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57 e année Numéro 1 Janvier-Mars 2002 Œtudes I5trmaniQUt5 Allemagne - Autriche - Suisse Pays scandinaves et néerlandais Études yiddish et judéo-allemandes Revue trimestrielle de la Société des Études Germaniques S. v. La Roche, R. Strauss, W. Benjamin, Ch. Wolf DIDIER ÉRUDITION Publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

« Une relation amicale et musicale méconnue : Richard Strauss et Alfred Bruneau », Études Germaniques, 1/2002, p. 63-79

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57e année Numéro 1Janvier-Mars 2002

Œtudes I5trmaniQUt5Allemagne - Autriche - Suisse

Pays scandinaves et néerlandaisÉtudes yiddish et judéo-allemandes

Revue trimestrielle de la Société des Études Germaniques

S.v. La Roche, R. Strauss,W. Benjamin, Ch. Wolf

DIDIER ÉRUDITIONPublié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Une relation amicale et musicale méconnueRichard Strauss et Alfred Bruneau

1. ChronologieCompositeur très vite reconnu et chef d'orchestre renommé,

Richard Strauss a « en toute occasion et sans éprouver nulle jalousieaidé [ses] confrères qui avaient quelque chose à dire » 1. Il dirigenotamment la première de Hiinsel und Grete! (1893) deHumperdinck 2 et obtient des aides matérielles pour Schoenberg afinque celui-ci puisse achever la composition des Gurre-Lieder (1913) 3.Le musicien allemand ne se cantonne pas dans la diffusion desœuvres germaniques puisqu'il assure la première scénique de Briséisde Chabrier, à l'Opéra de Berlin en 18994, et favorise la création deBourgogne du jeune Edgar Varèse en 19105.

Parmi les compositeurs français ayant bénéficié de son soutien,Alfred Bruneau (1857-1934) occupe toutefois une place privilégiéedont témoigne une correspondance inédite entre les deux hommes 6.Aujourd'hui injustement oublié, Bruneau reste l'auteur d'opéras tirésd'ouvrages de Zola (Le Rêve 7; L'Attaque du Moulin 8) ou composés

1. Richard Strauss: Betrachtungen und Erinnerungen, Zürich : Atlantis Verlag,1949, trad. fr., Anecdotes el souvenirs (direct. Pierre Meylan), Lausanne: Editions duCervin, 1951, p. 21.

2. Cf. Willi Schuh : Richard Strauss : Jugend und frühe Meisterjahre. Lebenschronik1864-1898, ZürichlFreiburg : Atlantis Veriag, 1976, trad. anglaise, Richard StraussA Chronicle of the Early Years 1864-1898, Cambridge Univ. Press, 1982, p. 340-342.

3. Cf. R. Leibowitz: Schoenberg, Paris: Seuil, 1969, coU. Solfèges, p. 27.4. W. Schuh (note 2), p. 214.5. Cf. Fernand Ouellette : Edgar Varèse, Paris: Seghers, 1966, p. 46.6. ous remercions Mme Lise Puaux, Mme Gabriele Strauss et M. Richard Strauss

junior qui nous ont autorisé à consulter leurs archives familiales ainsi que le Dr JürgenMay (Richard Strauss - Institut) dont l'aide fut précieuse pour collecter les lettres deBruneau adressées à Strauss.

7. Drame lyrique en 4 actes, livret de L. Gallet d'après le roman de Zola, créé àl'Opéra-Comique, le 18 juin 189l.

8. Drame lyrique en 4 actes, livret de L. GaUet d'après la nouveUe de Zola, crééà l'Opéra-Comique, le 23 novembre 1893.

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sur des livrets de l'écrivain (Messidor 9; L'Ouragan 10; L'Enfant-Roi 11). Ce corpus relève d'une esthétique naturaliste, en vogue autournant des deux derniers siècles, mais désormais représentée essen-tiellement par Louise (1900) de Gustave Charpentier, « romanmusical» qui suscita aussi l'enthousiasme de Strauss 12.

Le compositeur allemand rencontre Bruneau lors de son premierconcert parisien qu'il dirige en 1897 13. Critique réputé, le musicienfrançais lui apporte alors un soutien indéfectible comme il le rappelleen 1906 :

Il Ya bien des années déjà que je considère M. Richard Strauss commele plus grand, le plus génial compositeur vivant dont l'Allemagne ait ledroit de s'enorgueillir. Quand celui-ci commença de nous apporter sesbelles œuvres, si fortes et si curieuses, mon avis ne fut pas partagé -j'en garde le souvenir très net - que par un petit nombre de personnes.Assez longtemps l'hostilité s'entêta et, à un moment, l'on pût craindrequ'elle ne désarmât jamais. Peu à peu, cependant, les partisans dujeune maître s'accrurent; ses amples et somptueux poèmes musicauxtriomphèrent de presque toutes les résistances sincères ou non, et lerécent succès de Mort et Transfiguration J4 acheva la victoire que jesuis heureux d'avoir prédite, dès l'époque ancienne des premièresbatailles. C'est donc devant un public conquis absolument, maisconquis de haute lutte, que M. Strauss a dirigé hier, au Châtelet, saSymphonia [sic] Domestica. 15

Strauss connaît la musique de son collègue probablement depuisplus longtemps. Le Rêve est représenté en Allemagne, notamment en1892 à Hambourg 16 où Gustav Mahler, qui le « dirigea supérieure-ment» 17, encouragea chaleureusement le compositeur français 18.

9. Drame lyrique en 4 acte, créé à l'Opéra de Paris, le 19 février 1897.10. Drame lyrique en 4 actes, créé à l'Opéra-Comique, le 19 avril 1901.11. Comédie lyrique en 5 actes, créée à l'Opéra-Comique, le 3 mars 1905.12. Cf. Romain Rolland et Richard Strauss. Correspondance. Fragments de journal,

in : Cahiers Romain Rolland n" 3, Paris: Albin Michel, 1951, p. 134. Dans sa lettre àBruneau (cf. Annexe, lettre 1), le compositeur allemand sous-entend qu'il souhaitemonter l'œuvre à Berlin.

13. W. Schuh (note 2), p. 431.14. Dirigé par Strauss au Châtelet, Mort et transfiguration, « œuvre, terrible et char-

mante, douloureuse et apaisée, héroïque et hardie, folle et géniale, a remporté un écla-tant succès. » A. Bruneau: Nouvelles théâtrales, in : Le Matin (9 janvier 1905).

15. A. Bruneau: Musique, in : Le Matin (26 mars 1906).16. Selon Alfred Loewenberg (Annals of Opera 1597-1940, Totowa : Rowman and

Littlefield, 1978, p. 1149 et 1170), Le Rêve est créé à Kônigsberg, le 19 janvier 1892,puis à Hambourg, le 28 mars 1892, tandis que L'Attaque du Moulin est donnée àBreslau, le 5 novembre 1895.

17. A. Bruneau: À L'ombre d'un grand cœur, 1931, Paris-Genève: Slatkine repr.,1980, p. 43.

18. «Dans notre théâtre est toujours une place pour un nouveau [sic] ouvrage devous. » G. Mahler: lettre à A. Bruneau, s.l.n.d., reproduit en fac-similé, in DanièlePistone : ALfred Bruneau. Souvenirs inédits, in : RIMF 7 (février 1982), p. 11.

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Partageant cette admiration avec son ami autrichien 19, Strauss neménage pas sa peine pour faire connaître les œuvres de Bruneau. Illes cite en exemple à Romain Rolland en avril 1899 20 puis, pendantl'été 1900, s'enquiert des destinées de L'Ouragan qu'il souhaitemonter à Berlin alors que l'ouvrage n'est pas encore créé à Paris.L'absence d'une traduction le contraint cependant à renoncer à sonprojet 21. Bruneau lui adresse alors les quatre Préludes 22 ou luiproposera son poème ,symphonique La Belle au Bois dormant 23 pourle jouer en concert. A cet égard, le compositeur germanique dirigeaussi régulièrement le Prélude de l'acte IV de Messidor, à Berlin ouen tournée, comme l'indiquent deux lettres que Bruneau adresse àson ami, le critique nantais Etienne Destranges :

J'ai reçu une lettre de Richard Strauss, m'annonçant que le Prélude deMessidor, joué sous sa direction, à ses concerts de Berlin avait eu untrès grand succès. 24

Richard Strauss, qui arrive demain, est [... ] délicieux pour moi. Il vientde faire une tournée dans toute l'Allemagne, toute la Suisse, toutel'Italie, tout le midi de la France et il a joué dans trente ou quarantevilles le prélude de Messidor. 25

En 1903, Strauss parvient à faire jouer l'opéra dans son intégralité, « àMunich où son influence [est] souveraine » 26, et souhaite dirigerPenthésilée 27, poème symphonique avec voix qu'il a probablemententendu chanté à Paris par le célèbre soprano Félia Litvinne, le 22 mars,aux Concerts Lamoureux, une semaine avant de diriger un concert deses œuvres 28. La notoriété du musicien allemand est telle que l'éditeurde Bruneau entreprend une nouvelle édition de l'ouvrage:

19. Les deux compositeurs germaniques, qui se fréquentent depuis plusieurs années,ont pu échanger leur impression sur Bruneau et son œuvre. Cf. Herta Blaukopf : Rivaliuitund Freundschaft. Die persônlichen Beziehungen zwischen Gustav Mahler und RichardStrauss, in : G. Mahler R. Strauss: Briefwechsel. 1888-1911, (Hrsg. Herta Blaukopf),München : Piper & Co Verlag, 21988,trad. fr. : Rivalité et amitié. Les relations personnellesentre Gustav Mahler el Richard Strauss, in : G. Mahler R. Strauss: Correspondance. 1888-1911 (direct. Martin Kaltenecker), Arles: Bernard Coutaz, 1989, p. 146-150.

20. Cahiers Romain Rolland n" 3 (note 12), p. 119.21. Cf. Annexe, lettre 1 et W. Schuh (note 2), p. 215.22. Cf. Annexe, lettre 3.23. Cf. Annexe, lettre 5.24. A. Bruneau: I.a.s. [lettre autographe signée] à E. Destranges, s.l., vendredi

[avril? 1902], antes: BibI. municipale, Ms 2647, f.242. Voir aussi en annexe la lettre 4.25. A. Bruneau: I.a.s. à E. Destranges, s.l., 24 mars 1903, antes: BibI. municipale,

Ms 2648, f.19.26. A. Bruneau (note 17), p. 206. Voir aussi en annexe les lettres 4, 5 et 6. Selon

A. Loewenberg (note 16, p. 1201), Messidor est créé à Munich le 15 janvier 1903.27. Cf. Annexe, lettre 7.28. Strauss dirige l'orchestre Lamoureux, le 29 mars. Cf. Revue des grands concerts,

Le Ménestrel 6ge/13 (29 mars 1903). Debussy (Monsieur Croche el autres écrits - direct.François Lesure -, Paris: Gallimard, 1987, p. 133-134 et 137-140) donne ses impressionssur ces deux concerts.

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La partition d'orchestre de Penthésilée est gravée en grand format. Iln'en existe qu'une épreuve, sale comme un peigne, que l'on a donnéejusqu'à présent à Colonne et à Chevillard lorsque ceux-ci ont exécutél'œuvre. Mais Richard Strauss m'ayant manifesté le désir de la jouer àBerlin, Choudens va, je crois, en faire tirer quelques exemplaires. 29

Strauss s'intéresse aussi aux écrits de Bruneau. Le projet d'une publi-cation allemande 30 est d'ailleurs mené à son terme puisque le musi-cien français écrit à Destranges :

Tu recevras en même temps que cette lettre un petit livre allemand.C'est une édition considérablement modifiée de ma musique françaisequi vient de paraître dans une collection dont s'occupe Richard "Strauss. Celui-ci m'ayant demandé un petit volume pour cette collec-tion, je lui ai donné ça. Maintenant il récidive et prépare, pour l'au-tomne la traduction de ma musique russe. 31

Une nouvelle lettre de Bruneau témoigne par ailleurs des difficultésque Salomé rencontra pour s'imposer à Paris 32, notamment en raisonde l'auteur du livret:

Si tu n'as pas vu d'article de moi sur Salomé, c'est que "Le Matin" adécidé que le nom d'Oscar Wilde ne serait jamais imprimé dans sescolonnes. Tout ce que j'ai pu dire à l'encontre d'une aussi singulièreidée n'a servi à rien et, dans ces conditions-là, je n'ai pas fait decompte rendu. 33

Lors de la création au Palais Garnier, Bruneau cède aux pressions dela direction du quotidien en rédigeant un article sans mentionner lelibrettiste, implicitement critiqué. En revanche, il ne tarit pasd'éloges sur la composition musicale :

Hier, comme il y a trois ans, [Salomé] s'est emparée de nous, dès sapremière page, nous a courbés, affolés, sous son joug terrible, ne nousa rendu notre raison qu'au baisser du rideau, nous laissant brisés d'ef-froi et d'émotion presque incapables de la discuter, de nous expliquermême les causes d'un tel état d'esprit.

29. A. Bruneau: I.a.s. à E. Destranges, Paris, 2 avril 1903, Nantes: Bibl. munici-pale, Ms 2648, f.20. Selon Bruneau (cf. Annexe, lettre 7), l'éditeur Choudens effectuece travail.

30. Cf. Annexe, lettre 7.31. A. Bruneau, l.a.s. à E. Destranges, s.l., mercredi [février 1904], Nantes: BibI. muni-

cipale, Ms 2648, f.46. La Bibliothèque-Musée de l'Opéra conserve des exemplaires de cesdeux ouvrages: A. Bruneau: Geschichte der franzôsischen. Musik, in Die Musik, RichardStrauss (Hrsg.), Berlin: Bard., Marquardt und Cie, s.d. ; A. Bruneau: Die russische Musik,in Die Musik, Richard Strauss (Hrsg.), Berlin: Bard., Marquardt und Cie, [1905].

32. Selon A. Loewenberg (note 16, p. 1267), Salomé est créée à Paris au Châtelet,le 8 mai 1907, en allemand, puis, en français, à l'Opéra, le 6 mai 1910.

33. A. Bruneau: I.a.s. à E. Destranges, s.l., 11 juin 1907, Nantes: BibI. municipale,Ms 2648, f.166.

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Nous sentons bien cependant que l'effet produit ainsi est dû unique-ment à la musique. J'ai rappelé la sauvage horreur du poème, lorsquel'autre Salomé, qui du reste m'intéressa vivement, je l'ai dit, fut joué àla Gaîté. [... ] 34

Une pareille force de domination est peu commune. Elle révèle enM. Strauss un véritable, un exceptionnel génie dramatique [00.].Les harmonies qui [00'] accompagnent [les motifs] n'obéissent à aucuneloi ancienne ou récente. Elles déroutent l'analyse, confondent l'imagi-nation. A la lecture, elles sont affreuses, inacceptables : à l'audition,elles passent aisément, et leur étrangeté, leur irrégularité ajoutentencore à l'impression profonde que l'on garde d'un ouvrage extraordi-naire, monstrueux évidemment, mais dont il est difficile de ne pasadmirer l'audace et l'éclat. 35

L'amitié de Bruneau et Strauss se brise malheureusement sur lescendres du premier conflit mondial. Au lendemain de la Grandeguerre, le musicien français livre, en effet, des propos regrettablespour soutenir l'opéra de Mariotte: « Il est juste que cette Saloméprenne aujourd'hui la place de l'autre dont le compositeur traita siodieusement - à la manière boche - son excellent confrère fran-çais. » 36 À la fin de sa vie, Bruneau fait heureusement preuve deplus de discernement en écrivant : « Je voyais souvent, avant laguerre, Richard Strauss, que je considérais comme le plus grandmusicien vivant de son pays et qui reste tel à mes yeux. » 37

ll. Bruneau : un exemple pour StraussAu-delà d'une simple amitié, l'estime réciproque que se vouent les

deux hommes s'explique par d'incontestables affinités esthétiques.Dans les premières années du xx- siècle, l'association entre les deuxcompositeurs semble d'ailleurs naturelle puisque le ballet deBruneau, Les Bacchantes, créé le 30 septembre 1912 au PalaisGarnier, sera couplé avec Salomé « au cours d'une des premièresreprésentations» 38.

34. Bruneau fait allusion à Antoine Mariotte dont l'opéra Salomé, créé à Lyon enoctobre 1908 puis à Paris en avril 1910, suscita une vive polémique avec Strauss. Pourune comparaison des deux opéras, voir Bernard Banoun : L'Opéra selon RichardStrauss, Paris: Fayard, 2000, p. 180-184 et 361-362.

35. A. Bruneau : Répétition. générale, in : Le Matin (4 mai 1910).36. A. Bruneau: A l'Opéra, Salomé, de M. Mariotte, in : Le Matin (4 juillet 1919).

L'amitié de Romain Rolland et Strauss souffrit également des événements mais, enrefusant « de signer le manifeste des intellectuels allemands dirigé contre la France »(Cahiers Romain Rolland n" 3, note 12, p. 10), le musicien adopta une attitude qui l'ho-nore.

37. A. Bruneau (note 17), p. 205-206.38. Cf. A. Bruneau (note 18), p. 53.

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Ces liens s'expriment tout d'abord avec le choix des sujets. Àl'image de Charpentier qui avait injecté des éléments autobiogra-phiques dans Louise, Strauss se fait parfois le chantre d'un certainréalisme en s'inspirant de différents épisodes de sa propre vie conju-gale pour composer la Sinfonia domestica (1902) ou Intermezzo(1924). Dans la préface de ce dernier ouvrage, il explique que sa« comédie bourgeoise» se « détourne volontairement du livret d'opératraditionnel, avec ses histoires d'amour et de meurtre, ses "hérosd'opéras", en mettant en scène des hommes réels, la vie réelle de l'hu-manité » 39. Ces propos rappellent ceux d'un article de 1893 où Zolaexprimait son idéal en prenant soin lui aussi de se démarquer de ladramaturgie wagnérienne 40: « Je vois un drame plus directement plushumain non pas dans la vague des Mythologies du Nord, mais éclatantentre nous, pauvres hommes, dans la réalité de nos misères et de nosjoies. »41 La réflexion de Strauss prolonge aussi le commentaire deBruneau prenant la défense de la Sinfonia Domestica dont leprogramme rebute certains, notamment Romain Rolland, grand amide Strauss 42.Dans un véritable plaidoyer pro domo, le musicien écrit:

;;;

Il ne faudrait pas croire, du reste, que la réputation maintenant établieet incontestable de j'auteur empêchât certaines gens de blâmer le sujetchoisi par lui. Ces gens affirment que l'art des sons, à cause de sanoblesse supérieure, ne saurait s'accorder avec le terre à terre del'existence quotidienne, et continuent, à son propos, la vieille querellede l'idéalisme et du réalisme. M. Richard Strauss, au contraire - etj'éprouve un singulier plaisir à le constater - pense que cet art peut etdoit traduire l'universalité des sentiments, qu'il ne s'abaisse point enchantant nos propres joies et nos propres douleurs, qu'il s'élève et serégénère en se rapprochant sans cesse davantage de la vérité et del'humanité. [... ] M. Strauss n'y a pas mis seulement de prodigieuses etéblouissantes polyphonies, il y a fait parler sa bonté, sa tendresse, sagénérosité, sa gaieté, sa passion fière et ardente de la vie. 43

Corollaire des scènes réalistes, la traduction exaspérée despulsions préoccupent Bruneau et le compositeur de Salomé etElektra. Un commentaire de Zola, publié avant la création deL'Ouragan, s'accorde parfaitement avec ces deux opéras qui, malgréleur sujet, restent redevables d'une esthétique naturaliste 44 :

39. Cf. Manfred Kelkel : Naturalisme, Vérisme et Réalisme dans l'opéra, Paris: Vrin,1984, p. 260.

40. Le goût de Strauss « pour la comédie d'intrigue s'allie à l'idée d'une possibleévolution esthétique; il est un moyen de dépasser Wagner. » B. Banoun (note 34), p. 245.

41. Cf. A. Bruneau (note l7), p. 65.42. Cf. R. Rolland : lettre à R. Strauss, 29 mai 1905, in Cahiers Romain Rolland

nO 3 (note 12), p. 34.43. A. Bruneau (note 15).44. Le naturalisme de Zola préfigure l'expressionnisme allemand et, d'une certaine

façon, les théories psychanalytiques sans lesquelles sont impensables Salomé et Elektra.Cf. B. Banoun (note 34), p. 368-369.

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Alfred Bruneau et Émile Zola [... ] sont partis de cette idée d'uneœuvre très simple, très une, très grande, dans laquelle ils mettraientaux prises les puissances humaines déchaînées, poussées à leurparoxysme. D'abord, l'amour, et dans l'amour les divers amours, l'in-génu et le chaste, le passionné et le sensuel, le dominateur et lefarouche; et, avec l'amour, naturellement, les troubles de l'être quil'accompagnent, le désir, la volupté, la jalousie. Ensuite, les autrespassions, les autres sentiments, les cœurs qui se sacrifient, les cœursque rien ne dompte, la tendresse, la bonté, l'orgueil, la haine, la pitié,l'horreur, tout ce qui est le meilleur de l'homme et ce qui peut endevenir le pire.Et la pensée des auteurs a donc été de prendre ainsi tous ces facteurshumains, de les pousser à leur expression la plus tragique, de les exas-pérer, de les heurter, dans une action la plus nette et la plus décisivepossible. [... ] Cet ouragan humain, la soudaine rafale de passion, defolie et de crime qui parfois nous ravage, les auteurs ont voulu luidonner pour cadre un ouragan des éléments eux-mêmes [... ]. Et, dèslors, le sujet et le milieu étaient fixés, ils n'ont plus eu qu'à créer deuxfrères, deux sœurs, à les jeter dans une situation qui les affole et lesbrise, puis à dénouer cette situation sans issue par l'éternel recom-mencement de la vie, l'éternel voyage. 45

Pour traduire des sentiments aussi violents, Bruneau et Strauss- auteur de Salomé et d'Elektra - exigent parfois de leurs interprètesune certaine vaillance vocale 46. Les deux compositeurs sontd'ailleurs troublés par Pelléas et Mélisande. A Romain Rolland, quilui avait recommandé de suivre précisément cet exemple pouradapter Salomé en français 47, Strauss avoue sa perplexité devant« cette même nonchalance de déclamation qui [l'a] depuis toujourstellement surpris dans toute la musique française» 48. Bruneau jugequant à lui cette écriture vocale singulière mais adaptée au mystèredu livret: « La déclamation n'est ni lyrique, ni mélodique (ce qui nesignifie pas qu'il n'y ait ni lyrisme ni mélodie dans l'ensemble) : elleest conçue selon un système de notes répétées et de même durée queM. Debussy a fait sien et qui, par une espèce de "récit" traînant etberçant, augmente encore l'indécision des sujets qu'il affectionne. »

45. Cf. A. Bruneau (note 17), p. 174.46. Attentifs aux problèmes de prosodie, Bruneau et Strauss ménagent aussi des

épisodes fondés sur le ton de la conversation chantée.47. «Je vous engage vivement à vous procurer PelLéas el Mélisande de Claude

Debussy ou les Chansons de Bilùis [.. .J. Ce sont des merveilles de "parler" français enmusique, et les vrais modèles du genre, tandis que la déclamation des Bruneau etCharpentier est constamment fautive, lourde, sans rapport avec la vraie prononciationfrançaise, - j'entends, avec la belle langue de la conversation élégante, qui doit êtrecelle de votre Salomé, comme du PelLéas de Debussy. » R. Rolland, lettre à R. Strauss,9 juillet 1905, in Cahiers Romain Rolland n" 3 (note 12), p. 41. Voir à ce sujetB. Banoun (note 34), p. 198-201.

48. R. Strauss : lettre à R. Rolland, Marquartstein, 15 juillet 1905, in CahiersRomain Rolland n" 3 (note 12), p. 43.

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En revanche, bien que la représentation de Pelléas et Mélisandemarque « une date dont il sera difficile de ne pas tenir compte,quand on écrira avec impartialité, sagesse et compétence l'histoire dumouvement des idées de ce temps» 49, Bruneau reste étranger à desconceptions dramatiques tournées selon lui vers l'indécis, la mort etla fatalité.

La comparaison entre Strauss et Bruneau s'avère encore pluséloquente sur le plan de la grammaire musicale. Tout d'abord, lesdeux auteurs prolongent les théories wagnériennes mais leur concep-tion des motifs récurrents découlent plutôt des premiers ouvrages dumaître de Bayreuth où les leitmotive sont encore peu développés 50.Cet art de la concision s'explique par les tendances naturelles desdeux auteurs, caractérisées par un instinct très sûr du temps théâtral,temps ramassé et efficace, mais aussi par une volonté de se démar-quer des dernières œuvres de Wagner: Bruneau et Strauss se réser-vent la possibilité de composer des airs ou des ensembles qu'ilsinsèrent « naturellement et de manière dynamique dans l'action quiles précède et leur succède » 51.

En outre, avec Salomé ou Elektra, Le Rêve constitue « un tournantdans l'évolution du théâtre musical moderne» 52 en apportant d'in-contestables innovations admirées de Dukas 53, Chabrier 54 ou deCharles Koechlin : « Nouveauté de l'orchestre et des harmonies,hardiesses d'écriture qui nous semblent aujourd'hui si naturelles,mais qui choquèrent à l'époque, livret débarrassé de toutes lesconventions pour ne tendre qu'à la vérité. » 55 Sans atteindre lesprodigieuses combinaisons instrumentales de Strauss, Bruneau« orchestre de façon puissante et colorée » et cherche des sonoritésinusitées. Dans l'acte II (scène 6) de L'Attaque du Moulin, le duo desfiancés « se pose sur un original accompagnement, où se mélangentla flûte, la harpe et l'alto, en une sonorité déjà très debussyste » 56.Gabriel Pierné et Henry Woolett relèvent, notamment dans Le Rêve,« des unissons de flûte et clarinette doublés des harpes, des cordes

49. A. Bruneau: La musique dramatique, in : La Grande Revue 23 (1cr juillet 1902),p. 212-219.

50. Straus avait une très nette prédilection pour Lohengrin. Cf. B. Banoun (note34), p. 115.

51. lbid.52. Georges Favre: Musique el naturalisme: Alfred Bruneau el Émile Zola, Paris:

La Pensée Universelle, 1982, p. 49.53. lbid., p. 48-49.54. Cf. E. Chabrier: Correspondance (direct. Thierry Bodin, Roger Delage, Frantz

Durif) , Paris: Klincksieck, 1994, p. 895-908.55. Ch. Koechlin: Les tendances de la musique moderne française, in : Encyclopédie

de la musique et Dictionnaire du Conservatoire (direct. Albert Lavignac et Lionel de laLaurencie), II, t. I, Paris: Delagrave, 1925, p. 124.

56. G. Favre (note 52), p. 126.

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divisées en 12 parties marchant en accord pleins par degrés conjoints,procédé devenu courant, mais qui avait alors le mérite de l'inven-tion » 57. Koechlin cite quant à lui de nombreux extraits de Messidor,dont le thème distribué aux cordes sur cinq octaves dans le Préludede l'acte IV 58, régulièrement dirigé par Strauss 59. Ce dernier recon-naît d'ailleurs volontiers les sources de son orchestration: « j'ai sansdoute plus appris que vous ne le pensez de la musique française, dela délicatesse et de la clarté cristalline d'une partition de Bizet ou deBerlioz; si vous suivez attentivement le développement de mon styleorchestral, cette étude ne peut pas vous rester cachée. » 60 De même,dans son édition augmentée du traité d'orchestration de Berlioz, lemusicien allemand concède que Wagner fournit « tout naturellementl'alpha et l'omega de [ses] amplifications» 61 mais se montre sensibleaux recherches de ses contemporains français : « Le célesta, inventépar M. Alph. Mustel, à Paris, constitue pour l'orchestre un précieuxaccroissement. » Il « a été particulièrement employé par les compo-siteurs des jeunes écoles française et russe. G. Charpentier notam-ment, dans Louise, en a tiré des effets particulièrement fins, en lecombinant avec d'autres teintes orchestrales délicates» 62. Utilisantl'instrument dans Salomé, Strauss songeait peut-être aussi à Bruneauqui l'avait intégré dans Messidor.

L'harmonie reste toutefois le domaine où Bruneau s'est montré leplus innovant en ouvrant des chemins encore inexplorés. Elle faitl'admiration de Ravel qui distingue dans Le Rêve « des exemplessignificatifs d'accords conçus comme de pures résonances, disposéssans aucun égard pour la conduite des voix. » 63. Précédé de RenéLenormand 64, Koechlin a également souligné les richesses harmo-niques de cet opéra en citant l'introduction, dont les accords dequintes successives « surprirent et choquèrent les attardés» 65, ou unexemple d'appoggiatures sans résolution dans ce même Prélude del'opéra 66. Etudiant l'enchaînement des quintes augmentées du duo

57. G. Pierné et H. Woollett : Histoire de l'orchestration. Deuxième partie, inEncyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire (direct. Albert Lavignac etLionel de la Laurencie), II, t. 4, Paris: Delagrave, 1929, p. 2708.

58. Ch. Koechlin: Traité de l'orchestration, t. 3, Paris: Max Eschig, 1955, p. 38.59. Cf. notes 24 et 25.60. R. Strauss: lettre à R. Rolland, 16 juillet 1905, in Cahiers Romain Rolland n" 3

(note 12), p. 48. Voir à ce sujet les réflexions de B. Banoun (note 34), p. 24-25.61. R. Strauss: Le traité d'orchestration d'Hector Berlioz, commentaires et adjonc-

tions coordonnés et traduits par Ernest Closson, Leipzig: Peters, 1909, p. 14.62. lbid., p. 85.63. Cf. M. Ravel : Lettres, écrits, entretiens, (direct. A. Orenstein), Paris :

Flammarion, 1989, p. 580. ,64. Œ. R. Lenormand : Etude sur l'harmonie moderne, Paris: Le Monde Musical-

Eschig, 1913, p. 17, 25 et 104.65. Ch. Koechlin (note 55), p. 76.66. lbid., p. ll2.

72 R. STRAUSS ET A. BRUNEAU

de Félicien et Angélique 67, il relève l'utilisation singulière mais fugi-tive de la gamme par tons, que Strauss utilisera avec la même parci-monie 68, puis admire le caractère prémonitoire des premièresmesures du 4e tableau:

Exemple 1A. Bruneau, Le Rêve, acte II, 4e tab., part. cht et p., Paris:

Chou den s, 1891, p. 105.

fJ« Expression du désarroi, de l'angoisse, de l'infinie douleur de

l'évêque» 69 Jean de Hautecœur, ces « mesures écrites dès 1891, etsi nettement bitonales, sont un des plus curieux exemples de ce quetrouva l'intuition de M. Bruneau, que dans ce cas l'on peut vraimentqualifier de géniale » 70. Elles préfigurent celles de Strauss, notam-ment dans la scène 4 de Salomé où Hérodias, excédée, demande àHérode de faire taire Saint Jean-Baptiste sur un accompagnementsuperposant Si majeur et Ré mineur :

Exemple 2R. Strauss, Salomé, part. cht et p.,Boosey ~ Hawkes, [1943], p. 117.

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67. Ibid., p. 91.68. Cf. Ajain Poirier : De quelques types d'écritures dans Salomé, in : Salomé,

L'Avant-Scène Opéra 47/48 (janvier-février 1983), p. 119.69. Ch. Koechlin (note 55), p. 117.70. Ch. Koechlin : Evolution de l'harmonie. Période contemporaine depuis Bizet et

César Franck jusqu'à nos jours, in : Encyclopédie de la musique et Dictionnaire duConservatoire (direct. Albert Lavignac et Lionel de la Laurencie), II, t. 1, ParisDelagrave, 1925, p. 719.

ÉTUDES GERMANIQUES, JANVIER-MARS 2002 73

Dans les deux cas, ces procédés d'écriture obéissent à un impératifdramatique 71 et ne sauraient constituer l'ébauche d'un systèmecomme chez Milhaud, Honegger ou Poulenc qui « ont pris l'habitudede ces sonorités, jusqu'à s'en servir couramment et non plus pourl'expression de sentiments tout particuliers » 72. Strauss s'estd'ailleurs exprimé sur les limites de ses agrégats:

Le désir que je ressentais de caractériser les personnages en utilisantle plus de contrastes possibles m'incita à me servir de la bitonalité, vuqu'il me paraissait insuffisant de représenter l'antagonisme d'Hérodeet du Nazaréen par des oppositions uniquement rythmiques, telles queMozart les rend d'une manière d'ailleurs géniale. C'est une expériencequ'on peut faire une fois pour toutes quand il s'agit d'un sujet parti-culier, mais que je déconseille de répéter. 73

Il poursuit en affirmant : « Parmi mes ouvrages, [Salomé et Elektra]ont une place à part: j'ai exploré par leur truchement les confins lesplus extrêmes de l'harmonie, de la polyphonie psychique (rôle deClytemnestre), de la réceptivité de notre ouïe moderne. » 74 Bruneaupartage cette opinion quand il s'interroge sur l'évolution deStravinsky 75 ou rejette catégoriquement les adeptes de la polytona-lité : « [ ... ] qui connaît une des manifestations de cet ordre lesconnaît toutes, tant leur ressemblance offre de certitude, à cela prèsque chacune d'elles provoque une sorte de surenchère, une espèced'émulation entre les auteurs des œuvres séditieuses. Jusqu'où iront-ils ? » 76 Quant à Milhaud, il provoque en lui un sentiment d'incom-préhension :

Jusqu'à présent, ce fut par l'outrance de sa polytonie [sic], par l'accu-mulation de ses fausses notes, par le heurt de ses rythmes hostiles quel'humoriste du Bœuf sur le toit capta l'attention de certaines personnes,heureuses - on ne sait pourquoi - de trouver dans le domaine des sonsl'équivalent du récent cubisme pictural, sculptural et architectural, lereflet du dernier dadaïsme littéraire. 77

71. Dans Le Rêve, la couleur médiévale du sujet et « l'ivresse délicieuse» del'amour justifient le recours respectif aux quintes parallèles et à la gamme par ton.

n. Ch. Koechlin (note 55), p. 118.73. R. Strauss (note 1), p. 43.74. /bid., p. 48.75. « Le cas de M. Stravinsky ne cesse de me stupéfier. Comment l'artiste

merveilleux, capable de composer, à ses débuts, l'Oiseau de feu et Pétrouchka, égale-ment dignes d'admiration par la beauté, l'originalité qui s'y révèlent, a-t-il pu écrirepostérieurement le Sacre du Printemps et tant de pages décevantes où rien ne seretrouve de ce qui causait jadis notre joie et justifiait nos louanges? » A. Bruneau: Lesgrands concerts, in : Le Matin (19 novembre 1928).

76. A. Bruneau: Les grands concerts, in : Le Matin (9 mars 1931).77. A. Bruneau : Les premières. Opéra-Comique. La Brebis égarée, in : Le Matin

(9 décembre 1923).

74 R. STRAUSS ET A. BRUNEAU

Les itinéraires de Strauss et Bruneau se recoupent encore quandles deux hommes éprouvent le besoin d'orienter leur style. AprèsElektra, Strauss donne Le Chevalier à la Rose (1911) tandis queBruneau entreprend à la même époque Le Jardin du Paradis 78,probablement pour « s'assouplir, s'assagir» 79 et tourner le dos à l'es-thétique de Zola. Il avoue à son ami Destranges :

Ma prochaine partition sera composée sur un livret admirable qu'écri-vent pour moi Robert de Flers et Armand de Caillavet. [... ] C'est unsujet vraiment merveilleux, à la fois féerique, poétique et humoris-tique, complètement différent de ceux que j'ai abordés jusqu'à présent.Je te l'ai dit souvent: je me sentais incapable de continuer mon œuvresans y apporter d'autres éléments. Il y a juste vingt cinq ans que j'aicommencé le Rêve et ma tendre association avec mon cher et adoréZola. Il fallait ou me renouveler ou poser la plume. Une foule deraisons d'ailleurs m'obligeaient impérieusement à prendre le parti quej'ai pris. 80

Ignorant ou rejetant avec superbe la modernité des jeunes généra-tions, Strauss 81 et Bruneau suivent imperturbablement leur chemin etpartagent finalement une même conception du théâtre lyrique où letexte dicte l'illustration musicale. Le caractère révolutionnaire deleurs ouvrages tient donc plutôt à ce principe ,qu'à une volonté detransformer en profondeur le langage musical. A cet égard, Bruneaua probablement constitué un exemple pour Strauss qui magnifia, avecle succès que l'on sait, les innovations et conceptions de son aîné.

Paris Jean-Christophe BRANGER

78. Conte lyrique d'après Andersen, créé à J'Opéra de Paris, le 29 octobre 1923.79. Paul Dukas: Le Quotidien (2 novembre 1923), in G. Favre (note 52), p. 106.80. A. Bruneau: I.a.s. à E. Destranges, Le Paradou, Villers-sm-Mer, 2 août 1913,

Nantes: BibI. municipale, Ms 2649, f.l02.81. Les relations entre Strauss et Schonberg se dégradent rapidement si l'on en juge

par une lettre de Schonberg citant un courrier que Strauss aurait adressé à AlmaMahler: « "Il n'y a qu'un psychiatre qui puisse aider aujourd'hui le pauvre Schônberg.ïJe crois qu'il ferait mieux de casser des cailloux que de noircir du papier à musique." »A. Schonberg: lettre à un correspondant inconnu, 22 avril 1914, in A. Schoenberg:Briefe (Hrsg. Erwin Stein), Mainz : B. Scbott's Sohne, 1958, trad. EL, Correspondance19]0-195] (direct. Deni Collins), Paris: Lattès, 1983, p. 45. Suggérant à Hugo vonHofmannsthal de rédiger une préface pour le livret d' Hélène l'Égyptienne, Strauss écritaussi sans ambages: « Même des types comme Schonberg et Krenek assorti sent leurfumier de "conférences explicatives." » R. Strauss, lettre à H. von Hofmannsthal,Carlsbad, 3 mai 1928, R. Strauss H. von Hofmannsthal : Briefwechsel 1900-1929,ZürichlFreiburg : Atlantis Verlag, 1978, trad. fr., Correspondance 1900-1929 (direct.B. Banoun), Paris: Fayard, 1992, p. 566.

ÉTUDES GERMANIQUES, JANVIER-MARS 2002 75

ANNEXEUne lettre de Richard Strauss à Alfred Bruneau,

suivie de sa traduction 82Paris, Collection Puaux-Bruneau.

la. Richard Strauss, 1.a.s. à Alfred Bruneau, Marquartstein,Oberbaiern, 18 August 1900.

Sehr verehrter Freund u. College!

Seit 15. Juni von Berlin abwesend, habe ich die Absicht, erst am 15.September dahin zuruckzukehren. Da es nun nicht moglich ist, vonHerrn Pierson briefliche Nachrichten zu erhalten, da ich nun aber gernNaheres über das Schicksal des l'Ouragan wüsste, frage ich direckt bei1hnen selbst an, ob Sie Herrn Pierson, der Ende Juni (meinen drin-genden Vorstellungen folgend) in Paris war, Luise [sic] gehôrt hat, aberwie ich zu. meinem Erstaunen in Berliner Blattern gelesen, Salambo[sic] (1) zur Aufführung angenommen hat, - in Paris gesehen und wasSie etwa bezicglich des l'Ouragan mit ihm verabredet haben? Istl'Ouragan bereits ins Deutsche ûbersetzt ?

Wann wird die Aufführung in Paris sein?ln der Hoffnung, dass Sie meine Neugierde meinem aufrichtigen

Interesse for Ihr vortreffliches Werk zu Gute halten, mit bestenEmpfehlungen an Sie und Ihre verehrte Gemâhlin (auch von meinerFrau)

Ihr

in grôsster Verehrung stets ergebenster

Richard Strauss

tb. Traduction anonyme de la lettre de Strauss.Très honoré ami et collègue

Absent de Berlin depuis le 15 juin, j'ai l'intention de n'y retournerque le 15 7bre [septembre] -

Comme il m'est impossible actuellement d'obtenir de M. Pierson 83

des nouvelles par lettre, et comme, d'autre part, je désirerais vivementsavoir quel sort attend l'Ouragan, je viens m'adresser directement àvous. Avez-vous vu M. Pierson qui (sur mes instances) se trouvait àParis fin juin? Il a entendu Louise 84. Or, à mon grand étonnement, jelis dans la Gazette de Berlin qu'il se prépare à exécuter Salambo[sic] 5! Avez-vous parlé avec lui de l'Ouragan?

82. Les noms d'œuvres sont systématiquement mis en caractère droit.83. Directeur de l'Opéra Royal de Berlin.84. Louise, roman musical de Gustave Charpentier, créé à l'Opéra-Comique le

2 février 1900.85. Salammbô, opéra d'Ernest Reyer, créé à Bruxelles, le 10 février 1890, et, à

l'Opéra de Paris, le 16 mai 1892. Selon A. Loewenberg (note 16, p. 1225), Louise ne

76 R. STRAUSS ET A. BRUNEAU

L'Ouragan est-il déjà traduit en Allemand?A quand la représentation à Paris?Dans l'espoir que vous mettrez mon indiscrétion sur le compte de

l'intérêt très vif que je porte à votre œuvre tout à fait remarquable,recevez pour vous et pour votre femme (à qui la mienne envoie sesamitiés) mes meilleurs compliments.

Recevez l'assurance de la haute considération de votre dévoué

Richard Strauss

Six lettres d'Alfred Bruneau à Richard Strauss.Garmisch, Richard-Strauss Archiv.

2. Alfred Bruneau, l.a.s. à Richard Strauss, s.l., 24 août 1900.Mon cher Confrère et ami,

Je suis bien touché de votre bonne lettre et vous en remercie vive-ment.

Je n'ai pas vu M. Pierson quand il est passé par Paris. Je n'ai étéprévenu ni par lui ni par Choudens du jour de son arrivée. l'ai su qu'ilétait venu en apprenant son départ ...

L'Ouragan n'est pas encore traduit en allemand. Choudens fera fairecette traduction par le traducteur habituel du premier théâtre allemandqui montera l'ouvrage. Ce théâtre, vous savez combien je désire que cesoit le vôtre, que ce soit vous qui dirigiez ma partition. Mais je n'ai reçuà cet égard aucune nouvelle directe de Berlin.

L'Ouragan passera sans doute à l'Opéra-Comique en novembre.D'ici là, le Rêve y sera repris le mois prochain et Messidor sera aussirepris à l'Opéra pour la fin de l'Exposition 86.

Voilà, mon cher ami, tout ce que je sais. Je vous serai reconnaissantde me dire, quand vous serez rentré à Berlin, ce que M. Pierson a l'in-tention de faire en ce qui me concerne.

Merci mille fois de tout l'intérêt que vous me témoignez. Ma femmeet moi, nous vous envoyons, ainsi qu'à Madame Richard Strauss, nosaffectueux compliments.

Alfred Bruneau

Soyez assez aimable pour m'écrire en français. Vous parlez admirable-ment notre langue et je ne puis, hélas! vous rendre la pareille. l'ai dû

sera créée à Berlin que le 4 mars 1903. On pouvait toutefoi lire dans Le Ménestrel(Nouvelles diverses, 66e/28 [15 juillet 1900]) : « Le Berliner Tageblact annonce queM. Pierson [... ] vient de voir la Louise de M. Charpentier à l'Opéra-Comique, et quecette belle œuvre ayant produit sur lui une vive impression, il aurait l'intention de lafaire jouer au nouvel Opéra Royal (ancien théâtre Kroll) de Berlin par une troupe d'ar-tistes français. »

86. La reprise du Rêve a lieu en septembre mais celle de Messidor est ajournée. Cf.A. Bruneau (note 17), p. 167-171.

ÉTUDES GERMANIQUES, JANVIER-MARS 2002 77

attendre quelques jours avec de trouver un ami qui me traduisît votrelettre

A.B.

3. Alfred Bruneau, 1.a.s. à Richard Strauss, [Paris], 122, rue de laBoëtie, 17 octobre 1901.

Cher grand Confrère et ami,

Vous avez bien voulu vous intéresser à mon Ouragan. C'est pourquoije me permets de vous envoyer, en même temps que cette lettre les quatrepréludes que j'ai extraits de la partition et qui forment une sorte de Suitede Concert. Vous plairait-il de les exécuter? Cela me ferait le plus vifplaisir. Sur un mot de vous, Choudens vous adressera le matériel complet.

Merci d'avance, cher grand Confrère et ami, et croyez à ma bonneaffection.

Alfred Bruneau

4. Alfred Bruneau, 1.a.s. à Richard Strauss, s.1., 19 mars 1902.Cher ami,

Votre lettre m'a fait le plus vif plaisir. J'ai été ravi de savoir que vousm'avez joué à Berlin. Je vous remercie mille et mille fois d'avoir eu cettebonne pensée. Mon seul regret est de n'avoir pu vous entendre ...

Je regrette bien aussi que vous ne veniez pas à Paris ce printemps.J'aurais été si heureux de vous voir et de vous applaudir. J'espère quevous ne serez pas longtemps sans reprendre le chemin de la France.

Je ne sais quand Messidor passera à Francfort et à Munich. On m'amontré des traités signés [Jauden? J et Possart et voilà tout jusqu'àprésent. Je n'en ai pas moins travaillé pour cela et je compte acheverdans quelques mois mon nouveau drame: L'Enfant Roi.

Encore merci, cher ami. Ma femme se joint à moi pour vous envoyer,ainsi qu'à Madame Richard Strauss, nos meilleures affections.

Votre dévoué.

Alfred Bruneau

5. Alfred Bruneau, 1.a.s. à Richard Strauss, [Paris], 122, rue de laBoëtie, 30 novembre 1902.

Mon cher ami,

Je vous ai envoyé avant hier la partition de la Belle au bois dormant,un poème symphonique que Colonne jouera aujourd'hui. Ai-je besoinde vous dire combien je serais heureux si vous le trouviez digne defigurer sur vos beaux programmes. J'ajoute que Choudens tient le maté-riel complet à votre disposition.

J'ai entendu dimanche, au Châtelet, votre Don Juan, superbementexécuté '07. Et j'ai applaudi de tout cœur, car cette œuvre, que j'ai eu tant

87. Amédée Boutarel (Revue des grands Concerts, in : Le Ménestrel 68e/48[30 novembre 1902]) rend compte de cette exécution, donnée par les Concerts Colonnele 23 novembre, et annonce celle de La Belle au Bois dormant pour le jour même.

78 R. STRAUSS ET A. BRUNEAU

de plaisir à connaître, est magnifique de passion et de vie. Bravo, bravo,cher ami. J'espère vous voir bientôt à Paris. En attendant, je vous serretrès affectueusement la main.

Alfred Bruneau

La première représentation de Messidor à Munich aura lieu vraisem-blablement le 21 décembre. Y viendrez-vous ou le directeur de l'Opérade Berlin y viendra-t-il? Cela me ferait bien plaisir. Je compte partird'ici, sauf contre ordre, le 10, afin d'assister aux dernières répétitions.

6. Alfred Bruneau, 1.a.s. à Richard Strauss, [Paris], 122, rue de laBoëtie, 28 décembre 1902.

Cher ami,

Je vous remercie de tout cœur de jouer si souvent mon prélude deMessidor. Que ne puis-je l'entendre!

Je partirai pour Munich le t= janvier, car la première de Messidorest fixée au 6. Je sais bien que cette représentation est votre œuvre etvous savez si je vous en suis reconnaissant. Je garde toujours l'espoirque vous dirigerez un jour ma partition à l'Opéra de Berlin. Tâchezdonc d'accompagner le Comte de Hochberg 88 et de venir avec lui àMunich. C'est cela qui me rendrait heureux!

Nous vous envoyons nos meilleurs vœux de bonheur et de succèspour 1903, mon cher ami, et nous vous assurons de nos sentiments d'ad-miration et d'affection.

Alfred Bruneau

7. Alfred Bruneau, 1.a.s. à Richard Strauss, Chalet Porquier à Piriac,par la Turballe Loire Inférieure (France), 6 août 190389.

Mon cher ami,

A vec mes nouvelles fonctions de chef d'orchestre à l'Opéra-Comique 90 et mes habituels travaux de composition, il me semble biendifficile de trouver le temps de vous donner, cet automne, un livrecomplètement inédit. Ce que je pourrais faire, ce serait d'extraire de monvolume la Musique française 91, qui n'a jamais été traduit en allemand,ce qui a rapport à l'Opéra français, d'ajouter à ces extraits un certain

88. Bolko von Hochberg, intendant général des théâtres royaux de Berlin. Cf.Eugène d'Harcourt: La musique actuelle en Allemagne el Autriche-Hongrie, Paris:Fischbacher, [1908], p. 340.

89. En tête de la lettre, à gauche, Strauss a paraphé une annotation manuscriteautographe probablement destinée à l'éditeur chargé des transactions avec Bruneau:« bitte zurück ! »

90. Bruneau dirige l'orchestre de la salle Favart pendant une année. Cf. A. Bruneau(note 17), p. 207.

91. A. Bruneau: La musique française. Rapport sur la musique en France du XlIIeau XXe siècle, Paris: Fasquelle, 1901.

ÉTUDES GERMANIQUES, JANVIER-MARS 2002 79

nombre de pages concernant les compositeurs modernes et d'arranger letout de mon mieux.

Dites-moi si ça vous convient. Dans l'affirmative et dans le cas où,comme je le pense, mon éditeur Fasquelle n'y mettrait pas obstacle, jevous enverrai cela vers la fin de septembre. Il est bien entendu que vousn'auriez la propriété de ce travail que pour la version allemande et queje me réserverais le droit de le faire paraître dans les autres langues.Sinon, les honoraires ne seraient naturellement pas les mêmes.

Avez-vous reçu la partition d'orchestre et celle de piano et chant dePenthésilée? Je vous les ai adressées, il y a six semaines environ, àCharlottenburg.

En attendant une lettre de vous, je vous prie de croire, cher ami, àmon affection fidèle et dévouée.

Alfred Bruneau

Soyez assez bon pour me répondre en français, car je ne comprends pasun mot d'allemand, hélas!Je suppose que cette "Histoire de l'Opéra" serait aussi celle de l'opéracomique, celle de notre théâtre musical, en sa généralité.