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Histoire et cultures de l’Asie centrale préislamique M. Frantz GRENET, professeur ENSEIGNEMENT :LE FAIT URBAIN DANS L’ASIE CENTRALE PRé-ISLAMIQUE : APPROCHE DIACHRONIQUE, APPROCHE SYNCHRONIQUE Introduction générale Cours du 14 novembre 2013 Le cours et le séminaire de cette année ouvrent un cycle envisagé pour se poursuivre sur deux ou trois ans et visant à offrir une prise de vue sur l’archéologie de l’Asie centrale préislamique dans sa continuité, en liaison avec la préparation d’ouvrages collectifs de référence. Deux approches combinées sont prévues : les recherches sur l’irrigation, à propos desquelles deux journées d’études se tiendront les 4 et 5 juin 2015, et « Le fait urbain en Asie centrale préislamique : approche diachronique, approche synchronique », sujet du cours et du séminaire. Au début des années 1970, Paul Bernard avait proposé à Henri-Paul Francfort un sujet de thèse sur l’urbanisation de l’Asie centrale. Francfort s’aperçut rapidement que le sujet n’était pas alors traitable, faute de données formant des séries suffisantes, et il le réorienta, avec succès, vers la seule étude des systèmes fortifiés. Francfort et moi sommes d’accord pour dire qu’aujourd’hui le sujet existe vraiment, mais qu’en même temps il dépasserait de beaucoup la matière d’une thèse. La documentation s’est développée à la fois en profondeur et en cohérence chronologique : qu’il suffise de rappeler qu’en 1970 on ne connaissait encore l’âge du bronze centrasiatique que sur le piémont du Kopet-Dagh, et que la notion de « civilisation de l’Oxus », autrement dénommée « BMAC » (Bactria-margiana archaeological complex), n’avait pas encore été construite. Par ailleurs, pour les périodes postérieures à l’âge du bronze, on dispose maintenant d’une masse critique d’informations sur plusieurs sites clés (Aï Khanoum, Samarkand, Pendjikent) et de connaissances substantielles sur beaucoup d’autres alors inconnus ou quasi inconnus (Dzharkutan, Ulugtepe, Kampyrtepa, Dal’verzintepe, Dil’berdjin, Erkurgan, Paykand, etc.).

Histoire et cultures de l’Asie centrale préislamique · 2015. 10. 16. · Bertille Lyonnet, directrice de recherches au CNRS (UMR 7192), présente « L’Asie centrale et la “désurbanisation”

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  • Histoire et cultures de l’Asie centrale préislamique

    M. Frantz grenet, professeur

    enseIgnement : Le faIt urbaIn dans L’asIe centraLe pré-IsLamIque :approche dIachronIque, approche synchronIque

    Introduction générale

    Cours du 14 novembre 2013

    Le cours et le séminaire de cette année ouvrent un cycle envisagé pour sepoursuivre sur deux ou trois ans et visant à offrir une prise de vue sur l’archéologiede l’Asie centrale préislamique dans sa continuité, en liaison avec la préparationd’ouvrages collectifs de référence. Deux approches combinées sont prévues : lesrecherches sur l’irrigation, à propos desquelles deux journées d’études se tiendrontles 4 et 5 juin 2015, et « Le fait urbain en Asie centrale préislamique : approchediachronique, approche synchronique », sujet du cours et du séminaire.

    Au début des années 1970, Paul Bernard avait proposé à Henri-Paul Francfort unsujet de thèse sur l’urbanisation de l’Asie centrale. Francfort s’aperçut rapidementque le sujet n’était pas alors traitable, faute de données formant des séries suffisantes,et il le réorienta, avec succès, vers la seule étude des systèmes fortifiés. Francfortet moi sommes d’accord pour dire qu’aujourd’hui le sujet existe vraiment, maisqu’en même temps il dépasserait de beaucoup la matière d’une thèse. Ladocumentation s’est développée à la fois en profondeur et en cohérencechronologique : qu’il suffise de rappeler qu’en 1970 on ne connaissait encore l’âgedu bronze centrasiatique que sur le piémont du Kopet-Dagh, et que la notion de« civilisation de l’Oxus », autrement dénommée « BMAC » (Bactria-margianaarchaeological complex), n’avait pas encore été construite. Par ailleurs, pour lespériodes postérieures à l’âge du bronze, on dispose maintenant d’une masse critiqued’informations sur plusieurs sites clés (Aï Khanoum, Samarkand, Pendjikent) et deconnaissances substantielles sur beaucoup d’autres alors inconnus ou quasi inconnus(Dzharkutan, Ulugtepe, Kampyrtepa, Dal’verzintepe, Dil’berdjin, Erkurgan,Paykand, etc.).

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    On se propose d’examiner les fouilles urbaines en procédant par ordrechronologique approximatif, car bien entendu les existences de plusieurs villes sesont chevauchées. On choisira les cas, minoritaires, où l’on dispose de suffisammentde données pour percevoir le fonctionnement global de l’organisme urbain au moinsà certaines périodes. On prêtera une attention particulière aux récurrences deschémas interprétatifs dans l’interprétation des vestiges, et aussi aux rapports entredonnées archéologiques, sources historiques, sources épigraphiques locales : de cepoint de vue, les situations sont très diverses, depuis l’absence totale de tellesdonnées à l’époque pré-hellénistique jusqu’à un dialogue très étroit entre les écritset le terrain dans la Pendjikent des années 700-720.

    Au cours sont traités les sites à partir de la période hellénistique a. Les sitesantérieurs l’ont été cette année au séminaire b, par des spécialistes invités 1.

    Séminaires des 14 et 21 novembre 2013

    Henri-Paul Francfort, directeur de recherches émérite au CNRS (UMR 7041),présente le phénomène urbain en Asie centrale au cours de la protohistoire. Lapremière séance a porté sur « la problématique, les théories et les méthodes » et laseconde sur les « nouvelles données, nouvelles approches ».

    Le phénomène urbain, si important de nos jours où il explose littéralement sur laTerre, a commencé au Proche-Orient au IVe millénaire, ou peut-être même plus tôt,dès le VIe millénaire, si l’on prend le site néolithique de Chatal Höyük pour uneville, ce qui est discutable. Traditionnellement, depuis V.G. Childe, les archéologuesconsidèrent que la « révolution urbaine » (apparition de la vie en agglomérations) afait suite à la « révolution néolithique » (naissance de l’économie de production).De plus, la théorie néo-évolutionniste place par leur ordre d’apparition,successivement, des sociétés organisées en bandes (paléolithique), puis en chefferies,et enfin en États, et mettent ces derniers en corrélation directe avec le phénomèneurbain. Les problèmes de l’identification du binôme urbanisation-État parl’archéologie se posent dès lors immédiatement, d’autant plus qu’elle est désormaisfréquemment abordée par le biais de l’émergence des sociétés complexes à laprotohistoire. Le séminaire a passé ainsi en revue les différentes manières dont leschercheurs abordent en archéologie ces problèmes d’évolution des sociétés, depuisles dix critères de reconnaissance proposés jadis par Childe. Mais ceux-ci ne sontpas opératoires car certains sont ambigus, d’autres inopérants ou inexistants en

    a. Pour la version audio et vidéo des cours, voir http://www.college-de-france.fr/site/frantz-grenet/course-2013-2014.htm. La leçon inaugurale, Recentrer l’Asie centrale, est égalementdisponible sur le site internet du Collège de France, en audio et en vidéo : http://www.college-de-france.fr/site/frantz-grenet/inaugural-lecture-2013-11-07-18h00.htm. On peut aussi la lire,sous une forme imprimée (Fayard/Collège de France, 2014) ou numérique (Collège de France,2014) : http://books.openedition.org/cdf/3590 [NdÉ].

    b. Pour la version audio et vidéo des séminaires, voir http://www.college-de-france.fr/site/frantz-grenet/seminar-2013-2014.htm [NdÉ].

    1. Pour respecter la cohérence logique du propos, le résumé de chaque cours est suivi parcelui du séminaire qui était en rapport avec lui, même s’il a eu lieu à une autre date. Lesrésumés des interventions aux séminaires sont extraits de textes remis par leurs auteurs. Tousles cours et séminaires sont accessibles en vidéo.

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    archéologie et d’autres enfin tautologiques, si bien que, dans un cas précis detentative d’application aux « villes » protohistoriques de l’Asie centrale, seuls troisont pu être retenus, qui restent sujets à l’évaluation des données matérielles (ex. :quand peut-on parler des « “grands” travaux “collectifs”» ?). Un examen élargi amontré que ces mêmes critères flous d’urbanisation produisent tout aussi bien desclassifications de sociétés pour le Néolithique. La cause en est que les corrélatsarchéologiques (matériels) recherchés sont ceux de concepts socio-économiquesissus de la sociologie, de l’ethnologie ou de l’histoire, transférés par inférenceanalogique sur les vestiges. En conséquence, tous les schémas de reconnaissance ettous les scénarios d’émergence recensés sont polysémiques. Ainsi, en Asie centrale,les mêmes témoins matériels (remparts, réseaux d’irrigation, etc.) s’appliquent aussibien au bronze qu’au fer, en contradiction avec les schémas évolutionnistes a prioriet avec le savoir historique, qui indiqueraient des sociétés d’un stade évolutifdifférent, proto-urbain (proto-État, chefferie complexe ?) dans le premier cas etétatique (achéménide) dans le second.

    Une tentative pour sortir de ces difficultés a été présentée : le système« Palamède ». Il s’agit d’évaluer un site protohistorique de la civilisation urbaine del’Indus (ou harappéenne) découvert dans le nord-est de l’Afghanistan, Shortughaï,mais sachant que 1) la civilisation de l’Indus est urbaine mais l’existence ou nond’une structure étatique est en question, et que 2) Shortughaï n’est pas une ville,car il est petit (1 ha). Ce site, fouillé par l’intervenant et son équipe entre 1976 et1979, a fait l’objet de mesures très précises des vestiges et des déchets de production,puis de calculs élaborés. Ces informations ont ensuite donné lieu à une modélisationinformatique en intelligence artificielle, sous la forme d’un système expert commeil s’en faisait à l’époque. Il n’a pas été possible de présenter le détail dans leséminaire, mais les conclusions avaient montré une fois encore l’inadéquation desnotions sociales généralement utilisées. De plus il était apparu non seulement queles critères de reconnaissance ne pouvaient être opératoires qu’avec des méta-concepts construits et donc mesurables, mais encore que les systèmes socio-économiques protohistoriques de l’Asie centrale et de l’Indus étaient desconstructions inconnues ailleurs, distinctes des structures généralement prisescomme modèles de l’Égypte et de la Mésopotamie. Nous étions par conséquent faceà un espace multivarié, à une arborescence, si l’on veut, et non sur un segmentd’une évolution linéaire.

    La séance suivante a présenté des approches nouvelles, et plus mathématisées, duphénomène urbain, cité ou cité-État, tant du côté du courant des cross culturalstudies que de ceux des mesures de démographie antique ou des états de complexité,ou encore de diverses formes de modélisation. Les recherches actuelles, quidisposent de données environnementales et physico-chimiques abondantes et biendatées, s’attachent plus ou moins étroitement aux informations archéologiques, maistoutes affrontent toujours la question de l’ambiguïté des critères matériels dereconnaissance des notions sociales.

    Cela étant, pour l’Asie centrale, le phénomène urbain a été abordé d’abord enprésentant deux sites chalcolithique (avant 2500), Mundigak (Afghanistan) etSarazm (Tadjikistan), où l’intervenant et son équipe fouillent actuellement, quiprésentent une bonne partie des critères attendus, mais qui paraissent inspirés sinonsuscités par le Moyen-Orient (Iran, Mésopotamie) et l’Indus-Balochistan. Cependantni l’un ni l’autre, même s’ils sont des manifestations d’un réseau de « civilisationproto-urbaine », ne remplissent toutes les conditions qui en feraient des villes à part

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    entière. Après 2500 se développe la civilisation de l’Oxus de l’Asie centrale quiconnaît son apogée, brillante, entre 2300 et 1800. Un seul site peut véritablementêtre pris pour une ville, Gonur Dépé (Turkménistan) qui ne couvre pourtant pasplus de 30 ha, mais dispose de remparts, de palais et de productions artisanalesimportantes ainsi que de relations à longue distance. Mais des voix se sont faitentendre récemment, et avec de solides arguments, pour attribuer à l’ensemble duBronze d’Asie centrale une organisation non pas (proto)-étatique mais tribale. Larigidité théorique des anciennes équivalences néo-évolutionnistes vole donc en éclatdans ces cas marginaux de l’Asie centrale, qu’ils fussent inspirés de modèles desdomaines irano-mésopotamien ou indo-pakistanais – mais dont ils ne sont pasuniquement des sous-ensembles ou des versions dégradées, simplifiées, projetées auloin.

    Séminaires des 9 et 16 janvier 2014

    Julio Bendezu-Sarmiento (directeur-adjoint de la DAFA), Olivier Lecomte(directeur de recherches au CNRS, UMR 7041) et Johanna Lhuillier (post-doctorante, DAI) présentent d’abord l’œuvre de Viktor Sarianidi (1929-2013),incontestablement le plus grand découvreur de la civilisation de l’Oxus, puis lesrécents résultats des fouilles d’Ulugtepe (au Turkménistan, maintenant le principalsite de l’âge du fer, qu’on a quelques bonnes raisons d’associer à l’Empire mède)et de Dzharkutan (en Ouzbékistan méridional, site clé pour l’étude de la transitionde l’âge du bronze à l’âge du fer, notamment sur le plan des pratiques funérairesdont l’évanescence à cette période a été quelque peu surestimée).

    Séminaire du 6 février 2013

    Bertille Lyonnet, directrice de recherches au CNRS (UMR 7192), présente« L’Asie centrale et la “désurbanisation” après l’âge du bronze ».

    Le phénomène de désurbanisation qui suivit l’âge du bronze en Asie centrale futde longue durée. Ses causes sont toujours débattues et dépendent largement de lafaçon dont on interprète la « civilisation de l’Oxus ». On montre l’importance queles peuples de la steppe ont toujours eue dans la vallée du Zeravshân, laquelle sera,à partir de l’époque achéménide, le cœur de la Sogdiane. Des preuves archéologiquesd’occupations successives par ces populations plus ou moins mobiles ont été misesau jour sur de nombreux sites depuis Sarazm (IVe millénaire) jusqu’à Zamanbabaet les tombes du Siab (IIe millénaire). Dans tous les cas, l’habitat est modeste, plusou moins semi-enterré et la céramique façonnée à la main. De nombreux témoignagesattestent aussi l’importance d’activités métallurgiques et d’échanges avec le mondedes sédentaires au sud, dans ce qui deviendra la Bactriane et la Margiane.D’importants gisements miniers d’étain se trouvent dans la chaîne des monts Hissarau sud du Zeravshân, et des gisements d’argent sont attestés au sud-est de Tashkent.À l’époque du BMAC, les textes cunéiformes de Mari sur l’Euphrate comme leslettres des marchands assyriens attestent sans ambiguïté que l’étain et le lapis-lazuliarrivaient ensemble depuis l’est à Assur, Eshnunna ou de Suse. Selon notrehypothèse, c’est ce commerce de l’étain et du lapis-lazuli avec le Proche-Orient quipermet d’expliquer l’extraordinaire épanouissement du BMAC et la multitude

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 511

    d’influences visibles sur l’architecture, les sceaux et les divers objets de luxe quiétaient totalement absents auparavant. Après la chute de Mari au xViiie s. av. n. è.et la disparition des karum d’Anatolie avec l’arrivée des Hittites, ce commercecessa de façon abrupte. De façon concomitante, on assiste au déclin rapide duBMAC, à la disparition de l’architecture monumentale, des sceaux et autres objetsd’influences très variées, et à une régression notable des grands établissementsproto-urbains. La longue durée de ces influences extérieures eut néanmoins unimpact certain sur les cultures locales de Margiane et de Bactriane.

    D’autres considèrent que des changements climatiques (période d’aridité) plus oumoins associés à l’extension vers le sud de groupes Andronovo (qu’ils associent auxIndo-Aryens) sont la cause de cette désurbanisation et des phénomènes associés. Ilsrelient à ces groupes l’apparition trois siècles plus tard, à partir du milieu duIIe millénaire, de tout un ensemble de cultures à céramique façonnée peinte (appeléesselon la région culture de Jaz I, de Burguljuk ou de Chust). Ces cultures présententdes différences régionales certaines : selon la région où elles sont installées, ellesadoptent les traditions d’architecture et de facture de céramique qui prévalaientauparavant. En conséquence, en Margiane et en Bactriane, on trouve des bâtimentsen briques crues et une céramique aux décors peints assez sophistiqués, tandis qu’enSogdiane et au-delà, l’habitat est rudimentaire, essentiellement en huttes semi-enterrées, et la poterie porte des décors sommaires. Toutes ces cultures, néanmoins,partagent un même ensemble religieux qui les conduit à ne plus enterrer leursmorts, et il n’y a nulle part de temple ou de palais avérés. On est en droit deconsidérer que cette religion est celle attestée par les textes de l’Avesta et du RigVeda. Or ce groupe de cultures ne se trouve pas uniquement au nord de l’Hindukush,mais également sur le flanc sud et jusqu’aux abords du sous-continent indien.Contrairement à l’hypothèse de leur origine andronovienne, majoritaire chez leschercheurs d’Asie centrale, nous proposons quant à nous de voir là une intrusion degroupes tribaux issus du monde iranien occidental (entre l’Euphrate et la régiond’Urmia probablement), que l’on peut effectivement associer aux Indo-Aryens etqui pourrait expliquer que les dieux du royaume du Mitanni portent des noms indo-aryens. Notre argumentation repose sur des comparaisons céramiques (là aussifaçonnée et majoritairement peinte, mais aussi associée à un petit pourcentage decéramique gris-noir à décor en relief).

    Une fois ces groupes assimilés (période Jaz II et III, entre c. 1000 et 330 av. n. è.),on assiste à un retour aux traditions antérieures, la Bactriane et la Margiane revenantrapidement à la céramique tournée, tandis que la Sogdiane continue la céramiquefaçonnée. Cette longue période semble prospère, l’irrigation s’y développe, etd’assez nombreux sites fortifiés sont attestés. Elle reste néanmoins encore trèsobscure, essentiellement en raison de l’absence d’inhumations (et donc du matérielqui leur est généralement associé), mais aussi de problèmes de chronologie absoluepar le C14 inhérents à la période, d’une culture matérielle peu variée, de l’absencede textes, de monnaies, d’importations et de différenciation sociale avérée. Si lesvilles semblent refaire surface au cours de cette période, les plus grands centrescomme Merv, Bactres, Afrasiab/Samarkand ou Kunduz furent sans cesse réoccupéspar la suite, ne permettant pas aux archéologues de déterminer avec certitude lemoment de leur fondation (avant ou sous les Achéménides). On peut néanmoinsavancer que c’est sous la domination achéménide que la Sogdiane intégrera pour lapremière fois le monde des oasis du sud de l’Asie centrale, bien que pour une assezcourte durée.

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    Nisa

    Cours du 14 novembre 2013 : suite

    Nisa (en fait un site double, « VieilleNisa » et « Nouvelle Nisa », distantes de1,5 km) se trouve au Turkménistan, à unedizaine de kilomètres à l’ouest de la capi-tale Ashgabat. Elle fut la première capitaledes Parthes « impériaux » depuis environle milieu du iie s. av. n. è. (la capitale pré-impériale Asaak qui se trouvait un peuplus à l’ouest, peut-être dans la zone fron-talière avec l’Iran actuel, n’a pas été iden-tifiée). C’est l’époque où les souverainsarsacides se proclament « philhellènes »,orientation que l’architecture et l’art deNisa expriment amplement.

    Pourquoi commencer par Nisa ? Mêmesi cela a été un peu oblitéré par lesmultiples et éclatantes fouilles urbainesmenées depuis, l’aventure de l’archéologieurbaine de l’Asie centrale s’est ouverte ici,et aussi la redécouverte de l’hellénismecentrasiatique. Les seules entreprises

    archéologiques comparables jusqu’aux années 1950 étaient Taxila, déjà en Inde, etSuse, en périphérie mésopotamienne de l’Iran. On peut dire que toutes les grandesquestions qui se sont posées et qui continuent de se poser dans l’archéologie urbainede l’Asie centrale antique – dosage de l’apport hellénistique et du substrat local,contraintes techniques versus choix culturels, usage plutôt religieux ou plutôtprofane des bâtiments, etc. – l’ont d’abord été par les équipes successives qui onttravaillé à Nisa.

    Le dossier d’information fourni par ce site comporte quelques atouts uniques etquelques limites. Parmi les atouts uniques : les restitutions architecturales complètesdes principaux monuments, publiées en couleurs et bien diffusées dès 1958 (maisqui suscitèrent rapidement des réserves chez les spécialistes de l’architecturegrecque) ; la cinquantaine de rhytons d’ivoire dont la publication fit sensationl’année suivante; les ostraca en langue parthe découverts à partir de 1948,rapidement déchiffrés par les grands savants iranistes de Leningrad, et qui sont lesseuls documents d’archives jamais fournis en masse par une ville d’Asie centrale(les archives de Rob et du Mont Mugh, composites, furent l’une et l’autre retrouvéeshors de leur contexte de production) ; et aussi quelques légendes archéologiques,notamment la statue dite de Rodogune fille de Mithridate Ier (en fait une Aphroditesortant du bain, œuvre hellénistique d’importation, comme P. Bernard le démontraen quatre pages, ce qui n’empêche pas ce conte de continuer sa carrière dans les

    Figure 1 : Nisa

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 513

    publications 2). Parmi les limites, une seule source littéraire porteuse d’information :Isidore de Charax, Stations parthes, 12 : « Parthyène, 25 schoeni [chacun faisantenviron 6 km], et la polis de Parthaunisa [« Nisa des Parthes »] après 6 schoeni ; ily a des tombes royales » ; le fait que du point de vue archéologique on ne connaissebien que « Vieille Nisa », qui est en fait l’annexe royale fortifiée de « NouvelleNisa », la vraie ville ancienne (malgré les noms trompeurs que leur ont donné lespremiers archéologues) ; l’absence de données archéologiques sur l’environnementagricole ou commercial ; enfin une durée de fonctionnement assez brève, entre lafondation de Vieille Nisa par Mithridate Ier (165-132) qui lui donna son nomMihrdādkirt et l’abandon des fonctions officielles dans la première moitié du ier s.de n. è., abandon qu’on peut mettre en rapport avec la montée des capitalesoccidentales (Hécatompyles, Ecbatane, Ctésiphon) et avec les fréquentes rébellionsdes provinces orientales.

    Cours du 21 novembre 2013

    On peut distinguer trois étapes dans l’exploration archéologique de Nisa :

    1) le pionnier Alexandr Marushchenko (1930-1936), représentant la premièregénération formée à l’université de Moscou et envoyée porter la science soviétiquedans les républiques d’Asie centrale, où les nouveaux archéologues devaientremplacer les « amateurs de l’archéologie » pré-révolutionnaires. Sa méthode defouille par tranchées menées à l’intérieur des bâtiments, sans relevé de la stratigraphieet donc irrémédiablement destructrices, fut durement critiquée par son successeurMasson qui réussit à l’évincer complètement du site. Par ailleurs, il publia très peu.À son actif, on peut noter qu’il comprit tout de suite qu’il avait affaire à la capitaledes Parthes arsacides et qu’à sa retraite il donna à publier toutes ses archives, unexemple qui ne fut pas toujours suivi ;

    2) Mikhail Masson et son épouse Galina Pugachenkova (1947-1967). Masson,basé à l’université de Tachkent, fut le seul chef d’une expédition soviétique majeure(la JuTAKÈ, expédition archéologique du Sud-Turkménistan) à avoir été formé àl’époque tsariste (à Samarkand). Pugachenkova était une architecte professionnelleet la fouille de Nisa fut conduite comme une fouille d’architecture. Contrairementà son prédécesseur qui eut quelques ennuis politiques, Masson était un homme dupouvoir et il sut utiliser ses réseaux pour faire publier des ouvrages avec une qualitéluxueuse. En quelques années furent dégagés la « Maison carrée » et la plupart desmonuments de l’« Ensemble central ». On a déjà mentionné la découverte desrhytons et des ostraca. Cependant, au début des années 1950, la mission ne laissaplus à Nisa qu’une petite équipe et le gros des forces se transporta à Merv. C’estun phénomène qu’on retrouve assez souvent dans l’archéologie urbaine : une foispassée l’euphorie des premières découvertes, on a l’impression d’entrer dans lesrendements décroissants et on va voir ailleurs 3. Dans le cas de la JuTAKÈ il n’estpas certain rétrospectivement que ce choix ait été heureux ;

    2. P. Bernard, « Un nouveau livre sur les Parthes », Studia Iranica, 8, 1979, p. 119-139 ;ici p. 129-133.

    3. C’est ainsi qu’en 1976 la fouille d’Aï Khanoum passa tout près de la mise en extinction,avant que l’intérêt ne rebondisse l’année suivante avec les découvertes de la Trésorerie.

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    3) après une longue période de mise en sommeil, la reprise de la fouille en 1979,dans un contexte qui devint bientôt celui de la perestroïka. Trois missionscoexistèrent au début, relevant de trois principes : le principe dynastique avec cellede Leningrad (Vadim Masson, fils de Mikhaïl) ; l’ultime réaffirmation desinstitutions de Moscou (Gennadi Koshelenko) ; l’émergence des nouveaux centresavec l’université d’Ashgabat (Viktor Pilipko). De 1990 à 2006, la fouille del’ensemble central fut partagée entre Ashgabat et une mission de l’université deTurin (Antonio Invernizzi). Une nouvelle vague de découvertes sensationnellessurvint alors : les sculptures de la Salle carrée, le portrait de Mithridate à la Salleronde.

    Cette histoire discontinue a eu des conséquences. Une partie des trouvailles s’estperdue, notamment toutes les monnaies non publiées, ce qui a compromisl’établissement de la chronologie des dernières périodes. La mission Massons’intéressa aux bâtiments pris individuellement, beaucoup moins à la façon dont ilsse reliaient. Enfin, il fallut attendre 2001 pour voir paraître un ouvrage d’ensemble 4.La mission italienne a lancé en 1999 la série Parthica, qui publie beaucoup d’articlesexprimant les points de vue souvent divergents des fouilleurs italiens et russes et,en 2008, la série de rapports Nisa Parthica (quatre volumes parus).

    Si l’on considère les opinions qui se sont exprimées dans la durée bientôt séculairede l’étude du site, on constate qu’à presque chaque occasion on s’est tenu obligé deprendre parti par rapport à l’hypothèse d’un culte funéraire royal qu’on inférait del’unique source littéraire disponible, à savoir la notice d’Isidore. L’ensemble duspectre exégétique, depuis des interprétations purement cultuelles (favorisées avecdes déclinaisons diverses par les fouilleurs russes) jusqu’à des interprétationspurement laïques (c’est Paul Bernard qui est allé le plus loin dans cette direction 5),en passant par des interprétations mixtes, a été parcouru pour presque chaquecatégorie de document livré par la fouille : bâtiments, statues monumentales,rhytons, et même pour les noms des domaines viticoles connus par les ostraca. Dece point de vue une approche particulière a été proposée par Mary Boyce (1920-2006) dans une contribution encore en attente de publication qu’elle avait préparéepour le volume IV de son monumental ouvrage A History of Zoroastrianism, avecun effort poussé parfois à l’extrême pour juger des fonctions des monuments àl’aune de l’orthopraxie zoroastrienne.

    Cours du 28 novembre 2013

    Le site comprend 15 ha à l’intérieur de ses remparts. On distingue deux grandsensembles bâtis : (i) vers le nord, la « Maison carrée » (voir le séminaire) ;(ii) occupant largement la zone centre-ouest, un groupe de quatre bâtiments ayantchacun une façade monumentale donnant sur une vaste esplanade : le Bâtimentnord-est, la Salle carrée, le Bâtiment-tour, l’Édifice rouge. Accolée au sud se trouvela Salle ronde. On sait maintenant que tous les bâtiments de cet ensemble ont étéédifiés à la suite les uns des autres dans un même dessein d’ensemble, sauf l’Édifice

    4. V. Pilipko, Staraja Nisa. Osnovnye itogi arkheologicheskogo izuchenija v sovetskijperiod, Moscou, 2001. Voir aussi son riche article « The central ensemble of the fortressMihrdatkirt », Parthica, 10, 2008, p. 33-51.

    5. P. Bernard, « Un nouveau livre sur les Parthes », art. cit.

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 515

    rouge qui se dressait d’abord isolément. Il y a des constructions antérieures, maisil n’y a pas de confirmation archéologique qu’elles datent d’avant l’époque deMithridate Ier.

    Toute réflexion sur Nouvelle Nisa en tant qu’ensemble doit tenir compte de deuxfaits : il n’y avait aucun autre bâtiment monumental (le reste de l’espace intra-murosétait occupé par des bassins, des entrepôts et des celliers) et il n’y avait pas nonplus de quartier d’habitation (les seuls locaux destinés à cet usage, très modestes,jouxtaient le Bâtiment nord-est). Le matériau est la terre crue (briques et blocs depisé). L’usage de la pierre à bâtir est très rare, limité à des bases de colonnes qu’onn’a cessé ensuite de réutiliser. Cette exclusion est manifestement un choixarchitectural, non une contrainte technique puisque de bonnes carrières se trouvaientà proximité.

    L’Édifice rouge a été fouillé et publié par la mission italienne. Il s’agit d’unédifice d’apparat comportant des orthostates et un décor géométrique peintd’inspiration à la fois achéménide et grecque, mais avec un parti pris de sobriétéqu’on ne retrouve pas dans les édifices suivants (pas de peintures figuratives, pasde statues). Son plan rappelle fortement celui des maisons coloniales d’Aï Khanoum(voir ci-après le séminaire du 19 décembre), mais avec une hypertrophie de la sallede réception, où l’on était manifestement amené face à une présence respectable(l’entrée est en chicane). L’interprétation comme un premier pavillon d’audiencesparaît s’imposer.

    Le Bâtiment nord-est n’a jamais non plus vraiment fait l’objet de doutes quant àsa fonction : c’est un ensemble palatial, à cette réserve près qu’on n’y habitait pas(sauf les locaux extérieurs destinés à un personnel de service) et qu’il servaituniquement à des réceptions collectives dans les cours et portiques. Il comportaitdes celliers.

    Avec la Salle ronde, on entre dans les discussions sans fin. C’est le seul desbâtiments de l’ensemble qui ne donne pas sur l’esplanade. Le diamètre au sol estde 17 m. G. Pugachenkova a restitué une couverture en charpente formant un cônesurbaissé, traitée à l’intérieur en fausse coupole à caissons. La mission italienne aproposé une restitution radicalement différente : une coupole entièrement maçonnéeen briques dont la courbure partant du sol culminait à 17 m., l’intérieur étantentièrement peint en blanc (en bas) et rouge (en haut). Depuis lors, les argumentspour et contre ont été opposés sans que je sois en état de trancher 6. Quelle que soitla restitution qu’on adopte, la présence d’une gigantesque coupole au moins facticeévoque un schéma cosmique (cf. les coupoles des palais sassanides). Un élémentarchéologique qu’il faut désormais prendre en compte est une statue monumentaleen argile crue, donc nécessairement exécutée sur place, découverte par la missionitalienne et figurant presque sans doute possible Mithridate Ier, fondateur de Vieille

    6. L’argumentaire architectural, avec force modèles mathématiques et tests de compression,a été présenté par N. Masturzo, C. Blasi, E. Coïsson, D. Ferretti, dans Nisa Partica. Ricerchenel complesso monumentale arsacide 1990-2006, Florence, 2008, p. 43-81, et endossé parune autre architecte : N.S. Baimatowa, 5000 Jahre Architektur in Mittelasien. Lehmziegelgewölbevom 4./3. Jt. v. Chr. bis zum Ende des 8. Jhs. n. Chr., Mayence, 2008, p. 204-214. Pilipko(« The central ensemble… », art. cit., p. 40-41) conteste l’idée d’une coupole à partird’arguments archéologiques (la masse de briques tombée au sol serait insuffisante pourpermettre une telle restitution, etc.).

  • 516 FRANTZ GRENET

    Nisa 7. D’autres personnages l’accompagnaient. Les interprétations proposées pourla fonction du monument varient de l’hérôon (ou mémorial) du fondateur à unesalle du trône à l’accès plus réservé que les autres, la présence d’images royalesétant dans cette éventualité expliquée par Mary Boyce à partir de la notionzoroastrienne des Fravashis, les âmes guerrières des ancêtres protégeant les activitésde leurs descendants et qui auraient fait l’objet d’une traduction plastiquehellénisante. Les tenants des deux interprétations invoquent des précédentsmacédoniens : le Philippéiôn d’Olympie dans le premier cas, la tholos de Verginadans le second.

    Cours du 5 décembre 2013

    La Salle carrée pose des problèmes en partie identiques à ceux de la Salle rondeà cause de la découverte de statues monumentales d’argile crue, ici plus nombreuses.Plusieurs têtes très bien conservées, œuvres de modeleurs formés aux meilleurestraditions grecques, ont été retrouvées dans une pièce annexe où elles avaient étédéposées, peut-être après un tremblement de terre. Hommes et femmes voisinaient,et aussi les costumes grecs et parthes, militaires et civils. Les types ne se rattachentpas à tel ou tel dieu grec, et par conséquent pas non plus aux dieux du panthéoniranien qu’on ne savait alors figurer qu’en les traduisant dans le langage iconographiquedu panthéon grec. Le type qui semble avoir inspiré les portraits masculins est plutôtcelui du héros, dans ses deux variantes, aux cheveux flottants et en armure. Laproposition d’y reconnaître des portraits conventionnels des ancêtres royaux mérited’être considérée 8. En ce qui concerne la fonction de la salle, il faut tenir comptedu fait qu’elle était, au moins dans son premier état comportant trois baies, la plusouverte de toutes sur l’esplanade, ce qui fait penser à une salle d’audiences àcaractère public, ou encore à une basilique (au sens profane du terme).

    Le Bâtiment-tour qui la jouxte au sud a généralement été considéré comme untemple, même par P. Bernard, car il est juché sur une plateforme de briques crueshaute de 7,5 m et comportait une double ceinture de corridors périphériques.Cependant l’orientation plein nord ne se retrouve dans aucun temple iranien.V. Pilipko et H.-P. Francfort ont attiré l’attention sur les analogies avec le mausoléed’Halicarnasse : outre la plateforme, l’étage supérieur à placage de colonnes etscènes de combats, ici peintes. Il n’est peut-être pas illicite de pousser plus loin.Ces scènes paraissent opposer des Parthes et d’autres archers à cheval – des Saces ?Or Phraate II, successeur de Mithridate Ier, périt en 128 dans un combat contre lesSaces, et l’un des deux āyazan (établissements sacrés) mentionnés par les ostracaest l’« āyazan de Phraate ». L’idée d’un hérôon où l’on vénérait la mémoire de cesouverain (ou, si l’on suit Mary Boyce, sa Fravashi) est donc une hypothèse àenvisager.

    Aucun des édifices mis au jour à Vieille Nisa ne peut être défini comme untombeau au sens propre du terme, ce qui a dérouté plusieurs fouilleurs qui encherchaient sur la base du texte d’Isidore. Cependant, celui-ci parle non pas deMihrdādkirt mais de Parthaunisa, c’est-à-dire Nouvelle Nisa, où des constructionsfunéraires ont bel et bien été trouvées du côté intérieur du rempart : des caveaux

    7. A. Invernizzi, « Arsacid dynastic art », Parthica, 3, 2001, p. 133-157.8. Ibid.

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 517

    voûtés et, leur ayant préexisté, le supposé « Temple ionique » qui pourrait en faitavoir été un tombeau royal 9.

    Au terme de cette revue et des séminaires consacrés plus spécifiquement à laMaison carrée (voir ci-après), Vieille Nisa se laisse appréhender comme unensemble clos voué à diverses manifestations d’harmonie du corps socio-politiquecentrées autour de la personne du roi et du souvenir de ses prédécesseurs, avecdivers processus de filtrage des visiteurs à partir de l’esplanade centrale. La seulefonction économique saisissable est la consommation collective de vin. Personnen’habite sur place, sauf sans doute un personnel de service et une petite garnisondont on n’a pas retrouvé les baraques. L’évolution en site mémoriel que V. Pilipkoplace très tôt dans son histoire paraît attestée en fait plus tard, dans le courant duier s. de n. è., quand des simulacres de bulles à empreintes sont déposés dans tousles grands monuments, apparemment pour en marquer symboliquement lescellement. Ils restent sommairement entretenus, et c’est semble-t-il seulement auVe s. qu’un tremblement de terre consacre la ruine du site.

    Séminaire du 28 novembre 2013

    La Maison carrée, isolée de l’ensemble central, est le plus grand bâtiment mis aujour à Vieille Nisa (60 × 60 m). Au départ, il se présente comme trois enfilades(plus tard cinq) de quatre pièces allongées, avec une cour centrale à péristyle, et àcôté un ensemble de celliers. D’autres annexes furent ajoutées.

    Deux questions font débat. L’une est la destination première du bâtiment. Ellen’avait jamais été sérieusement discutée, étant donné son contenu, qui était celuid’une trésorerie. A. Invernizzi a toutefois considéré qu’il avait d’abord été prévupour abriter des banquets royaux 10, avec plusieurs arguments sérieux : la présencede colonnes et de banquettes maçonnées (aménagements peu appropriés pour lestockage), le voisinage de celliers, le mobilier de banquet (rhytons, lits et tablesd’ivoire) occupant complètement l’une des pièces. Il y aurait eu place initialementpour environ 300 convives, chiffre que, curieusement, on retrouve dans l’ensemblede banquet du palais de Vergina en Macédoine, ainsi qu’au banquet qu’un richeGrec de Babylone offrit aux conquérants parthes (Athénée, XI.466 b-c) – était-cela norme pour les commensaux du roi ?

    En tout état de cause le bâtiment dans son état final fonctionnait comme unetrésorerie pour des objets de prestige, souvent importés. Le fait que toutes les portesaient été retrouvées bouchées et scellées a donné lieu chez les fouilleurs soviétiquesà toutes sortes d’hypothèses, tournant autour de l’idée que les objets stockés dansles différentes pièces auraient été rendus définitivement inaccessibles après avoirservi à des usages sacrés. P. Bernard a montré qu’en fait toutes les observationsalléguées pouvaient s’interpréter par un fonctionnement normal des lieux destockage qu’on a pu observer aussi à Aï Khanoum 11 : les bouchages de portes,rarement définitifs, sont les substituts bon marché de portes en bois ; l’appositionde scellés est l’accompagnement normal d’une telle opération, destiné à dégager la

    9. F. Grenet, Les pratiques funéraires dans l’Asie centrale sédentaire de la conquêtegrecque à l’islamisation, Paris, 1984, p. 66-67 (d’après une hypothèse de N.I. Krasheninnikova).

    10. « The Square House at Old Nisa », Parthica, 2, 2000, p. 15-53.11. P. Bernard, « Un nouveau livre sur les Parthes », p. 121-123.

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    responsabilité de l’administrateur en cas de vol (d’où le fait que les pièces qu’onavait vidées étaient elles aussi scellées). Quant aux magnifiques rhytons d’ivoire,malgré leurs sujets principalement religieux, il n’existe aucune raison de leursupposer un usage autre que profane 12.

    Séminaire du 5 décembre 2013

    Samra Azarnouche, post-doctorante (Labex HASTEC), présente l’usage et lefonctionnement de l’archive des ostraca.

    L’une des principales composantes de la documentation sur Nisa consiste en unimportant dossier épigraphique constitué de près de 2800 tessons de poterie inscritsà l’encre et datés des iie et ier siècles avant notre ère 13. Ces ostraca écrits en parthe,une langue moyen-iranienne, proviennent principalement des celliers jouxtant laMaison carrée de Vieille Nisa, désignés comme maδustān « entrepôt de vin » pardes documents concernant des lots de vin et de vinaigre. Chaque ostracon devaitenregistrer des données telles que l’année de production, la quantité et la provenancedu contenu de la jarre.

    Jusqu’à présent peu exploitée, hormis dans le domaine de l’onomastique(notamment par les études de Rüdiger Schmitt), cette archive s’est révélée unesource exceptionnelle pour l’étude de l’administration parthe et notammentl’institution du métayage, puisque le vin dont il est question correspond à la taxeen nature prélevée sur les bénéfices annuels des terres et directement versée auTrésor royal. En combinant les informations de plusieurs types de formulaires, onpeut tenter de reconstruire le parcours d’une livraison de vin jusqu’aux magasins dela capitale : deux catégories de travailleurs, l’ouvrier (razkār) et le vigneron (razbān),produisent du vin sur un vignoble soumis à une taxe à remettre en nature (uzbari).Ils travaillent pour un haut fonctionnaire parfois nommé qui peut être le propriétairede ce vignoble ou son administrateur mais qui, dans les deux cas, doit payer sur sesbénéfices une redevance annuelle à l’État. Ces propriétaires ou administrateursn’ont jamais la charge d’un domaine entier mais simplement d’un ou de plusieursvignobles appartenant à des domaines différents.

    Cet impôt payé sous forme de vin (le volume varie généralement entre 140et 180 litres) est livré au maδustān de la forteresse Mihrdādkirt (le site de VieilleNisa), sous la responsabilité d’un livreur professionnel (maδubar) ou plus rarementd’un autre membre du corps administratif, un scribe, un scelleur ou parfois levigneron lui-même. On remarque que le livreur est toujours bien identifié : il n’estpas un simple portefaix mais possède un statut juridique. Lorsque la livraison estdéversée dans une jarre du cellier, un premier scribe inscrit sur un tesson de poterietous les renseignements nécessaires (date, quantité, provenance et éventuellement laqualité du vin : jeune, vieux, filtré, mélangé etc.), et le tesson est posé sur ou sous

    12. « Les rhytons de Nisa : à quoi, à qui ont-ils servi ? », in P. Bernard et F. Grenet (éd.),Histoire et cultes de l’Asie centrale préislamique, Paris, 1991, p. 31-38. La question de leurlieu de fabrication (à Nisa même, où dans une ville grecque du Proche-Orient d’où ils auraientété ramenés comme butin ou tribut ?) reste ouverte : pour les deux points de vue voirE. Pappalardo, Nisa Parthica. I rhyta ellenistici, Florence, 2010, et P. Bernard, « Les rhytonsde Nisa. I. Poétesses grecques », Journal des savants, 1985, p. 25-118.

    13. I.M. Diakonoff and V.A. Livshits, Parthian economic documents from Nisa, 6 vols,Londres (Corpus Inscriptionum Iranicarum), 1976-2001.

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 519

    le récipient. Souvent un second scribe ajoute plus tard des clauses supplémentairespour signaler que le vin a été ouillé, transvasé, ou qu’il s’est transformé en vinaigre.Une formule qui se retrouve dans quelques documents et que les éditeurs onttraduite par « vin laissé par les échansons » indiquerait peut-être que le vin n’étaitpas d’un assez grand cru pour être consommé dans les banquets royaux.

    Les données inscrites sur un ostracon devaient être transposées dans un registrede comptes tenu par le chef des scribes (dibīrbed), et une fois que la jarre était videl’ostracon était soit effacé et réutilisé, soit jeté. C’est donc le rebut de l’archiveprincipale qui a survécu jusqu’à nous.

    Séminaire du 12 décembre 2013

    Michael Shenkar, ATER au Collège de France, présente la religion à Nisa d’aprèsles ostraca.

    Quinze noms divins sont attestés sur les ostraca : Mithra, Ahura Mazdā, Sraoša,Rašnu, Ātar, Māh, Tīr, Vərəθraγna, Vohu Manah, Daēnā, Vayu, Haoma, Nana,Baga, Sasan/Sesen. On les trouve d’une part dans les dates données dans lecalendrier zoroastrien (où chaque mois et chaque jour est désigné par le nom d’unedivinité), d’autre part dans les noms de personnes.

    Selon Mary Boyce, un nom théophore est une indication évidente de l’existenced’un culte à la divinité dans la région et la période où son nom est attesté. D’aprèsune observation méthodologique importante faite par Rüdiger Schmitt, seules lesnouvelles créations théophoriques attestées pour la première fois à une certaineépoque peuvent servir d’indication fiable sur le degré de popularité de ces divinités.La prédominance du nom d’un dieu dans les anthroponymes peut-elle refléter sonstatut réel dans le panthéon ?

    L’archive des ostraca ne fournit pas un panthéon réel et structuré des dieux quiétaient vénérés à Nisa, bien que certains, sans doute la plupart, l’étaient certainement.Quoi qu’il en soit, les dieux qu’on trouve dans les théophores niséens ne doiventprobablement pas être considérés comme faisant obligatoirement l’objet d’un cultepropre et de rites établis. Ils nous fournissent néanmoins une indication précieuse surl’atmosphère religieuse à Nisa. Sur les quinze dieux, onze sont clairement iraniens etbien connus par la tradition zoroastrienne. Parmi les quatre autres, Nana et Tīr, bienque d’origine non iranienne, n’étaient certainement pas considérés comme des divinitésétrangères. Baga est aussi probablement un titre pour désigner un dieu iranien.

    Plusieurs ostraca mentionnent des livraisons de vin provenant d’un āyazan, motque l’on traduit par « temple », ou littéralement par « lieu du sacrifice ». C’est unterme proche du vieux-perse āyadana attesté dans l’inscription de Darius Ier àBisutun. On a parfois proposé de l’interpréter non pas comme un lieu de culte maiscomme la désignation des rites. Étant donné que, d’après les ostraca, le vin n’estjamais livré vers les āyazan mais provient toujours des vignobles qui y sontrattachés, il est clair qu’au moins l’āyazan parthe est un établissement religieuxpossédant des domaines.

    Nous pouvons conclure de ceci que le climat religieux de Nisa, tel qu’il ressortdes ostraca, présente une nette prédominence iranienne. Beaucoup de choses nousévoquent le matériel religieux sassanide et les parallèles avec la traditionzoroastrienne sont également nombreux. Pourtant, l’usage de termes tels qu’āyazanet aturšbed, inconnus des Sassanides et des textes zoroastriens, révèlent desdifférences notables dans les pratiques cultuelles.

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    Aï Khanoum

    Cours du 12 décembre 2013

    La ville d’Aï Khanoum, à la frontièrede l’Afghanistan et du Tadjikistan, estmieux connue du public occidental ; ladocumentation en est en tout cas plusaccessible 14. Elle a été fouillée de1964 à 1978 par la DAFA (Délégationarchéologique française en Afghanistan)sous la direction de Paul Bernard.Après l’interruption de la fouille parles événements d’Afghanistan, le site aété soumis à un pillage complet.Certains objets qui en étaient trèsprobablement issus sont apparus sur lemarché des antiquités et ont été publiés.À supposer que la fouille puissereprendre un jour, elle ne pourraitconcerner que de petits secteurs.

    La chronologie maintenant admisepar l’équipe chargée de la publication

    situe la fondation vers 290-280, sans doute à l’initiative d’Antiochos Ier, corégentde son père Séleucos, et la fin de l’occupation grecque au moment de l’assassinatdu roi gréco-bactrien Eucratide Ier (vers 171-144) qui avait refondé la ville sous lenom d’Eucratidia, sans doute pour en faire sa capitale principale. Pendant cettedernière étape, la ville connut des reconstructions majeures, en partie inachevées ;c’est alors notamment que se structure la zone du palais, dont l’aspect précédent estmal connu. Ces grands aménagements sont donc à peu près contemporains de lagrande période de construction de Nisa. Pour cette raison, et parce que la réflexiondes fouilleurs s’est nourrie de l’expérience de ceux de la ville parthe, il paraîtjustifié d’aborder à sa suite l’étude d’Aï Khanoum. Certes, entre Vieille Nisa et AïKhanoum on change complètement d’échelle (la superficie intra-muros est neuf foissupérieure), mais on verra dans les cours suivants que certains problèmes se posentde manière analogue, notamment le caractère duel de l’ensemble urbain.

    La fondation fut pensée par une première génération coloniale qui voyait loin.Plusieurs raisons expliquent l’implantation d’une ville majeure dans cette zone qui,sur la carte, peut faire figure de cul-de-sac à l’extrémité nord-orientale de la

    14. Présentation générale bien illustrée par P. Bernard, « La colonie grecque d’Aï Khanoumet l’hellénisme en Asie centrale », dans Afghanistan. Les trésors retrouvés, Paris, Muséenational des Arts asiatiques / Guimet, 2007, p. 55-67. Pour l’état des réflexions tel qu’il seprésentait à la fin de la fouille, voir la synthèse de P. Bernard, « Problèmes d’histoire colonialegrecque à travers l’urbanisme d’une cité hellénistique d’Asie centrale », 150 Jahre DeutschesArchäologisches Institut 1829-1979, Mayence, 1981, p. 108-120, pls. 43-48. Pour unebibliographie à jour et un exposé des points de vue actuels des membres de l’équipe, quidivergent sur certains points, voir le dernier volume paru de la publication : G. Lecuyot, avecdes contributions de P. Bernard, H.-P. Francfort, B. Lyonnet et L. Martinez Sève, Fouillesd’Aï Khanoum IX. L’habitat, MDAFA XXXIV, Paris, 2013.

    Figure 2 : Aï Khanoum

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 521

    Bactriane : l’existence d’une grande plaine déjà bien mise en valeur par l’irrigation,la relative proximité des ressources minérales du Badakhshan (notamment le lapis-lazuli, exporté dans tout le monde antique et qui était travaillé à Aï Khanoum), laprésence au nord d’un possible couloir d’invasion, enfin un immense terrain dechasse le long du fleuve, atout majeur pour l’entretien des cavaleries tantmacédoniennes que locales. Le site lui-même, que les fondateurs trouvèrent quasiinoccupé, présentait un grand potentiel du point de vue de la fortification (unesituation d’éperon barré dominé par une acropole).

    On passe en revue les principaux monuments : (i) le rempart massif en briquecrue, adapté à la guerre de siège ; (ii) le temple intra-muros (voir les séminaires des20 et 27 février) ; (iii) le palais, occupant 9 ha et dont l’emprise était prévue dès lepremier plan d’urbanisme. Dans l’état ultime qui nous est parvenu, il combine descours et des blocs modulaires dupliqués voués aux fonctions d’audience,d’administration, de trésorerie et de résidence, avec d’interminables corridors, toutceci évoquant surtout l’ambiance des palais achéménides. Mais le décor monumentalest grec, en pierre, qu’on n’a pas dédaignée comme à Nisa. La cour, dépourvue detoute adduction d’eau, n’était pas non plus un jardin à l’iranienne, mais plutôt unespace destiné à accueillir des rassemblements ostentatoires.

    Cours du 19 décembre 2013

    Si l’on essaie de comparer le plan du palais d’Aï Khanoum à celui de l’Ensemblecentral de Nisa, on perçoit, malgré la grande différence d’agencement général,certaines analogies fonctionnelles : à l’esplanade de Nisa correspondrait la grandecour du palais, à la Salle carrée l’ensemble formé par la salle hypostyle ouvrantdirectement sur cette cour et la salle d’audience qui la prolonge ; à l’Édifice rouge lesdeux salles d’audience intérieures, et peut-être à la Salle ronde et au Bâtiment-tour(s’ils sont des hérôa) les deux hérôa situés en avant de l’entrée du palais. Le théâtre,en brique crue (cas extrême mais pas unique d’adaptation aux contraintes localespuisqu’on en connaît trois autres exemplaires dans le monde grec, dont deux enBabylonie), pouvait contenir 5 000 ou 6 000 spectateurs, chiffre tellement élevé qu’ilne nous est d’aucune utilité pour une estimation démographique de la ville. Legymnase, l’un des plus grands du monde hellénistique, combinait dans son dernierétat une cour entourée de locaux voués à l’enseignement et une autre pour lesexercices. Un bassin à proximité, publié comme une piscine, était plus probablementun abreuvoir destiné aux montures des visiteurs tant du gymnase que du palais, où lesbêtes n’étaient pas admises à circuler.

    Séminaire du 19 décembre 2013

    Guy Lecuyot, ingénieur de recherche au CNRS (UMR AOROC), présente d’abordle programme vidéo de restitution en 3 D qu’il a réalisé avec la chaîne de télévisionjaponaise NHK, puis sa publication des grandes résidences aristocratiques d’AïKhanoum.

    Le dernier état architectural d’Aï Khanoum, vers 144 av. n. è. juste avant sonabandon par le pouvoir gréco-bactrien, est le mieux documenté et a livré desvestiges d’habitat dont ceux de grandes résidences aristocratiques au plan siparticulier illustré par la maison du quartier sud-ouest, la résidence le long de la rueprincipale et la maison hors les murs. En général, il se compose de deux partiesjuxtaposées, au sud une grande cour et au nord un corps de logis, qui communiquent

  • 522 FRANTZ GRENET

    entre elles par un porche à deux colonnes in antis. Le corps de logis s’articuleautour d’une pièce centrale entourée d’un couloir qui unit tout en séparant lesdiverses parties de la maison.

    Si ces résidences ne comportent pas de salle visiblement aménagée pour lesbanquets si caractéristiques de l’art de vivre à la grecque, en revanche elles possèdentdes installations balnéaires qui montrent bien l’attachement que les colonsapportaient au soin du corps. Ils comprennent habituellement trois pièces disposéesen enfilade : un vestiaire, une salle d’ablution et une salle d’alimentation en eaucommuniquant avec une cuisine-chaufferie. La toilette se faisait par aspersion, maissans les cuves plates typiques des bains grecs.

    En règle commune, l’architecture des bâtiments doit plus au monde oriental qu’àdes influences méditerranéennes qui apparaissent souvent comme un décor plaquésur une structure. Les bâtisseurs ont avant tout utilisé les ressources locales, neréservant la pierre qu’à certains éléments, en particulier les colonnes avec leursbases, fûts et chapiteaux, le plus souvent corinthiens, mais aussi doriques et ioniques.Le décor à la grecque s’exprime donc dans les supports, mais aussi par un artificeconstitué de quelques rangées de tuiles avec des antéfixes bordant les toits plats.

    On retrouve le plan des grandes résidences, mais à une échelle monumentale,dans celui du palais avec, au nord, sa grande cour à portique rhodien et, au sud, lazone administrative et la zone résidentielle Cette dernière comprend deux groupesde locaux qui, eux-mêmes, reprennent le même schéma. Dans les salles d’eau deces résidences, plusieurs sols sont pavés de mosaïques de galets où figurent animauxmarins, palmettes et étoile macédonienne. Les plans de ces habitations n’ont rien àvoir avec ceux des maisons grecques où la cour est au cœur de la vie domestique ;ici sa position en fait un espace privé sans doute réservé à l’usage du seul maîtrede maison et de sa famille.

    Si la postérité de ce type de plans est attestée en Asie centrale à l’époque kouchane(Dal’verzintepe, Sakhsanokhur, Dil’berdjin) et même en Iran (Khurha) et enMésopotamie (Abu Qubur en Irak) à l’époque parthe, son origine reste discutée.Sensiblement à la même période que la construction des résidences d’Aï Khanoum,à Nisa, un bâtiment, l’Édifice rouge, reprend un schéma très proche, mais avec undécor d’inspiration plutôt achéménide. Que peut-on en déduire ?

    Cette utilisation pour ainsi dire simultanée de ce type de bâtiment aux marges dumonde iranien ferait pencher pour une origine commune, issue de l’architecture despalais achéménides où l’on trouve de grands bâtiments comportant une piècecentrale entourée de locaux et ouvrant sur une cour ou une esplanade, comme àPersépolis dans le palais de Darius Ier. Ces modèles avaient sans doute été adoptéspar l’aristocratie achéménide puis par les commanditaires de nos maisons. Ladisposition générale du corps de logis avec ses couloirs et ses espaces nettementséparés souligne la volonté de hiérarchiser les activités et les déplacements despersonnes vivant et circulant dans l’édifice.

    Pour ce qui est d’Aï Khanoum, il avait été d’abord envisagé que le plan desgrandes résidences était une création des architectes locaux. Avec les nouvellesdécouvertes à Nisa et à Abu Qubur, cette hypothèse est devenue hautementimprobable. À la maison du quartier sud-ouest, une partie du bâtiment de l’étatantérieur fut intégrée dans le plan de la nouvelle demeure. Il est difficile d’imaginercet exercice de récupération et de composition sans disposer d’un schéma préexistant,sachant de plus que, dans le même temps, ce type de plan était employé pour bâtirla maison hors les murs et pour la reconstruction du palais.

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 523

    Rappelons enfin que certaines constantes se trouvent dans l’architecture orientale,de la Mésopotamie à l’Asie centrale : des plans de bâtiments aux compositionsorthogonales, symétriques et massives, au caractère souvent ostentatoire, que lescolons grecs n’ont pas manqué de côtoyer au cours de leurs conquêtes. C’est sansdoute dans les grandes capitales du monde iranien de l’Empire achéménide que cefait était le plus marquant et c’est probablement là que les architectes d’alors ontpuisé leurs modèles et que, pour nous, il faut rechercher l’origine des grandesrésidences d’Aï Khanoum.

    Cours du 9 janvier 2014

    Plusieurs questions font aujourd’hui l’objet de discussions, tant dans l’équipequ’en dehors d’elle.

    1) Les étapes du développement de la ville : qu’était la ville dans les quelque120 ans de son existence qui ont précédé son remodelage par Eucratide ? Le nomqu’elle portait alors n’est pas connu (un toponyme transmis par Ptolémée, Oskobara,« l’enceinte haute », pourrait n’avoir désigné qu’un fort achéménide préexistant, surla citadelle). La reprise récente de l’étude de la céramique fournie par les diverschantiers tend à indiquer que le grand dessein des fondateurs tarda à se concrétiser,le quartier résidentiel de la partie sud ne prenant corps qu’à l’extrême fin duiiie s. 15. Par ailleurs, même à la fin, la population de ce quartier colonial comprenantune quarantaine de demeures ne peut pas avoir excédé quelques centaines d’habitants,domesticité comprise. Le contraste avec la capacité du théâtre est saisissant.

    Il apparaît que ces questions ne peuvent trouver de réponse que si l’on sort desremparts. La plaine située immédiatement au nord recevait aussi des colons ; le canalsupplémentaire creusé à grands frais pendant la période grecque ne permettait qu’ungain marginal de surfaces cultivées, indice d’une surcharge démographique. Lesmêmes observations ont été faites dans des plaines plus éloignées qui devaient releveraussi de la chôra de la ville. D’autre part, une ville ronde fortifiée, d’une taillerespectable (environ 30 ha plus une partie disparue dans le fleuve), occupée avant,pendant et après l’existence d’Aï Khanoum, se dressait à 1,5 km au nord (la mêmedistance qu’entre les deux Nisa). L’espace intermédiaire était lui-même assezdensément occupé, la première ceinture au-delà du rempart d’Aï Khanoum pouvantmême être définie comme une « zone urbaine » (H.-P. Francfort) affectée à desbâtiments de haut niveau social : de grandes demeures, un temple, des mausolées. Onest conduit à penser que, malgré son aspect imposant, le rempart nord d’Aï Khanoumne matérialisait pas la limite de l’organisme urbain. Les premiers colons auraient-ilsvécu en majorité dans la ville qu’ils ont trouvée, la « Ville ronde » ?

    2) La seconde question, liée à la précédente, est celle des rapports entre la populationcoloniale et la population locale bactrienne. Y a-t-il eu ségrégation, symbiose,métissage ? Après une conférence donnée à l’Ermitage par Paul Bernard peu après lafin des années de fouille, Vladimir Livshits s’était étonné de ce que l’on aperçût sibien les Grecs mais si peu les Bactriens. L’iraniste qu’il est ne pouvait que constaterque, dans les siècles ultérieurs, c’est pratiquement l’inverse, dans l’onomastique, lalangue (qui n’a gardé du grec quasiment que l’alphabet), les usages administratifs (quirenouent directement avec les pratiques achéménides), la religion (mis à part lesemprunts iconographiques), comme si la greffe hellénique n’avait pas pris.

    15. Il faut cependant tenir compte du fait qu’une seule maison y a été fouillée.

  • 524 FRANTZ GRENET

    Une première réponse peut être demandée aux impressions, forcément assezsubjectives, que donne le matériel archéologique. L’élément grec domine dans cequi se voit en premier et exige des spécialistes de haut niveau (décor, arts figurés),mais il est beaucoup moins saisissable dans ce qui demande de la technique lourdeet de la main-d’œuvre : l’architecture proprement dite, la mise en valeur agricole.Il est significatif que, pour l’exécution des colonnes, on ait jugé plus expédient derenouer avec la technique archaïque du tournage que de former des tailleurs depierre. La seule documentation qui nous fasse accéder à une situation où les deuxpopulations se côtoyaient est livrée par les inscriptions économiques de la Trésoreriedu palais, où l’on voit des directeurs portant tous des noms grecs commander à dessubalternes portant des noms tantôt grecs, tantôt iraniens. L’existence d’unechancellerie parallèle utilisant l’araméen (qui avait été la langue administrative dela Bactriane achéménide, comme de tout l’empire) est suggérée par un ostracontrouvé au temple, où l’on trouve mentionné un ou deux personnages à nom iranien,une « amende » (‘NŠ), et probablement un « juge » (dātbarak). Y aurait-il eu, à côtéde la justice grecque, une justice destinée à la population indigène et siégeant autemple (cf. Jésus amené devant Caïphe) ? Il existe en fait, si l’on veut tenter delocaliser cette population, plusieurs options, non exclusives les unes des autres :

    – à la « Ville ronde » (dans le prolongement de l’époque précoloniale) ;– dans le modeste habitat interstitiel découvert au voisinage de plusieurs

    monuments ;– dans le tiers nord de la ville basse, zone qui n’a pas été fouillée car aucun

    alignement n’y était décelable sur le terrain ni sur la photo aérienne, mais qui a étéensuite pillée autant que le reste, ce qui indique qu’elle n’était pas vide ; on seraittenté d’y placer les baraquements de l’énorme main-d’œuvre nécessaire à cechantier continu qu’était Aï Khanoum à la dernière période de son existence ;

    – enfin, l’acropole, très vaste et où l’on n’a fouillé qu’un podium cultuel àl’iranienne, quelques logements monocellulaires et les murs de la citadelle, auraitpu abriter la garnison, certainement indigène dans sa grande majorité, selon unerépartition de l’habitat qui ne serait pas sans évoquer celle entre « fort » et« cantonment » dans l’Inde britannique ; l’arsenal prend place entre le quartiercolonial et le chemin d’accès à la citadelle.

    En tout état de cause, si symbiose coloniale il y a eu, elle s’est mal terminée. Lachute apparemment brutale du pouvoir grec s’accompagna de destructions quel’effet d’aubaine ne suffit pas à expliquer car elles visaient aussi des ciblessymboliques (les murs du palais, la statue de Zeus au temple). Un charnier de120 corps (chiffre minimum) jetés dans le théâtre pourrait témoigner d’un massacreou d’un combat. La période qui suit immédiatement est une brève réappropriationde l’espace urbain par une population locale contrôlée par une autorité nomade, etqui l’utilise pour ses propres besoins villageois (entretien du canal d’adductiond’eau, « squatterisation » des locaux préexistants, recyclage des matériaux).

    Séminaires des 20 et 27 février 2014

    Henri-Paul Francfort présente à la discussion les hypothèses qu’il a publiées dansun article récent 16 où il compare les manifestations archéologiques du culte au

    16. « Ai Khanoum “Temple à niches indentées” (temple with idented niches) and Takht-iSangin “Oxus temple” in historical cultural perspective », Parthica, 12, 2012, p. 109-136.

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 525

    temple de l’Oxus à Takht-i Sangin au Tadjikistan (fouillé jadis par B. Litvinskij etI. Pichikjan, et où se met en place un nouveau programme de la MAFAC sous ladirection de H.-P. Francfort et M. Gelin) et au temple monumental à redans d’AïKhanoum en Afghanistan (fouillé jadis par la DAFA sous la direction de P. Bernardavec la collaboration permanente de l’intervenant).

    L’hypothèse présentée est explorée jusqu’à des conséquences et corollaires, quisont plus discutables ou facultatifs. Cette hypothèse, partant de manifestationsrituelles, envisage pour le temple à redans d’Aï Khanoum la présence d’un culteà une divinité générale des eaux (célestes et terrestres) et de la végétation, quiaurait été appelée Wakhshu (Oxus), comme à Takht-i Sangin où l’épigraphiel’atteste formellement. Il s’agit avant tout de vases déposés renversés dans destrous creusés à proximité de cours d’eau, que l’on trouve en Asie centrale depuisl’âge du bronze, rituel qui rappelle un passage de Strabon sur la divinité iraniennedes eaux à qui l’on sacrifie dans des bothroi proches, mais non dans l’eau, et despassages équivalents de l’Avesta (Yt. 5, 17, 22, etc.). Le temple à redans d’AïKhanoum possèderait ainsi un jumeau d’une autre forme dans le temple de l’Oxusà Takht-i Sangin, à 100 km en aval ; des objets très particuliers se retrouvent dansles deux sanctuaires : plaques figurant Cybèle, petits socles, vasques, etc. Enoutre, le site de Torbulak, près de Kuljab, fouillé par G. Lindström du DAI, avecses petits socles et vasques, pourrait aussi appartenir à la même sphère de cultesbactriens des eaux et de la fertilité. Ainsi les eaux des rivières, les eaux célestes(voir le nom de personne Wakhshuabradāta « don du nuage de l’Oxus »), les eauxdes sources (-bulak) et celles des puits (attestés à Surkh-Kotal, Rabatak, etmaintenant Takht-i Sangin) ont revêtu une importance extrême pour les Bactriensde l’Antiquité.

    Il est encore envisagé que cette divinité prolonge d’une certaine manière un trèsvieux concept divin féminin dominant qui remonte à l’âge du bronze en Asiecentrale (IIIe-IIe millénaires) où une telle divinité est figurée sans ambiguïté dansla glyptique, l’orfèvrerie et la statuaire. En outre, les conséquences « optionnelles »de cette hypothèse sont les suivantes : 1) cette divinité bactrienne (centrasiatiquemême) semble être l’équivalent exact de l’Anāhitā perse ; 2) elle a pu être représentéeà l’époque hellénistique comme semblable à la Cybèle grecque. Enfin, parmi lespoints à élucider restent encore la question du genre de la statue de culte d’AïKhanoum, celle de la présence de possibles divinités synnaoi, comme l’a suggéréP. Bernard, et celle du destin de cette très importante divinité de l’Oxus aux époquessuivantes, kouchane notamment.

    Séminaire du 15 mai 2014Comme prolongement à ce séminaire, Paul Bernard présente une recherche en

    cours 17 sur les installations de culte de Takht-e Sangin telles que les révèlentd’une manière remarquablement concomitante les derniers résultats de la fouilleet un texte chinois ayant recueilli des traditions qui subsistaient sur place au débutdu Viiie s.

    17. « Le sanctuaire du dieu Oxus à Takht-i Sangin ou l’esprit de l’escalier », inV. Schiltz (éd.), De Samarcande à Istanbul : étapes orientales. Hommages à Pierre Chuvin– II, Paris, 2015, p. 53-70.

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    Cours du 16 janvier 2014La période qui suit la période coloniale grecque, tout au moins pour ce qui est du

    Tokharestân, pays qui englobe désormais la Bactriane et le sud de l’ancienneSogdiane, est conventionnellement répartie entre plusieurs phases : « période desinvasions » ou « pré-kouchane » (de c. 145 av. n. è. à c. 50 de n. è.) ; période desGrands Kouchans, du nom de la dynastie d’origine nomade (Yuezhi) qui reconstitueun empire s’étendant aussi sur l’Inde du Nord (c. 50-230) ; une période de dominationsassanide directe (c. 230-280), suivie par la période de la vice-royauté kouchano-sassanide (c. 280-375) ; après quoi surviennent de nouvelles invasions de la steppe,dites « chionites », suivies d’une reconstitution impériale sous les Kidarites et lesHephtalites (c. 420-550). La chronologie avait fait longtemps l’objet de grandesincertitudes, avec, pour la période des Grands Kouchans, un flottement sur deuxsiècles dans les publications numismatiques, ce qui affecta les conclusions deplusieurs fouilleurs soviétiques qui dataient les niveaux d’après les monnaies, maiselle est maintenant beaucoup mieux assurée (un colloque s’est tenu à Berlin les5-7 décembre 2013, qui va déboucher sur un livre sous la direction de Harry Falk).

    L’exposé délaisse provisoirement les grandes villes. Elles continuent leurexistence (Bactres, Samarkand, Merv, Bégram) ou se développent davantage(Termez), mais les exemples fouillés n’offrent pas autant de possibilités que Nisaet Aï Khanoum pour saisir le fonctionnement des organismes urbains : ce sont tousdes sites à très longue vie, jusqu’à l’époque islamique, et pour cette raison lesdiverses périodes, sauf les dernières, n’y sont connues que partiellement. Plusriches d’informations cumulées sont alors les villes moyennes, toutes développéesà partir de sites antérieurs (achéménides ou grecs) et toutes en grande régression àpartir des invasions du iVe s., voire antérieurement.

    Kampyrtepa

    Cours du 16 janvier 2014 (suite)

    Kampyrtepa, en Ouzbékistan, à30 km à l’ouest de Termez sur la rivenord de l’Amu-darya (Oxus), a étéchoisi en 1982 par l’expédition duTokharestân (basée à Tachkent, héritièrede la JuTAKÈ et dirigée par ÈduarRtveladze) pour une étude approfondiedes conditions de la vie urbaine enBactriane kouchane, en raison del’absence de niveaux post-kouchans etde sa petite taille, peut-être unevingtaine d’hectares dans sa plus grandeextension. La quasi-totalité de la surfacesubsistante a été fouillée. Une sériespéciale de rapports lui est consacrée 18.

    18. Materialy Tokharistanskoj Èkspeditsii, Tashkent puis Elets, 8 volumes, 2000-2011(volumes 1 à 3 consacrés entièrement à Kampyrtepa, volumes 5 à 8 partiellement).

    Figure 3 : Kampyrtepa

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 527

    L’information manque encore de synthèses, mais plusieurs articles consacrés à tel outel quartier parviennent à introduire une véritable dimension anthropologique car ilsmettent en relation le matériel mobile et les structures architecturales, trop souventdissociés dans les publications de fouilles. Cette approche est rendue possible parl’abandon brusque du site, déménagé à la fin du règne de Kanishka (127-153) suite àl’effondrement d’une grande partie dans le fleuve.

    L’information historique extérieure sur la ville est très limitée. Le premierétablissement est de peu postérieur à la conquête d’Alexandre et on avait initialementvoulu l’identifier à l’Alexandrie de l’Oxus mentionnée par Ptolémée, mais lamodestie du site durant l’époque hellénistique, où il n’est pas même fortifié, aconduit l’équipe à abandonner cette proposition. Une information rétrospective esttransmise par l’historien timouride Hâfez-e Abru, utilisant des sources du xe s., quimentionne un site abandonné au nom dérivé du grec pandocheion, « hôtellerie »,principal point de passage du fleuve après Alexandre, et où les habitants sedisputaient la clientèle des voyageurs et la disputaient à Termez.

    À l’époque hellénistique, c’est un petit établissement de potiers, puis un emporiumnon fortifié. Le premier effort d’aménagement est de la période pré-kouchane, avecune citadelle fortifiée de 4 ha, planifiée en six quartiers. Le matériel céramiqueporte fortement la marque des nouveaux envahisseurs et l’on doit sans douteattribuer l’initiative de la fortification à l’un des cinq yabghu, chefs des clansYuezhi, plus tard unifiés par l’un d’entre eux, le yabghu kouchan.

    Cours du 6 février 2014

    Au début de l’époque des Grands Kouchans, probablement sous le deuxièmed’entre eux, Vima Taktu (alias Sôter Mégas) (c. 90-110), la citadelle s’entoure d’unpetit site urbain fortifié, lui aussi de plan grossièrement arrondi. La fouille de l’étatkouchan a permis de réviser certaines conceptions qui avaient cours jusqu’alorsconcernant les villes kouchanes :

    – Le réseau des rues : sur la seule base de la ville de Dal’verzintepe (voir ci-après,cours du 20 février), G. Pugachenkova leur avait attribué un réseau labyrinthiquedestiné à améliorer la défense intérieure. En fait, Kampyrtepa obéit à un planintérieur régulier sans être pour autant conforme au schéma hippodamien : deuxrues principales avec à leur intersection un bazar, et dont l’une rejoint l’entrée dela citadelle puis le débarcadère maintenant disparu, et un réseau radial de ruessecondaires qui délimitent des blocs de largeur homogène (19 m) dont chacunerejoint une tour.

    – Le rempart : l’idée a parfois été émise que les remparts kouchans avaient uncaractère surtout ostentatoire et qu’en particulier leurs archères n’étaient pasfonctionnelles. Ceci est sans doute vrai dans certains cas (p. ex. l’enceinte dutemple de Surkh kotal) mais ne l’est pas à Kampyrtepa, où tout était prévu pour uneefficacité maximale de la défense. On relève dans les remparts kouchans connusune grande régularité des paramètres (épaisseur des murs, dimensions des tours,etc.), preuve de l’intervention d’un corps centralisé d’ingénieurs militaires.

    Il est apparu au fur et à mesure des progrès de la fouille que les micro-quartiersn’étaient pas séparés par les ruelles comme on le pensait initialement, mais qu’aucontraire celles-ci en formaient les artères. Ces micro-quartiers peuvent être définiscomme des unités de voisinage regroupant plusieurs unités résidentielles de deuxou trois pièces chacune, avec mise en commun d’une cuisine et, selon l’opinion des

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    fouilleurs, parfois d’un sanctuaire caractérisé par un foyer-autel mural. Cettedernière idée, omnniprésente dans la littérature archéologique soviétique, mériteune discussion à part, qui sera développée l’année prochaine en prenant aussi encompte les villes sogdiennes ; on peut d’ores et déjà renvoyer au point de vue trèscritique de P. Bernard 19.

    Kampyrtepa kouchane ne semble avoir aucune base économique hormis safonction de passage fluvial. Il n’y a aucune ceinture agricole véritable (donc lesvivres étaient amenés par voie d’eau), aucune activité artisanale (les fours de potiersn’existent qu’à l’époque hellénistique). La citadelle et certains locaux de la villebasse sont occupés par des jarres de stockage. Des parchemins écrits en bactrien,non récupérables pour le déchiffrement, pourraient indiquer une activitéadministrative, mais aucun local voué à celle-ci n’a été identifié. Dans certainespièces d’habitation, des pièces de cuivre étaient dissimulées dans les joints desbriques, indice possible d’activités furtives liées à la fonction militaire et hôtelière(petits larcins, prostitution ?).

    Cours du 13 février 2014

    Sergej Bolelov, actuel responsable de la fouille, s’est interrogé sur les conséquencesà tirer des observations qui précèdent 20. Il envisage la possibilité que la généralisationdes petites structures résidentielles au sein des micro-quartiers exprimerait « le stadeultime de l’éclatement des familles patriarcales », mais cette idée se heurte d’une partà l’absence de locaux de réception qui auraient été un élément obligé de résidences« patriarcales » au stade antérieur, et d’autre part au fait que la ville n’a vécu que deuxgénérations. Il en vient donc à supposer une classe homogène et modeste de dépendantsmilitaires vivant en famille. Ceci est cohérent avec l’absence perceptible d’une éliteurbaine (aucun local n’est décoré de peintures murales), la médiocrité artistique desobjets, l’abondance relative du matériel militaire dans les trouvailles. On en vientalors à supposer de la part du pouvoir kouchan une action planifiée d’urbanisationstratégique, destinée à garder la route du nord (par où finalement ne viendront pasceux qui porteront le coup fatal à l’empire : les Sassanides). Kampyrtepa ferait doncpartie d’une chaîne défensive comportant, au nord, le verrou fortifié des « Portes defer » de Derbent, frontière nord de l’empire, et au sud la colonie militaire de Zadiyanprotégeant Bactres (voir ci-dessous). Des hypothèses analogues quant à un caractèrevolontariste de l’implantation urbaine ont été avancées pour Termez, qui a repris lesfonctions de Kampyrtepa après son abandon 21.

    Si les fouilleurs ont voulu reconnaître tant de « chapelles de quartiers », c’est enpartie parce qu’ils n’ont pas trouvé de temple, mais celui-ci aurait fort bien pu setrouver dans la zone disparue, près du fleuve, comme le suggèrent les exemples deTermez et Takht-i Sangin. Le matériel religieux mobile représenté par les figurines

    19. P. Bernard, « Une nouvelle contribution soviétique à l’histoire des Kushans : la fouillede Dal’verzin-tépé (Uzbékistan) », BEFEO, 69, 1980, p. 313-348.

    20. Dans Materialy Tokharistanskoj Èkspeditsii, 6, 2006, p. 15-80 (rapport sur la fouilledu « quartier 10 »).

    21. S. Stride, « Regions and territories in Southern Central Asia: What the Surkhan Daryaprovince tells us about Bactria » , in J. Cribb, G. Herrmann (éd.), After Alexander. CentralAsia before Islam, Oxford, 2007, p. 99-117.

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 529

    de terre cuite révèle une quasi-absence du bouddhisme, situation qui ne se retrouvedans aucun autre ville kouchane et pourrait s’expliquer par l’abandon précoce dusite : on sait maintenant que le bouddhisme n’a véritablement pris racine enBactriane qu’à partir de la fin du ier s. de n. è. et que son emprise restait encoreassez limitée sous Kanishka. Les deux nécropoles hors-les-murs relèvent du mêmerituel « zoroastro-compatible » que dans les autres sites connus (dépôt des corpssans décharnement préalable, mais tout de même sans contact avec la terre).

    Séminaire du13 février 2014

    Étienne de la Vaissière, directeur d’études à l’EHESS, présente sa récenteexploration du site de Zadiyan.

    Zadiyan, à mi-chemin entre Bactres et l’Amu-darya, avait fait déjà l’objet deplusieurs reconnaissances archéologiques, celle de Marc Le Berre en 1948 dans lecadre de la DAFA puis celle de Galina Pugachenkova au début des années 1970dans le cadre de la mission de Dil’berdjin. Mais seules des photographies aériennes,dont ces chercheurs ne disposaient pas, pouvaient révéler l’ampleur du site et le faitque les éléments architecturaux dispersés qu’ils mentionnaient étaient intégrés dansun seul ensemble : un gigantesque carré de 4 km de côté entouré d’un mur d’enceinteconservé du côté nord et partiellement du côté est, avec une entrée fortifiéeconservée au milieu du côté ouest, enserrant un parcellaire régulier de 16 × 16parcelles préservé dans le paysage fossile actuel, et centré sur une grande citadellede 4 ha. Il s’agit probablement d’un gigantesque camp militaire doté de lopinsagricoles et implanté à l’extrême limite de l’oasis au débouché de la route du désert.Cet emplacement donne à son tour une indication sur la date du site, fauted’analyses C14 toujours en cours : la route qui passe par le site cesse d’être la routeprincipale après le milieu du iie s. de n. è. En effet, le point de passage sur le fleuveétait tenu sur la rive droite par le site fortifié de Kampyrtepa, abandonné à cetteépoque. À Zadiyan, la céramique retrouvée grâce à plusieurs reconnaissances surplace dans le cadre de la DAFA est effectivement de type kouchan. La route sedécale ensuite vers l’est, vers Termez, et le site de Zadiyan devient militairementinutile. On ignore encore dans quel ordre se déroule le recouvrement que l’onconstate localement entre le mur du camp de Zadiyan et le mur de l’oasis deBactres, long de plus de 200 km : mur de l’oasis postérieur utilisant le mur ducamp, ou au contraire camp s’appuyant sur le mur de l’oasis.

    Dal’verzintepe

    Cours du 20 février 2014

    Dal’verzintepe, également en Ouzbékistan, sur le piémont du Surkhan-darya,l’affluent de l’Amu-darya qui se jette à Termez et forme la vallée principale duTokharestân septentrional, été fouillée surtout de 1962 à 1974 par l’équipe issue dela JuTAKÈ 22. Le schéma évolutif est proche de celui de Kampyrtepa, à ceci prèsque les étapes ont été parcourues plus tôt : une citadelle de 4 ha dès l’époque gréco-

    22. G.A. Pugachenkova, È.V. Rtveladze (éd.), Dal’verzintepe, Tashkent, 1978 ; P. Bernard,« Une nouvelle contribution soviétique à l’histoire des Kushans », art. cité ; B.A. Turgunov,« Excavations of a Buddhist temple at Dal’verzin-tepe », East &West, 42, 1992, p. 131-153.

  • 530 FRANTZ GRENET

    bactrienne, puis une ville basse qui aurait reçu sa première fortification au ier s.de n. è., donc avant les Grands Kouchans ou au début de cette période. L’échelleaussi est différente puisque le site fortifié fait 31 ha, ce qui en fait le site majeur duTokharestân septentrional après Termez, et qu’il possède une banlieue et une ceintureagricole irriguée de taille conséquente. Sa fin fut plus lente : une désertion progressiveaux iiie et iVe s., processus parachevé par les invasions nomades. Le faciès socialapparaît beaucoup plus diversifié qu’à Kampyrtepa. On n’a pas vraiment d’indiced’une population militaire (mais la citadelle a été peu fouillée), et le réseau des ruesn’est pas déterminé par l’accès aux tours. Les activités commerçantes sontreprésentées par un quartier de potiers et une échoppe à vin. L’ambiance artistiquegénérale est toute autre qu’à Kampyrtepa : plusieurs maisons et même le petitsanctuaire bouddhique des potiers possédaient des peintures murales de grandequalité 23. Deux grandes maisons reprennent le plan de base des maisons d’AïKhanoum, mais avec une amplification et un surhaussement de la salle de réception,une bipartition des autres locaux pour laquelle plusieurs explications peuvent seprésenter (partie publique et partie privée, aile des hommes et aile des femmes ?),mais en même temps une atrophie des salles de bains qui étaient présentes danstoutes les demeures grecques.

    Plusieurs indices suggèrent la présence de grandes familles liées au pouvoir kouchan.Dans l’une des demeures avait été enfoui un trésor de 115 objets d’or comportant desbijoux de tradition steppique, d’autres analogues à ceux portés par des personnagesaristocratiques dans l’art du Gandhara, et enfin 55 lingots d’or dont les inscriptionsindiennes indiquent qu’ils avaient appartenu à un ou plusieurs monastères bouddhiquesdans la seconde moitié du ier s. de n. è. ; il est probable que leur ultime propriétaireavait participé aux campagnes de conquête et obtenu du butin. Dans le sanctuairebouddhique domestique situé hors-les-murs, le portrait du propriétaire en donateurvoisine avec un personnage qui porte la même tiare que le roi Vāsudeva (c. 192-230) :c’est peut-être lui. Le propriétaire d’une autre maison affichait des goûts littérairesgrecs, ou tout au moins certains souvenirs, car il avait fait peindre un cycle où l’onreconnaît la naissance des Dioscures et le sacrifice d’Iphigénie 24.

    Le bouddhisme est beaucoup plus présent qu’à Kampyrtepa, mais les pratiquesfunéraires révélées par la fouille sont les mêmes, soit que les bouddhistes aientpratiqué la crémation qui ne laisse pas de traces, soit qu’ils aient conservé les usageslocaux.

    Dil’berdjin

    Cours du 27 février 2014

    Dil’berdjin, en Afghanistan, à 40 km au nord-ouest de Bactres, occupe en lisière del’oasis une position symétrique à celle de Zadiyan (voir le séminaire du 13 février) ;elle gardait la route vers le gué de Kelif de la même manière que Zadiyan gardait celle

    23. Le sanctuaire des potiers a été publié comme étant voué à une déesse zoroastrienne ou« locale », mais Kazim Abdullaev (contribution inédite) a depuis établi son caractèrebouddhique en identifiant le décor peint comme figurant le Grand Départ de Kapilavastu.

    24. Le sujet a été identifié par l’auteur de ces lignes, voir F. Grenet, « Between writtentexts, oral performances and mural paintings : illustrated scrolls in pre-Islamic Central Asia »,in J. Rubanovich (éd.), Orality and textuality in the Iranian world, Leyde, 2015, p. 422-445.

  • HISTOIRE ET CULTURES DE L’ASIE CENTRALE PRÉISLAMIQUE 531

    vers Kampyrtepa. Pas plus que pour lesautres villes kouchanes moyennes quenous avons examinées on ne connaît sonnom ancien. Dil’berdjin se rapprochemorphologiquement de Kampyrtepa parsa taille (15 ha intra-muros avec au centreune citadelle ronde), mais de Dal’verzin-tepa par la chronologie haute (tous lesremparts seraient initialement d’époquegréco-bactrienne, voire achéménide pourla citadelle), la banlieue, une richedemeure (mais hors-les-murs), lestemples, les peintures murales.

    Du point de vue de l’étudearchéologique, Dil’berdjin n’a pas eu unsort aussi favorable que les autres villes.Le site a été fouillé de 1970 à 1977 par

    une mission soviétique dirigée par Irina Kruglikova qui était une spécialiste de lamer Noire, assez mal préparée à l’Asie centrale. La participation de G. Pugachenkovaaux premières campagnes a produit des études architecturales de grande qualité,mais les peintures murales, très nombreuses, ont été moins bien servies : lapublication préliminaire de la fouille en six fascicules 25 n’a pas été comme pourles autres sites doublée par des albums d’art, et l’on doit se contenter de dessins oude reproductions en couleurs de qualité médiocre ; les œuvres étaient toutesdéposées au musée de Kabul où une grande partie a péri pendant la guerre. Lafouille fut interrompue brusquement et le dossier de la publication sembleactuellement en déshérence.

    Le problème principal est celui de la chronologie. Les fouilleurs ont supposé quela vie du site s’était arrêtée à la fin du iVe s., en se fondant sur les monnaies qui nedonnent en fait qu’un terminus post quem. Cette chronologie a été rejetée par tousles historiens d’art pour lesquels en particulier les dernières peintures du grandtemple et de son annexe sont de la fin du Vie ou du début du Viie s. 26. Ce temple,situé à l’angle nord-est de la ville et doté depuis l’époque gréco-bactrienne de sapropre enceinte, aurait pu continuer à être fréquenté longtemps après la désertiondu reste de la ville.

    La citadelle, d’une superficie de 4 ha (chiffre décidément récurrent), n’a retenul’attention que pour son rempart reconstruit à de multiples reprises, tandis quel’habitat intérieur n’a été fouillé qu’au niveau supérieur kouchano-sassanide etsommairement publié. On constate aujourd’hui qu’il était analogue à l’habitatmilitaire planifié de Kampyrtepa, avec de toutes petites unités résidentielles se

    25. Dil’berdzhin I-III, Moscou, 1974-1986; Drevnjaja Baktrija I-III (consacrés en grandepartie à Dil’berdjin), Moscou, 1976-1984. Présentations générales : I. Kruglikova, « Lesfouilles de la mission archéologique soviéto-afghane sur le site gréco-kushan de Dilberdjinen Bactriane (Afghanistan) », CRAI, 1977, pp. 407-427 ; I.T. Kruglikova, « Dil