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Les Odes d’Horace au miroir de la lyrique grecque archaïque 49 Collection Études et Recherches sur l’Occident Romain – CEROR 49 Textes réunis par Bénédicte DELIGNON Nadine LE MEUR et Olivier THÉVENAZ La poésie lyrique dans la cité antique

Actium aux confins de l'iambe et de la lyrique

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Les Odes d’Horace au miroirde la lyrique grecque archaïque

49

Collection Études et Recherches

sur l’Occident Rom

ain – CEROR

49

Textes réunis par Bénédicte DELIGNON

Nadine LE MEUR

et Olivier THÉVENAZ

La poésie lyrique dans la cité antique

L A P O É S I E L Y R I Q U E

D A N S L A C I T É A N T I Q U E

L E S O D E S D ’ H O R A C E

A U M I R O I R D E L A L Y R I Q U E G R E C Q U E A R C H A Ï Q U E

La poésie lyrique dans la cité antique

Les Odes d’Horace au miroir de la

lyrique grecque archaïque

Textes réunis par Bénédicte DELIGNON, Nadine LE MEUR et Olivier THÉVENAZ

Actes du colloque organisé les 6–8 juin 2012 par l’ENS de Lyon, HiSoMA (UMR 5189) et

l’Université de Lausanne

Diffusion Librairie De Boccard 11, rue Médicis

PARIS

Lyon, 2016

Directeur de la collection :

Benjamin Goldlust

Comité éditorial :

Pascal Arnaud Christian Bouchet

Michèle Brunet Bruno Bureau

Bernadette Cabouret Pascale Giovannelli-Jouanna

Marie Ledentu Christian Nicolas Gérard Salamon Jean Schneider

ISBN : 978-2-36442-058-8 ISSN : 0298 S 500 Diffusion De Boccard – 75006 Paris © CEROR 2016 – Tous droits réservés – Dépôt légal février 2016

Actium aux confins de l’iambe et de la lyrique*

Olivier THÉVENAZ Université de Lausanne

Lorsqu’on étudie le rôle de la poésie dans la cité en comparant lyrique

latine et modèles grecs archaïques, un poème vient spontanément à l’esprit : l’Ode 1.37 d’Horace, célébrant la victoire décisive du futur Auguste à Actium, dont l’incipit (Nunc est bibendum) reprend celui d’un chant d’Alcée de même mètre (fr. 332.1 Voigt : Νῦν χρῆ µεθύσθην). Ce cas est certes fort bien connu, en particulier pour les difficultés d’interprétation posées par la caractérisation positive de Cléopâtre à la fin de l’ode (j’y reviendrai). Sans prétendre proposer une solution définitive à ces problèmes, je crois toutefois que ce poème, et plus généralement le traitement du thème d’Actium dans les Épodes et les Odes d’Horace, mérite un réexamen.

Dans l’Ode 1.37, on le sait, l’invitation initiale à boire (Nunc est bibendum), assortie de la précision qu’il eût été jusque-là sacrilège de sortir le Cécube des celliers des aïeux (v. 5-6 : antehac nefas depromere Caecubum / cellis auitis), répond à la question initiale de l’Épode 9 (v. 1-4 : Quando repostum Caecubum ad festas dapes… bibam ?). Mais aucune étude n’a abordé en détail, du point de vue du genre littéraire, le rapport de cette ode avec l’iambe, qui peut non seulement faire réfléchir aux implications poétiques d’un événement politique marquant, mais aussi donner un nouvel éclairage sur certains problèmes exégétiques.

Mon point de départ sera une suggestion analogue, mais relative à l’Épode 9, dans une note en bas de page d’un article de A. Barchiesi1 :

The post-Actian allusions position this poem as ideally the last in the compositional order of the collection, and since the beginning looks ahead to Carm. 1.37 and its question is neatly answered by the beginning of 1.37, and the end of the poem already suggests lyric celebrations, we can conclude that the central poem of the seventeen-poem sequence has been designed to enact the boundary between iambos and lyric.

* Outre ma gratitude pour les échanges féconds du colloque de Lyon, j’aimerais exprimer ici une

reconnaissance particulière à Marie Minger, dont la lecture m’a beaucoup aidé à améliorer la version initiale de cet article.

1 BARCHIESI A. (2001) : p. 157, n. 41. LYNE R. O. A. M. (1995) : p. 25-29 et 40-43 montre bien le rôle charnière d’Actium dans le discours horatien (sans distinction de genre) ; pour d’autres références, voir les analyses infra.

ACTIUM AUX CONFINS DE L’IAMBE ET DE LA LYRIQUE

Je ne m’attarde pas pour l’instant sur l’idée d’anticipation des célébrations lyriques dans l’Épode 9 ; j’y reviendrai plus loin dans mon analyse du texte. Un autre point souligné ici aura son importance dans ma démonstration : le rapport entre l’ordre de composition des poèmes et leur position dans le livre. Si l’Épode 9 est au centre du recueil iambique de dix-sept poèmes, celui-ci s’ouvre également sur Actium dans l’Épode 1, ce qui montre bien qu’Horace choisit cette bataille pour délimiter son livre d’iambes. Quant à l’Ode 1.37, elle a dans le recueil lyrique une position non moins signifiante : l’avant-dernière (et non la dernière) du livre I, au milieu d’une clausule de trois poèmes symposiaques (1.36-38). Mais dans l’immédiat, ce qui m’intéresse est l’idée selon laquelle ce poème sur la bataille d’Actium marque la limite entre iambe et lyrique et regarde en avant vers l’Ode 1.37. Elle a pour corollaire que cette dernière, au-delà de la limite, regarde en arrière vers l’iambe, ce que montrera l’étude de détail. Quant à l’Épode 1, qui annonce la bataille encore à venir, elle se situe avant la limite et regarde vers l’iambe dont elle ouvre le recueil, mais à mon sens aussi vers la lyrique, ou en tout cas vers la limite qui les sépare.

La bataille d’Actium, moment historique unique, fonctionne ainsi comme une charnière non seulement politique, mais aussi poétique : elle fait l’objet d’un traitement tant iambique que lyrique, et c’est à ce recoupement à la fois temporel et générique que je m’intéresse ici. Mon but est de montrer la position qu’occupe ce moment politique dans le discours poétique horatien. Horace, nous le verrons, le fait assez nettement coïncider avec la limite entre iambe et lyrique (il y a un avant et un après Actium, tout comme il y a un recueil d’Épodes et un recueil d’Odes), mais s’ingénie à souligner précisément la transition, la phase où il y a déjà de la lyrique dans l’iambe ou encore de l’iambe dans la lyrique, en particulier autour d’Actium. J’étudierai donc les poèmes consacrés à ce thème dans les deux recueils d’Horace, les Épodes et les Odes, en étant attentif aux liens qui les unissent et à la manière dont, en se répondant et en se distinguant les uns des autres, ils aident à définir l’iambe et la lyrique.

Le choix d’une telle approche s’inscrit dans un cadre plus large, qui plaide pour une prise en compte commune des Épodes et des Odes. Il ne fait certes aucun doute qu’Horace, de son point de vue post-alexandrin, distingue les genres de l’iambe d’un côté et de la lyrique de l’autre : il compose des recueils séparés, cite des auctores différents. À l’ouverture des Odes, aspirant à être inclus au canon (Carm. 1.1.34 : quod si me uatibus lyricis inseres), il emploie même spécifiquement l’adjectif « lyrique » (les modernes préfèrent souvent la notion moins problématique de µέλος ou « mélique »). Mais les liens qu’Horace établit entre ces « genres » – ici autour d’Actium, ailleurs en traitant de façon nuancée les mêmes thèmes, ou en jouant avec les tons dans les Épodes et avec des mètres épodiques ou des références à l’iambe dans les Odes – poussent à les aborder de manière conjointe. Par ailleurs, si l’on pense moins en termes de genre que d’énonciation, en lien avec les modèles archaïques, il est d’autant plus justifié d’associer iambe et lyrique que ces formes ont en commun un statut de poésie d’action et, en partie, des modes et contextes de performance (réelle en

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Grèce archaïque, fictionnelle chez Horace). Il est ainsi intéressant, comme le font plusieurs contributions au présent volume (et d’autres études aussi), d’aborder l’iambe et l’élégie en lien avec le µέλος, mais aussi les Épodes d’Horace en lien avec ses Odes et avec ces différentes formes archaïques2.

La question qui se pose ici en particulier est celle de la transition d’une forme et d’un ton à l’autre, entre continuité et rupture. On pourrait aborder cette question sous divers angles, en étudiant les différents liens établis par Horace entre Épodes et Odes. Je me limiterai ici, dans le cadre fixé par ce volume et en raison de son importance programmatique pour les deux recueils, à celui du discours politique autour d’Actium. Mais j’introduirai l’analyse des trois poèmes relatifs à Actium en étudiant la mise en scène rétrospective de cette continuité par l’Horace des Épîtres, dont le point de vue me semble éclairant.

De l’iambe à la lyrique :

la continuité entre Épodes et Odes aux yeux de l’Horace des Épîtres

Horace évoque l’un après l’autre l’iambe et la lyrique dans deux passages

célèbres des Épîtres, que je reprends ici brièvement dans l’ordre chronologique inverse.

Iambe et lyrique dans l’Épître aux Pisons

Dans l’Art poétique, évoquant les spécificités des formes poétiques, Horace caractérise l’iambe et la lyrique ainsi (Ars 79-85)3 :

Archilochum proprio rabies armauit iambo ; hunc socci cepere pedem grandesque cothurni, 80 alternis aptum sermonibus et popularis uincentem strepitus et natum rebus agendis. Musa dedit fidibus diuos puerosque deorum et pugilem uictorem et equum certamine primum et iuuenum curas et libera uina referre. 85 « La rage a armé Archiloque de l’iambe qui lui est propre. Ce pied, les socques et les imposants cothurnes l’ont chaussé, lui qui s’adapte aux conversations alternées, qui vainc les grondements du peuple, et qui est né pour l’action. La Muse a donné à la lyre de représenter les dieux et les enfants des dieux, le vainqueur au pugilat et le premier cheval à la course, les soucis des jeunes gens et le vin qui libère. »

Si Horace identifie le genre iambique à son mètre (v. 79 : iambo, repris par hunc… pedem au vers suivant), comme il le fait juste avant pour l’épopée et l’élégie, il représente en revanche la lyrique par l’instrument de musique qu’est la

2 Un regard d’ensemble sur µέλος, iambe et élégie est proposé par exemple par le récent Cambridge

Companion to Greek Lyric : BUDELMANN F. (2009). Pour les liens entre épinicie et iambe, voir ici même la contribution d’Antonio Aloni. Pour une approche commune des Épodes et des Odes d’Horace, je renvoie dans ce volume aux réflexions de Mario Citroni sur la nouveauté du choix de ces formes comme poésie civique.

3 Les traductions des textes antiques sont miennes.

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lyre (v. 83 : fidibus). Sa définition a trait aux contenus que lui confie la Muse : listés dans l’ordre canonique, ceux-ci vont des dieux et des héros aux hommes, descendant des épinicies aux poèmes érotiques et aux chants de banquet. Plus que par ses thèmes, l’iambe se distingue quant à lui par son caractère et son ton : marqué par la rage, il s’adapte à la conversation et triomphe des bruits de la foule, ce qui le rend approprié aux genres tant comique que tragique. Surtout, il est décrit comme une arme (v. 79 : armauit) et comme un mètre « né pour l’action » (v. 82 : natum rebus agendis). De son côté, le mode d’expression de la lyrique est évoqué par le verbe referre, mis en évidence à la toute fin du passage (v. 85), où il s’oppose à l’idée d’agere qui clôt les vers sur l’iambe (v. 82). Je traduis ce verbe par « représenter » plutôt que par « rapporter », car il s’agit non d’un simple récit, mais d’une re-présentation orale, accompagnée de la lyre. Mais il est vrai que les speech acts de la lyrique se réduisent ici à la célébration, et que l’iambe apparaît par contraste comme le vrai mètre de l’action, une distinction qui prendra tout son sens lorsque nous étudierons la transition entre iambe et lyrique autour d’Actium. Horace fait aussi référence à l’iambe dans un autre passage de l’Épître aux Pisons, mais en tant que mètre et non comme forme poétique (ce qui explique pourquoi la lyrique, qui n’est pas un mètre, n’y a pas sa place). Il l’y décrit comme un « pied rapide » qui, pour gagner en calme et en gravité, a fini par accueillir « il n’y a pas si longtemps » les stables spondées « dans ses droits paternels », « avec bienveillance et patience », mais sans céder toute sa personnalité4. Comme l’a bien montré A. Barchiesi, on a ici affaire à un adoucissement de l’iambe, parallèle à l’humanisation de l’œuvre d’Archiloque par Horace, dont nous allons maintenant étudier la présentation dans l’Épître 1.19.

Iambe et lyrique dans l’Épître 1.19

Horace, c’est connu, évoque dans l’Épître 1.19 sa production iambique et lyrique, dans des vers réputés difficiles. Ce n’est pas ici le lieu de revenir en détail sur ces difficultés ; je me limiterai donc à présenter l’interprétation – et la traduction – que je crois juste pour le vers le plus problématique (v. 28) et à replacer le passage entier (v. 21-34) dans le contexte plus large de l’épître, qui aide à le comprendre5. Cela permettra de faire ressortir plus clairement le point qui m’occupe ici, à savoir la continuité qu’Horace établit entre iambe et lyrique, en présentant étonnamment le rôle lyrique d’Alcée, qu’il recrée, comme celui d’un anti-Archiloque.

4 Hor. Ars 251-262, en partic. 251-258 : syllaba longa breui subiecta uocatur iambus, / pes citus ;

unde etiam trimetris adcrescere iussit / nomen iambeis, cum senos redderet ictus, / primus ad extremum similis sibi; non ita pridem, / tardior ut paulo grauiorque ueniret ad auris, / spondeos stabilis in iura paterna recepit / commodus et patiens, non ut de sede secunda / cederet aut quarta socialiter. BARCHIESI A. (2001) : p. 144-146.

5 Pour une exégèse de ce passage difficile dans son contexte, voir CUCCHIARELLI A. (1999), dont je ne m’écarte ici que pour la syntaxe de pede : il en fait un ablatif de limitation de mascula (« Sappho, mâle pour ce qui est du mètre »), mais je préfère le rattacher à temperat (et donc aux deux poètes) ; en regard du mètre, Sappho et Alcée adaptent Archiloque en l’adoucissant (dans cette lecture, temperare s’oppose à mutare et désigne non un changement complet, mais la dilution d’un vin trop fort, une reprise dosée de façon plus douce).

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Précédant l’épilogue du livre I des Épîtres, ce poème adressé à Mécène est une réflexion sur la poésie, sur les notions d’inspiration et d’imitation d’un côté (v. 1-20), de réception et de réponse à la critique de l’autre (v. 35-49). À la transition entre ces deux volets, notre passage illustre la théorie par l’exemple du poète et introduit la réaction du public. Je m’intéresse ici au premier aspect. Au début du poème, Horace présente ses principes de création d’une façon plaisante et subtile. Face à la poésie inspirée et à l’imitation, il prône une troisième voie : de même qu’il ne suffit pas de s’enivrer pour être inspiré (on n’imite là que les vices des poètes inspirés, sans en être un, et on gagne seulement une mauvaise haleine au réveil), de même il ne suffit pas de singer (v. 13 : simulet) le regard farouche, les pieds nus et la toge courte de Caton pour recréer (v. 14 : repraesentet) ses mœurs et sa vertu. Au lieu de vouloir reproduire des traits particuliers (on n’arrive à imiter que les défauts, sans atteindre les qualités visées), la bonne imitation, pour Horace, doit chercher à re-présenter ou re-créer un rôle. Cette forme d’imitation inspirée, non pas servile, mais libre, fait œuvre nouvelle tout en redonnant vie à un modèle, d’une façon en définitive assez proche de la µίµησις grecque. C’est pour illustrer ce principe qu’Horace évoque ensuite sa carrière iambique et lyrique (Epist. 1.19.21-34) :

libera per uacuum posui uestigia princeps, non aliena meo pressi pede. qui sibi fidet, dux reget examen. Parios ego primus iambos ostendi Latio, numeros animosque secutus Archilochi, non res et agentia uerba Lycamben. 25 ac ne me foliis ideo breuioribus ornes quod timui mutare modos et carminis artem, temperat Archilochi Musam pede mascula Sappho, temperat Alcaeus, sed rebus et ordine dispar, nec socerum quaerit, quem uersibus oblinat atris, 30 nec sponsae laqueum famoso carmine nectit. hunc ego, non alio dictum prius ore, Latinus uolgaui fidicen. iuuat inmemorata ferentem ingenuis oculisque legi manibusque teneri. « Libres étaient les pas que, dans un domaine vierge, j’ai posés

en premier conquérant : mon pied, je ne l’ai pas imprimé sur les traces d’autrui. Qui aura confiance en soi sera le guide et dirigera l’essaim. Moi, le premier, j’ai montré au Latium les iambes de Paros, suivant les rythmes et l’esprit d’Archiloque, mais non ses sujets et ses mots attaquant Lycambe. Et ne va pas me décorer de lauriers plus réduits parce que j’ai craint de changer les mesures et la manière du poème : du point de vue du pied, elle adapte la Muse d’Archiloque en l’adoucissant,

la mâle Sappho, il l’adapte, Alcée, mais il s’en distingue par les sujets et la disposition, et il ne poursuit pas un beau-père pour le souiller de vers noirs, ni ne tresse en un poème infâme une corde à passer au cou de sa fiancée. Ce poète, par nulle autre bouche exprimé jusque-là, moi, chanteur latin de la lyre, je l’ai montré au peuple. Il me plaît, quand je présente

ce que nul n’a rappelé, que purs soient les yeux qui me lisent et les mains qui me tiennent. »

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Horace revendique d’abord sa liberté à conquérir (on note le double sens de princeps au v. 21, qui résonne avec l’image du dux au v. 22) un domaine vierge, pour ce qui est du mètre en particulier (avec le jeu sur pede). De façon en apparence paradoxale, cette originalité libre consiste d’abord à re-présenter les iambes de Paros. Mais Horace, outre la nouveauté de son entreprise en latin, défend aussi l’indépendance de sa recréation d’Archiloque : il reprend ses rythmes et son esprit, non ses sujets et sa violence verbale ; autrement dit, il garde la forme et le caractère de ses iambes, mais les adoucit. Horace est plus précis encore en répondant par anticipation à la critique qui lui reprocherait un manque d’originalité du fait qu’il n’a pas osé, outre les sujets et les mots, changer les mètres et le type de poème (v. 27 : quod timui mutare modos et carminis artem). Il se justifie à l’exemple de Sappho et d’Alcée : eux aussi – dans un genre différent – n’ont fait qu’« adapter en adoucissant » (temperare) les mètres d’Archiloque (v. 28-29 : temperat Archilochi Musam pede mascula Sappho, / temperat Alcaeus), plutôt que d’en changer (mutare) – référence à la théorie de la dérivation, qui fait provenir les rythmes éoliens des mètres archiloquiens par ajout ou soustraction de syllabes6. Cet argument permet à Horace non seulement de se présenter comme d’autant plus légitimé, au sein même du genre iambique, à ne pas tout changer d’Archiloque, mais aussi, grâce à l’évocation de ses modèles éoliens, de passer au rappel de sa production lyrique, et en particulier à sa re-présentation de la voix d’Alcée (v. 32-33 : hunc ego, non alio dictum prius ore, Latinus / uolgaui fidicen).

J’aimerais souligner ici deux points. D’une part, on notera qu’Horace place ses propres modèles iambique et lyriques dans une continuité, ce qui lui offre précisément une transition entre son activité de poète iambique et lyrique : de même qu’Archiloque est suivi par Sappho et Alcée, de même Horace recréateur d’Archiloque est suivi par Horace recréateur de Sappho et d’Alcée ; l’adoucissement de la poésie d’Archiloque par l’Horace des Épodes comme par les poètes éoliens rend même l’iambe horatien plus proche encore de la lyrique. Le second point concerne spécifiquement les vers relatifs aux modèles lyriques, souvent avancés pour montrer qu’Horace préfère Alcée à Sappho (je ne suis pas sûr que cela soit si clair, mais c’est une autre question7). On dit en général qu’Horace y insiste sur les sujets d’Alcée. Mais si l’on regarde attentivement les vers 30-31, sur lesquels se fonde cette idée, on remarque que ce sont en réalité les sujets d’Archiloque qui sont évoqués, pour dire qu’ils ne sont pas ceux d’Alcée et que ce dernier, comme l’Horace iambique, ne traite pas les siens avec la même violence. Cet Alcée est donc un non-Archiloque ou un Archiloque adouci, ce qui sera intéressant pour le rapport de l’Ode 1.37 aux Épodes 1 et 9.

En gardant en arrière-plan ce regard rétrospectif d’Horace sur la continuité qu’il établit entre ses Épodes et ses Odes, je vais aborder ces trois textes l’un après l’autre dans l’ordre des recueils, qui reflète la succession des situations historico-politiques (avant Actium – à Actium – après Actium) et des

6 CUCCHIARELLI A. (1999) : p. 332 et n. 8, avec références. 7 Pour un argument faisant de Sappho un modèle aussi important qu’Alcée, voir WOODMAN A. J.

(2002).

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genres (avant la limite entre iambe et lyrique – à la limite – après la limite). Pour souligner les liens et les transitions de l’un à l’autre, je me focaliserai surtout sur les temps verbaux et les marqueurs génériques, qui situent ces poèmes par rapport à la bataille d’Actium et les uns par rapport aux autres, d’un point de vue politique et poétique.

Avant Actium : l’Épode 1 et le futur de l’iambe et de la lyrique

Ibis Liburnis inter alta nauium, amice, propugnacula, paratus omne Caesaris periculum subire, Maecenas, tuo. quid nos, quibus te uita si superstite 5 iucunda, si contra, grauis ? utrumne iussi persequemur otium non dulce, ni tecum simul, an hunc laborem, mente laturi decet qua ferre non mollis uiros, 10 feremus et te uel per Alpium iuga inhospitalem et Caucasum uel occidentis usque ad ultimum sinum forti sequemur pectore ? roges tuum labore quid iuuem meo, 15 imbellis ac firmus parum : comes minore sum futurus in metu, qui maior absentis habet, ut adsidens implumibus pullis auis serpentium adlapsus timet 20 magis relictis, non, ut adsit, auxili latura plus praesentibus. libenter hoc et omne militabitur bellum in tuae spem gratiae, non ut iuuencis illigata pluribus 25 aratra nitantur mea pecusue Calabris ante Sidus feruidum Lucana mutet pascuis, neque ut superni uilla candens Tusculi Circaea tangat moenia. 30 satis superque me benignitas tua ditauit ; haud parauero quod aut auarus ut Chremes terra premam, discinctus aut perdam nepos. « Tu iras sur les Liburnes au milieu, mon ami, des hautes forteresses navales, prêt à affronter tous les périls de César au prix du tien, Mécène. Qu’en est-il de nous, dont la vie, si tu survis, 5 est plaisante, mais pénible sinon ? Obéirons-nous à l’ordre de poursuivre le loisir, alors qu’il n’est doux qu’avec toi, ou, prêts à porter ce labeur avec un esprit qui convient aux hommes sans mollesse, 10 le porterons-nous et, soit à travers la chaîne des Alpes et le Caucase inhospitalier, soit jusqu’au dernier golfe de l’occident,

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te suivrons-nous d’un cœur courageux ? Tu pourrais demander en quoi j’aiderais ton labeur par le mien, 15 moi qui suis inapte à la guerre et trop peu solide : en t’accompagnant, je serai moins dans la crainte, qui occupe plus fortement les absents, tout comme l’oiseau veillant sur ses petits sans plumes craint davantage l’approche des serpents 20 quand il les abandonne, alors que même s’il était là, il ne leur porterait pas mieux secours en les voyant présents. De bon gré, cette guerre et toutes les autres, on les combattra dans l’espoir de ta grâce, et non pour que plus de bœufs sous le joug 25 aident les efforts de mes charrues ou que mon bétail puisse, avant la canicule, changer de pâture, de Calabre en Lucanie, ni pour avoir juste sous les hauteurs de Tusculum une villa éclatante touchant les murailles de Circé. 30 Bien assez et davantage, ta bienveillance m’a enrichi ; je ne me serai pas procuré cela pour, tel l’avare Chrémès, l’enfouir sous terre, ou pour le dilapider tel un jeune débauché. »

L’Épode 1 ouvre le recueil iambique dans un registre politique : composée sans doute après Actium (les deux premiers vers, qui présentent des traits du mythe augustéen, sont plus probables ex eventu), elle situe son temps dramatique avant la bataille et avant la limite entre iambe et lyrique tracée par le poème médian du livre, ce qui est conséquent avec sa position à l’ouverture8. De façon cohérente, elle est presque entièrement tournée vers le futur.

Le futur domine ainsi nettement la partie initiale du poème (v. 1-14). Ce dernier s’ouvre sur la 2e personne du futur du verbe « aller » (v. 1 : Ibis), qui introduit la résolution de Mécène à accompagner César Octavien à la bataille (v. 1-4). Il interroge ensuite le comportement de la première personne (v. 5-14), un nous renvoyant sans doute au poète comme représentant du groupe des amis de Mécène (v. 2 : amice) et partisans de César, reflet du groupe des φίλοι qui forment le public, souvent réuni au banquet, de l’iambe grec archaïque9. À ce nous se présente une alternative, aussi au futur : poursuivre l’oisiveté (v. 7 : utrumne… persequemur otium), ou alors endosser ce fardeau et suivre Mécène (v. 9-11 : an hunc laborem… feremus et te… sequemur… ?). Il y a certes un présent émettant une généralité sur l’état d’esprit avec lequel il convient à des 8 Pour la probable référence ex eventu aux légères Liburnes triomphant des puissants vaisseaux

d’Antoine (alors que chaque flotte avait des « forteresses navales »), voir CAVARZERE A. (1992) : p. 118 et WATSON L. C. (2003) : p. 58, avec références. Pour les aspects historiques, WISTRAND E. (1958) reste fondamental ; voir aussi le très bon article de NISBET R. G. M. (1984). KRAGGERUD E. (1984), qui attribue les propugnacula à Octavien (p. 24), va jusqu’à rapporter a posteriori toutes les Épodes politiques à Actium ; cette position est excessive, mais il est juste de distinguer le temps dramatique (fictionnel) d’un poème du moment de sa composition et de celui de sa publication ; ce dernier est ici déterminant au moins pour les poèmes initial et médian du recueil.

9 MANKIN D. (1995) : p. 49 et 51 (cf. 6-9) et CAVARZERE A. (1992) : p. 118 (cf. 28-34, où il souligne que la variété thématique des Épodes est liée à l’iambe archaïque et aux divers intérêts du groupe, politiques et autres) ; WATSON L. C. (2003) : p. 62 réduit ce poème à un témoignage d’amitié personnel et minimise la portée de la contextualisation politique. KRAGGERUD E. (1984) : p. 29-32 voit ici et plus loin des renvois à la coniuratio totius Italiae de 32 av. J.-C., une suggestion qui ne repose certes sur aucun indice textuel marqué, mais est en accord avec cette contextualisation, impliquant plus largement la société à qui est destiné le livre publié.

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hommes sans mollesse d’assumer cette tâche, mais il est aussi subordonné à un participe futur indiquant la disposition du nous à soutenir ce labeur à venir (v. 9-10 : mente laturi decet / qua ferre non mollis uiros).

La partie médiane du poème (v. 15-22) dévie légèrement du futur. Elle s’articule autour d’un subjonctif d’éventualité : Mécène pourrait se demander en quoi le « labeur » du poète lui serait utile (v. 15 : roges tuum labore quid iuuem meo). La réponse du je revient cependant au futur par une périphrase (participe futur et présent de esse) marquant à nouveau la disposition du locuteur, qui craindra moins en accompagnant son ami (v. 17 : comes minore sum futurus in metu). Elle est expliquée par une considération gnomique sur la peur et illustrée par l’image d’un oiseau craignant plus pour ses petits l’arrivée des serpents quand il les laisse seuls (v. 18-22). Ces deux généralités sont naturellement formulées au présent, mais toujours par rapport à la même éventualité, et à propos de la peur, qui concerne le futur. On trouve d’ailleurs là aussi un participe futur, certes à valeur conditionnelle (l’oiseau n’apporterait pas plus d’aide à ses petits en étant présent), mais identique à celui employé plus tôt par le nous pour se représenter « prêt à porter » le labeur de Mécène (v. 22 : latura ; v. 9 : laturi), et anticipant sa décision de l’accompagner (il ne lui apportera pas plus d’aide, mais éprouvera ainsi moins de crainte).

Après cette partie centrale marquée par l’éventualité et la généralité (exprimées par des présents du subjonctif et de l’indicatif respectivement), mais orientée vers le combat à venir à l’aide de participes futurs, la fin du poème est à nouveau clairement marquée par le futur. Ce temps est mis en évidence à la fin du premier vers de cette partie finale (v. 23-34), où le je dit qu’il fera de bon gré cette guerre et les autres (v. 23-24 : libenter hoc et omne militabitur / bellum)10. Ce futur est renforcé par l’expression du but : il le fera dans l’espoir que Mécène en soit reconnaissant (v. 24 : in tuae spem gratiae), mais non pour s’enrichir (v. 25-30 : finales niées au subjonctif). Quant à l’ultime phrase du poème (v. 31-34), elle commence certes par rappeler au passé que le poète s’est déjà suffisamment enrichi grâce à Mécène, mais le parfait ditauit, rejeté au début du vers 32, est à son tour remis dans une perspective future dès la fin du même vers par le futur antérieur parauero, puis par les deux subjonctifs à valeur de but premam (v. 33) et perdam (v. 34) : il ne va ni enterrer ni dilapider ce qu’il a (ou aura) acquis grâce à la générosité de Mécène11.

Le poème met ainsi en question le rôle futur du poète, porte-parole du groupe, en regard de l’action de Mécène dans la bataille à venir, et le discours ne s’écarte de ce futur que pour s’appuyer sur quelques réflexions générales au présent et sur un bref rappel au passé du lien déjà ancien qui unit le poète à son puissant ami. De fait, l’autre élément marquant du poème, qui toutefois ne

10 La tournure au passif impersonnel (dont les commentaires notent qu’elle suppose une

construction unique de militare avec objet interne) n’implique peut-être pas seulement le je : en tout cas, la phrase répond à la question du début du poème, posée en nous ; après ce passif impersonnel (v. 23-24), on repasse certes au je (v. 25-34), mais on peut y voir un mouvement analogue au passage de la première à la deuxième partie, d’un moment où le poète parle en tant que représentant du groupe à un autre où il focalise sur son propre cas de poète.

11 Pour cet emploi du futur antérieur, « whereby the tense expresses the certainty of the predicted result », voir WATSON L. C. (2003) : p. 73.

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réduit pas la perspective d’Actium à un simple prétexte, est évidemment le rapport d’amicitia unissant le je-nous du poète au tu de Mécène, explicite dès l’apostrophe du début du vers 2 (amice), une relation parallèle à celle – également hiérarchisée – de Mécène à César évoquée ensuite (v. 3-4 : paratus omne Caesaris periculum / subire, Maecenas, tuo)12. Si Mécène est prêt à affronter pour César les dangers de la guerre, la réponse à la question des vers 5-6 sur l’attitude du nous est dès lors évidente. Mais c’est encore sa relation au tu qui le pousse néanmoins à présenter une alternative : obéira-t-il à son ordre (iussi) de poursuivre son loisir (v. 7-8) ou accompagnera-t-il son ami en portant son labeur (v. 9-14) ? Et c’est toujours cette relation qui lui permettra de résoudre ce conflit de loyauté : face à l’otium qui n’est doux qu’avec l’ami (v. 7-8 : otium / non dulce, ni tecum simul), le je choisira le labor parce que sa compagnie lui permet d’avoir moins peur (v. 15-22). Ce « labeur », qui demande un esprit convenant à des hommes sans mollesse (v. 9-10 : mente… decet / qua ferre non mollis uiros) et un cœur courageux (v. 14 : forti… pectore), consiste à suivre Mécène dans ses expéditions extrêmes (v. 11-14). Mais pour le poète, dont Mécène se demande en quoi il l’aiderait (v. 15 : roges tuum labore quid iuuem meo) et qui se reconnaît lui-même inapte à la guerre et trop peu ferme (v. 16 : imbellis ac firmus parum), quel sera ce rôle de « compagnon » (v. 17 : comes) ?

On perçoit dans ces vers des échos éclairants du poème 11 de Catulle, adressé à Furius et Aurélius, qui seraient les « compagnons » du poète (11.1 : Furi et Aureli, comites Catulli) même s’il s’aventurait dans les contrées les plus extrêmes, évoquées dans un long parcours de trois strophes (11.1-12), que rythme une anaphore de siue / seu rappelée ici par uel… uel… : le je de l’Épode 1 est prêt à suivre Mécène « à travers la chaîne des Alpes » (v. 11 : uel per Alpium iuga) tout comme Furius et Aurélius iraient avec Catulle « au-delà des sommets des Alpes voir les trophées du grand César » (11.9-10 : siue trans altas gradietur Alpes / Caesaris uisens monimenta magni) ; il cite le « Caucase inhospitalier » (Epod. 1.12 : inhospitalem et Caucasum), substitut à la série de lieux orientaux eux aussi affublés d’adjectifs imposants chez Catulle (11.2-8 : siue in extremos penetrabit Indos / […], / siue in Hyrcanos Arabasue molles, / seu Sagas sagittiferosue Parthos, / siue quae septemgeminus colorat / aequora Nilus) ; il mène sa route « jusqu’au dernier golfe de l’occident » (Epod. 1.13 : uel occidentis usque ad ultimum sinum), tout comme Catulle termine la sienne chez les « derniers Bretons » (11.11-12 : ulti- / mosque Britannos), la vision finale de l’ultime baie du couchant répondant à l’image initiale, également marine, de l’aurore chez Catulle (11.3-4 : litus ut longe resonante Eoa / tunditur unda). Le parcours d’Horace est ainsi moins militaire que poétique ; ou en tout cas, Horace regarde vers Actium – car le cadre politique est important – et évoque Catulle13. 12 Mettant en avant ce thème, WATSON L. C. (2003) : p. 51 réduit le cadre historique à un

« backdrop against which Horace can explore the nature of his amicitia with Maecenas », alors même qu’il reconnaît l’importance du lien entre φιλία et guerre chez le modèle Archiloque repris ici (voir encore infra et n. 15) et le parallèle de la loyauté de Mécène à Octavien (p. 53).

13 On perçoit même dans la description d’un Mécène prêt à faire face à tous les périls de César (v. 3-4 : paratus omne Caesaris periculum / subire) un dernier écho du poème 11, où Furius et Aurélius sont « prêts » à « tout » affronter (11.13-14 : omnia haec… temptare simul parati). Si le locuteur

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Horace n’évoque d’ailleurs pas seulement Catulle. On sent la présence de Callimaque, à qui fait peut-être allusion le premier mot du poème (Ibis), et qui ouvre son recueil d’Iambes en se présentant comme un Hipponax ne chantant pas la guerre contre Boupalos (Iamb. 1.3-4 : φέρων ἴαµβον οὐ µάχην ἀείδοντα / τὴν Βουπάλειον), posture adoptée et rejetée à la fois par l’imbellis qui va faire la guerre14. Mais alors que Callimaque place sa recréation du genre iambique sous l’autorité d’Hipponax, le principal modèle archaïque auquel Horace réfère la sienne est Archiloque. A. Barchiesi et S. J. Harrison relèvent la présence du poète de Paros dans l’Épode 1, de l’apostrophe initiale à l’ami prêt à partir en mer sur de petits bateaux affronter de grands dangers à la fable de l’oiseau craignant pour ses petits menacés par les serpents, mais mettent aussi en évidence des éléments anti-archiloquiens, en particulier la présentation du poète comme inapte à la guerre : l’Archiloque re-présenté par Horace dans un cadre social marqué par la hiérarchie et non l’égalité aristocratique est ainsi, pour reprendre et traduire S. J. Harrison, « un Archiloque réduit, tant poétiquement que sociologiquement »15.

S. J. Harrison note aussi la présence du poème 11 de Catulle dans l’Épode 1 et pense à un modèle archiloquien commun16. Sans vouloir rejeter cette hypothèse, j’aimerais insister sur la référence à Catulle, et à ce poème en particulier. Catulle est le prédécesseur latin d’Horace pour l’iambe dans les Épodes, tout comme il le sera pour la lyrique dans les Odes. Or, ce poème de Catulle se situe entre lyrique et iambe. Composé en strophes sapphiques, il est de forme lyrique, traite un thème érotique lié à d’autres poèmes de type lyrique (en particulier le 51, seul autre poème en strophes sapphiques), et se clôt sur une comparaison nostalgique renvoyant à la lyrique de Sappho. En même temps, il contient des éléments iambiques, par exemple l’apostrophe sans doute ironique à Furius et Aurélius, et surtout le message de congé extrêmement cru qu’il les prie, en guise de dernière expédition, de transmettre à sa puella. Si le poème 11 de Catulle est un poème lyrique tendant vers l’iambe (sans qu’il soit facile de déterminer quel aspect prime), l’Épode 1 d’Horace est un poème iambique qui, à mon sens, envisage déjà la lyrique, tout en choisissant clairement l’iambe.

De façon frappante, avant de se déclarer résolu à prendre du service dans « cette guerre et toutes les autres » (v. 23-24), le poète se reconnaît « inapte à la

reprend face à Mécène non le rôle du poète Catulle, mais celui de ses compagnons, c’est le rôle de ces compagnons que Mécène reprend face à César, ce qui montre la différence sociologique et politique avec Catulle. Pour les possibles allusions de ces vers aux projets militaires d’Octavien, au second plan derrière Catulle, voir WATSON L. C. (2003) : p. 65-66.

14 WATSON L. C. (2003) : p. 51 : « the choice of subject-matter is a subtle way of announcing, as Callimachus had at the beginning of his first Iamb, that readers can expect some dilution of the virulence which had characterized archaic iambos. » Pour l’allusion à l’Ibis de Callimaque, HEYWORTH S. J. (1993). Pour la présence cachée de Callimaque dans les Épodes, voir BARCHIESI A. (2001) : p. 158 et CAVARZERE A. (1992) : p. 21-26.

15 BARCHIESI A. (2001) : p. 154-157, et surtout HARRISON S. J. (2001b) : p. 167-174 : les parallèles déterminants sont, pour le départ en mer sur un frêle esquif au milieu de grands dangers, Archil. fr. 24.1-2 West2 (cf. fr. 105), et fr. 172-181 West2 pour la fable de l’oiseau et des serpents (où Archiloque insiste sur la vengeance de l’aigle dont les petits ont été tués par le serpent, ce qu’Horace inverse en image d’amitié et de protection).

16 HARRISON S. J. (2001b) : p. 169-170.

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guerre et trop peu solide » (v. 16 : imbellis ac firmus parum)17. L’adjectif imbellis est intéressant, dans la mesure où il se réfère deux fois à la lyrique dans le premier livre des Odes : en particulier, dans la recusatio de l’Ode 1.6, il qualifie la lyre, contrôlée par une Muse puissante interdisant au poète de faire un éloge de César ou d’Agrippa que rabaisserait son manque de génie (1.6.9-12 : dum pudor / imbellisque lyrae Musa potens uetat / laudes egregii Caesaris et tuas / culpa deterere ingeni), ne le laissant chanter que les banquets et les amours18. Le je de l’épode serait ainsi apte à la lyre, non à la guerre. Par ailleurs, ce je reçoit l’ordre de poursuivre un otium – thème central chez Catulle – qui est sans doute celui du poète lyrique, ou en tout cas celui d’un poète sans lien avec la lutte civique. On assiste même ici à une inversion du motif de la recusatio, où le poète avance l’ordre d’Apollon ou d’une Muse pour justifier son refus de traiter les exploits militaires d’un patron et son choix de sujets humbles19. Ici, l’ordre de suivre la voie de l’otium et non de la guerre est celui du patron plutôt que d’un dieu, et ce n’est pas un dieu, mais le lien même d’amicitia avec le patron qui justifie le refus de cet ordre dans une situation ne permettant pas la douceur de l’otium partagé, et qui conduit au choix de la guerre.

Dans ce contexte poétique, il ne faut probablement pas – ou en tout cas pas seulement – percevoir ce choix comme militaire : le poète lui-même reconnaît, en se comparant à l’oiseau de la fable, que sa présence n’amènera aucun secours effectif. Au seuil du recueil des Épodes, ce labor du poète, c’est l’iambe, qu’Horace présente justement dans l’Art poétique – on l’a vu – comme une arme (v. 79 : armauit), et qui constitue une sorte de militia amicitiae (et non amoris, pour reprendre l’inversion de la recusatio) : voilà en quoi consiste le bellum de l’imbellis qui, pour être trop peu solide (firmus parum), n’en est pas pour autant un mollis uir, et qui suivra Mécène avec un cœur courageux (forti… pectore) de poète iambique. Une telle lecture métapoétique s’appuie non seulement sur les échos de Catulle et d’Archiloque (voire de Callimaque), mais aussi sur la fin du poème, qui, quant à elle, renvoie à la comédie (et peut-être par là au genre satirique aussi pratiqué par Horace), et surtout sur la place de ce poème en tête du livre des Épodes. Dans ce contexte, même l’expédition de Mécène prend un caractère poétique : la phrase initiale du poème, qui dit qu’il va naviguer sur les Liburnes au milieu des hautes forteresses navales (v. 1-2 : Ibis Liburnis inter alta nauium, / amice, propugnacula), avec le renvoi au mouvement (et à l’Ibis de Callimaque ?) et l’opposition entre la légèreté des embarcations et la grandeur des vaisseaux ennemis, peut aussi se lire comme une annonce du genre avec lequel Mécène progressera dans le recueil qui s’ouvre, l’iambe rapide

17 Les commentaires renvoient à la formule homérique ἀπτόλεµος καὶ ἄναλκις (Hom. Il. 2.201, 9.35

et 41), ce qui confirme le caractère non épique du poète (voir infra et note suivante). Pour firmus parum et déjà non mollis, CAVARZERE A. (1992) : p. 121 perçoit un possible jeu d’Horace sur son cognomen Flaccus (cf. Epod. 15.12).

18 Hor. Carm. 1.6.17-20 : nos conuiuia, nos proelia uirginum / … in iuuenes… / cantamus… L’autre occurrence de imbellis au livre I des Odes est relative à la cithare de Pâris qui fuit la guerre (1.15.14-15 : grataque feminis / inbelli cithara carmina diuides ; le v. 31 qualifie Pâris de mollis). L’adjectif apparaît encore deux fois dans les Odes, mais sans lien avec la poésie (3.2.14, 4.4.31), et une fois dans les Épîtres, en lien indirect avec le poète (1.7.44-45 : paruum parua decent ; mihi iam non regia Roma, / sed uacuum Tibur placet aut inbelle Tarentum).

19 Pour la recusatio, voir la mise au point de LYNE R. O. A. M. (1995) : p. 31-39, avec références.

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et léger – le pes citus de l’Art poétique (v. 252) – opposé à des formes élevées (épiques).

À l’ouverture, l’Épode 1 pose ainsi le cadre du recueil en présentant au futur la bataille d’Actium comme la limite vers laquelle il regarde : jusque-là, le genre adapté au contexte de guerre civile est l’iambe. Mais l’otium partagé, qu’elle pose comme encore impossible, se fait tout proche dans le poème médian du recueil, qui évoque cette limite et la lyrique à venir.

Au moment d’Actium : l’Épode 9 entre iambe et lyrique, passé et futur

Quando repostum Caecubum ad festas dapes uictore laetus Caesare tecum sub alta (sic Ioui gratum) domo, beate Maecenas, bibam sonante mixtum tibiis carmen lyra, 5 hac Dorium, illis barbarum, ut nuper, actus cum freto Neptunius dux fugit ustis nauibus, minatus Vrbi uincla quae detraxerat seruis amicus perfidis ? 10 Romanus, eheu (posteri negabitis), emancipatus feminae fert uallum et arma miles et spadonibus seruire rugosis potest interque signa turpe militaria 15 sol adspicit conopium. at huc frementis uerterunt bis mille equos Galli canentes Caesarem hostiliumque nauium portu latent puppes sinistrorsum citae. 20 io Triumphe, tu moraris aureos currus et intactas boues ? io Triumphe, nec Iugurthino parem bello reportasti ducem neque Africanum, cui super Carthaginem 25 uirtus sepulcrum condidit. terra marique uictus hostis punico lugubre mutauit sagum. aut ille centum nobilem Cretam urbibus, uentis iturus non suis, 30 exercitatas aut petit Syrtis Noto aut fertur incerto mari. capaciores adfer huc, puer, scyphos et Chia uina aut Lesbia uel, quod fluentem nauseam coerceat, 35 metire nobis Caecubum : curam metumque Caesaris rerum iuuat dulci Lyaeo soluere. « Le Cécube mis de côté pour le banquet de fête, quand donc, joyeux de la victoire de César, le boirai-je, bienheureux Mécène, avec toi (comme il plaît à Jupiter) sous ta haute demeure, tandis que résonnera le chant mêlé de la lyre et des flûtes, 5 dorien par l’une et barbare par les autres,

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comme naguère, quand, chassé sur les flots, le chef Neptunien a fui sur ses navires brûlés, lui qui menaçait Rome des chaînes qu’il avait ôtées à des esclaves perfides, lui, leur ami ? 10 Le Romain, hélas ! (vous le nierez, postérité) vendu comme possession à une femme, porte pour elle pieu et armes en soldat ; d’eunuques ridés il accepte même d’être l’esclave, et au milieu – honte ! – des enseignes militaires, 15 le soleil aperçoit… une moustiquaire. Mais voici qu’ont tourné vers nous leurs chevaux écumants deux mille Gaulois chantant César, et que dans le port se cachent les poupes des navires ennemis, repliées vers la gauche. 20 Io Triomphe, qu’as-tu à faire traîner les chars d’or et les bœufs sans tache ? Io Triomphe, pas même la guerre de Jugurtha ne t’a donné de ramener un chef pareil, pas même l’Africain, pour qui la vertu a érigé 25 un tombeau sur les ruines de Carthage. Vaincu sur terre et sur mer, l’ennemi a changé la tunique pourpre contre celle du deuil. Soit il va atteindre la noble Crète aux cent villes avec des vents qui ne lui sont pas favorables, 30 soit il gagne les Syrtes agitées par le Notus, soit il est ballotté sur une mer incertaine. Apporte ici, garçon, des coupes plus grandes et des vins de Chios ou de Lesbos ou, pour arrêter les flots de la nausée, 35 répartis-nous le Cécube : le souci et la crainte pour les affaires de César, il me plaît de les délier grâce au doux Liber.

En regard de l’Épode 1, qui était clairement tournée vers le futur, l’Épode 9 présente une temporalité bien plus complexe. Dans l’ensemble et pour simplifier, elle oscille entre le futur et le passé plus ou moins proches (avec de chaque côté un point d’ancrage temporel plus lointain), autour d’un présent qui apparaît en mouvement, en déplacement de ce passé vers ce futur. Il convient de clarifier cette temporalité fluctuante en un examen de détail lié à la structure du poème, qui s’articule en trois parties principales marquées par des allocutaires différents, et de souligner par la même occasion les analogies et différences avec l’Épode 1.

La partie initiale (v. 1-10) est adressée à Mécène, comme l’Épode 1 : mais alors qu’il y était appelé « ami » (1.2-4 : amice… Maecenas), il est qualifié cette fois de « bienheureux » (9.4 : beate Maecenas). Deuxième lien nuancé : César, dont le nom précède celui de Mécène dans les deux poèmes, en danger au début du livre (1.3 : Caesaris periculum), se profile en vainqueur au milieu (9.2 : uictore… Caesare). Nul besoin désormais d’insister sur la relation politique et hiérarchique d’amicitia qui justifiait la participation du poète à la guerre : ce qui importe, c’est la joie de la victoire (9.2 : laetus). Troisième lien entre ces deux débuts : tecum disait dans le premier poème l’impossibilité du loisir doux sans la compagnie de Mécène (1.7-8 : otium / non dulce ni tecum simul) et marque, dans le second, l’imminence de réjouissances communes que Jupiter approuve (9.3 : tecum sub alta – sic Ioui gratum – domo). Le bonheur partagé de la

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victoire semble imminent, mais les réjouissances ne sont pas encore réalisées : comme dans l’Épode 1, encore, c’est au futur et à la forme interrogative que le je de l’Épode 9 demande quand il boira avec Mécène « le Cécube réservé pour le banquet de fête » (9.1-4 : quando repostum Caecubum ad festas dapes / … tecum… bibam… ?). À son tour, ce parallèle se double d’une différence, qui pose la complexité temporelle du poème : les réjouissances futures sont comparées à celles qui, dans un passé assez récent (v. 7-10 : ut nuper…), ont marqué la défaite également navale du « chef Neptunien », Sextus Pompée.

Le poème est ainsi suspendu entre un futur et un passé de célébrations. Or, dans le texte, les deux vers faisant la jointure entre futur et passé évoquent les aspects musicaux de la célébration, où la lyre se mêle aux flûtes en un chant mi-dorien mi-barbare (v. 5-6 : sonante mixtum tibiis carmen lyra, / hac Dorium, illis barbarum) : il y a ici un renvoi clair à la lyrique (au µέλος), à ses deux instruments d’accompagnement, souvent mêlés dans les épinicies de Pindare, et aux caractères ou modes auxquels ils sont liés, plutôt grave pour la lyre dorienne et plutôt exubérant pour la flûte d’origine orientale20. La lyrique est présentée comme hybride (peut-être en lien avec la joie à la fois raisonnable et excessive de la victoire et le caractère barbare de l’ennemi), et la question de sa relation à l’iambe est légitime, d’abord en raison du genre du poème même (et du recueil) où elle est évoquée, et aussi parce que juste après, la comparaison avec le passé penche vers l’iambe.

Ainsi, dans les vers au parfait rappelant les réjouissances lyriques récentes, la périphrase « chef Neptunien » désignant Sextus Pompée crée, à l’enjambement, un contraste sarcastique avec sa déroute sur l’élément dont il se prétend maître (v. 7-8 : actus… freto Neptunius / dux fugit)21. De plus, les deux derniers vers de cette partie initiale rappellent le passé de ce passé (au moyen d’un participe parfait suivi d’un indicatif plus-que-parfait) sur un mode iambique clair : on notera l’image forte des chaînes qui, ôtées à des esclaves, menacent Rome, et surtout l’attaque contre le chef présenté comme l’ami de ces esclaves, qui plus est taxés de perfidie (v. 9-10 : minatus Vrbi uincla quae detraxerat / seruis amicus perfidis). Cette amicitia-là, opposée à celle du poète avec Mécène (et César) dans l’Épode 1, lie le rival politique aux esclaves qui l’entourent jusque dans l’ordre des mots (alors que Mécène était entouré de dangers en 1.1-2 : inter alta nauium, / amice, propugnacula)22. La première bataille navale civile, au passé, annonce la seconde, au présent, qui accentuera encore ce registre iambique, mais toujours en le mettant en relation avec des éléments lyriques célébrant la victoire.

20 MANKIN D. (1995) : p. 162 renvoie à une série de passages de Pindare (notamment O. 3.8-9)

pour le mélange de lyre et d’aulos. Dans les Odes d’Horace, les deux instruments apparaissent, mais plutôt dans des alternatives : Carm. 1.1.32-34 (neque… nec), 1.12.1-2 (uel), 3.4.1-4 (seu… seu…), 3.19.18-20 (où les instruments se taisent) ; ce n’est que plus tard, à l’ouverture et à la clôture du livre IV, qu’on les trouve vraiment mêlés (4.1.22-24, 4.15.2 et 30). Je renvoie aux commentaires pour la question des modes musicaux et l’origine orientale des flûtes.

21 Le sarcasme de actus… freto placé à côté de Neptunius et de fugit à côté de dux (opposé aussi à actus) est noté en particulier par CAVARZERE A. (1992) : p. 175.

22 Ces effets de disposition des mots sont relevés notamment par CAVARZERE A. (1992) : p. 120 et p. 175.

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La partie médiane, la plus longue et la plus complexe (v. 11-32), n’a pas d’allocutaire à proprement parler, mais est marquée par deux apostrophes génériques, l’une – en incise – à la postérité (v. 11 : posteri), l’autre au dieu du Triomphe (v. 21 et 23 : io Triumphe). Autour de ces apostrophes, la structure présente un balancement de deux vagues quasi parallèles (de 6+4 et 6+6 vers : v. 11-20 et 21-32), articulées chacune en deux volets, l’un discursif au présent (v. 11-16 et 21-26), l’autre narratif-descriptif passant du parfait au présent (v. 17-20 et 27-32)23. L’ensemble contient l’évocation du conflit, de la situation de départ jusqu’aux suites de la bataille, avec comme pivot central (entre les v. 20 et 21) le moment de la victoire.

Le premier volet de la première vague (v. 11-16) s’enchaîne parfaitement à la fin de la partie initiale. Alors que les deux vers précédents (v. 9-10) motivaient la bataille de Nauloque par la honte antérieure, le scandale évoqué ici est celui qui précède la bataille d’Actium et la justifie. Mais il ne s’agit plus d’un rappel au passé : nous sommes ici dans le discours même, qui, après avoir été suspendu entre futur et passé, fixe son présent – temporairement – avant l’affrontement24. Pour le dire autrement, on est ici en plein dans l’iambe. Et en regard de la comparaison au passé, le discours iambique est plus féroce encore. Antoine, ignoré, n’est pas même désigné par une périphrase analogue à Neptunius dux. Cela met d’autant plus en relief le résultat de son action : pire que Sextus Pompée, qui était l’ami d’esclaves perfides (v. 10 : seruis amicus perfidis), il a été jusqu’à faire de citoyens romains des esclaves, qui plus est en les vendant à « une femme », désignation méprisante de Cléopâtre, pour qui ces soldats vont au combat (v. 11-13 : Romanus… / emancipatus feminae / fert uallum et arma miles). Dans ce premier membre de phrase, l’adjectif Romanus, placé en tête et suivi de l’interjection de dépit eheu, puis d’une incise soulignant le scandale, se réfère au substantif miles, dont il est détaché en un long hyperbate, hyperbate qui met en relief en son centre l’autre épithète, et avec elle la dégradation subie par les soldats romains vendus à une femme (emancipatus feminae), tout en faisant ressortir l’origine civile du conflit25. Ce n’est pas tout : ces soldats sont

23 CAVARZERE A. (1992) : p. 173, après avoir montré la fluidité de certaines transitions (les v. 7-10,

liés par la syntaxe à la section initiale, anticipent l’iambe des v. 11-16 ; les v. 21-22, liés à 23-26 par le refrain io Triumphe, réagissent à 17-20) propose une structure différente, thématique et quasi symétrique (où p. ex. la fuite de Sextus Pompée, v. 7-10, détachée du début, est reprise par celle d’Antoine, v. 27-32) ; pour mettre en relief les rapports de temps et de types de discours, je préfère la structure syntaxique et énonciative suivie par MANKIN D. (1995).

24 Ce présent d’avant la bataille, qui entre en conflit avec celui d’après la victoire à la fin du poème, a troublé les critiques, les poussant à placer le poème qui avant, qui après Actium, qui à Rome, qui sur place, et a suscité des lectures irréalistes pour rendre compte soit du présent prophétique de la fin, soit de celui, passé, du début. Il faut seulement distinguer moment de composition et temps dramatique du poème ; ce dernier est mobile – vignettes successives sur l’avant, le pendant et l’après – comme le voit NISBET R. G. M. (1984) : p. 11-17 (cf. WATSON L. C. (2003) : p. 312) ; de même, le lieu, d’abord indéfini, se situe ensuite devant Actium et se fixe enfin sur un bateau. Pour une bonne mise au point sur les différents problèmes d’interprétation, voir BARTELS C. (1973).

25 Certains critiques identifient le Romanus… miles comme Antoine lui-même, mais le singulier collectif pour les soldats d’Antoine est nettement préférable : fert uallum et arma s’explique mieux et emancipatus garde son sens de « transférer à la possession d’autrui », donc « vendre », plus percutant encore s’il s’agit d’autrui. Une allusion à l’asservissement d’Antoine lui-même à Cléopâtre est toutefois probable (en particulier sous la moustiquaire qui prend la place de la tente du général à la fin de ce passage). Pour tout ce paragraphe, voir les commentaires.

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esclaves non seulement d’une femme, mais même des eunuques ridés au service de celle-ci (v. 13-14 : et spadonibus / seruire rugosis potest), des êtres eux-mêmes perçus à Rome comme des esclaves et des symboles de perversion sexuelle. Enfin, comble de l’effémination et de la soumission à une reine orientale, entre les enseignes militaires, à la place de la tente du général, surgit avec d’autant plus de force que de retard dans la syntaxe, ultime mot de cette section, la moustiquaire (v. 15-16 : interque signa turpe militaria / sol adspicit conopium). On notera au début que l’incise fait porter ce discours iambique jusqu’à la postérité qui, dans un futur lointain, ne voudra pas en croire le contenu (v. 11 : posteri negabitis).

Ce discours iambique au présent cède la place dans le second volet (v. 17-20) à un récit au passé débouchant sur un présent : introduit par la particule at marquant le passage brusque à une nouvelle phase, le parfait du récit fait avancer le présent du discours à un moment qui s’avèrera postérieur à la victoire. Le récit se réduit à un seul fait terrestre, le ralliement des cavaliers Galates, décrits comme des « Gaulois chantant César » (v. 17-18 : at huc frementis uerterunt bis mille equos / Galli canentes Caesarem), annonçant ainsi déjà les célébrations de la victoire. L’affrontement naval lui-même n’est pas raconté : le récit au passé fait place à une description au présent des navires ennemis repliés dans le port (v. 19-20 : hostiliumque nauium portu latent / puppes sinistrorsum citae), qui apparaîtra a posteriori comme l’issue de la bataille et le signe de la victoire d’Octavien, au centre parfait du poème. À ce moment précis, l’adjectif hostilium présente le conflit, explicitement civil jusque-là (v. 11 : Romanus), comme une guerre étrangère, dans la ligne de la propagande augustéenne.

La section suivante (v. 21-26) identifie la situation décrite précédemment comme celle de la victoire en entonnant l’amorce d’un chant de triomphe (v. 21 et 23 : io Triumphe). On se retrouve ainsi dans le présent du discours, un discours non plus de critique iambique comme avant (v. 11-16), mais de célébration cette fois. Ce discours est ancré bien sûr dans le présent, maintenant postérieur à la victoire, mais le premier verbe employé, « faire tarder », montre ce triomphe comme encore à venir (v. 21-22 : io Triumphe, tu moraris aureos / currus et intactas boues). C’est donc un présent de l’attente du triomphe, qui est appuyé non par le futur lointain de la postérité incrédule comme plus haut dans le présent iambique, mais par le passé lointain de Marius et de Scipion l’Africain, que surpasse maintenant César (v. 23-26 : io Triumphe, nec Iugurthino parem / bello reportasti ducem / neque Africanum). La comparaison flatteuse avec les héros des guerres africaines de Rome vient contrebalancer la comparaison du début avec la déroute de Sextus Pompée : du conflit civil, on se rapproche d’une guerre étrangère, et le présent du discours, dont le rapport à la lyrique est mis en question dès le début du poème, semble ainsi s’éloigner de son point de référence iambique antérieur.

Le dernier volet de la partie médiane (v. 27-32) reprend le fil de la narration-description interrompue par l’amorce de chant de triomphe ; comme avant (v. 17-20), il s’ouvre sur deux vers de récit au parfait, puis passe à une description au présent. Le récit focalise sur le geste de reconnaissance de défaite

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de l’ennemi, désigné à nouveau comme externe (hostis), ennemi identifié comme Antoine par le manteau pourpre de général qu’il change contre une tunique sombre (v. 27-28 : terra marique uictus hostis punico / lugubre mutauit sagum). L’inversion sarcastique de la formule de triomphe terra marique uictor, appliquée au passif au vaincu (dans une distorsion des faits), et l’adjectif punico, qui crée à côté de hostis une résonance cruelle avec les guerres puniques dont il était question aux deux vers précédents, marquent ici le retour à un registre iambique. On voit ainsi la proximité du chant de triomphe et de l’iambe, qui sont comme les deux faces d’une même monnaie. La partie médiane se clôt sur l’errance des vaincus en déroute (v. 29-32), dans un présent (v. 31 : petit ; v. 32 : fertur) tourné vers le futur (avec le participe futur iturus au v. 30, et l’idée future incluse dans petit, « il gagne »). Le dernier vers, où l’ennemi « est ballotté sur une mer incertaine » (v. 32 : aut fertur incerto mari), montre bien que ce présent est suspendu et incertain pour les vaincus. Or, nous allons voir qu’il l’est aussi pour les vainqueurs, et pour le poète en particulier.

La conclusion de l’Épode 9 (v. 33-38) revient en effet au discours symposiaque initial. Maintenant clairement fixé après la victoire, le discours semble rapprocher la perspective du banquet attendu : il s’adresse à un esclave échanson (v. 33 : puer), Mécène étant associé ici au poète dans un nous (v. 36 : nobis) ; il n’est plus au futur et à la forme interrogative, mais à l’impératif, preuve de son imminence. Il y a peut-être même déjà un banquet : il semble déjà y avoir des coupes, car le garçon est appelé à en apporter de plus grandes (v. 33 : capaciores adfer huc, puer, scyphos) pour verser des vins de Chio ou Lesbos, ou du Cécube (v. 34-36 : et Chia uina aut Lesbia / uel, quod fluentem nauseam coerceat, / metire nobis Caecubum). Mais ce banquet peut-être déjà engagé, appelé à devenir plus grand, n’est pas le même que celui imaginé au début du poème : le Cécube, que l’on retrouve certes, n’est pas ici le vin noble du banquet de fête (v. 1), mais sert à arrêter la nausée ; surtout, les « flots de la nausée » (v. 35 : fluentem nauseam) situent le banquet non pas encore dans la maison de Mécène (v. 3 : tecum sub alta… domo), mais sur un navire à l’issue de la bataille, rapprochant les vainqueurs des vaincus ballottés sur la mer26. Ce banquet final semble ainsi anticiper non sans impatience, et dans un contexte encore suspendu, sur les réjouissances attendues. L’impatience est justifiée par les deux derniers vers, qui déclarent au présent le plaisir – répondant à l’approbation initiale de Jupiter (v. 3 : sic Ioui gratum) – de dissiper par le vin qui délie (avec un jeu de mots sur Lyaeo et soluere) les soucis et la crainte pour les affaires de César (v. 37-38 : curam metumque Caesaris rerum iuuat / dulci Lyaeo soluere). La mention de César renvoie non seulement au début (v. 2 : Caesare), mais aussi à l’Épode 1, en particulier avec la référence à la crainte

26 Les commentateurs s’accordent désormais à référer fluentem nauseam au mal de mer, après un

long débat lié à la controverse historique sur le moment et le lieu dramatique de l’épode (trop souvent confondu avec le cadre de composition). Pace CAVARZERE A. (1992) : p. 180, on peut tout à fait voir dans capaciores un comparatif relatif sans impliquer que le banquet se tient à Rome : il peut avoir commencé sur le bateau, ce que semble penser MANKIN D. (1995) : p. 179 et ce qu’admet WATSON L. C. (2003) : p. 335, ou alors ce banquet-ci doit surpasser les précédents (voir infra et n. 27 pour un banquet d’Archiloque sur un bateau avant la bataille).

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(cf. 1.17 : metu) et aux soucis (cf. 1.3 : Caesaris periculum ; 1.8 : laborem ; 1.15 : labore).

Dans cette fin comme au début, c’est bien sûr la nature du banquet qui m’intéresse, en lien avec la nature de l’ensemble du discours de l’Épode 9. Au début du poème, le Cécube est « réservé pour le banquet de fête » (v. 1 : repostum Caecubum ad festas dapes) où résonnera le chant mêlé de la lyre et des flûtes (v. 5 : sonante mixtum tibiis carmen lyra) : il est le vin noble du banquet lyrique. À la fin, les crus de Lesbos en particulier peuvent renforcer cette lecture métapoétique, en référence aux modèles lesbiens des Odes : les coupes plus grandes peuvent être une image pour les formes lyriques, plus amples et admettant plus de contenu(s) que celles de l’iambe, et le Cécube mettrait fin aux fluctuations et à la nausée du banquet iambique. Mais la question est de savoir quand aura lieu le banquet vraiment lyrique : encore sur le bateau, comme semble le souhaiter avec impatience la fin du poème ? plus tard dans la maison de Mécène ? Comme le début du poème débouchait sur un rappel iambique, on peut se demander si, dans le discours de la partie médiane, l’ébauche de chant de triomphe (v. 21-26), qui prend le relais de l’iambe (v. 11-16), est déjà dans la lyrique ou encore dans l’iambe. Sa présence dans une épode plaide pour la seconde option, de même que le registre iambique qui revient juste après (v. 27) et qui ramène à la comparaison initiale, très iambique, avec les réjouissances ayant suivi la défaite de Sextus Pompée (v. 7-10).

Mais la réponse définitive à cette question viendra de la lyrique, et donc de l’Ode 1.37. Ce qui est clair dans l’Épode 9, c’est que la victoire d’Actium rend possible l’otium lyrique encore impossible dans l’Épode 1, en mettant toutefois en question la lyrique dans son rapport avec l’iambe. Le moment apparaît comme décisif (et supérieur aux plus grandes victoires de Rome), mais est comparé à la victoire sur Sextus Pompée, dont la célébration lyrique est liée à un rappel iambique : la période entre Nauloque et Actium se présente ainsi comme une phase de transition entre iambe et lyrique. On verra comment Horace se positionne dans son recueil lyrique par rapport au moment d’Actium qu’il place comme limite de son recueil iambique. Dans les deux Épodes, en tout cas, il respecte les caractéristiques de l’iambe qu’il énoncera plus tard dans l’Art poétique : sa nature d’arme et de mètre de l’action, d’une part, transparaît dans la première par la référence à la guerre que le poète va mener grâce à lui (1.23-24 : militabitur / bellum), dans la seconde par les attaques (9.7-10, 11-16, 27-28), la célébration de la victoire (9.21-26, au milieu du récit militaire) et l’appel à la réalisation du banquet (9.33-38, 1-6) ; le mouvement du pes citus, d’autre part, se traduit à l’ouverture par les verbes de déplacement au futur (1.1 : ibis ; 1.14 : sequemur), au centre du livre par l’alternance des temps verbaux et la mobilité du présent au fil de l’avancée du discours – symptomatique à cet égard est la manière dont l’iambe s’impatiente du retard du triomphe (9.21-22 : io Triumphe, tu moraris aureos / currus) – et par la référence finale à la fluctuation (9.35 : fluentem ; cf. 31-32 : exercitatas aut petit Syrtis Noto / aut fertur incerto mari).

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Je n’ai pas parlé des modèles de l’Épode 9, car l’analyse des autres marques génériques et des temps verbaux, assez complexe, était déjà riche d’enseignements. Je me contenterai, pour conclure, d’étayer mon analyse par deux rapprochements déjà connus avec des poèmes non iambiques du poète iambique par excellence, Archiloque. D’une part, l’Épode 9 rappelle une élégie dont le contexte est un symposion de veillée d’armes sur un bateau (fr. 2 et 4 West2) : ici, le banquet a lieu après la bataille, ce qui rend d’autant plus intéressant le renvoi à une forme autre que l’iambe27. D’autre part, C. W. Macleod a établi un lien, souligné par le double io Triumphe, avec un poème d’Archiloque où le cri de victoire τήνελλα καλλίνικε est répété trois fois, un µέλος dont l’accompagnement est remplacé par l’onomatopée τήνελλα imitant le son de la cithare (fr. 324 West2) : premier chant énoncé sur le lieu même d’une victoire athlétique par le κῶµος des ἑταῖροι, il est connu par divers témoignages, en particulier par l’Olympique 9 de Pindare (v. 1-5), qui s’affirme après lui comme la vraie célébration lyrique de l’athlète victorieux Épharmoste à son retour à Oponte28. Il est ainsi d’autant plus séduisant de mettre ce proto-chant de victoire lyrique d’un poète iambique en relation avec l’Épode 9 que cette dernière annonce la célébration lyrique à venir, en symétrie avec Pindare rappelant Archiloque. Nous allons maintenant voir que l’Ode 1.37 réalise en partie cette attente d’une sorte d’épinicie militaire, mais renvoie aussi à l’iambe, quoique différemment.

Après Actium : l’Ode 1.37 et l’iambe au passé dans le présent de la lyrique

Nunc est bibendum, nunc pede libero pulsanda tellus, nunc Saliaribus ornare puluinar deorum tempus erat dapibus, sodales. antehac nefas depromere Caecubum 5 cellis auitis, dum Capitolio regina dementis ruinas funus et imperio parabat contaminato cum grege turpium morbo uirorum, quidlibet impotens 10 sperare fortunaque dulci ebria. sed minuit furorem uix una sospes nauis ab ignibus mentemque lymphatam Mareotico redegit in ueros timores 15 Caesar ab Italia uolantem

27 Pour ce rapprochement, voir CAVARZERE A. (1992) : p. 33 (avec n. 81 p. 43) et 173, avec

références. 28 Pi. O. 9.1-5, Archil. fr. 324 West2 ; MACLEOD C. W. (1982) renvoie aussi au fr. 120, un

dithyrambe, terme lié à triumphus et genre dionysiaque évoqué d’ailleurs comme modèle pour l’Ode 1.37 par HARDIE A. (1977).

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remis adurgens, accipiter uelut mollis columbas aut leporem citus uenator in campis niualis Haemoniae, daret ut catenis 20 fatale monstrum ; quae generosius perire quaerens nec muliebriter expauit ensem nec latentis classe cita reparauit oras, ausa et iacentem uisere regiam 25 uoltu sereno, fortis et asperas tractare serpentis, ut atrum corpore combiberet uenenum, deliberata morte ferocior, saeuis Liburnis scilicet inuidens 30 priuata deduci superbo non humilis mulier triumpho. « Maintenant il faut boire, maintenant d’un pied libre il faut frapper la terre, maintenant, pour un festin digne des Saliens, il était temps d’orner le coussin des dieux, camarades. Avant cela, il était interdit de tirer le Cécube 5 des celliers des aïeux, tandis qu’une reine préparait pour le Capitole – folie ! – la ruine et le deuil pour l’Empire avec son troupeau souillé d’hommes honteux et malades, elle, incapable de maîtriser 10 ses fantasques espoirs, par la douce fortune enivrée. Mais il réduisit sa folie, le feu dont réchappa un navire à peine ; son esprit égaré imbibé de vin maréotique, César le ramena à des terreurs vraies : 15 tandis qu’elle volait loin de l’Italie, il poussa sur ses rames, la pressant tel l’épervier de tendres colombes ou le rapide chasseur un lièvre dans les plaines de la neigeuse Hémonie, pour pouvoir mettre aux chaînes 20 le monstre fatal. Mais elle, cherchant une mort plus noble, loin d’agir en femme, ne craignit pas l’épée ni ne se mit à l’abri avec sa flotte rapide sur des côtes cachées : elle osa regarder en face son palais effondré 25 d’un visage serein et, courageuse, manier les âpres serpents, pour boire de tout son corps leur noir venin, rendue plus fière par sa mort délibérée : elle refusait bien sûr aux cruelles Liburnes 30 de la ramener, simple particulière – elle n’est pas humble femme –, à l’orgueilleux triomphe. »

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Dès l’incipit, l’Ode 1.37 regarde en arrière vers l’Épode 9 : elle répond, on l’a dit, à sa question initiale « Quand boirai-je le Cécube ? » (9.1-4 : Quando… Caecubum… bibam… ?) par « Maintenant il faut boire » (1.37.1 : Nunc est bibendum) ; la réponse est même clarifiée à la deuxième strophe, qui ajoute qu’« avant cela, il était interdit de tirer le Cécube des celliers des aïeux, tant qu’une reine préparait pour le Capitole – folie ! – la ruine et le deuil pour l’empire » (v. 5 : antehac nefas depromere Caecubum / cellis auitis, dum Capitolio / regina dementis ruinas / funus et imperio parabat)29. Puisque l’ode cite le vin attendu au début et à la fin de l’épode (9.1 et 36), on pourrait croire qu’elle réalise le chant lyrique espéré. Toutefois, alors que l’iambe imagine un banquet chez Mécène (Epod. 9.3-4 : tecum sub alta… domo, / beate Maecenas), le poème lyrique s’adresse aux « camarades » (Carm. 1.37.4 : sodales) dans le cadre romain du festin rituel des Saliens. Sans affaiblir la relation entre les deux poèmes, l’évocation d’un banquet communautaire, et non privé, crée un décalage dans la réponse30.

L’incipit de l’Ode 1.37 répond à l’Épode 9 tout en faisant écho – c’est connu – au chant d’Alcée qui célèbre la mort du tyran Myrsile : on estime en général qu’Horace, comme Alcée, « arrose » la mort du tyran, en l’occurrence la reine d’Égypte Cléopâtre, et l’on perçoit dans ce motto alcaïque – de façon tout à fait légitime – la marque du passage à un nouveau genre de poésie, une « étiquette » générique qui renvoie à un nouveau modèle31. On peut même faire une lecture métaphorique et métapoétique du « pied libre » (pede libero) mis en évidence à la fin du premier vers : l’adjectif liber, rappelant le dieu du vin Liber (après bibendum), continue au début du poème lyrique le jeu du dernier vers du poème iambique (Epod. 9.38) sur Lyaeo et soluere, sur l’idée de « libérer » et le nom du dieu du vin qui « délie » ; et le « pied » peut souligner que c’est le mètre lyrique qui est « libre » et permet de réaliser le banquet attendu. On a donc de bonnes raisons de penser que ce poème est la célébration lyrique de l’événement décisif dont l’Épode 9 est la proclamation iambique ; qu’il occupe, si l’on veut, la place de l’épinicie de Pindare (O. 9) par rapport au poème d’Archiloque (fr. 324 West2).

Toutefois, ce qu’on ne dit en général pas explicitement, c’est que cet écho alcaïque, sur un point essentiel, détonne : alors que toute l’ode, à l’unisson de la propagande augustéenne, évoque uniquement Cléopâtre et la guerre étrangère contre la reine d’Égypte, le motto initial renvoie à une situation de discorde

29 Voir p. ex. FRAENKEL E. (1957) : p. 159, SYNDIKUS H. P. (2001) : I, p. 323, BARTELS C.

(1973) : p. 284. 30 OLIENSIS E. (1998) : p. 137, qui souligne que rien ne particularise ce banquet, par contraste avec

celui de 1.36 (voir infra et n. 52). Les sodales rappellent les ἑταῖροι d’Alcée, mais le cadre, moins restreint, semble s’étendre à toute la communauté : HARDIE A. (1977) rapproche même l’ode d’un dithyrambe choral et non d’une monodie.

31 C’est la lecture de CAVARZERE A. (1996) : p. 194 : « dopo la vittoria di Cesare, il giambo di Archiloco non ha più ragion d’essere ; la gioia di Orazio, per esprimersi, ha bisogno di un genere nuovo di poesia » ; pour la marque du changement de genre (mètre, modèles et contexte), voir SYNDIKUS H. P. (2001) : I, p. 331. La reprise d’Alcée est notée par tous les commentaires depuis Porphyrion.

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civile32. Alcée justifie son appel à boire par la mort du tyran Myrsile (fr. 332 Voigt : Νῦν χρῆ µεθύσθην καί τινα πρὸς βίαν / πώνην, ἐπεὶ δὴ κάτθανε Μύρσιλος). Le poème d’Horace, lui, ne donne pas tout de suite la raison de son appel à boire, et le lecteur cultivé, qui sait comment poursuit Alcée, pensera à la mort de Marc Antoine, le rival dans la discorde civile, ignoré ensuite. Pourquoi ce motto évoquant fortement la guerre civile dans un poème qui pourtant ne la présente pas comme telle ? Là non plus, le décalage n’est pas rédhibitoire : nul n’ignorait les enjeux internes d’Actium, qui sont de toute façon présents du fait que l’Ode 1.37 répond à l’Épode 9, où ils sont explicites. Mais ce regard vers la guerre civile et vers l’iambe relativise le caractère nouveau et lyrique du poème.

Ces deux étrangetés ne sont pas les seules dans l’Ode 1.37 : les surprises se suivront au fil du poème pour culminer dans le portrait héroïque, diversement interprété, d’une Cléopâtre libre et fière dans la mort, qui échappe à l’humiliation de l’orgueilleux triomphe33. Pour les aborder dans une analyse construite, il convient d’expliciter d’abord la structure de l’ode.

La première partie coïncide avec la strophe initiale, marquée par la triple répétition de l’adverbe « maintenant » (v. 1-2 : nunc…, nunc…, nunc…), soulignant l’ancrage du discours dans le présent : le premier et le deuxième membre du tricôlon sont gouvernés par le présent est (v. 1) ; quant au troisième, il introduit à l’imparfait (v. 4 : tempus erat) une tension qui se focalise sur ce présent marquant la fin d’une attente antérieure (« il était temps ! »), tout en ouvrant le mouvement de rappel du passé développé dans la suite de l’ode34. Introduit par l’indication de temps « avant cela » (v. 5 : antehac), ce rappel occupe tout le reste du poème et constitue donc sa deuxième et dernière partie. Au niveau de l’énonciation, cette seconde partie descriptive et narrative au passé, disproportionnée, est en fait subordonnée au discours présent de la strophe initiale, qu’elle précise en s’en détachant : on pourrait voir l’ensemble de l’ode comme une période unique où les sept dernières strophes justifieraient la première sous forme de parenthèse. Du point de vue de l’énoncé, en revanche, c’est cette seconde partie qui constitue l’essentiel du poème et le mène loin de son point de départ, aux niveaux aussi bien spatial et temporel que discursif : elle l’entraîne en Égypte dans le passé du récit, divisé en trois sections délimitées par

32 Ce point n’est souligné à ma connaissance que par LOWRIE M. (1997a) : p. 145-146. 33 OLIENSIS E. (1998) : p. 137-145 souligne le déroulement surprenant de l’ode et dit que

« Horace’s shift from invective to praise […] remains in an important respect beyond explication, by which I mean that there is no way we could have predicted that the poem would take this particular turn » (p. 145). Elle signale (p. 140 n. 79) deux pôles dans les lectures de DAVIS G. (1991) : p. 233-242 (élévation de l’adversaire grandissant le vainqueur) et de JOHNSON W. R. (1967) : p. 388 (détachement ironique de la propagande réaffirmée ici), mais les interprétations sont très variées : p. ex. PÖSCHL V. (1970) : p. 110-116 (admiration de la magna mors de l’ennemi), WYKE M. (1992) : p. 126 (déféminisation nécessaire pour faire de Cléopâtre un vrai opposant), WEST D. (1995) : p. 185-191 (effet mélodramatique, en accord avec la magnanimité du nouveau régime). Dans leur commentaire, NISBET R. G. M. – HUBBARD M. (1970) : p. 408-411 problématisent non la grandeur du portrait final de Cléopâtre, mais le manque d’humanité pour les vaincus au début.

34 Pour NISBET R. G. M. – HUBBARD M. (1970) : p. 412, tempus erat équivaut à est ; mais LOWRIE M. (1997a) : p. 147 souligne que l’association de l’imparfait à nunc révèle la nature transitoire du temps lyrique et la difficulté de le dissocier de la temporalité historique, dont elle montre ensuite qu’elle est très affirmée dans ce poème, avec une série d’imparfaits et de parfaits inhabituelle chez Horace, et surtout sans retour au présent en clôture.

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des articulations syntaxiques claires (v. 12 : sed ; v. 21 : relatif de liaison quae), et ne le fera jamais revenir à la strophe initiale, à Rome et au présent du discours aux « camarades » (v. 4 : sodales)35. J’en détaille maintenant le contenu.

Dans cette seconde partie entièrement au passé, la première des trois sections, occupant deux strophes diminuées d’un enjambement (v. 5-12), se distingue des deux autres par le fait qu’elle n’est pas au parfait, mais à l’imparfait (v. 5 : antehac nefas [sc. erat] ; v. 8 : parabat). Elle décrit la situation qui précède non seulement le présent du discours, mais aussi le récit proprement dit (introduit par sed au v. 12), dont elle fournit le point de départ. Cette transition du discours au récit s’écarte de la situation initiale et dirige l’attention vers le passé. J’ai déjà noté comment le « avant cela » ouvrant la seconde partie du poème (v. 5 : antehac) répond au triple « maintenant » (nunc) scandant la première strophe, et comment la précision du Cécube naguère interdit (v. 5-6 : antehac nefas depromere Caecubum / cellis auitis) reprend l’appel à boire du début (v. 1 : Nunc est bibendum) en doublant le renvoi à l’Épode 9 (v. 1 et 36 : Caecubum). On ajoutera que la proclamation initiale du retour à la liberté (v. 1 : nunc pede libero) s’explique ensuite par la ruine du Capitole et de l’empire que préparait la reine (v. 6-8 : dum Capitolio / regina dementis ruinas / funus et imperio parabat)36.

Pour ce qui est des modèles et du genre, la section des vers 5-12 présente encore un lien contrasté avec la strophe initiale. On a souvent noté que le thème de la boisson traversait tout le poème, depuis le nunc est bibendum initial et la référence au Cécube (v. 5) jusqu’à la scène finale où il est dit de Cléopâtre qu’elle boit de tout son corps le noir venin des aspics (v. 27-28 : ut atrum / corpore combiberet uenenum) – avec peut-être une allusion au dieu Liber dans la référence initiale au « pied libre » (v. 1 : pede libero), voire dans celle finale à la « mort délibérée » de la reine (v. 29 : deliberata morte) –, en passant par la présentation d’une reine « par la douce fortune enivrée » (v. 11-12 : fortunaque dulci / ebria), puis à l’esprit « imbibé de vin maréotique » (v. 14 : mentemque lymphatam Mareotico)37. On a aussi remarqué que le motto initial adoucissait le modèle d’Alcée en appelant non à « s’enivrer » (fr. 332.1 Voigt : Νῦν χρῆ µεθύσθην), mais plus modérément à « boire » (v. 1 : Nunc est bibendum)38. On

35 PÖSCHL V. (1970) : p. 101 lit le poème comme une longue période unique et propose un

découpage fusionnant la première strophe avec les deux suivantes, ce qui montre la subordination du passé au présent du discours – ou au contraire l’insertion du présent dans le passé. Pour la structure suivie ici, avec d’abord 1, puis 2+2+3 strophes, cf. SYNDIKUS H. P. (2001) : I, p. 325, qui note aussi (p. 335) l’absence de reprise de la strophe initiale. OLIENSIS E. (1998) : p. 140 décrit l’ode comme « both spatially and discursively centrifugal » (temporellement aussi).

36 Comme élément de continuité entre les vers 5-12 et la strophe initiale, on pourrait ajouter le rappel des aïeux (v. 6 : auitis) parallèle à celui des traditions des Saliens (v. 2-4), et, comme contrastes, l’opposition d’une part entre le « troupeau souillé d’hommes honteux et malades » qui entoure la reine (v. 9-10 : contaminato cum grege turpium / morbo uirorum) et les « camarades » réglés sur un rythme ternaire (v. 1-4 : nunc… nunc… nunc…, sodales), d’autre part entre la reine incapable de maîtriser ses fous espoirs, qui s’abandonne à la douce fortune (v. 10-12), et les Romains respectueux des rituels, qui honorent leurs dieux (v. 1-4).

37 Voir en premier lieu COMMAGER S. (1958) : p. 50-52 ; deliberata n’a pas la même étymologie que Liber/liber, mais l’assonance (même dans la quantité vocalique) et la position peu après combiberet comme libero peu après bibendum au vers 1 sont frappantes.

38 La thèse de l’adoucissement du modèle alcaïque est défendue p. ex. par SYNDIKUS H. P. (2001) : I, p. 323-325.

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note en revanche rarement que l’idée alcaïque d’ivresse apparaît malgré tout – même en évidence, en rejet en début de vers à la fin de cette section – dans l’adjectif « enivrée » (v. 12 : ebria), référé ici à l’adversaire politique Cléopâtre. Dans la strophe initiale, Horace soumet le modèle lyrique d’Alcée à un adoucissement analogue à celui qu’il dit dans l’Épître 1.19 avoir imposé à son modèle iambique Archiloque à l’instar d’Alcée lui-même. Mais dans la suite, il semble récupérer l’idée « brute » de façon indirecte : si l’ivresse d’Alcée peut représenter la folie de la discorde civile, le fait de l’attribuer à l’ennemi – présenté comme étranger plutôt qu’interne – n’est moins excessif qu’en apparence. Étant donné que d’une part Horace place à Actium et à la fin de la guerre civile la limite entre iambe et lyrique, et que d’autre part l’écho d’Alcée est en accord avec son image de non-Archiloque ou d’Archiloque adouci dans l’Épître 1.19, on voit que ce début est encore largement du côté de l’iambe.

De fait, après la première strophe où deux étrangetés faisaient légèrement douter que ce poème soit la célébration lyrique attendue dans l’Épode 9, la section des vers 5-12 se tourne assez clairement vers l’iambe, au moins pour les sujets et le caractère. On relève d’abord la mention scandaleuse d’une reine juste après le Capitole – mise en évidence à l’articulation des vers 6 et 7 – et le mot qui suit, l’adjectif « folle », relatif à la ruine du faîte de la religion et du pouvoir de Rome, mais indirectement à la reine elle-même (v. 6-8 : dum Capitolio / regina dementis ruinas / funus et imperio parabat)39. Plus loin, elle apparaît « incapable de maîtriser ses fantasques espoirs, par la douce fortune enivrée » (v. 10-12 : quidlibet impotens / sperare fortunaque dulci / ebria), ce qui dénonce bien sa folie, identifiée comme telle en résumé au début de la section suivante par le dernier mot de la strophe (v. 12 : furorem). Mais l’expression iambique la plus nette est son « troupeau souillé d’hommes honteux et malades » (v. 9-10 : contaminato cum grege turpium / morbo uirorum) : transformant des êtres humains en bêtes, elle les charge d’accusations de perversion sexuelle avec les idées de souillure, de honte et de maladie, et fait ainsi ressortir à la fin le mot le plus digne, uirorum, comme le plus sarcastique, ces « hommes » étant en fait les eunuques décrits juste avant avec mépris40. Si ces attaques sont formulées dans un mètre lyrique et un registre un peu moins virulent que celui de l’Épode 9, on ne peut nier leur parenté avec l’iambe, dont Horace propose ici à son tour au mieux – pour reprendre les termes de l’Épître 1.19 – une version tempérée41. Ces vers relatifs à l’avant-Actium restent ainsi largement iambiques.

La section médiane de la seconde partie de l’ode occupe elle aussi deux strophes, cette fois augmentées de deux enjambements (v. 12-21). Elle quitte la

39 Voir p. ex. NISBET R. G. M. – HUBBARD M. (1970) : p. 413, qui notent aussi que l’antonomase

regina elle-même est une raillerie, comme dans l’Épode 9 (v. 7-8 : Neptunius / dux ; v. 27 : hostis).

40 Voir p. ex. WEST D. (1995) : p. 185, qui souligne aussi l’allitération en -r- rendant ces mots plus grinçants, et surtout, pour le caractère sarcastique de tout le passage, PÖSCHL V. (1970) : p. 78-83.

41 La différence de registre entre l’Ode 1.37 et l’Épode 9 est exagérée par FRAENKEL E. (1957) : p. 159, SYNDIKUS H. P. (2001) : I, p. 328 et MACLEOD C. W. (1983), lequel met d’ailleurs aussi en relation ce diptyque avec le passage de l’Épître 1.19 sur l’iambe et la lyrique. Comme le remarquent NISBET R. G. M. – HUBBARD M. (1970) : p. 413, « the present passage may be higher in style, but scarcely in subject-matter ».

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description pour le récit au passé, introduit par la conjonction « mais » – passage rapide à la suite de l’action – suivie immédiatement du premier verbe au parfait (v. 12 : sed minuit…). La transition est assurée par deux rappels du contenu iambique de la section précédente, d’une part la « folie » de la reine, d’autre part « son esprit égaré imbibé par le vin maréotique », l’une « réduite » par le feu qui détruit quasi toute sa flotte (v. 12-13 : sed minuit furorem / uix una sospes nauis ab ignibus), l’autre « ramené » à la réalité par César (v. 14-16 : mentemque lymphatam Mareotico / redegit in ueros timores / Caesar). Cette diminution des excès de l’iambe paraît pouvoir enfin être l’occasion pour la lyrique de s’exprimer. Mais dans l’immédiat, c’est plutôt le registre épique qui s’impose : le deuxième verbe au parfait (redegit) introduit les « terreurs vraies » (in ueros timores), qui sont celles de la guerre, puis le nom de César en rejet au début du vers central du poème, puis l’image du vol de Cléopâtre loin de l’Italie (v. 16 : ab Italia uolantem), puis la pressante poursuite navale de César (v. 17 : remis adurgens), et enfin surtout, occupant une strophe presque entière à la fin de cette séquence narrative, une double comparaison épique homérique, très frappante et unique dans la lyrique d’Horace, avec l’épervier poursuivant des colombes et le chasseur un lièvre (v. 17-20 : accipiter uelut / mollis columbas aut leporem citus / uenator in campis niualis / Haemoniae)42. À défaut d’amener le poème dans la lyrique, cette comparaison épique, juste après le milieu du poème, modifie l’image de Cléopâtre : elle l’assimile aux « tendres colombes » et au lièvre « de la neigeuse Hémonie », la représentant non plus comme une menace pour Rome, mais comme une proie d’Octavien, et lui attribuant des sèmes de douceur et de blancheur. Elle fait ainsi ressortir d’autant plus fortement, à la fin de cette section, la volonté de César de « mettre aux chaînes le monstre fatal » (v. 20-21 : daret ut catenis / fatale monstrum), avec le rejet de la iunctura puissante fatale monstrum au début de la strophe suivante, qui sonne comme un net rappel de l’iambe43. Articulée autour du milieu de l’ode, cette section s’écarte de la précédente, à caractère iambique, pour adopter un registre épique ; mais au lieu de conduire comme attendu à la lyrique, elle semble à la fin se replacer dans une perspective iambique, celle de la soumission et de l’humiliation du fatale monstrum. Toutefois, ni Cléopâtre ni Horace ne l’entendent de cette oreille.

La section finale du poème (v. 21-32) commence par une strophe diminuée du premier enjambement, mais en compte trois, ce qui en fait la sous-partie la plus étendue. Elle est introduite par un pronom relatif quasi pindarique ouvrant tout un nouveau développement ; ce relatif est féminin (v. 21 : quae), ce qui le rend d’autant plus frappant, non pas en soi, vu qu’il se réfère naturellement à la reine, mais au regard de son antécédent immédiat, le

42 La comparaison avec l’épervier chassant les colombes remonte à Achille poursuivant Hector

(Il. 22.139-142). Celle avec le chasseur (qui renvoie peut-être aussi à Achille par sa rapidité et sa localisation en Hémonie) a des parallèles homériques moins clairs, mais son double en contexte érotique dans les Satires (1.2.105-108) a un précédent chez Callimaque (Epigr. 31 Pfeiffer). Sur ces comparaisons, voir notamment PÖSCHL V. (1970) : p. 85-90, LYNE R. O. A. M. (1995) : p. 181-183 et LOWRIE M. (1997a) : 156-158.

43 PÖSCHL V. (1970) : p. 91-93 montre que cette iunctura est le sommet de l’invective ; pour LOWRIE M. (1997a) : p. 151-154, ce climax regarde aussi vers l’avant et sert de pivot grâce au paradoxe du monstrum.

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« monstre » neutre44. Ce passage du neutre au féminin est souligné en fin de vers par l’adverbe comparatif generosius, qui se rapporte au désir de Cléopâtre d’avoir une mort « plus noble » (v. 21-22 : generosius / perire quaerens), conforme à sa naissance de femme et surtout de reine (plutôt que de monstre neutre), digne aussi d’un registre plus élevé, dans l’échelle des genres, que celui de l’humiliation iambique promise par César à la fin de la séquence épique précédente. Pour regagner son statut de reine, elle dépasse même celui de femme que l’ode vient de lui rendre : la suite du récit présente une Cléopâtre qui est « loin d’agir en femme » (v. 22 : nec muliebriter). Ce récit de la fin de la reine s’articule en deux séquences et une coda à mon sens décisives pour le traitement proprement lyrique d’Actium.

La première séquence, allant jusqu’à la fin de la sixième strophe (v. 22-24), est négative (v. 22-23 : nec… nec…) et renvoie à deux épisodes connus d’autres sources : le fait qu’elle ne se soit pas comportée en femme effrayée par l’épée (v. 22-23 : nec muliebriter expauit ensem) fait référence à son choix d’affronter l’entrée des troupes d’Octavien dans Alexandrie, et sans doute aussi à une première tentative de suicide empêchée par Proculéius, l’autre idée à son projet abandonné de chercher refuge sur une côte du golfe d’Arabie (v. 23-24 : nec latentis / classe cita reparauit oras)45. La deuxième séquence, qui occupe toute la septième strophe et le premier vers de la huitième (v. 25-29), est positive (v. 25-26 : et… et…) et met en lumière des traits masculins dans le caractère de la reine : en premier lieu (aux niveaux tant syntaxique que thématique) le fait qu’elle ose affronter son destin (v. 25 : ausa), puis sa sérénité presque stoïcienne à voir son palais abattu (v. 25-26 : et iacentem uisere regiam / uoltu sereno) et son courage à manier les serpents pour imprégner son corps de venin (v. 26-28 : fortis et asperas / tractare serpentis ut atrum / corpore combiberet uenenum) ; enfin, la séquence culmine sur la fierté que lui confère sa mort délibérée (v. 29 : deliberata morte ferocior), avec le comparatif ferocior répondant à generosius et à sa recherche d’une mort plus noble au début du passage (v. 21-22).

Avant d’aborder la coda (v. 30-32), quelques remarques s’imposent. L’inversion de la caractérisation de Cléopâtre à la fin de cette ode est bien connue : non seulement elle quitte son rôle de femme (voire de monstre) et acquiert un caractère masculin, mais elle cesse surtout de faire l’objet d’une critique iambique pour être célébrée comme une héroïne stoïcienne. Alors que le début du poème dénonçait sa folie (v. 7 : dementis), sa non-maîtrise de soi (v. 10 : impotens) et son ivresse (v. 12 : ebria), la fin relève sa fermeté (v. 25 : ausa), sa sérénité (v. 25 : sereno), son courage (v. 25 : fortis) et sa fierté (v. 29 : ferocior)46. Si le début du poème était iambique, la fin s’éloigne de ce modèle. 44 Pour la nature pindarique de ce quae, voir SYNDIKUS H. P. (2001) : I, p. 328-329 et DAVIS G.

(1991) : p. 240, ainsi que OLIENSIS E. (1998) : p. 140 pour le passage au féminin. 45 Pour ces références, voir NISBET R. G. M. – HUBBARD M. (1970) : p. 418, qui rejettent l’allusion

à la tentative de suicide à l’épée au motif que cette strophe évoque des événements antérieurs à la prise d’Alexandrie ; mais juste après generosius / perire quaerens, qui regarde au-delà, elle est plus que probable. En niant le projet de fuite, pourtant attesté, Horace grandit ostensiblement la mort de Cléopâtre.

46 Outre les références citées supra n. 33, voir COMMAGER S. (1958) : p. 48-49, pour sa sérénité stoïcienne dans la défaite et sa mort « digne de Caton lui-même ». Il faudra nuancer : voir infra et n. 50.

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Les serpents, instrument de mort que Cléopâtre choisit de manier elle-même pour éviter l’humiliation, reflètent – probable coïncidence – ceux dont le je de l’Épode 1, par le truchement de la comparaison avec l’oiseau veillant sur ses petits, craignait l’approche pour Mécène (Epod. 1.17-22) : l’iambe était une défense contre l’attaque des serpents ennemis ; les serpents sont ici pour Cléopâtre un moyen d’échapper à l’iambe ennemi. Par ailleurs, j’ai rappelé que dans l’Ode 1.37, le champ lexical de la boisson aboutit à l’image de la reine qui « boit » le venin de tout son corps (v. 28 : combiberet) : alors qu’elle était ivre dans la première moitié (v. 12 : ebria ; v. 14 : mentemque lymphatam Mareotico), elle boit ici avec maîtrise. Le verbe combiberet rappelle le bibendum de l’incipit, lui aussi plus contrôlé que l’ivresse alcaïque (fr. 332.1 Voigt : µεθύσθην). Ainsi, de même qu’Horace, à l’ouverture, adoucit le modèle d’Alcée, l’action de Cléopâtre, dans sa fiction, finit par s’adoucir ; le parallèle s’étend à l’adjectif deliberata qualifiant sa mort de « délibérée », qui fait aussi écho au pied « libre » de la lyrique au début du poème (libero). Par sa mort, Cléopâtre retrouve sa dignité et sa liberté. À mon sens, c’est même elle qui réalise l’adoucissement de la lyrique alcaïque en l’empêchant de verser dans l’iambe. Dans l’interprétation que j’avance ici, c’est elle qui fait entrer pleinement le poème dans la lyrique. Sa mort garantit sa survie dans le chant, motif typique de la lyrique d’Horace.

J’en veux pour preuve la coda du poème, où l’action de Cléopâtre est expliquée par son refus d’être ramenée, « simple particulière – elle n’est pas humble femme –, à l’orgueilleux triomphe » (v. 30-32 : saeuis Liburnis scilicet inuidens / priuata deduci superbo / non humilis mulier triumpho). Cette proposition est remarquablement riche d’effets de sens. Ceux-ci sont pour une part liés au verbe deduci, qui signifie qu’elle ne veut pas être « ramenée » à Rome par les cruelles Liburnes, mais suggère aussi son refus d’être « conduite » au triomphe (duci) ; de plus, le préfixe de- marquant un mouvement de haut en bas, à côté de priuata, ajoute l’idée de « réduction » au rang de simple particulière, et la valeur callimachéenne d’« atténuation » poétique que ce verbe revêt depuis les Bucoliques de Virgile – j’y reviens – n’est peut-être pas sans implication ici47. Pour une autre part, des effets de sens se concentrent à la clôture dans les deux groupes nominaux imbriqués superbo / non humilis mulier triumpho. En tête de vers, non peut porter sur un, deux ou trois mots après lui : Cléopâtre est « non humble » car elle est reine et refuse l’humiliation ; elle est « non humble femme » car elle se comporte en homme ; elle est « non humble femme au triomphe » car elle annule le triomphe en s’y soustrayant. En même temps, le triomphe, qui dans la syntaxe est celui d’Octavien, semble, par la façon dont la reine lui échappe en restant sa figure centrale dans l’ordre des mots, devenir « l’orgueilleux triomphe » de cette « non humble femme »48.

47 Le sens premier est établi par NISBET R. G. M. – HUBBARD M. (1970) : p. 420 ; pour l’évocation

(qu’ils rejettent) de duci triumpho, voir WEST D. (1995) : p. 189. 48 OLIENSIS E. (1998) : p. 140 : « Horace’s syntax may assign the “proud triumph” of the closing

lines to Caesar, but his rhetoric assigns it to Cleopatra, who thus acquires a glorious epitaph : superbo / non humilis mulier triumpho, “in proud triumph, no humble woman”. » Voir déjà COMMAGER S. (1958) : p. 51-52, avec la référence (p. 49) à la formule de WILKINSON L. P.

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De plus, des résonances fortes lient cette coda à l’épilogue du premier recueil d’Odes, qui, parallèlement au triomphe du princeps, montre celui du poète (30.10-16) : le je, non plus « humble » mais puissant (v. 12 : ex humili potens), est le premier (v. 13 : princeps) à adapter aux mesures d’Italie le chant éolien (v. 13-14 : Aeolium carmen ad Italos / … modos), chant éolien qu’il a non seulement « ramené », mais aussi « conduit en triomphe », et au sens poétique « affiné, réduit » (14 : deduxisse) ; et avant de demander à Melpomène la couronne de laurier, il lui consacre son « orgueil » (v. 14 : superbiam). Dans l’Ode 1.37, si le triomphe « orgueilleux » (superbo… triumpho) n’est pas directement celui de la reine « non humble » (non humilis), il est celui du poète, à qui elle ne peut refuser d’« être ramenée » en triomphe (deduci)49. Le je de l’Ode 3.30 survit par sa poésie (v. 6 : non omnis moriar), qui le conduit à un triomphe parallèle à celui du Prince ; Cléopâtre échappe par sa mort au triomphe politique, mais n’en est pas moins conduite, et avec grandeur, au triomphe poétique horatien.

Le parallèle avec l’Ode 3.30, et en particulier l’idée de la survie dans le chant au-delà de la mort, fait de ce triomphe un triomphe proprement lyrique. On peut en voir un indice dans la coda de l’Ode 1.37 elle-même. Au centre du vers central de la coda, le verbe crucial deduci fonctionne comme une bascule vers la lecture seconde, lyrique, que je viens d’évoquer, qui se cristallise dans les derniers mots du poème (deduci superbo / non humilis mulier triumpho). Dans cette lecture seconde, Cléopâtre obtient le triomphe poétique en refusant de se soumettre à l’humiliation du triomphe politique. Or, on remarquera qu’elle refuse cela explicitement aux « cruelles Liburnes » (v. 30 : saeuis Liburnis scilicet inuidens). Navires légers et rapides de la flotte de César, ces Liburnes renvoient au vers initial de l’Épode 1 (Ibis Liburnis), où on peut leur donner une valeur métapoétique de vecteurs de l’iambe, renforcée ici par leur qualificatif de « cruelles » et par l’idée d’humiliation. Ce qui précède renvoie ainsi à l’iambe et ce qui suit à la lyrique, et deduci acquiert un double sens poétique : Cléopâtre refuse sa « réduction » au genus humile (bas et humiliant) de l’iambe, mais laisse Horace la « faire entrer » à hauteur de son rang dans l’orgueilleux cortège d’une lyrique « affinée ». Mais les derniers mots de tous les vers de la strophe finale, avant l’orgueil (v. 31 : superbo) du triomphe (v. 32 : triumpho), insistent sur l’attitude fière (v. 29 : ferocior) et jalouse (v. 30 : inuidens) de la reine, suggérant que même ce triomphe-là est trop orgueilleux pour la lyrique d’Horace50. La lecture première a des implications presque plus radicales encore. Si on laisse de

(1951) : p. 133 : « panegyric on the vanquished queen ». Pour l’idée que non porte sur les trois mots du dernier vers, voir LOWRIE M. (1997a) : p. 141 n. 3 (suggestion de S. Benardete).

49 OLIENSIS E. (1998) : p. 145-146 fait un bref renvoi à 3.30 et devine en 1.37 déjà « Horace’s impulse to create a space, over the space now occupied by Caesar, for the exercise of his own power, his own lyric fortitude. Giving the verb deducere some of the aesthetic freight it elsewhere carries, we could say that while Cleopatra avoids being displayed at Caesar’s triumph, she cannot avoid being made the subject of Horace’s song. » Pour deducere poétique, voir LYNE R. O. A. M. (1995) : p. 100-101 et, sur 3.30, p. ex. PÖSCHL V. (1970) : 257-260.

50 Outre le fait que Cléopâtre reste femme, LOWRIE M. (1997a) : p. 154 relève aussi inuidens et ferocior comme nuances à sa réhabilitation, tout comme sa mort barbare par morsure de serpent. Le noir venin qu’elle incorpore évoque celui de l’iambe auquel elle se soustrait par sa mort : la passion de sa réaction au triomphe de César, lui-même marque d’affects iambiques, suggère l’excès de son triomphe lyrique (que tempérera 1.38 : voir infra).

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côté une possible évocation du triomphe lyrique de Cléopâtre, on comprend qu’elle refuse d’être conduite par les cruelles Liburnes au triomphe orgueilleux de César, synonyme d’humiliation pour elle. Ce cortège, en tant qu’humiliation de l’adversaire, s’apparente alors à un κῶµος iambique. Dans une telle lecture, le triomphe est entièrement du côté de l’iambe, et la valorisation spectaculaire de la reine d’Égypte dans la dernière partie du poème est laissée à l’appréciation du lecteur.

En définitive, l’Ode 1.37 montre à mon sens qu’en soi, le chant de victoire – en tout cas pour Actium – est de caractère iambique, ce qui explique peut-être qu’il n’y en ait pas d’autre dans le premier recueil d’Odes. Ce qui rend ce poème lyrique, c’est la manière dont il dépasse le conflit et entre dans une nouvelle dimension par l’évocation noble de la mort de Cléopâtre. Elle finit par répondre de façon antithétique à Alcée qui justifiait son appel à boire par la mort du tyran (fr. 332.2 Voigt : ἐπεὶ δὴ κάτθανε Μύρσιλος) : la mort de la reine permet certes une célébration lyrique, mais de cette mort héroïque elle-même, non de la joie qu’elle procure à ses adversaires. Le discours de l’ode ne revient d’ailleurs jamais à l’appel à boire initial, dont les traits iambiques s’accentuaient par la suite. Cette analyse, me semble-t-il, peut rendre compte de la seconde des étrangetés relevées au début de l’ode, c’est-à-dire de la présence, dès le motto alcaïque, d’un rappel de la discorde civile et de l’iambe, alors qu’après la limite située à Actium, on attendrait la célébration lyrique d’une victoire contre un ennemi affirmé désormais comme extérieur : si la fin de l’iambe coïncide avec celle des guerres civiles, la victoire qui les termine, et surtout le triomphe célébrant cette victoire – apparenté à un κῶµος iambique – en font encore partie, et restent donc du côté de l’iambe. La lyrique a un autre objet, plus noble que l’humiliation des vaincus, suggéré par la réorientation finale de la figure de Cléopâtre et la célébration de sa mort. Pour revenir aux termes de l’Épître 1.19, l’Ode 1.37 diffère de l’Épode 9, dans un premier temps, en ce qu’elle adapte (temperat) le mètre (numeri, modi), mais adoucit peu les mots (uerba) et l’esprit ou le type de poème (animi, carminis ars), et nullement les sujets (res) : Horace imite ici surtout Alcée l’adaptateur d’Archiloque, voire le rapproche encore de l’iambographe de Paros. Mais ce qui fait l’originalité de la recréation d’Alcée dans l’Ode 1.37, c’est non l’exultation initiale sur la mort de l’adversaire, mais bien l’élévation finale de Cléopâtre, dont l’éthos non féminin (v. 22 : nec muliebriter ; v. 32 : non humilis mulier) fait penser à la « mâle Sappho » de l’Épître 1.19 (v. 28 : mascula Sappho), et qui par sa mort fait de l’ode un vrai poème lyrique horatien (d’un orgueil peut-être excessif).

Reste l’autre étrangeté constatée dans la manière dont la première strophe de l’Ode 1.37 répond à l’attente d’une célébration lyrique dans l’Épode 9 : le fait qu’elle évoque le banquet communautaire des « camarades » (1.37.4 : sodales), et non pas un banquet privé dans la maison de Mécène (9.3-4 : tecum sub alta… domo, / beate Maecenas). Les Odes d’Horace ne présenteront jamais exactement une telle célébration : on trouve certes plusieurs banquets privés où Mécène est invité à venir commémorer un fait personnel ou simplement boire avec son ami en quittant les soucis politiques (1.20, 3.8, 3.29), mais il ne s’agit jamais de fêter

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une victoire, et ces banquets se tiennent toujours chez le poète. Sans doute l’épode imagine-t-elle une célébration chez l’ami puissant dans la situation de discorde civile, qui n’a plus cours ensuite dans la lyrique. L’environnement symposiaque de l’Ode 1.37 apporte des éléments intéressants dans ce contexte. On l’a dit, le poème ne revient pas en conclusion à la situation d’énonciation de la strophe initiale : Cléopâtre refuse l’humiliation du triomphe, et l’ode reste ouverte sur la célébration de sa mort orgueilleuse. Mais il y a une suite au-delà du poème, qui fonctionne comme un pendant à la lyrique politique, comme le second volet de l’Ode 1.37 jusque dans sa réponse à l’Épode 9 : si le poème iambique sur la victoire d’Actium finissait par un appel à l’échanson pour qu’il apporte des coupes plus larges (9.33 : capaciores adfer huc, puer, scyphos), la célébration lyrique de la mort de Cléopâtre est suivie d’une ode où le je s’adresse aussi au puer, mais pour dire son rejet des « apprêts persiques » et l’inviter précisément à ne rien ajouter au simple myrte (1.38.1 : Persicos odi, puer, apparatus ; 5 : simplici myrto nihil adlabores). Si l’iambe aspire à un banquet plus grand, la lyrique équilibre ses voix en joignant à un banquet communautaire un banquet privé, à une ode grandiloquente sur une reine orientale une ode brève rejetant le luxe et recherchant la simplicité51.

C’est dans l’équilibre entre cité et individu, entre poésie élevée et humble, que se définit sans doute la lyrique d’Horace. Un bon modèle en est fourni par le poème qui précède celui sur la mort de Cléopâtre, le premier du triptyque symposiaque fermant le livre I. L’Ode 1.36 a des points communs avec 1.37 : un banquet à dimension religieuse réunissant des camarades appelés à danser à la manière des Saliens (v. 3 : deos ; v. 5 : sodalibus ; v. 12 : neu morem in Salium sit requies pedum) marque la fin d’une expédition ; mais le poème célèbre le retour du soldat Numida, entouré de camarades qu’il embrasse et dont le plus proche est nommé, et insiste sur les aspects humbles du banquet, vin et amour en particulier52. Si la lyrique chante – dernier sujet de la liste de l’Épître aux Pisons – les « vins qui libèrent » (Hor. Ars 85 : libera uina), il ne s’agit pas seulement du Cécube de l’Ode 1.37 qui fait danser la communauté d’un pied « libre » ou du venin « bu » par Cléopâtre dans sa mort « délibérée » : c’est aussi le vin simple bu par le je de 1.38 sous sa tonnelle avec son esclave, et surtout celui du banquet de 1.36 pour un ami rentré d’expédition. L’ode d’Actium, avec sa définition énigmatique de la lyrique par rapport à l’iambe, est à lire dans son environnement.

Conclusion

Horace – j’espère l’avoir montré – place Actium aux confins de l’iambe et

de la lyrique. En regardant au futur vers la bataille, l’Épode 1 délimite le cadre

51 Le contraste est souvent noté : p. ex. NISBET R. G. M. – HUBBARD M. (1970) : p. 423 ; LYNE

R. O. A. M. (1995) : p. 87-88 parle de « ‘sapping’ by positioning » pour la préférence du petit 1.38 à 1.37 comme épilogue.

52 Pour le lien avec 1.36, voir en particulier OLIENSIS E. (1998) : p. 137 ; le triptyque symposiaque de clôture du livre I est étudié notamment par SANTIROCCO M. S. (1986) : p. 78-79.

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ACTIUM AUX CONFINS DE L’IAMBE ET DE LA LYRIQUE

du recueil iambique qu’elle ouvre en posant par l’apostrophe à l’ami Mécène, lui-même loyal à César, l’identité politique du groupe constituant le cadre de référence des poèmes qui suivent ; en remettant à plus tard l’otium lyrique, elle choisit la voie et la voix qui convient à l’imbellis dans un contexte de conflit civil, à savoir l’arme poétique qu’est l’iambe. L’Épode 9, au centre du livre, met en question la limite entre iambe et lyrique : la victoire sur le rival politique, transformé au cours du poème en ennemi externe, ouvre la possibilité de célébrations lyriques ; mais ces dernières ne sont pas encore réalisées, et le chant de triomphe anticipé reste clairement lié à l’iambe. Avant-dernier poème du livre I de la lyrique d’Horace, l’Ode 1.37 a une position symétrique à celle qui suit l’ouverture du recueil et qui attend l’aide des dieux et de César après les guerres civiles, qui ont assez duré (1.2.1 : Iam satis…). À première vue, elle paraît être la célébration lyrique attendue de la victoire qui a mis un terme à ces guerres. Mais le rappel du conflit se fait iambique, et l’ode évite le chant de triomphe, sans doute trop lié aux guerres civiles et à l’iambe, pour préférer enfin célébrer sur le mode lyrique la mort noble de l’adversaire plutôt que l’humiliation des vaincus. En même temps, la grandiloquence de cette ode est tempérée par l’humilité du poème suivant, 1.38, qui clôt le livre sur une simplicité recherchée.

Dans ces trois poèmes occupant des places stratégiques dans les deux recueils, Actium apparaît comme une charnière non seulement politique, mais aussi poétique. La fin du conflit civil coïncide avec la fin de l’iambe. Mais ce qui marque l’entrée dans la lyrique, ce n’est pas la célébration du triomphe, encore trop proche de l’iambe : c’est la liberté de chanter la mort qui immortalise – à commencer par celle de Cléopâtre – et des banquets plus humbles.

Table des matières

Bénédicte DELIGNON, Nadine LE MEUR et Olivier THÉVENAZ Introduction ................................................................................... page 7

PREMIÈRE PARTIE LA LYRIQUE DANS SON CONTEXTE SOCIAL ET POLITIQUE

Antonio ALONI

Kῶµος et cité ........................................................................... page 21 Stefano CACIAGLI

Lesbos et Athènes entre πόλις et οἰκία ....................................... page 35 Virginie HOLLARD

La fonction politique du poète dans la cité à l’époque d’Auguste : l’exemple d’Horace (Odes et Carmen saeculare) ....................... page 49

Hans-Christian GÜNTHER

Horace : poetry and politics ..................................................... page 63 Michèle LOWRIE

Le salut, la sécurité et le corps du chef : transformations dans la sphère publique à l’époque d’Horace ............................ page 71

DEUXIÈME PARTIE NOUVEAUX CONTEXTES ET CRÉATION POÉTIQUE

Stephen J. HARRISON

Horace Odes 2.7 : Greek models and Roman civil war .............. page 89

TABLE DES MATIÈRES

Olivier THÉVENAZ Actium aux confins de l’iambe et de la lyrique .......................... page 99

Lucia ATHANASSAKI

Pindarum quisquis studet aemulari : Greek and Roman civic performance contexts (Pindar’s

Fourth and Fifth Pythians and Horace’s Odes 4.2) ................. page 131

TROISIÈME PARTIE CONDITIONS D’ÉNONCIATION ET ANCRAGE CIVIQUE DE LA LYRIQUE

Nadine LE MEUR

Prier pour la cité : présence de la communauté civique dans les Péans de Pindare ...................................................... page 161 Chris CAREY

Negotiating the public voice ................................................... page 177 Michel BRIAND

Entre spectacle et texte : contextes, instances et procédures pragmatiques chez Pindare et Horace ................ page 193 Jean YVONNEAU

Une présence inexplicable : la déesse Létô chez Timocréon (fr. 727.4 Page) ............................................ page 213

QUATRIÈME PARTIE HORACE, LA LYRIQUE CIVIQUE ET L’INNOVATION POÉTIQUE

Mario CITRONI

Cicéron, Horace et la légitimation de la lyrique comme poésie civique ............................................................ page 225 Grégory BOUCHAUD

Pouvoir et impuissance poétiques : éléments de comparaison entre Pindare et Horace ................................ page 243 Bénédicte DELIGNON

Lyrique érotique et lyrique politique dans l’Ode 4.1 d’Horace ........................................................ page 263

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TABLE DES MATIÈRES

Gregson DAVIS Festo quid potius die : locus of performance

and lyric program in Horace, Odes 3.28 ................................. page 275 Jenny STRAUSS CLAY

Horace et le frère cadet d’Apollon .......................................... page 285 Denis C. FEENEY

Horace and the literature of the past : lyric, epic, and history in Odes 4 ............................................ page 295 Références bibliographiques .............................................................. page 313 Index locorum ................................................................................. page 347

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