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Alice Gervais À propos de la « Peste » d'Athènes : Thucydide et la littérature de l'épidémie In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°31, décembre 1972. pp. 395-429. Citer ce document / Cite this document : Gervais Alice. À propos de la « Peste » d'Athènes : Thucydide et la littérature de l'épidémie. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°31, décembre 1972. pp. 395-429. doi : 10.3406/bude.1972.3490 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_1972_num_31_4_3490

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  • Alice Gervais

    propos de la Peste d'Athnes : Thucydide et la littraturede l'pidmieIn: Bulletin de l'Association Guillaume Bud : Lettres d'humanit, n31, dcembre 1972. pp. 395-429.

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    Gervais Alice. propos de la Peste d'Athnes : Thucydide et la littrature de l'pidmie. In: Bulletin de l'AssociationGuillaume Bud : Lettres d'humanit, n31, dcembre 1972. pp. 395-429.

    doi : 10.3406/bude.1972.3490

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_1972_num_31_4_3490

  • A propos de la Peste d'Athnes :

    Thucydide et la littrature de l'pidmie

    C'est l't de 430 avant notre re : Athnes, qui vient de vivre, en ce sicle de Pricls , le plus blouissant de son destin, va maintenant connatre des heures svres. La guerre, commence l'anne prcdente, est chez elle ; et, tandis que l'arme des Lacdmomens et de leurs allis campe sur son territoire o elle ravage les bls mrs, voil que s'abat sur la ville une pidmie plus meurtrire que les combats. Le mal y svira deux annes conscutives, pour reparatre, au lendemain d'une rmission, pendant l'hiver de 427.

    pidmies, tremblements de terre, scheresses suivies de disette, l'Antiquit mditerranenne nous a laiss de ces flaux classiques des tmoignages abondants certes, mais ingalement expressifs. Or, entre les diverses pidmies dont la mmoire plus ou moins plie s'est conserve jusqu' nous, merge, en haut relief, celle qui fit invasion dans Athnes au ve sicle avant Jsus-Christ. Non point qu'elle ait particulirement frapp les imaginations par sa violence et son extension ; l're impriale romaine aura connu cet gard de plus impressionnantes preuves. Mais son souvenir s'est trouv port par la voie royale d'un des chefs-d'uvre du classicisme attique : La guerre du Ploponnse de Thucydide. Et le rcit vcu de cette pidmie, fruit d'une des plus lucides intelligences qui se soient jamais voues l'Histoire, transcende son actualit du moment, pour revtir une valeur universelle.

    C'est dessein que nous substituons le mot d' pidmie celui de peste , pourtant consacr par une tradition si solide, que traducteurs et commentateurs modernes lui restent fidles, tout en faisant tat des doutes exprims par les mdecins d'aujourd'hui sur la vritable nature de la maladie dcrite par Thucydide. Rappelons que les Grecs ont dsign par le vocable de Xoijx6 , et les Latins par ceux de pestis ou pestilentia , toute infection pidmique au sens le plus gnral1. Ce serait, semble-t-il, partir du xvie sicle que le terme de peste, mme s'il lui est parfois arriv de recouvrir, depuis, certaines affections mal dfinies (comparons seule-

    1. Tout comme notre mot de peste , Xoi[i.6 et pestis peuvent revtir le sens figur de calamit.

  • 396 A PROPOS DE LA PESTE )) D'ATHNES

    ment avec tout ce que l'poque contemporaine a pu mettre sous l'appellation de grippe !), se rencontre davantage li la maladie dont la mdecine n'eut la cl qu'en 1894, lorsque Yersin et Kitasato isolrent son bacille spcifique ; tandis que devaient tre un peu plus tard identifis ses agents de transmission : une certaine espce de rat, avec la puce qui l'habite, et, la mort de son hte, va chercher logement et nourriture chez l'homme. Mais, pour comprendre le sillage d'horreur qui a pu s'attacher au nom de peste 1 il faudrait sans doute remonter la pandmie du xive sicle. Car la peste noire apparut en ce temps comme le symbole par excellence de la mort, tapie dans l'ombre de toute vie, ft -elle en apparence la plus heureuse, la mieux protge, pour fondre tout coup sur des proies indistinctement fauches et leur imposer une galit refuse aux vivants : cette galit sinistre que l'on voit ricaner travers les danses macabres . Mme en dehors d'une peste avre, on peut dire que toute pidmie de famille apparente aura incarn pour des sicles l'un des plus terrifiants visages de la mort, qui frappe soudain, en masse, et laisse l'homme son dsarroi, aussi impuissant percer l'origine du mal qu' lui opposer la barrire efficace d'une thrapeutique.

    On ne s'tonnera donc pas de voir le loimos 2 tenir une large place dans la littrature mdicale, o il a fait l'objet, tantt de traits didactiques, tantt d'tudes de circonstance, rdiges d'aprs des observations directes et personnelles. C'est ces dernires surtout qu'ont eu recours les romanciers de l'pidmie, qui trouvrent l une sorte de caution. Citons, entre autres, l'exemple de Daniel De Foe, dont le Journal de la peste, publi en 1722, doit pour une bonne part son accent de vrit aux Observations mdicales du clbre Sydenham, qui fut l'un des rares mdecins donner ses soins Londres, pendant la grande peste de 1665.

    A l'historien, il appartient de dgager les effets de ces flaux dans les socits humaines, dans la mesure o ils ont pes sur leur dmographie, leur conomie, voire leur destin politique. De leur ct, des thologiens ont pu tirer argument des

    1. Ce que suggre encore Manzoni, dans un passage de / Promessi Sposi, extrait du chapitre xxxi, dans lequel est relate la peste survenue Milan en 1630 : I medici opposti alla opinion del contagio... dovendo pur dare un nome generico alla nuova malattia, divenuta troppo comune e troppo palese per andarne senza, trovarono quello di febbri maligne, di febbri pestilenti...

    2. Afin d'viter l'quivoque du mot de peste , pour tout ce qui concerne les pidmies antiques dont la nature n'a pu tre exactement dtermine, nous avons substitu cette traduction l'emploi, soit de Xoopi6;, soit de pestis ou pestilentia , qui sont les vocables utiliss par les auteurs respectivement grecs et latins.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 397

    grandes pidmies, dont la soudainet, les ravages, l'espce de fureur aveugle furent interprts par des peuples de toutes croyances comme une expression typique du chtiment divin.

    Enfin, n'oublions pas qu'il y a l une de ces situations exceptionnelles qui jouent un rle de rvlateur de la psychologie collective et individuelle tout ensemble. Une humanit saisie dans un climat d'angoisse qui fait parfois chavirer la raison, une humanit enferme avec sa peur, quel terrain de choix cultiver pour la scne ou le roman, et mme si l'on n'en tire pas un titre et un sujet, quel chapitre percutant sertir dans un ouvrage littraire !

    C'est Thucydide, l'Athnien qui devait faire de l'Histoire une des incarnations les plus hautes de l'humanisme mditerranen, qu'il appartint d'ouvrir au Xoi[jl6 les propyles de la littrature. Son rcit, qui englobe un rapport clinique d'une prcision aigu, ainsi que l'analyse des consquences morales et politiques de la maladie, a pour thme conducteur le double sige qui enserre la Cit : celui de la guerre et de l'pidmie, avec la dgradation physiologique qu'il entrane ; en contrepoint, la dgradation des mes. Si bien que, sans la moindre concession l'effet motif, travers la sobrit du propos et une objectivit qui se donne parfois un air d'insensibilit, de la guerre et du Xoipi lis, surgit un seul et pathtique symbole de la condition humaine.

    L'pisode du loimos figure au second livre de La guerre du Ploponnse, essentiellement du chapitre 47 au chapitre 54. Nous y suivons le cheminement gographique de la maladie, dont Thucydide a commenc par souligner le caractre insolite ; on assiste ensuite son processus, pour dboucher sur la description de ses effets psychologiques et affectifs chez les individus et dans le groupe qui constitue la Cit. Certaines remarques prcisent la porte du flau, ainsi que les raisons qui purent aggraver sa virulence. Pour tre brivement aborde, l'tiologie du mal n'en accuse pas moins l'un des lments de la puissante personnalit du rcit.

    L'insertion de cet pisode dans l'histoire de la guerre qui devait accaparer le monde grec pendant un quart de sicle se justifie pleinement dans la mesure o le loimos put entraver l'action militaire d'Athnes, voire altrer et paralyser un moment sa rsistance morale, au point de faire flancher sa ligne de conduite dans le conflit. Il n'en reste pas moins que, dans le cadre d'ensemble, il offre un dveloppement tout fait inusit. Il faudra attendre la fin de l'Antiquit pour qu'un historien nous livre un tableau d'pidmie, galement li un rcit de guerre, et d'aussi amples proportions. Nous vou-

  • 398 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    Ions parler de Procope, qui raconte au livre II des guerres de Justinien, o se trouve expose la guerre perse, la terrible pidmie qui svit partir du milieu du VIe sicle et qu'il dcrit dans la phase qui toucha Constantinople. Nous aurons voir plus loin que l ne se borne pas l'analogie, laquelle n'est nullement fortuite, car Procope, en composant son ouvrage, ne perdait pas de vue son lointain et illustre prdcesseur.

    Il apparat donc que le morceau du loimos athnien a fait l'objet d'un intrt tout spcial de son auteur. Thucydide ayant subi lui-mme une atteinte de la maladie, aux environs de sa trentime anne1, tait personnellement fond serrer de prs sa description :

    Moi-mme je me suis trouv atteint et j'ai aussi vu de mes yeux des patients9.

    On le voit, il souligne qu'il a t mme de faire une observation directe. Mais, dira-t-on, une telle observation est d'abord d'ordre clinique ; n'est-elle pas plutt du ressort des mdecins, mieux arms que l'historien pour la conduire?

    C'est ici qu'il importe de relier les chapitres relatifs l'pidmie tout un courant de pense caractristique de l'poque et d'clairer leur sens profond la lumire du propos d'ensemble d'une uvre qui, loin de constituer

    ... un morceau d'apparat compos pour l'auditoire d'un moment,

    est propose la lecture et la mditation des hommes

    ... qui voudront voir clair dans les vnements du pass, comme dans ceux, semblables ou similaires, que la nature humaine nous rserve dans l'avenir (I, 22).

    Rservant pour l'instant la question des rapports personnels qui purent exister entre Thucydide et Hippocrate, je rappellerai seulement que le ve sicle, dit de Pncls , fut aussi le sicle du Matre de Cos. Or, aux yeux de l'lite intellectuelle de ce temps, une tude spcialise, compartimente de l'homme, apparaissait parfaitement artificielle et vaine : car l'humanisme grec a annex la physiologie, l'estimant indispensable la connaissance de l'tre humain. Dans le do-

    1. La date de naissance de Thucydide peut tre situe entre 465 et 460.

    2. Les citations de Thucydide figurant dans cet article sont extraites de la traduction de D. Roussel, Thucydide {Les historiens grecs : Hrodote et Thucydide, Bibliothque de la Pliade ). On se reportera galement l'dition des Belles Lettres , o le texte du livre II a t tabli et traduit par Mme J. de Romilly.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 399

    maine de la pathologie, l'cole de Cos enseignait que l'observation prcise et complte des symptmes tait le fondement de la 7rp6YvcoGi, de la prvision, et c'est justement l'objet des npoyvtcmx hippocratiques que d'apprendre connatre par anticipation l'volution d'une maladie partir de symptmes dj tablis, classs, de manire prparer efficacement le malade franchir sa phase critique :

    Le meilleur mdecin me parat tre celui qui sait connatre d'avance.

    Ce sont l les premiers mots du Trait. D'Hippocrate encore :

    II faut dire les antcdents de la maladie, connatre l'tat prsent, prdire les vnements futurs ; s'exercer sur ces objets ; avoir, dans les maladies, deux choses en vue : tre utile ou du moins ne pas nuire1.

    N'entendons-nous pas comme un cho de l'enseignement de l'cole, dans ces mots de Thucydide :

    Je laisse tout autre que moi, mdecin ou profane, le soin de proposer une explication valable sur les origines de ce mal et de prciser les causes susceptibles de provoquer de telles perturbations dans l'organisme. Pour ma part, j'en dcrirai les symptmes et je donnerai des dtails qui, s'il vient se dchaner nouveau, permettront autant que possible de ne pas tre pris au dpourvu et d'en reconnatre la nature?

    Transposons le propos l'chelle du conflit par lui fouill dans tous ses aspects : connatre fond, cerner de tout prs le faisceau d'vnements qui constituent la guerre, ses origines, ses manifestations et ses effets, n'est-ce pas prparer un avenir mieux arm pour faire face au retour ventuel d'un mme ordre de faits? Et connatre fond, cela ne revient -il pas promener un regard d'une lucidit et d'une franchise sans dtour sur le comportement de l'homme dans une situation limite, et qui affecte le groupe auquel il se trouve organiquement li ici la Cit?

    Mais, si les causes de ce conflit dont Athnes et Sparte sont les protagonistes peuvent se dceler par le jeu de l'intelligence, celles du loimos se drobent l'historien qui en fait, nous venons de le voir, l'honnte aveu. Prcisons : Thucydide se refuse expliquer ce que le pur exercice de la raison ne permet pas encore de comprendre ; c'est la premire fois que les mdecins athniens se trouvent aux prises avec une affection de cette nature ; on ne saurait donc, pour l'instant,

    1. Livre I, section II, 5 : trad. Littr.

  • 400 A PROPOS DE LA PESTE )) D'ATHNES

    faire son sujet des spculations autres que gratuites, lui appliquer une thrapeutique autre que de ttonnements ; mieux vaut s'employer observer le mal dans ses caractristiques, ses constantes, son volution, comme dans les diverses issues qu'il prsente, en se gardant de ces raisonnements vide proscrits par l'cole de Cos.

    Pour mettre en lumire le prix d'une telle attitude et mesurer ce qu'elle offre de personnel dans l'histoire de la Pense, il faut nous loigner quelque peu de notre Athnes assige et jeter un coup d'il sur la manire dont fut conue l'origine des grandes pidmies, encore en des temps assez proches du ntre. Certes, les essais d'explication rationaliste n'ont pas manqu, au cours des sicles antiques : Ammien Marcellin en fera l'objet d'une de ses digressions, propos de la pes- tilentia d'Amida1; si on l'en croit, l'excs de chaleur et de froid, ou encore l'excs de scheresse ou d'humidit, auraient t essentiellement invoqus ! Au chapitre des causes naturelles, on retrouverait, chez les mdecins qui accompagnrent l'arme d'Orient sous le Directoire, des hypothses assez voisines de celles que nous lisons dans les crits de leurs lointains confrres du monde grco-romain, lesquels incriminaient surtout les eaux stagnantes, les exhalaisons des sols dcomposs par la chaleur (la fameuse corruption de l'air , accuse encore au xvme sicle) et la direction des vents ; quand la pestilentia rpondait la mala aria du paludisme, reconnaissons qu'ils taient prs de la vrit !

    Une vidence, toutefois, s'impose nous : ds que nous abordons une de ces pidmies massives, d'o se lve la vision d'une multitude de corps souffrants ou sans vie, presque toujours nous pntrons avec elle dans une atmosphre de terreur religieuse, plus ou moins alourdie d'un sentiment de culpabilit diffuse.

    La menace du Ciel peut s'annoncer par une inquitante conjoncture astrale : prsage ou cause, selon les cas 2. Procope pourra ironiser sur les pseudo -savants qui sollicitaient les rgions clestes pour y dcouvrir l'origine de la maladie qui dsolait alors l'Empire : lui-mme invite n'en point chercher d'autre que la volont de Dieu. Et voil cette cause

    1. Res Gestae, livre XIX, 4. 2. Gui de Chauliac, l'un des plus illustres reprsentants de la m

    decine mdivale, devait voir l'origine de la peste noire dans une conjonction de Saturne, de Mars et de Jupiter au quatorzime degr du Verseau, le 24 mars 1345... Cette indication est rapporte par : Henri-H. Mollaret et Jacqueline Brossolet, La peste, source mconnue d'inspiration artistique (Jaarboek, 1965. Koninklijk Musum voor schone Kunsten, Antwerpen). L'intrt de cette tude, consacre l'iconographie de la peste, dborde largement le point de vue prcis nonc dans le titre.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 4OI

    originelle, que l'on verra avance, et revenir comme un leitmotiv, toutes les fois qu'une calamit de cette espce se sera abattue sur les hommes pour claircir leurs rangs avec une rage hallucinante. Iustissima Summi Dei ira : c'est la justissime colre du Trs Haut, que devait invoquer encore un mdecin hollandais du xvne sicle, Diemerbroeck, pour expliquer les rigueurs de la peste de Nimgue ! Ne serait-ce pas renouer par l, en remontant le cours des sicles, avec la millnaire conception de la maladie comme fruit du pch, dont les textes mdico -religieux de l'ancienne Msopotamie ont livr une des expressions les plus typiques1? La premire tche du prtre-mdecin consistait dcouvrir le pch du patient, ou plus exactement l'identit du dmon offens qui causait des dgts dans son organisme. Et de faire avaler parfois d'pouvantables choses au malade, pour donner la nause son hte indsirable et lui faire plus vite vider les lieux ! Des offrandes d'aliments, quelque victime animale de substitution, des formules incantatoires constiturent un fonds de thrapeutique qui retint longtemps englue dans la magie la vieille mdecine babylonienne, dont l'empirisme avait pu, d'autre part, parvenir des rsultats positifs. Ces rites contemporains du roi Hammourabi nous revenaient la pense, devant une miniature ornant un manuscrit mdival de la Facult de Mdecine de Montpellier2 : la scne montre un saint personnage, tenant (ou secouant...) par les pieds un malade nu, dont il vient d'expulser le dmon qui tourmentait son corps ; dans an coin, le diable ouvre la gueule une boule de nourriture, qui lui est lance sans doute pour l'abuser !

    Transposons au niveau collectif le pch suppos qui cause la maladie, et nous aurons l'pidmie. L'Antiquit judaque illustre avec un particulier clat cette forme de punition cleste. Elle fit de ce que les hbrasants traduisent par peste 3 l'un des instruments de prdilection de la vengeance de Javeh qui s'abat sur les ennemis de son peuple, voire le chtiment qui atteint les siens, quand la Loi vient tre transgresse. Le roi David en fit l'exprience, pour avoir opr un recensement de la population, semblant par l lui assigner une limite, alors que Javeh l'avait annonce incalculable ; il eut le

    1. G. Contenau, La mdecine en Assyrie et en Babylonie (Paris, 1933).

    2. Il s'agit de la Bible historie du xive sicle. Je dois la complaisance et l'rudition du mdecin-colonel Louis Dulieu, secrtaire de la Socit internationale d'histoire de la mdecine, d'avoir eu connaissance de ce trs curieux document.

    3. dbr {L'Ancien Testament, Bibliothque de La Pliade , t. I, p. 1020, n. 15). C'est cette dition d'Edouard Dhorme et de ses collaborateurs que j'emprunte toutes les citations de la Bible figurant ci-dessus, ainsi que l'interprtation du pch de David.

  • 402 A PROPOS DE LA PESTE )) D'ATHNES

    choix entre trois annes de famine (d'aprs I Chroniques, XXI ; sept, d'aprs II Samuel, XXIV), trois mois de droute militaire, trois jours de peste. David opta pour ces derniers, et son peuple fit les frais de la pnitence, avec 70.000 victimes, prcise II Samuel.

    Tournons-nous vers l'Hellade : voici le bel archer cleste dont il ne fait pas bon risquer le courroux, lequel clate sous les espces d'un

    II descend des cmes de l'Olympe, le cur en courroux, ayant l'paule, avec l'arc, le carquois aux deux bouts bien clos ; et les flches sonnent sur l'paule du dieu courrouc, au moment o il s'branle et s'en va, pareil la nuit. Il vient se poster l'cart des nefs, puis lche son trait. Un son terrible jaillit de l'arc d'argent. Il s'en prend aux mulets d'abord, ainsi qu'aux chiens rapides. Aprs quoi c'est sur les hommes qu'il tire et dcoche sa flche aigu ; et les bchers funbres, sans relche, brlent par centaines1.

    C'est ainsi qu'au dbut de l'Iliade Apollon vient punir Agamemnon de l'outrage par lui inflig son prtre Chryss. Et comme le peuple de David, c'est l'arme achenne qui va payer pour le pch du roi...

    Apollon fait lui-mme sa besogne, il ne laisse nul autre le soin de bander son arc d'argent. Le Javeh de la Bible, lui, envoie un messager ; et voici la saisissante vision que nous offre I Chroniques, XXI, de cet excuteur des hautes uvres du Dieu d'Isral :

    David leva les yeux et il vit l'Ange de Javeh debout entre la terre et les cieux, ayant en main son pe dgaine et tendue contre Jrusalem.

    tait-ce l'Ange exterminateur de l'Ancien Testament, qui apparut en songe saint Grgoire le Grand, en 590? En tout cas, ce fut en messager de pardon qu'il vint alors, pour annoncer la fin de l'pidmie qui dsolait Rome cette anne-l. Et nous pouvons le voir, remettant au fourreau l'pe de mort, cet Ange de la rconciliation, au sommet du mausole d'Hadrien, que sa prsence fit appeler Chteau Saint Ange . L'actuelle statue de bronze date du xvme sicle, mais elle a succd une uvre antrieure qui perptuait le souvenir de la vision de saint Grgoire. Ainsi, la flche aigu d'Apollon, rpond l'pe flamboyante du Dieu de? Juifs et du Dieu des chrtiens, l'une et l'autre images parlantes de la mort

    1. Iliade, Chant I, 40 sqq. Trad. Paul Mazon, d. collection des Universits de France.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 403

    qui s'abat comme la foudre sur les hommes terroriss, frappant sans distinction coupables et innocents1.

    Loimos pique, dira-t-on, que celui de l'Iliade ; comme appartient au domaine de la littrature celui dont l'vocation ouvre l'dipe-Roi de Sophocle ; ici, il ne suffit mme pas que l'pidmie sme la mort sur Thbes : la strilit frappe la terre et les btes comme les humains, c'est une menace d'anantissement qui pse sur la cit souille par la faute d' dipe. Mais l'pope et la tragdie grecques ne font que reflter une authentique croyance. D'aprs Pausanias (I, 33), les Athniens rigrent sur l'Acropole, quand prit fin le Xoipio, une statue Apollon 'AXsixaxo, qui carte les maux . Un peu plus tard, vers 417, les Arcadiens confirent celui qui avait t l'architecte du Parthnon, Iktinos, l'rection d'un temple ex-voto Apollon Secourable : 'Emxopio, la suite d'une pidmie : ce fut le temple de Phigalie-Bassae, une des merveilles de la Grce. Avec cet Apollon qui frappe et qui gurit affleure un aspect trs ancien, et d'une remarquable constance, de la mentalit religieuse, laquelle admet qu'une mme puissance surnaturelle incarne tour tour le visage redoutable de la maladie et le visage bienveillant de la gurison2. Rappelons que ce furent deux de ces meurtrires pestilentiae que les Marais Pontins soufflrent si souvent sur la vieille Rome, que l'on trouve l'origine de l'installation sur les bords du Tibre d'Apollon et de son fils Asklpios. Aedes Apollini pro ualetudine populi uota est , crit Tite-Live au sujet du temple vou en 433 et ddi in pratis Flaminiis en 431 3. De fait, Apollon restera Rome essentiellement medicus , au moins jusqu' la seconde guerre punique. Quant son fils, au nom latinis en Aesculapius, c'est dans l'le Tibrine qu'il devait tre log en 291 avant notre re. Mais la prsence des deux divinits hellniques, la seconde tout particulirement fonctionnelle4 , ne devait en rien priver la thrapeu-

    1. On trouvera une trs pntrante et originale analyse du symbole de la flche, dans l'article prcdemment cit de H. Mollaret et J. Bros- solet.

    2. Ainsi l'Isis grco-romaine, si souvent invoque en qualit de divinit gurisseuse, et qui passait pour infliger la ccit ceux qui l'offensaient. Entre les divers textes qui illustreraient cette croyance, celui d'OviDE, Pont., I, 1, nous parat particulirement significatif (un aveugle, puni par Isis, confesse tout haut sa faute, afin que la desse lui accorde son pardon en lui restituant la vue). Cf. encore sur ce sujet, Isae, XIX, 22 : Jahv frappera les gyptiens, il frappera, mais gurira.

    3. IV, 25, 3. 4. Les ex-voto recueillis dans le sanctuaire de l'le Tibrine semblent

    bien attester que la clientle d'Esculape, grco -orientale pour une bonne part, se recrutait surtout parmi les petites gens de Rome. C'est notamment ce qui ressort de l'tude de M. Besnier, L'le Tibrine dans l'Antiquit (Paris, 1902).

  • 404 A PROPOS DE LA PESTE D ATHENES

    tique religieuse romaine de ses traits spcifiquement nationaux. La pestis , comme l'invasion ennemie ou le tremblement de terre, ou toute forme de pril tenu pour insolite, autrement dit de prodigium , dclenchait aussitt un rituel expiatoire, la procuratio , vritable affaire d'tat, requrant l'intervention du Snat, des hauts magistrats de la Cit et d'un sacerdoce spcialis, suivant des normes demeures immuables tout au long des sicles de la Rpublique.

    * * *

    L'Athnes de Thucydide eut bien la raction premire et instinctive des hommes que vient frapper un mal collectif et mystrieux. Mais, les dieux restant sourds aux supplications, elle se confina dans un abandon fataliste :

    Quant aux prires qu'on faisait dans les temples, aux consultations d'oracles et autres moyens de ce genre, tout cela n'tait d'aucun secours et, comme le mal se montrait le plus fort, on cessa finalement d'y avoir recours.

    Ce n'est pas tout que d'avoir cart les dieux de l'affaire ; Thucydide ajoute, non sans ironie :

    Comme on pouvait s'y attendre, les gens voquaient en ces jours de malheur d'anciennes prdictions et notamment ce vers qu' en croire les personnes ges, une voix prophtique avait nagure prononc : Viendra la guerre dorienne et le loimos avec elle. II est vrai qu'il s'leva ce sujet une contestation et que certains soutinrent que, dans le vers tel qu'on le rptait jadis, il s'agissait de limos ( famine) et non de loimos . Mais naturellement, en la circonstance, l'opinion prvalut que c'tait bien le loimos que ce vers avait annonc, car les gens s'arrangeaient pour mettre leurs souvenirs en accord avec leurs souffrances du moment. Si une autre guerre dorienne doit survenir un jour, et si la famine vient alors se dclarer, je pense qu'on citera l'autre version de la prophtie1.

    On ne peut s'empcher de songer ici aux accommodements varis que l'on fit subir aux prophties de Nostradamus au cours de la dernire guerre !

    La partie du tableau qui va maintenant nous retenir est porter au dossier de l'pidcmiologie. Ce mal, dont Thucydide commence par souligner la violence et la nouveaut du

    i. Invoquant dans la phrase suivante une rponse faite par la Pythie aux Lacdmoniens, Thucydide s'abstient de railler (voir D. Roussel, loc. cit., p. 801, n. 2) ; on peut toutefois remarquer qu'il rapporte l une opinion : On trouva quelque rapport entre cette rponse et les vnements de l'heure , sans la prendre son compte.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 405

    moins Athnes, car on colportait le bruit d'une semblable affection qui se serait manifeste dans l'le de Lemnos n'eut rien, toutefois, de comparable, dans son extension, aux pidmies qui devaient dcimer le monde mditerranen au cours des premiers sicles de notre re. S'il se propagea dans le corps expditionnaire athnien qui perdit 4.400 fantassins et 300 cavaliers, dit l'historien1, il ne semble pas qu'il ait contamin les troupes qui avaient envahi l'Attique et qui en furent surtout quittes pour la peur, ni qu'il ait gagn srieusement le Ploponnse. Thucydide prcise bien, d'ailleurs, que c'est essentiellement Athnes qui fut touche2.

    D'emble, les mdecins furent dbords, et une brve mention du rcit nous prouve que ces anciens ocrpot athniens firent honneur dans le danger aux devoirs de leur profession :

    C'est mme parmi eux que la mortalit fut la plus leve, car ils avaient avec les malades des contacts plus frquents.

    Quand elle fit irruption Athnes, l'pidmie s'tait dj rpandue en Egypte, en Libye et, dit le texte sans autre prcision, dans la plus grande partie des tats du roi de Perse . Egypte, Libye, Asie (au sens o nous entendons l'Asie antrieure, en y incluant la Msopotamie, et sans oublier que certaines rgions de l'Iran furent des foyers de contagion), ces noms reviennent priodiquement dans les relations antiques d'pidmies. Celle de 430 avant J.-C. aurait pris naissance en Ethiopie ; mais notre historien nuance l'information d'un ob XyeTai : dit -on. En tout cas, c'est par le port qu'elle gagne Athnes, importe au Pire par quelque navire qui ramenait l'infection de la Mditerrane orientale ou d'un port d'Egypte. Sans entrer dans la question d'un foyer originel3 permanent, lequel, de toute manire, serait asiatique, nous reconnatrions ici la marche constante d'Est en Ouest des grandes pidmies qui affectrent l'Europe au cours de l'histoire, et aussi le rle des ports, que Procope soulignera de son ct, en dclarant que le mal se rpandait toujours partir des ctes.

    1. Thucydide, III, 87. 2. Ibid., II, 54 : ... le Ploponnse mme n'avait pas t atteint

    par le mal, ou du moins pas de faon grave . Et plus loin (Ibid., 5) : Ce fut pourtant cette anne-l (430) qu'ils (les envahisseurs) restrent le plus longtemps, saccageant la totalit du territoire. Nous ne pouvons pas nous empcher de penser l'pidmie qui fut l'origine de l'rection des tempies d'Arcadie : elle survint aux environs de 420. N'aurait-elie pas t comme une rsurgence du Xiijji; athnien, qu'auraient pu vhiculer des soldats originaires du Ploponnse?

    3. Wu Lien Teh, in Plague (Shanga, 1936), considre que son berceau se trouve dans les hauts plateaux d'Asie centrale, depuis les temps prhistoriques.

  • 406 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    Dans Athnes, une circonstance lie la guerre fut pour beaucoup dans la propagation massive et galopante du loi- mos . Au chapitre 17 du mme livre II, Thucydide avait dcrit le poignant exode des campagnards, forcs d'abandonner leurs champs pour venir se rfugier derrire les murs de la ville. Peut-tre justifie sur le plan militaire, la mesure, inspire par Pricls, devait avoir les pires consquences sur le plan sanitaire :

    La situation des Athniens, dj accabls par l'pidmie, tait encore aggrave par l'entassement des campagnards dans la ville. Les rfugis furent particulirement prouvs. Faute de logements pour les accueillir, ils vivaient dans des baraquements o l'atmosphre, en cette saison de l'anne, tait irrespirable. Les morts et les moribonds gisaient ple-mle. On voyait des agonisants tituber dans les rues...

    On voit que la saison nous sommes en juillet n'est en somme invoque qu'en ce qu'elle aggrave le dfaut d'hygine, dj endmique dans les ruelles de la vieille Athnes dont le ravitaillement en eau potable, de surcrot, ne put jamais tre convenablement assur ; ce texte nous apprend d'autre part qu'en ce temps-l le Pire n'tait pas encore dot de fontaines. Une recrudescence de l'pidmie en 427 montre que l'hiver n'arrtait pas la maladie. Celle du rgne de Justinien ne fut pas davantage fonction des grandes chaleurs, puisque Procope assure qu'elle fit des victimes en toutes saisons.

    Thucydide, qui bannit les mots superflus et dont le style, on le sait, est aux antipodes de la redondance et des effets appuys, semble avoir eu cur de mettre l'accent sur la virulence du flau ; car, l'ayant voque ds le dbut, il y revient la fin de sa description clinique :

    Les mots sont impuissants dcrire les caractristiques de ce mal. Il infligea ceux qui furent touchs une preuve dpassant les forces humaines.

    Venant d'un crivain qui n'a point pour habitude de surexprimer, cette discrte note d'motion n'en doit que mieux tre remarque...

    Voici encore (lisons-nous) une observation qui montre bien qu'il s'agissait d'une maladie sans rapport avec les affections ordinaires : alors qu'un grand nombre de cadavres gisaient sans spulture, les oiseaux et les quadrupdes qu'attire habituellement la chair humaine, ou bien ne s'en approchaient pas, ou bien mouraient aprs y avoir touch. Il s'agit d'un fait contrl : on constata en effet la disparition des oiseaux carnassiers, qui ne se montraient ni autour des cadavres ni nulle part. Mais le comportement des chiens, animaux vivant dans la socit des hommes, tait plus significatif encore. (On remarquera que, parmi

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 407

    les animaux mentionns, ne figure pas le rat, dont la disparition n'aurait pas chapp la sagacit de l'observateur).

    Autre anomalie digne d'attention : la maladie qui loignait ou tuait les charognards , finit par se substituer toutes les autres :

    Pendant l'pidmie, les gens ne souffrirent d'aucune des affections ordinaires, ou, quand l'une d'elles se dclarait, elle aboutissait toujours celle-ci.

    L'analyse laisse volontairement de ct les traits propres aux malades considrs en particulier, pour mieux mettre en lumire les caractres constants. Son schma d'ensemble retient l'invasion, la phase aigu de la fivre, et l'pilogue qui peut tre, soit la mort, soit la convalescence, elle-mme traverse d'accidents parfois fort graves. La description clinique du Xoi[ji6 fait l'objet du clbre chapitre 49. L'invasion : tous les mots voquent son allure brutale, et notamment le verbe yxa.xcccy.i]7zzci, qui signifie s'abattre comme la foudre ; ici, est -il prcis, sur des gens en pleine sant .

    Les premiers signes : une sensation de chaleur dans la tte, accompagne de phnomnes rhino -pharyngiens, d'une respiration oppresse, d'inflammation oculaire, ainsi que d'un symptme que les mdecins de l'avenir tiendront assez souvent pour caractristique de la vritable peste : savoir des altrations de la langue, qui prsente une couleur rouge-sang. La phase aigu : notre texte met l'accent sur les nauses, les perturbations violentes des voies digestives, et tout particulirement sur une sensation d'intense brlure interne, prouve sans que le corps accuse au toucher une lvation de temprature ; d'o la torture de la soif, qui poussait les malades vers l'eau froide :

    ... les malades ressentaient intrieurement une fivre si dvorante que les vtements les plus lgers et les plus fines toffes de lin leur taient insupportables ; ils tenaient rester nus et leur plus grand dsir tait de se jeter dans l'eau froide. C'est du reste ce qu'ils firent souvent, quand ils n'avaient personne pour les garder : en proie une soif inextinguible, ils allaient se jeter dans les citernes.

    Et de noter une agitation fbrile sans rmission, qui refusait totalement le sommeil aux malheureux.

    Au cours de cette phase apparat un symptme spcifique de fivre ruptive :

    (le corps) tait rougetre, livide, parsem de petits phylactres et d'ulcres.

    On sait que les phylactres , en langage profane, dsignent

  • 408 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    des cloques , ou vsicules, comme en peuvent procurer les brlures ; quant l'aspect livide , que dcrit l'adjectif tcXltvo, il pourrait correspondre des plaques de couleur bleutre ou plombe, apparues sur la peau. Et l, comment ne pas penser ce qui sera communment appel le charbon de la peste?

    Phase ultime : si les malades n'taient pas emports au septime ou au neuvime jour de la maladie, et alors que leurs forces taient encore intactes, ils survivaient, mais non sans prsenter parfois des phnomnes de ncrose, avec amputation spontane des extrmits, et certains devenaient aveugles. Chez d'autres, le mal prenait des allures, nous dirions de cholra, se manifestant par des crises de dysenterie tellement violentes qu'elles pouvaient par la suite entraner la mort par puisement dans la majorit des cas , dit Thucydide. Enfin, l'on put constater chez certains rescaps une amnsie totale. En prsence de ce mal droutant, inclassable, comment trouver une thrapeutique approprie?

    Quant aux traitements appliqus pour soulager les malades, aucun d'eux, disons-le, ne put faire ses preuves. Ce qui faisait du bien l'un aggravait l'tat de l'autre. Aucune constitution, forte ou faible, ne se montra capable de rsister au mal, qui emportait indiffremment tout le monde, y compris ceux que l'on soignait de toutes les faons possibles.

    Il y eut des cas de rechutes, mais rares, et tous suivis de gu- rison. Quant la contagiosit de cette affection mystrieuse, Thucydide ne la met pas en doute :

    ... en soignant les autres, on contractait soi-mme la maladie et ... ainsi les hommes prissaient comme des troupeaux. Les ravages causs par l'pidmie s'en trouvrent dcupls.

    Et dira-t-il au livre III (chap. 8y) :

    Les pertes subies par la population n'ont pu tre values.

    Diodore de Sicile les estimera gales un tiers de la population (XII, 58, 4). Ce qui nous donnerait le chiffre sans doute excessif d'environ 120.000, si l'on value la population totale de l'Attique en 431 aux alentours de 410.000 mes. Une estimation contemporaine, due Gomme1, le ramne autour de 75.000.

    Nous avons vu plus haut comment le contact des malades provoqua une hcatombe de mdecins. Dix sicles plus tard, lors de l'pidmie de Constantinople, Procope devait affirmer

    1. A. W. Gomme, A historical commentary on Thucydides, vol. II, The Ten Years' War (1956).

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATUKE DE L'PIDMIE 409

    au contraire que personne ne contracta la maladie de cette manire, alors qu'on la vit frapper des gens qui n'avaient jamais touch de pestifrs car dans la Constantinople de Justinien, sur laquelle nous aurons revenir, il s'agit vraiment de la peste. Alors, faut -il voir l un caprice de la fameuse puce, dont on devait, pendant plus de quinze sicles encore, ignorer la responsabilit? En tout cas, la question de la contagiosit de la peste ne manqua pas d'tre pose dans les temps modernes, puisque certains mdecins la nirent avec acharnement : tel Chicoyneau, un des trois professeurs de l'cole montpelliraine appels Marseille lors de la grande pidmie qui dpeupla la ville en 1720 ; tel encore Broussais, vers le milieu du sicle dernier.

    Voil donc lch le mot de peste , et pose avec lui la question de l'identit du Xot[x6 de Thucydide.

    Quelle rponse pouvons-nous obtenir de la mdecine moderne, qui retient comme des plus srieuses la valeur technique de l'analyse de notre historien? L'unanimit n'est peu prs faite que sur un point : la maladie athnienne de 430 avant notre re ne fut pas la peste. Il importe de rappeler au pralable que le vocabulaire du chapitre 49 a t pass au crible1 et qu'une tude aussi minutieuse que celle de D. L. Page a pu tablir que la quasi-totalit des termes se rapportant aux organes affects comme aux diverses manifestations pathologiques trouvent leur correspondance dans les crits hippocratiques contemporains. La description mme de la maladie n'est pas sans rappeler la mthode suivie par Hippocrate dans son expos des quarante-deux cas par lui observs, qui font la matire des livres I et III de son Trait des pidmies. Avec ces pidmies , il ne s'agit nullement de peste , et pas davantage, d'ailleurs, du loimos athnien, mais : de la description de la constitution atmosphrique de quatre annes et des maladies qui rgnrent sous l'influence de ces constitutions ; autrement dit, de fivres pidmiques saisonnires2. Curieux de mdecine et de physiologie, Thucydide en avait eu certainement connaissance, et la terminologie mdicale lui tait avec vidence familire. Mais il pour-

    1. D. L. Page, Thucydides' Description of the Great Plague ai Athens, Classical Quarterly, III, n 3/4, p. 97 118. Sur la question prcise du vocabulaire mdical de Thucydide, cet article est fondamental ; en outre, il prsente la liste des principaux diagnostics rtrospectifs qui ont t proposs pour l'pidmie athnienne, avec les arguments sur lesquels ils se fondent. Sur l'aspect mdical de la question, on pourra galement consulter : Ch. Lichtenthaeler, Thucydide et Hippocrate vus par un historien mdecin (1965).

    2. N'oublions pas qu'une fivre pidmique, si elle est souvent contagieuse, peut aussi exister en dehors de toute contagion, ce qui est le cas pour le type de maladies dont il est question dans le Trait hip- pocratique.

    Bulletin BucU 27

  • 410 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    rait y avoir mieux. Le Trait des pidmies fut compos entre 422 et 415 ; les malades dont il consigne les cas ont t soigns par Hippocrate Abdre, sur la cte thrace, et dans l'le de Thasos, proche de ce rivage. Or, partir de 424, on sait que Thucydide, depuis l'affaire d 'Amphipolis 1, vivait exil en Thrace, o il avait des intrts, et rdigeait son ouvrage en ayant tout loisir de reprendre les notes qu'il avait prises ds le dbut de la guerre ; on peut penser que, de l, il lui arrivait de se rendre Thasos, o il tait galement propritaire d'un domaine. N'est -il pas sduisant, et point du tout draisonnable, de conjecturer que les deux hommes se sont rencontrs dans ces rgions et, pourquoi pas? que Thucydide a cherch connatre le mdecin que le monde grec tenait pour le plus grand reprsentant de l'art d'Asklpios?

    Et c'est bien parce que son analyse du loimos prsente une incontestable valeur mdicale que, pour identifier la nature du mal, on tiendra compte, non seulement de ce qu'elle dit, mais aussi, et peut-tre surtout, de ce qu'elle ne dit pas ! Car, dans l'histoire de l'pidmie laquelle est rserv le nom de peste , et dont certains symptmes ont pu varier au cours des temps, ou bien faire dfaut, ou encore prsenter dans leur virulence des dosages diffrents, il est au moins un signe que la mdecine tient pour spcifique de l'affection, et qui est le bubon : propos duquel on a pu parler de s

    ignature essentielle de la peste2 . Voil comment le diagnostic rtrospectif de l'pidmie ath

    nienne se trouve dpendre d'un argument e silentio . Les solutions apparaissent d'autant plus incertaines que les anciens n'avaient pas de diagnostic diffrentiel pour les fivres pidmiques, notamment de caractre ruptif ; d'illustres mdecins arabes, comme Rhazs au ixe sicle et Avicenne au xie, confondent encore variole et rougeole. Il faut aussi ne pas perdre de vue que plusieurs espces d'affections peuvent prsenter des formes analogues, pulmonaires ou intestinales, galement des engorgements ganglionnaires, et que la cphalalgie, accompagne soit de dlire, soit de prostration, se retrouve dans toutes les fivres infectieuses aigus. Nous ne serons donc pas tonns si les avis des modernes oscillent entre le doute, qui suggre que le loimos de Thucydide fut une varit de la peste, peut-tre mme une maladie aujourd'hui disparue, et la ngation formelle : pas de bubon, donc pas de peste. Qu'tait-ce, alors? La variole et le typhus rallient, semble-t-il, d'assez nombreux avis ; mais la fivre typhode

    1. Rappelons que Thucydide, alors stratge, fut envoy trop tard pour dfendre la place, assige par Brasidas. C'est alors qu'il fut frapp d'une sentence d'exil, ou qu'il la devana en se retirant en Thrace.

    2. Dr Mah, article Peste , in A. Dechambre, Dictionnaire encyclopdique des sciences mdicales (Paris, 1864).

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 411

    est galement invoque, l'ergot de seigle mme a eu ses partisans, sans doute oublieux du fait que l'Attique ne consommait pas de pain de seigle. Une certaine forme de rougeole, survenue aux les Fidji en 1875, et qui causa une mortalit leve dans une population o la maladie pntrait pour la premire fois, aurait prsent de curieuses ressemblances avec le loimos athnien, notamment des symptmes de gangrne des extrmits, ainsi que des cas de ccit.

    La certitude apparaissant hors de porte, nous admettrons sagement, pour notre modeste part, qu'une nigme demeure attache la maladie dcrite par Thucydide, et o nous retiendrons, avec quelques-uns des traits qui semblent bien relever de la peste, l'absence de ce qui est tenu pour son symptme spcifique.

    C'est encore dans une perspective historique et mdicale tout ensemble que le chapitre 49 nous amne nous demander o et quand la peste bubonique a pu faire son apparition dans l'Antiquit mditerranenne. L'interprtation des documents impose ici la plus grande prudence : car ce n'est pas seulement l'emploi de Xoijz ou de pestis qui est mal dtermin, mais celui de PouPv : aprs avoir dsign l'aine, puis une grosseur apparue dans cette rgion, le vocable peut correspondre n'importe quelle tumeur apparente, voire un ganglion. Aux historiens de l'pidmie de dire si la peste est peu prs aussi ancienne que l'homme, au moins en des lieux qui paraissent ses repaires d'lection1. Les orientalistes n'ont pu, pour l'instant, dceler dans les textes mdicaux assyro-babyloniens ou gyptiens de termes qui rpondent la ralit pathologique que nous mettons sous le nom de peste . Mais on pense avoir dpist dans la Bible, et le mot 2 dbr et ce qu'il dsigne.

    Deux passages, cet gard, ont t particulirement sollicits.

    Le premier se trouve dans I Samuel (V) ; les Philistins viennent de ravir l'Arche sainte :

    Or, aprs qu'ils l'y eurent amene ( Galle), la main de Javeh fut sur la ville, causant une trs grande panique, et il frappa les gens de la ville, du plus petit jusqu'au plus grand, et il leur poussa des bubons.

    1. Voir plus haut, p. 405, n. 3. 2. Voir plus haut, p. 401, n. 3.

  • 412 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    Plus loin :

    Les gens qui ne mouraient pas taient affligs de bubons et le cri d'alarme de la ville monta jusqu'aux cieux.

    Les Philistins vont alors renvoyer l'Arche et, pour mieux apaiser la colre du Dieu d'Isral, ils lui joindront un coffret d'or, renfermant, galement en or, des offrandes d'une espce familire toute l'Antiquit, savoir l'ex-voto anatomique, figurant, soit le sige du mal, soit le mal lui-mme. Et voici ce qu'ordonnent leurs prtres :

    Vous ferez... des images de vos bubons et des images de vos souris, qui ravagent le pays, puis vous rendrez gloire au Dieu d'Isral.

    C'est la prsence des souris qui a orient la traduction d'Ed. Dhorme, mais d'autres exgtes voient dans les qer teho- rm qui affligent les Philistins, des... hmorrodes. Sans parler de ce que les offrandes, mme ennoblies par l'or, auraient suggr dans ce cas de peu potique, voil qui poserait la question troublante de la propagation du mal ! A moins de supposer que la main de Javeh avait frapp tout le monde la fois1... L'autre passage mentionne encore une invasion de rats2 lors d'une pidmie. Dans II Rois (XIX, 35), il est question d'un flau frappant les Assyriens, qui avaient mis leur camp sous Jrusalem au temps du rgne d'zchias. L'Ange exterminateur qui avait autrefois svi contre la Jrusalem de David fit prir entre le soir et le matin 180.000 des assigeants ! Quelque 250 ans plus tard, des prtres gyptiens devaient raconter Hrodote, qui rapporte le fait au livre II (141), que, le roi d'Assur Sennachrib menaant l'Egypte d'invasion, Pharaon vint implorer dans son temple le dieu de Memphis, lequel, cette fois-l, arrta ainsi l'ennemi :

    Quand les ennemis arrivrent devant Pluse, des rats des champs envahirent leur camp pendant la nuit et rongrent leurs carquois, leurs arcs, et mme les courroies de leurs boucliers, si bien que le lendemain, dpouills de leurs armes, ils durent prendre la fuite et prirent en grand nombre.

    Le rapprochement des deux faits, sensiblement contempo-

    1. La traduction de l'cole biblique de Jrusalem penche toutefois pour ce dernier sens et renvoie ce sujet Psaumes, LXXVIII, 66. Consulter Dhorme, Ancien Testament, t. I, p. 827, n. 6.

    2. L'article de Page, loc. cit., donne, p. 115, n. 1, des rfrences concernant la prsence atteste du rat dans une couche nolithique du mont Carmel et dans un site palolithique du dsert de Jude.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 413

    rains, laisserait supposer que l'arme assyrienne fut contamine par des rats porteurs de peste (?) aux environs de l'an 700 avant Jsus-Christ.

    Aprs l'poque de Thucydide, l'Histoire connat l'existence d'pidmies que nos sources localisent en Italie et dans la partie nord-occidentale de l'Afrique, ou bien, partir d'une zone orientale, tendent l'ensemble du monde devenu romain. Dans la plupart de celles qui affectrent l'Italie rpublicaine, il y a lieu, nous l'avons prdcemment laiss entendre, de voir des manifestations de paludisme.

    C'est un ouvrage historique du Bas-Empiie qui en fournit les mentions les plus nombreuses : l'Adversum Paganos, compos en 415/417 par le prtre espagnol Orose1. Comme l'indique le titre, les proccupations de l'auteur le situent dans une optique chrtienne de polmique, dont nous aurons reparler. On y voit la pestilentia , presque toujours associe des prodiges, causer dans l'Urbs d'pouvantables ravages, tandis que la rituelle procuratio , outre qu'elle est inefficace, ne fait qu'ajouter la maladie temporaire des corps la maladie infinie des mes :

    ita pro depellenda temporali peste corporum arcessitus est per- petuus morbus animorum 2.

    lisons-nous en III, 4.

    Ce sont des avatars saisonniers qui la dclenchent : scheresse de l'hiver, brusque chaleur printanire, humidit estivale ; et qui provoquent des altrations de l'atmosphre, tel ce souffle empoisonn, mont des gorges de la Calabre :

    ... exspirata de Calabris saltibus aura corrumpens... (Ibid.).

    qui sema la mort en Italie l'an 384 de la fondation de Rome. Quant l'pidmie africaine qui suivit, en 125 a. C, une invasion de sauterelles3, Orose l'attribue aux exhalaisons dltres montes des monceaux d'insectes morts :

    ... taetrum nimis atque ultra opinionem pestiferum odorem ta- bida et putrefacta congeries exhalavit,

    renforces par celles que dgageaient les corps des oiseaux et du btail tus par cet air putride.

    1. Citons seulement : II, 12 ; III, 4 ; V, 4 ; pour la priode impriale : VII, 15 ; 21, 22.

    2. Littralement : ainsi pour chasser une infection temporaire des corps, on provoqua la maladie perptuelle des mes.

    3. Ce pittoresque rcit figure en V, 11 ; le flau affecta la Tunisie actuelle, particulirement la rgion littorale, de Carthage Utique.

  • 414 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    Cherchez le bubon , ainsi pourrions-nous titrer l'investigation que nous avons mene travers les sources mdicales de l'Empire. En particulier dans l'irremplaable compilation malheureusement parvenue jusqu' nos jours ampute d'une bonne moiti que l'empereur Julien eut la bonne ide de commander son mdecin et ami Oribase, vers le dbut de son court rgne (circa 361) x. Ce dernier y prsente, classs par catgories d'affections, des extraits de mdecins clbres. L'un d'eux, originaire de Pergame, un certain Apollonios, qui vivait au Ier sicle de notre re, dclare avoir t atteint d'un Xotfxo qui avait envahi l'Asie , et caus des pertes tendues. Mais cette piste nous laisse sur notre curiosit, car voici la manire dont gurit notre ?arp6 :

    ... je profitai d'une rmission qui se prsenta le deuxime jour pour me scarifier la jambe, de manire enlever environ deux livres de sang : ce fut l ce qui me fit chapper au danger.

    Et d'ajouter que la plupart des gurisons constates survenaient la suite de formidables saignes ! Voil qui nous laisse rveurs... Que cette prcision thrapeutique serve du moins souligner le caractre abusif et douteux de la correspondance Xoi[i.6 peste !

    Si nous osons risquer un avis de profane, ce sont les observations de Rufus d'phse (dont la vie se situe entre la fin du Ier sicle et le milieu du second) qui nous paraissent devoir tre portes essentiellement au dossier des fivres ruptives caractre pidmique de l'Antiquit. Les citations tires de ses crits 2, relatives notre propos, figurent dans les rubriques qu'Oribase intitule : Ilepl (3ou6covo et Ilepl Xoijxou. Chez Rufus, nous allons trouver la discrimination trs nette entre le bubon qui se prsente comme une grosseur bnigne et celui qui survient au cours d'une infection contagieuse. En effet, aprs avoir signal que le second provoque trs souvent la mort , et qu'il se manifeste surtout en Egypte, en Libye et en Syrie, il dclare :

    Les recherches sur tout l'ensemble de ce sujet ont de l'utilit... pour traiter le bubon ordinaire comme une affection qui n'a rien de grave, et le bubon associ au loimos3 en portant un pronostic plus exact et en y prtant une attention plus soutenue.

    1. Ses uvres ont t dites par les Drs Bussemaker et Darem- berg (Paris, 1851-1876, 6 volumes).

    2. Medicae artis principes, t. I. - Daremberg, uvres de Rufus d'phse. Ces publications, de mme que la prcdente, font partie de la Collection des mdecins grecs et latins.

    3. Pour mieux souligner la distinction tablie par Rufus, nous substituons cette priphrase la traduction ordinaire de bubon pestilentiel , pour : XoijjuoStj Pou(3cov.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 415

    Et encore :

    Dioscoride et Posidonios... en ont parl trs longuement dans leur Trait sur le loimos qui, de leur temps, rgnait en Libye, et ils ont dit que (l'pidmie) tait accompagne d'une fivre aigu, d'une douleur terrible, d'un trouble dans tout le corps, de dlire et de l'apparition de bubons grands, durs et sans suppuration, non seulement dans les endroits habituels du corps, mais aussi au jarret et au coude, quoique, en gnral, de pareilles inflammations ne se forment pas dans ces endroits-l.

    C'est par le premier de deux noms invoqus que nous pouvons situer cette pidmie dans le temps : car Dioscoride, surtout connu pour de remarquables travaux de botanique, fit carrire de mdecin militaire sous le rgne de Nron.

    Relevons aussi chez Rufus la mention de certains symptmes qui figuraient dans Thucydide :

    du desschement de la langue, qui semble torrfie, de la soif, du dgot, de l'insomnie, des convulsions violentes...

    et ce conseil :

    On pourra prvoir un \oi[l6q qui s'approche en faisant attention aux mauvaises conditions que prsentent les saisons, aux manires de vivre peu profitables pour la sant et la mort des animaux qui prcde son invasion (c'est nous, bien entendu, qui soulignons).

    Ces textes donneraient penser qu'il a exist, avant le sicle des Antonins, des foyers plus ou moins endmiques de fivres infectieuses bubons dans la zone orientale de la Mditerrane. Mais, de l, nous ne saurions conclure une identit formelle entre le loimos bubons observ en Libye par Dioscoride dans la seconde moiti du Ier sicle et l'pidmie d'une toute nouvelle ampleur que devaient ramener les troupes de Lucius Verus en 167, leur retour de Syrie.

    Galien, vritable imperator de l'art mdical, honor de la confiance de Marc-Aurle, la connut, cette pidmie ; mais ds ses premires manifestations Rome, il jugea malsain, le sjour dans l'Urbs et prfra se conserver pour ses malades. Aussi est -il difficile de puiser, des quelques indications releves sur le sujet dans ses crits, de quoi identifier avec certitude cette maladie, o l'on inclinerait assez voir la variole ; les malades prsentaient des sortes de pustules laissant des ulcrations, de l'enrouement, une langue enflamme telle que la dcrivait Thucydide l'historien qu'il n'est pas sans intrt de trouver invoqu par le mdecin qui voit deux affections semblables dans l'pidmie de son temps et celle

  • 416 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    dont Thucydide avait transmis le souvenir1. Ce qui inspirait Littr une rflexion qu'on peut lire dans son Dictionnaire mdical :

    De la peste d'Athnes, de la peste antonine, on a fait une seule affection qui visita plusieurs reprises les peuples de l'Antiquit, et laquelle on n'observe plus aujourd'hui de maladie exactement semblable.

    Les historiens du ive sicle ont rencontr le flau dans leurs rcits relatifs aux guerres de Marc-Aurle ; mais ils n'en ont gure retenu que son extension inusite et la terrible mortalit qu'il entrana. Eutrope, qui, sous Valens, rsuma en dix livres l'histoire romaine, crit propos de la campagne d'Orient qu'il advint une pestilentia si grave aprs la victoire remporte sur les Perses, qu' Rome, travers l'Italie et les provinces, la majorit des habitants et presque toutes les troupes prirent de ce languor 2 .

    Plus schement encore que l'abrviateur, Iulius Capitolinus signale l'vnement en des termes sensiblement analogues3. Il note dans sa Vie de Verus que ce dernier semblait traner l'pidmie partout aprs lui sur le chemin de son retour vers Rome. Nous savons par Ammien Marcellin que le Rhin et la Gaule allaient leur tour tre atteints4. Serait-ce d'tre n prs des rives msopotamiennes? Toujours est -il que le mal se trouva curieusement associ un folklore de couleur trs orientale. Ammien recueillit cette tradition ; mais o? Les milieux intellectuels de sa ville d'Antioche pouvaient fort bien tre dpositaires d'un fonds d'histoires curieuses, d'une collection de ces mirabilia dont on tait friand, et qui alimenteront encore la littrature fantastique au temps o le Khalife dguis hantera les rues nocturnes de Bagdad. En tout cas, conte dans le latin de cet officier d'origine grecque qui devait incarner le dernier la grande tradition de Tacite, la fable ne manque pas de saveur. Lors du sac de Sleucie, et aprs qu'une statue d'Apollon eut t enleve de son temple pour aller loger Rome, auprs de l'Apollon Palatin, des soldats, racontait-on, se mirent fouiller le sanctuaire. Une troite ouverture alluma leur convoitise ; mais, de la cachette garde

    1. In magna hac peste, eu jus eadem facis fuit atque ejus qua Thucydides memoria grassabatur (Galeni Opra, t. XII).

    2. Brev. ab Urbe condita, VIII, 6 : Sub hoc enim tantus casus pes- tilentiae fuit, ut post victoriam persicam, Romae ac per Italiam pro- vinciasque, maxima hominum pars, militum omnes fere copiae lan- guore defecerint.

    3. Vie de Marc-Aurle, XVII : ... et eo quidem tempore, quo pestilentia gravis multa millia et popularium et militum interemerat.

    4. Les passages relatifs l'pidmie antonine se trouvent dans le livre XXIII, 6, 24.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 417

    par un secret des Chaldens et que fora leur sacrilge, voil que s'chapprent les germes de l'infection qui allait ravager la terre des bords du Tigre jusqu' ceux du Rhin !

    Dans l'Histoire Auguste1, le conte s'amaigrit et perd ses couleurs. C'est d'un coffret d'or qu'un soldat avait fendu par mgarde dans le temple d'Apollon que s'envole le spiritus pestilens qui, du pays des Parthes, allait embraser tout l'Empire : juste punition de la faute de Cassius, le responsable du sac de Sleucie, qui avait par cet acte de violence trahi les engagements jurs et trait en ennemis des gens qui avaient accueilli l'arme romaine en amie. Ammien, lui, semblerait voir dans le flau ce que nous appellerions la vengeance de la statue ... dmnage; aprs tout, le chtiment serait assez dans le style apollinien !

    La dcouverte d'un coffre fermeture sorcire, hypocritement offerte la tentation de qui va violer la dfense de l'ouvrir, au prix de la plus fcheuse des surprises, a ses sources dans le vieil Orient, mme si d'autres folklores nous en proposent des variantes2; quant sa version... pestilentielle, l'antriorit de la relation doit tre attribue Ammien, plutt qu' l'un des lments de l'quipe couleur de muraille qui composa cette Histoire Auguste rgulirement remise en question3.

    Et voil comment une pestis des dbuts de notre re put prfigurer ce que les temps modernes redoutent sous le nom de guerre bactriologique !

    Moins d'un sicle aprs le rgne de Marc-Aurle, sous Gal- lus et Volusien, clatait une nouvelle pidmie qui devait connatre plusieurs flambes (Claude le Gothique y succomba en 270). Elle confirme l'impression que nous laissait la prcdente : la contagion aggrave dsormais ses effets en surface comme en profondeur ; de mditerranenne, la pestis devient europenne, des villes elle gagne les campagnes, des armes entires sont frappes. Comment ne pas voir dans ce

    1. Iulius Capitolinus, Vie de Verus, VIII. 2. Sans mme parler de la bote de Pandore, on pourra voquer ici

    le coffre o Athna avait enferm le petit richthonios, et que deux des filles de Cecrops ouvrirent, malgr la dfense, et leurs dpens. Avec cette famille de lgendes, nous nous trouvons sans doute en prsence de quelque trs ancien tabou, dont la transgression dclenchait de redoutables prodiges.

    3. De cette uvre collective (?) et disparate, les modernes situent gnralement, soit la composition, soit l'assemblage, sous le rgne de Thodose. Sir Ronald Syme, in Ammianus and the Historia Augusta (Oxford, 1968), tablit que l'Histoire Auguste drive sur beaucoup de points d 'Ammien ; notamment de la partie des Res Gestae qui comprend les livres XV XXV. L'autorit de l'historien anglais fortifie donc notre supposition concernant cette anecdote, qui figure au livre XXIII d' Ammien.

  • 41 8 A PROPOS DE LA PESTE D' ATHNES

    dramatique processus une marche parallle la pousse des Barbares, qui obligeait les empereurs d'incessants dplacements de troupes, des lisires du monde parthique au monde des Germains? Chaque fois cueillie dans son classique berceau

    oriental, avec les soldats, aura chemin l'pidmie. h' Histoire Auguste, aprs avoir signal une concidence entre la propagation du mal et des tremblements de terre chelonns des ctes de l'Asie la Libye et Rome, offre le renseignement suivant, aprs tout significatif dans son excessive brivet :

    ... Rome et les villes de l'Achae avaient t, en outre, frappes d'une pestilentia si terrible que, dans un seul jour, elle enlevait cinq mille personnes1.

    Au ve sicle, l'historien grec Zosime se fera l'cho du souvenir terrifi longtemps laiss par l'pidmie de Gallus et Volusien :

    Non moins que la guerre qui surgissait de partout, le loimos aussi, qui apparut dans les villes et les villages, fit prir le reste du genre humain ; jamais encore par le pass, la maladie n'avait provoqu pareille hcatombe d'hommes.

    Il dira un peu plus loin qu'elle

    fit paratre moindres les maux infligs par les Barbares et eut pour rsultat... que les villes qui avaient dj t prises devinrent compltement dsertes2.

    Pas plus que les prcdentes, les sources chrtiennes, de langue grecque ou latine, ne sauraient apporter de lumires mdicales sur les deux grandes pidmies des IIe et 111e sicles. Mais elles sont du plus haut intrt pour ce qui a trait la psychologie des foules en proie au mal qui rpand la terreur . D'Origne et Arnobe Eusbe de Csare et Orose 3,

    1. Trebellius Pollion, Vie de Gallien pre, V. 2. Zosime, Histoire nouvelle, livre I, 26, 2 ; 37, 3, trad. F. Paschoud,

    d. Collection des Universits de France. 3. Origne mourut en 254, aprs avoir survcu quelques annes

    aux tortures qu'il avait subies lors de la perscution de Decius. C'est notamment dans le Trait des principes, II, 28, qu'il fait tat des accusations portes contre les chrtiens. Arnobe composa son Adver- sus Nationes vers 295 : les flaux dont les gentils rendaient les chrtiens responsables sont numrs au livre I, 3. Eusbe de Csare (265-340) : le livre VII, chapitre xxn de l'Histoire ecclsiastique, donne des renseignements sur le Xoijao du 111e sicle, tel qu'il svit Alexandrie. Orose, voir plus haut, p. 413, n. 1. C'est en VII, 15, 21, 22, qu'il voque la pestis du rgne de Marc-Aurle et celle du temps de Gallus et Volusien, laquelle devait reparatre sous Valrien.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 419

    on peut entendre les mmes protestations indignes, inspires par une accusation porte contre les chrtiens, et qui dut, notamment dans les centres grecs d'Asie, favoriser le climat dans lequel frappaient les dits de perscution. Au cours du 111e sicle, en effet, les fidles se virent tenus pour responsables de la trilogie de calamits1 que forment bella, fams et pestilentia (rappelons qu'en grec Ii[i6c;-'koi[i6

  • 420 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    Ammien sera beaucoup plus explicite, quand il voquera le grand nom propos d'une pestilentia qui, vrai dire, n'eut rien voir sur le plan mdical avec le loimos d'Athnes : elle s'tait dclenche en 359 dans Amida, la place forte du Haut-Tigre o Ammien s'tait retranch, et qui se trouvait assige, comme l'Athnes de Thucydide. Mais ici l'infection avait une origine locale : les corps des victimes de l'ennemi perse restaient pars dans les rues, et cela au plus fort des chaleurs ; une petite pluie suffit d'ailleurs, dix jours plus tard, dissiper cet air lourd de miasmes. Cet pisode fournit l'historien l'occasion, non seulement de faire un effet assez appuy de pittoresque noir, mais encore de se livrer d'ru- dites considrations sur la maladie endmique , 1' pidmie et la maladie pestilentielle1 ; et c'est alors qu'il invoque Thucydide, en rappelant les circonstances historiques et l'origine gographique du mal qui s'tait abattu sur Athnes au dbut de la guerre du Ploponnse 2.

    Forcerions-nous quelque peu des indications de ce genre? Elles nous suggreraient que, parmi les intellectuels du Bas- Empire, au moins dans les cercles de langue grecque, fidles et gentils lisaient toujours Thucydide...

    * * *

    Le premier document historique relatif la peste bubonique celle qui sera habituellement dsigne du nom de pestis inguinaria ou glandularia appartient dj l'ge byzantin. Nous avons voqu plus haut l'historien des guerres de Justinien, Procope, qui a laiss le meilleur rcit de la pandmie du vie sicle3. Partie d'un foyer gyptien en 532, la peste devait semer la mort par toute la Mditerrane, comme en Gaule et en Germanie, dpeuplant des villes entires, o les btes fauves venaient remplacer les populations ananties. Ses retours offensifs furent ressentis jusqu'en 580, et Constantinople, o Procope eut tout loisir de l'observer, fut touche trois reprises ; Justinien lui-mme fut un moment atteint.

    1. Nous avons voqu ce passage page 400, propos des causes physiques des pestilences , telles que les voyaient les Anciens.

    2. XIX, 4 : Atque ut Thucydides exponit, cladcs illa, quae in Pelo- ponnesiaci belli principiis Athenienses acerbo gnre morbi vexe vit, ab usque ferventi Aethiopiae plaga paulatim proserpens, Atticam occu- pavit.

    3. Procopius, History of the Wars, d. B. H. Dewing with G. Dow- ney (Loeb Libr.). D'autres historiens de langue grecque, au VIe sicle, ont voqu cette peste du temps de Justinien : tels Agathias et vagre ; de mme, du ct latin, Grgoire de Tours.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 42 1

    Entre toutes les relations contemporaines de l'pidmie, nous devons retenir ce texte comme apportant l'histoire de la peste une contribution fondamentale. Il n'entre pas dans le cadre de notre propos de le commenter, et d'ailleurs il mriterait une analyse spciale, qui nous parat relever du mdecin plutt que de l'historien. Sur le plan mdical, je voudrais seulement marquer que l'hommage rendu Thucydide par Procope, qui suit les grandes lignes et reprend les temps forts du tableau de l'Athnien, claire ce qui nous fait carter toute ide d'identit entre le loimos de 430 avant notre re et celui du vie sicle, autrement dit entre l'pidmie attique et la peste.

    Ce que vit Procope, et que Thucydide n'avait pu voir, ce sont les pustules noirtres qui couvraient le corps de certains patients, et de pronostic toujours fatal ; ce sont surtout les bubons, avec leurs localisations caractristiques, et leur volution, diffrente selon qu'elle annonait l'issue mortelle ou la gurison. Et c'est bien ce symptme qui dut s'imposer l'attention des mdecins, que Procope nous montre effectuant des recherches anatomiques sur les dfunts pour tcher d'lucider cette manifestation de la maladie. Si nous situons maintenant l'pidmie son niveau humain, la confrontation des deux rcits, justement parce qu'elle n'a rien de dloyal pour Procope, tant donn le prix de son tmoignage, illustre d'autant mieux la mesure du gnie de Thucydide, quand revit nos yeux le comportement des Athniens,

    tandis que dans leurs murs la mort les dcimait et qu'au dehors leurs terres se trouvaient livres au saccage.

    Procope dpeint en reporter intelligent, vivant et consciencieux, les ractions des habitants de Constantinople lors de la peste des annes 540/550. De l'pidmie surgie dans une Athnes que quelque 2.400 ans sparent de nous, Thucydide dgage celles de l'homme de tous les temps pris aux filets de la mort. Pourtant, dans les deux cas, le dclenchement psychique est le mme : c'est la peur, trs vite devenue obsession, gnratrice, ou de semi-folie, ou d'hbtude, presque toujours assortie d'un gosme qui prend figure d'gocen- trisme chez l'individu atteint ou qui se croit menac, et, dans la cit malade, de lchet collective. A Constantinople, o pourtant les souffrances de la guerre ne pesaient pas d'aussi prs qu'autrefois Athnes, le dlire, ou la panique, purent aboutir au suicide : on vit des gens se jeter du haut des maisons ! Si bien que les cpo^axa Sa^vv, ces spectres de dmons dont Procope raconte qu'ils apparaissaient ceux que la peste allait frapper, pourraient tre interprts comme des hallucinations cres par la peur dans une ville o le nombre

  • 422 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    des victimes croissait inexorablement, pour s'lever jusqu' cinq mille, puis dix mille chaque jour.

    La description de Thucydide, beaucoup plus dense dans sa brivet, va droit l'essentiel en s'attachant montrer tous les ressorts de la rsistance briss par l'preuve, dans ce grand corps malade qu'est maintenant la Cit d'Athna. C'est ainsi que, sans verser dans le dtail horrifiant qui ne sera pas absent de la Constantinople de Procope, sa peinture accuse de saisissante manire ce qui constitue l'un des cauchemars les plus classiques, les plus constants engendrs par les grandes pidmies. Quand le nombre de victimes vient dborder les moyens normaux de spultures, la rpulsion, la terreur mme, veilles par le contact des morts, peut rendre quasi insoluble le problme dj aigu des ensevelissements : d'o ces vocations obliges de rues et de places jonches, infectes de cadavres, dont la littrature et l'iconographie de la peste ou du cholra devaient tirer des effets trs srs. Sans la moindre concession au pittoresque de l'horreur, il aura suffi Thucydide, pour suggrer tout l'affreux de l'arrire- plan funbre, de conduire son lecteur auprs des bchers allums :

    On ne respectait plus aucun des usages qu'on observait avant dans les funrailles. Les familles que la mort avait frappes plusieurs reprises manquaient des objets ncessaires aux obsques et beaucoup eurent alors recours des pratiques indcentes. Trouvant des bchers dresss par d'autres, ils y dposaient avant eux les cadavres des leurs et y mettaient le feu. Ou bien sur les bchers o des corps taient dj en train de brler, ils jetaient les cadavres qu'ils avaient apports et prenaient la fuite.

    Il faut se reporter dans l'atmosphre antique pour saisir toute la gravit d'une spulture bcle, opre hors de tout respect des rites ancestraux, quand la famille n'est mme plus capable de faire les lamentations rituelles sur celui qui s'en va, et qui n'aura donc pas la garantie d'un paisible repos, aprs ses souffrances terrestres !

    Le relchement gnral est loin d'affecter seulement les rites de funrailles, il s'empare d'abord des malades :

    Le plus terrible dans cette maladie, c'tait l'tat de dpression morale dans lequel on sombrait souvent en s'apercevant qu'on tait atteint. On renonait alors d'emble toute esprance, si bien qu'au lieu de lutter, on se laissait compltement aller.

    Quant aux autres... En prsence d'un spectacle o tout chavire des normes de la vie quotidienne, o l'avenir immdiat prend couleur de deuil pour ceux qui vont peut-tre mourir demain, o les heureux de l'existence voient s'crouler en un

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 423

    instant les assises de leurs certitudes, le plus grand nombre bascule dans la veulerie ou la licence. Et l'on reconnat ici le trs vieux thmes de la fugacit de la vie et de la prcarit du bonheur : thme banal et us s'il en fut, mais peut-tre d'avoir reu des Anciens certaines expressions insurpassables, comme de notre Thucydide, qui le renouvelle la lumire tragique de l'pidmie :

    . . . Avec l'pidmie, on vit encore d'autres formes de dsordre se rpandre pour la premire fois dans la ville. Impressionn par le spectacle de ces brusques changements de fortune qui faisaient soudain prir les heureux de ce monde et livraient leurs biens ceux qui n'avaient jamais rien possd, on se livra plus librement des plaisirs qu'on cachait nagure. Comme la vie et la richesse paraissaient galement prcaires, on s'empressait de dpenser ce qu'on avait et de jouir de l'existence.

    Quant persvrer dans une entreprise qui avait pu jadis paratre mritoire, on ne se sentait plus pour cela la moindre ardeur. Savait-on en effet si l'on ne mourrait pas avant que le but ne ft atteint? On en vint considrer comme la fois estimables et utiles les jouissances immdiates et toute chose, d'o qu'elle vnt, qui permettait de se les procurer.

    ... Voyant autour de soi la mort abattre indistinctement les uns et les autres, on ne faisait plus aucune diffrence entre la pit et l'impit.

    Transposant le thme en milieu chrtien, Procope le pimente d'une pointe d'humour : son rcit montre des pcheurs endurcis versant dans la pit la plus difiante, pour se replonger dans leur vie dissolue de toutes leurs forces dcuples, une fois 1 angoisse carte avec le danger ! Et comme le spectacle du vice s impose avec une vidence que n'offre pas gnralement celui de la vertu, le bon peuple d'en dduire que la maladie avait fait prir les honntes gens tandis qu'elle pargnait les canailles. On peut se demander si ce genre d'apprciation sur les jeux du Destin a tout fait disparu des axiomes de la sagesse populaire...

    Au sein de la dbcle morale luit tout de mme un rayon de solidarit dans le malheur ; aux pires moments o affleure un mauvais visage de l'homme, il y a toujours des individus qui font pardonner l'espce. La Constantinople de Justinien put voir des tres que jusque-l sparaient des haines de factions, se rconcilier et prter fraternellement leur aide pour ensevelir les victimes du flau. Il est vrai que nous avons ici un tmoignage de la charit chrtienne, capable de faire tomber les rancunes en prsence de la mort ; et puis, la veille o l'on se trouvait peut-tre de rendre des comptes Dieu, de telles actions n'allaient -elles pas peser en faveur du salut d'une me pcheresse?

    Et dans une Athnes que sa desse protectrice semblait avoir dserte? Face au pril, l'altruisme et le courage ne

  • 424 A PROPOS DE LA PESTE D'ATHNES

    se rencontraient pas dans les rangs des seuls mdecins : d'aucuns estimrent qu'il tait de leur devoir de ne pas se mnager , en allant voir des amis que les familles abandonnaient, et quand

    nombre de demeures, o personne ne voulait faire le garde-malade, se vidrent de leurs habitants.

    Ces actes de dvouement, pour isols qu'ils fussent, n'en paraissaient que plus admirables, d'autant plus que

    ceux... qui approchaient des patients se voyaient mortellement atteints.

    Mais Thucydide d'ajouter cette constatation difiante une remarque lgrement restrictive, de profonde psychologie :

    Mais on se montrait plus compatissant envers les malheureux qui mouraient ou qui souffraient quand on avait soi-mme russi surmonter l'preuve, car, tout en sachant par exprience ce qu'il en tait, on se sentait dsormais l'abri du danger. En effet le mal ne frappait pas deux fois un mme homme, ou du moins la rechute n'tait pas mortelle.

    Et, d'une pointe plus fine encore :

    ...leur joie (il s'agit des rescaps) tait sur le moment si vive, qu'il leur arrivait d'esprer dans un rve qu'ils ne succomberaient jamais aucune autre maladie.

    Peut-on traduire mieux cette remonte au jour qui suit la fin d'une angoisse, que l'tre tout entier avait d ressentir, colle son corps et son me?

    Plaisons-nous rencontrer, dans l'Athnes de Thucydide, cette flamme, mme timide, d'humanit, surtout travers un texte qui ne cle aucune ombre. Car nous pouvons faire confiance l'auteur de La guerre du Ploponnse pour ce qui est de livrer une image sans complaisance de la nature humaine x ! Aussi ne rendrons-nous que plus volontiers justice la Cit d'Athna de ce qu'elle ne donna point d'exutoire cruel ses souffrances. Combien de fois, en effet, lors des grandes calamits publiques, n'a-t-on pas vu des populations chercher et trouver des responsables de leurs preuves ! En particulier, quand survenait ce

    Mal que le Ciel en sa fureur Inventa pour punir les crimes de la terre,

    1. Renvoyons seulement aux pages qu'il a consacres la guerre civile de Corcyre : III, 82-84; elles sont presque gnantes d'actualit... XXe sicle.

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 425

    le Moyen Age comme les temps modernes connurent de ces remontes d'humanit primitive qui font place au sacrifice du bouc missaire. Ce bouc missaire exig par la foule, nous l'avons dj rencontr, aux derniers sicles de l'Antiquit paenne : c'tait alors le chrtien (encore ne saurions-nous dceler rien qui ressemblt un pogrom avant la lettre). Aux xive et xve sicles, le bouc missaire tait, Madrid, le Franais ; Ble, Genve, Strasbourg, Francfort, le Juif1; Milan, en plein xvne sicle, on fit revivre un genre d'inculpation o l'atroce le dispute l'absurde, contre de malheureux barbiers semeurs de peste : qui pilait d'innocentes pommades pouvait de ce fait risquer le bcher sur le simple soupon de fabriquer un onguent diabolique base de poudre extraite de bubons ! Ce fut l'honneur d'Alessandro Manzoni que de ne s'tre pas content de consacrer les magnifiques pages que l'on sait, dans son chef-d'uvre : I Promessi Sposi, la peste qui avait dsol le Milanais en 1630 2 ; avec la Storia dlia Colonna infme, qu'il publiait en 1840, il attirait l'attention sur le procs intent lors de cette peste, aux infortuns untori que la vindicte publique accusait de graisser pendant la nuit les portes des demeures o la peste allait bientt frapper...

    L'Athnes de Thucydide n'avait pas cherch de bouc missaire. Ou plus exactement, elle n'exprima son amertume que sous des formes somme toute modres. Quand l'pidmie dbarqua au Pir e, le bruit courut que les Peloponnesiens avaient empoisonn les citernes ; aprs tout, ils avaient bien tent d'affamer le pays d'Attique, en dtruisant ses rcoltes ! Un peu plus tard, au plus fort du dcouragement, la Cit manifestera sa rancur l'homme qui lui avait dmontr le caractre inluctable de la guerre. Ce Pricls, dont elle avait cout si longtemps les conseils et notamment sans se dpartir de sa confiance au cours des quinze annes prcdentes voil qu'elle le tient maintenant pour responsable des souffrances qu'elle endure. Et c'est avec noblesse que Pricls3 prend la parole l'Assemble, moins pour se disculper

    1. Citons une fois de plus le remarquable article de H. Mollaret et J. Brossolet, qui fournit maint renseignement sur les cruauts qu'engendrrent les grandes pestes.

    2. Cet ouvrage clbre eut sa premire publication en 1827, et l'on connat le rle qu'il joua dans le Risorgimento littraire. Pour sa reconstitution de l'histoire de Milan pendant la peste, Manzoni avait eu recours des relations contemporaines de l'pidmie, en particulier Ripamonti, De peste quae fuit anno 1630.

    3. Pricls devait succomber l'pidmie l'anne suivante. D'aprs Plutarque, Vie de Pricls, 38, ce n'est pas sous sa forme aigu, mais sous les espces d'une lente consomption, qu'elle l'aurait emport.

    Bulletin Bud 28

  • 426 A PROPOS DE LA PESTE )) D'ATTiNES

    que pour dtourner ses concitoyens de conclure avec Sparte une paix qui et t prmature :

    Je m'attendais me trouver en butte votre animosit, car j'en perais bien les motifs. ...Quand survient en effet un accident entre tous imprvisible, la surprise brutale qu'il provoque est profondment dmoralisante. C'est bien ce qui vous est arriv avec cette pidmie, jointe vos autres souffrances1.

    Les Athniens manifestrent leur animosit Pricls, en lui refusant la magistrature qu'il avait illustre tant d'annes durant : en 430, il ne fut pas rlu stratge ; en outre, il se vit infliger une amende de cinquante talents. Mais, peu aprs :

    avec cette inconstance dont les foules sont coutumires, les Athniens le rlirent stratge et lui confirent de nouveau la direction des affaires 2.

    * * *

    Aux crivains que devait tenter par la suite la description d'une pidmie, Thucydide aura lgu avant tout la composition dfinitive du tableau : si claire, conduite avec une telle matrise dans l'ordre d'entre successive de tous ses lments, qu'elle se reconnat sans peine, non seulement dans le rcit de l'historien byzantin, mais encore, et plus tard, travers celui que la peste noire devait inspirer Boccace, et qui introduit son Dcamron. Dans la Prface de sa traduction3, Jean Bourciez avait not, propos des tenants de la premire Renaissance italienne , laquelle appartient Boccace :

    Si beaucoup de leurs ides et de leurs croyances les rattachent au Moyen Age, ils appliquent, dans le domaine de l'art, des procds dont l'closion marque une forme nouvelle. La lecture attentive et intelligente des Latins leur donne le sens de l'quilibre. Comme la Divine Comdie et les Sonnets de Ptrarque, le Dcamron est un chef-d'uvre de composition harmonieuse.

    Les Latins, dira-t-on? En quoi cette remarque pourrait -elle concerner Thucydide? D'autant plus que Boccace s'tait mis assez tard au grec, et qu'il est fort douteux qu'il ait eu la connaissance directe de La guerre du Ploponnse : bien que l'ouvrage ait fait l'objet d'un travail philologique vers 1280 4,

    1. Thucydide, II, 60-61. 2. Id, Ibid., 65. 3. Publie dans les Classiques Garnier , Paris, 1952. 4. Consulter ce sujet : Mme J. de Romilly, Thucydide, guerre du

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 427

    donc antrieurement au temps de Boccace, et s'il n'avait jamais cess de faire partie du patrimoine de l'Orient grec, il ne semble gure avoir t pratiqu par les rudits occidentaux avant le dbut du xvie sicle. Et c'est pourtant Thucydide que l'auteur du Dcamron doit la composition harmonieuse d'une peinture qui est celle de Florence atteinte de la peste en l'an 1348. Il la lui doit... par Lucrce interpos.

    Rappelons, en effet, que Lucrce, peu avant le milieu du Ier sicle avant notre re, avait rendu Thucydide la forme d'hommage qui est celle des grands auteurs latins, l'gard des Grecs qu'ils pensaient avoir atteint la perfection dans un genre littraire. Du rcit du Xoi(a6, il a fait une imitation . Gardons-nous de donner ici ce terme une rsonance pjorative qui sous-entendrait le plagiat : prenons-le plutt dans le sens de l'imitation musicale d'un thme dj trait, et dont elle peut librement modifier la couleur par des broderies et des modulations. C'est ainsi que la transposition latine du loimos athnien joue dans une tonalit diffrente de l'original, comportant plus d'harmoniques douloureux, accusant les touches sombres ou violentes. Le passage clbre qui termine ( partir du vers 1138) le livre VI du De Rerum Na- tura donne l'ensemble de l'uvre un dramatique final. Il ne nous appartient pas de poser la question de savoir si Lucrce l'avait choisi pour conclusion de son ouvrage, ou si sa mort prmature que certains ont pu croire volontaire l'a empch de poursuivre. Disons seulement que la majorit de ses exgtes penche pour la premire hypothse. De toute manire, le pote qui, en disciple d'picure, avait passionnment tent de convaincre son lecteur et peut- tre de se convaincre d'abord lui-mme que la peur de la mort et des puissances clestes tait sans fondement, nous quitte, aprs avoir ouvert de merveilleuses perspectives sur l'infini sidral, sur un tableau de la condition humaine livre aux caprices cruels d'un Destin qui a pris figure du Hasard1. Et si Lucrce a choisi de l'emprunter Thucydide, c'est bien parce qu'il trouvait dans son rcit tous les lments de la dtresse du corps et de l'me au sein d'un malheur collectif.

    Bien plus qu'un enchanement de faits, c'est une succession d'images qui se lvent du pome latin, paradoxalement plus ralistes et pathtiques que la relation du tmoin direct.

    Un exemple, parmi d'autres : propos des malades qui, torturs par la soif, cherchaient avidement l'eau froide, on

    Ploponnse, texte et traduction, d. Collection des Universits de France , livre I, introduction : II : Le texte (p. xxv-xxvi).

    1. Nous recommandons ici la lecture d'un article de A. Michel, Le hasard et la ncessit : de Lucrce aux modernes, publi dans le Bulletin de V Association Guillaume Bud dans son numro de juin 1971, p. 253 sqq.

  • 428 A PROPOS DE LA (( PESTE D'ATHNES

    se souvient que Thucydide crit : En proie une soif inextinguible, ils allaient se jeter dans les citernes. Et Lucrce : D'autres, en grand nombre, tombrent la tte la premire au fond des puits vers lesquels ils s'taient trans la bouche ouverte (trad. Henri Clouard).

    Chez le Romain figure mme une scne d'agonie1 qui n'est pas dans Thucydide, et o nous pouvons reconnatre l'rudit imprgn de lectures hippocratiques, l'ami du fameux Ascl- piade qui avait confr la mdecine un tour picurien dans la pratique autant que dans la thorie. La toute dernire vision sur laquelle nous laisse, avec le livre VI, le De Rerum Natura est celle des bchers funbres d'Athnes ; mais Lucrce la corse d'un accent romantique en imaginant des luttes sanglantes entre les familles endeuilles, autour cls cadavres clandestins !

    C'est sans doute parce qu'ils ont jug l'imitation latine du Xoi[i.6 mieux accorde la couleur des angoisses du xxe sicle, tellement familiaris avec la mort sous son visage de violence et d'aveugle injustice, sensibilis aussi par de sourdes menaces d'anantissement des hommes, que les crivains modernes2, tents par le thme de l'pidmie, ont t des lecteurs de Lucrce, plutt que de Thucydide 3 ; et nous pensons ici tout particulirement Albert Camus. En tous lieux que survole le sombre cavalier de l'Apocalypse de saint Jean, mont sur son cheval blme , la ville que dcime la peste de Camus, la ville qui s'teint et dont les enfants meurent au berceau dans le Jeu de massacre de Ionesco, par del les intentions morales et philosophiques particulires, c'est bien le symbole d'une humanit cerne par la Mort, qui constitue le ressort dramatique fondamental.

    Mais les aurions-nous, ces Villes littraires, s'il n'y avait

    1. Vers 11 82 1196. 2. Il n'entrait videmment pas dans notre propos d'esquisser une

    anthologie de la pestis chez les potes latins. Nous avons donc laiss volontairement de ct des vers d'OviDE (Mtamorphoses , VII, 518 sqq.) et de Lucain (Pharsale, 80 sqq.), o il est question d'pidmie. Quant au morceau bien connu de Virgile, qui termine le livre III des Gor- giques ( partir du vers 474), on sait qu'il dcrit une pizootie.

    3. Chateaubriand, dans les Mmoires d'outre-tombe (t. IV de l'dition du centenaire, tablie par Maurice Levaillant), consacre un chapitre au cholra de 1832, o il se livre des rminiscences rudites sur la littrature de l'pidmie. Mais il est douteux qu'il ait lu le texte de Thucydide, puisqu'il lui fait dire que la peste d'Athnes avait pour origine le feu de la colre cleste ! Paul Mazon, cit p. 59, n. 4, pensait que la documentation historique de ce chapitre avait d tre puise htivement, ajouterons-nous dans les articles qui traitrent cette anne-l de l'pidmie. De toute manire, rendons au moins cette justice Chateaubriand : il fait bien de Thucydide le pre de toute la ligne littraire de la peste !

  • THUCYDIDE ET LA LITTRATURE DE L'PIDMIE 429

    eu jadis la ralit vcue par une Athnes o guerre et p associs infligrent d'authentiques preuves? S'il n'y avait eu, surtout, le gnie de Thucydide pour montrer que l'pidmie fait jouer, dans l'tre comme dans son groupe, tant de cordes essentielles, qu'elle claire d'un jour singulier la connaissance de l'homme en un moment o rgne la mort omniprsente, et o s'impose brutalement l'ternel scandale de la souffrance?

    Ainsi, travers un Xoi[jt.6 historique, Thucydide aura cr Un de ces grands archtypes par quoi l'inspiration de l'Occident, alors mme qu'elle s'exprime dans un langage d'actualit, ne cesse pas de s'abreuver aux sources de l'ancienne Hellade.

    Avec le rcit du loimos , un archtype que l'on pourra juger un peu hautain : mais parce qu'il est le reflet de l'historien qui prenait ses distances avec son sujet, pour le mieux mesurer et comprendre ; du Grec qui, refusant de nous imposer sa propre sensibilit, a prfr nous atteindre par la souverainet de l'intelligence.

    Alice Gervais, Matre assistant d'histoire ancienne

    la Facult des Lettres de Montpellier.

    InformationsAutres contributions de Alice GervaisCet article cite :Michel Alain. Le hasard et la ncessit : De Lucrce aux modernes. In: Bulletin de l'Association Guillaume Bud, n2, juin 1971. pp. 253-269.

    Cet article est cit par :Loraux Nicole. Un absent de l'histoire ? [Le corps dans l'historiographie thucydidenne]. In: Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 12, 1997. pp. 223-267.

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