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Alexandre Christiaens Carl Havelange ESTONIA LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Extrait de "Estonia"

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Extrait de l'album photographique d'Alexandre Christiaens (photo) et Carl Havelange (texte), intitulé "Estonia", paru aux Impressions Nouvelles en mai 2016.

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Alexandre ChristiaensCarl Havelange

ESTONIA

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Alexandre ChristiaensCarl Havelange

ESTONIA

extrait

Je garde confusément le souvenir de certaines de tes images

Nous étions convenus, Alexandre, que tu m’adresses une première photo d’Estonie. Les pas d’un loup, peut-être plusieurs, dans la neige, très tôt le matin, ou peut-être au crépuscule, qui s’enfoncent dans une forêt glacée et noire dont on voit la lisière. Un cochon très rose, comme il se doit, et occupant tout le cadre de l’image où il peine à tenir, puis une autre photographie, noire et blanche celle-ci, où le cochon est avec sa maî-tresse. Ils sont à distance l’un de l’autre, très occupés cependant à se regarder. J’ai l’impression qu’ils jouent à se regarder et je crois me souvenir que la femme tient le cochon en laisse et que l’endroit où ils se trouvent, d’une absolue neutralité, m’est apparu comme le terre-plein d’une arène ou quelque chose de ce genre. Il y a aussi un chasseur et son fils, assis dans une cabane, au-tour d’un poêle dont la buse de métal argenté court vers le ciel et vers la nuit, avec, autour d’eux, le bric-à-brac des bivouaceurs et des pisteurs, que l’on devine, l’atti-rail des humains qui entrent dans la forêt.

Le chasseur et son fils regardent fixement l’objec-tif, c’est-à-dire, en ce moment, qu’ils te regardent, ain-si avais-je eu la sensation un peu dérangeante, voyant

cette image, d’être substitué à toi, une distance cepen-dant qu’il n’était pas possible de franchir, comme un ré-gime d’indifférence appuyé par le regard des chasseurs, ainsi déviés de leurs occupations habituelles, la prépara-tion des pièges et le nettoyage des fusils, mettre à man-ger dans les sacs, du pain, de la viande séchée, de l’al-cool dans des gourdes de peau. (L’eau on la trouve en chemin, dans la forêt, où elle sourd, ruisselle et scintille entre les mousses.)

Les chasseurs se détournent de leurs occupations habituelles, ils portent sur moi leur regard indifférent et me prennent au piège de leurs yeux. Suis-je coupable ou suis-je innocent ? Je ne sais même pas où se trouve l’Estonie (capitale : Tallinn) et je ne suis jamais entré dans cette forêt dont je découvre à l’instant l’existence. Un chasseur ne me veut aucun mal. Il n’a pour moi ni cruauté, ni compassion, il tourne vers moi son regard indifférent et curieux, il tourne vers moi son regard et, sans me voir, il me jauge. Suis-je bon à manger ? Quel est le goût de ma chair ? Est-elle tendre ou est-elle ner-veuse ?

Une image se retourne comme un gant. De quels prestiges est-elle l’opératrice, est une question à laquelle je voudrais être en mesure de répondre.

La photographie est un rituel funéraire par anticipation

Toujours pas d’image. Je me rassure et trompe mon impatience en pensant que tu es à Lyon, ou que tu es sur un bateau, au large de la mer Baltique, ou que tu te promènes parmi les rues de Tartu, ou que tu as rendu visite à ta très chère amie, Mare Lind, qui habite le mi-nuscule village de Hurdatalu où elle exerçait, à l’époque soviétique, la profession de comédienne.

Peut-être, d’ailleurs, que les images ne sont pas absolument nécessaires. Je veux dire qu’il y a, avec les photographies, l’impérieuse nécessité d’une rareté. Il n’est jamais inutile de déchirer des photographies ni d’oublier ou de perdre des bobines, comme au bord d’une route ou au pied d’un volcan, très tôt le matin, dans des brumes, des présences, des silences, près d’un arbre jamais retrouvé, en Estonie ou à l’autre bout du monde.

(Il y a, en Afrique, parmi les herbages, des bao-babs qui lancent leurs branches vers le ciel et vers la terre avec des contorsions qui sont comme de muettes, de douloureuses supplications. Il y a, en Estonie, au cœur des forêts, des arbres anciens que l’on vénère et

dans l’écorce desquels on grave des signes en vue d’éloi-gner les morts. Et, chez nous, Alexandre, il y a des arbres à clous où pendent des lambeaux d’étoffes, avan-çant comme des fantômes dans la nuit.)

Il convient de ne pas s’opposer au grand proces-sus de détérioration ou d’effacement qui est en marche à l’intérieur de l’image, il convient parfois de ne pas fixer les images de la chambre obscure et de laisser à la lumière le soin peu à peu de tout recouvrir de noir. Je crois que la photographie entretient certaines relations électives avec la nuit. C’est une opération un peu com-pliquée de soustraction et toujours le résultat d’un dé-tournement. « Écrire avec la lumière » est ce que l’on dit pour ne pas effrayer les enfants, qui ont peur des fantômes, et pour complaire aux artistes, la définition bon chic bon genre de la photographie, des images que l’on dispose dans de luxueux albums, que l’on accroche aux murs des maisons, des musées. La photographie est un rituel funéraire par anticipation (la lumière en dés-habillé qui descend l’escalier de la nuit).

[…]

Table des matières

Je garde confusément le souvenir de certaines de tes images 19

La photographie est un rituel funéraire par anticipation 25

L’histoire de Gaspard Marnette 33

Au restaurant le Hunter grill 39

La photographie entretient certaines relations électives avec la nuit 43

Je vis dans un mouchoir de poche 49

L’art de la taxidermie 59

Certaines choses m’importent plus que d’autres 65

Où donc vas-tu photographier ? 71

Il ne faut pas confondre un lieu et un territoire 77

Je suis au regret de te dire que tu n’as aucune chance d’aboutir auprès du National Geographic 83

La photographie entretient certaines relations électives avec l’art culinaire 89

Je m’interroge à propos du titre à donner à notre livre 93

Le rêve de Constantin 99

Quelle ne fut pas l’émotion de Gaspard quand il découvrit le portrait de ses parents 107

La ressemblance n’est pas le fait de l’image, mais son opération 109

Les natures mortes de Chardin sont des quasi-portraits 115

Où donc en sommes-nous avec notre différend ? 121

Intercisio pyramidis visivae 129

Je me suis peut-être emporté 137

La dimension épique de figurer 141

Les hésitations de Gaspard Marnette et de sa mère, Marie Bastin 149

La jeune fille de Corinthe 159

Diffusion / Distribution : Harmonia MundiEAN 9782874493232

ISBN 978-2-87449-323-2176 pages – 19 €

Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com

Estonia est le produit d’une rencontre entre les photographies d’Alexandre Christiaens et les textes de Carl Havelange. Depuis plusieurs années, Alexandre Christiaens ramène des forêts, des steppes et des villes d’Estonie des images vibrantes et poétiques, non pas la chronique d’un voyage, mais l’expérience mul-tipliée de la photographie dans l’entre-deux des regards et des lieux. Si voyage il y a, c’est celui qui va parmi des présences, retenues par la grâce et la nudité de photographier. Les textes de Carl Havelange ne commentent pas les images, mais les accompagnent, empruntant eux aussi des chemins vagabonds où se donnent librement à voir et à penser la force vive des images: de celles-ci, en Estonie, et de toutes autres, depuis toujours, qui voyagent dans les yeux et sous la peau.

MAI 2016ESTONIA