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5/4/16, 11:10 AM D-Fiction » Violence aux frontières, épisode 1 Page 1 of 14 http://d-fiction.fr/2016/05/violence-aux-frontieres-episode-1/ VIOLENCE AUX FRONTIÈRES, ÉPISODE 1 Dans le climat politique actuel, empreint de terreur et de sécurisation, les frontières ne se définissent plus seulement comme des espaces géographiques compris entre deux territoires souverains. Quand la police municipale, les services sociaux, les entreprises privées, les aéroports et même les particuliers en viennent à surveiller et à dénoncer les personnes sans papiers, la notion de frontière contemporaine revêt un caractère polymorphe. Les frontières n’ont plus pour unique fonction de bloquer certaines catégories de personnes et d’en laisser passer d’autres (bien que ce soit encore le cas), mais plutôt de maîtriser, de filtrer, de structurer les échanges afin de produire les effets économiques et sociaux escomptés : des effets de rentabilité, de gestion de droit de propriété, d’organisation de la division raciale, etc. Ainsi, le recours à la détention et l’exercice de la violence extrême qui caractérisaient les zones frontalières ont pénétré la

Violence aux Frontières, Épisode 1

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VIOLENCE AUX FRONTIÈRES, ÉPISODE 1

Dans le climat politique actuel, empreint de terreur et de sécurisation, les frontières ne sedéfinissent plus seulement comme des espaces géographiques compris entre deuxterritoires souverains. Quand la police municipale, les services sociaux, les entreprisesprivées, les aéroports et même les particuliers en viennent à surveiller et à dénoncer lespersonnes sans papiers, la notion de frontière contemporaine revêt un caractèrepolymorphe. Les frontières n’ont plus pour unique fonction de bloquer certainescatégories de personnes et d’en laisser passer d’autres (bien que ce soit encore le cas),mais plutôt de maîtriser, de filtrer, de structurer les échanges afin de produire les effetséconomiques et sociaux escomptés : des effets de rentabilité, de gestion de droit depropriété, d’organisation de la division raciale, etc. Ainsi, le recours à la détention etl’exercice de la violence extrême qui caractérisaient les zones frontalières ont pénétré la

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société dans son ensemble. Aujourd’hui plus que jamais, cette violence se déploie contreun ennemi non identifié : la vie migratoire dans son ensemble.

À travers l’étude de cette transformation, je développe les trois thèses suivantes.Premièrement, la nature de la violence systémique exercée aux frontières des États nes’analyse pas uniquement comme une conséquence de l’expression souveraine d’un État(Giorgio Agamben). Elle s’analyse également comme la manifestation d’une fonctionopérationnelle, les frontières micro-politiques créent et entretiennent une violence socialediffuse à l’encontre des migrants dans de nombreux secteurs de la société. Pour unemajorité de migrants, la société dans son ensemble agit elle-même comme une« frontière » sur laquelle s’exerce une surveillance permanente. De mon point de vue, ledéveloppement de cette violence sociale s’observe de façon exemplaire à travers l’étudedu cycle économique des flux de migrations forcées : de la gestion de l’incarcération, del’organisation du travail et de la déportation des migrants, telles qu’opérées le long du murfrontalier séparant le Mexique des États-Unis.

Deuxièmement, je soutiens qu’à cette transformation du rôle des frontièrescontemporaines répond une évolution globale des stratégies de résistance : d’une « vienue » telle qu’exposée par Agamben, vers une solidarité plus radicale, totale, excédant lecadre des nations, des États et des sociétés. Il ne s’agit pas de se battre contrel’expression de la souveraineté et l’existence des frontières ou en faveur d’une « forme devie » différenciée. De mon point de vue, les frontières doivent se démocratiser, serenforcer contre les effets du libéralisme au profit d’une plus grande solidaritééconomique et sociale. Pour accomplir ce changement, il est nécessaire de fonder unenouvelle théorie de la solidarité qui ne reposerait plus sur la figure du citoyen (telle quedéfinie par l’État-nation), ou celle du migrant (caractérisée par son déplacement d’unÉtat-nation à l’autre) mais prendrait appui sur la figure du nomade, du migrant sans statut,en mouvement permanent, et dont la définition ne relève ni de l’État, ni de la nation.

Troisièmement, j’ai observé la mise en œuvre concrète de cette nouvelle forme derésistance des migrants et du déploiement de la solidarité au sein de No One is illegal,une organisation canadienne. Au Canada, cette organisation ne se contente pas dedéfendre les droits des migrants par les voies légales mais travaille au renforcement dessolidarités intra nomades et migrants irréguliers. En particulier, No One is illegal appuieson travail politique sur la figure du migrant nomade plutôt que sur celle du citoyen, enproposant une organisation de la société dans laquelle tout individu dispose de ses pleins

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droits politiques indépendamment de son statut (accès aux services publics, à l’actionpolitique, à la protection et l’exercice de ses libertés). Concrètement, cette initiativevisible à Toronto, Montréal et Ottawa se traduit par la mise en place d’un réseau deprestataires de services sociaux et de migrants qui apportent leur soutien et un asile auxpersonnes quels que soient leurs statuts et protègent leur vie quotidienne desconséquences de l’application des lois fédérales contre l’immigration.

En agissant de la sorte, les efforts conjoints des acteurs et leur mise en réseau traduisentde mon point de vue l’expression d’une lutte politique pour démocratiser les villes faceaux forces libérales et permettent ainsi de mieux combattre le renforcement systémiquede la police aux frontières. Ces initiatives doivent être placées au cœur de toute théoriede la solidarité et des formes de résistance inclusive contre la violence d’une politiqued’exception.

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Frontières, violence et biopouvoir

Si la citoyenneté et le statut juridique des individus sont les outils sur lesquels lesdémocraties appuient leur organisation politique et administrent les droits d’un peuple,quelles en sont les conséquences pour les millions de personnes vivants aujourd’hui dansces démocraties sans statut juridique ? Elles s’exposent à la violence permanente d’uneexclusion totale de toute vie politique : elles sont condamnées à l’illégalité à perpétuité.

Or, dans les démocraties, la liberté est universelle et devrait s’appliquer à tous de manièreégale, sans préjugé. Mais si cette universalité politique ne s’exprime structurellement qu’àtravers la citoyenneté au sein d’un territoire étatique national, nous sommes face à unecontradiction. Comment la liberté peut-elle être universelle et inaliénable et ne s’exercerqu’au seul bénéfice des « citoyens » ? Qu’en est-il alors de ceux qui n’ont aucunstatut d’aucune sorte ? Le dilemme d’une citoyenneté excluante, fondée sur un État-nation territorial n’est pas un problème récent, et la découverte de ce paradoxe ne changerien à l’affaire.

Loin de remettre en cause l’État-nation, les phénomènes contemporains d’a-territorialité,d’état d’urgence politique n’ont fait qu’exacerber le paradoxe de l’exclusion. Loin d’affaiblirles modes d’exclusion politique, la logique structurelle de l’exception se caractérisedésormais par sa souplesse et sa puissance du fait de sa forme hybride, décentralisée etpermanente, dans nos environnements capitalistes modernes. Comme l’écrit ÉtienneBalibar, le pouvoir d’exclusion politique ne s’exerce plus exclusivement aux frontièresterritoriales d’un État mais se diffuse à travers un réseau de structures souples qui onttransformé la vie (et celle du citoyen) en autant de sites traversés par de multiples formesde pouvoir. Aujourd’hui, la suspension des lois et des droits est invoquée aux margesd’une sécurité renforcée contre un ennemi non identifié (la terreur). Les entreprisesmultinationales transgressent les frontières nationales librement alors que les plusdémunis et les plus indésirables d’entre nous s’en voient refuser l’entrée. Les Étatscomme les entreprises ont su mobiliser et mettre en œuvre des formes d’exception etd’invisibilité structurelles.

Les frontières modernes sont l’expression politique de cette « exception embarquée ».Les dispositifs frontaliers agissent moins comme une barricade que comme un tamispermettant de filtrer le capital (les profits fiscaux, le contrôle, la sécurité, etc.) et leslaissés-pour-compte, les pauvres, les « étrangers ». Les frontières contemporainess’hybrident, s’autorégulent au bénéfice de ceux qui détiennent la puissance. Elles ajustent

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la contrainte, bloquent tels flux externes tout en régulant et stabilisant des populationsspécifiques dans un environnement devenu plus imprévisible. Le « Souverain » seraitcelui qui décide de l’exceptionnalité d’une situation, en référence à Carl Schmitt, dans lalimite où la souveraineté contemporaine revêt désormais un caractère protéiforme etflexible.

La forme de pouvoir qui consiste à administrer statistiquement des forces imprévisiblesest ce que Michel Foucault a appelé le biopouvoir. Ce biopouvoir est un troisième type depouvoir, distinct du pouvoir souverain ou disciplinaire et dont l’objectif n’est pas d’établirun territoire juridique exclusif ou de contrôler le comportement des individus, mais desécuriser une population aux réactions imprévisibles dans « des limites socialement etéconomiquement acceptables». Son objectif n’est donc pas de nier le mouvement mais« de créer une moyenne optimale pour un fonctionnement social donné ». Au lieu defonctionner sur un mode binaire d’autorisation ou d’interdiction, ou en « disciplinant » lescorps par la voie institutionnelle, le biopouvoir, selon Foucault, « aménage un milieu(incertain), en fonction d’événements ou de séries d’événements possibles, séries qu’il vafalloir réguler, dans un cadre multivalent et transformable ». L’un de ses environnementsest ce que j’appelle le dispositif – frontière observable le long de la frontière américano-mexicaine.

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Le mur frontière entre les États-Unis et le Mexique

En dépit de l’objectif initial qui prévalait lors de la construction de ce dispositif par leUnited States Department of Homeland Security, toutes les études ont démontré que cemur n’a pas stoppé de manière significative les traversées migratoires entre le Mexique etles États-Unis. Alors, pourquoi reçoit-il autant de financements et de soutiens politiqueset populaires ? Parce que le pouvoir n’est pas seulement répressif mais égalementproductif, au sens biopolitique du terme. Critiquer le mur, en démontrer les échecs àtravers ses « effets secondaires » peut paraître tentant, mais je soutiens au contraire queces mêmes défaillances font le succès du mur. En d’autres termes, il n’y a pas d’effetspremiers ou secondaires mais seulement des effets de pouvoir. L’appareillage frontalier nefonctionne pas malgré mais grâce à cette porosité, en permettant justement à desindividus de le traverser.

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La question importante est alors, quel type de pouvoir s’exprime à travers cet exemple etcomment fonctionne t-il ? Dans quelles conditions ou selon quelles limites laisse t-ilpasser des personnes illégalement ? En m’inspirant du concept foucaldien de biopouvoir,j’observe la manière dont cette violence particulière se déploie à la frontière américano-mexicaine.

Le mur exerce une violence structurelle à l’encontre des populations migrantes au seinmême d’un état d’exception permanent, de trois manières : (1) par l’augmentation dunombre de décès indirects dus au franchissement de la frontière et au non-respect deslois sur les droits de l’homme, (2) par la destruction et la militarisation du milieu natureldans la zone migratoire (au détriment des animaux, de l’eau, de la végétation, etc.) et lamise en suspens de plus de 30 lois et règlements environnementaux, et (3) en permettantle développement d’un quota d’emplois précaires, l’exploitation économique et lasuspension du droit du travail.

Le mur frontalier n’est donc pas une simple barrière physique de dissuasion ou l’élémentd’un ensemble disciplinaire mais fait intégrante d’un processus plus large de gestion desincertitudes et d’application de contrôles environnementaux.

L’élimination de « toute entrée illégale par tous les moyens nécessaires », selon lesobjectifs déclarés par le secrétaire de la DHS, Michaël Chertoff, six ans auparavant, estnon seulement irresponsable financièrement mais intenable physiquement. La biopolitiquefrontalière présuppose justement une impossibilité d’un contrôle total et cherche àatteindre un résultat le plus efficacement possible. Ce qu’elle réalise par un contrôleglobal des facteurs environnementaux.

Nous pouvons observer ces tactiques biopolitiques à travers les exemples suivants. Troisentrepreneurs importants ont été engagés par le gouvernement américain non pas pourcontenir tous les migrants à l’extérieur du pays mais sur des objectifs d’accroissement dela rentabilité de cet « environnement sécurisé » et de meilleure gestion de fluxmigratoires imprévisibles.

1. La société Boeing a signé un contrat de 850 millions de dollars pour la constructiond’une clôture virtuelle, la fourniture de véhicules de patrouille des frontières avecéquipements électroniques, de radars, de téléphones satellitaires, de miradorséquipés de caméras infra rouge ainsi que de drones.

2. G4S / Wackenhut a obtenu du gouvernement un contrat de 250 millions de dollars

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sur cinq ans pour la gestion du transport quotidien de milliers de migrants grâce à100 autocars sécurisés par des systèmes de confinement, équipés de tableaux debord numériques avec vidéos de surveillance, suivi GPS et l’intervention de plus de270 agents de sécurité armés.

3. Enfin les deux plus grosses sociétés de gestion de prisons privées, CorrectionsCorporation of America (CCA) et le Groupe GEO ont obtenu le contrat deconstruction de centres de rétention et d’hébergement pour un budget de 200dollars par jour et par lit.

L’essor de ce type d’entreprises repose sur le maintien constant d’une circulationmigratoire entre les frontières et les institutions, générant à chaque étape un profitsupplémentaire. Dans ce contexte, la mort de migrants ou leur détention permanente estmoins rentable que la gestion optimisée de leur circulation à travers l’environnementsécurisé d’une frontière. Les migrants sont contraints de traverser la frontière pour desraisons économiques, s’ils sont pris, ils sont transportés, incarcérés et renvoyés vers leMexique pour essayer à nouveau. Chaque cycle dégage autant de bénéfices pour cessociétés privées.

De la même manière, la sécurisation écologique des territoires naturels frontaliers produitdes effets sur les populations circulantes. Le biopouvoir tire parti des facteurs qui lui sontfavorables dans un environnement en constante évolution. Par la gestion des milieuxnaturels (rivières, marais, collines, végétation, etc.), il vise à produire certains effets surles migrants, humains ou animaux, dans leur circulation frontalière. Le Fond de défense del’environnement soutenu par le groupe Weeden a émis des recommandations en vued’améliorer et sécuriser cet environnement naturel frontalier. « Élaguer les fourrés densesle long des berges de la rivière, éliminer les cèdres exogènes et les remplacer par desespèces végétales indigènes permettraient d’assurer aux patrouilles une meilleurevisibilité et renforcer leur capacité à exercer la loi ». « La création de bassins derécupération d’eau (dans les zones humides ravinées) permettrait d’entraver lesmouvements transfrontaliers illégaux tout en apportant un bien être aux oiseaux et à lafaune sauvage». En agissant ainsi sur l’environnement naturel, les individus ne sont nidissuadés ni visés directement mais cette tactique démontre bien que le caractèreinexorable et aléatoire de leurs déplacements est accepté et que l’investissement portedavantage sur un contrôle optimisé de leur circulation à travers le milieu naturel.

Le choix du lieu d’implantation du mur, le long de la frontière, est également l’expression

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de cette stratégie. Il traverse des espaces privés appartenant à des personnes auxconditions de vie précaires et n’ayant pas la capacité financière de se défendre, quand ilssont par ailleurs encerclés de terrains de golf très bien financés.

Comme le dit Foucault, il s’agit de briser les foules et de garantir hygiène, circulation etcommerce. Le mur, en tant qu’élément du milieu, façonne l’environnement, les conditionsd’écoulement de l’eau, d’attroupement des animaux et de regroupement des individustout comme de développement des plantations.

Le paradoxe d’une exclusion territoriale permanente d’État s’incarne dans la figure ducitoyen, qui n’est ni inclusive, ni universelle. Selon Foucault, l’État a admis cet échec, audébut du XVIIIe siècle, en développant un autre mode de gouvernance afin d’affronter laprolifération de sujets non-citoyens. Une nouvelle forme de pouvoir est apparue, capabled’agir indirectement et plus statistiquement sur autant de phénomènes non politiques :l’environnement physique et la population.

Les dispositifs frontaliers biopolitiques ne relèvent pas simplement d’une violence d’Étatmais témoignent de l’épanouissement de certains modes de gouvernementalité – qu’ilssoient économiques, environnementaux, domestiques, sociaux, privés, etc. – visant àcirconscrire violemment certains phénomènes dans les limites d’un territoire et àrentabiliser (politiquement et économiquement) les flux migratoires.

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Singularité universelle

Mais si le caractère excluant de l’État-nation territorial s’est considérablement rapprochéde l’exceptionnalité multiple de la biopolitique, quelles opportunités ce glissement ouvret-il, le cas échéant, pour une nouvelle théorie politique inclusive ? Pour Giorgio Agamben,le déclin de la citoyenneté fondée sur l’État-nation a révélé la figure du réfugié commepoint de départ d’une théorie de l’affinité politique à venir. Comme le souligne Agamben :

Comme tenu du déclin inexorable de l’État-nation et de la corrosion générale descatégories juridico-politiques traditionnelles, le refugié est peut-être la seule figurepensable pour les gens de notre époque, et la seule catégorie dans laquelle on peutpercevoir – au moins jusqu’à ce que le processus de dissolution de l’État nation et desa souveraineté soit achevé – les formes et les limites d’une communauté politique àvenir. Il est même probable (possible) que si nous voulons absolument être à la

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hauteur des nouvelles tâches à venir, nous devrons abandonner vraiment et sansréserve, les concepts fondamentaux à travers lesquels nous avons jusqu’à présent,représentés les sujets politiques (l’homme, le citoyen et ses droits mais aussi lepeuple souverain, le travailleur etc.) et reconstruire notre propre philosophie politiquedepuis la seule et unique figure du réfugié.

Alors que le « déclin inexorable de l’État-nation » est encore incertain, l’idée d’Agambenest de mettre en évidence le réfugié, comme site d’un tel dérèglement potentiel. Dans lamesure où la figure du réfugié dérègle la vieille trinité « État-Nation-Territoire » etexprime la disjonction entre l’homme (l’humain) et le citoyen, entre la naissance et lanation, Agamben soutient que « cela met en crise la fiction originale de la souveraineté »et permet au citoyen de se reconnaître dans la figure du ou de la réfugiée.

Si la biopolitique a véritablement produit un état d’exception permanent et de contrôleajusté, tout le monde est susceptible d’incarner, au moins potentiellement, cette forme« de vie nue » dépouillée de toute particularité.

Les citoyens ne sont plus le sujet central de l’administration politique, viennent égalementla gestion des milieux et des populations qui sont autant d’événements à planifier dans unenvironnement mouvant. Cette forme de vie ou cette singularité discernable dans la figuredu réfugié ou du migrant sans papier et présente en chacun de nous est rejetée del’intérieur de la citoyenneté politique dominante et de l’État nation. Ainsi, pour Agamben,une telle singularisation ouvre la voie à une nouvelle forme d’affinité politique,radicalement inclusive, reposant sur l’expression paradoxale d’une réciprocitéextraterritoriale (ou mieux encore, aterritorialité) qui pourrait se généraliser comme lemodèle de nouvelles relations internationales.

Fonder le concept d’affinité politique sur celui de singularité universelle permet peut-êtred’éviter la question de la représentation (et de l’exclusion) propre au rapport entreuniversel et particulier, mais il n’en demeure pas moins insuffisant pour comprendrecomment de telles singularités s’organisent et se connectent entre elles ous’universalisent concrètement. Par exemple, si nous étions d’accord sur le fait que lacitoyenneté est – en soi – nécessairement excluante et que nous étions tous réfugiés prisdans une relation de réciprocité (solidarité) a-territoriale, quelles nouvelles pratiquesd’affinités politiques mettre en œuvre pour faciliter les connexions entre nos singularités ?Quels sont les différents types de relations entre les singularités et quels en sont lesdangers ? À quoi ressemblerait véritablement ces nouvelles relations internationales ?

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Thomas Nail est professeur associé de philosophie à l’Université de Denver, Colorado. Il apublié Returning to Revolution : Deleuze, Guattari, and Zapatismo (Edinburgh Press,2012). Une bibliographie des ouvrages et articles de Thomas Nail est accessible, ici.

Texte © Thomas Nail – Traduction et images © Hélène ClementeLa mise en ligne des épisodes de l’article Violence aux frontières accompagne leFestival La Grande Parade Métèque qui se tiendra à Romainville, le 28 mai 2016 .Pour lire les autres épisodes publiés sur D-Fiction du workshop “Violence aux frontières”,c’est ici.

1. Je ne dis pas que la violence et l’exercice de la police aux frontières n’existaientqu’aux limites territoriales et qu’aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Je défends l’idéeque c’est une question d’intensité. La police des frontières s’est aujourd’huilargement répandue dans le corps social et s’est banalisée dans la vie quotidienne,plus que par le passé. Je pense que cela nécessite un nouvel ajustement de notreanalyse politique des frontières. [↩]

2. Agamben en particulier a exploré ce paradoxe en profondeur. Voir La Communautéqui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène Raiola, Paris, LeSeuil, 1990 ; « Unrepresentable Citizenship, » in Radical Thought in Italy : APotential Politics, ed. Paolo Virno and Michael Hardt (Minnesota : University of Minnesota Press, 1996) ; Homo Sacer II, 1, État d’exception, traduit par JoëlGayraud, Paris, Seuil, 2003. [↩]

3. Étienne Balibar, Politics and the Other Scene, trans. Christine Jones, JamesSwenson and Chris Turner (New York: Verso, 2002), 75–86 [↩]

4. Bien qu’il y ait de multiples degrés d’exclusions structurelles inhérents à la loi elle-même, il y a, sans aucun doute, une progression dans leur combinaison. Comme lecraignait Hannah Arendt, les états nations modernes ont succombé à la tentation derecourir de plus en plus à cet état d’exception. Plus la preuve de leur incapacité àtraiter les apatrides comme des personnes disposant de droits est évidente toutcomme l’extension de règles policières arbitraires, plus les États résistentdifficilement à la tentation de priver tous les citoyens de leurs statuts juridiques etde les gouverner par un pouvoir de police tout puissant. Voir Hannah Arendt, TheOrigins of Totalitarianism (New York: Harcourt, Brace and World [1951] 1966), 290.[↩]

5. Gilles Deleuze, Pourparlers 1972–1990 (Paris : Minuit, [1990] 2003), 243 ; idem,Gilles Deleuze, Negotiations, 1972–1990, trans. Martin Joughin (New York :

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Columbia University Press, 1995), 179. Je mentionne d’abord la page de l’éditionfrançaise, suivie de l’édition anglaise. [↩]

6. Carl Schmitt, Political Theology : Four Chapters on the Concept of Sovereignty,trans. George Schwab (Chicago: The University of Chicago Press, 2005), 5. [↩]

7. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977–1978, ed. Michel Senellart, François Ewald and Alessandro Fontana (Paris : Seuil,2004), 22 ; idem, Michel Foucault, Security, Territory, Population: Lectures at theCollège de France, 1977–1978, trans. Graham Burchell (Basingstoke: PalgraveMacmillan, 2007), 20. [↩]

8. Foucault, Sécurité, territoire, population, 22/20. [↩]9. « La politique volontariste de la patrouille des frontières dite de « prévention par la

dissuasion» a repoussé les déplacements migratoires vers des zones encore plusdangereuses, le désert, les rivières, les canaux, entraînant de 1993 à 2008 la mortde plus 5.000 personnes le long de la frontière des États-Unis/Mexique, soit undoublement du nombre de décès selon le US Government Accountability Office,“Illegal Immigration: Immigration Border-Crossing: Deaths Have Doubled Since 1995; Border Patrol’s Efforts to Prevent Deaths Have Not Been Fully Evaluated”, 2009,accessed March 15, 2011, www.gao.gov/new.items/d06770.pdf [↩]

10. Le concept d’exclusion reste pertinent pour analyser le capitalisme dans la mesureoù ce dernier recourt encore aux dispositifs de régulation aux frontières pourcontrôler le flux de main d’œuvre et de capitaux entre les états nation et empêcherle Sud de migrer massivement vers le Nord, en quête de meilleures conditions devie. [↩]

11. Brian Bennett, “Government Pulls Plug on Virtual Border Fence: High-tech BoeingProject Beset with Problems,”Tribune Washington Bureau, Oct 22, 2010, accessedMarch 15, 2010, www.spokesman.com/stories/2010/oct/22/government-pulls-plug-on-virtual-border-fence/ [↩]

12. Brenda Norrell, “Privatizing Misery, Deporting and Imprisoning Migrants for Profit:The Hidden Agenda of the Border Hype: Security Guards and Prisons in the Dollars-For-Migrants Industry,” The Narco News Bulletin, 2007, accessed March 15, 2011,www.narconews.com/Issue46/article2769.html [↩]

13. Brenda Norrell, “Privatizing Misery, Deporting and Imprisoning Migrants for Profit:The Hidden Agenda of the Border Hype: Security Guards and Prisons in the Dollars-For-Migrants Industry,” The Narco News Bulletin, 2007, accessed March 15, 2011,www.narconews.com/Issue46/article2769.html [↩]

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14. Environmental Defense Fund, “When Fences Make Bad Neighbors: Rare wildlifecould be a casualty of border security efforts,” 2008, accessed March 15, 2011,www.edf.org/article.cfm?contentID=7966 [↩]

15. Foucault, Sécurité, territoire, population, 20/18. [↩]16. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1978–

1979 (Paris : Gallimard, 2004), 79 ; idem, Michel Foucault, The Birth of Biopolitics:Lectures at the Collège de France, 1978–1979, ed. Michel Senellart, François Ewaldand Alessandro Fontana, trans. Michel Senellart (Basingstoke [England]: PalgraveMacmillan, 2008), 77. [↩]

17. Foucault, Sécurité, territoire, population, 13/11. [↩]18. Giorgio Agamben, “Unrepresentable Citizenship,” 158–159. [↩]19. Giorgio Agamben, “Unrepresentable Citizenship,” 164. [↩]20. Giorgio Agamben, “Unrepresentable Citizenship,” 164. [↩]