgées par les théoriciens politiques récents, ne constituent qu'une voie d'évitement aux nombreuses difficultés que pose le phénomène trop réel du pouvoir lui-même, soit qu'on le considère dans son sens strict et premier, c'est-à-dire la capacité d'un agent de contraindre directement un autre agent à po-ser des actes, même contre la volonté de celui-ci ; soit encore qu'on l'envisage dans son sens étendu et second, c'est-à-dire la capacité d'un agent d'amener un autre agent, par un effet de propagande, de publicité ou de toute autre forme indi-recte d'influence et de sollicitation exercée sur lui, à accepter ou adopter des points de vues contraires ou étrangers à son idéologie ou à ses intérêts. Il est évident qu'une question aussi complexe ne peut être abordée par le seul biais des rapports que les groupes privés entretiennent avec les agents publics. Il faut obli-

Page 142: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 142

gatoirement faire intervenir la dimension proprement sociologique qui est essen-tielle au phénomène du pouvoir.

La notion même de pouvoir, sous la forme où elle a été traditionnellement uti-lisée comme concept théorique, est considérée par quelques auteurs récents, no-tamment David Easton et Jean Meynaud, comme insatisfaisante. Il se peut qu'elle soit impropre à servir de concept de base à une théorie politique scientifique. Il est toutefois improbable qu'on puisse renoncer complètement à son utilisation. D'autre part, il n'existe aucun autre terme généralement accrédité qui puisse tra-duire la réalité que la notion de pouvoir veut cerner ; d'autre part, les « images », les « impressions », les « sensations » même que fait surgir la seule mention du mot « pouvoir » dans le langage populaire, qui l'utilise fréquemment, produisent par elles-mêmes des conséquences sociales que le théoricien doit considérer comme bien réelles, même s'il est enclin à en attribuer la cause à la « vertu ma-gique » du terme plutôt qu'à la réalité qu'il recouvre. Dans un prochain travail, nous soumettrons à la critique les récents efforts en vue de cerner le phénomène global du pouvoir, c'est-à-dire les rapports d'interinfluences qui s'établissent entre les agents sociaux, économiques et politiques à l'occasion de la recherche de posi-tions favorables sur le grand marché de l'existence humaine. Nous ne considére-rons plus la notion de pouvoir comme un attribut exclusif de l'état et des agents étatiques, mais plutôt comme la marque distinctive d'un grand nombre de rapports sociaux, considérés en tant qu'ils manifestent un affrontement de forces - celles-ci étant par ailleurs de nature sociale, économique ou politique. Nous croyons que nous retirerons de notre étude des perceptions plus aiguës du processus politique et qu'en même temps nous pourrons finalement expliquer les complexes rapports entre groupes privés et agents publics que le recours au concept de groupe permet de décrire si bien.

Ce ne sont pas d'ailleurs des préoccupations purement théoriques qui nous in-citent à entreprendre des recherches sur le phénomène du pouvoir. En effet, il nous semble que de telles recherches s'imposent si on veut situer dans leur juste perspective les résultats des analyses menées à partir de la notion de groupe et si on veut, en même temps, permettre à ces analyses de déboucher pleinement au ni-veau des explications. Parmi les questions de base qui se posent aujourd'hui, se trouve celle de la spécificité du politique par rapport à l'ensemble des phénomènes sociaux. En effet, en apparence tout au moins à l'encontre des prémisses et des

Page 143: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 143

postulats de la théorie des groupes, les plus récentes études des comportements et des processus politiques ont remis en lumière le rôle actif et parfois déterminant du leadership politique.

Sans doute, les leaders politiques succomberaient-ils à l'assaut concerté des groupes. Mais, en règle générale, un tel assaut ne se produit pas. D'autre part, en effet, la concurrence entre groupes est trop grande, leurs objectifs sont trop diver-sifiés pour leur permettre, sauf exceptionnellement, de conjuguer leurs efforts contre le pouvoir politique. Les leaders politiques sont donc en mesure de résister aux pressions des groupes, en s'appuyant précisément sur les divergences idéolo-giques ou d'intérêts qui existent normalement dans une société. D'autre part, quelque fortes que puissent être les pressions d'un groupe privé quand ses intérêts sont en jeu, les hommes politiques possèdent sur celui-ci plusieurs avantages qui normalement leur assurent la suprématie dans la conduite des négociations : pres-tige de leur position, connaissances spécialisées, informations d'intérêt général, support de l'opinion, et ainsi de suite.

Si donc le recours à la notion de groupe dans l'analyse politique a rendu mani-festes les insuffisances de la doctrine individualiste, ses propres insuffisances théoriques sont maintenant de plus en plus reconnues. Nous avons là un autre exemple du mouvement pendulaire que semble suivre l'évolution des doctrines et des théories. Quelle sera la forme que présentera une théorie renouvelée des com-portements et des processus politiques ? Se présentera-t-elle comme un diptyque ayant, comme ses deux pôles d'analyse, les groupes et le leadership politique ? Cela est possible. Ce qui est certain, toutefois, c'est que la théorie politique, bien qu'elle soit encore à la recherche de sa voie, manifeste actuellement un dyna-misme qu'entretiennent, les efforts de bon nombre d'esprits parmi les meilleurs. En même temps, et c'est là un résultat appréciable de l'aventure théorique, la lu-mière se fait lentement sur les problèmes qu'on s'efforce de circonscrire. Dans l'état actuel du développement des sciences de l'homme, nous pouvons considérer que c'est là l'aspect finalement le plus utile du renouvellement périodique des théories.

La présente étude a fait émerger un dernier problème, débordant, celui-là, le domaine propre de la science, mais néanmoins susceptible - c'est toutefois la notre intime conviction - d'éclairer plusieurs ordres de questions que le théoricien poli-tique ne peut éluder sans, d'une certaine manière, commettre une trahison : il s'agit

Page 144: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 144

du renouvellement de nos idées sur la vie politique. L'application de la théorie des groupes à la politique fait ressortir les faiblesses inhérentes à la doctrine libérale et foncièrement individualiste sur laquelle la démocratie occidentale s'est trouvée originellement greffée.

Nous nous dissocions de ces critiques qui s'objectent à l'application de la no-tion de groupe en politique au nom d'une certaine .conception de la démocratie. Ces critiques visent une fausse cible et s'empêchent de fournir des points de vue neufs et constructifs, d'une part, parce qu'ils considèrent l'idéologie démocratique comme un élément du processus politique lui-même, revêtu sans doute d'une cer-taine autonomie dans la mesure où il existe comme idée, mais qu'il importe toute-fois de reconstituer, comme tout processus, à partir des attitudes et des conduites vécues ; d'autre part, parce que, en ne s'obligeant pas d'abord à un examen rigou-reux des points de vue et des arguments qu'ils soumettent à la critique idéolo-gique, ils se perdent dans des considérations générales qui souvent, d'ailleurs, n'ont rien à voir avec les préoccupations des théoriciens eux-mêmes. Pour faire oeuvre utile, celui qui veut s'opposer à une théorie au nom d'une idéologie doit d'abord comprendre l'intention du théoricien, les véritables raisons de ses engage-ments aussi bien que de ses dérobades. Pour notre part, nous sommes convaincu que le plus fervent protagoniste de la démocratie, s'il adopte cette saine attitude, reconnaîtra que l'examen, par le théoricien des processus eux-mêmes, dans toutes leurs sinuosités, leurs multiples voies entrecroisées, à sens unique ou sans issue, permet de saisir le sens et la portée idéologiques des attitudes et des comporte-ments politiques vécus d'une façon autrement plus ferme que la doctrine libérale, qui n'apparaissait si convaincante que parce qu'elle se bornait à statuer sur la pré-sumée direction générale des processus sociaux.

Tout au long de nos exposés, nous avons été frappé par les grandes possibili-tés qu'ouvrent à la réflexion philosophique les multiples ordres de phénomènes que circonscrit l'analyse des rapports réels entre groupes privés et centres de déci-sions politiques : phénomènes de représentation, de participation, de la règle de majorité, de pluralisme, de l'intérêt public, de consensus, et que d'autres encore ! Il nous paraît que la plupart de ceux qui abordent ces phénomènes d'un point de vue philosophique, en empruntant aux penseurs des siècles passés leurs concepts, leurs termes de référence et même leurs exemples, s'empêchent ainsi de tirer pro-fit de l'extraordinaire laboratoire que représentent, pour le philosophe, les travaux

Page 145: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 145

des chercheurs contemporains qui, malgré tout, ont au moins la qualité d'être de patients chercheurs. Ils s'empêchent du même coup d'apporter une contribution originale au renouvellement qui s'impose, non seulement des idéologies mais aus-si de la philosophie politique elle-même.

Après avoir situé dans leur juste perspective, comme nous l'indiquions plus haut, les travaux récents dans le domaine des comportements et des processus po-litiques, nous espérons, dans un livre ultérieur, apporter notre contribution au re-nouvellement souhaité et nécessaire de la philosophie politique.

Page 146: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 146

Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965)

BIBLIOGRAPHIE

THÉORIE DES GROUPES

Retour à la table des matières

BEER, Samuel H., « Group representation in Britain and the United States », The Annals.., 1968, 130ss.

BENTLEY, Arthur F., The process of government, University of Chicago Press, 1908.

BOURRICAUD, François, Esquisse d'une théorie de l'autorité, Paris, Plon, 1961.

BOURRICAUD, François, « Science politique et sociologie : Réflexions d'un sociologue », Revue française de sociologie, vol. 8, n° 2, juin 1958, 249-276.

BOURRICAUD, François, « Sur la prédominance de l'analyse microscopique dans la sociologie américaine contemporaine », Cahiers internationaux de sociolo-gie, vol. XIII, 1952, 105-121.

EHRMANN, Henry W., ed., Interest groups on four continents, International Political Science Association, University of Pittsburgh Press, 1958.

FRENCH, John R. P., « A formal theory of social power », Psychological re-view, vol. 63, May 1956.

GARCEAU, Oliver, « Interest group theory in political research », The An-nals..., 1958, 319, 104ss.

GURVITCH, Georges, Traité de sociologie, P. U. F., 1958, tome 1er, 186ss.

Page 147: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 147

HAGAN, Charles G., Approaches to the study of politics, Northwestern U. P., 1958.

LATHAM, Earl, « The group basis of politics : Notes for a theory », The Ame-rican political science review, vol. XLVI, June 1952.

MEYNAUD, Jean, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, Librairie Armand Colin, Paris, 1962.

PIN, E., Les classes sociales, Coll. sociologie d'aujourd'hui, Paris, Spes, 1962.

SMALL, Albion, General sociology, University of Chicago Press, 1905.

STRAUSS, G. R., « Pressure Groups I have known », Political quarterly, 1958.

LA « COMMUNITY » ET LA VIE POLITIQUE

BANFIELD, Edward, Wilson, James Q., City politics, Harward Press, Cam-bridge, 1963.

DAHL, Robert A., POLSBY, Nelson W., Who governs ? Democracy and po-wer in an American city, New Haven. Yale U. P., 1961.

HUNTER, Floyd, Community power structure : a study of decision makers, Chapel Hill, 1953.

KAHL Joseph A., Davis, Kinsley, The American class structure, New York, Rinehart and Co., 1957.

KAMMERER, Charles D. Farris, DE GROVE, John M., CLUBOK, Alfred B., The Urban political community, Boston, Houghton Mifflin Co., 1963.

MARTIN, John Barlow, « The blast in centralis No. 5, a mine disaster no one stopped », Harpers Magazine, 196, March 1949, 193-220.

POLSBY, Nelson W., Community power and political theory, New Haven, Yale U. P., 1963.

SCHULTZE, Robert O., « The role of economic dominants in community po-wer structure », American Sociological Review, 23, February, 1958.

Page 148: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 148

STEIN, Maurice R., The eclipse of community, Princeton U. P., 1960.

WARNER, W. Lloyd, American life ; dream and reality, The University of Chicago Press, 1962.

GROUPES ET CONDUITES ÉLECTORALES

BERELSON, B. R, LAZARSFELD, P. F., McPHEE W. N., Voting, Chicago U. P., 1954.

BURDICK, Eugene, BRODBECK, Arthur J., ed., American voting behavior, The Free Press, Glencoe, Illinois, 1959, ch. 12-13.

CAMPBELL, Angus et al., The American voter, Wiley, New York, 1960.

CAMPBELL, Angus, GURIN, Gerald, MILLER W. E., The voter decides, Evanston, Ill., Row Peterson, 1954.

LAZARSFELD, P. F., BERELSON, Bernard, GAUDET, Hazel, The People's choice. 2e ed., Columbia U. P., 1948.

GROUPES ET PARTIS POLITIQUES

UNIPARTISME, MULTIPARTISME ET DÉMOCRATIE

HERSH, Jeanne, Idéologies et réalités, Essai d'orientation, Plon, Paris, 1956.

LASKI, Harold, Liberty in the modern state, The Viking Press, New York, 1949.

LEE Eugene C., The politics of Nonpartismship : a study of California City election, Berkeley, U. C. P., 1960.

LIPSET, Seymour Martin, Political man. The social bases of politics, Double-day Co., Garden City, New York, 1960.

Page 149: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 149

LIPSET, Seymour Martin et al., Union Democracy, The internal politics of the international typographical union, The Free Press, Glencoe, Ill., 1956.

McKEON, Richard, Democracy in a world of tensions. A symposium. UNES-CO, United Nations, Paris, 1951.

WOLLHEIM, Richard, « Democracy », Journal of the history of ideas, vol. XIX, no. 2, 1958, 222ss.

PARTIS POLITIQUES ET CLASSES SOCIALES

BONE Hugh A., « Political parties and pressure group politics », The An-na1s..., vol. 319, Sept. 1958, 74ss.

LAVAU, G. E., Partis politiques et réalités sociales, Cahiers de la Fondation Nationale des sciences politiques, Librairie Armand Colin, Paris, 1953.

MEYNAUD, Jean, Introduction à la Science politique, Cahiers de la Fonda-tion Nationale des sciences politiques, Librairie Armand Colin, Paris, 1959.

PARTIS POLITIQUES : ÉTATS-UNIS

ALFORD, Robert R., « Role of social class in American voting behavior ». Western political science quarterly, vol. 16, no. 1, March 1963.

AMERICAN POLITICAL SCIENCE ASSOCIATION, « Toward a more res-ponsible two-party system », The American political science review, supplement, vol. XLIV, no. 3, part 2, 1950.

BILLINGTON, Ray Allen, The Protestant Crusade 1800-1860. A study of the origins of American Nativism, Rinehart Co., New York, 1938.

BLAISDELL, Donald C., American democracy under pressure. The Ronald Press Co., New York, 1957, 159ss.

DEARING, Mary R., Veterans in politics ; The story of the G.A. R., Louisiana State U.P., Baton.Rouge, 1952.

Page 150: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 150

DRAPER, Theodore, The roots of American communism, The, Viking Press, New York, 1957.

EBERSOLE, Luke, « Religion and politics », The Annals..., no. 332, Nov. 1960, 101-112.

GALLUP, George, « How labor votes », The Annals..., vol. 274, March 1951, 123-125.

HAMILTON, Charles Granville, Lincoln and the Know-Nothing movement, Annals of American Research, Public Affairs Press, Washington D.C., 1954.

Howe, Irving, Coser, Lewis, The American communist party. A critical history (1919-1957). Beacon Press, Boston, 1957.

KEY, V.O., Public opinion and American democracy, Alfred A. Knopf, New York, 1961.

KROLL, Jack, « Labor's political role », The Annals.... vol. 274, March 1951, 118-123.

LEE, Eugene C., The politics of Nonpartismship : a study of California City elections, Berkeley, U. C. P., 1960.

LEISERSON, Avery, « Organized labor as a pressure group », The Annals.., 274, 1951, 108-117.

LENS, Sidney. The crisis of American labor, A. S. Barnes and Co., New York, Perpetua edition, 1961, 190ss.

McKEAN, Dayton David, Party and pressure politics, Houghton Mifflin Co., Boston, 1949, 640ss.

ODEGARD, Peter H., Pressure politics. The story of the Anti-Saloon league, Columbia U. P., New York, 1928.

ODEGARD. Peter H., Religion and politics, Oceana Publications, New York, 1960.

OGBURN, William F., TALBOT, Nell Snow, « A measurement of the fac-tors in the presidential election of 1928 », Social forces, vol. 8, Dec. 1929, 175-183.

Page 151: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 151

OVERDIKE, W. Darrell, The Know-nothing party in the South, Louisiana State U.P., Baton Rouge, 1950.

RAMNEY, Austin, « Toward a more responsible two-party system ; a com-mentary », The American political science review, vol. XLVI, no. 2, 1951, 488-500.

RAMNEY, Austin, KENDALL' Willmore, Democracy and the American par-ty system, New York, 1956.

RAMNEY, Austin, KENDALL, Willmore, « The American party systems », American political science review, vol. XLVIII, June 1954, no. 2.

SEURIN, Jean-Louis, La structure interne des partis politiques américains, Librairie Armand Colin, 1953.

SHEPPARD, Harold, MASTERS, Nicholas, « The political attitudes and pre-ferences of Union members », American political science review, June 1959, 442-443.

The Annals of the American Academy of political and social science, vol. 259, Sept. 1948 ; numéro consacré à Parties and Politics : 1948.

TURNER, Julius, « Primary elections as the alternative to party competition in « safe districts », The Journal of politics, vol. 15, May 1953.

TURNER, Henry A., « National politics : aeras of one party control », Social science, vol. 28, no. 3, 1953.

WALLACE, Henry A., « Why a third party in 1948 ? » The Annals..., vol. 259, Sept 1948, 10-17.

WHITE, William Allen, Politics : the citizen's business, Macmillan, 1924.

MACHINES POLITIQUES ET « BOSSISME »

BEAN, Walton, Boss Ruef's San Francisco, Berkeley, U. C. P., 1952.

BLAISDELL, Donald, American democracy under pressure. The Ronald Press Co., New York, 1957, 144ss.

Page 152: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 152

BROGAN, D. W., Politics in America, Anchor Books, Doubleday, New York, 1960, ch. IV.

BURDICK, Eugene, BRODBECK, Arthur J., eds., American voting behavior, The Free Press, Glencoe, Illinois, 1959, 225-247.

FLYNN, Edward J., You're The Ross, The Viking Press, New York, 1947.

FORTHALL, Sonya, Cogwheels of democracy, New York. 1946.

GOSNELL, Harold F., Machine politics, Chicago, 1937.

GREENSTEIN, Fred I., « The changing pattern of urban party politics », The Annals..., May 1964, 1-13.

HUTCHINSON, E. P., Immigrants and their children, John Wiley, N.Y., 1956.

KELLY, Stanley Jr., Professional public relations and political power, John Hopkins Press, Baltimore, 1956.

KENT, Frank R., The great game of politics, Garden City, N. Y., 1930.

KURTZMAN, D. H., Methods of controlling votes in Philadelphia, Privately printed, 1935.

LENS, Sidney, The crisis of American labor (particulièrement le ch. V).

McKEAN, Dayton David, The Boss : The Hague machine in action, Boston, Houghton Mifflin, 1940.

McKEAN, Dayton David, « Political machines and national elections », The Annals.., vol. 259, Sept. 1948, 46ss.

McKEAN, Dayton David, Party and pressure politics, op. cit., 281ss.

MERTON, Robert K., Social theory and social structure, The Free Press, Glencoe, Illinois, 1957, 73-82.

MOSCOW, Warren, Politics in the Empire State, Alfred A. Knopf, 1948.

PIERRE, Henri, « Les machines sont en travers de la route », Esprit, no-vembre 1952, 612ss.

RIEDEL.., James A., « Boss and faction », The Annals.., May 1964. 14-26.

Page 153: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 153

RIORDAN, William L,. Plunkitt of Tammany Hall, Alfred A. Knopf, New York, 1948.

ZINK, Harold, City bosses in the United States, Duke U. P., 1930.

PATRONAGE

BROGAN, D. W., Politics in America, op. cit., ch. IV.

CARNEY, Francis M., « The decentralized politics of Los Angeles », The An-nals.., May 1964, 107-121.

CORNWELL, Elmer E. Jr., « Bosses, machines, and ethnic groups », The An-nals..., May 1964, 27-39.

FRIEDLAND, Louis L, « Organized labor and the city boss », The Annals.., May 1964, 40-51.

GABIS, Stanley T., « Leadership in a large manager city : the case of Kansas City », The Annals..., May 1964, 52-63.

GRANT, Daniel R., « Metropolitics and professional political leadership : The Case of Nashville », The Annals.., May 1964, 72-83.

HAVARD, William C., « From bossism to cosmopolitanism », The Annals..., May 1964, 84-94.

KAMMERER, Gladys M., DE GROVE, John M., « Urban Leadership during change », The Annals..., May 1964, 95-106.

MOSCOW, Warren, « Exit the boss, enter the leader », The New York Times magazine, June 22, 1947.

POLLOCK, James Kerr, « The cost of the patronage system », The Annals.., vol. 189, Jan. 1937, 29-33.

REDDING, William M., Tom's Town, New York, 1947.

SCRAUF, Frank J., « State patronage in a rural country », American political science review, vol. 50, Dec. 1956, 1046-1056.

Page 154: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 154

TURN, William, « In defense of patronage », The Annals.., vol. I89, January 1937, 22-28.

WILSON, James Q., « The economy of patronage », The Journal of political economy, vol. 59, Aug. 1961.

WOOD, Thomas J., « Dade county : unbossed, erratically led », The Annals.., May 1964, 64-71.

GROUPES ET ÉLECTIONS

CARACTÉRISTIQUES DES CANDIDATS

EULAU, Heinz, WALKE, John C., Legislative behavior, Glen-coe, Free Press, 1959.

MATTHEWS, Donald R., U. S. Senators and their world, Chapel Hill, Uni-versity of North Carolina Press, 1960.

Revue internationale des sciences sociales, vol. XIII, Nov. 1961, numéro por-tant sur la profession parlementaire.

RICHARDS, Peter, Honourable members : a study of the British backben-chers, London, Faber and Faber, 1959.

WARD, Norman, The Canadian House of Commons : representation, Toron-to U. P., 1950.

GROUPES ET MISES EN NOMINATION

BENNETT, C. E., « The Evolution of business groupings », The Annals..., CLXXIX, May 1935, 1ss.

CHILDS, H. L, « Pressure groups and propaganda », dans E. B. Logan. ed., The American political Science, Harper, New York, 1936.

Page 155: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 155

GABLE, Richard W., « NAM : Influential lobby or kiss of death ? » The Jour-nal of politics, vol. 15, no. 2, 1953, 254-273.

HARDIN, Charles M., The politics of agriculture : soil conservation and the struggle for power in rural America, The Free Press, Glencoe, III., 1952.

HARDIN, Charles M., « The politics of agriculture in the United States  », Journal of farm economics, vol. 32, Nov. 1950, 571-583.

LEISERSON, Avery. « Organized labor as a pressure group », The Annals.., vol. 274, March 1951, 108-118.

LEVINE, M, « Political suicide in New York », New Republic, CXXIII, Oct. 16, 1950, 16-17.

MASON, A. T., « Business organized as power : the now imperium in impe-rio », American political science review, XLIV, June 1950, 328ss.

SWENSON, R. J., « The Chamber of Commerce and the New Deal », The An-nals..., CLXXIX May 1935, 136-151.

GROUPES ET PROGRAMMES DES PARTIS

BONE, Hugh A., « Political parties and pressure group politics », The An-nals.., vol. 319, Sept. 1958, 81.

BONE, Hugh A., « Drafting the 1952 platforms », Western political quarterly, vol. 9, Sept. 1956, 701.

CALKINS, Fay, The CIO and the democratic party, University of Chicago Press, 1952, ch. VI.

LEVINE M., « Political suicide in New York », New Republic, CXXIII, Octo-ber 16, 1950.

ODEGARD, Peter H., HELMS, Allen E., American Politics, Hayer, New York, 1947.

Page 156: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 156

GROUPES ET PINANCEMENT DES ÉLECTIONS

GOLDMAN, Ralph M., « Political conflict, campaign funds and the law », dans TURNER, Politics in the United States, 396-403.

LEDERLE John W., « 1952 campaign cost », Congressional quarterly weekly report, vol. 259, Sept. 1948, 64-74.

LEDERLE John W., « 1952 campaign cost ». Congressional quarterly weekly report, vol. 11, no. 29, July 17, 1953, 915-950.

GROUPES, PROPAGANDE ÉLECTORALE ET VOTE

BURDICK, Eugene, BRODBECK, Arthur J., American voting behavior, The Free Press, Glencoe, III., 1939, ch. 12-13.

CAMPBELL, Angus, COOPER, Homer C., Group differences in attitudes and votes, Ann Arbor : Survey Research Center, 1956.

CAMPBELL.., Angus et al., The American voter, Wiley, New York, 1960.

CHRISTENSON, R. M., McWILLIAMS, Robert O., ed., Voice of the people, Readings in public opinion and propaganda, McGraw Hill, New York, 1962, ch. 9.

DION, Léon, « Opinions publiques et systèmes idéologiques », Écrits du Ca-nada Français, vol. XII, 1952, 9-171.

DION, Léon, « Democracy as perceived by public opinion analysts », The Ca-nadian Journal of economics and political science, vol. 18, no. 4, Nov. 1962, 571-585.

GALLUP, George, « How labor votes », The Annals..., vol. 274, March 1951, 123-125.

Hearings before the Sub-Committee on privileges and elections of the Com-mittee on Rules and Administration, Pursuant to Senate resolution, 250, 81st

Page 157: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 157

Congress, 2nd sess., « How to elect a Senator », 181-307.

HARRIS, E. A., « The Men behind McCarthy », New Republic, CCXII, April 24, 1950.

KELLY, Stanley, Professional public relations get political power, The John Hopkins Press, Baltimore, 1956.

KEY, V. O., Public Opinion and American Democracy, Alfred A. Knopf, New York, 1961, 518ss.

KEY, V.O., « The Veterans and the House of Representatives », Journal of politics, vol. 5, Feb. 1943, 27-40.

LEE, Alfred McLung, « Sociological theory in public opinion and attitude stu-dies », American sociological review, XII, no. 3, 1947, 312-323.

MACRAE, Duncan Jr., Dimensions of Congressional voting, Berkeley, Uni-versity of California Press, 1958.

MAYER, Martin, Madison Avenue, U. S. A., Harper, New York, 1958, ch. 18.

McWILLIAMS, Carey, « Government by Whitaker and Baxter », The Nation, vol. 172, April 14 and 21, May 5, 1951, 346-348, 366-369, 418-421.

RAMNEY, Austin, « Les élections américaines de 1960 », Revue française de science politique, vol. XI, 1961.

ROSEN, H.. Jalmer, ROSEN, R. A. Hudson, The Union Member speaks, Prentice Hall, New York, 1955.

SCHELLENGER, H. K., « Why Taft won in Ohio », The Public relations journal, VII, January 1951, Business Week, editorial, Sept. 1950.

WHITE, Howard B., « The processed voter and the new political science », Social Research, XXVIII, no. 2, 1961, 127-151.

WHITE, T.H., La victoire de Kennedy. Ou comment on fait un Président, tra-duit de l'américain par Léo Dilé Robert Lafont. Paris, 1961.

Page 158: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 158

GROUPES ET CENTRE DE DÉCISIONSPOLITIQUES

ORGANISATION DES GROUPES ET RÉGIMES POLITIQUES

BLAISDELL, Donald, American democracy under pressure, The Ronald Press Co., New York, 1957, 222ss.

DE GRAZIA, Alfred, « Nature and prospects of political interest groups  », The Annals..., vol. 319, Sept. .1958. 113-122.

DOUGLAS, Cater, Power in Washington, Random House, 1964 (tr. fran-çaise ; éditions du Seuil).

EASTON, David, The political system. An inquiry into the state of political science, Alfred A. Knopf. New York, 1953.

ECKSTHIN, Harry, Pressure group politics. The case of the British Medical Association, George Allen and Union. London, 1960, ch. 1er.

EHRLICH, Stanislaw, « Les groupes de pression et la structure politique du capitalisme », Revue française de science politique, vol. XIII, n° 1, Mars 1963, 25-44.

EHRMANN, Henry W. ed. Interest groups on four continents, International political science association, University of Pittsburgh Press, 1960, 1-9.

McKEAN, Dayton David, Party and pressure politics, 433ss.

TRUMAN, David, The governmental process, Alfred A. Knopf, New York, 1951.

GROUPES ET LÉGISLATION

Page 159: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 159

BAILEY, Stephen Kemp, Congress makes a law. The story behind the Em-ployment Act of 1946, Columbia U. P., 1950.

BAILEY, Stephen K., SAMUEL, Howard D., Congress at work, New York, 1952.

BLAISDELL Donald C., American democracy under pressure, 218ss.

CHAMBERLAIN, Lawrence H., The President, Congress and legislation, Columbia U. P., 1946.

CLEVELAND, Alfred S., « NAM : spokesman for industry », Harvard Busi-ness Review, vol. 26, no. 3, 1948, 353-371.

DESMOND, Thomas C., « Those dinosaurs - the state legislatures », The New York Times magazine, January 16, 1955.

GABLE, Richard W., « NAM : Influential lobby or kiss of death », The Jour-nal of politics, vol. 15, no. 2, May 1953, 254-273.

GALLOWAY, George B., The legislative process in Congress, Crowell, New York, 1953.

GROSS, Bertran M., The Legislative struggle. A study in social combat, Mc-Graw Hill, New York, 1953.

HOAR, George F., Autobiography of seventy years, Scribner, New York, 1903.

LUCE, Robert, Congress : an explanation, Harvard U. P., 1926.

MOSCOW, Warren, Politics in the Empire State, Knopf, New York, 200ss.

SCHRIFTGIESER, Karl, The art and business of influencing law makers, Lit-tle, Brown and Co., Boston, 1951, 95ss.

WALKER, Harvey, Who writes laws. State government, 1939, vol. 12.

GROUPES ET PRÉSIDENCE

ALMOND, G. A., The American people and foreign policy, New York, 1950.

APPLEBY, Paul H., Big democracy, Alfred A. Knopf, 1945, 38ss.

Page 160: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 160

BERNSTEIN, Marven H, Regulating business by independent Commissions, Princeton U. P., 1955.

BLOUGH, ROY, The Federal taxing process, Prentice Hall, New York, 1952.

BROWNLOW, Louis, The President and the presidency, Public Administra-tion Service, Chicago 1949.

BURNS, James MacGregor, The Deadlock of democracy. Four party politics in America, Prentice Hall, 1963.

CORSON, John, Executives for the Federal service, Columbia U. P., New York, 1952.

KAUFMAN, Herbert, « The Federal government services », The American Assembly, New York, 1954, 20ss.

KEY, V.O. Jr., « The veterans and the House of Representatives », Journal of politics, vol. 5, Feb. 1943, 27-40.

MACNEIL, Neil, METZ, Harold W., The Hoover Report 1953-1955, what it means to you as citizen and tax payer, Macmillan, New York, 1956.

MERRIAM, Robert E., « The bureau of the budget as part of the President's staff ». The Annals..., vol. 307, 1956, 15-23.

REDFORD,. Emmette S., Ideal and practice in public administration, Univer-sity of Alabama Press, 1958.

ROSSITER, Clinton, The American presidency, Harcourt, Brace and Co., New York, 1956.

TOWLE, Katherine A., « The Presidential veto since 1899 ». American politi-cal science review, vol. 31, Feb. 1937, 55ss.

GROUPES ET ADMINISTRATION

BOLLES, Blair, « Who makes U. S. foreign policy ? » Foreign policy reports, vol. 34, Nov. 1, 1943.

Page 161: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 161

CLEVELAND, Harlan, « The executive and the public interest », The An-nals.., vol. 307, Sept. 1956, 37-55.

CONAWAY, O. B. Jr., ed., Democracy in Federal administration, Washing-ton, U. S. dept. of Agriculture graduate school, 1956.

DERTHICK, Martha, « Militia lobby in the missile age - the politics of the na-tional guard », dans Changing patterns of military politics, Samuel P. HUNTING-TON, ed., The Free Press, Glencoe, 190-234.

FREEMAN. J. Leifer, « The bureaucracy in politics  », The Annals..., vol. 319, 1958, 16ss.

FREEMAN, J. Leifer, The political process : executive bureau-legislative committee relations, Doubleday, New York, 1958.

FREEMAN, J. Leifer, « The bureaucracy in pressure politics », The Annals..., vol. 319, Sept. 1958, 10ss.

FRISCHKNECHT, Reed L, « The democratization of administration : the far-mer committee system », American political science review, vol. 47, Sept. 1953, 704ss.

HARDIN, Charles M., The politics of agriculture : soil conservation and the struggle for power in rural America, The Free Press, Glencoe, Ill., 1952.

HOOPES, Townsend, « Civilian-Military balance », Yale review, Winter, 1954.

HUNTINGTON, Samuel P., The soldier and the State, Cambridge, Mass., 1957.

HUZAR, Elias, The purse and the sword, Ithaca, New York, 1950.

JANOWITZ, Morris, The Professional soldier : a social and political por-trait, The Free Press, 1960.

KATZENBACH, Edward L, Jr., « How Congress strains at gnats, then swal-lows military budgets », The Reporter, 1. July 20, 1954, 1ss.

LEISERSON. Avery, Administrative regulation, University of Chicago Press, 1942.

Page 162: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 162

REDFORD, Emmette S., « The protection of the public interest with special reference to administrative regulation », American political science review, 48, 1954, 1103-1113.

SAPIN, Burton M., SNYDER, Richard C., The role of the military in Ameri-can foreign policy, Doubleday, New York. 1954.

SCHUBERT, Glendon, The public interest, a critique of the theory of a politi-cal concept, The Free Press of Glencoe, III., 1960.

SCOTT, Elizabeth McK., ZELLER, Belle, « State agencies and law making », Public administration review, vol. 2, Summer, 1942.

SIMON, HERBERT A., et al., Public administration, Alfred A. Knopf, New York, 1950.

WALDO, Dwight, The administrative state, Ronald Press, New York, 1948.

WHITE Edwin E., « Administrative agencies and statute law making », Public administration review, vol. 2, Spring, 1942, 118.

WILTZE Charles M., « The representative function of bureaucracy », Ameri-can political science review, vol. 35, June 1941, 510ss.

GROUPES ET JUDICIAIRE

ARNOLD, Thurman W., The symbols of government, Yale U. P., 1935.

ARNOLD, Thurman W.. The folklore of capitalism, Yale U. P., 1937.

BERNS, Walter. Freedom, virtue and the first amendment, Louisiana State U. P., Baton Rouge, 1957.

BERNSTEIN, Johanna, « Volunteer amici curiae in civil right cases », Student law review, New York University, vol. 1. 1952, 95-102.

DION, Léon, « Le libéralisme du statu quo : Is droit protecteur », Recherches sociographigues, vol. 2, n° 1, 1961, 69-100.

FRANK, Jerome, « Courts on trial : myth and reality in American justice », Princeton U.P.

Page 163: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 163

GREENBERG, Jack, HILL. Herbert, Citizen's guide to de-segregation, Bea-con Press, Boston, 1955.

HARPER, Fowler V., ETHERINGTON, Edwin D., « Lobbyists before the Court », University of Pennsylvania law review, vol. 101, June 1953, 1172-1177.

HURST, James Willard, The Growth of American Law, Harvard U. P., Cam-bridge, 1955.

MASON, Thomas, The Supreme Court : vehicle of revealed truth or power group, 1930-1937, Boston U. P., 1953, 1ss.

MOWRY, George E., Theodore Roosevelt and the progressive movement, Hill and Wang, New York, 1946, 213-229.

ROSE, Clement E., « Litigation as a form of pressure group activity », The Annals..., vol. 319, Sept. 1958.

RUDOLPH, Frederick, « American liberty League, 1934-1940 », American historical review, vol. 56, Oct. 1950, 19-33.

SCHWARTZ, Bernard, The Supreme court. Constitutional revolution in re-trospect. The Ronald Press Co., New York, 1957.

SONNENFELD Peter H., « Participation of amici curiae in decisions of the Supreme Court 1949-1957 », Government Research Bureau, Working Papers, no. 2, Michigan, January 1958.

TWISS, Benjamin R., Lawyers and the Constitution : how laissez-faire came to the Supreme Court, Princeton U. P., 1942.

VOSE, Clement E, « NAACP strategy in the convenant cases », Western re-serve law review, vol. 6, Spring, 1955, 101-145.

LE LOBBYING

CRAWFORD, Kenneth G., The pressure boys. The inside story of lobbying in America, Julian Messner, New York, 1939

GRAVES, W. R., Administration of lobby registration, Government pam-phlet, Feb. 1949.

Page 164: Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis

Léon Dion, Les groupes et le pouvoir politique aux États-Unis. (1965) 164

HANEY, Lewis H., A congressional history of railroads in the United States (2 vols.), Democrat printing Co., Madison, Wis.

LIEBLING, A. I., « The Press », Holiday, vol. 7, no. 2, 1950.

LYNCH, David, The concentration of economic power, Columbia U. P., New York, 1946.

MAYER, Martin, Madison Avenue, U.S.A. Harper, New York, 1958, ch. 18.

NEWMAN, James R, BYRON, S. Miller, The control of atomic energy : a study of its social, economic and political implications, Now York, 1948.

ROSE, Irwin, The image merchants. The fabulous world of public relations, Doubleday, Garden City, 1959.

SCHRIFTGIESER, Karl, The lobbyist. The art and business of influencing law makers, Little, Brown and Co., Boston, 1951.

ZELLER, Belle, « The regulation of pressure groups and lobbyists », The An-nals..., vol. 319, September 1958, 95ss.

ZELLER, Belle, « The Federal Regulation of lobbying act », The American political science review, vol. 42, 1948, 239-271.

FIN