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Le rocher-de-tanios-amin-maalouf

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A la mémoire de l'homme aux ailesbrisées

« C'est un peuple pour qui se sontmontés ces Alleghanys et ces Libans de rêve !... Quels bons bras, quelle belle heure merendront cette région d'où viennent messommeils et mes moindres mouvements ? »

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ARTHUR RIMBAUDIlluminations.

Dans le village où je suis né, lesrochers ont un nom. Il y a le Vaisseau, laTête de l'ours, l'Embuscade, le Mur, etaussi les Jumeaux, encore dits les Seinsde la goule. Il y a surtout la Pierre auxsoldats ; c'est là qu'autrefois on faisait leguet lorsque la troupe pourchassait lesinsoumis ; aucun lieu n'est plus vénéré,plus chargé de légendes. Pourtant,lorsqu'il m'arrive de revoir en songe lepaysage de mon enfance, c'est un autrerocher qui m apparaît.' L'aspect d'unsiège majestueux, creusé et comme usé àl'emplacement des fesses, avec un

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dossier haut et droit s'abaissant dechaque côté en manière d'accoudoir— ilest le seul, je crois, à porter un nomd'homme, le Rocher de Tanios. J'ai longtemps contemplé cetrône de pierre sans oser l'aborder. Cen'était pas la peur du danger ; au village,les rochers étaient nos terrains de jeufavoris et, même enfant, j'avais coutumede défier mes aînés aux escalades lesplus périlleuses ; nous n'avions d'autreéquipement que nos mains et nos jambesnues, mais notre peau savait se coller àla peau de la pierre et pas un colosse nerésistait. Non, ce n'était pas la peur detomber qui me retenait. C'était unecroyance, et c'était un serment. Exigé par

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mon grand-père, quelques mois avant samort. « Tous les rochers, mais jamaiscelui-là ! » Les autres gaminsdemeuraient comme moi à distance, avecla même crainte superstitieuse. Eux aussiavaient dû promettre, la main sur leduvet de la moustache. Et obtenir lamême explication : « On le surnommaitTanios-kichk. Il était venu s'asseoir surce rocher. On ne l'a plus revu. » On avait souvent évoqué devantmoi ce personnage, héros de tantd'historiettes locales, et toujours sonnom m'avait intrigué. Tanios, j'entendaisbien, c'était l'une des nombreusesvariantes locales d'Antoine, à l'instard'Antoun, Antonios, Mtanios, Tanos ouTan- nous... Mais pourquoi ce risible

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surnom de « kichk » ? Cela, mon grand-père n'a pas voulu me le révéler. Il aseulement dit ce qu'il estimait pouvoirdire à un enfant : « Tanios était le fils deLamia. Tu as sûrement entendu parlerd'elle. C'était très loin dans le passé,même moi je n'étais pas encore né, etmon propre père non plus. En ce temps-là, le pacha d'Egypte faisait la guerreaux Ottomans, et nos ancêtres ontsouffert. Surtout après le meurtre dupatriarche. On l'a abattu juste là, àl'entrée du village, avec le fusil duconsul d'Angleterre... » C'est ainsi queparlait mon grand- père quand il nevoulait pas me répondre, il lançait desbribes de phrases comme s'il indiquaitun chemin, puis un autre, puis un

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troisième, sans toutefois s'engager dansaucun. Il m'a fallu attendre des annéesavant de découvrir la véritable histoire. Je tenais pourtant le meilleurbout du fil puisque je connaissais le nomde Lamia. Nous le connaissions tous, aupays, grâce à un dicton qui, par chance,a traversé deux siècles pour parvenirjusqu'à nous : « Lamia, Lamia, commentpourrais-tu cacher ta beauté ? » Ainsi, encore de nos jours,quand les jeunes gens rassemblés sur laplace du village voient passer quelquefemme enveloppée dans un châle, il s'entrouve toujours un pour murmurer : «Lamia, Lamia... » Ce qui est souvent unauthentique compliment, mais peutrelever quelquefois aussi de la plus

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cruelle dérision. La plupart de cesjeunes ne savent pas grand-chose deLamia, ni du drame dont ce dicton aconservé le souvenir. Ils se contententde répéter ce qu'ils ont entendu de labouche de leurs parents ou de leursgrands-parents, et parfois, comme eux,ils accompagnent leurs paroles d'ungeste de la main vers la partie haute duvillage, aujourd'hui inhabitée, où l'onaperçoit les ruines encore imposantesd'un château. A cause de ce geste, qu'on a tantde fois reproduit devant moi, j'ailongtemps imaginé Lamia comme unesorte de princesse qui, derrière ces hautsmurs, abritait sa beauté des regardsvillageois. Pauvre Lamia, si j'avais pu la

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voir s'affairer dans les cuisines, outrottiner pieds nus à travers lesvestibules, une cruche dans les mains, unfichu sur la tête, j'aurais difficilement pula confondre avec la châtelaine. Elle ne fut pas servante non plus.J'en sais aujourd'hui un peu plus long surelle. Grâce, d'abord, aux vieillards duvillage, hommes et femmes, que j'aiinlassablement questionnés. C'était il y avingt ans et plus, ils sont tous morts,depuis, à l'exception d'un seul. Son nomest Gébrayel, c'est un cousin de mongrand-père et il a aujourd'hui quatre-vingt-seize ans. Si je le nomme, ce n'estpas seulement parce qu'il a eu leprivilège de survivre, c'est surtout parceque le témoignage de cet ancien

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instituteur passionné d'histoire localeaura été le plus précieux de tous ;irremplaçable, en vérité. Je restais desheures à le fixer, il avait de vastesnarines et de larges lèvres sous un petitcrâne chauve et ridé — des traits quel'âge a très certainement appuyés. Je nel'ai pas revu dernièrement, mais onm'assure qu'il a toujours ce ton deconfidence, ce même débit ardent, et unemémoire intacte. A travers les mots queje m'apprête à écrire, c'est souvent savoix qu'il faudra écouter. Je dois à Gébrayel d'avoiracquis très tôt l'intime conviction queTanios avait bien été, par-delà le mythe,un être de chair. Les preuves sont venuesplus tard, des années plus tard. Lorsque,

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la chance aidant, je pus enfin mettre lamain sur d'authentiques documents. Il en est trois que je citeraisouvent. Deux qui émanent depersonnages ayant connu Tanios de près.Et un troisième plus récent. Son auteurest un religieux décédé au lendemain dela Première Guerre mondiale, le moineElias de Kfaryabda — c'est le nom demon village, je ne pense pas l'avoirmentionné encore. Son ouvrage s'intitulecomme suit : Chronique montagnardeou l'Histoire du village de Kfaryabdades hameaux et des fermes qui endépendent des monuments qui s'yélèvent des coutumes qui y sontobservées des gens remarquables qui yont vécu et des événements qui s'y sont

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déroulés avec la permission du Très-Haut. Un livre étrange, inégal,déroutant. Certaines pages, le ton estpersonnel, la plume s'échauffe et selibère, on se laisse porter par quelquesenvolées, par quelques écarts audacieux,on croit être en présence d'un écrivainvrai. Et puis soudain, comme s'ilcraignait d'avoir péché par orgueil, lemoine se rétracte, s'efface, son tons'aplatit, il se rabat pour faire pénitencesur son rôle de pieux compilateur, alorsil accumule les emprunts aux auteurs dupassé et aux notables de son temps, envers de préférence, ces vers arabes del'âge de la Décadence, empesésd'images convenues et de sentiments

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froids. Cela, je ne m'en suis aperçuqu'après avoir achevé la deuxièmelecture minutieuse de ces mille pages —neuf cent quatre-vingt-sept, trèsprécisément, du préambule autraditionnel vers final disant « toi quiliras mon livre montre-toi indulgent... ».Au début, lorsque j'avais eu entre lesmains cet ouvrage à la reliure vertesimplement ornée d'un grand losangenoir, et que je l'avais ouvert pour lapremière fois, je n'avais remarqué quecette écriture tassée, sans virgules nipoints, sans paragraphes non plus, rienque des moutonnements calligraphiquesenfermés dans leurs marges comme unetoile dans son cadre, avec, çà et là, un

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mot volant pour rappeler la pageprécédente ou annoncer la suivante. Hésitant encore à m'engager dansune lecture qui menaçait d'être rebutante,je feuilletais le monstre du bout desdoigts, du bout des yeux, quand devantmoi se détachèrent ces lignes —je les aiaussitôt recopiées, et plus tard traduiteset ponctuées : « Du quatre novembre 1840 datel'énigmatique disparition de Tanios-kichk... Pourtant, il avait tout, tout cequ'un homme peut attendre de la vie. Sonpassé s'était dénoué, la route de l'avenirs'était aplanie. Il n'a pu quitter le villagede son plein gré. Nul ne peut douterqu'une malédiction s'attache au rocherqui porte son nom. »

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A l'instant, les mille pagescessèrent de me paraître opaques. Je memis à regarder ce manuscrit d'une toutautre manière. Comme un guide, uncompagnon. Ou peut-être comme unemonture. Mon voyage pouvait commencer. PREMIER PASSAGE La tentation de Lamia

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Puisse le Très-Haut m'accorderSon pardon pour les heures et lesjournées que je vais devoir dérober autemps béni de la prière et des SaintesLectures afin d'écrire cette histoireimparfaite des gens de ma contrée, monexcuse étant qu'aucune des minutes quenous vivons n'aurait existé sans lesmillénaires qui l'ont précédée depuis laCréation, et qu'aucun de nosbattements de cœur n'aurait étépossible s'il n y avait eu lesgénérations successives des aïeux, avecleurs rencontres, leurs promesses,leurs unions consacrées, ou encoreleurs tentations.

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Préambule de la Chroniquemontagnarde, œuvre du moine Elias de

Kfaryabda.

I En ce temps-là, le ciel était sibas qu'aucun homme n'osait se dresserde toute sa taille. Cependant, il y avait lavie, il y avait des désirs et des fêtes. Etsi l'on n'attendait jamais le meilleur ence monde, on espérait chaque jouréchapper au pire. Le village entier appartenaitalors à un même seigneur féodal. Il étaitl'héritier d'une longue lignée de cheikhs,mais lorsqu'on parle aujourd'hui de «

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l'époque du cheikh » sans autreprécision, nul ne s'y trompe, il s'agit decelui à l'ombre duquel a vécu Lamia. Ce n'était pas, loin s'en faut, l'undes personnages les plus puissants dupays. Entre la plaine orientale et la mer,il y avait des dizaines de domaines plusétendus que le sien. Il possédaitseulement Kfaryabda et quelques fermesautour, il devait avoir sous son autoritétrois cents foyers, guère plus. Au-dessusde lui et de ses pairs, il y avait l'émir dela Montagne, et au-dessus de l'émir lespachas de province, ceux de Tripoli, deDamas, de Saïda ou d'Acre. Et plus hautencore, beaucoup plus haut, au voisinagedu Ciel, il y avait le sultan d'Istanbul.Mais les gens de mon village ne

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regardaient pas si haut. Pour eux, « leur» cheikh était déjà un personnageconsidérable. Ils étaient nombreux, chaquematin, à prendre le chemin du châteaupour attendre son réveil, se pressantdans le couloir qui mène à sa chambre.Et lorsqu'il paraissait, ils l'accueillaientpar cent formules de vœux, à voix hauteà voix basse, cacophonie quiaccompagnait chacun de ses pas. La plupart d'entre eux étaienthabillés comme lui, séroual noirbouffant, chemise blanche à rayures,bonnet couleur de terre, et tout le mondeou presque arborait les mêmesmoustaches épaisses et boucléesfièrement vers le haut dans un visage

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glabre. Ce qui distinguait le cheikh ?Seulement ce gilet vert pomme,agrémenté de fils d'or, qu'il portait entoute saison comme d'autres portent unezibeline ou un sceptre. Cela dit, mêmesans cet ornement, aucun visiteur n'auraiteu de peine à distinguer le maître aumilieu de sa foule, à cause de cesplongées que toutes les têtes effectuaientles unes après les autres pour lui baiserla main, cérémonial qui se poursuivaitjusqu'à la salle aux Piliers, jusqu'à cequ'il eût pris sur le sofa sa placehabituelle et porté à ses lèvres le boutdoré du tuyau de sa pipe d'eau. En rentrant chez eux, plus tarddans la journée, ces hommes diraient àleurs épouses : « Ce matin, j'ai vu la

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main du cheikh. » Non pas : « J'ai baiséla main... » Cela, on le faisait, certes, eten public, mais on avait pudeur à le dire.Non plus : « J'ai vu le cheikh » —parole prétentieuse, comme s'il s'agissaitd'une rencontre entre deux personnagesde rang égal ! Non, « J'ai vu la main ducheikh », telle était l'expressionconsacrée. Aucune autre main n'avait autantd'importance. La main de Dieu et celledu sultan ne prodiguaient que lescalamités globales ; c'est la main ducheikh qui répandait les malheursquotidiens. Et aussi, parfois, des miettesde bonheur. Dans le parler des gens du pays,le même mot, kaff, désignait parfois la

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main et la gifle. Que de seigneurs enavaient fait un symbole de puissance etun instrument de gouvernement. Quandils devisaient entre eux, loin des oreillesde leurs sujets, un adage revenait dansleur bouche : « Il faut qu'un paysan aittoujours une gifle près de la nuque » ;voulant dire qu'on doit constamment lefaire vivre dans la crainte, l'épaulebasse. Souvent, d'ailleurs, « gifle »n'était qu'un raccourci pour dire « fers »,« fouet », « corvées »... Aucun seigneur n'était sanctionnépour avoir malmené ses sujets ; si,quelques rares fois, des autoritéssupérieures lui en tenaient rigueur, c'estqu'elles étaient résolues à le perdre pourde tout autres raisons, et qu'elles

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cherchaient le moindre prétexte pourl'accabler. On était depuis des sièclessous le règne de l'arbitraire, et si jamaisil y avait eu jadis un âge d'équité, pluspersonne n'en avait gardé le souvenir. Lorsqu'on avait la chance d'avoirun maître moins avide, moins cruel queles autres, on s'estimait privilégié, et onremerciait Dieu d'avoir montré tant desollicitude, comme si on Le jugeaitincapable de faire mieux. C'était le cas à Kfaryabda ; je mesouviens d'avoir été surpris, et plusd'une fois indigné, par la manièreaffectueuse dont certains villageoisévoquaient ce cheikh et son règne. Il estvrai, disaient-ils, qu'il donnaitvolontiers sa main à baiser et que, de

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temps à autre, il assenait à l'un de sessujets une gifle sonore, mais ce n'étaitjamais une vexation gratuite ; commec'était lui qui rendait justice en sondomaine, et que tous les différends —entre frères, entre voisins, entre mari etfemme — se réglaient devant lui, lecheikh avait l'habitude d'écouter lesplaignants, ensuite quelques témoins,avant de proposer un arrangement ; lesparties étaient sommées de s'yconformer, et de se réconcilier séancetenante par les embrassades coutumières; si quelqu'un s'entêtait, la gifle du maîtreintervenait en argument ultime. Une telle sanction étaitsuffisamment rare pour que lesvillageois ne pussent plus parler d'autre

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chose pendant des semaines, s'évertuantà décrire le sifflement de la gifle,fabulant sur les marques des doigts quiseraient restées visibles pendant troisjours, et sur les paupières du malheureuxqui plus jamais ne cesseraient decligner. Les proches de l'homme giflévenaient lui rendre visite. Ilss'asseyaient en cercle autour de la pièce,silencieux comme à un deuil. Puis l'und'eux élevait la voix pour dire qu'il nefallait pas se sentir humilié. Qui donc n'ajamais été giflé par son père ? C'est ainsi que le cheikh voulaitêtre considéré. En s'adressant aux gensde son domaine, même aux plus âgés, ildisait « yabné ! », « mon fils ! », ou «

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ma fille ! », « y a binté ! ». Il étaitpersuadé qu'un pacte intime le Haut àses sujets, ils lui devaient obéissance etrespect, il leur devait sa protection entoutes circonstances. Même en ce débutdu dix-neuvième siècle, cette sorte depaternalisme intégral apparaissait déjàcomme une incongruité, une survivanced'un âge primordial d'enfance etd'innocence, dont la plupart desvillageois s'accommodaient, et dontcertains de leurs descendants gardentencore la nostalgie. Moi-même, je dois l'avouer, endécouvrant certaines facettes dupersonnage, je me suis senti devenir unpeu moins sévère envers lui. Car si «notre cheikh » tenait à chacune de ses

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prérogatives, il ne faisait pas, commetant d'autres seigneurs, bon marché deses devoirs. Ainsi, tous les paysansdevaient lui apporter une part de leurrécolte ; mais il avait coutume de leurdire, en échange, que « personne dans cedomaine n'aura faim tant qu'il restera auchâteau un pai n et une olive ». Plusd'une fois les villageois avaient puvérifier que ce n'était pas vaine parole. Tout aussi importante aux yeuxdes villageois était la manière dont lecheikh traitait avec les autoritéssupérieures, et c'est d'abord pour cetteraison que l'on a gardé de lui un sicomplaisant souvenir. Les autresseigneurs, quand l'émir ou le pachaexigeaient d'eux quelque nouvel impôt,

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ne prenaient guère la peine d'argumenter,se disant qu'il valait mieux pressurerleurs sujets plutôt que de se mettre malavec les puissants. Pas « notre » cheikh.Lui tempêtait, se démenait, envoyaitsupplique après supplique, parlait dedisette, de gel, de sauterelles, glissait dejudicieux bakchichs, et quelquefois ilobtenait un délai, une remise, voire uneexemption. On dit que les agents duTrésor extorquaient alors les sommesmanquantes à des seigneurs plus dociles. Il n'avait pas souvent gain decause. Les autorités étaient rarementdisposées à transiger en matièred'impôts. Du moins avait-il le mérited'essayer, et les paysans lui en savaientgré.

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Non moins appréciée était saconduite en temps de guerre. Se targuantd'une vieille coutume, il avait obtenupour ses sujets le droit de se battre sousleur propre drapeau au lieu d'êtreenrôlés avec le reste de la troupe. Unprivilège inouï pour un fief aussiminuscule qui pouvait aligner, au mieux,quatre cents hommes. Pour lesvillageois, la différence était grande.Partir avec ses frères, ses fils, sescousins, commandés par le cheikh lui-même, qui les connaissait chacun parson prénom, savoir qu'on ne serait pasabandonné sur place si l'on était blessé,qu'on serait racheté si l'on était capturé,qu'on serait décemment enterré et pleurési l'on devait mourir ! Savoir aussi que

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l'on ne serait pas envoyé à l'abattoirpour faire plaisir à quelque pachadépravé ! Ce privilège, les paysans enétaient aussi fiers que le cheikh. Mais,bien entendu, il fallait le mériter. On nepouvait se contenter de « faire semblant», il fallait se battre, et vaillamment,beaucoup plus vaillamment que lapiétaille d'à côté ou d'en face, il fallaitque leur bravoure fût constamment citéeen exemple dans toute la Montagne, danstout l'empire, c'était leur fierté, leurhonneur, et aussi le seul moyen degarder ce privilège. Pour toutes ces raisons, les gensde Kfaryabda considéraient « leur »cheikh comme un moindre mal. Il seraitmême apparu comme une véritable

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bénédiction s'il n'avait eu un travers, uninsupportable travers qui, aux yeux decertains villageois, réduisait à néant sesplus nobles qualités. — Les femmes ! me dit le vieuxGébrayel, et dans son visage de buses'allumèrent des yeux carnassiers. Lesfemmes ! Le cheikh les convoitait toutes,et il en séduisait une chaque soir ! S'agissant du dernier bout dephrase, c'est une affabulation. Mais pourle reste, qui est tout de même l'essentiel,il semble bien que le cheikh, à l'instar deses ancêtres, à l'instar de tant d'autresseigneurs sous toutes les latitudes, vivaitdans la ferme conviction que toutes lesfemmes de son domaine lui

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appartenaient. Comme les maisons,comme les terres, les mûriers et lesvignes. Comme les hommes, d'ailleurs.Et qu'un jour ou l'autre, à sa convenance,il pouvait faire valoir son droit. Il ne faudrait pas, pour autant,l'imaginer en satyre rôdant dans levillage à la recherche de sa proie, avecses hommes de main dans le rôle derabatteurs. Non, les choses ne sepassaient pas ainsi. Si impérieux que fûtson désir, il ne se départait à aucunmoment d'un certain quant-à-soi, jamaisil n'aurait songé à se glisser furtivementpar une porte dérobée pour profitercomme un voleur de l'absence d'un mari.C'est chez lui qu'il officiait, si l'on peutdire.

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De même que chaque hommedevait monter, ne serait-ce qu'une foispar mois, « voir la main du cheikh »,toutes les femmes devaient fournir leurjournée au château, pour aider auxtravaux courants ou saisonniers, c'étaitleur façon à elles de manifester leurallégeance. Certaines faisaient montred'habiletés particulières — une façonincomparable de battre la viande aumortier, ou d'amincir la pâte à pain. Etquand il fallait préparer un festin, toutesles compétences étaient requises à lafois. Une forme de corvée, en somme ;mais répartie ainsi entre des dizaines,des centaines de femmes, elle endevenait moins pesante. J'ai peut-être laissé croire que la

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contribution des hommes se limitait aubaisemain matinal. Ce ne serait pasconforme à la réalité. Ils étaient tenus des'occuper du bois et des nombreusesréfections, de relever sur les terres ducheikh les terrasses écroulées, sansoublier la corvée suprême des mâles, laguerre. Mais, en temps de paix, lechâteau était une ruche de femmes, quis'activaient, bavardaient, se distrayaientaussi. Et quelquefois, au moment de lasieste, quand le village entier s'enfonçaitdans une pénombre de langueur, l'une oul'autre de ces femmes s'égarait entrecouloirs et chambres, pour refairesurface deux heures plus tard au milieudes murmures. Certaines se prêtaient à ce jeu de

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fort bonne grâce, flattées d'avoir étécourtisées, désirées. Le cheikh avait dela prestance ; de plus, elles savaient que,loin de se précipiter sur la premièrechevelure aperçue, il prisait le charme etl'esprit. On rapporte encore au villagecette phrase qu'il répétait : « Il faut êtreun âne pour se coucher au côté d'uneânesse ! » Insatiable, donc, maisexigeant. C'est l'image qu'on a gardée delui aujourd'hui, et c'est probablementcette même image qu'avaient sescontemporains, ses sujets. Aussi, biendes femmes avaient-elles envie d'être aumoins remarquées, cela les rassurait surleur charme. Quitte, ensuite, à se laisserou non suborner. Un jeu dangereux, j'enconviens ; mais au moment où leur

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beauté bourgeonnait, puis s'épanouissait,pouvaient-elles, avant de se faner,renoncer à toute envie de séduire ? La plupart, toutefois, et quoiqu'en dise le vieux Gébrayel, nevoulaient pais de ces amourscompromettantes et sans lendemain.Elles ne se prêtaient à aucun autre jeugalant que la dérobade, et il semble bienque le maître savait s'y résigner lorsqueson « adversaire » se montrait futée. Etd'abord prévoyante : à partir du momentoù une personne convoitée se retrouvaiten tête à tête avec le cheikh, elle nepouvait plus l'éconduire sans l'humilier,ce qu'aucune villageoise n'aurait eu lecran de faire. Leur habileté devaits'exercer plus tôt, pour leur éviter

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justement de se retrouver dans cettesituation embarrassante. Elles avaientimaginé une panoplie de ruses.Certaines, quand c'était leur tour devenir au château, se présentaient avec,sur le bras, un enfant en bas âge, le leurou celui d'une voisine. D'autres sefaisaient accompagner par leur sœur ouleur mère, sûres qu'ainsi elles neseraient pas inquiétées. Un autreprocédé pour échapper aux assiduités dumaître était d'aller s'asseoir tout près desa jeune épouse, la cheikha, et de ne pluss'en éloigner jusqu'au soir. Le cheikh ne s'était marié qu'auseuil de la quarantaine, et encore, ilavait fallu lui forcer la main. Lepatriarche de sa communauté avait reçu

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tant de plaintes contre l'incorrigibleséducteur qu'il s'était décidé à user deson influence pour mettre fin à cettesituation scandaleuse. Et il avait crutrouver la parade idéale : le mariera lafille d'un chef féodal bien plus puissantque lui, le seigneur du grand Jord, dansl'espoir qu'ainsi, par égard pour sonépouse, et plus encore pour ne pas irriterson beau-père, le maître de Kfaryabdaserait contraint de s'assagir. Dès la première année, lacheikha avait donné naissance à un fils,qui fut prénommé Raad. L'homme,cependant, malgré sa satisfaction d'avoirun héritier, avait très vite renoué avecson vice, délaissant son épouse au coursde sa grossesse, et encore plus après

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l'accouchement. Laquelle épouse, démentant lesprévisions du patriarche, allait fairepreuve d'une surprenante faiblesse. Sansdoute avait-elle à l'esprit l'exemple desa propre famille de féodaux, un père etdes frères volages, et une mère résignée.A ses yeux, la conduite de son mari étaitle fruit de son tempérament ainsi que deson rang social, deux choses qu'elle nepouvait changer. Elle ne voulait jamaisqu'on lui parlât des aventures du cheikh,pour qu'elle ne fût pas contrainte deréagir. Mais les ragots lui parvenaient,et elle en souffrait, même si elle nepleurait que lorsqu'elle était seule, oualors auprès de sa mère, chez qui elle serendait pour des séjours prolongés.

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Au château, elle feignaitl'indifférence ou la fière ironie, et noyaitson chagrin dans le sucre. Constammentassise à la même place, dans le petitsalon attenant à sa chambre, elle arboraiten guise de coiffure un tantour àl'ancienne, haut tuyau en argent que l'onplantait dans les cheveux à la verticale,et par-dessus lequel retombait un voilede soie, toilette si compliquée qu'elle segardait bien de la défaire au moment dedormir. « Ce qui, observait Gébrayel, nedevait guère l'aider à regagner lesfaveurs du cheikh. Pas plus que sacorpulence, d'ailleurs. On dit qu'elleavait à portée de main une corbeille defriandises que les servantes et lesvisiteuses surveillaient en permanence

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de peur qu'elle ne vînt à se vider. Et lachâtelaine se gavait comme une truie. » Elle n'était pas la seule femme àsouffrir, mais c'est parmi les hommesque l'intempérance du cheikh suscitait leplus de rancœur. Si certains affectaientde croire que la chose n'arrivait qu'auxépouses, aux mères, aux sœurs et auxfilles des autres, tous vivaientconstamment dans la crainte de voir leurhonneur terni. Le village bruissait sanscesse de prénoms féminins, toutes lesjalousies, les vengeances s'exprimaientpar ce biais. Des disputes éclataientparfois, pour des prétextes futiles, quirévélaient la rage contenue des uns etdes autres. On s'observait, on s'épiait. Il

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suffisait qu'une femme s'habillât avec unbrin de coquetterie au moment de serendre au château pour qu'elle fûtsoupçonnée de vouloir aguicher lecheikh. Et d'emblée, elle devenaitfautive, plus fautive même que cedernier, à qui l'on accordait l'excused'être « ainsi fait ». Il est vrai que, pourcelles qui tenaient à éviter touteaventure, l'un des moyens les pluséprouvés était de ne se présenter devantle maître qu'enlaidies, fagotées,difformes... Il est des femmes, cependant, quine parviennent pas à dissimuler leurbeauté. Ou peut-être est-ce leur Créateurqui répugne à les voir cachées ; maisSeigneur ! que de passions autour d'elles

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! L'une de ces femmes vivait dansmon village en ce temps-là. C'étaitLamia, justement. Celle du dicton. Lamia portait sa beauté commeune croix. Une autre qu'elle n'aurait euqu'à se voiler, ou à se laisser enroberdans quelque étoffe disgracieuse pourcesser d'attirer les regards. Pas Lamia.On l'aurait dite trempée dans la lumière.Elle avait beau se couvrir, s'effacer, sefondre dans des attroupements, elle étaitimmanquablement trahie, révélée, ilsuffisait d'un geste, d'un rien — une mainportée à ses cheveux, quelque rengainefredonnée par inadvertance —, et l'on nevoyait plus qu'elle, et l'on n'entendaitplus que sa voix d'eau claire.

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Si, avec les autres, toutes lesautres, le cheikh laissait parler sa vanitéet son sang, avec Lamia ce fut, dès lepremier instant, différent. Sa grâcel'intimidait, un sentiment qu'il avaitrarement éprouvé. Il en avait d'autantplus de désir, mais moins d'impatience.Pour des conquêtes plus ordinaires, ceguerrier-né avait ses stratagèmes rodés— un mot de tendresse, une insinuationcoquine, une brève démonstration depuissance, et il emportait la place. AvecLamia, il était résigné à entreprendre unsiège. Il n'aurait sans doute pas su s'entenir à une approche aussi sage n'étaitune circonstance qui le rassurait et lecontraignait à la fois : Lamia vivait sous

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son toit, dans une aile du château,puisqu'elle était l'épouse de sonintendant, Gérios. Greffier, chambellan, trésorier,secrétaire, parfois même confident, cedernier n'avait pas de fonctionsproprement délimitées. Il devait tenirson maître informé de l'état du domaine,des récoltes, du partage de l'eau, destaxes, des avanies. Il consignait mêmesur un registre méticuleux tous lescadeaux que les villageois apportaientau château, par exemple que « Toubiyyafils de Wakim est venu à la Grande-Fête— c'est- à-dire Pâques — avec unedemi-ocque de savon et deux onces decafé... » C'était également le mari deLamia qui rédigeait les contrats de

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métayage. S'il s'était agi d'un domaine plusriche, plus étendu, Gérios aurait été unhaut dignitaire ; d'ailleurs, aux yeux detous, son sort était des plus enviables ; ilvivait à l'abri du besoin, et lesappartements qu'il occupait, modestes auregard de ceux de son maître, étaientmieux aménagés que les plus bellesmaisons du village. Cest après avoir obtenu cettecharge très prisée que Gérios avaitdemandé la main de Lamia. Son futurbeau-père, un paysan plutôt aisé dont lafille aînée était l'épouse du curé, nel'avait toutefois agréé qu'après longuehésitation. Le prétendant semblaitparfaitement en mesure de subvenir aux

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besoins d'un foyer, mais le père deLamia ne parvenait pas à le prendre enaffection. Peu de gens l'appréciaient,d'ailleurs, bien que nul n'eût su formulerun reproche, sinon une certaine froideur.Il était, comme on dit au village, « deceux qui ne rient pas en présence d'unpain chaud ». Du coup, on le jugeaitsournois et hautain. On lui manifestait del'hostilité, même. Si la chose l'affectait,il n'en laissait rien paraître, et neréagissait jamais. Dans sa position, ilaurait pu rendre la vie difficile auxpersonnes qui ne le portaient pas dansleur cœur. Il se l'interdisait. Personne,cependant, ne s'en montraitreconnaissant. « Il ne sait faire ni le bienni le mal », se contentait-on de dire avec

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une parfaite mauvaise foi. Lorsque le prédécesseur deGérios avait quitté son poste, le cheikhl'avait accusé d'avoir détournéd'importantes sommes d'argent. Le maride Lamia n'aurait jamais pu commettrede pareils forfaits, mais à en croire sesdétracteurs, c'était moins par intégritéque par couardise. Difficile à dire,maintenant que tous les témoins se sonttus. Il paraît certain toutefois que sonmaître lui inspirait une véritable terreur,qu'il tremblait en sa présence plus que leplus humble paysan et se pliait à tous sescaprices. Le cheikh pouvait lui fairerédiger une lettre à l'émir et, l'instantd'après, lui tendre le pied pour qu'ill'aidât à se déchausser. Jamais Gérios

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n'opposait la moindre résistance. Quand les vieux du villageévoquent aujourd'hui le mari de Lamia,il y a une histoire qu'ils se plaisent àrapporter. Avec quelques variantes d'unrécit à l'autre, mais la substance est lamême. Le cheikh, je l'ai dit, portaitmoustache abondante et barbe rase,c'était là un sujet qui revenaitconstamment dans sa conversation. Lesmoustaches, pour lui, c'était l'honneur,c'était la puissance, et lorsqu'il faisaitune promesse importante, il s'arrachaitun poil qu'il confiait très solennellementà la personne concernée, laquelle lerecueillait dans un linge propre, pour lelui rendre le jour où la promesse seraittenue. A l'inverse, il avait l'habitude de

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moquer ceux qui portaient la barbe, lestaxant de malpropreté, prétendant qu'illes avait vus s'essuyer les mains dessus ;si bien que, hormis le curé, pas unvillageois n'osait se garnir le menton depeur de devenir la cible des sarcasmes.Alors que tous, bien entendu, cultivaientla moustache, à la mode du cheikh.Gérios ne faisait pas exception, lasienne était la réplique exacte de cellede son maître, épaisse, parfois gominée,et retroussée vers le haut en doubleaccroche-cœur. Jusque-là, riend'inhabituel ; ce mimétisme est, depuisl'aube des temps, une marque dedéférence. Seulement, un jour, parlant unefois de plus moustache devant ses

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visiteurs, le cheikh avait fait observer,avec une pointe d'agacement, que cellede son intendant était plus florissanteque la sienne. Le soir même, Lamia avaitvu son mari devant un miroir, occupé àtailler dans le gras de sa moustache pourla désépaissir. Elle avait assisté à cetteétrange mutilation sans rien dire. Maiselle se sentait rabaissée. 11 était ainsi, Gérios. Il parlaitpeu, mangeait peu, souriait rarement. Ilavait quelque instruction, mais aucuneautre ambition que celle de garder saplace et la bienveillance de son maître,maître qu'il servait, du reste, avechonnêteté et application.Lamia se serait très certainementaccommodée d'un mari moins terne. Elle

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qui était si gaie, espiègle, primesautière,chaque fois qu'elle se faisait remarqueren public par un mot d'esprit, un petitrire, chaque fois qu'elle fredonnait unechanson, Gérios était là, à la fixer,sourcils froncés, renfrogné, la mineinquiète. Alors elle se taisait. Etlorsqu'elle se joignait aux femmesvenues travailler au château, qu'elleprenait part à leurs rires, à leurschuchotements, qu'elle mêlait ses mainsaux leurs, son homme le lui reprochait. Ilne cessait de lui répéter qu'elle devait «tenirson rang au lieu de travailler comme uneservante » ; lorsqu'elle voulait lui êtreagréable, elle s'en allait faire laconversation à la cheikha et se gaver en

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sa compagnie. Peut-être avait-il raison. Si elleavait suivi ses conseils, elle aurait sansdoute su éviter à elle-même et à sesproches, bien des malheurs. Sonexistence n'aurait pas fait de vagues, elleaurait vécu selon son rang, vieilli selonson rang, elle serait aujourd'hui enterréeselon son rang, et aucun dicton ne seraitvenu ranimer le souvenir de sa beautéimprudente. Entre la mariée et l'époux, il y aune différence d'âge Elle est en son quinzièmeprintemps, et lui en son trentième hiver.

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A l'occasion de quelles nocesvillageoises ont été composés ces versd'un poète populaire ? La Chroniquemontagnarde, qui les cite, ne le précisepas ; je ne serais pas étonné dedécouvrir un jour que c'est Lamia etGérios qu'ils voulaient décrire. De fait, la jeune femme selaissait souvent guider par sontempérament printanier. Elle n'étaitjoyeuse que des joies qui l'entouraient,et de celles qu'elle faisait naître autourd'elle. Plaire était sa façon d'être, et elleplaisait. On aurait pu s'attendre que lesfemmes du village fussent jalouses de sabeauté ou de ce fameux « rang » qu'elleétait censée tenir. Pas le moins dumonde. Toutes décelaient chez elle cette

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limpidité, cette absence totaled'affectation, de prétention comme desournoiserie, toutes lui parlaient commeà une sœur. Même la cheikha luitémoignait de l'amitié, bien que sonindomptable mari n'eût d'yeux que pourl'épouse de Gérios ; certes, il disait àtoutes les femmes « ma fille ! », maisquand cette parole s'adressait à Lamia, ily mettait tant de bonheur, tant dedouceur, que c'en était une caresse. Auxcuisines, les femmes en plaisantaient,essayant de singer le maître avec des «ya binté ! » de miel ; en présence deLamia, d'ailleurs, qui riait de bon cœur.Nul doute qu'elle était flattée, mais sanspenser un instant à un possible dérapage. Le cheikh, lui, avait

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probablement des arrière- pensées. Cequi ne signifie pas que chacun de sessourires, chacune de ses parolesaffectueuses était un acte calculé. A vrai dire, si l'incident qui aentremêlé leurs vies obéissait à unquelconque dessein, ce ne pouvait êtreque celui de la Providence. « Un incident, juste un incident,rien de plus », insista Gébrayel. Sesyeux cependant pétillaient lorsqu'ilajouta : « Infime, comme un grain desable, ou comme une étincelle. » Et quand il se mit à raconter, cefut avec pompe et fioritures. « C'étaitpar une de ces journées de juillet commeau village on ne les aime pas. L'air secet rare. Sur les routes, à chaque pas, une

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poussière de troupeau. On n'en finissaitplus d'ouvrir fenêtres et portes, mais pasun volet ne claquait, pas un battant negrinçait dans ses gonds. Le souffleretenu de l'été, tu as connu cela ! » Il est vrai que les gens deKfaryabda se résignent mal à lafournaise. Ils ne parlent plus, mangent àpeine. Tout au long de la journée, ils sedésaltèrent à la cruche, la tenant haut au-dessus de leur tête, puis, de dépit,laissent l'eau noyer leur visage, leurscheveux, leurs habits. Et, quoi qu'ilarrive, ils ne mettent pas les pieds horsde chez eux avant l'heure fraîche. « Le cheikh avait quelquesvisiteurs, cependant. Des étrangers.C'est Lamia qui avait préparé le café, ce

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jour-là, et qui l'avait apporté dans lasalle aux Piliers, sans doute les gens deservice étaient-ils assoupis chacun dansson coin. Puis c'est toujours elle qui étaitvenue reprendre les tasses vides. Lecheikh n'était plus à sa place. Chosecurieuse, le bout doré de son nar- guilétraînait par terre. D'ordinaire, quand ilse levait, il enroulait le tuyau autour dufoyer, d'un geste machinal, et retirait lebout pour le garder propre. » En sortant dans le couloir, Lamiaentendit le son d'une respiration lourdevenant d'une petite pièce qui servaitparfois de salon privé pour desconciliabules. Le cheikh était là, dans lapénombre, debout mais affalé, le frontcontre le mur.

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— Notre cheikh se sent-il mal ? — Rien de grave, ya binté. Mais sa voix était essoufflée. — Mieux vaut s'asseoir, dit-elleen le prenant doucement par le bras. Il se redressa, sa respirationredevint plus régulière, il arrangea samise, et passa ses pouces sur sestempes. — Ce n'est rien. La chaleur,sûrement. Surtout, pas un mot. Apersonne. — C'est juré, dit-elle. Par leMessie ! Elle prit le crucifix qu'elle avaitautour du cou, le porta à ses lèvres, puisle pressa contre son cœur. Satisfait, lemaître lui donna une petite tape sur le

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bras, avant de repartir vers ses invités. Rien d'autre ne devait se passerce jour-là, rien que ce banal malaised'été. Mais pour Lamia, quelque chosevenait de changer dans sa manière deregarder cet homme. Jusque-là, elle luivouait une déférence mêlée d'une bonnedose de prévention et, comme tantd'autres femmes, elle redoutait de seretrouver seule avec lui. A présent, elleremarquait que les veines de ses tempesétaient enflées, que son front parfois seridait, comme si des hordes de soucisétaient venues l'assaillir, et elle guettaitle moment de le revoir en tête à tête.Simplement pour s'assurer qu'il n'avaitplus eu de malaise. De tout autres sentiments,

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jusque-là tenus à distance, se glissaientcependant en elle sous le couvert de salégitime inquiétude. Pour le cheikh, pourl'« assiégeant », un véritable cheval deTroie était dans la place. Sans qu'il eûtrien fait pour l'y introduire. Inspirer unetendresse apitoyée est peut-être, pourcertains, l'un des ressorts du jeuamoureux ; pas pour lui, il n'eût jamaisvoulu de cette flèche dans son carquois ! Plusieurs jours s'écoulèrentavant que Lamia ne trouvât une autreoccasion de revoir le cheikh sans témoinpour lui demander s'il s'était de nouveausenti mal. Il émit de la langue ceclaquement mouillé qui, dans le parlerdu village, signifie « non », mais elleavait la certitude qu'il mentait.

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Et avait-il parlé de l'autreincident à son épouse ? — A personne ! Il n'est pas nécelui qui m'entendra gémir ! Pour le rassurer, Lamiarenouvela sa promesse de silence enposant encore le crucifix sur ses lèvres,puis sur son cœur. Pendant qu'elleaccomplissait ce bref rituel de piété, lecheikh lui prit la main gauche dans lasienne, et la serra un court instant,comme pour partager son serment. Puisil s'éloigna sans plus la regarder. Elle se surprit à avoir un sourireattendri. « Il n'est pas né, celui quim'entendra gémir ! » avait-il dit. Ilcroyait parler en homme, mais, auxoreilles d'une femme, cette réflexion

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sonnait comme une crânerie de petitgarçon. Lamia se souvenait que son plusjeune frère avait dit la même chose, motpour mot, le jour où on lui avaitappliqué des ventouses. Non,décidément, elle ne parvenait plus à voirle seigneur du village tel qu'il voulaitqu'on le voie, ni tel que les autres levoyaient. Et quand, devant elle, onparlait de lui, ce qui arrivait à touteheure de la journée, les paroles avaientune autre résonance dans sa tête ;certaines l'irritaient, d'autres laréjouissaient ou l'inquiétaient, aucune nela laissait indifférente, elle avait cesséde prendre les ragots pour ce qu'ilsétaient, une manière de tromper l'ennui.Et elle n'avait plus jamais envie

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d'apporter son propre grain de sel. Parfois, quand les villageoisespoussaient un peu trop loin les allusionsgraveleuses, elle était tentée de les fairetaire. Mais elle se retenait, et se forçaitmême à imiter leurs rires. Si une seulefois elle les avait contraintes au silence,elle serait devenue pour elles uneétrangère et son nom se serait retrouvéaussitôt dans le hachoir de leursbabillages. Mieux valait rester dansleurs bonnes grâces ! Mais si Lamiaagissait de la sorte, ce n'était pas parhabileté, elle était ainsi, elle ne sesentait jamais aussi bien que lorsqu'ellese fondait en silence dans l'assembléedes femmes aux mains trempées, selaissant bercer par leurs voix cassées et

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leurs taquineries. Un jour — ce devait être à la mi-septembre, ou peu après —, en arrivantdans la petite cour enfumée où l'onpréparait le pain, elle entendit tout unclapotis de rires. Elle vint s'asseoir surune pierre tout près du saje, la plaque defer ronde et bombée sous laquellecrissait un feu de branches de genêts.Une cousine se chargea de la mettre aucourant : Nous étions en train de dire que,depuis des semaines, il semble assagi,on n'entend plus parler de sesaventures... Quand, au village, on disait « il» ou « lui », sans prendre la peined'expliciter, chacun savait de qui il

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s'agissait. C'est la cheikha qui l'a repris enmain, assura une matrone, tout enplaquant la pâte sur le fer brûlant àl'aide d'un coussin. La cheikha, sûrementpas ! dit une autre. Hier même, j'étaisauprès d'elle, et elle m'a annoncé qu'ellepartait dans une semaine avec son filsdans le grand Jord, pour passer l'hiverchez sa mère. Si elle avait su regagnerl'affection de son homme, pourquoi s'enirait-elle ? — Il est peut-être malade,suggéra une autre. On se tourna vers Lamia, qui dutrassembler tout son souffle pour dire,sur un ton détaché : — S'il était malade, on l'aurait

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remarqué. Il y avait là, tout à côté d'elle, assise surune pierre, une femme si vieille etsilencieuse que personne ne pensaitqu'elle suivait la conversation. Pourtant,elle dit: — Ou alors, il est fou amoureux. Les autres n'avaient pas bien entendu. — Que dis-tu, hajjé ? On l'appelait ainsi parce que,dans sa jeunesse, elle était partie enpèlerinage à Bethléem, voir la Sainte-Crèche. — Il est sûrement amoureux, etil attend que sa femme ait le dos tourné. — Il ne s'est jamais gêné pourfaire ce qu'il voulait ! objecta lamatrone.

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— Je le connais, moi, votrecheikh, du temps où il s'asseyait encoresur les genoux de sa mère. S'il est fouamoureux d'une femme, il ne bougerapas tant que la cheikha n'aura pas quittéle château... On se mit alors à spéculer surl'identité de l'élue. On murmura unprénom, un deuxième, un troisième...Puis un homme vint à passer, et l'onchangea de conversation. Dans la tête de Lamia, cesbavardages continuèrent cependant àrésonner, tout au long de la journée. Etquand vint la nuit, elle y pensait encore. Se pouvait-il que le cheikh fût sigravement malade ? Ne devrait-elle pasen parier à quelqu'un, faire appeler le

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médecin de Dayroun ? Non, il lui envoudrait. Mieux valait attendre etobserver. Dans une semaine, si ellevoyait quelque jolie femme rôder dansles couloirs qui mènent à sesappartements, elle serait rassurée ! Mais était-ce vraiment ce qu'ellesouhaitait, voir cet homme reprendre sonactivité galante ? La nuit avançait. Etendue sur sacouche, elle tournait et se retournait sanstrouver la position confortable. Elle nesavait plus ce qu'elle devait souhaiter.Elle se retourna encore. Et pourquoidonc devait-elle souhaiter quoi que cesoit au sujet de cet homme ? A côté d'elle son mari dormaitsur le dos, la bouche ouverte comme un

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poisson.

III

La veille du jour où la cheikha devaitpartir, alors que tout le monde auchâteau s'agitait pour les dernierspréparatifs, Gérios eut la surprised'entendre sa femme lui demander, avecune insistance enfantine, s'ill'autoriserait à se joindre au voyage. — Tu voudrais passer l'hiverdans le Jord ? — Pas tout l'hiver, justequelques semaines. La cheikha m'a déjàinvitée plus d'une fois... — Tu n'as rien à faire, là-bas. — Je pourrais être sa dame de

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compagnie. — Tu n'es ni une servante, niune dame de compagnie, combien defois devrais-je le répéter ? Tu es monépouse, et tu resteras à mes côtés. On nequitte pas son mari ainsi pendant dessemaines et des mois, je ne comprendsmême pas que tu oses y songer. Elle dutse résigner. Accompagner la cheikha nel'avait jamais vraiment tentéeauparavant, mais ce matin-là, après unenouvelle nuit tourmentée, elle s'étaitréveillée avec cette idée en tête. Partir,s'éloigner un peu du château, desmurmures des femmes, des regards deshommes, et de ses propres doutes. Ellenese faisait guère d'illusions quant à la

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réaction de Gérios, mais elle avaitespéré un miracle. Elle avait besoin dece miracle. Et quand elle fut contrainted'y renoncer, elle parut soudain anéantieet s'enferma pour le restant de la journéechez elle à pleurer. Lamia avait seize ans, etlorsqu'elle pleurait, deux fossettes secreusaient au milieu de ses joues commepour recueillir ses larmes. Gébrayel n'ignorait aucun détaildès qu'il s'agissait d'elle. Crois-tu vraiment qu'elle étaitaussi belle qu'on ledit? Ma question était presquesacrilège. Et plus belle encore ! La plusbelle des femmes ! Gracieuse, de la

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nuque aux chevilles. Ses mains longueset fines, ses cheveux si noirs quitombaient lisses jusqu'au milieu du dos,ses grands yeux maternels et sa voixaffectueuse. Elle se parfumait au jasmin,comme la plupart des filles du village.Mais son jasmin ne ressemblait à aucunautre. — Pourquoi cela ? demandai-jenaïvement. — Parce que ce jasmin-làsentait la peau de Lamia. Gébrayel ne souriait pas. Ilregardait ailleurs. Sa peau était rosâtre et si douceque tous les hommes rêvaient de lafrôler ne fût-ce que du revers des doigts.Sa robe s'ouvrait jusqu'aux marches du

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Crucifix, et plus loin encore. Lesfemmes de ce temps-là dévoilaient leurpoitrine sans le moindre soupçond'indécence, et Lamia laissait paraîtreune face entière de chaque sein. Sur cescollines-là j'aurais voulu poser ma têtechaque nuit... Je m'éclaircis la gorge. Comment peux-tu savoir tant dechoses, tu ne l'as jamais vue ! Si tu ne veux pas me croire,pourquoi m'interroger ? Mon intrusion dans son rêvel'avait irrité. Mais il ne m'en tint pasrigueur. Il se leva, prépara pour lui etpouf moi deux grands verres de sirop demûre. — Bois lentement, me dit-il,

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l'histoire est encore longue. Quand la caravane de la cheikhase mit en route, un peu avant l'aube, lechâteau sembla se vider. Parce que desgardes et des servantes en grand nombreavaient accompagné la châtelaine, etaussi parce que la saison des récoltesbattait son plein, et que les hommes etles femmes de Kfaryabda étaientpresque tous aux champs. Cette matinée-là, le cheikh n'eut que trois visiteurs, etil n'en retint aucun à déjeuner. Il se fitapporter sur un plateau les mets les pluslégers, du pain, de l'origan à l'huiled'olive, du lait caillé égoutté. Et commeGérios s'affairait dans les couloirs, ill'invita à se joindre à lui. Puis il luidemanda où était Lamia.

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Elle n'était sortie de chez elleque pour souhaiter bonne route à lacheikha, puis elle était revenues'enfermer, comme la veille. Et quandGérios vint lui dire que le maîtrel'invitait, elle répondit qu'elle n'avaitpas faim. Son mari leva une mainmenaçante. . — Mets un fichu et suis-moi ! Le cheikh se montra, commechaque fois, ravi de la voir, et elle-même évita de paraître grincheuse.Bientôt la conversation ne fut plus qu'undialogue entre eux deux, Gérios secontentant de promener son regard del'un à l'autre ; avec un visage ouvert etun hochement ininterrompud'approbation quand c'était le cheikh qui

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parlait ; mais dès que Lamia ouvrait labouche, il se mettait à mordiller sa lèvreinférieure comme pour lui dired'abréger. Jamais il ne riaitspontanément de ses mots d'esprit à elle,il attendait que le cheikh eût commencéà rire, et c'est exclusivement le maîtrequ'il regardait tant que durait le rire. Lamia le lui rendait bien. Elle neregardait que le cheikh, ou alors le platoù elle trempait son pain. Et le maître, àmesure qu'avançait la conversation,n'adressait plus le moindre regard àGérios. C'est seulement à la fin, tout à lafin du repas, qu'il se tourna brusquementvers lui, comme s'il venait à l'instant deremarquer sa présence. J'ai failli oublier le plus

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important. Il faut absolument que tuailles voir Yaacoub le tailleur. J'aipromis de lui payer mille piastres avantce soir, et je tiendrai parole. De plus, jeveux que tu lui dises de venir demain àla première heure, j'ai besoin d'habitspour la saison froide. Yaacoub habitait à Dayroun, labourgade voisine, un trajet de ceuxbonnes heures. Lamia saisit aussitôt le plateaupour l'emporter vers les cuisines. Je vais faire du café. Khwéja Gérios n'aura pas letemps d'en prendre, il faut qu'il parte àl'instant pour revenir avant la nuit. C'est ainsi qu'il l'appelait quandil avait envie de lui faire plaisir,

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khwéja, un vieux mot turco-persan quidésignait dans la Montagne ceux qui,dotés d'instruction et de fortune, netravaillaient plus la terre de leurs mains.L'intendant se leva sans tarder. Moi non plus je ne prendrai pasde café tout de suite, reprit le cheikhaprès une hésitation. Plutôt après lasieste. Mais si notre belle Lamia pouvaitme porter une corbeille de fruits commeelle seule sait les arranger, je lui seraireconnaissant jusqu'en mes vieux jours. La jeune femme ne s'attendait pasà pareille demande. Elle parutembarrassée, troublée, elle ne savait quedire Son silence n'avait duré qu'unefraction de seconde, mais c'était encoretrop pour Gérios qui, tout en l'accablant

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du regard, s'empressa de répondre à saplace. Bien sûr, notre cheikh ! Tout desuite ! Lamia, secoue-toi ! Pendant quele seigneur se dirigeait tranquillementvers sa chambre, Gérios se hâtait vers lapetite pièce qui lui servait de bureau.C'est là qu'il gardait son registre, sesplumes, ses encriers, et c'est làégalement que se trouvait le coffre où ildevait prendre l'argent pour le tailleur.Lamia le suivit. — Attends, je dois te parler ! — Plus tard ! Tu sais bien queje dois partir ! — Je vais préparer la corbeillede fruits pour le cheikh, mais je voudraisque ce soit toi qui la lui portes. Je n'ai

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pas envie d'aller dans sa chambre, je nevoudrais pas qu'il me demande autrechose. — Que pourrait-il bien tedemander ? — Je ne sais pas, cet homme esttellement exigeant, il voudra que je luiépluche les fruits, que je les découpe- Elle balbutiait. Gérios avaitlâché la porte du coffre qu'il venaitd'ouvrir, et s'était tourné vers elle. — Si tu avais su tenir ton rang,comme je t'ai constamment suppliée dele faire, le cheikh ne t'aurait jamais riendemandé. « Et toi, aurait-elle pu lui dire,est-ce que tu tiens ton rang ? Est-ce qu'iln'aurait pas pu envoyer n'importe lequel

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de ses serviteurs pour dire à Yaacoub devenir demain ? «Mais elle n'avait nulleenvie d'amorcer une polémique. Son tons'était fait implorant et contrit : — J'ai eu tort, je le reconnais, ettu as eu raison. Mais oublions le passé... — Oui, oublions le passé, et àl'avenir, veille à tenir ton rang. Maispour aujourd'hui, notre maître t'ademandé une chose, et tu vas lui obéir. Lamia saisit alors son hommepar les deux manches. Ses yeuxdébordaient de larmes. — Comprends-moi, je redouted'aller dans cette chambre ! Leurs regards se croisèrent alorsun long moment, un très long moment.Lamia avait l'impression que son mari

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hésitait, elle percevait ses tiraillements,et l'espace d'un instant, elle s'imaginaqu'il allait lui dire : « J'ai compris tonangoisse, je sais ce qui me reste à faire !» Elle voulait tant s'en remettre à lui, encette heure-là. Elle avait envie d'oubliertoutes les mesquineries qu'elle luireprochait, pour se rappeler seulementque c'était son homme, qu'elle lui avaitété donnée pour la vie, et qu'elle avaitjuré de lui obéir pour le meilleur et pourle pire. Gérios ne disait rien, et Lamia setut aussi de peur de l'irriter. D paraissaitindécis, ballotté. Quelques secondes,mais de longues secondes. Puis il l'aécartée. Puis il s'est éloigné. — Tu m'as suffisamment retardé.

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Je n'aurai jamais le temps de reveniravant la tombée de la nuit. Il ne l'a plus regardée. Mais sesyeux à elle le regardaient partir. Il étaitcourbé et son dos n'était qu'une énormebosse noire. Lamia ne l'avait jamais vusi ramassé. Elle se sentait trahie,abandonnée. Trompée. Le plateau de fruits, elle prit sontemps pour le préparer. Avec un peu dechance, lorsqu'elle arriverait dans lachambre du cheikh, il serait déjàendormi. En traversant le dernier corridor,elle ressentit des fourmillements, commeun engourdissement qui se propageaitdans ses hanches. Etait-ce la peur ?

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Etait-ce le désir ? Ou peut-être la peuravait-elle animé le désir ? A présent, ses mains tremblaient.Elle s'avança de plus en plus lentement.S'il y avait un Ciel pour veiller sur lescréatures, Il ferait en sorte que jamaiselle n'arrive à cette chambre. La porte était entrouverte, elle lapoussa doucement du bout de lacorbeille, et regarda à l'intérieur.L'homme était étendu sur sa natte, le dostourné. Dans sa main droite son passe-temps en pierres d'ambre. Quand il nefumait pas son narguilé, il occupait sesdoigts avec ce passe-temps ; il avaitl'habitude de dire que le clapotis desgraines qui s'entrechoquent procure lasérénité, comme l'écoulement de l'eau

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entre les pierres et le grésillement dubois dans le feu. Lamia ne regardait ni l'ambre nile sceau que le maître portait àl'annulaire. Elle vérifia seulement duregard que ses gros doigts de mâle nebougeaient pas. Alors elle s'enhardit, fitdeux pas dans la chambre, et plia lesgenoux pour poser la corbeille à terre.Au moment de se redresser, elletressauta. Une grenade avait glissé, elleroulait, avec un bruit mat, mais qui, auxoreilles de Lamia résonnait comme unroulement de tambour. Le souffleinterdit, elle laissa le fruits'immobiliser, à un cheveu de la main dudormeur. Elle attendit encore un instantavant de se pencher par-dessus la

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corbeille pour ramasser la grenaderebelle. Le cheikh avait bougé. Il s'étaitretourné. Lentement, comme unensommeillé. Mais tout en se retournant,il avait saisi la grenade à pleine main,sans la regarder, comme s'il avait sentisa présence. — Tu en as mis du temps, jem'étais presque endormi. Il leva les yeux vers la fenêtrecomme pour deviner l'heure. Mais lesrideaux étaient rabattus et le temps étaitaux nuages. Il était l'heure qu'il peut êtredans la pénombre d'un après-midid'automne. — Que m'as-tu apporté de bon ? Lamia s'était redressée à grand-

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peine. Dans sa voix, un tremblement defrayeur. — Du raisin, des figueschamelières, des azeroles, ces quelquespommes, et puis cette grenade. — Et selon toi, de tous les fruitsque tu m'as apportés, lequel est le plusdélicieux ? Celui où je pourrais mordre,les yeux fermés, et n'avoir à la bouchequ'un goût de miel ? Au-dehors, un nuage épais avaitdû voiler le soleil, car la chambre étaitdevenue infiniment plus sombre. C'étaitle commencement de l'après-midi et lanuit semblait déjà mûre. Le cheikh seleva, choisit dans la plus belle grappe legrain le plus charnu et l'approcha duvisage de Lamia. Elle entrouvrit les

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lèvres. Au moment où le raisin glissadans sa bouche, l'homme lui murmura :— Je voudrais te voir sourire ! Ellesourit. Et il partagea ainsi avec elle tousles fruits de septembre. DEUXIÈME PASSAGE L'été des sauterelles En l'année 1821, vers la fin dumois de juin, Lamia, épouse de Gérios,l'intendant du château, donna

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naissance à un garçon, qu'onprénomma d'abord Abbas, puis Tanios.Avant même d'ouvrir ses yeuxinnocents, il avait attiré sur le villageun torrent de malveillance imméritée.C'est lui qui, plus tard, fut surnommékichk, et connut le destin que ion sait.Sa vie entière ne fut qu'une successionde passages.

Chronique montagnarde, œuvredu moine Elias de Kfaryabda.

(Avant de renouer le fil del'histoire, je voudrais m'arrêter uninstant sur les lignes mises en exergue, etnotamment sur ce mot énigmatique,

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oubour, que j'ai traduit par « passage ».Nulle part, le moine Elias n'a jugénécessaire d'en donner une définition ; ilrevient pourtant sans arrêt sous saplume, et c'est par recoupements que j'aipu en cerner le sens. L'auteur de la Chronique dit parexemple : « Le destin passe et repasse àtravers nous comme l'aiguille ducordonnier à travers le cuir qu'ilfaçonne. » Et à un autre endroit : « Ledestin dont les redoutables passagesponctuent notre existence et lafaçonnent... » « Passage » est donc à lafois un signe manifeste du destin — uneincursion qui peut être cruelle, ouironique, ou providentielle — et unjalon, une étape d'une existence hors du

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commun. En ce sens, la tentation deLamia fut, dans le destin de Tanios, le ·passage » initial ; celui dont émaneraienttous les autres.) I Lorsque Gérios revint de sacourse, c'était la nuit, la vraie. Sonépouse était déjà dans leur chambre,étendue sur la couche, et ils ne se direntrien. Dans les semaines qui suivirent,Lamia ressentit les premières nausées.Elle était mariée depuis près de deuxans, ses proches s'inquiétaient de voir

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son ventre encore plat, et envisageaientd'en appeler aux saints et aux herbespour dénouer le sort. La grossesse fit lajoie de tous, et les femmes entourèrent lafuture mère à la mesure de leur affection.On aurait cherché en vain le moindreregard soupçonneux, le moindre ragotmalveillant. Seulement, lorsque lacheikha s'en retourna au château, enmars, après un séjour prolongé chez lessiens, Lamia eut l'impression que leursrapports s'étaient brusquement refroidis.Il est vrai que l'épouse du maître étaitdifférente avec tout le monde, irascibleet méprisante à l'égard des villageoises,qui s'étaient mises à l'éviter ; de plus,son visage paraissait creusé, quelquepeu émacié, sans que pour autant elle

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cessât d'être obèse. Les gens du pays ne se gênèrentpas pour commenter gaillardement lachose. De la part de « leur » cheikh, ilsétaient prêts à accepter bien descaprices, mais cette étrangère, « cetteoutre de lait tourné », « cette femme-ronce née des lunes du Jord », siKfaryabda ne lui convenait plus, ellen'avait qu'à rentrer chez les siens ! Lamia n'arrivait cependant pas àse persuader que la châtelaine était encolère contre le village entier, c'estcontre elle qu'on avait dû la prévenir, etelle se demandait ce qu'on avait bien pului raconter. L'enfant naquit en une journéed'été claire et clémente. Un fin nuage

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adoucissait le soleil, et le cheikh avaitfait étaler des tapis sur une terrassedominant la vallée, pour déjeuner enplein air. Se trouvaient en sa compagniele curé, bouna Boutros, deux autresnotabilités du village, ainsi que Gérios ;et, un peu à l'écart, assise sur untabouret, la cheikha, son tantour sur latête et son fils sur les genoux. L'arakaidant, tout le monde semblait de bonnehumeur. Personne n'était ivre, mais lagaieté avait allégé les gestes et lesparoles. Dans sa chambre, non loin delà, Lamia gémissait en poussant l'enfanthors d'elle à l'instigation de la sage-femme. Sa sœur lui tenait la main, sagrande sœur, la khouriyyé, l'épouse ducuré.

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Une petite fille arriva en courantvers les convives, prête à leur annoncerla nouvelle qu'ils attendaient ; leursregards durent l'intimider, car ellerougit, se cacha le visage, et se contentad'un mot murmuré à l'oreille de Gérios,avant de s'enfuir. Mais l'empressementde la messagère l'avait trahie, tout lemonde avait compris, et le mari deLamia, sortant pour une fois de saréserve, annonça à voix haute : « Sabi !» Un garçon ! On remplit les coupes pour fêterl'événement, puis le cheikh demanda àson intendant : ^ Comment penses-tu l'appeler ? Gérios allait prononcer le

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prénom qu'il avait en tête quand il sentit,par l'intonation de la voix du maître, quece dernier avait également son idée ;aussi préféra-t-il dire : Je n'y ai pas encore réfléchi.Tant qu'il n'était pas né... Il accompagna ce pieuxmensonge d'une moue fortcaractéristique signifiant que, parsuperstition, il n'avait pas osé choisir unnom à l'avance, car c'était présumer quece serait un garçon et qu'il naîtraitvivant, comme si l'on prenait pouracquis ce qui n'avait pas encore étéaccordé, présomption que le Cieln'apprécie guère. — Eh bien moi, dit le cheikh, ily a un nom qui a toujours eu ma

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préférence, c'est Abbas. Par habitude, dès que le maîtreavait commencé à parler, Gérios s'étaitmis à hocher la tête en signed'assentiment, et lorsque le prénom futprononcé, sa décision était déjà prise : — Ce sera donc Abbas ! Et ondira plus tard au garçon que c'est notrecheikh en personne qui lui a choisi sonnom ! Promenant son regard réjoui surl'assistance pour recueillir lesapprobations d'usage, Gérios remarquaque le curé avait les sourcils froncés, etque la cheikha s'était mise soudain àserrer son enfant contre elle avec unerage incompréhensible. Elle était blêmecomme une branche de curcuma, on

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aurait pu lui taillader le visage et lesmains, pas une goutte de sang n'en auraitjailli. Les yeux de Gérios s'attardèrentun moment sur elle. Et soudain, ilcomprit. Comment diable avait-il puagréer ce prénom ? Et surtout, commentle cheikh avait-il bien pu le proposer ?La joie et l'arak leur auraient embrouillél'esprit à l'un comme à l'autre. La scène n'avait duré qu'unepincée de secondes, mais pour l'enfant,pour ses proches, pour le village entier,tout avait soudain basculé. « Ce jour-là,écrit l'auteur de la Chroniquemontagnarde, leur destin à tous futconsigné et scellé ; comme un parcheminil n'aurait plus qu'à se dérouler. »

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Tant de lamentation à caused'une bourde commise peu- le cheikh, etd'ailleurs aussitôt réparée ? Il faut dire qu'à Kfaryabda, etdepuis des générations, il y avait descoutumes précises en matière deprénoms. Les villageois, « ceux d'en-bas» comme on les appelait, donnaient àleurs garçons des prénoms de saints,Boutros, Boulos, Gérios, Roukoz,Hanna, Frem ou Wakim pour honorersaint Pierre, Paul, Georges, Roch, Jean,Ephrem ou Joachim ; parfois aussi desprénoms bibliques, tel Ayyoub, Mousséet Toubiyya, pour Job, Moïse et Tobie. Dans la famille du cheikh — «ceux d'en-haut » —, on avait d'autreshabitudes. Les garçons devaient porter

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des prénoms évoquant la puissance, oules gloires passées. Comme Sakhr,Raad, Hosn, qui signifient « rocher », «tonnerre », « forteresse ». Egalementcertains noms issus de l'histoireislamique ; la famille du cheikh étaitchrétienne depuis des siècles, ce qui nel'empêchait nullement de revendiquer, aunombre de ses ancêtres, Abbas, l'oncledu Prophète, ainsi qu'une bonnedouzaine de califes ; il y avait d'ailleurssur le mur de la salle aux Piliers, justederrière l'endroit où le cheikh avaitl'habitude de s'asseoir, un panneau largeet haut sur lequel était tracé un arbregénéalogique qui eût fait pâlir d'enviebien des têtes couronnées, y compriscelle du sultan d'Istanbul, dont les

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origines ne remontaient nullement à lanoble famille mecquoise mais seperdaient plutôt, tout calife qu'il fût,dans les steppes d'Asie orientale. Le cheikh avait appelé son filsRaad, du nom de son propre père. Quantà lui — la chose ne va pas être facile àexpliquer, mais c'était ainsi —, il seprénommait Francis. Oui, cheikhFrancis. Prénom qui n'appartenait, bienévidemment, ni à la panoplie guerrièreni à la famille du Prophète, et quiressemblait même fortement auxprénoms de saints répandus parmi lesvillageois. Mais ce n'était quel'apparence des choses. Il n'y avait làaucune référence particulière aux saintsdu calendrier, ni à saint François de

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Sales ni à saint François d'Assise, saufdans la mesure où François Ier avait reçuson prénom en hommage à ce dernier.Des « cheikh Francis », il y en avait eu àchaque génération depuis le seizièmesiècle, depuis le jour où le roi deFrance, ayant obtenu de Soliman leMagnifique un droit de regard sur le sortdes minorités chrétiennes du Levantainsi que sur les Lieux saints, avait écritaux chefs des grandes familles de laMontagne pour les assurer de saprotection. Parmi les récipiendaires setrouvait l'un des ancêtres de notre cheikh; il reçut le message, dit-on, le jour de lanaissance de son premier enfant. Lequelfut aussitôt prénommé Francis. Si les explications que je viens

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de fournir semblent nécessairesaujourd'hui, les villageois de l'époquen'en auraient pas eu besoin. Pas un seulparmi eux n'aurait jugé anodin que lecheikh pût donner à l'enfant de Lamia leprénom le plus prestigieux de sa proprelignée. Gérios croyait déjà entendrel'immense ricanement qui allait secouerKfaryabda ! Où donc pourrai t-iî cachersa honte ? En se levant de table pouraller voir l'enfant, il n'avait rien d'unpère heureux et fier, sa moustacheparaissait défaite, c'est à peine s'il putmarcher droit jusqu'à la chambre oùLamia somnolait. Il y avait bien là une douzaine defemmes de tous âges qui s'affairaient.Sans voir dans son hébétement autre

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chose qu'une joie submergeante, elles lepoussèrent vers le berceau où l'enfantdormait, la tête déjà couverte d'unbonnet de lin. — Il a l'air en bonne santé,murmuraient-elles. Dieu permette qu'ilvive ! Seule l'épouse du curé sutobserver le visage de l'homme. — Tu m'as l'air accablé, serait-ce parce que ta famille s'agrandit ? Il demeura immobile et muet. Comment penses-tu l'appeler ?Gérios aurait voulu dissimuler sondésarroi, mais à elle, à la khouriyyé, ildevait parler. En raison de l'ascendantqu'elle seule avait sur tous les habitantsdu village, y compris sur le cheikh.

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Prénommée Saada — mais pluspersonne ne l'appelait ainsi, pas mêmeson époux —, elle avait été en son tempsla plus belle des filles de Kfaryabda,tout comme sa sœur Lamia dix annéesplus tard. Et si ses huit ou neufgrossesses l'avaient, depuis, épaissie etdéfraîchie, son charme, plutôt que de ladéserter, était en quelque sorte remontétout entier à la surface de ses yeux,malicieux et autoritaires. — Nous étions à déjeuner, et...le cheikh a proposé de l'appeler Abbas. Gérios s'était efforcé de dominerson émotion, mais le dernier bout dephrase s'était échappé comme ungémissement. L&khouriyyé se gardabien de sursauter. Elle réussit même à se

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montrer amusée. — Je le reconnais bien là, toncheikh, c'est un homme qui cède sansretenue aux impulsions de son grandcœur. Il apprécie ta collaboration, tondévouement, ton honnêteté, il teconsidère maintenant comme un frère, etil croit l'honorer en donnant à ton fils unprénom de sa propre famille. Mais auvillage, on ne prendra pas la chose de lamême manière. Gérios desserra les lèvres pourdemander comment les gens allaientréagir, mais aucun son ne sortit de sagorge, et c'est l'épouse du curé quienchaîna : On va murmurer : ce Gériosnous tourne le dos parce qu'il habite en

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haut, il ne veut pas donner à son fils unprénom comme les nôtres. Ils t'envoudront, ainsi qu'à ta femme, et leurslangues vont se déchaîner. Déjà qu'ilsjalousent ta situation... — Tu as peut-être raison,khouriyyé. Seulement, j'ai déjà dit aucheikh que j'étais honoré par son geste... — Hi vas aller le voir, tu luidiras que Lamia avait fait un vœu, ensecret. Comment voudrais-tu l'appeler,cet enfant ? — Tanios. — Parfait, tu diras que sa mèreavait promis de lui donner le nom demar Tanios si le saint le faisait naître enbonne santé. — La raison, c'est ce qu'il

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faudra lui dire. Je lui en parlerai dèsdemain, quand nous serons seuls. — Demain, ce sera trop tard. Tuvas y aller de ce pas, sinon le cheikh vase mettre à claironner Abbas à gaucheAbbas à droite, et il ne voudra plus sedédire. Gérios s'en alla, malade à l'idéede devoir, pour la première fois de savie, contrarier son maître. Il s'évertua àpréparer dans sa tête une longueexplication circonstanciée, lourde deremerciements éternels et de platescontritions... Il n'eut pas à en faire usage.La chose fut bien plus simple qu'il neprévoyait. — Un vœu, c'est sacré, dit lecheikh dès les premières paroles. N'en

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parlons plus, ce sera Tanios ! Le seigneur du village avait eu,lui aussi, le temps de réfléchir. Surtoutlorsque la cheikha s'était levée, qu'elleavait arraché son fils du sol avec ungeste si brusque que l'enfant s'était mis àhurler, puis qu'elle s'était retirée sansdire un mot aux convives. Elle était allée se réfugier danssa chambre, ou, pour être plus précis,sur le balcon de sa chambre, qu'elleallait passer le reste de la journée àarpenter en marmonnant de brûlantesimprécations. Jamais elle ne s'étaitsentie humiliée de la sorte. Elle quiavait vécu choyée dans une des plusgrandes maisons de la Montagne,qu'était-elle diable venue faire chez ce

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coq de village ? Elle en voulait aumonde entier, et même au patriarche, sonconfesseur. N'est-ce pas lui qui avait eul'idée de ce mariage ? Elle se jurait que le lendemain,avant l'aube, elle aurait quitté ce mauditchâteau avec son fils, et si quelqu'uncherchait à l'en empêcher, elle feraitparvenir un message à son père et à sesfrères, qui viendraient la délivrer lesarmes à la main, avec tous leurshommes, et qui dévasteraient le domainedu cheikh ! Jusque-là, elle s'étaittoujours montrée résignée, elle avait toutaccepté en silence. Mais cette fois, il nes'agissait plus d'une de ces galipettesvillageoises, c'était tout autre chose : cethomme avait fait un enfant à une femme

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qui habitait sous leur toit, et il ne s'étaitpas contenté de le faire, il voulait encorele revendiquer à voix haute, il voulaitdonner à cet enfant le nom de son illustreancêtre, pour que personne n'eût plus lemoindre doute sur sa paternité ! Cela, elle avait beau sel'expliquer de mille manières, elle avaitbeau chercher des prétextes pour semontrer une fois de plus conciliante etsoumise, non, elle ne pouvait le tolérer.Même la plus humble paysanne auraitcherché à se venger si on lui avait faitsubir un tel affront, et elle, fille d'unpuissant seigneur, elle se laisseraitpiétiner ? Saisissant alors des deux mainsle haut tantour de sa coiffe, elle

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l'arracha et le jeta à terre. Ses cheveuxs'abattirent par touffes sombres. Et surson visage d'enfant gras, un sourire devictoire se fit place au milieu deslarmes. Dans les cuisines du château, enl'honneur du garçon qui venait de naître,les femmes du village, leurs mains dansla cannelle et le carvi, préparaient d'uncœur léger le meghli des réjouissances. Le lendemain de la naissance de Tanios,le cheikh s'en alla de bonne heure à lachasse aux perdrix, accompagné deGérios et de quelques autres notables deKfaryabda. A son retour, en débutd'après-midi, une servante vint l'avertirà voix haute, devant toute la maisonnée

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rassemblée pour l'accueillir, que lacheikha était partie précipitamment versle grand Jord, emmenant leur enfant, etqu'on l'avait entendue murmurer qu'ellene reviendrait pas de sitôt. Peu de gens ignoraient que lemaître s'accommodait fort bien desabsences prolongées de son épouse ; sielle lui avait exprimé son intention departir, il n'aurait pas cherché à la retenir.Mais de se faire annoncer la chose ainsi,en public, de passer pour un maridélaissé, cela, il ne pouvait le tolérer. Illa ramènerait au château, dût-il la traînerpar les cheveux ! Sellant sa meilleure monture, unejument alezane qu'il appelait Bsat-er-rih,« Tapis-du-vent », accompagné par deux

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hommes de sa garde, excellentscavaliers, il prit la route sans s'êtremême lavé le visage, se coucha en rasecampagne, plus pour reposer les bêtesque pour lui-même tant sa rage le tenaiten éveil, et atteignit la résidence de sonbeau-père alors que l'équipage de sonépouse n'était pas encore dessellé. Elle était venue sangloter dans sachambre de jeune fille, où son père et samère l'avaient suivie. Le cheikh lesrejoignit aussitôt. Et prit les devants : — Je suis venu pour dire un seulmot. Ma femme est la fille d'un hommepuissant, que je respecte autant que monpropre père. Mais elle est devenue monépouse, et même si elle avait été la filledu sultan, je n'admets pas qu'elle quitte

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le domicile sans ma permission ! — Et moi, dit le beau-père, j'aiégalement un seul mot à dire : j'ai donnéma fille au descendant d'une familleprestigieuse, pour qu'il la traitehonorablement, pas pour que je la voierevenir chez moi effondrée ! — A-t-elle jamais demandé uneseule chose sans l'obtenir ? N'a-t-ellepas autant de servantes qu'elle lesouhaite, et des dizaines de villageoisesqui n'attendent qu'un mot de sa bouchepour la servir ? Qu'elle le dise, qu'elleparle sans retenue puisqu'elle est dans lamaison de son père ! — Tu ne l'as peut-être privée derien, mais tu l'as humiliée. Je n'ai pasmarié ma fille pour la mettre à l'abri du

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besoin, vois-tu. Je l'ai mariée au filsd'une grande famille pour qu'elle soitrespectée dans la maison de son épouxautant qu'elle l'a été dans celle-ci. — Pourrions-nous parlerd'homme à homme ? Le beau-père fitsigne à sa femme de prendre leur fille etde passer dans la chambre voisine. Ilattendit qu'elles aient refermé la portepour ajouter : — On nous avait prévenus quetu ne laissais aucune femme en paix danston village, mais nous avions espéré quele mariage te rendrait plus raisonnable.Il y a malheureusement des hommes quine se calment que dans la mort. Si c'estcela, le remède, nous avons dans cettecontrée des milliers de médecins qui

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savent l'administrer. — Tu me menaces de mort dansta propre maison ? Eh bien vas-y, tue-moi ! Je suis venu seul, les mains nues,et tes partisans sont partout. Tu n'as qu'àles appeler. — Je ne te menace pas, jecherche seulement à savoir quel langageon peut te parler. — Je parle la même langue quetoi. Et je n'ai rien fait que tu n'aies fait.Je me suis déjà promené dans tonvillage, et dans tout ce vaste domainequi t'appartient, la moitié des enfants teressemble et l'autre moitié ressemble àtes frères et à tes fils ! J'ai dans monvillage la réputation que tu as dans letien. Nos pères et nos grands-pères

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avaient la même, en leur temps. Tu nevas pas me montrer du doigt comme sij'avais fait l'infaisable, simplementparce que ta fille est venue sangloter.Est-ce que ton épouse a jamais quittécette maison parce que tu labourais lesfemmes du village ? L'argument dut porter, car lemaître du grand Jord demeura un longmoment pensif, comme s'il n'arrivait pasà se décider sur l'attitude à adopter. Quand il reprit la parole, ce futun peu plus lentement, et un ton plus bas. — Nous avons tous des choses ànous reprocher, je ne suis pas saintMaron et tu n'es pas Siméon le Stylite.Mais, pour ma part, je n'ai jamaisdélaissé ma femme pour m'enticher de

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celle de mon garde champêtre, et jamaissurtout je n'ai engrossé une autre femmesous mon propre toit. Et si une femmeavait eu un garçon de mon fait, jen'aurais pas songé à lui donner le nomdu plus prestigieux de mes ancêtres. — Cet enfant n'est pas de moi ! — Tout le monde a l'air depenser le contraire. — Ce que tout le monde pensen'a aucune importance. Moi je sais. Jen'ai tout de même pas dormi avec cettefemme à mon insu ! Le beau-père s'interrompit ànouveau, comme pour évaluer une foisde plus la situation, puis il ouvrit laporte et héla sa fille. — Ton mari m'assure qu'il n'y a

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rien eu entre lui et cette femme. Et s'il ledit, nous devons le croire. La mère de la cheikha, aussivolumineuse qu'elle, et enveloppée denoir comme certaines religieuses,intervint alors. — Je veux que cette femme s'enaille avec son enfant ! Mais le cheikh de Kfaryabda eutcette réponse : — Si cet enfant était mon fils, jeserais un monstre en le chassant de mamaison. Et si ce n'est pas mon fils, queme reproche-t-on ? Que reproche-t-on àcette femme, que reproche-t-on à sonmari et à leur enfant ? Pour quel crimevoudrait-on les punir ? — Je ne reviendrai pas au

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château tant que cette femme ne l'aurapas quitté, dit la cheikha sur un ton degrande assurance, comme si la chose nesouffrait aucun marchandage. Le cheikh s'apprêtait à répondre,lorsque son hôte le devança : — Quand ton père et ton maridélibèrent, tu te tais ! Sa fille et sa femme leregardèrent avec des yeux horrifiés.Mais lui, sans leur accorder la moindreattention, s'était déjà tourné vers songendre, il avait mis la main autour de sesépaules. — Dans une semaine, ta femmesera revenue dans ta maison, et si elles'entête, c'est moi qui te la ramènerai !Mais nous avons suffisamment bavardé.

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Viens, mes visiteurs vont s'imaginer quenous nous disputons ! — Et vous, les femmes, au lieude rester là comme des corbeaux à nousdévisager, allez voir aux cuisines si ledîner est prêt ! Que va penser de nousnotre gendre si nous le laissons affaméaprès cette longue route ? Qu'on fassevenir la fille de Sarkis, pour qu'elle nouschante un ataba ! Et qu'on nous apporteles narguilés, avec le nouveau tombac dePerse ! — Tu verras, cheikh, on diraitune fumée de miel. Au retour du maître, le villageentier trépidait de rumeurs sur le départde son épouse, sur son propre départprécipité, et bien entendu sur Lamia, son

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fils, et le prénom qu'on avait failli luidonner. Mais le cheikh n'y prêtait guèrel'oreille, tout autre chose le préoccupait.Son beau-père. Ce personnage redoutédans toute la Montagne, par quel miracles'était-il rangé à son avis alors que,l'instant d'avant, il l'avait menacé demort ? Il ne pouvait croire que sesarguments l'avaient convaincu, deshommes tels que lui ne cherchent pas àconvaincre ou à être convaincus, toutpour eux est échange de coups, et s'iln'avait pas rendu séance tenante tousceux qu'il avait reçus, il y avait lieu des'inquiéter. Aux villageois venus nombreuxlui souhaiter bon retour, le cheikhrépondait par des formules courtes et

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creuses, et ne parlait de son épouse et deson beau- père que dans les termes lesplus mesurés. Il n'était rentré que depuisquelques heures lorsque la khouriyyé fitdans la salle aux Piliers une entréeremarquée. Elle portait un objet couvertd'un voile en soie mauve, et alors qu'elleétait encore à bonne distance du maître,elle dit à voix haute : J'ai quelque chose à demander ànotre cheikh, en privé. Tous ceux qui étaient là selevèrent ensemble pour sortir. Seule lakhouriyyé pouvait ainsi vider le salondu château sans que le maître songeât àdire le moindre mot. 11 s'en amusa,même, lançant à l'intruse :

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— Que veux-tu me demandercette fois ? Cela eut le don de susciter parmiles hommes qui s'égaillaient une cascadede rires qui se poursuivit au-dehors. Car nul n'ignorait ce qui s'étaitpassé la fois précédente. C'était il y a plus de douze ans,cette femme corpulente n'était alorsqu'une toute jeune fille, et le cheikh avaitété surpris de la voir arriver chez luisans ses parents, et exiger de lerencontrer sans témoins. — J'ai une faveur à demander,avait-elle dit, et je ne pourrai riendonner en échange. Sa requête n'était pas simple :elle avait été promise à son cousin

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Boutros, fils du vieux curé de l'époque,mais le jeune homme, parti au couventpour faire des études afin de se préparerà remplacer son père, avait été remarquépar un prêtre italien qui l'avait persuadéde prononcer ses vœux sans se marier,comme en Europe, lui expliquantqu'aucun sacrifice n'était plus agréableau Ciel que le célibat. Il lui avait mêmepromis que s'il s'abstenait de prendrefemme, il serait envoyé au GrandSéminaire, à Rome, et qu'à son retour ilpourrait bien devenir évêque. — Renoncer à une jolie fillecomme toi pour devenir évêque, ceBoutros ne doit pas avoir tous sesesprits, dit le cheikh sans sourire. — C'est ce que je pense aussi,

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renchérit la jeune fille en rougissant àpeine. — Mais que voudrais-tu que j'yfasse ? — Notre cheikh trouvera bienune manière de lui parler. J'ai su queBoutros allait monter au château demainavec son père... Le vieux prêtre se présenta eneffet, s'appuyant sur le bras de son fils,et entreprit d'expliquer fièrement aucheikh que son garçon avait été brillantdans ses études, au point que sessupérieurs l'avaient remarqué, même unvisiteur italien qui promettait de leconduire à « Roumieh », la ville dupape, rien de moins. Demain, conclut-il, notre village

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aura un curé bien plus méritant que votreserviteur. Le vieil homme attendait de lapart du maître un visage épanoui etquelques paroles d'encouragement. Iln'eut droit qu'à un regard d'ombre. Suivid'un silence ostensiblement embarrassé.Et puis de ces mots : — Quand tu nous auras quittés,bouna, après une longue vie, nousn'aurons plus besoin de curé. — Comment cela ? — C'est une chose convenue delongue date. Moi, avec tous les miens, ettous les métayers, nous avons décidé denous faire musulmans. Un regard furtif fut échangé entrele cheikh et les quatre ou cinq villageois

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qui se trouvaient chez lui à ce moment-là, et qui tous, alors, d'un mêmemouvement, se mirent à hochertristement la tête. — Nous ne voulons pas le fairede ton vivant, pour ne pas te briser lecœur, mais dès que tu ne seras plusparmi nous, l'église sera transformée enmosquée, et nous n'aurons plus jamaisbesoin de curé. Le jeune séminariste était atterré,le monde entier semblait s'écroulerautour de lui. Mais le vieux curé neparaissait pas autrement perturbé. Luiconnaissait « son » cheikh. — Qu'est-ce qui ne va pas,cheikh Francis ? — Plus rien ne va, bouna !

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Chaque fois que l'un de nous se rend àTripoli, à Beyrouth, à Damas, à Alep, ildoit subir des vexations, on lui reprochede porter telle couleur au lieu de telleautre, de marcher à droite plutôt qu'àgauche. N'avons-nous pas suffisammentsouffert ? — Souffrir pour sa Foi estagréable au Seigneur, dit le séminariste,tout enflammé, il faut être prêt à tous lessacrifices, même au martyre ! — Pourquoi voulez-vous quenous mourions pour la religion du pape,quand Rome nous ignore. — Comment cela ? — Ils n'ont aucun respect pournos traditions. Un jour, vous verrez, ilsfiniront par nous envoyer des curés

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célibataires qui regarderont nos femmesavec concupiscence, aucune d'entre ellesn'osera plus se confesser, et les péchéss'accumuleront sur nos têtes. Le séminariste commençait toutjuste à comprendre l'objet véritable dudébat. Il crut utile de déployer sesarguments. — En France, tous les prêtressont célibataires, et ce sont de bonschrétiens ! — En France c'est en France, icic'est ici ! Nous avons toujours eu descurés mariés, et nous leur avons toujoursdonné la plus belle fille du village pourqu'ils aient l'œil rassasié et qu'ils neregardent pas avec envie les femmes desautres.

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— Il y a des hommes qui saventrésister à la tentation. — Ils résistent mieux si leurfemme est à leur côté ! Les visiteurs hochaient la tête deplus belle, d'autant qu'ils étaient àprésent rassurés sur les véritablesintentions de leur cheikh, lui dont lesancêtres s'étaient faits chrétiensjustement pour se conformer à la foi deleurs sujets. — Ecoute, mon fils, poursuivitle maître, je vais maintenant te parlersans détour, mais je ne reviendrai suraucune de mes paroles. Si tu cherches àêtre un saint homme, ton père, tout mariéqu'il soit, a plus de sainteté en lui quetoute la ville de Rome ; si tu cherches à

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servir le village et les fidèles, tu n'asqu'à suivre son exemple. En revanche, siton but est de devenir évêque, si tonambition est plus grande que ce village,alors tu peux partir, à Rome, ou àIstanbul, ou ailleurs. Mais sache que tantque je ne serai pas mort et enterré, tu neremettras plus jamais les pieds danscette Montagne. Estimant que la discussion étaitallée trop loin, le vieux curé vouluttrouver une issue. — Que veut notre cheikh ? Sinous sommes venus le voir, c'estjustement pour lui demander conseil. — A quoi bon prodiguer desconseils quand personne ne veutentendre ?

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— Parle, cheikh, nous ferons ceque tu désires. Tous les regards s'étaienttournés vers Boutros. Qui, sous tant depression, dut acquiescer de la tête. Alorsle cheikh fit signe à l'un de ses gardes,lui murmura trois mots à l'oreille.L'homme s'absenta quelques minutes,pour revenir en compagnie de la jeuneSaada et de ses parents. Le futur curé quitta le château cejour-là dûment fiancé, avec labénédiction de son père. Plus questionde poursuivre ses études à Rome, plusquestion de devenir évêque. Pour cela, ilen voulut au cheikh pendant quelquetemps. Mais dès qu'il commença à vivreavec la khouriyyé, il se mit à vouer à

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son bienfaiteur une reconnaissanceinfinie. C'est à cet épisode que le cheikhavait fait allusion lorsque l'épouse ducuré était arrivée chez lui, ce jour- là. Etquand ils se retrouvèrent seuls, ilrenchérit : — La dernière fois, tu voulais lamain de bouna Boutros, je te l'aidonnée. Cette fois, que veux-tu ? — Cette fois, je veux ta main,cheikh ! Avant qu'il ne fût revenu de sasurprise, elle lui avait saisi la main,justement, puis elle avait fait glisser levoile qui couvrait l'objet qu'elle portait.C'était un évangile. Elle plaça la maindu cheikh dessus, d'autorité. Face à toute

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autre personne, il se serait rebiffé, maispar elle, il se laissa faire docilement.L'aplomb de cette femme lui avaittoujours inspiré une admiration amusée. — Considère que tu es auconfessionnal, cheikh ! — Depuis quand se confesse-t-on à une femme ? — Depuis aujourd'hui. — Parce que les femmes ontappris à garder un secret ? — Ce que tu diras ne sortira pasd'ici. Et si moi, dehors, je suis obligéede mentir pour protéger ma sœur, jementirai. Mais je veux que tu me dises lavérité. Il semble que le cheikh soitdemeuré alors un long moment

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silencieux. Avant de lâcher, feignant lalassitude : — Cet enfant n'est pas de moi, sic'est cela que tu veux savoir. Peut-être allait-il ajouter autrechose, elle ne lui en laissa pas le temps,et n'ajouta rien elle-même. Ellerecouvrit l'évangile de son voile de soieet l'emporta au-dehors. Le cheikh a-t-il pu mentir, lamain sur le Saint Livre ? Je ne le pensepas. En revanche, rien ne permetd'affirmer que la khouriyyé avaitfidèlement rapporté ses propos. Elles'était promis de ne dire aux gens duvillage que ce qu'elle estimait devoirleur dire. L'avaient-ils crue ? Peut-être

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pas. Mais pas un parmi eux n'auraitvoulu mettre sa parole en doute. A cause des « sauterelles »...Lorsque la cheikha revint à Kfaryabdadans la première semaine d'août, sonpère l'accompagnait, mais également sescinq frères, ainsi que soixante cavalierset trois cents hommes à pied, et aussides écuyers, des dames de compagnie,des servantes et des serviteurs— en tout près de six cents personnes—. Les gardes du château voulaientse répandre dans le domaine pourappeler les villageois aux armes, mais lecheikh leur dit de se calmer, de fairebonne figure ; ce n'était, malgré lesapparences, qu'une visite. Il sortit lui-même sur le perron afin de recevoir

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dignementson beau-père. — Je suis venu avec ma fille,comme je l'avais promis. Ces quelquescousins ont tenu à m'accompagner. Jeleur ai dit qu'on trouve toujours sur lesterres du cheikh un coin d'ombre oùposer la tête et deux olives pour trompersa faim. — Vous êtes chez vous, parmiles vôtres ! Le seigneur du grand Jord setourna alors vers ses partisans: — Vous avez entendu, vous êtesici chez vous. Je reconnais là lagénérosité de notre gendre ! Paroles accueillies par desvivats trop allègres pour ne pas être

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inquiétants. Le premier jour, il y eut unbanquet de bienvenue, comme le veut lacoutume. Le deuxième jour, il fallutégalement nourrir tout ce monde, etencore le troisième jour, le quatrième, lecinquième... Les provisions pour lanouvelle année n'étaient pas encorefaites, et à raison d'un festin par jour,parfois deux, les réserves du châteaufurent très vite épuisées. Plus une goutted'huile, de vin ou d'arak, plus de farine,plus de café ni de sucre, plus de confitd'agneau. La récolte s'annonçait déjàmaigre, cette année-là, et à voir les bêtesqu'on abattait chaque jour —des veaux,des chèvres pour la viande pilée, desmoutons par douzaines, et des basses-

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cours de volaille —, les gens de monvillage sentaient poindre la disette. Pourquoi alors ne réagissaient-ils pas ? Ce n'était certes pas l'envie quileur manquait, et ce n'était pas non plusla prétendue « intouchabilité des invités» qui les retenait — oh non, ils lesauraient embrochés jusqu'au dernier entoute bonne conscience dès l'instant oùces « invités » avaient sciemmentenfreint les règles de l'hospitalité. Maisl'événement était trop singulier pour êtrepesé à l'aune des conventions. Carc'était, ne l'oublions pas, une scène deménage. Grotesque, disproportionnée,mais une scène de ménage tout de même.Le seigneur du grand Jord était venurudoyer à sa manière un gendre qui

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l'avait offensé, et nul mieux que lacheikha n'avait su exprimer celalorsqu'elle avait lancé à une villageoisequi se plaignait de ce qui arrivait : « Vadire à ton maître que s'il n'a pas lesmoyens d'entretenir un train de grandedame, il aurait mieux fait d'épouser unede ses paysannes ! » C'était cela l'étatd'esprit de ces « visiteurs ». Us n'étaientpas venus massacrer la population,incendier le village, saccager lechâteau... Ils cherchaient seulement àépuiser les ressources de leur hôte. Leurs héros n'étaient d'ailleurspas leurs plus valeureux combattants,mais leurs plus gros mangeurs. A chaquefestin, ils étaient rassemblés au milieude la troupe qui les encourageait par ses

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acclamations et ses rires, et ils semesuraient ainsi, à qui avalerait le plusd'œufs durs, à qui engloutirait à lui seulune jarre de vin d'or, ou un plateauentier de kebbé, un plateau large commedes bras ouverts. La vengeance par lesripailles, en quelque sorte. Et si l'on profitait d'un de cesbanquets abondamment arrosés pour leursauter à la gorge ? Les gens deKfaryabda avaient le culte des exploitsguerriers, et plus d'un brave était venumurmurer à l'oreille du cheikh qu'ilsuffirait d'un mot de lui, qu'il suffiraitd'un geste... « Il ne s'agit pas de lesmassacrer, pas du tout, on se contenteraitde les assommer, puis on lesdéshabillerait, on les attacherait tout nus

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aux arbres, ou on les pendrait par lespieds en attendant qu'ils aient rendugorge. » Mais le cheikh répondaitinvariablement : « Le premier d'entrevous qui dégaine son arme, je l'étripe demes propres mains. Ce que vousressentez, je le ressens ; ce qui vous faitmal me fait mal ; et ce que vous avezenvie de faire, j'en ai envie plus quevous tous. Je sais que vous savez vousbattre, mais je ne veux pas d'uneboucherie, je ne veux pas inaugurer desvengeances sans fin avec mon proprebeau-père qui dispose de vingt fois plusd'hommes que moi. Je ne veux pas quece village se remplisse de veuves,génération après génération, parce qu'un

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jour nous avons manqué de patienceavec ces innommables. Faisonsconfiance à Dieu, Il saura leur fairepayer ! » Quelques jeunes gens étaientrepartis du château en maugréant.D'ordinaire, c'était le curé qui invoquait Dieu et le cheikh qui menait lestroupes au combat... Mais la plupart serangèrent à l'avis du maître, et personne,en tous cas, ne voulait prendrel'initiative de faire couler le premiersang. On se rabattit alors sur une autrevengeance, celle des sans-bras : levillage se mit à bruire d'anecdotesféroces sur celui que, par une légèretorsion de mot, on s'était mis à nommer

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non plus le seigneur du Jord — qui veutdire « les hauteurs arides » — mais leseigneur des jrad — qui veut dire «sauterelles ». Les mots d'esprit, àl'époque, se composaient en verspopulaires, sur le mode de celui-ci : On me demande pourquoi je melamente sur mon sort, Comme si jamaisavant je n'avais souffert des sauterelles! Il est vrai qu'elles avaientenvahi mon champ l'année dernière, Mais celles de l'année dernièrene dévoraient pas les moutons. A chaque veillée, les diseurs de

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vers se déchaînaient contre les gens dugrand Jord, moquant leur accent et leurmise, ridiculisant leur pays et leur chef,mettant en doute leur virilité, réduisanttous leurs faits d'armes passés et à venirà ceux de la meute des gros mangeurs,qui avaient durablement frappé lesimaginations. Mais la plus malmenée detous était la cheikha, qu'on dépeignaitdans les postures les plus scabreuses,sans se soucier de la présence desenfants. Et l'on riait jusqu'à l'oubli. En revanche, personne ne seserait hasardé à faire la moindreplaisanterie, la moindre allusiondésobligeante concernant Lamia, sonmari, ou l'incertaine paternité de sonfils. Nul doute que si tous ces

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événements n'avaient pas eu lieu — si lacheikha n'avait pas cherché à se venger,si elle était seulement partie en laissanttomber quelque phrase assassine —, leschuchotements et les regards en biaisauraient rendu la vie insupportable àGérios et aux siens, et les auraitcontraints à s'exiler. Mais en déclarantainsi la guerre au village entier, ens'employant à l'appauvrir, à l'affamer, àl'humilier, le seigneur du grand Jordavait abouti au résultat inverse. Mettredésormais en doute la vertu de Lamia etla paternité de son fils, c'étaitreconnaître le bien-fondé des argumentsdes « sauterelles », c'était justifier leursexactions, quiconque adoptait une telleattitude se posait en ennemi du village et

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de ses habitants, il n'avait plus sa placeparmi eux. Même Gérios qui, aprèsl'épisode du prénom, s'était senti devenirla risée du village voyait à présent lesgens se presser autour de lui, avec desembrassades chaleureuses, comme pourle féliciter. Le féliciter de quoi ? Enapparence, de la naissance d'un fils,mais la vérité était autre, et si nuln'aurait été capable de l'expliquer,chacun la comprenait dans son cœur : ceforfait pour lequel on les punissait, lesvillageois l'avaient érigé, par bravade,en acte de défi dont chacun desprotagonistes était désormais absous, etdevait être défendu, fût-il amantimprudent, épouse infidèle ou mari

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abusé. Parlant de ce dernier, il faut direque, dès l'arrivée des « sauterelles » eten attendant leur départ, Gérios avaitprudemment quitté le château, avec safemme et le nouveau-né, alors âgé dequarante jours, pour se loger quelquetemps chez le curé, son beau-frère, dansune pièce attenante à l'église. Là, ce futun défilé ininterrompu de visiteursattentionnés — plus qu'ils n'en avaientreçu en deux ans dans leursappartements « d'en-haut » —,notamment des mères qui toutes tenaientà allaiter cet enfant, ne fût-ce qu'unefois, pour exprimer dans la chair leurfraternité. Bien des gens devaient se

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demander si cette extrême bienveillanceallait se poursuivre quand les «sauterelles » ne seraient plus là pour lanourrir. ... Car leur nuée néfaste allait finir pars'envoler, dit la Chronique, vers leshauteurs arides du grand Jord. » La veille de cette journée bénie,des bruits avaient couru, mais lesvillageois n'y avaient pas ajouté foi ;depuis six pénibles semaines desrumeurs circulaient chaque jour pour sedémentir à la tombée de la nuit. Souvent,d'ailleurs, elles émanaient du château, etdes propres lèvres du cheikh, à qui,toutefois, nul ne tenait rigueur pour cesmensonges. « Ne dit-on pas que les

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époques sombres se traversent de fausselueur en fausse lueur, comme lorsque,dans la montagne, au printemps, l'on seretrouve au milieu d'un cours d'eau, etqu'on doit avancer vers la rive en sautantd'une pierre glissante à une autre ? » Cette fois-là, pourtant, le cheikhavait eu l'impression que ses « invités »étaient réellement sur le point de partir.A moitié prisonnier dans son proprechâteau, il s'était cependant efforcé depréserver les apparences, et chaquematin il invitait son beau-père à venirprendre le café en sa compagnie dans leliwan en forme de balcon intérieur quidonnait sur la vallée, le seul endroit d'oùl'on pût contempler autre chose que lesdizaines de tentes dressées en pagaille

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par les visiteurs et qui avaienttransformé les abords du château en unvéritable campement nomade. Beau-père et gendre se lançaientdepuis un moment déjà des flèchestrempées dans le miel lorsque la cheikhavint dire à son père qu'elle s'ennuyait deson fils, laissé à sa grand-mère le tempsde cette « visite », et qu'elle aimeraitbien le revoir. Le seigneur des «sauterelles » feignit la plus francheindignation : — Comment ? C'est à moi que tudemandes la permission de partir alorsque ton mari est présent ? Ledit mari eut alors le sentimentque la boucle enfin se bouclait, que lavisite-châtiment était sur le point de

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s'achever II s'en réjouit et s'en inquiéta àla fois. Il craignait en effet qu'au momentde prendre congé, en guise de bouquetfinal, et pour laisser un souvenir, lahorde ne se livrât à une orgie de pillageet de feu. Bien des gens au villageavaient la même peur, au point de neplus oser souhaiter que le jour fatidiquedu départ fût proche, préférant encorevoir se prolonger les semaines depaisible pillage. Les événements allaient démentirces craintes. Contre toute attente, lessauterelles se retirèrent en bon ordre, oupresque ; on était fin septembre, lesvignes et les vergers furent « visités » aupassage, et proprement dépouillés —mais cela, personne ne pensait pouvoir

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l'éviter. En revanche, on ne déploraaucune mort, aucune destruction. Euxnon plus ne voulaient pas déclencher unthar, un cycle de vengeance ; ilsvoulaient seulement infliger au gendreune coûteuse humiliation, c'était fait. Lecheikh et son beau-père se donnèrentmême l'accolade sur le perron, comme àl'arrivée, au milieu des mêmes vivatsmoqueurs. Le dernier mot entendu de labouche de la cheikha fut pour dire : « Jereviendrai à la fin de l'hiver. » Sanspréciser si elle serait aussiabondamment escortée. Cet hiver-là, le pays entierconnut la disette, et notre village ensouffrit plus durement que d'autres. Plus

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les vivres s'amenuisaient, plus onmaudissait les « sauterelles » ; si cesgens-là s'étaient avisés de revenir,personne, pas même le cheikh, n'auraitpu empêcher un carnage. Pendant des années, on lesattendit, on posta des guetteurs sur lesroutes et au sommet des montagnes, onéchafauda des plans pour les exterminer,et si certains redoutaient leur retour,beaucoup d'autres l'espéraient de piedferme, inconsolables de s'être montrés sipatients la première fois. Us ne sont pas revenus. Peut-êtren'en avaient-ils jamais eu l'intention.Mais peut-être était-ce en raison de lamaladie dont fut atteinte la cheikha, unephtisie, dit-on, dans laquelle les gens de

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mon village ne virent bien entendu qu'unjuste châtiment. Des visiteurs quirevenaient du grand Jord et qui l'avaientaperçue dans la maison de son pèrevinrent raconter qu'elle était affaiblie,amaigrie, vieillie, méconnaissable, etqu'à l'évidence elle dépérissait... Peu à peu, à mesure que ledanger s'éloignait, ceux qui avaienttoujours eu des doutes concernant ianaissance de Tanios, et qui jugeaient unpeu trop cher payée cette aventuregalante, se hasardèrent à élever la voix. Au début, le fils de Lamia n'eneut aucun écho, personne n'aurait vouluparler en sa présence. S'il avait grandicomme tous les villageois de sagénération dans la hantise des «

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sauterelles », il ne pouvait se douter quec'était sa venue au monde qui avait attirésur les siens cette calamité. Il eut uneenfance heureuse, paisible, et mêmegourmande et gaie et capricieuse, il étaitun peu la mascotte du village, et en touteinnocence il en profitait. Au fil des années, il arrivaquelquefois qu'un visiteur, ignorant oupervers, voyant ce bel enfant habillé deneuf gambader à son aise dans lescouloirs du château, lui demandât s'iln'était pas le fils du cheikh. Taniosrépondait en riant : « Non, je suis le filsde Gérios. » Sans hésiter, et sans penserà mal. Il semble qu'il n'ait jamais eu leplus infime soupçon concernant sa

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naissance avant cette journée mauditeentre toutes où quelqu'un lui hurla à lafigure par trois fois : Tanios-kichk !Tanios-kichk ! Tanios-kichk ! TROISIÈME PASSAGE Le destin sur les lèvres du fou La parole du sage s'écoule dansla clarté. Mais de touttemps les hommes ont préféré boire

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l'eau qui jaillit desgrottes les plus obscures. Nader, La Sagesse du muletier. I L'endroit où se tenait l'enfant deLamia quand cet incident a eu lieu, jepourrais le désigner avec exactitude. Leslieux ont peu changé. La grand-place agardé le même aspect et la même

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appellation, « Blata », qui veut dire «dalle ». On ne se donne pas rendez-vous« sur la place », mais « sur la dalle ».Aujourd'hui comme hier. Tout à côté,l'école paroissiale, active depuis troissiècles ; nul cependant ne songe à s'envanter, parce que le chêne dans la courva sur ses six cents ans et que l'église encompte deux fois plus encore, du moinsses plus vieilles pierres. Juste derrière l'école, la maisondu curé. Il s'appelle bouna Boutros, toutcomme celui qui vivait à l'époque deTanios ; j'aurais aimé pouvoir dire qu'ils'agit d'un de ses descendants, mais cettehomonymie n'est qu'une coïncidence,aucune parenté ne lie les deux hommes,sinon dans la mesure où tous les gens du

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village se retrouvent cousins dès qu'onremonte de quatre marches l'échelle desaïeux. Les gamins de Kfaryabda jouenttoujours devant l'église et sous l'arbre.Autrefois, ils portaient une espèce derobe-tablier, le koumbaz, et aussi unbonnet, il fallait être complètementdémuni, ou désaxé, ou tout au moins fortoriginal pour sortir kcheif — nu-tête —,un mot qui sonnait comme uneréprimande. A l'autre bout de la place, il y aune fontaine qui s'écoule du ventre de lacolline par une grotte ; il s'agit de cettemême colline dont le château couronnaitjadis le sommet. Même aujourd'hui, onne peut que s'arrêter pour en admirer les

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vestiges ; autrefois, le spectacle devaitêtre quelque peu écrasant. J'ai vu toutrécemment une gravure du siècledernier, œuvre d'un voyageur anglais etqu'un peintre de mon village avaitcoloriée ; le château tournait alors versle village une façade d'un même tenant,on eût dit une falaise bâtie de maind'homme, avec cette pierre qu'on appellejustement pierre de Kfaryabda, dure etblanche avec des reflets violacés. Les gens avaient d'innombrablesnoms pour la demeure du seigneur. Onallait « au sérail », « à la colline », « àla maison-du-haut »,et même« àl'aiguille » — pour une raison que je nedevais découvrir que plus tard ; mais leplus souvent on se rendait « au château

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», ou tout simplement « en haut ». Desmarches, fort irrégulières, y conduisaientà partir de la Blata ; c'est par là que lesvillageois passaient quand ils montaient« voir la main du cheikh ». A l'entrée de la grotte, une voûteornée d'inscriptions grecques, écrinmajestueux pour une fontaine précieuse,vénérable, puisque c'est autour d'elleque s'est bâti le village. Son eau,glaciale en toute saison, parcourt lesdernières coudées sur la surface d'unrocher creusé en entonnoir, puis sedéverse par un large bec crénelé dans unpetit bassin, avant d'aller irriguerquelques champs alentour. En ce lieu,depuis toujours, les jeunes du village seplaisent à comparer leur endurance :

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c'est à qui laissera sa main le pluslongtemps sous l'eau qui s'abat. Je m'y suis essayé plus d'unefois. Tout fils de Kfaryabda peut tenirquinze secondes ; à partir de trente, unedouleur sourde se propage de la main aubras, puis à l'épaule, on se sent envahipar une sorte d'engourdissementgénéralisé ; au-delà d'une minute, le brasest comme amputé, arraché, on risque àchaque instant de perdre connaissance, ilfaut être héroïque ou suicidaire pours'entêter encore. A l'époque de Tanios, on semesurait, de préférence, les uns auxautres. Deux garçons mettaient leur mainsous l'eau en même temps, celui qui laretirait en premier avait perdu, il devait

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faire le tour de la place à cloche-pied.Tous les oisifs du village, qui seretrouvaient dans l'unique café autourd'un jeu de tawlé, ou qui traînaient auvoisinage de la dalle, attendaient cetteattraction immémoriale pour, tapant desmains, encourager les sautilleurs et lesnarguer à la fois. Ce jour-là, Tanios avait défiél'un des fils du curé. En quittant laclasse, ils s'étaient dirigés ensemblevers le lieu du duel, suivis d'une nuée decamarades. Suivis, aussi, par Challita, lefou du village, une espèce de vieil enfantsquelettique, haut sur échasses, nu-piedsnu-tête, à la démarche titubante. Il étaittoujours à rôder autour des enfants,inoffensif mais parfois agaçant, riant de

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leurs rires sans même en connaître laraison, semblant s'amuser plus qu'eux deleurs jeux, écoutant leurs conversationssans que nul se préoccupât de saprésence. Arrivés à la fontaine, les deuxgamins avaient pris leurs marques,s'étaient étendus sur le sol de chaquecôté du bassin, main levée, prêts àentamer leur épreuve d'endurance dèsque le signal en serait donné. A cetinstant, Challita, qui se trouvait justederrière Tanios, eut l'idée de le pousserdans l'eau. Le garçon fut déséquilibré,bascula, se sentit plonger dans le bassin,mais des mains se tendirent qui lerepêchèrent à temps. Il se releva toutmouillé, ramassa une écuelle qui traînait

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par là pour la remplir et aller la vidersur la tête du malheureux en l'agrippantpar les guenilles. Challita qui, jusque-là,riait de sa plaisanterie se mit à hurlercomme un muet, et quand Tanios, aumoment de le lâcher, le projetaviolemment à terre, on l'entendit crier,d'une voix soudain intelligible : Tanios-kichk ! Tanios-kichk ! Tanios-kichk ! enmartelant de son poing gauche la paumede sa main droite en signe de vengeance. Une vengeance, c'en était une, eneffet. Chose qu'on lisait fort clairementdans les yeux de tous ceux quientouraient Tanios, plus encore que dansles siens. Quelques gamins avaientcommencé par rire, mais ils s'étaientaussitôt ravisés en observant la

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consternation générale. Le fils de Lamiamit un certain temps à comprendre cequi venait de lui être dit. Les pièces del'atroce charade ne s'emboîtèrent dansson esprit que lentement, l'une aprèsl'autre. Le mot kichk n'était nullementdestiné à servir de sobriquet ; il désigneune sorte de soupe épaisse et aigre àbase de lait caillé et de blé. C'est l'undes plus vieux monuments culinaires quel'on puisse visiter aujourd'hui, on leprépare encore à Kfaryabda de la mêmefaçon qu'il y a cent ans, qu'il y a milleans, qu'il y a sept mille ans. Le moineElias en parle abondamment dans saChronique au chapitre des coutumeslocales, précisant de quelle manière le

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blé, au préalable concassé, doit « boireson lait » dans de grandes terrinespendant plusieurs jours. « On obtientainsi la pâte appelée kichk vert, dont lesenfants raffolent, et qu'on étale sur unepeau de mouton tannée pour la laissersécher sur les terrasses ; alors lesfemmes la récoltent dans leurs mains etl'effritent avant de la passer au tamispour obtenir la poudre blanchâtre qui segarde dans des sacs en toile tout au longde l'hiver... » Il suffira alors d'endissoudre quelques louches pleines dansl'eau bouillante pour obtenir la soupe. Le goût peut paraître étrange auxprofanes, mais pour un fils de laMontagne, aucun mets n'accompagneplus chaudement les rigueurs de l'hiver.

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Le kichk a longtemps constituél'ordinaire des dîners villageois. S'agissant du cheikh, il avait,certes, les moyens de manger autrechose que ce plat de pauvres, mais pargoût, et peut-être aussi par habiletépolitique, il vouait au kichk un véritableculte, proclamant sans arrêt que c'était leroi des mets, comparant devant sesinvités les diverses manières de lepréparer. C'était, en concurrence avecles moustaches, son sujet deconversation préféré. La première chose dont Taniosse souvint, en entendant Challital'appeler ainsi, c'est d'un banquet quiavait eu lieu au château deux semainesplus tôt, au cours duquel le cheikh avait

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dit, à qui voulait l'entendre, que pas uneseule femme au village ne savaitpréparer le kichk aussi parfaitement queLamia ; elle- même n'était pas présenteau banquet, mais son fils y était, ainsique Gérios, vers lequel il s'était tournéen entendant ses paroles, pour voir s'ilse sentait aussi fier que lui. Eh bien non,Gérios semblait plutôt atterré, les yeuxdans les genoux et le teint blême. Taniosavait mis cette réaction sur le compte dela politesse. N'est-il pas convenable dese montrer embarrassé face aux élogesdu maître ? A présent, le garçon interprétaitd'une tout autre façon l'extrême embarrasde Gérios. Il savait en effet qu'à proposde plusieurs enfants du village, et aussi

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de quelques autres personnes un peumoins jeunes, on racontait que le cheikhavait l'habitude de « convoquer » leurmère pour qu'elle lui préparât tel ou telplat, et que ces visites n'étaient pas sansrapport avec leur venue au monde ; alorson accolait à leur nom celui du platconcerné, on les appelait Hanna-ouzé,Boulos-ghammé... Ces surnoms étaientextrêmement injurieux, nul n'aurait vouluy faire la moindre allusion en présencedes intéressés, et Tanios rougissaitquand on les prononçait devant lui. Jamais, dans ses pirescauchemars, il n'aurait pu se douter quelui-même, l'enfant choyé du village,pouvait faire partie des malheureuxqu'on affublait de cette tare, ou que sa

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propre mère était au nombre de cesfemmes qui... Comment décrire ce qu'ilressentit à cet instant-là ? Il en voulait aumonde entier, au cheikh et à Gérios, sesdeux « pères », à Lamia, à tous ceux qui,au village, savaient ce qui se disait delui, et qui devaient le regarder avec pitiéou avec dérision. Et parmi lescompagnons qui avaient assisté à lascène, même ceux qui s'étaient montréseffarés n'avaient pas grâce à ses yeux,car leur attitude prouvait bien qu'il yavait un secret qu'ils partageaient avecles autres, un secret que le fou du villageavait été le seul à dévoiler en un momentde rage. « A chaque époque, commente le

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moine Elias, il s'est trouvé parmi lesgens de Kfaryabda un personnage fou, etlorsqu'il disparaissait, un autre était prêtà prendre sa place comme une braisesous la cendre pour que ce feu nes'éteigne jamais. Sans doute laProvidence a-t-elle besoin de cespantins qu'elle agite de ses doigts pourdéchirer les voiles que la sagesse deshommes a tissés. » Tanios était encore debout à lamême place, anéanti, incapable même dedéplacer son regard, quand le fils ducuré s'en fut prédire à Challita que, laprochaine fois qu'il le verrait au village,il le pendrait à la corde de l'église, qu'illui désigna clairement du doigt ; lemalheureux, terrorisé, n'osa plus jamais

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suivre les gamins ni même s'aventurer ducôté de la Blata. Il allait désormais élire domicileà l'extérieur du village, sur un vasteterrain en pente qu'on nommel'Eboulement, tant il est encombré derochers mal plantés qui tremblent surleurs assises. Challita vécut parmi eux, àles épousseter, à les brosser, à lessermonner ; il prétendait qu'ils sedéplaçaient la nuit, qu'ils gémissaient ettoussaient, et aussi qu'ils faisaient despetits. Ces étranges conceptions allaientlaisser une trace dans la mémoire desvillageois. Lorsque nous jouions,enfants, si l'un de nous se baissait pourregarder au pied d'un rocher, les autres

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lui criaient à l'unisson : « Alors,Challita, est-ce que la pierre a mis bas ?» A sa manière, Tanios aussiallait prendre ses distances à l'égard duvillage. A peine ouvrait-il les yeuxchaque matin qu'il partait pour delongues randonnées pensives etsolitaires, au cours desquelles il seremémorait des épisodes de son enfanceen les interprétant à la lumière de cequ'à présent il n'ignorait plus. Personne, en le voyant passer, nelui demandait ce qu'il avait, l'incidentprès de la fontaine avait fait en deuxpetites heures le tour du village, seulespeut-être les personnes directementimpliquées — sa mère, Gérios, le cheikh

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— n'en avaient pas eu l'écho. Lamiaremarquait bien que son fils étaitdifférent, mais il avait plus de treize ans,bientôt quatorze, l'âge où l'on setransforme en homme, et dans ce calmeextrême qu'il affichait en tous lieux, ellene vit qu'un signe de précoce maturité.D'ailleurs, il n'y avait plus jamais entreeux la moindre dispute, le plus faibleéclat de voix, Tanios semblait mêmeavoir gagné en politesse. Mais c'était lapolitesse de qui se sent étranger. A l'école du curé, c'était la mêmechose. Il assistait avec recueillement auxclasses de calligraphie ou decatéchisme, il répondait correctementquand bouna Boutros l'interrogeait, maisdès que la clochette tintait, il s'éloignait

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au plus vite, évitant la Blata, se faufilantpar des sentiers peu battus, pourdéambuler loin des regards jusqu a latombée de la nuit. Cest ainsi qu'un jour, ayantmarché droit devant lui jusqu'aux abordsde la bourgade de Dayroun, il aperçut, àquelque distance de lui, un cortège quis'approchait, un personnage à chevalavec un serviteur à pied qui tenait labride, et en cercle autour de lui unedizaine d'autres cavaliers, sa gardeselon toute apparence. Tous portaientdes fusils et de longues barbes qui seremarquaient de loin. II

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Ce personnage, Tanios l'avaitdéjà croisé à deux ou trois reprises parle passé, toujours dans les environs deDayroun, sans jamais lui adresser lesalut. Au village, c'était la consigne. Onne parlait pas au banni. Roukoz, l'ancien intendant duchâteau. Celui-là même dont Gériosavait pris la place une quinzained'années plus tôt. Le cheikh l'avaitaccusé de s'être approprié le produit dela vente des récoltes ; c'était, en un sens,l'argent du seigneur, puisqu'il s'agissaitde la part des récoltes que les métayerslui devaient ; mais c'était aussi l'argentdes paysans, puisqu'il devait servir àpayer l'impôt, le miri. A cause de ceforfait, tous les villageois avaient dû

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payer, cette année-là, une contributionsupplémentaire. Cela pour dire que leurhostilité à l'ancien intendant étaitmotivée autant par leur obéissance aucheikh que par leurs propresressentiments. L'homme avait d'ailleurs étécontraint de s'expatrier, pendant delongues années. Non seulement duvillage et de son voisinage, mais detoute la Montagne, le cheikh s'étant juréde se saisir de lui. C'est donc jusqu'enEgypte que Roukoz avait dû fuir, et lejour où Tanios l'avait croisé, il étaitrevenu au pays depuis trois ans à peine.Un retour remarqué, puisqu'il avaitacheté, juste à la limite du domaine ducheikh, de vastes terrains sur lesquels il

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avait planté des mûriers pour la culturedu ver à soie, et bâti une maison et unemagnanerie. Avec quel argent ? Lesvillageois n'avaient pas le moindredoute à ce sujet, c'est leur argent que ceforban avait fait fructifier sur les rivesdu Nil ! Tout cela n'était, cependant,qu'une version des faits ; Roukoz enavait une autre, que Tanios avait déjàentendu chuchoter à l'école du village :l'histoire du vol n'aurait été qu'unprétexte inventé par le cheikh pourdiscréditer son ancien collaborateur etl'empêcher de revenir à Kfaryabda ; lavéritable cause de leur brouille était quele maître avait tenté de séduire la femmede Roukoz, et que ce dernier avait

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décidé de quitter le château pourpréserver son honneur. Qui disait vrai ? Tanios avaittoujours admis sans la moindrehésitation la version du cheikh, pour rienau monde il n'aurait voulu se montreraimable avec le banni, il aurait eul'impression de trahir ! Mais les choseslui apparaissaient à présent sous un toutautre jour. Que le cheikh eût cherché àséduire la femme de Roukoz, était-ce siimpensable ? Et n'aurait-il pas puinventer cette histoire de malversationafin d'éviter que le village ne donnâtraison à son intendant, et pourcontraindre ce dernier à s'enfuir ? A mesure que l'équipages'approchait, Tanios se sentait porté par

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un élan du cœur vers l'homme qui avaitosé quitter le château en claquant laporte pour préserver son honneur, cethomme qui avait occupé les mêmesfonctions que Gérios, mais qui, lui, nes'était pas résigné à s'aplatir jusqu'à lafin de sa vie, qui, tout au contraire, avaitpréféré s'exiler, pour revenir défier lecheikh aux abords même de son fief. Le jour où son ancien intendantétait retourné au pays, le maître deKfaiyabda avait ordonné à ses sujets dele capturer sur-le-champ et de le luiamener. Mais Roukoz s'était muni d'unelettre de protection de l'émir de laMontagne, d'une autre portant lasignature du vice-roi d'Egypte, et d'unetroisième écrite de la propre main du

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patriarche, documents qu'il prenait soinde montrer à tout venant ; le cheikhn'était pas de taille à affronter toutes ceshautes autorités à la fois, et il avait dûravaler sa colère et un peu de sa dignité. De plus, l'ancien intendant, nevoulant pas s'en remettre uniquement àces protections écrites, et craignantd'être victime de quelque coup de main,s'était attaché une trentaine d'hommesqu'il défrayait grassement et qu'il avaitdotés d'armes à feu ; cette petite troupeassurait la garde de sa propriété etl'escortait dès qu'il mettait les pieds horsde chez lui. Tanios observait à présentl'équipage avec ravissement, il sedélectait au spectacle de sa richesse et

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de sa puissance, et quand il se trouvaenfin à sa hauteur, il cria d'une voixjubilante : — Bonne journée, khwéjaRoukoz ! Un garnement venant deKfaryabda qui s'adressait à lui sirespectueusement, et avec un si largesourire ! L'ancien intendant ordonna àses gardes de s'arrêter. — Qui es-tu, jeune homme ? — On m'appelle Tanios, fils deGérios. — Fils de Gérios, l'intendant duchâteau ? Le garçon hocha la tête, etRoukoz fit de même, plusieurs fois desuite, incrédule. Dans son visage envahi

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de barbe grise et de vérole, untremblement d'émotion. Cela devait fairedes années que pas un villageois ne luiavait souhaité une bonne journée... — Où vas-tu par là ? — Nulle part. Je suis sorti del'école et j'avais envie de réfléchir,alors je me suis mis à marcher, droitdevant moi. Les hommes de l'escorte nepurent s'empêcher de se gausser quandfut prononcé le mot « réfléchir », maisleur maître les fit taire. Avant de dire augarçon : — Si tu n'as pas de destinationprécise, peut-être pourrais-tu m'honorerd'une visite. — Tout l'honneur est pour moi,

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fit Tanios cérémonieusement. L'ancien intendant ordonna à sonéquipage éberlué de faire demi-tour, etdépêcha l'un des cavaliers auprès dunotable chez lequel il se rendait : — Tu lui diras que j'ai eu uncontretemps, et que la visite est remise àdemain. Les hommes de Roukoz necomprenaient pas qu'il pût changer sesplans simplement parce que ce gamin luiavait dit qu'il était libre... Ils nepouvaient comprendre à quel point leurmaître souffrait d'avoir été ainsi mis auban du village, et ce que représentaitpour lui qu'un habitant de Kfaryabda,fût-il un gamin, acceptât de le saluer etde franchir le seuil de sa maison. Il

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l'installa donc à la place d'honneur, luiproposa du café et des confiseries, luiparla du passé, de son conflit avec lecheikh, évoquant le harcèlement que cedernier avait fait subir à son épouse, samalheureuse épouse qui était mortedepuis, dans la fleur de l'âge, peu aprèsla naissance de leur unique enfant,Asma, que Roukoz fit venir pour la luiprésenter, et que Tanios serra contre luicomme les grandes personnesembrassent les enfants. Le « banni » parlait, parlait, unemain posée sur l'épaule de l'honorévisiteur, l'autre main voltigeant à l'appuide ses dires : — Tu ne peux pas avoir pourtoute ambition de baiser chaque matin la

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main du fils du cheikh comme ton pèrebaise la main du cheikh. Tu doist'instruire et t'enrichir si tu veux vivre unjour toi-même. D'abord les études, puisl'argent. Pas l'inverse. Quand tu auras del'argent, tu n'auras plus la patience nil'âge d'étudier. D'abord les études, maisde vraies études, pas seulement à l'écolede ce brave curé ! Puis tu viendrastravailler avec moi. Je suis en train debâtir de nouvelles magnaneries pour lever à soie, les plus grandes de toute laMontagne, et je n'ai ni fils ni neveu quipuisse me succéder. J'ai passé lacinquantaine, et même si je meremariais, et que j'aie enfin un fils, jen'aurai jamais le temps de le préparer àprendre la relève. C'est le Ciel qui t'a

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mis sur mon chemin, Tanios... En revenant vers le village, legarçon laissait ces phrases retentirencore dans sa tête. Et son visages'éclairait. Cette journée avait pour luiun goût de revanche. Sans doute avait-iltrahi les siens en pactisant avec le banni,mais ce sentiment d'avoir trahi leréconfortait. Depuis quatorze ans levillage entier partageait un secret que luiseul devait ignorer, un exécrable secretqui ne concernait que lui, pourtant, et quil'affectait dans sa chair ! A présent, justeretour des choses, c'était lui qui détenaitun secret dont le village entier étaitexclu. Cette fois-là, il ne chercha plus àéviter la Blata, il se fit même un devoir

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de la traverser par le milieu, lamartelant bruyamment de ses pas,saluant d'un geste hâtif ceux qu'ilcroisait. Après avoir dépassé la fontaineet commencé à gravir les marches quimenaient au château, il se retourna,promena son regard sur la grand-place,et se rendit compte que la foule y étaitplus dense qu'à l'ordinaire, et lesdiscussions plus animées. Il s'imagina un moment que sa «trahison » était déjà connue ; mais c'estune tout autre nouvelle que les genscommentaient : la cheikha était morte desa longue maladie, un messager étaitvenu l'annoncer ce soir-là et le cheikhs'apprêtait à partir dans le grand Jord

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avec quelques notables pour assister auxfunérailles. Personne, au village, ne feignaitd'être triste. Sans doute cette femmeavait-elle été trompée, bafouée, sansdoute son mariage n'avait-il été qu'uneépreuve humiliante, mais depuis sadernière « visite », nul n'était prêt à luiconcéder la moindre circonstanceatténuante. Ce que son époux lui avaitfait endurer durant leurs brèves annéesde vie commune, c'était, à entendre lesgens sur la Blata, tout ce que méritait «la cheikha des sauterelles » ; et aumoment même où elle devait êtreenterrée, certaines femmes au villagen'avaient aux lèvres que cette hideuseimprécation : « Que Dieu l'enfonce

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davantage ! » Murmurée fort bas, car le cheikhn'aurait pas apprécié un tel acharnement.Il paraissait plus compatissant, et en toutcas plus digne. Lorsque le messager luiavait apporté la nouvelle, il avaitconvoqué les villageois les plus en vuepour leur dire : — Mon épouse vous a donné lerestant de son âge. Je sais que nousavons eu à souffrir de ce que la parentéde la défunte a commis, mais devant lamort ces choses sont oubliées. Je veuxque vous m'accompagniez pour assisteraux obsèques, et si quelqu'un là-basprononce un mot déplacé, nous n'avonsrien entendu, nous sommes sourds, nousfaisons notre devoir puis nous rentrons.

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La foule, dans le grand Jord, lesaccueillit fraîchement, mais aucun d'euxne fut molesté. A son retour, le cheikh annonçatrois nouvelles journées decondoléances, cette fois chez lui, auchâteau ; pour les hommes, dans la salleaux Piliers, et pour les femmes dans lesalon où la cheikha avait l'habitude des'asseoir entourée de ces villageoisesqui venaient s'abriter près d'elle desassiduités du maître, une vaste pièce auxmurs nus, sans autres meubles que desbanquettes basses couvertes decotonnades bleues. Mais qui donc allait recevoir lescondoléances ? L'auteur de laChronique montagnarde nous explique

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que, « la défunte n'ayant au village cejour-là ni mère ni sœur ni fille ni belle-sœur, il revenait à l'épouse del'intendant du château de tenir le rôled'hôtesse ». Le brave moine necommente pas la chose, il nous laisse lesoin d'imaginer l'atmosphère qui devaitrégner lorsque les villageoises, venuespar pure convenance sociale, voilées denoir ou de blanc mais sans deuil aucœur, faisaient leur entrée dans la pièce,se tournaient vers la place qu'occupaitjadis la châtelaine, découvraient quec'était Lamia qui s'y était assise, etdevaient alors marcher vers elle et sepencher pour l'embrasser en disant : «Que Dieu te donne la force de supporterce malheur ! » ou bien» Nous savons

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quelle est ta souffrance ! », ou quelqueautre mensonge de circonstance.Combien de ces femmes avaient suaccomplir dans le sérieux et la dignitéce rituel d'embûches ? Cela, lechroniqueur ne le précise pas. Les choses se passèrent biendifféremment chez les hommes. Là nonplus, personne n'était dupe dessentiments de ses voisins, mais il n'étaitpas question de transiger sur lesapparences. Par respect pour le cheikh,et plus encore à cause de son fils, qu'ilavait ramené avec lui du grand Jord,Raad, âgé de quinze ans, la seulepersonne à être sincèrement endeuillée. Les villageois — et même sonpropre père — le dévisageaient comme

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un étranger. Ce qu'il était, en vérité,n'ayant plus remis les pieds au villagedepuis l'âge d'un an ; sa famillematernelle ne l'y encourageait guère, etle cheikh n'osait pas trop insister de peurque son beau-père ne décidât de «l'escorter » à sa manière... Découvrir ce jeune homme futune épreuve pour les gens de Kfaryabda.Une épreuve renouvelée à chaque foisqu'il ouvrait la bouche et qu'on entendaitl'accent du Jord, l'accent abhorré des «sauterelles ». Forcément, c'est là-basqu'il avait toujours vécu. « Dieu seul saitce qui se cache derrière cet accent, sedisait-on, et tout ce que sa mère a pu luimettre dans la tête au sujet du village. »Les gens n'y avaient jamais pensé tant

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que Raad était loin, mais ilsdécouvraient à présent que leur maître,proche de la soixantaine, pouvaitdisparaître le lendemain, laissant sesterres et ses hommes entre des mainsennemies. Si le cheikh avait également desinquiétudes, il n'en laissait rien paraître,et traitait son fils en homme qu'ildevenait et en héritier qu'il était. L'ayantinstallé à sa gauche pour recevoir lescondoléances, il lui disait parfois le nomde ceux qui entraient, et le surveillait ducoin de l'oeil pour vérifier s'il avait bienobservé les gestes paternels et s'il avaitsu les reproduire. Car il ne suffisait pasd'accueillir chaque visiteur selon son

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rang, il fallait aussi respecter lesnuances de sa position. Avec le métayerBou-Nassif, qui avait essayé de tricherautrefois sur les parts de récolte, ilfallait le laisser se courber, prendre lamain du maître dans les siennes, yapposer un long baiser, puis se relever.Avec le métayer Toubiyya, honnêteserviteur de la famille seigneuriale, ilfallait, une fois le baisemain accompli,faire semblant de l'aider à se relever enle prenant par le coude. Quant au métayer Chalhoub,compagnon de longue date à la guerrecomme à la chasse, il allait lui aussi sepencher, mais avec une imperceptiblelenteur, s'attendant à voir le maître letirer sa main, puis l'aider à se relever en

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lui donnant une brève accolade ; il iraitalors prendre place en se lissant lamoustache. S'agissant du métayerAyyoub, qui s'était enrichi et qui venaitde se faire construire une maison àDayroun, il fallait également l'aider à serelever et lui donner une brèveaccolade, mais seulement après qu'il euteffleuré de ses lèvres les doigts de sonseigneur. Cela pour les métayers, et il yavait d'autres normes pour les gens de laville, le curé, les notables, lescompagnons d'armes, les pairs, lesserviteurs du château... Il y avait ceuxdont il fallait prononcer le nom, ceuxdont la formule de consolation appelaitune autre formule les concernant, pas la

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même pour tous, évidemment, et pasavec la même intonation. Et puis il y avait des cas plusparticuliers encore, tel celui de Nader,muletier et marchand ambulant, chassédu château quatre ans plus tôt et quiprofitait de l'occasion pour se fairepardonner. Il était venu se mêler à lafoule, l'air plus affecté qu'il n'eût éténécessaire ; le cheikh avait murmuréalors une longue phrase à l'oreille deson fils ; puis le muletier s'étaitapproché, courbé, avait pris la main ducheikh, l'avait portée à ses lèvres et l'yavait laissée un long moment. Si le maître n'avait pas voulud'une telle réconciliation, choseexceptionnelle en une période de deuil,

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il se serait détourné, faisant semblant deparler à Gérios, qui était derrière lui, etil aurait continué à ignorer le personnagejusqu'à ce qu'il se fût retiré, ou qu'onl'eût « aidé » à le faire. Mais une telleattitude, le cheikh n'aurait pu l'adopterqu'en cas de faute extrêmement grave,par exemple si un individu tel queRoukoz, considéré par le maître commeun voleur et un félon, était venutranquillement se faire absoudre à boncompte. La faute commise par Nadern'était pas « du même carat », comme ondit au village ; aussi le cheikh, aprèsl'avoir laissé ainsi suspendu à sa mainpendant quelques secondes, finit-il parlui toucher l'épaule dans un soupir delassitude.

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— Dieu te pardonne, Nader,mais que ta langue est pendue ! — C'est de naissance, cheikh ! Aux yeux du maître, le muletiers'était rendu coupable d'une graveimpertinence. Il avait été un visiteurrégulier du château, où l'on appréciait saconversation et son savoir ; c'étaiteffectivement l'un des hommes les plusinstruits de la Montagne, même si sonallure et son métier ne le laissaient guèresoupçonner. Toujours à l'affût d'unenouvelle ou d'une nouveauté, il prêtaitvolontiers l'oreille à ses clients les plusinstruits. Mais il avait plus de plaisirencore à s'écouter, et peu lui importaitalors la qualité de son auditoire. On prétend qu'il lui arrivait de

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s'asseoir sur sa mule, un livre calécontre la nuque de la bête, et deparcourir les routes dans cette posture.Lorsqu'il entendait parler de quelqueouvrage qui l'intéressait, en arabe ou enturc — les seules langues qu'il lisaitcouramment —, il était prêt à payer trèscher pour l'acquérir. Il avait l'habitudede dire que pour cette raison il ne s'étaitjamais marié, car aucune femme n'auraitvoulu d'un homme qui dépensait pourl'achat des livres chaque piastre qu'ilgagnait. La rumeur du village parlaitd'autre chose, une préférence pour leséphèbes, mais jamais il n'avait été prissur le fait. De toute manière, si le cheikhlui en avait voulu, ce n'était pas à causede ces penchants inavoués, mais à cause

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de la Révolution française. Nader en avait été, dès l'enfance,un admirateur inconditionnel ; enrevanche, le cheikh et tous ses pairs n'yavaient vu qu'une abomination, unégarement heureusement passager ; « nos» Français avaient perdu la tête,disaient-ils, mais Dieu n'avait pas tardéà « nous » les remettre sur le droitchemin. Une ou deux fois, le muletieravait fait des allusions à l'abolition desprivilèges, le cheikh avait répondu surun ton ambigu, mi-comique mi-menaçant,et son visiteur se l'était tenu pour dit.Mais un jour, étant parti vendre sacamelote chez le drogman du consulat deFrance, il avait récolté une nouvelle siextraordinaire qu'il n'avait pas eu la

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force de la garder pour lui. C'était en1831, il y avait eu en France, l'annéeprécédente, un changement de régime,Louis-Philippe était monté sur le trône. — Notre cheikh ne devinerajamais ce qu'un Français m'a raconté lasemaine dernière. — Vide ton sac, Nader ! — Le père du nouveau roi étaitun partisan de la Révolution, et il avaitmême voté la mort de Louis XVI! Le muletier était certain d'avoirmarqué un point dans leur interminabledébat. Son gros visage imberbe luisaitde contentement. Mais le cheikh n'avaitpas pris la chose sur le mode plaisant. Ils'était levé pour mieux crier : — Chez moi, on ne prononce

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pas des paroles comme celles-là. Sorsd'ici et ne remets plus jamais les piedsdans cette maison ! Pourquoi cette réaction ?Gébrayel, qui m'a rapporté cet épisode,demeurait perplexe. Il est certain que lecheikh avait jugé les paroles de Naderhautement inconvenantes, impertinentes,peut-être même lui avaient-elles semblésubversives en présence de ses sujets.Etait-ce l'information elle-même quil'avait choqué ? L'avait-il estiméeinjurieuse pour le nouveau roi desFrançais ? Etait-ce le ton qu'il avaittrouvé offensant ? Personne n'osa le luidemander, le muletier moins que toutautre, qui avait dû se mordre les doigtspuisque ce village était le sien, qu'il y

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avait sa maison et ses livres, et que lecheikh faisait partie de ses plus généreuxclients. Aussi avait-il profité despremières condoléances pour venir sefaire pardonner. A propos de cet homme, je n'aipas encore dit le plus important : il estl'auteur du seul ouvrage qui renfermeune explication plausible de ladisparition de Tanios-kichk. Nader avait en effet l'habitude deconsigner sur un cahier des observationset des maximes de son cru, longues ousuccinctes, transparentes ou sibyllines,généralement en vers ou alors dans uneprose passablement maniérée. Plusieurs de ces textescommencent par « J'ai dit à Tanios », ou

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bien « Tanios m'a dit », sans que l'onpuisse établir avec certitude si c'est làune simple astuce de présentation ou lecompte rendu de conversationsauthentiques. Sans doute ces écrits n'étaient-ilspas destinés tels quels à la publication.C'est en tout cas bien après la mort deNader qu'un universitaire les a retrouvéset édités sous un titre que j'ai traduit par« la Sagesse du muletier » ; j'auraisouvent recours à ce précieuxtémoignage. A peine pardonné, le muletierétait allé s'asseoir près de Tanios, pourmurmurer à son oreille : — Sale vie ! Devoir baiser desmains pour ne pas perdre son gagne-pain

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! Tanios approuva discrètement.Les yeux rivés sur le groupe formé parle cheikh, son fils et, un pas derrièreeux, Gérios, il se faisait justement lamême réflexion, et se demandait surtoutsi, dans quelques années, il seretrouverait dans la même position quel'intendant, courbé, obséquieux, à guetterles ordres de Raad. « Plutôt mourir », sejura-t-il, et ses lèvres frémirent tant sarage soufflait fort. Nader s'approcha encore : — C'était quelque chose, laRévolution française, toutes ces têtes decheikhs qui tombaient ! Tanios ne réagitpas. Le muletier s'agitait sur son siège,comme s'il était sur le dos de sa mule et

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qu'elle n'avançait pas assez vite. Et, telun lézard, il se tordait le cou pourscruter tout à la fois les tapis au sol etles arcades du plafond et ses hôtes etleurs visiteurs, distribuant au passagemimiques et clins d'oeil. Puis il sepencha à nouveau vers son jeune voisin. — Le fils du cheikh, est-ce qu'iln'aurait pas un peu des airs de voyou ? Tanios eut un sourire. Mais ill'accompagna d'une mise en garde : Il vas te faire chasser unedeuxième fois ! Au même instant, les yeux dugarçon croisèrent ceux de Gérios, qui luifit signe de venir lui parler. — Ne reste pas à côté de Nader! Va voir si ta mère n'a besoin de rien !

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Pendant que Tanios se demandaits'il allait obéir ou bien crâner etreprendre sa place, une clameur s'élevaau-dehors. On vint chuchoter quelquesmots à l'oreille du cheikh, qui se dirigeavers la sortie, en faisant signe à Raad dele suivre. Gérios leur emboîta le pas. Un visiteur de marque arrivait, etla tradition voulait qu'on allât à sarencontre. C'était Saïd beyk, seigneurdruze du village de Sahlaïn, vêtu d'unelongue abaya aux rayures franches, quitombait des épaules aux mollets, ajoutantà la majesté de son visage orné d'unemoustache blonde. Selon la coutume, il commençapar dire : — Une nouvelle s'est répandue,

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pourvu qu'elle ne soit pas vraie ! Le cheikh fournit la réponseconvenue : — Le Ciel a voulu nouséprouver. — Sachez que vous avez desfrères à vos côtés dans les épreuves. — Depuis que je t'ai connu,Saïd beyk, le mot voisin est plusagréable à mes oreilles que le mot frère. Des formules, mais pas que desformules, le cheikh n'avait eu que desennuis avec sa propre parenté, tandisque ses relations avec son voisin avaientété sans nuage depuis vingt ans. Lesdeux hommes se prirent par le bras, etentrèrent du même pas. Le cheikh installa son invité à sa

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droite, et le présenta à Raad par cesmots : — Sache que le jour où je seraimort, tu as un autre père ici pour veillersur toi ! — Dieu prolonge ta vie, cheikhFrancis ! Encore des formules. Mais onarriva finalement à l'essentiel. A cecurieux personnage qui se tenait à l'écartet que toute l'assistance scrutait de latête aux pieds. Même dans la salle desfemmes le bruit s'était répandu, etcertaines s'étaient précipitées pour levoir. U n'avait ni barbe ni moustache, etportait une sorte de chapeau aplati quilui couvrait la nuque et les oreilles. Lesquelques cheveux qui dépassaient étaient

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gris, presque blancs. Saïd beyk lui fit signe de venirplus près. — Cet homme honorable quim'accompagne est un pasteur anglais. Ila tenu à faire son devoir en cettedouloureuse occasion. — Qu'il soit le bienvenu ! — Il est venu habiter à Sahlaïnavec son épouse, une dame vertueuse, etnous n'avons eu qu'à nous féliciter deleur présence. — C'est ton sang noble qui parlepar ta bouche, Saïd beyk ! dit le pasteuren arabe, l'arabe un peu guindé desorientalistes. Remarquant le regard admiratifdu cheikh, Saïd beyk expliqua :

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— Le révérend a vécu sept ans àAlep. Et après avoir connu cette bellemétropole, au lieu d'aller à Istanbul ou àLondres, il a choisi de venir vivre dansnotre humble village, Dieu saura lerécompenser pour ce sacrifice ! Le pasteur s'apprêtait à répondrequand le cheikh lui indiqua une placepour s'asseoir. Non pas tout près de lui,ce qui n'aurait étonné personne vu lecaractère exceptionnel d'une telle visite,mais un peu plus loin, sur le côté. Car, àvrai dire, ce que le cheikh venaitd'entendre, il le savait déjà — tout cequi se passait à Sahlaïn était connu àKfaryabda avant la tombée du jour, etl'arrivée d'un Anglais, pasteur ou pas,pour élire domicile dans le pays, n'était

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pas un événement ordinaire. A présent,notre cheikh avait besoin d'en savoirplus, sans que le révérend pût entendre.Sa tête et celle de Saïd beyk sepenchèrent l'une vers l'autre, chacundans l'assemblée pouvait apprécierl'étendue de leur complicité : — On m'a dit qu'il avaitl'intention d'ouvrir une école. — Oui, je lui ai prêté un local.Nous n'avons pas d'école à Sahlaïn, etdepuis un moment je souhaitais qu'il y enait une. Même mes fils vont y aller, il apromis de leur apprendre l'anglais et leturc, en plus de la poésie arabe et de larhétorique. Je ne voudrais pas parler àsa place, mais je crois qu'il espèrebeaucoup que ton fils y aille aussi.

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— Ne chercherait-il pas àconvertir nos enfants, par hasard ? — Non, nous en avons parlé, etil me l'a promis. — Tu lui fais donc confiance. — Je fais confiance à sonintelligence. S'il cherchait à convertirnos fils, il serait chassé du village dansl'heure qui suit, pourquoi commettrait-il pareille maladresse ? — Tes enfants et le mien, c'estvrai, il n'osera pas. Mais il voudraconvertir nos paysans. — Non, pour cela aussi, il m'afait une promesse. — Mais alors, qui va-t-ilconvertir ? — Je ne sais pas, quelques fils

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de commerçants, quelques orthodoxes...Il y a aussi Yaacoub le juif et safamille. — S'il réussit à convertir montailleur, il aura fait un exploit... Maisje ne suis pas sûr que ce soit du goût debouna Boutros ; pour lui, juif vautmieux qu'hérétique ! Le curé était restélà toute la matinée, puis il était parti,une heure plus tôt, en prenant congé ducheikh comme de l'assistance. Maisvoilà qu'il était de retour, quelqu'unavait dû l'avertir que le loup était danslabergerie, et il avait accouru. Il avaitrepris sa place, et dévisageait sansvergogne le pasteur avec son drôle dechapeau.

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— En fait, reprit Saïd beyk, jen'ai pas l'impression que le révérendcherche à convertir les gens. — Ah bon, dit le cheikh, pourla première fois surpris. — Il veut surtout que nous nesoyons pas prévenus contre lui, et il nefera rien qui puisse nous embarrasser. Le cheikh se pencha un peu plus. — Cest peut-être un espion. — J'y ai pensé aussi. Maisnous ne détenons pas les secrets dusultan à Sahlaïn. Il ne va tout de mêmepas écrire à son consul que la vache deHalim a donné des jumeaux ! Les deux compères se mirent àrire du fond de la gorge, laissantéchapper des bouffées d'air saccadées,

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mais tout en maintenant leurs lèvres etleurs mâchoires en position de deuil,jusqu'à en être endolories Leurs regardscroisèrent celui du pasteur, qui leuradressa un sourire déférent, auquel ilsrépondirent par des hochements de têtebienveillants. Lorsqu'au bout d'une heure Saïdbeyk se leva pour partir, le cheikh lui dit: — Le projet du pasteur ne medéplaît pas. Je vais réfléchir. Noussommes mardi... s'il venait me voirvendredi dans la matinée, il aura saréponse. — Prends ton temps, cheikh, jelui dirai de venir beaucoup plus tard, situ veux.

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— Non, ce n'est pas la peine,jeudi soir, ma décision sera prise, et jela lui communiquerai sans faute lelendemain. Quand, ayant raccompagné cesvisiteurs de marque jusqu'au perron, lecheikh était revenu s'asseoir, le curéavait pris tout à côté de lui la placed'honneur. — Un pasteur anglais dans notrevillage ! Comme dit le proverbe, qui vitlongtemps verra beaucoup de merveilles! Il faudra que je revienne avec de l'eaubénite pour purifier le château avantqu'il n'arrive d'autres malheurs. — Attends, bouna, ne gaspillepas ton eau. Le pasteur revient me voirvendredi, et tu pourras alors passer pour

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de bon avec ton brin d'hysope au lieu dete déranger deux fois ! — Il est venu aujourd'hui, et ilrevient dans trois jours ! — Oui, le climat du village a dûlui convenir. Le curé se mit à reniflerostensiblement. — Est-ce que notre air seraitmêlé de soufre ? — Tu as tort, bouna, il paraîtque c'est un saint homme. — Et qu'est-il venu faire, lesaint homme ? — Présenter ses condoléances,comme tout le monde ! — Et vendredi, que reviendra-t-il faire ? Encore des condoléances ?

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Aurait-il prévu un autre décès ? Le mien,peut-être ? — A Dieu ne plaise ! Cethomme va ouvrir une école à Sahlaïn... — Je le sais. — et il est simplement venu meproposer d'y envoyer mon fils ! — Rien que ça ! Et quelle a étéla réponse de notre cheikh ? — J'ai dit que j'allais réfléchirjusqu'à jeudi soir. Et que je donnerai maréponse vendredi. — Pourquoi jeudi soir ? Jusque-là le cheikh avait unsourire légèrement moqueur, celal'amusait de taquiner le curé. Mais sonvisage se fit soudain plus sévère. — Je vais tout t'expliquer,

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bouna, pour que tu ne me reproches pasdemain de t'avoir pris de court. Si,jeudi, au coucher du soleil, tonpatriarche n'est pas encore venu meprésenter ses condoléances, j'enverraimon fils à l'école des Anglais. Cela faisait bien quatorze ans—depuis la naissance de Tanios — que leprélat n'avait plus visité notre village. Ilavait pris le parti de la cheikha jusqu'aubout, peut-être parce qu'on l'avait renduresponsable de ce mariage désastreux, etqu'il en voulait au cheikh de l'avoir misdans un tel embarras. Il s'était montré sipartisan dans ce conflit, si insensibleaux souffrances des villageois lors del'expédition des hommes du grand Jord,que sans égard pour sa barbe blanche ni

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pour son rang on l'avait affublé du mêmesobriquet que sa protégée ; « lepatriarche des sauterelles » s'était alorspromis de ne plus mettre les pieds àKfaryabda. On s'était résigné à son absence.Il était de bon ton de dire qu'on sepassait aisément de lui, tant à la fête dela Croix qu'aux cérémonies de laconfirmation, quand la gifle du prélatdevait laisser sur le visage desadolescents un souvenir durable ; cellede bouna Boutros faisait gaillardementl'affaire. N'empêche, cette sorte demalédiction pesait sur les épaules desfidèles ; chaque fois que survenait undécès, une maladie grave, la perte d'unerécolte — ces malheurs ordinaires qui

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poussent à se demander « qu'ai-je doncfait au Ciel ? » —, la querelle avec lepatriarche revenait comme un vieuxcouteau sur une vieille plaie. N'était-cepas le moment d'en finir ? Cescondoléances n'étaient-elles pasl'occasion idoine pour une réconciliation? Lors des funérailles de lacheikha, dans le grand Jord, le prélat,qui présidait la cérémonie, avait eudevant le caveau un mot de consolationpour chacun des membres de la famille.A l'exception du cheikh. Qui avaitpourtant oublié ses griefs et ceux duvillage pour se joindre à eux, et qui étaitaprès tout l'époux de la défunte. D'autant plus offensé que sa

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belle-famille ainsi que les notables deKfaryabda avaient été témoins de cetteattitude dédaigneuse, le cheikh était allévoir aussitôt le bedeau du patriarchepour lui signaler, sur un ton proche de lamenace, qu'il prévoyait trois jours decondoléances au château, et qu'ils'attendait à voir arriver sayyedna lepatriarche, sinon... Tout au long de cette premièrejournée, pendant que les visiteursdéfilaient, le cheikh n'avait eu qu'uneinterrogation en tête : « Viendra-t-il ?»Et au curé, il réitéra le message : Si ton patriarche ne vient pas, nesonge surtout pas à me blâmer pour ceque je vais faire. Bouna Boutros disparut du

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village pendant deux jours. Une missionde la dernière chance qui ne mena à rien.Il revint en disant que sayyedna était entournée dans les villages du grand Jord,et qu'il n'avait pas réussi à le rejoindre.Il est également possible qu'il l'aitretrouvé, sans réussir à le convaincre.Toujours est-il que le jeudi soir, lorsquele cheikh quitta la salle descondoléances entouré des derniersvisiteurs, aucune mitre n'était à l'horizon. Le curé dormit peu, cette nuit-là.Deux vaines journées sur le dos de samule l'avaient laissé perclus decourbatures, sans permettre d'apaiser sestourments. — Et encore, dit-il à lakhouriyyé, avec cette mule, on sait où

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elle va, elle n'aurait pas eu l'idée demarcher droit vers le précipice. Alorsque ce cheikh et ce patriarche, ilsportent tous les chrétiens sur leur dos etils courent s'écorner comme des boucs. — Va faire une prière à l'église,lui dit son épouse. Si Dieu est bon avecnous, il installera dès demain une muleau château, et une autre au patriarcat. QUATRIÈME PASSAGE

L'école du pasteur anglais Je suis heureux de vousconfirmer, en réponse à votre lettre,

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qu'il y avait bien, parmi les toutpremiers élèves de l'école de Sahlaïn,un dénommé Tanios Gérios, deKfaryabda. Le fondateur de notreétablissement, le révérend JeremyStolton, était venu s'installer dans laMontagne avec son épouse au début desannées 1830. Il existe, dans notrebibliothèque, u n petit coffret où sontconservées ses archives, notamment,pour chaque année, des éphéméridesparsemées d'annotations diverses, ainsique des lettres. Si vous souhaitez lesconsulter, vous ites le bienvenu, maisvous comprendrez qu' 'il ne puisse êtrequestion pour nous de les laisser sortir...

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Extrait d'une lettre du révérend

Ishaac, directeur actuel de l'Ecoleanglaise de Sahlaïn.

I Bouna Boutros n'avait pas dûprier avec suffisamment de ferveur, carle lendemain, quand il pénétra avec sabarbe mal lissée dans la salle auxPiliers, le cheikh était encore là, sonvêtement ne s'était pas transformé enharnais, ses oreilles n'avaient pas percéle haut de son bonnet, et sous samoustache blanchissante, ses lèvres etses mâchoires ne s'étaient pas

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allongées... Il était visiblement réveillédepuis un bon moment, peut-être mêmen'avait-il pas trouvé le sommeil à causede ses propres tourments. Il y avait déjàprès de lui Gérios et quelquesvillageois. Le curé salua l'assembléed'un geste bougon et s'assit tout près del'entrée. Bouna Boutros, lui cria presquele cheikh sur un ton jovial, viens plutôtprès de moi, la moindre des chosesserait que nous l'accueillions ensemble. Le curé eut un moment d'espoir.Peut-être l'une au moins de sesnombreuses prières avait-elle étéexaucée ! Alors il vient !

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Bien sûr qu'il vient. D'ailleursle voilà, justement. Il fallut déchanter.Ce n'était pas le patriarche qui faisaitson entrée, mais le pasteur. Il salua sonhôte de plusieurs formules arabes bientournées, sous le regard ébahi desvillageois. Puis, sur un signe du mai- tre,il s'assit. Le Ciel fait bien les choses,bouna, le révérend s'est assis juste à laplace que tu viens de quitter. Mais le curé n'avait pas le cœurà apprécier les plaisanteries, il pria lecheikh de venir lui parler un moment enprivé, dans le liwan. Si j'ai bien compris, notrecheikh a pris sa décision. Cest ton patriarche qui l'a prise

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pour moi, j'ai fait tout ce que je pouvais,j ai la conscience tranquille. Regarde-moi, est-ce que j'ai les yeux de quelqu'unqui a mal dormi ? Tu as peut-être fait tout ce qu'ilfallait, en ce qui concerne sayyedna.Mais envers ton fils, est-ce que tu es entrain de faire ce que ton devoir t'ordonne? Est-ce que tu peux vraiment avoir laconscience tranquille quand tu l'envoieschez ces gens qui vont lui faire lire unévangile falsifié et qui ne respectent nila Vierge ni les saints ? Si Dieu n'avait pas voulu que jeprenne cette décision, il aurait ordonnéau patriarche de venir montrer sa barbeaux condoléances ! Bouna Boutros était mal à l'aise

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quand le cheikh parlait de barbes, etencore plus quand il parlait de Dieu, carses propos avaient alors quelque chosed'exagérément familier. Aussi lança-t-il,l'air digne : Il arrive que Dieu dirige sescréatures sur le chemin de leurperdition. Il aurait fait cela avec unpatriarche ? fit le cheikh du ton le plusfaux. Ce n'est pas seulement aupatriarche que je pensais ! Leur conciliabule terminé, lecuré et le cheikh revinrent vers la salleaux Piliers. Où le pasteur les attendaitavec quelque inquiétude. Mais son hôtele rassura d'emblée.

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— J'ai réfléchi. Mon fils ira àvotre école, révérend.

— je saurai me montrer digne decet honneur. — Il faudra le traiter commetous les élèves, sans égards particuliers,et ne pas hésiter à le rouer de coups s'ille mérite. Mais j'ai deux exigences, et ilme faut une promesse ici même devanttémoins. La première, c'est qu'on ne luiparle pas de religion ; il restera dans lafoi de son père, et il ira chaquedimanche chez bouna Boutros iciprésent pour apprendre le catéchisme. Je m'y engage, dit le pasteur,comme je l'ai déjà fait avec Saïd beyk. La deuxième chose, c'est que jem'appelle cheikh Francis, et non cheikh

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Ankliz, et je tiens à ce qu'il y ait danscette école un maître de français. Cela aussi je le promets, cheikhFrancis. La rhétorique, la poésie, lacalligraphie, les sciences, le turc, lefrançais, l'anglais. Et chacun garde sareligion. Dans ces conditions, il n'y a rienà redire. Je me demande même si bounaBoutros ne songe pas maintenant àenvoyer ses propres fils à votre école,révérend... L'année où les figues mûrironten janvier, marmonna le curé sansdesserrer les dents. Puis il se leva, écrasa son bonnetsur la tête, et se retira. En attendant ces figues-là, reprit

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le cheikh, je connais au moins un garçonqui sera heureux d'accompagner mon filsà cette école. N'est-ce pas, Gérios ? L'intendant acquiesça, commetoujours, et remercia son maître de saconstante bienveillance envers lui et lessiens. Mais en lui-même, il était plusque réservé. Retirer Tanios de l'école ducuré, son beau-frère, pour l'envoyer chezcet Anglais, et encourir les foudres del'Eglise, il ne le ferait pas de gaieté decœur. Cependant, il ne pouvait pas nonplus s'opposer à la volonté du maître etbouder les faveurs qu'il lui accordait. Il oublia ses réserves au vu desréactions du garçon. Quand il luirapporta la suggestion du cheikh, sonvisage s'illumina, et Lamia jugea le

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moment propice pour ramener quelquechaleur au sein de sa famille : — Alors, tu n'embrasses pas tonpère pour cette nouvelle ? Et Tanios l'embrassa, et aussi samère, comme il ne l'avait plus faitdepuis l'incident près de la fontaine. Pour autant, il ne remettait pas enquestion sa révolte. Il avait, tout aucontraire, le sentiment que samétamorphose, provoquée par lesparoles du fou et manifestée par sa visiteà Roukoz le banni, avait débridé sonexistence. Comme si le Ciel attendait desa part un acte de volonté pour lui ouvrirles routes... Ce n'était pas à l'école dupasteur qu'il allait, mais au seuil duvaste uni vers, dont il parlerait bientôt

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les langues et dévoilerait les mystères. Il était encore là, avec Lamia etGérios, mais il était loin, il contemplaitla scène qu'il vivait comme si elles'évoquait déjà dans son souvenir, ilvoguait au-delà de ce lieu, au-delà deses attaches et de ses ressentiments, au-delà de ses doutes les plus déchirants. Au même moment, à deuxcouloirs de là, dans le bâtimentprincipal du château, le cheikh s'épuisaità convaincre son fils qu'il ne serait pashumiliant pour lui, même à quinze ans,d'aller apprendre autre chose que lemaniement des armes et la course àcheval. Si tu recevais un jour, commenotre ancêtre, un message du roi de

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France... Je le ferais traduire par monsecrétaire. Et si c'était un messageconfidentiel, serait-il vraiment prudentque ton secrétaire en connaisse la teneur? Le pasteur Stolton ne devait pastarder à remarquer la différence entreces deux élèves qui arrivaient tous lesmatins de Kfaryabda, un trajet d'environune heure en empruntant le raccourci parla forêt de pins. Dans ses éphéméridesde l'année 1835, on peut lire cetteappréciation : « Tanios. Un immenseappétit de connaissance et uneintelligence vive, compromis par lessoubresauts d'une âme tourmentée. »

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Puis, deux pages plus loin : « La seulechose qui intéresse profondément Raad,c'est que l'on manifeste de laconsidération pour son rang. Si l'un desenseignants ou l'un des élèves, àn'importe quel moment de la journée,s'adresse à lui sans prononcer le mot"cheikh", il se comporte comme s'iln'avait rien entendu, ou bien se met àregarder derrière lui en cherchant lemanant à qui pourraient être destinées detelles paroles. En tant qu'élève, je crainsqu'il n'appartienne à la catégorie la plusdécourageante de toutes, celle dont ladevise semble être : teach me if you can! Je ne songerais pas à me battre pourqu'il continue à fréquenter cetétablissement si les considérations

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scolaires étaient les seules que je doiveprendre en compte. » Ce dernier bout de phrase estpresque un aveu. Car si le pasteur étaitsincèrement préoccupé par la formationdes jeunes esprits, il n'était pasindifférent à la politique orientale de SaGracieuse Majesté. Mais en quoi, diable, lascolarisation d'un adolescent dans unvillage de la Montagne pouvait-ellerevêtir la moindre importance aux yeuxd'une puissance européenne ? Jecomprends qu'on veuille glousser,hausser les épaules — je m'y étaislongtemps obstiné moi-même avant deconsulter les archives. Mais les faitssont là : la présence de ces gamins à

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l'école du pasteur Stolton était connue etfut âprement commentée jusque dans lebureau de Lord Ponsonby, ambassadeurauprès de la Sublime-Porte, et sansdoute également à Paris, à la Chambredes députés, à l'initiative d'Alphonse deLamartine — « parfaitement, s'indignaitle "professeur" Gébrayel, ce lourdaudde Raad n'a probablement jamaisentendu parler de son contemporainLamartine, mais Lamartine avait entenduparler de Raad ! » Par quel prodige ? Il faut direqu'en ces années-là les chancellerieseuropéennes étaient préoccupées par unévénement exceptionnel : Méhémet-Alipacha, vice-roi d'Egypte, avait entreprisde bâtir en Orient, sur les décombres de

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l'Empire ottoman, une nouvellepuissance qui devait s'étendre desBalkans jusqu'aux sources du Nil, etcontrôler la route des Indes. De cela, les Anglais ne voulaientà aucun prix, et ils étaient prêts à toutpour l'empêcher. Les Français, enrevanche, voyaient en Méhémet-Alil'homme providentiel qui allait sortirl'Orient de sa léthargie, et bâtir uneEgypte nouvelle en prenant justement laFrance pour modèle. Il avait fait venirdes médecins français, des ingénieursfrançais, et il avait même nommé àl'état-major de son armée un ancienofficier de Napoléon. Des utopistesfrançais étaient allés vivre en Egyptedans l'espoir d'y bâtir la première

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société socialiste, porteurs de projetsinouïs — tel celui de percer un canal dela Méditerranée jusqu'à la mer Rouge.Décidément, ce pacha avait tout pourplaire aux Français. Et puis, s'il irritait àce point les Anglais, il ne pouvait êtrefoncièrement mauvais. Et il n'était pasquestion de laisser Londres se défairede lui. Dans ce combat de géants, dequel poids pouvaient peser les gens demon village et singulièrement les deuxélèves du pasteur anglais ? Plus qu'on ne l'imaginerait. Onaurait dit que leurs noms étaient gravéssur le fléau de la balance, et qu'ilsuffisait de se pencher d'assez près pourles lire. C'est ce qu'avait fait Lord

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Ponsonby. Il s'était penché sur la carte,puis il avait placé son doigt à un endroitprécis : c'est ici que l'empire deMéhémet-Ali se fera ou se défera, c'estici que sera livrée la bataille ! Car cet empire en voie deconstitution avait deux ailes : l'une aunord — les Balkans et l'Asie Mineure ;l'autre au sud — l'Egypte et sesdépendances. Entre les deux, une seuleliaison, par la longue route côtière quiallait de Gaza à Alexandrette, en passantpar Haïfa, Acre, Saïda, Beyrouth,Tripoli, Lattaquieh. Il s'agit d'une bandede terre enserrée entre la mer et laMontagne. Si cette dernière échappait aucontrôle du vice- roi, la routedeviendrait impraticable, l'armée

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égyptienne serait coupée de ses arrières,le nouvel empire serait brisé en deux.Mort-né. Et du jour au lendemain, toutesles chancelleries n'eurent plus d'yeuxque pour ce coin de montagne. Onn'avait jamais vu autant demissionnaires, de négociants, depeintres, de poètes, de médecins, dedames excentriques et d'amateurs devieilles pierres. Les Montagnards étaientflattés. Et lorsqu'ils comprirent, un peuplus tard, que les Anglais et les Françaisse faisaient la guerre chez eux pour nepas avoir à se battre directement entreeux, ils n'en furent que plus flattésencore. Privilège dévastateur, maisprivilège quand même.

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L'objectif des Anglais était clair: inciter la Montagne à se rebeller contreles Egyptiens ; ce que ces derniers, avecl'appui de la France, s'efforçaient bienentendu d'éviter. Comme le relate la Chroniquemontagnarde, « lorsque les troupeségyptiennes étaient arrivées aux abordsde notre pays, leur général en chef avaitdépêché un messager auprès de l'émirlui demandant de se joindre à lui ».Jugeant qu'il serait fort imprudent deprendre parti dans cet affrontement quidépassait de loin sa minusculeprincipauté et ses maigres forces, l'émiravait cherché à tergiverser ; alors legénéral lui avait envoyé un deuxièmemessage ainsi libellé : « Soit tu viens te

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joindre à moi avec tes troupes, soit c'estmoi qui viendrai vers toi, je raserai tonpalais, et je planterai des figuiers surson emplacement ! » Le malheureux avait dûs'exécuter, et la Montagne était passéesous l'autorité de l'Egypte. Malheureux,entendons-nous ; il demeurait un hommefort redouté, paysans et cheikhstremblaient à la seule mention de sonnom ; mais devant le pacha et sesreprésentants, c'était lui qui tremblait. Méhémet-Ali espérait qu'enmettant ainsi l'émir de son côté, il seretrouverait maître du pays. La choseaurait sans doute été vraie dans d'autrespays, pas dans celui-ci. L'émir avait del'autorité, certes, et de l'influence, mais

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la Montagne ne se réduisait pas à sapersonne. Il y avait les communautésreligieuses, avec leur clergé, leurs chefs,leurs notabilités, il y avait les grandesfamilles et les petits seigneurs. Il y avaitles murmures sur les grand-places, et lesquerelles de village. Il y avait que lecheikh était en froid avec le patriarche,parce que le patriarche était persuadéque le cheikh avait fait un enfant àLamia, laquelle habitait toujours auchâteau, et que, dans ces conditions, lepatriarche ne voulait pas mettre lespieds au château, et que le cheikh, pourbien montrer qu'on ne traitait pas de lasorte un homme de son rang, avaitenvoyé son fils, par bravade, à l'écoledu pasteur anglais !

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Lorsque Lord Ponsonby s'étaitpenché sur ce minuscule point de lacarte, ses collaborateurs ne lui avaientpas expliqué les choses avec tant dedétails. Ils lui avaient seulement dit quela communauté druze, hostile à l'émirdepuis qu'il avait fait tuer l'un de sesprincipaux chefs, était prête à se révoltercontre lui et contre ses alliés Egyptiens,mais qu'une telle révolte ne mènerait àrien si les chrétiens, qui formaient lamajorité de la population, n'yparticipaient pas. Et chez les chrétiens, nos gensn'ont-ils rien pu faire encore ? s'étaitenquis l'ambassadeur. On lui rappela que pour cettepopulation, en grande majorité

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catholique, l'Anglais était avant tout unhérétique. Pas un seul de nos gens n'a puétablir un contact significatif... àl'exception d'un pasteur, qui a ouvert uneécole. Une école à nous dans un villagecatholique ? Non, pensez-vous, il aurait étéchassé dans l'heure qui suit ou alors unincendie aurait ravagé son bâtiment.Non. il s'est installé sur les terres d'unvieux chef druze, Saïd beyk, mais il aréussi à inscrire dans son école deuxélèves catholiques, dont le propre fils ducheikh de Kfaryabda. Kfar quoi ? Il fallut aller chercher une carte

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plus détaillée pour lire, à l'aide d'uneloupe, le nom de Kfaryabda et celui deSahlaïn. — Intéressant, dit LordPonsonby. Dans le rapport rédigé àl'intention du Foreign Office, il ne citaitpas nommément Kfaryabda, mais faisaitétat de « signes encourageants ». Que ledescendant d'une des plus grandesfamilles catholiques, une famille quis'enorgueillissait depuis trois siècles deses rapports avec la France, se retrouvâtà l'école du pasteur anglais, c'étaiteffectivement un succès, une percée. Et, bien entendu, il n'était pasquestion que le cheikh Raad fût renvoyéà cause d'une mauvaise note !

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Personne, dans l'autre camp, nevoulait prendre la chose avec autant desérieux que Lord Ponsonby. Ni l'émir, niMonsieur Guys, le consul de France, niSoliman pacha, alias Octave Joseph deSèves, qui commandait au nom del'Egypte la place de Beyrouth. On étaitengagé dans un conflit majeur, etpersonne n'avait du temps à consacrer àcette querelle villageoise. Personne, àl'exception du patriarche. Lui seuls'égosillait à expliquer qu'il ne fallaitpas négliger la signification de laprésence des deux enfants à l'école dupasteur ; et finalement, pour ne pasl'offenser, on se décida à sanctionner lecheikh présomptueux : un agent duTrésor émirien lui fut envoyé, porteur

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d'une liste interminable d'impôts nonacquittés, ceux, en réalité, dont il avaitsu jusque-là se faire exempter par toutessortes d'habiletés ; à présent tout étaitrappelé, et l'on avait ajouté de nouvellestaxes encore, notamment la ferdé,instaurée par l'occupant égyptien. Leprétexte de cette démarche était derenflouer les caisses de l'émir, épuiséespar les nécessités du conflit en cours.Mais personne ne se trompait sur lesvraies raisons. Et pour le cas oùquelqu'un aurait eu des doutes, lepatriarche avait convoqué le curé pourlui dire clairement que si le cheikhretirait les deux garçons de l'écolehérétique, il intercéderait en sa faveurauprès de l'émir...

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Le maître de Kfaryabda était prisà la gorge. La récolte avait étédésastreuse cette année-là, et la sommequ'on lui réclamait — trois centsbourses, soit cent cinquante millepiastres — dépassait de loin ce qu'ilpouvait rassembler, même obligeait tousses sujets à lui livrer leurs économies. Impossible de payer donc, maisl'autre solution était doublementhumiliante : le cheikh aurait commencépar perdre la face en retirant les garçonsde l'école du pasteur anglais, puis il luiaurait fallu quémander aux pieds du «patriarche des sauterelles » pour qu'ildaignât parler à l'émir. Avant de quitter le village avecson escorte, le fonctionnaire du Trésor

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précisa que si les sommes dues n'étaientpas entièrement payées dans le mois quisuivait, les terres du cheikh seraientconfisquées et adjointes au domaineémirien. Perspective qui n'enchantaitguère les habitants de Kfaryabda,conscients d'avoir, en la personne deleur seigneur, le moins mauvais desmaîtres. Le plus singulier fut la manièredont Tanios vécut ces événements. Ils leréconcilièrent pour un temps avec levillage et même, pourrait-on dire, avecsa présumée bâtardise. Car ce qui sepassait devant ses yeux d'adolescentn'était en réalité que la poursuite de cettemême querelle qui avait provoquéautrefois l'invasion des« sauterelles »,

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une querelle dont la cause avait été sapropre venue au monde. A présent, il lecomprenait parfaitement, il savaitpourquoi le patriarche réagissait ainsi, ilcomprenait aussi l'attitude du cheikh etcelle des villageois. Et il la partageait.Ne serait-ce que pour une raison :l'école. A ses yeux, c'était ce quicomptait plus que tout. Il étudiait avecacharnement, avec rage, il aspiraitcomme une éponge sèche chaque mot,chaque bribe de savoir, il ne voulait rienvoir d'autre que cette passerelle entrelui, Tanios, et le reste de l'univers. Pourcette raison il se retrouvait du côté desvillageois, du côté du cheikh, contre tousles ennemis du village, contre l'émir,contre le patriarche... Il épousait toutes

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les causes présentes et passées. Il avait même pris ses distancespar rapport à Roukoz parce que cedernier lui avait dit : « Pourquoifaudrait-il que je me lamente si lesterres du cheikh étaient confisquées ? Neveux-tu pas comme moi abolir lesprivilèges des féodaux ? » L'adolescentavait répondu : « C'est mon vœu le pluscher mais je ne voudrais pas que celaarrive de cette manière ! » Et l'ancienintendant s'était fait sentencieux : «Lorsque tu as un vœu très cher dont laréalisation te comblerait de bonheur, tupeux demander à Dieu de l'exaucer.Mais tu ne peux Lui dicter la manièredont II doit s'y prendre. Moi j'aidemandé au Ciel de punir le cheikh de

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Kfaryabda C'est à Lui de décider del'instrument dont II va se servir, uncataclysme, des sauterelles, ou lesarmées d'Egypte ! » Ce raisonnement avait misTanios mal à l'aise. Il désirait bien,quant à lui, abolir les privilèges ducheikh, et il n'avait certainement pasenvie de se retrouver, quinze ans plustard, en train d'aider Raad à sedéchausser... Mais dans l'épreuve deforce qui se déroulait, il savaitparfaitement de quel côté il se trouvait,et quels vœux il voulait voir exaucés. « Ce midi, écrit le pasteur dansses éphémérides à la date du 12 mars1836, Tanios est venu me voir dans monbureau pour m'expliquer la situation

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dramatique dans laquelle se trouvait sonvillage, qu'il a comparé à un ichneumonpris au piège et qui attend la lame dutrappeur... Je lui recommandai de prier,et lui promis de faire ce qui était en monpouvoir. « J'écrivis aussitôt à notreconsul une lettre détaillée que j'espèreconfier dès demain à quelque voyageuren partance pour Beyrouth. » C'est très probablement à la suitede cette lettre, véritable appel à l'aide,que l'on vit arriver au château un étrangevisiteur. A Kfaryabda, on parleaujourd'hui encore de la visite du consuld'Angleterre. Vérification faite, RichardWood n'était pas encore consul — il ledeviendrait plus tard ; à l'époque, il était

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l'émissaire officieux de Lord Ponsonby,et il habitait à Beyrouth depuis quelquessemaines auprès de sa sœur qui setrouvait être l'épouse du vrai consuld'Angleterre. Mais cette précision n'aaucune incidence sur les événements, nisur la manière dont ils ont été rapportés. « Cette année-là, dit laChronique montagnarde, notre villagereçut la visite du consul d'Angleterre,porteur de cadeaux précieux quiremplirent de joie grands et petits. Il futaccueilli comme aucun visiteur ne l'avaitjamais été, il assista à la sainte messe, etl'on festoya pendant trois jours et troisnuits. » Excessif, n'est-ce pas, pour lavisite d'un pseudo consul, tant de

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festoiement, tant de superlatifs ? Pasquand on sait la nature de ces « cadeauxprécieux ». Le moine Elias ne dit rien deplus, mais Wood lui- même a évoqué savisite dans une lettre adressée peu aprèsau pasteur Stolton et conservée dans lesarchives de ce dernier, à l'école deSahlaïn. L'émissaire demeure vague surl'objet de sa mission, que soncorrespondant connaît, à l'évidence, toutautant que lui ; mais il explique dans ledétail la nature des cadeaux qu'il avaitapportés et la manière dont il fut reçu.Le pasteur avait très certainementmentionné dans sa propre lettre lasomme précise que le Trésor émirienexigeait, car Wood commença par faireporter dans la grande salle du château,

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pour les placer juste derrière le narguiléde son hôte, des sacs contenant trèsexactement cent cinquante mille piastres.Le cheikh fit mine de vouloir protester ;son visiteur ne lui en laissa pas le loisir. — Ce qui vient d'être déposé àvos pieds, ce n'est pas notre cadeau pourvous, mais pour votre trésorier, afinqu'il puisse faire face aux exigences del'émir sans avoir besoin de vousimportuner. Le seigneur de Kfaryabda en pritacte dignement, mais son cœur flattésautillait comme celui d'un enfant. Il y avait, de fait, trois autres «vrais » cadeaux, que Wood décrit danssa lettre. « Pour le cheikh, une horlogemonumentale frappée aux armoiries de

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la maison de Hanovre, transportée à dosde chameau depuis Beyrouth. » Pourquoiune horloge et pas un pur-sang, parexemple ? Mystère. Peut-être fallait-il yvoir le symbole d'une amitié durable. Les deux autres cadeauxs'adressaient aux élèves du pasteur. PourTanios « une superbe écritoire nacrée,qu'il accrocha tout de suite à sa ceinture». Et pour Raad — qui possédait déjàune écritoire en or qu'il dissimulait à lasortie de l'école de peur qu'on nemurmurât que le cheikh s'était ravalé aurang de secrétaire —, « un fusil dechasse, un forsyth à percussion digned'une battue royale, que son père se hâtade lui prendre des mains pour lesoupeser et le caresser avec envie —

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peut-être est-ce à lui qu'il aurait fallul'offrir, plutôt qu'au fils, il en aurait étécomblé, et l'arme se serait trouvée endes mains plus sûres ». Une phrase qui n'avait rien deprophétique, mais qui laisse songeur,quand on sait quels malheurs attendaientau bout de ce fusil. Le « consul » était arrivé unsamedi dans l'après- midi, et le cheikhlui proposa de passer la nuit au châteauavec sa suite. Les femmes du villages'évertuèrent à préparer les mets les plusrecherchés — Wood mentionne un coud'agneau farci, et fait l'éloge d'un «kebbé à la bergamote », ce qui résultetrès certainement d'une confusion, cars'il existe bien une viande pilée aux

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oranges amères, la bergamote estinconnue dans la cuisine de la Montagne.L'émissaire précise par ailleurs que lecheikh Francis eut un sourire amusé enle voyant ajouter de l'eau à son vin... Le lendemain, après une brèveconversation amicale dans le liwan, faceà la vallée, autour d'un café et dequelques fruits secs, le seigneur deKfaryabda avait demandé la permissionde s'absenter pendant une heure. La messe va commencer. Je nedevrais pas quitter mon invité de lasorte, mais Dieu a été bon avec moi, cesdeux derniers jours. Il a presqueaccompli des miracles, et je tiens à Luirendre grâces. Je vous accompagnerai, si vous

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n'y voyez pas d'inconvénient... Le cheikh se contenta de sourire.Lui-même ne voyait là aucuninconvénient, mais il craignait unesclandre de bouna Boutros s'il faisaitson entrée dans l'église en compagnied'un Anglais. De fait, le curé les attendaitdevant la porte de l'édifice. Courtoismais ferme : Notre village est reconnaissantpour ce que vous avez fait. C'estpourquoi, si vous vouliez bien m'honorerd'une visite, mon épouse a préparé uncafé pour vous dans mon humble maison,dont l'entrée est par- derrière. Elle voustiendra compagnie, ainsi que mon filsaîné, jusqu'à ce que j'aie fini de dire la

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sainte messe. Alors je viendrai vousrejoindre. Il eut un petit regard vers lecheikh, l'air de dire : « Plus poli quecela avec tes amis anglais, je n'auraispas pu être ! » Mais le « consul «répliqua, dansson arabe approximatif : Il n'est pas nécessaire de faireun traitement spécial pour moi, monpère, je suis moi-même catholique, et jevais suivre la messe avec les autresfidèles. Anglais et catholique, vous êtesla huitième merveille du monde, ne puts'empêcher de dire bouna Boutros. Avant d'inviter le fidèle à entrer. Envoyer à cette nation catholique

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un agent irlandais, telle avait étél'habileté suprême de Lord Ponsonby,habileté qui allait valoir à « ces diablesd'Ankliz », pour longtemps, l'admirationdes Montagnards. Cette nuit-là, le patriarchedormit « à plat sur le visage », commedisent les gens de Kfaryabda, et lesprières qu'il marmonnait n'avaient riende charitable ; il vouait à l'Enfer tantd'âmes et de corps, c'est à se demanderquel Royaume il cherchait à servir. Lamoustache du cheikh était comme unchardon dans la couche du prélat, ilavait beau se tourner, se retourner, il nefaisait que s'enrouler autour d'elle. Il était pourtant au faîte de sapuissance. Entre l'émir, l'état-major

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égyptien, les diplomates français et lesprincipaux seigneurs de la Montagne, ilétait l'intermédiaire reconnu, le pivot dela coalition, et aussi son rebouteux,puisqu'il fallait sans arrêt réparer lesfractures. Le consul de France pensaitpis que pendre de Méhémet-Ali, « undespote oriental qui se fait passer pourun réformateur afin de leurrer les bonnesâmes d'Europe » ; et lorsqu'onl'interrogeait sur de Sèves, son anciencompatriote, il disait : « Soliman pacha? Il sert fidèlement ses nouveaux maîtres», et son nez se retroussait en une mouepincée. Quant à l'émir, il se réjouissaiten secret des déboires de ses protecteurségyptiens, lesquels disaient de lui,presque à voix haute, qu'il demeurerait

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leur plus fidèle allié tant que leurstroupes auraient leurs tentes sous lesfenêtres de son palais. Le patriarche avait parfoisl'impression de maintenir cette coalitionbancale à la force de ses poignets, etdans toute la Montagne, il était respecté,et parfois vénéré. Aucune porte ne luiétait fermée, aucune faveur ne lui étaitrefusée. Sauf dans mon village. AKfaryabda, même le curé lui tournait ledos. Sa nuit fut donc inquiète, mais aulever, il paraissait plus confiant. Je saurai leur faire réciter l'actede contrition, promit-il au bedeau quil'aidait à s'habiller. Ils tomberont à mespieds comme une pièce d'argent dans le

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tronc de l'église. Pour tout mal, il y a untraitement, et j'ai celui qu'il leur faut. Quelques jours plus tard, unmessager du grand Jord arriva auchâteau pour dire que la grand-mère deRaad se mourait, et qu'elle désirait lerevoir. Le cheikh ne chercha pas às'opposer au voyage, il vit là, bien aucontraire, l'occasion de se raccommoderavec sa belle- famille, et fit porter à sonfils une lettre de bons vœux, rédigée parGérios, et quelques menus cadeaux. Si la grand-mère se mourait,c'était sans aucune hâte. La Chroniquene mentionnera son décès que cent trentepages — et dix-sept années — plus loin,à l'âge de soixante-quatorze ans. Peuimporte ; sans doute avait-elle

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réellement envie de revoir son petit-fils. Mais c'était surtout le patriarche quiavait insisté pour faire venir Raad. Ilavait des choses graves à lui confier. Leur conversation débuta commeune devinette pour enfants en classe decatéchisme : Si tu étais un chevalier duMessie et que tu te retrouves soudainprisonnier dans la demeure de Satan,que ferais-tu ? Je chercherais à m'échapper,mais pas avant d'avoir tout détruit, sanslaisser pierre sur pierre

Voilà une belle réponse, digned'un vrai chevalier. Et je massacrerais Satan avectoute sa progéniture !

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N'en faisons pas trop, cheikhRaad, aucun mortel ne peut tuer Satan.On peut néanmoins jeter la confusiondans sa maison comme il jette laconfusion dans la nôtre. Mais ta ferveurme plaît, j'ai eu raison de placer maconfiance en toi, et je suis sûr que ta foiet ton sang noble inspireront tes actescomme ils viennent d'inspirer tesparoles. Prenant les mains du garçon dansles siennes, et fermant les yeux, le prélatmurmura une longue prière. Raad n'encomprenait pas un mot, mais il avaitl'impression de sentir l'encens monterdans ses narines. La pièce était sansfenêtre, noyée dans la nuit, et la barbeblanche du patriarche était la seule

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source de lumière. Tu es dans la maison de Satan ! Le jeune cheikh ne comprenaitpas. Il se mit à regarder autour de lui,passablement effrayé. Je ne parle pas de la maison deton grand-père. Le château... Je ne parle pas non plus de lamaison de ton père. Dieu lui pardonne.Je parle de l'école anglaise, foyerd'hérésie et de dépravation. Tous lesmatins, tu vas dans la maison de Satan,et tu ne le sais pas. Son visage était grave commeune pierre mortuaire. Mais, peu à peu,un sourire s'y dessina. Mais eux non plus ne savent pas

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qui tu es. Ils croient avoir seulementaffaire au cheikh Raad, fils du cheikhFrancis ; ils ne savent pas qu'en toi secache le chevalier du châtiment. Quand Raad revint au villagequelques jours plus tard, et qu'ilemprunta comme à l'ordinaire leraccourci qui traverse la forêt de pins,Tanios remarqua qu'il avait au mentonune barbiche naissante, et dans les yeuxun regard qui n'était pas le sien. A l'école du révérend Stolton,les cours se donnaient dans la partie laplus ancienne du bâtiment, le kabou,formé de deux salles voûtées, à peu prèsidentiques, allongées, plutôt obscurespour des lieux d'étude. Plus tard,d'autres salles leur seraient adjointes,

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mais à l'époque de Tanios, il n'y avaitguère plus d'une trentaine d'élèves, etl'école se réduisait à ces deux pièces età une troisième, adjacente, où le pasteuravait ses livres et son bureau. A l'étagese trouvaient ses appartements privés.La maison n'était pas vaste, mais avecles tuiles de son toit montées enpyramide parfaite, ses balconssymétriques, ses fenêtres en arcadesfines et le lierre tapissant les murs, elleparvenait à donner une impression dedouceur mêlée de solidité. De plus, elledisposait d'un vaste terrain clos où lesélèves pouvaient se récréer, et où, desannées plus tard, seraient construits,pour des raisons fort louables — lavenue d'un bon millier d'élèves —, des

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bâtiments bien moins coquets, hélas.Mais c'est là une tout autre question... Dans une partie de ce terrain,l'épouse du pasteur s'adonnait à la seulevraie passion de sa vie : le jardinage.Elle avait un petit potager, ainsi que desparterres de fleurs — des jonquilles, desoeillets, un massif de lavandes et tout uncarré de roses. Les élèves ne venaientjamais de ce côté-là ; l'épouse dupasteur avait même construit de sesmains un muret, rien que des pierressuperposées, mais qui établissaient uneclôture symbolique. Raad s'empressa pourtant del'enjamber le jour même de son retour àl'école. Il alla droit vers les rosiers qui,en ce mois d'avril, commençaient à

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fleurir ; puis, tirant de sa ceinture uncouteau, il se mit à cueillir les plusbelles fleurs, en les coupant tout prèsdes pétales, comme s'il les décapitait. L'épouse du pasteur n'était pasloin, dans le potager. Elle voyait tout,mais l'élève agissait avec tantd'assurance, tant d'effronterie, qu'elledemeura muette un long moment avant dehurler une phrase inintelligible. Le jeunecheikh ne fut guère impressionné. Ilcontinua sa besogne, jusqu'à ce que ladernière tête de rose fût tombée dans sonmouchoir ouvert. Alors, rangeant soncouteau, il enjamba tranquillement laclôture dans l'autre sens pour allermontrer son butin aux élèves. Le pasteur accourut, trouva sa

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femme en larmes, et convoqua lecoupable dans son bureau. Il ledévisagea un long moment, cherchant àdéceler une quelconque expression deremords. Avant de lui dire, de sa voixde prédicateur : Te rends-tu compte de ce quivient de se produire en toi ? En arrivantici ce matin, tu étais un cheikh respecté,et maintenant tu es devenu un voleur ! Je n'ai commis aucun vol. Mon épouse t'a vu prendre sesroses, comment peux-tu nier ? Elle m'a vu, et j'ai bien vuqu'elle me voyait. Ce n'est donc pas duvol, c'est du pillage ! Où est la différence ? Les vols sont commis par des

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misérables, alors que le pillage, c'estcomme la guerre, il est pratiqué de touttemps par les nobles, les chevaliers. Je crois entendre quelqu'und'autre parler par ta bouche, qui t'aappris à répondre ainsi ? Pourquoi aurais-je besoin qu'onm'apprenne une chose pareille ? Je lasais depuis que je suis né ! Le pasteur soupira. Réfléchit. Ilpensa au cheikh. A Mr Wood. A LordPonsonby. Peut-être même à SaGracieuse Majesté. Il soupira encore.Puis il reprit, avec une emphasedésormais empreinte de résignation : Sache en tout cas que le pillage,si tant est qu'il puisse se pratiquer, nedevrait l'être qu'aux dépens des ennemis,

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de ceux dont on a conquis les terres ouforcé la porte par un acte de guerre. Etcertainement pas dans les maisons oùl'on est accueilli en ami. Raad eut l'airde méditer intensément, et le pasteurconsidéra cette attitude, faute de mieux,comme un geste de repentir. Il demandaau jeune cheikh de ne plus se considéreren état de guerre avec son établissement,et passa l'éponge. Trahir ainsi sa missiond'éducateur pour ne pas trahir lesintérêts de la Couronne ? A lire entre leslignes de ses éphémérides, le pasteurStolton en avait un peu honte. Les jours suivants, Raad parutassagi. Mais le démon — pardon, l'ange— tentateur ne devait pas le lâcher.

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L'instrument de la Providence futcette fois un passe-temps en boisprécieux que le fils d'un négociant deDayroun avait apporté à l'école ; il avaitcette particularité qu'en l'égrenant, ou,mieux encore, en le ramassant en boulepour frotter les graines les unes contreles autres entre ses paumes, on endégageait un parfum de musc. Raadvoulait ce passe-temps coûte que coûte,mais lorsque son camarade parla de lelui vendre, il se montra offusqué. C'eûtété tellement plus simple de sel'approprier par noble pillage ! Oualors, lui suggéra un élève facétieux, ilpourrait le gagner. Par le biais d'un jeurépandu parmi les élèves, qu'on appelaitaassi, qui signifie en traduction libre «

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défi ». Il consistait à imposer àquelqu'un une gageure, et s'il la tenait, ilemportait l'enjeu. Le cheikh Raad dit aassi ! et sescondisciples, joyeux de cette distraction,répétèrent aassi ! aassi ! Jusqu'à ce quele propriétaire du précieux objet se fûtdécidé à prononcer à son tour le motmagique, suivi de la gageure : — Aassi que tu vas là où setrouve Mrs Stolton, que tu lui soulèvesla robe avec tes deux mains à la hauteurde ta tête, comme si tu cherchais quelquechose, et que tu cries : où est ce passe-temps, je ne le trouve pas ! Le fils du marchand était toutheureux de sa trouvaille. Il était sûrd'avoir inventé la gageure ultime,

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qu'aucun élève ne pourrait tenir. MaisRaad fit aussitôt quelques pas dans ladirection indiquée. Les autres—ilsétaient sept—le suivirent à distance,persuadés qu'il n'allait pas tarder àrevenir sur ses pas. L'épouse du pasteurétait penchée au-dessus de ses parterresde fleurs, vêtue d'une robe fort longuedont les bords étaient noirs de boue.Robe dont le valeureux cheikh agrippales pans à pleines mains, et qu'il soulevad'un geste si brusque que la damebascula à l'avant, la tête dans ses fleurs. Où est donc ce passe-temps, jene le trouve pas ! proclama-t-il sur unton de victoire. Personne d'autre ne riait. Cette fois, le pasteur, oubliant

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les intérêts supérieurs de sa patrie, vinthurler à la face du voyou, en anglais : Dehors ! Sors à l'instant de cetétablissement et n'y remets plus jamaisles pieds ! Ta présence ici est unedisgrâce pour chacun de nous. Et mêmesi le roi William venait en personne àSahlaïn pour me demander de te garder,je répondrais : jamais, jamais, jamais etjamais ! Comment aurait-il pu réagirautrement ? Quel respect aurait-ilconservé, sinon, pour lui-même et poursa mission ? Pourtant, dans les heuresqui suivirent, le remords commença àgrandir en lui, un remords déchirant, lesentiment d'avoir démoli de ses mainsl'édifice qu'il avait entrepris de bâtir. Il

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éprouva le besoin d'aller s'en expliquerà Saïd beyk, son hôte et protecteur. Le seigneur de Sahlaïn, qui avaitdéjà eu écho de l'incident, ne cherchanullement à rassurer son visiteur. Dieu n'a donné à personne toutesles qualités, révérend. Vous avezl'intelligence, le savoir, l'intégrité, lavertu, le dévouement... Il ne vousmanque que la patience. La patience ? Le pasteur soupiralonguement, et s'efforça de retrouver unsemblant de sourire. Sans doute avez-vous raison,Saïd beyk. Mais il faut une variété depatience très particulière pour supporterle cheikh Raad. Et cette variété-là, je lecrains, ne pousse pas en Angleterre.

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Notre Montagne est ainsi,révérend. Vous avez cru punir un élèveinsolent, vous avez seulement puni sonpère, qui est votre ami, et qui a dûaffronter la moitié de l'univers à causede l'amitié qu'il vous porte. Cela, je le regrette sincèrement,et si je pouvais réparer le tort qui lui aété fait... Peut-être faudrait-il que j'aillele voir. C'est trop tard. La seule manièrede lui témoigner votre amitié, c'est de nepas lui en vouloir pour ce qu'il vadevoir dire pour se tirer d'embarras. rv Extrait de la Chroniquemontagnarde :« A la fin du mois d'avril, peu après la

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Grande Fête, le cheikh Francis, maîtrede Kfaryabda, décida de retirer son fils,le cheikh Raad, de l'école des Anglaishérétiques. On dit qu'un incident avait eulieu quelques jours auparavant, au coursduquel le pasteur avait surpris sonépouse avec le jeune cheikh dans uneposition compromettante. La chair estfaible au printemps dela nature et aussi à l'automne. « Au troisième jour, qui tombaitun vendredi, sayyedna le patriarchearriva au village avec une importantesuite. Il n'y était pas venu depuis quinzeans, et tout le monde se réjouit de sonretour. Il dit qu'il venait écouter laconfession du cheikh Raad comme ilavait été le confesseur de sa mère,

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« Le cheikh Francis et lepatriarche se donnèrent l'accoladedevant le peuple réuni sur la Blata, etdans son sermon, sayyedna parla depardon et de réconciliation, et il mauditl'hérésie et la perversion, causes dedivision et de déchirements dans lesrangs des fidèles. « On festoya au village jusqu'àl'aube. Et le lendemain, le patriarche etle cheikh partirent ensemble vers lepalais de Beiteddine pour renouvelerleur allégeance à l'émir, gouverneur dela Montagne, et lui annoncer leurréconciliation. Il les reçut avec leshonneurs. » « Dieu que je me sens étrangerau milieu de cette fête ! » Les sentiments

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de Tanios avaient basculé, une nouvellefois, résolument du côté de la rage et dumépris. De temps à autre, pour sedistraire de ses noires pensées, ilimaginait l'épouse du pasteur transiedans les bras de Raad, ou bien cedernier au confessionnal, à recevoir leschaleureux compliments du prélat pourles péchés qu'il revendiquait. Le fils deLamia se surprenait à ricaner à voixhaute, mais pour revenir aussitôt à sonindignation muette. Et il marchait, marchait, commechaque fois que la colère l'agitait. Alors, Tanios, on réfléchit avecles pieds ? Le garçon n'était pas d'humeur àse laisser interpeller de la sorte, mais

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cette voix était familière, et la silhouetteencore plus. Non pas tant celle deNader, que celle de son inséparablemule, chargée à hauteur d'homme. Tanios vint entourer le muletierspontanément de ses bras, avant de sesouvenir de la réputation qu'avait cethomme et de reculer d'un pas. Maisl'autre poursuivait son idée. Moi aussi, je réfléchis avec lespieds. Forcément, je ne fais quesillonner les routes. Les idées que tuforges avec les pieds et qui remontentvers la tête te réconfortent et testimulent, celles qui descendent de latête aux pieds t'alourdissent et tedécouragent. Ne souris pas, tu devraism'écouter gravement... Et puis non après

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tout, tu peux sourire, comme les autres.Personne ne veut de ma sagesse. C'estpour ça d'ailleurs que je suis obligé devendre ma camelote. Autrefois, chez lesArabes, on donnait un chameau enrécompense pour chaque parole desagesse. Ah ça, si tu pouvais vendre tesparoles, Nader... Je sais, je parle beaucoup, maisil faut que tu me comprennes, quand jevais d'un village à l'autre, des quantitésde choses me passent par la tête sansque je puisse en parler à quiconque.Alors quand j'arrive au village, je merattrape. Tu te rattrapes à tel point que tute fais chasser...

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C'est arrivé quelquefois, maisça n'arrivera plus. Ne compte pas surmoi pour aller raconter sur la Blata quele cheikh Raad s'est fait expulser del'école parce qu'il a massacré les roseset soulevé comme un sale voyou la robede cette dame. Et je ne raconterai pasnon plus que son père lui a donné unegifle à l'endroit et une autre à l'enversavant de le parader comme un hérosdans le village au milieu des vivats. Tanios se retourna et cracha troisfois du bout de la langue. Geste queNader réprouva. Tu aurais tort d'en vouloir à cesgens ! Ils savent comme toi et moi ce quiest arrivé, et ils jugent Raad comme toiet moi le jugeons. Mais cette querelle

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avec le patriarche et avec l'émirdevenait coûteuse et périlleuse, cettealliance avec les Anglais était lourde àporter, il fallait s'en sortir, et il fallait lefaire la tête haute... La tête haute ? Un séducteur téméraire peut êtreblâmé, il n'est jamais méprisé. C'estainsi. Son père peut parler de sesexploits en riant. Moi, je n'ai pas envie de rire.Quand je pense à Mrs Stolton, aux bruitsqui vont lui parvenir, j'ai honte. Ne t'en fais pas pour la femmedu pasteur, elle est anglaise. Et alors ? Elle est anglaise te dis-je ; lapire chose qui puisse lui arriver, c'est

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qu'elle soitobligée de quitter ce pays.Alors que pour toi et moi, quitter cepays, c'est ce qui peut nous arriver demieux. — Va t'en, Nader, je suis déjàassez triste comme cela, sans ta sagessede hibou ! L'indignation, la honte, latristesse, ces sentiments que lesréjouissances du village nourrissaient enlui, Tanios en tirait malgré tout uncertain réconfort, celui de savoir qu'ilavait raison contre tous, et qu'il gardaitles yeux grands ouverts quand les autres,tous les autres, se laissaient aveugler parla lâcheté et la complaisance. Lundimatin, se promit-il, dès qu'il serait ànouveau à l'école, il irait voir Mrs

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Stolton, il lui apposerait un baiser sur lamain comme faisaient les gentilshommesdont il avait lu les histoires dans leslivres anglais, lui témoignerait « sonplus profond respect et sa filialeaffection » ou quelque formule bientournée de ce genre, et il lui dirait aussique tout le village savait la vérité sur cequi était arrivé... Pas un instant Tanios ne s'étaitrendu compte qu'il était lui aussiaveuglé, non par la complaisance maispar l'espoir. L'espoir de quitter lechâteau le lendemain à la première heurepour retrouver la sérénité fraîche de sasalle de classe. Pas un instant il n'avaitsoupçonné cette chose pourtant simple,évidente : il n'était plus question à

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présent pour un fils du village d'aller àl'école du pasteur anglais. Le cheikh etle patriarche l'avaient clairementsignifié à Gérios avant de partir brasdessus, bras dessous au palais de l'émir. Depuis, l'intendant retardait dejour en jour, d'heure en heure, le momentredoutable où il lui faudrait annoncer lanouvelle à Tanios. Peut-être le garçonallait-il comprendre la chose de lui-même, et s'y résigner... Non, c'étaitimpossible, c'était impensable pour lui.Cette école était tout son espoir pourl'avenir, toute sa joie, il ne vivait quepour elle. C'est l'école du pasteur quil'avait réconcilié avec sa famille, avecle château, avec le village, avec lui-même, avec sa naissance.

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Le dimanche soir, la familleétait rassemblée autour d'un plat dekichk, à tremper des bouchées de paindans la soupe épaisse. Gérios racontaitce qu'il avait appris sur le conflit entrele pacha d'Egypte et la Sublime-Porte ;on parlait d'un combat qui se préparaitsur les bords de l'Euphrate. Lamia posait parfois quelquesquestions et donnait des directives à lajeune fille qui les servait. Tanios secontentait de hocher la tête, pensant àautre chose, au lendemain, à ce qu'ilallait dire au pasteur et à sa femme enles voyant pour la première fois aprèsl'incident. Th devrais peut-être dire àTanios..., suggéra la mère quand

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intervint une plage de silence. Gérios hocha la tête. Je veux bien lui répéter ce qu'onm'a dit, mais je ne vais rien luiapprendre, un garçon aussi intelligentque lui n'a pas besoin qu'on lui expliquelonguement, il a sûrement tout comprisde lui-même. De quoi parlez-vous ? De l'école anglaise. Ai-jebesoin de te dire qu'il n'est plus questiond'y aller ? Tanios se mit soudain à grelotter,comme si un torrent d'eau froide s'étaitengouffré dans la pièce. A grand-peine ilarriva à prononcer le mot « laych ?» —« pourquoi ? » Après ce qui s'est passé, notre

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village ne peut plus garder des liensavec cette école. Notre cheikh me l'aclairement dit avant de partir. Enprésence de notre patriarche. Que le cheikh décide pour sonidiot de fils mais pas pour moi. Je ne te permets pas de parlerde la sorte alors que nous sommes sousson toit. Raad n'a jamais rien vouluapprendre, il allait à l'école malgré lui,parce que son père l'y obligeait, et il estbien content de ne plus y aller. Moi, j'yvais pour étudier, j'ai beaucoup appris etj'ai envie de continuer à apprendre. Ce que tu as appris estsuffisant. Crois-en mon expérience, si tuétudies trop, tu ne supporteras plus de

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vivre au milieu des tiens. Tu doist'instruire juste ce qu'il faut pouroccuper pleinement ta place. C'estcela, la sagesse. Tu vas m'aider dansmon travail, je t'apprendrai tout. » Tu es un homme, maintenant. Ilest temps que tu commences à gagner tonpain. Tanios s'est levé comme un mort. Je ne mangerai plus de pain. Il monta alors vers l'alcôvesurélevée où il avait l'habitude dedormir, s'étendit, et ne bougea plus. Au début, on crut à une bouderied'enfant. Mais quand le soleil dulendemain se leva puis se coucha sansque Tanios eût desserré ses dents, nipour parler, ni pour manger, ni même

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pourboire une gorgée d'eau, Lamias'affola, Gérios alla s'enfermer dans sonbureau sous prétexte de mettre à jour sonregistre, mais surtout pour cacher sonangoisse. Et la nouvelle se répandit dansle village. Le mercredi soir, au quatrièmejour de son jeûne, Tanios avait la languerâpeuse, les yeux fixes et secs, et lesgens du village défilaient à son chevet,les uns cherchant à lui parler—en vain,il ne voulait pas entendre —, les autresvenus assister à ce spectacle étranged'un jeune homme qui se laissait glisserdoucement sur la pente de la mort. On essaya tout. La terreur del'Enfer qui attend le suicidé,l'interdiction de sépulture... il ne croyait

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plus en rien, il semblait attendre la mortcomme s'il s'agissait d'un merveilleuxembarquement. Même lorsque Gérios, en larmes,vint lui promettre qu'il le laisseraitréintégrer l'école du pasteur si seulementil acceptait ce verre de lait, il luirépondit, sans même le regarder : TU n'es pas mon père ! Je nesais pas qui est mon père ! Quelquespersonnes l'entendirent, et l'une d'ellesse dépêcha de dire : « Le malheureux, ildélire ! » Car on craignait de voir àprésent Gérios se tuer —de chagrin et dehonte — en même temps que Tanios. C'était jeudi, déjà le cinquièmejour de jeûne, et quelques visiteursproposaient à présent de lui ouvrir la

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bouche de force pour le nourrir, maisd'autres déconseillèrent ce procédé depeur qu'il ne mourût étouffé. Tout le monde perdait pied. Toutle monde, même le curé. Mais pas lakhouriyyé. Lorsque Lamia, sa jeunesœur, vint pleurer et se blottir dans sesbras comme lorsqu'elle était enfant, ellese leva et dit : — Il y a une seule chose à faire,et c'est moi qui vais la faire. Lamia,donne-moi ton fils ! Sans attendre de réponse, ellelança aux hommes : — Il me faut un chariot. On y transporta Tanios, à peineconscient, pour le coucher à l'arrière. Lakhouriyyé prit elle-même les rênes de

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l'attelage et partit sur la voie carrossablequi contournait la colline du château. Personne n'osa la suivre, sinondu regard jusqu'à ce que la poussière duchemin fût retombée. L'après-midi était sec et lespistachiers étaient couverts de veloursrosâtre. L'épouse du curé ne s'arrêta qu'àla grille de l'école anglaise. Elle portaelle-même le fils de sa sœur, et s'avançavers le bâtiment. Le pasteur puis MrsStolton sortirent à sa rencontre. — Il va mourir entre nos mains.Je vous le laisse. S'il se voit ici, avecvous, il recommencera à se nourrir. Elle le déposa sur leurs brastendus et repartit sans avoir franchi le

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seuil de leur maison. CINQUIÈME PASSAGE

Vieille-tête Dans les jours qui suivirentcette arrivée soudaine, nousobservâmes, Mrs Stolton et moi, unphénomène des plus étranges. Lescheveux de Tanios, jusque-là decouleur noire avec des reflets auburn,se mirent à blanchir à une vitesse quinous inquiéta. Nous étions souvent àson chevet pour le soigner, et d'une

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heure à l'autre, parfois, nous avionsl'impression que le nombre de cheveuxblancs sur sa tète s'était multiplié. Enmoins d'un mois, ce garçon de quinzeans avait la chevelure aussi blanchieque celle d'un vieillard. Je ne sais si ce prodige peuts'expliquer par l'épreuve de la faim qu'il venait de s'infliger, ou par quelqueautre raison naturelle. Mais les gens dupays voyaient en cela un signe, pourTanios lui-même, et peut-être pour lacontrée entière. De bon ou de mauvaisaugure ? Il n'y avait pas d'accord sur cepoint. Leur superstition souffrait,semble- t-il, des interprétations fortcontradictoires, auxquelles je préférai

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ne prêter qu'une oreille distraite. J'ai crucomprendre toutefois qu 'il existe dansce coin de la Montagne une légendeconcernant des personnages à lachevelure prématurément blanchie, qui,depuis l'aube des temps, apparaîtraientépisodiquement en certaines périodestroubles, pour disparaître aussitôt. Onles appelle des» vieilles-têtes », ouencore des* sages-fous ». Seloncertains, il s'agirait même d'unpersonnage unique qui se réincarneraitindéfiniment. Il est vrai qu'en pays druzela métempsycose est une croyancesolidement établie. Ephémérides du révérend Jeremy

Stolton, année 1836.

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I Si le Paradis est promis auxfidèles qui meurent, Tanios avait obtenu,par son ébauche de mort, une ébauche deParadis, sans que le Très-Haut lui tîntapparemment rigueur pour sa volonté desuicide. Le château du cheikh était vaste,certes, mais son univers était bordé dehauts murs et de baisemains. Lesécritoires se cachaient de honte et lespasse-temps s'exhibaient. Dans lamaison du pasteur, le respect allait avecle savoir. Tanios se tenait encore sur laplus basse marche de l'échelle, mais ilse sentait capable de les gravir toutes. A

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portée de sa main, la bibliothèque ; sesouvrages vivaient dans leurs peauxprécieuses, il aimait à les ouvrir, à lesentendre crisser, même ceux qu'il nepourrait comprendre avant quelquesannées. Un jour, il les aurait tous lus,c'était pour lui une certitude. Mais sa nouvelle vie ne seréduisait pas à cette bibliothèque, aubureau du révérend, ni aux voûtes dessalles de classe. Il avait désormais, àl'étage, sa chambre. Jusque-là, elle étaitréservée aux visiteurs de passage,généralement des Anglais ou desAméricains de l'Union, mais les Stoltonavaient tout de suite précisé à leurpensionnaire inattendu qu'elle serait àprésent la sienne. Elle avait un lit. Un lit

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à baldaquin. Jamais Tanios n'avaitcouché dans un lit. Les premiers jours, il était tropaffaibli, trop peu conscient pourapprécier ce moelleux. Très vite,cependant, il s'y était accoutumé, aupoint de se demander comment ilpourrait à nouveau dormir à même lesol, dans la peur constante des serpents,des scorpions sous la couverture, dublond lézard bou-braïss à la morsurebrûlante, et surtout du pire fléau d ̂tous,la terreur de son enfance, la « mèrequarante- quatre », autrement dit lemille-pattes, dont on disait qu'il sefaufilait dans l'oreille du dormeur pouraller s'agripper au cerveau ! Dans sa paisible chambre chez

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les Stolton se trouvaient une étagèreavec des livres nains, une armoireclouée au mur, un poêle à feu de bois, etune fenêtre vitrée donnant sur lesparterres fleuris de la révérende. Il avait interrompu son jeûne àl'instant même où il avait ouvert les yeuxdans un lit et vu l'épouse du pasteur luitendre une tasse. Le lendemain, sa mèrevint l'espionner du couloir, sans entrerdans la chambre, et elle partit rassurée.Trois jours plus tard, quand Lamia et lakhouriyyé frappèrent à nouveau à laporte du pasteur, ce fut Tanios qui leurouvrit. La première lui sauta au cou, lecouvrant de baisers, tandis que l'autrel'attira au-dehors, parce qu'elle nevoulait toujours pas franchir le seuil des

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hérétiques. — Ainsi, tu as su obtenir ce quetu voulais ! Les mains du garçon esquissèrentun geste de fausse impuissance, commepour dire : « C'est ainsi que je suis ! » — Moi, lui dit la khouriyyé,quand on me contrarie, je crie plus fortque tous, et tout le monde se tait, mêmebouna Boutros... — Moi, quand on me contrarie,je baisse la voix. Il avait un sourire matois, et satante secoua plusieurs fois la tête,feignant le désespoir. — Malheureuse Lamia, tu n'aspas su élever ton enfant ! S'il était chezmoi, avec quatre frères plus grands que

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lui et quatre autres plus petits, il auraitappris à hurler, à jouer des coudes, ilaurait appris à tendre la main vers lamarmite sans qu'on ait besoin de lesupplier ! Mais enfin, il est en vie, et ilsait se battre à sa manière, c'est le plusimportant. Le garçon souriait de toutes sesjoues, et Lamia crut le moment propicepour dire : — Demain, nous reviendronsavec ton père. — Avec qui ? En jetant ces mots froids, il seretourna, et s'engouffra dans un couloirobscur de la maison du pasteur. Et lesdeux femmes repartirent de leur côté. Il avait très vite repris les

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classes, et tous les élèves qui avaientune demande à formuler venaientdésormais en parler avec lui, comme s'ilétait « le fils de la maison ». Bientôt, lepasteur le chargea — « en raison de sescapacités, et en contrepartie de sesétudes et de son hébergement »,précisent ses éphémérides — d'exercerla fonction de répétiteur chaque foisqu'un élève accusait quelque retard dufait d'une absence ou d'une difficulté decompréhension. Il était amené ainsi àjouer les maîtres d'école avec descamarades plus âgés que lui. C'est sans doute afin de paraîtreplus mûr dans l'exercice de sa nouvellefonction qu'il songea à se laisser pousserun collier de barbe ; peut-être aussi pour

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marquer l'indépendance enfin acquise àl'égard du cheikh, et de tout le village.Une barbe encore clairsemée, guère plusdrue qu'un duvet, mais qu'il coupait,brossait, ajustait, surveillait, avec unsouci de perfection. Comme si elle étaitle nid de son âme. « Il avait cependant dans lestraits, dans le regard, et aussi dans lesmains, une douceur un peu féminine, medit Gébrayel. II ressemblait à Lamiacomme s'il était né d'elle seule. » Sa mère prit l'habitude de venirle voir tous les quatre ou cinq jours,souvent avec sa sœur. Ni l'une ni l'autren'osait plus lui suggérer de lesaccompagner au village. C'est seulementau bout de plusieurs mois qu'elles

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tentèrent une démarche en ce sens, nonauprès de Tanios, mais parl'intermédiaire du pasteur. Qui acceptade le raisonner ; s'il était heureuxd'accueillir chez lui le plus brillant deses élèves, et flatté de ressentir de sapart tant d'affection proprement filiale,le révérend Stolton n'ignorait pas que saMission serait mieux acceptée dans lacontrée où elle s'était établie lorsqueTanios se serait réconcilié avec safamille, avec le cheikh, avec son village. — Que les choses soient claires.Je souhaite que tu ailles en visite àKfaryabda, que tu revoies ton père ettous les tiens. Puis que tu reviennesvivre dans cette maison, où tudemeureras pensionnaire sans plus être

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réfugié. L'incident de Raad serait ainsi àmoitié dépassé, et la situationdeviendrait plus confortable pour tous. Arrivé à dos d'âne sur la Blata,Tanios eut l'impression que les gens duvillage ne s'adressaient à lui qu'avecprécaution, avec une certaine terreur,même, comme à un ressuscité. Et tousfaisaient mine de n'avoir pas remarquésa tête blanchie. Il alla se pencher au-dessus de lafontaine, il but l'eau si froide dans lecreux de ses mains jointes, et aucunbadaud ne s'approcha de lui. Puis ilmonta seul jusqu'au château, traînant samonture. Lamia l'attendait à la porte, pourle conduire auprès de Gérios, en le

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suppliant de se montrer le plus aimableavec lui, et de lui baiserrespectueusement la main. Un momentpénible, car l'homme s'étaitmanifestement mis à boire,abondamment. Il suait l'arak, et Taniosse demanda si, dans ces conditions, lecheikh allait le garder longtemps encoreà son service. L'alcool ne le rendait pasvolubile, il ne dit presque rien au filsprodigue. Il paraissait plus que jamaisengoncé en lui-même, un lui-mêmenoueux et tourmenté. Le garçon éprouvatout au long de leur rencontre silencieuseune culpabilité étouffante qui lui fitregretter d'être revenu, et d'être parti... etpeut-être même d'avoir accepté de senourrir à nouveau.

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Ce fut une ombre, mais la seuleombre. Raad était hors du village ; à lachasse ou chez ses grands- parents,Tanios ne chercha pas à savoir, tropheureux de ne pas avoir à le croiser. Onlui apprit seulement qu'entre le seigneuret son héritier, les relations étaienttumultueuses, et que ce dernier pensaitmême réclamer sa part du domaine,comme l'usage l'y autorisait. Lamia insista ensuite pourconduire son fils devant le cheikh. Quile prit dans ses bras comme lorsqu'ilétait enfant, le serra contre lui, avant dele dévisager. Il semblait ému de lerevoir, mais ne put s'empêcher de luidire : — Tu devrais raser cette barbe,

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yabné, c'est de la mauvaise herbe ! S'attendant à de pareillesréflexions, Tanios s'était promis de nepas manifester son agacement. Illaisserait dire, et n'en ferait qu'à sa tête.Il préférait entendre des commentairessur sa mise plutôt que sur l'école dupasteur. Question que le cheikh n'avaitapparemment pas l'intention d'évoquer ;sans doute se disait-il qu'il valait mieuxaprès tout garder ce lien ténu avec lesAnglais. Personne, d'ailleurs, nesemblait enclin à remettre sur le tapis unsujet aussi épineux. Même pas bounaBoutros, qui se contenta de prendre sonneveu à part pour lui faire jurer quejamais il ne se laisserait pervertir parl'hérésie.

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Le lendemain de son retourtombait un dimanche, et le garçon assistaà la messe ; chacun put alors vérifierqu'il faisait toujours le signe de croix dela même manière devant l'image de laVierge à l'Enfant. Sur ce plan, serassura-t-on, il ne s'était pas laissé «anglizer ». En sortant de l'église, Tanios vitarriver du côté de la grand-place lemarchand ambulant, tirant sa muledébordante de bricoles. Nader l'impie s'arrange toujourspour nous retrouver à la fin de la messe,lança l'épouse du curé. Il doit avoir laconscience si lourde qu'il n'ose plusentrer dans la maison de Dieu. Détrompe-toi, khouriyyé, moi je

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m'efforce toujours d'arriver à l'heure,mais c'est ma mule qui ne veut pas.Quand elle entend la cloche de loin, ellen'avance plus. C'est elle qui doit avoirdes péchés sur la conscience. Ou alors elle a été témoin detrop de choses qui l'ont horrifiée... Lapauvre bête, si elle pouvait raconter, tuserais déjà en prison. Ou au Purgatoire. Le Purgatoire, j'y suis déjà. Tucroyais que c'était le Paradis, par ici ? Cet échange était une tradition,les fidèles y étaient aussi habitués qu'aucarillon de l'église, auquel les braspuissants des paysans s'exerçaient ledimanche. Et lorsque le muletier étaitparfois en tournée loin de Kfaryabda,chacun sentait qu'il manquait quelque

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chose à la messe qu'il boudait. Lui-même usait de ce dialoguemoucheté comme d'un carillon,justement, pour attirer les chalands, et siquelquefois la khouriyyé oubliait de letaquiner, c'est lui-même quil'interpellait, la provoquait, jusqu'à lacontraindre à répondre ; alors seulementles fidèles, âmes apaisées et sourire auxlèvres, venaient desserrer leur bourse. Quelques endimanchés,cependant, s'éloignaient avec leurfamille, offusqués de voir l'épouse ducuré rire si complaisamment avec cepersonnage pervers. Mais la sœur deLamia avait sa philosophie tranquille. «Il/faut toujours dans un village un fou etun mécréant ! »

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Pendant que les acheteurs sepressaient autour de lui, ce jour-là,Nader fit signe à Tanios de l'attendre ; etil tapota sur le ventre de la mule pour luisignifier qu'un cadeau lui était destiné. Le jeune homme était intrigué. Ildut néanmoins patienter jusqu'à ce que lemuletier eût vendu le dernier foulard enpas-de-lion et la dernière pincée detombac avant de s'approcher. Nadersortit alors un superbe coffret en boispoli, contenant de toute évidence unobjet précieux. Mais ce n'est pas ici que tu doisl'ouvrir. Suis- moi ! Ils traversèrent la place duvillage, se dirigèrent vers la falaise quisurplombait la vallée. Vers un rocher à

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l'allure de siège majestueux. Je supposequ'il devait avoir un nom, à l'époque,mais plus personne ne se le rappelledepuis qu'on l'associe au souvenir deTanios. Le garçon l'escalada, suivi deNader qui portait le coffret sous sonbras. Il ne l'ouvrit que lorsqu'ils furenttous deux assis et adossés. C'était unelongue-vue. Etirée, elle avait la tailled'un bras tendu, et au bout la grosseurd'un poing d'enfant. De ce « trône » incliné tout aubord de la falaise, quand on se tournevers l'ouest, là où la montagne rejoint levert sombre de la vallée, on aperçoit lamer. Regarde, c'est un signe. On

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dirait qu'il passe seulement pour tesyeux ! Pointant sa longue-vue, Taniosput distinguer sur l'eau un trois-mâts auxvoiles déployées. C'est très certainement à cettescène que font allusion ces lignes de laSagesse du muletier : « J'ai dit à Tanios, quand nousétions ensemble sur le rocher : Si ànouveau les portes se fermaient devanttoi, dis-toi bien que ce n'est pas ta viequi s'achève, mais seulement la premièrede tes vies, et qu'une autre est impatientede commencer. Embarque-toi alors surun navire, une ville t'attend. « Mais Tanios ne parlait plus demourir, il avait le sourire au cœur, et sur

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les lèvres un prénom de femme. » Il avait murmuré : « Asma ».L'instant d'après, il s'en était voulu. Seconfier ainsi à Nader, l'être le plusbavard de la Montagne et du Littoral ?

Tanios et Asma.

Il était écrit que leurs amoursquasiment enfantines ne resteraient paslongtemps cachées ; mais que la languedu muletier n'y serait pour rien.

Si Tanios tenait à garder sonsecret, ce n'était pas seulement parpudeur ordinaire. Lui qui venait de seréconcilier avec le cheikh, avec Gérios,avec le village, comment aurait-il pu

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leur avouer qu'il aimait la fille de leur «voleur », de celui, en tout cas, qu'ilsavaient banni ? Depuis ce jour, deux ans plus tôt,où le fils de Lamia avait croisé Roukozavec son escorte sur la route et choisi dele saluer, il y avait eu dans leursrapports des moments d'affectionréciproque et d'autres d'éloigne- ment.Quand Tanios avait voulu prendre sesdistances à l'égard du village etrenvoyer en quelque sorte ses deux «pères » dos à dos, il s'était senti prochede l'ancien intendant ; en revanche, lorsdu conflit avec le patriarche au sujet del'école anglaise, c'est du village et deson cheikh que le garçon s'était retrouvésolidaire, et les propos que tenait le

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banni l'avaient exaspéré. Il avait décidéde ne plus le fréquenter, et pendant lespremiers mois de son séjour chez lepasteur, il n'avait pas songé une seulefois à lui rendre visite. Mais un après-midi, sortimarcher après les cours sur le cheminqui allait de Sahlaïn à Dayroun, il l'avaitvu au loin, entouré de ses gardes commeà l'ordinaire. Le jeune homme avaitd'abord été tenté de s'engouffrer dansquelque sentier sous les arbres. Puis ils'était ravisé — « Pourquoi devrais-jefuir comme le chacal qui a peur de sonombre ?» — et il avait donc poursuivisa route, résolu à se montrer poli, maispressé. L'autre, cependant, l'avait

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aperçu, avait sauté de son cheval, avaitcouru vers lui les bras ouverts. — Tanios, yabné, j'avaisdésespéré de te revoir. Heureusementque le hasard se moque de nosréticences... De force presque, il l'avaitramené chez lui, lui avait fait visiter samaison, qu'il ne cessait d'agrandir, etaussi son nouveau pressoir à huile, sesdeux magnaneries, ses champs demûriers blancs, en lui expliquant dans ledétail à quel moment il fallait cueillirles feuilles pour obtenir des vers lameilleure qualité de soie... Le garçonavait dû s'arracher à ses mains et à safaconde pour rentrer à une heuredécente. Non sans avoir promis de

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revenir le dimanche suivant pourdéjeuner, et se laisser promenerencore... Chacun savait que Roukozn'avait pas de plus grande joie que cellede conduire ses invités à travers sapropriété. Avec Tanios, néanmoins, il nes'agissait plus seulement d'étaler sarichesse. La toute première fois, peut-être, mais les fois suivantes, avec tantd'explications patientes, surtout auxabords des magnaneries, dans l'odeurpestilentielle des vers en putréfaction,ce n'était plus la vantardise,l'ostentation, le garçon s'était sentientouré d'une sollicitude renouvelée, àlaquelle il n'était pas insensible. Asma était souvent avec eux

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dans leurs promenades. Tanios luitendait la main parfois pour l'aider àenjamber un buisson épineux ou uneflaque d'eau ; quand les terrassescultivées n'étaient pas hautes, elle sautaitcomme les hommes de l'une à l'autre etvenait s'appuyer sur la poitrine de sonpère ou sur l'épaule de Tanios. Rienqu'un instant, juste le temps de seretrouver sur ses deux jambes. A tout cela, le garçon se prêtaitsans déplaisir ; mais en repartant chezlui — chez les Stolton — il n'y pensaitplus. Rarement il adressait la parole àcette fille, et il évitait de laisser traînersur elle son regard, il aurait eul'impression de trahir la confiance deson hôte. Est-ce parce que, comme croit

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l'avoir observé le pasteur, « il s'agitd'une société où la politesse suprême àl'égard des femmes consiste à lesignorer »? Il me semble qu'il y avaitsurtout, de la part de Tanios, le jeuneâge et ses timidités. C'est seulement le dimanche quiavait précédé son retour au village et sarencontre avec Nader à bord du rocherque Tanios avait eu une autre visiond'Asma. Il était allé chez Roukoz et nel'avait pas trouvé. Mais, en habitué deslieux, il était entré quand même, et s'étaitpromené de pièce en pièce pour voir oùen étaient les travaux. L'ancien intendantse faisait aménager une salle d'audiencedigne d'un palais, digne, surtout, de sesambitions, puisqu'elle était plus vaste

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encore que la salle aux Piliers ducheikh, dont il se voulait le rival. Elleétait encore inachevée. Les marqueteursavaient tapissé les murs de boiseriedamasquinée, mais le sol n'était pasencore carrelé ; et de la fontaine prévueau milieu de la pièce on ne voyaitencore qu'un octogone tracé à la craie. C'est là que se trouvait Taniosquand Asma était venue le rejoindre. Ilss'étaient mis à admirer ensemble laminutie des artisans de la nacre. Le solétait encombré de seaux, de longschiffons, de carreaux de marbre empilés,et d'un panier d'ustensiles pointus que lafille avait failli heurter du pied. Tanioslui avait alors pris la main pour lui fairecontourner l'obstacle. Et comme à

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chaque pas elle manquait de trébucher, ilavait gardé sa main fermement dans lasienne. Ils étaient ainsi depuis unmoment à se promener, à s'émerveiller,nez au plafond, lorsque des bruits de pasleur étaient parvenus du corridor. Asma retira vivement sa main. — Quelqu'un pourrait nous voir ! Tanios se tourna vers elle. Elle avait douze ans, et c'étaitune femme. Avec des lèvres redessinéeset un parfum de jacinthe sauvage. Ils recommencèrent à flâner dansle salon inachevé, mais ni l'un ni l'autrene voyait plus ce qu'il prétendaitadmirer. Et lorsque les pas dans lecouloir se furent éloignés, leurs mains se

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rapprochèrent. Ce n'étaient plus lesmêmes mains qui se tenaient. Celled'Asma parut à Tanios chaude ettremblante comme un corps d'oiseau.Comme cet oisillon tombé du nid, qu'unjour il avait recueilli au creux de sapaume et qui lui avait paru à la foisapeuré par cette main étrangère etrassuré de n'être plus abandonné. Ils regardèrent ensemble vers laporte. Puis l'un vers l'autre. Baissèrentalors les yeux en riant d'émotion. Seregardèrent encore. Leurs paupières serefermèrent. Leurs souffles tâtonnaientdans le noir. Vos lèvres se sont frôlées, puisse sont écartées,

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Comme si vous aviez épuisévotre part de bonheur et que vous aviezpeur d'empiéter déjà sur celles desautres, Vous étiez innocents ? De quoipréserve-t-elle, l'innocence ? Même le Créateur nous ditd'égorger les agneaux pour nosréjouissances, Jamais les loups... Si Tanios avait pu lire, en cesjours-là, les vers du muletier impie, ilaurait maudit une fois encore sa «sagesse de hibou ». Et il aurait euraison, car il allait connaître le bonheurdans la maison d'Asma. Bonheur

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passager ? Ils le sont tous ; qu'ils durentune semaine ou trente ans, on pleure lesmêmes larmes quand arrive le dernierjour, et l'on se damnerait pour avoirdroit au lendemain. Il aimait cette fille ; elle l'aimait,et son père à l'évidence l'agréait. Il yavait des paroles qu'il comprenaitdésormais autrement. Ainsi, lorsqueRoukoz l'appelait : « Mon fils ! », cen'était pas « fils » qu'il fallait entendremais « gendre », « futur gendre ».Comment ne l'avait-il pas vu plus tôt ?Si l'ancien intendant l'entretenait ainsi deses affaires, c'est forcément parce qu'ilvoyait en lui le futur époux de sa filleunique. Dans un an, elle aurait treize ans,et lui seize, presque dix-sept, ils

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pourraient se fiancer, et dans deux ans semarier pour dormir l'un près de l'autre. Ses visites chez Roukoz au coursdes semaines suivantes ne firent queconforter ces impressions. Son hôte luidisait par exemple, au détour d'unephrase : « Quand ce sera à toi de dirigercette affaire... » ; ou même, plusdirectement : « Quand tu seras dans cettemaison... », l'air de rien, comme si lachose était convenue. Son avenir lui apparut soudaincomme tracé déjà, et par la main la plusbienveillante puisqu'elle lui promettaitl'amour, le vaste savoir, et la fortune enprime. Quel obstacle y avait-il encoresur sa route ? Gérios et Lamia ? Il

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saurait obtenir leur consentement, oualors il passerait outre. Le cheikh ? tuest certain qu'il ne s'attirerait pas sesfaveurs en épousant la fille de sonennemi, mais pourquoi aurait-il besoinde ses faveurs ? La maison de Roukozn'était pas sur ses terres, après tout, et sil'ancien intendant avait su le défierdepuis tant d'années, qu'y avait-il àcraindre ? Tanios était confiant ; c'est enobservant de plus près son « beau-père» qu'il allait retrouver l'inquiétude. Impressionné par la fortune deRoukoz, par son domaine qui ne cessaitde s'étendre, par l'opulence de sademeure, par les lettres de protectionqu'il exhibait, et peut-être plus que tout

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par sa violence verbale à l'encontre desféodaux, le garçon s'était laissépersuader que le père d'Asma n'étaitplus un banni en quête de réhabilitationmais un sérieux rival pour le cheikh, etmême son égal. C'est bien ce que Roukozambitionnait de devenir— et, enattendant, de paraître. Par la richesse, ill'était déjà ; mais le reste ne suivait pas.Au fil des ans, le maître de Kfaryabda,moins avide d'argent que de plaisirs,s'était lentement appauvri ; son coffreétait régulièrement à sec, et sil'intervention ponctuelle de l'émissaireanglais avait permis de faire face à unpaiement exceptionnel, c'est à grand-peine qu'on s'acquittait des impôts

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annuels qui, en ces années de guerre, necessaient de s'alourdir. Dans la grand-salle du château, certains piliers avaientà présent une apparence fort lépreuse àcause de l'eau qui suintait par la toiture.Cependant que Roukoz, chaque jour plusprospère grâce au ver à soie, avait faitvenir les plus habiles artisans pour luiaménager un majlis de pacha ; la sallepouvait contenir cent vingt personnesassises sans se serrer. Encore fallait-il que cesvisiteurs fussent là... Plus le salon deRoukoz s'agrandissait, plus onremarquait qu'il était vide ; plus ilembellissait, plus il paraissait superflu.Tanios avait fini par s'en rendre compte,et lorsqu'un jour, l'ancien intendant lui

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avait ouvert son cœur, c'était toujours uncœur de proscrit. Le patriarche me protégeait ducheikh, et il s'est réconcilié avec lui.Ensemble, ils sont allés chez l'émir,comme pour me priver de mon deuxièmeprotecteur. Depuis, je me couche chaquesoir eif me disant que c'est peut-être madernière nuit. Et tes gardes ? J'ai doublé leurs gages lasemaine dernière. Mais si, sur les douzeapôtres, il s'est trouvé un Judas... » Je ne peux plus compter quesur le pacha d'Egypte, Dieu prolonge savie et étende son empire ! Mais il a,n'est-ce pas, d'autres soucis que mapersonne...

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« Cest sur l'insistance du khwéjaRoukoz, l'ancien intendant du château,que les troupes égyptiennes vinrentétablir à Dayroun un poste decommandement fort de deux centshommes, réquisitionnant pour les logertrois grandes maisons avec leurs jardins; les officiers habitaient dans les murs etleurs soldats sous les tentes. Jusqu'alors,les troupes du pacha n'étaient pas venuesdans notre voisinage, sinon pour desincursions passagères, alors qu'ellesavaient déjà leurs quartiers dans laplupart des grandes bourgades de laMontagne. « Leurs patrouilles allaientdésormais se répandre matin et soir dansles rues de Dayroun, de Sahlaïn et de

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Kfaryabda... » Le moine Elias rapporte ici uneversion encore entendue de nos jours,mais qui me semble peu crédible.Roukoz avait certes vécu quelquesannées en Egypte, il savait le dialecte dupays et s'était acheté quelquescomplaisances, dont la fameuse lettre deprotection ; mais de là à déplacer lesarmées du pacha selon sa convenance...Non. Si les troupes égyptiennes s'étaientrapprochées de mon village, c'estqu'elles avaient prévu de se déployerpeu à peu dans tous les recoins de laMontagne pour raffermir leur emprise. Cela dit, il est clair que le pèred'Asma avait vu là une bénédiction,l'aboutissement de ses prières, sa chance

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de salut. Et peut-être un peu mieux quecela encore... III Tanios se trouvait en visite chezle père d'Asma lorsqu'il vit arriver, unjour de décembre, le commandant de lagarnison de Dayroun, Adel efendi,accompagné de deux autres officiers enbonnets de feutre vert, avec des barbesabondantes mais soignées. La premièreréaction du garçon fut de méfiance etd'inquiétude, mais son hôte lui glissa,tout sourires : — Ce sont des amis, il ne sepasse plus trois jours sans qu'ilsviennent me voir.

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Roukoz avait fait cependantsigne à Asma de s'éclipser, il n'estjamais bon de montrer une fille auxsoldats. Cette précaution prise, sonaccueil fut chaleureux. A Tanios, ildésigna les officiers comme « desfrères, et mieux encore que des frères » ;et à eux, il présenta bien entendu legarçon comme « aussi cher à mon cœurque s'il était mon propre fils ». « Rien de moins qu'une réunionde famille », ironise le pasteur Stoltondans un compte rendu détaillé de cetterencontre, compte rendu inspiré de ceque son pupille — pour une raison qu'onne va pas tarder à comprendre — allaitlui rapporter à l'instant même de son

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retour à Sahlaïn. Ce que Tanios remarqua deprime abord chez ces officiers del'armée d'Egypte, c'est qu'aucun d'euxn'était égyptien ; Adel efendi étaitcrétois d'origine, et parmi ses adjointsl'un était autrichien, l'autre circassien.Rien d'étonnant à cela, puisqueMéhémet-Ali lui- même était né enMacédoine de parents albanais. Tous,cependant, parlaient l'arabe avecl'accent égyptien, et paraissaientdévoués à leur maître et à sa dynastie. Ainsi qu'à ses idéaux. A lesentendre, ce n'était pas une guerre deconquête qu'ils menaient mais un combatpour la renaissance des peuplesd'Orient. Ils parlaient de modernisation,

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d'équité, d'ordre et de dignité. Taniosécoutait avec intérêt, dodelinantquelquefois de la tête en signe desincère approbation. Comment aurait-ilpu en être autrement quand ces hommesénergiques pourfendaient l'incurieottomane, parlaient d'ouvrir des écolespartout, de former des médecins, desingénieurs. Le garçon fut tout aussiimpressionné quand le commandantpromit de mettre fin à toutediscrimination entre communautésreligieuses, et d'abolir tous lesprivilèges. A ce point du discours,Roukoz leva sa coupe à la santé desofficiers, à la victoire de leur maître, etse jura de plumer la moustache du

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cheikh en guise de contribution àl'abolition des privilèges. Tanios n'eutaucun scrupule à boire une rasade d'araken imaginant la scène — il aurait mêmevolontiers ajouté la barbiche de Raad ;et une gorgée de plus quand Adel efendipromit d'abolir, dans la foulée, « lesprivilèges des étrangers ». Le commandant se lançaaussitôt dans une diatribe enflammée,exemples à l'appui ; la chose, de touteévidence, lui tenait à cœur. — Hier, je me trouvais entournée dans les villages, et partout oùma monture me conduisait, je me sentaischez moi. Je pouvais entrer dansn'importe quelle maison, elle m'étaitouverte. Jusqu'au moment où je suis

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passé devant la résidence d'un pasteuranglais. Il y avait sur la grille le drapeaude son roi. Et je me suis senti insulté. Tanios ne parvenait soudain plusà avaler son arak, et il n'osait même pluslever les yeux de peur de se trahir. Selontoute apparence, l'officier ne savait pas,il ne pouvait pas soupçonner que cettemaison interdite par un drapeau étrangerétait aussi la sienne. — Est-il normal, insistait Adelefendi, que les étrangers soient plusfavorisés, plus respectés, plus craintsque les enfants du pays ? Se souvenant qu'il n'était, lui-même, pas tout à fait un enfant du pays— ni un fils de l'Egypte, ni surtout unfils de cette Montagne qu'il avait

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conquise —, il jugea utile de clarifier : — Moi-même, je ne suis pas néici, me direz-vous. (Personne ne seserait hasardé à le lui dire.) Mais je mesuis mis au service de cette glorieusedynastie, j'ai adopté la langue du pays,sa religion, son uniforme, je me suisbattu sous son drapeau. Alors que cesAnglais, tout en vivant parmi nous, necherchent à servir que la politique del'Angleterre et ne respectent que ledrapeau anglais, ils s'imaginent qu'il lesplace au-dessus de nos lois... Roukoz se dépêcha de dire, àvoix haute, qu'il n'y avait absolument paslieu de comparer Adel efendi à cesétrangers, que ces Anglais étaientl'engeance la plus arrogante qui fût, que

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Son Excellence n'était évidemment pasun étranger, mais un frère. Tanios ne ditrien. « Mon pupille était cependantperplexe, plus qu'il n'a voulu mel'avouer, notera le pasteur. « D'un côté, il y avait sonaffection sincère envers moi et MrsStolton, et son attachement à notre œuvreéducatrice. Mais, dans le même temps, ilne pouvait être totalement insensible aufait que les étrangers puissent bénéficierde privilèges auxquels les gens du paysn'ont pas accès. Son sens de l'équité enétait quelque peu malmené. « Comprenant sa perplexité, jelui expliquai qu'en règle générale lesprivilèges étaient scandaleux dans une

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société fondée sur le droit, mais qu'àl'inverse, dans une société où règnel'arbitraire, les privilèges constituaientparfois un barrage contre le despotisme,devenant ainsi, paradoxalement, desoasis de bon droit et d'équité. C'est trèscertainement le cas de la sociétéorientale d'aujourd'hui, qu'elle soitottomane ou égyptienne. Ce qui estscandaleux, ce n'est pas que les soldatsne puissent pas entrer librement dansnotre Mission de Sahlaïn ou dans lademeure d'un Anglais. Ce qui estproprement scandaleux, c'est qu'ilss'arrogent le droit de pénétrer à leurguise dans n'importe quelle école etn'importe quelle maison du pays. Ce quiest scandaleux, ce n'est pas qu'ils ne

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puissent pas se saisir de la personned'un sujet britannique, mais qu'ilspuissent disposer à leur gré de toutes lespersonnes qui ne bénéficient pas de laprotection d'une Puissance. « Je conclus en disant que si ceshommes voulaient abolir les privilèges,la bonne manière de procéder ne seraitpas de soumettre les étrangers au sortpeu enviable de la population locale,mais au contraire de traiter toutepersonne de la manière dont on traite lesétrangers. Car ces derniers sontsimplement traités comme doit l'êtretoute personne humaine... « Je crains de m'être quelque peuemporté en formulant ma réponse, et MrsStolton me l'a reproché, mais il me

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semble que mon pupille a été sensible àmon point de vue. » Le pasteur fut moins écoutélorsqu'il conseilla à son pensionnaired'éviter de se rendre à l'avenir dans unemaison fréquentée par les militaireségyptiens. C'est très certainement ce quela sagesse eût commandé. Mais encontrepoids de cette sagesse, il y avaitle sourire d'Asma, et toute la voied'avenir qu'éclairait ce sourire. Pourrien au monde Tanios n'aurait voulu yrenoncer. Le sujet délicat qui avaitassombri la première rencontre avec lesofficiers ne devait d'ailleurs plus revenirsur le tapis. Les deux ou trois fois oùTanios les croisa encore chez Roukoz,

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on parla surtout des péripéties de laguerre, de l'inéluctable victoire dumaître de l'Egypte sur le sultan ottoman,et à nouveau de l'abolition desprivilèges, mais seulement ceux desféodaux, avec une attention particulièrepour le cas du cheikh Francis et pour lesort promis à sa moustache. Tanios ne se gêna pas pour boireencore à cette joyeuse perspective. Ilétait arrivé à une sorte de compromisavec lui-même sur la question desprivilèges : maintenir ceux desressortissants étrangers, abolir ceux descheikhs. Ce qui permettait de ménager àla fois les inquiétudes du pasteur et lesaspirations du père d'Asma, ainsi queses propres inclinations.

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N'y avait-il pas, en effet, entreles deux types de privilèges, unedifférence de nature ? Si les concessionsaccordées aux Anglais constituaient pourl'heure — il voulait bien l'admettre —un barrage contre le despotisme, lesprivilèges outranciers des famillesféodales, qui s'exerçaient depuis desgénérations sur une population résignée,ne servaient aucune cause identifiable. Ce compromis convenait à soncœur et à son intelligence, le garçon futapaisé lorsqu'il l'eut trouvé. Si apaiséqu'il ne vit pas entre les deux types deprivilèges une autre différence, quiaurait pourtant dû lui sauter aux yeux :contre les Puissances étrangères, lesofficiers du vice-roi d'Egypte ne

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pouvaient pas grand- chose, sinon pesteret jurer et boire. Contre le cheikh, ilspouvaient. Sa moustache était plus facileà plumer que la crinière du lionbritannique. SIXIÈME PASSAGE Une étrange médiation Il était écrit que les malheursqui ont frappé notre village devaientculminer en un acte abominable,ponant malédiction : le meurtre du

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patriarche triplement vénéré, par desmains qui ne semblaient pourtantnullement faites pour le crime.

Chronique montagnarde, œuvredu moine Elias.

I L'année trente-huit futcalamiteuse dès le commencement ; c'estle 1er janvier qu'eut lieu le tremblementde terre. Ses traces demeurent dans lapierre, et son souvenir. Le village somnolait depuis dessemaines sous une épaisseur de neige, latête des pins en était lourde et les enfants

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dans la cour de l'école s'enfonçaient plushaut que les mollets. Mais le temps étaitclair, ce matin-là. Pas le moindre nuage.« Le soleil de l'ours » — beaucoup delumière, sans chaleur. Vers midi, ou peu avant, il y eutun grondement. Comme un rugissementmonté des entrailles du sol, mais c'est leciel que les villageois s'étaient mis àscruter, en se parlant d'une maison àl'autre. Peut-être était-ce un tonnerrelointain, ou une avalanche... Quelques secondes plus tard, unautre grondement, plus violent. Les murstremblaient, et les gens se retrouvèrenttous dehors à crier : « Hazzé ! Hazzé ! »Certains couraient vers l'église. D'autress'étaient agenouillés sur place, qui

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priaient à voix haute. Cependant qued'autres encore se mouraient déjà sousles décombres. Et l'on se souvint que leschiens n'avaient cessé de hurler depuisl'aube, et aussi les chacals de la vallée,qui d'ordinaire demeuraient silencieuxjusqu'au soir. « Les gens qui se trouvaient auvoisinage de la fontaine assistèrentalors, dit la Chronique, à un spectaclequi les effraya. La façade du château selézardait devant leurs yeux, la déchirures'y propageait comme sous l'effet degigantesques ciseaux. Se souvenant d'unpassage des Saintes Ecritures, plusieurspersonnes détournèrent le regard de peurd'être figées en statues de sel si ellescontemplaient de leurs yeux la colère de

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Dieu. » Le château ne s'effondra pas,cette année-là, ni aucune de ses ailes ;hormis cette fissure, il souffrit mêmepeu. D'ailleurs, chose remarquable, lemur lézardé est encore debout de nosjours. Debout avec sa lézarde, quandd'autres murs du château, plus anciens ouplus neufs, se sont écroulés depuis.Debout au milieu de l'herbe folle,comme si, d'avoir annoncé le malheur, ilen avait été préservé. Ou comme si lemessage ne s'était pas encore pleinementaccompli. Au village, en revanche, ondénombra une trentaine de victimes. Plus grave encore, me ditGébrayel, la maison du muletier s'était

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écroulée. Une vieille bâtisse où il avaitaccumulé des milliers d'ouvrages en tousgenres. Un trésor, hélas ! La mémoire denotre Montagne ! Nader était en tournée,loin de Kfaryabda. Quand il revint unesemaine plus tard, la neige avait fondu,et toute sa bibliothèque se décomposaitdans la boue. On dit qu'il avait, parmises livres... Je n'écoutais plus depuis unmoment, j'en étais resté à sa premièrephrase. Plus grave encore, as-tu dit ?Plus grave que les trente victimes ? Il avait dans les yeux l'étincellede la provocation. Tout aussi grave, du moins.Lorsqu'un cataclysme se produit, moi je

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pense bien sûr aux gens et à leurssouffrances, mais je tremble tout autantpour les vestiges du temps passé. Les ruines autant que leshommes ? Mais enfin, ces pierresfaçonnées, ces feuilles sur lesquelles àpeiné l'auteur ou le copiste, ces toilespeintes, ces mosaïques, ce sont aussi desfragments d'humanité, c'est justementcette part de nous que nous espéronsimmortelle. Quel peintre voudraitsurvivre à ses toiles ? Malgré les singulièrespréférences de Gébrayel, ce n'est pas ladestruction des livres du muletier quivalut à cette année-là d'être appeléecalamiteuse. Ni le tremblement de terre,

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d'ailleurs, qui ne fut que la plaieannonciatrice. Ni seulement le meurtredu patriarche. « L'année entière de bouten bout ne fut, dit la Chronique, qu'unemême traînée de malheurs. Des maladiesinconnues, des naissances monstrueuses,des éboulements, et plus que tout ladisette et les extorsions. L'impôt annuelfut collecté deux fois, en février puis denouveau en novembre ; et comme si celane suffisait pas encore, on s'ingénia àmultiplier les taxes, sur les personnes,sur les chèvres, les moulins, le savon,les fenêtres... Les gens n'avaient plus nipiastre noire ni piastre blanche, niprovisions ni bétail. « Et lorsqu'on apprit que lesEgyptiens avaient l'intention de

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confisquer les bêtes de somme et detrait, les gens de Kfaryabda n'eurent plusd'autre choix que de précipiter leursânes et leurs mulets du haut de lafalaise... » Ce n'était pas, malgré lesapparences, un acte de dépit, ni même derésistance. Seulement une précaution,explique le chroniqueur, car une fois lesanimaux repérés et saisis, les hommesdu commandant Adel efendiappréhendaient le propriétaire pourl'obliger à conduire lui-même la bête «enrôlée ». « Le pire des gouvernantsn'est pas encore celui qui te bastonne,c'est celui qui t'oblige à te bastonner toi-même », conclut-il. Dans le même ordre d'idées, le

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moine Elias signale que les habitants deKfaryabda s'imposaient de ne plus guèresortir de chez eux à certaines heures. Leshommes du pacha d'Egypte traînaientpartout, chez le barbier, chez l'épicier,chez le cafetier de la Blata à jouer latawlé, et le soir ils venaient en bande,ivres, pour chanter et crier sur la placeet dans les rues attenantes, si bien queplus personne ne fréquentait ces lieux,non par bravade, mais encore une foispar sage précaution, car les soldatss'arrangeaient chaque jour pourinterpeller un passant et l'humilier sousquelque prétexte. A partir de la mi-février, lecheikh décida à son tour de s'enfermerdans son château, et de ne même plus

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sortir sur le perron ; il venaitd'apprendre que Saïd beyk, son pair deSahlaïn, se promenant dans son domaine,avait été intercepté par une patrouillequi lui avait demandé de décliner sonidentité... L'incident avait plongé le maîtrede Kfaryabda dans une profondemélancolie. A ses sujets qui montaient levoir, portant leurs doléances, et qui lesuppliaient d'intervenir auprès ducommandant égyptien, il répondait pardes formules compatissantes, parfoisquelques promesses ; mais il ne bougeaitpas. Certains voyaient là un aveud'impuissance, d'autres une marqued'insensibilité. « Quand c'est le filsd'une grande maison qui subit une

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vexation, le cheikh s'estime offensé ;quand c'est nous, les métayers, quisouffrons... » Le curé dut lui faire desreproches : — Notre cheikh se montrehautain avec les Egyptiens, et cesderniers y voient peut-être du mépris, cequi les incite à devenir chaque jour plusféroces. — Et que devrais-je faire,bouna ? — Inviter Adel efendi auchâteau, lui témoigner un peu deconsidération... — Pour le remercier de tout cequ'il nous a fait, n'est-ce pas ? Mais sic'est cela que les gens veulent, je ne m'y

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opposerai pas. Khwéja Gérios lui écriraune lettre aujourd'hui même pour lui direque je serais honoré de l'accueillir etd'avoir un entretien avec lui. Nousverrons bien. Le lendemain, en fin de matinée,un soldat arriva avec la réponse, queGérios décacheta sur un signe du maître,et parcourut des yeux. Il y avait dans lasalle d'audience la foule grave desmauvaises fêtes. Chacun vit que l'épouxde Lamia avait soudain le visagecongestionné, sans que l'arak en fût cettefois l'unique cause. — Adel efendi ne veut pasvenir, cheikh. — Il insiste pour que je medéplace moi-même jusqu'à son

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campement, je suppose... — Non, il veut que notre cheikhaille le retrouver cet après-midi... chezRoukoz. Les regards étaient à présent tousfixés sur la main du maître, qui sereferma en boule sur son passe- temps. — Je n'irai pas. S'il m'avaitproposé d'aller à Dayroun, je me seraisdit : c'est un bras de fer, nous plions unpeu, puis nous nous redressons. Mais là,il ne cherche pas la conciliation, il veutseulement m'humilier. Les villageois se consultèrent ensilence, et le curé parla en leur nom. — Si cette rencontre estnécessaire pour dissiper les malentenduset nous éviter d'autres souffrances...

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— N'insiste pas, bouna, je nemettrai jamais les pieds dans cettemaison construite avec l'argent qu'on m'avolé. — Même pour sauver le villageet le château ? Cest Raad qui avait posé cettequestion. Son père le fixa dans unsilence de mort. Ses yeux se firentsévères, puis outragés. Puis méprisants.Puis se détournèrent de lui pour revenirvers le curé. Auquel, après un temps, lecheikh s'adressa d'une voix lasse. — Je sais, bouna, c'est del'orgueil, ou appelle-le comme tul'entends, mais je ne peux pas agirautrement. Qu'on me prenne le château,le village, je ne veux rien de la vie.

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Mais qu'on me laisse mon orgueil. Jemourrai sans avoir franchi le seuil decette maison de voleur. Si mon attitudemet le village en péril, qu'on me tue,qu'on arrache mon gilet, et qu'on enhabille mon fils pour l'installer à maplace. Lui acceptera d'aller chezRoukoz. Dans son front, des veines segonflèrent. Et son regard se durcit aupoint que plus personne ne voulaitprendre la parole. C'est alors que Gérios, enhardipar l'alcool qui s'était mêlé à son sangtout au long de la journée, eut uneillumination : — Pourquoi parler de meurtre etde deuil ? Dieu prolonge la vie de notre

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cheikh et le maintienne au-dessus de nostêtes, mais rien ne lui interdit dedéléguer son fils et héritier pour leremplacer à cette rencontre. Le cheikh, encore ulcéré parl'intervention de Raad, ne dit rien, cequ'on interpréta comme un assentiment.Il laissa faire, et se retira dans sachambre avec son passe-temps. La réunion chez Roukoz futbrève. Elle n'avait pas d'autre objet quede malmener quelque peu la moustachedu cheikh, et la venue de son fils futconsidérée par tous comme unehumiliation suffisante. Raad réussit àdire de sept manières différentes que levillage n'avait que loyauté envers levice-roi d'Egypte et son fidèle allié

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l'émir. Et l'officier promit que seshommes se montreraient désormaismoins sévères avec les gens du village.Puis il se retira au bout d'une demi-heure, prétextant un autre engagement.

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Le jeune cheikh, en revanche,peu pressé de revenir affronter son père,accepta de faire le tour de la propriétéau bras du « voleur », du « scélérat », du« banni »... Entre les deux hommes allaitnaître sinon une amitié du moins uneconnivence. Dans le même temps, leconflit jusqu'alors latent entre Raad etson père éclatait au grand jour. Pendantquelques semaines, le château fut lesiège de deux cours rivales, et plus d'unefois on faillit en venir aux mains. La chose, toutefois, ne dura pas.Ceux qui s'étaient regroupés autour dujeune cheikh dans l'espoir qu'il feraitpreuve de plus de sagesse que son pèreface aux Egyptiens durent déchanter. Sa

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légèreté, son inconsistance leur sautèrentaux yeux. Bientôt le jeune homme n'eutplus à ses côtés que cinq ou sixcompagnons d'inconduite, soûlards ettrousseurs, que le commun desvillageois méprisait. Il faut dire aussiqu'il fut desservi non seulement par sesinhabiletés et ses incohérences, maiségalement par son accent, l'accentabhorré des « sauterelles » du Jord, dontil n'avait jamais pu se défaire, et quidressait un mur entre ses sujets et lui. Tanios n'appréciait guère larelation entre Roukoz et Raad. Que cedernier fût un instrument dans la luttecontre le cheikh, il était à même de lecomprendre. Mais il n'avait nulle enviede comprendre. Sa méfiance à l'égard de

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son ancien condisciple était intacte, et ilne manquait jamais une occasion deprévenir contre lui le père d'Asma.Lorsqu'il arrivait parfois chez celui-ci,venant de l'école du pasteur, et qu'ilvoyait devant la maison le cheval deRaad et les gens de son escorte, ilpoursuivait sa roule sans s'arrêter, mêmes'il ne devait voir Asma qu'une semaineplus tard. Une seule fois il se laissaprendre de court. Il était venu dans lamatinée, avait trouvé son amie seuledans le grand salon, ils étaient restés unmoment ensemble. Alors qu'il s'apprêtaità sortir, il tomba nez à nez avec Roukozet Raad, leurs habits tout crottés, et cedernier brandissant un jeune renard

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ensanglanté. — La chasse a été bonne à ceque je vois. Le ton de Tanios étaitvolontairement dédaigneux, ce qu'ilmanifesta clairement en continuant àmarcher pendant qu'il leur parlait. Maisles deux hommes ne s'en montrèrentnullement offusqués. Roukoz lui proposamême, sur le ton le plus aimable, derester manger quelques fruits avec eux.Tanios s'excusa, prétextant qu'onl'attendait au village. Alors, contre touteattente, Raad s'approcha de lui, posa lamain sur son épaule : Moi aussi je vais rentrer auchâteau. J'ai besoin de me laver et de mereposer. Nous ferons le chemin

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ensemble. Tanios ne pouvait refuser, ilaccepta même de se faire prêter unemonture, et se retrouva chevauchant côteà côte avec Raad et deux des voyous deson entourage. J'avais besoin de te parler, dit lejeune cheikh du ton le plus doux. Tanios s'en était rendu compte. Ilesquissa un sourire poli. Tu es l'ami du khwéja Roukoz,et moi-même je suis devenu son ami, ilest temps d'oublier ce qui a pu nousopposer quand nous étions gamins. Tu asété studieux, et j'ai été turbulent, maisnous avons tous les deux grandi. Tanios avait dix-sept ans et uncollier de barbe ; Raad dix-huit, avec

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une barbiche au menton, à la mode dupatriarche, mais noire et peu soyeuse.C'est elle que les yeux de Taniosfixèrent, avant de se détournerpensivement vers la route. Roukoz me dit qu'il te parletoujours avec grande confiance, et qu'ilécoute tes avis avec recueillement. Ilestime que je devrais moi aussi te parleret t'écouter. Le ton était à présent celui de laconfidence, mais les deux hommes quiaccompagnaient Raad tendaient l'oreilleà chaque mot de la conversation. Le filsde Lamia eut un geste de résignation. Bien sûr, rien ne nous empêchede parler avec sincérité... Je suis tellement heureux que

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nous soyons redevenus amis ! Amis ? Redevenus amis ? Durantdes mois ils étaient allés chaque matin àla même école par le même chemin, etils ne s'étaient presque jamais adressé laparole ! Tanios n'avait d'ailleurs en cetinstant-là aucune pensée amicale. «Irritant quand il veut être désagréable,irritant quand il veut être agréable », sedisait-il... Cependant que Raad souriaitavec contentement. Puisque nous sommes amismaintenant, tu peux me le dire, est-il vraique tu as des visées sur la fille deRoukoz ? C'était donc cela, la raison detoutes ces amabilités. Tanios avaitd'autant moins envie de se confier que

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les hommes du jeune cheikh serapprochèrent encore d'eux avec desmines de chiens alléchés. Non, je n'ai pas de visées surcette fille. Est-ce que nous ne pourrionspas parler d'autre chose ? Il tira sur la laisse, et sa monturese cabra. Bien sûr, dit Raad, nous allonstout de suite parler d'autre chose, maisj'avais besoin que tu me rassures ausujet d'Asma. Je viens de demander samain à son père.

La première réaction de Tanios futde mépris et d'incrédulité. Il avaitencore dans les yeux le regard d'Asma,et dans les doigts ses caresses. Et il

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savait aussi ce que Roukoz, au fond delui-même, pensait de Raad. Utiliser cepantin pour affaiblir son père, oui ; selier à lui jusqu'à la fin de sa vie, l'ancienintendant était trop avisé pour cela. Pourtant, lorsque le jeune cheikhrevint chevaucher à son côté, Tanios neput s'empêcher de l'interroger, d'un tonqui se voulait décontracté. Et quelle a été sa réponse ? Roukoz ? Il a répondu commedoit répondre tout homme du communlorsque son maître lui fait l'honneur des'intéresser à sa fille. Tanios n'avait plusrien à dire à ce détestable individu, ilsauta de la monture qu'il lui avait prêtéeet rebroussa chemin. Droit chez Roukoz.Qu'il trouva ramassé sur lui-même à sa

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place habituelle dans son nouveau salon,seul, sans visiteurs ni gardes niservantes, entouré de fumées de tombacet de café. Il paraissait méditatif, etquelque peu désabusé. Mais en voyantTanios, il eut comme un accès dejovialité et l'accueillit par desembrassades alors qu'ils venaient de sequitter trois quarts d'heure plus tôt. Je suis si heureux que tu soisrevenu ! Le cheikh Raad t'a entraîné deforce, alors que j'avais envie de restercalmement avec toi pour te parlercomme à un fils, le fils que Dieu m'adonné sur le tard. Il lui prit la main. J'ai une grande nouvelle àt'annoncer. Nous allons marier ta sœur

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Asma. Tanios retira sa main. Son corpsentier recula pour se coller, s'écraserpresque contre le mur. La fumées'épaissit des paroles de Roukoz à endevenir suffocante. Je sais, toi et moi avons eu àsouffrir des cheikhs, mais ce Raad n'estpas comme son père. La preuve, c'estqu'il a accepté de venir dans cettemaison pour le bien du village, alors quel'autre s'est entêté. Mais nous n'avonsque faire du vieux cheikh, nous avonsl'héritier de notre côté, nous avonsl'avenir. Le jeune homme s'était un peuressaisi. Il avait à présent le regardplanté dans les yeux enfoncés de

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Roukoz, qui parut s'affaisser. Je croyais que l'avenir, pour toi,c'était la disparition des cheikhs... Oui, c'est ma conviction, et jen'en changerai pas. Les féodaux doiventdisparaître et, tu verras, je les feraidisparaître. Mais quelle meilleure façonde prendre une forteresse que des'assurer des alliés à l'intérieur ? Dans le visage de Roukoz,Tanios ne parvenait plus à voir que cestraces de vérole qui se creusaientencore, comme des puits à vermine. Il y eut un moment de silence.Roukoz respira une bouffée de sonnarguilé. Tanios vit les braises rougir,puis s'assombrir. — Asma et moi nous nous

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aimons. — Ne dis pas de bêtises, tu esmon fils et elle est ma fille, je ne vaistout de même pas donner ma fille à monfils! C’en était trop pour le garçon,trop d'hypocrisie. — Je ne suis pas ton fils, et jeveux parler à Asma. — Tu ne peux pas lui parler,elle est dans son bain. Elle se prépare.Demain les gens apprendront lanouvelle, et ils voudront venir nousféliciter. Tanios bondit, il courut hors dusalon, à travers le corridor, jusqu'à uneporte qu'il savait être celle de lachambre d'Asma. Porte qu'il ouvrit et

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poussa d'un geste brusque. La fille étaitlà, assise nue dans sa baignoire encuivre, avec une servante qui lui versaitde l'eau fumante sur les cheveux. Ellespoussèrent ensemble le même cri. Asmacroisa les bras sur sa poitrine, et laservante se baissa pour prendre uneserviette. Les yeux attachés à ce qu'ilpouvait encore voir de la peau de sabien-aimée, Tanios ne bougeait plus. Etlorsque Roukoz et ses sbires, arrivés encourant, l'agrippèrent pour le tirer versl'arrière, il arborait une fausse béatitude,ne se débattait pas, et ne cherchait mêmepas à parer les coups. Pourquoi vous affoler ainsi ? Sinous sommes frère et sœur, quel mal y a-

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t-il à ce que je la voie nue ? A partir dece soir, nous allons dormir toutes lesnuits dans la même chambre, commetous les frères et sœurs du pays. Le père d'Asma l'avait empoignépar sa chevelure blanche. — Je t'ai fait trop d'honneur ent'appelant mon fils. Personne n'a jamaissu de qui tu étais le fils. Je ne veux pasd'un bâtard comme fils ni comme gendre.Sortez-le d'ici ! Ne lui faites pas de mal,mais si l'un de vous le voyait à nouveaurôder aux alentours de ma propriété,qu'il lui rompe le cou ! Comme si le corps dévêtud'Asma lui avait dessillé les yeux,Tanios avait retrouvé sa lucidité.Empreinte de rage contre lui-même et de

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remords, mais également de sérénité. Il s'en voulait, certes, de n'avoirpas vu venir cette traîtrise. Obsédéd'ascension sociale, Roukoz n'aurait pasvoulu terminer sa carrière à la place oùil l'avait commencée, en donnant sa filleunique à un fils d'intendant—ou, pire, àun bâtard—quand il pouvait la donner àl'héritier d'une « Maison ». Et pourRaad, que devait hanter tous les jours lespectre de la ruine, mettre la main sur lafortune promise à Asma ne pouvait êtreque bienvenu. Sur la route de Kfaryabda,Tanios s'était d'abord complu à blâmerson propre aveuglement. Puis il s'étaitmis à réfléchir. Non à quelquevengeance enfantine, mais à la manière

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précise dont il pourrait encore empêcherce mariage. La chose ne lui paraissait pasimpossible. Si Roukoz avait été unparvenu comme tant d'autres, bourgeoisou métayers enrichis, le vieux cheikh seserait peut- être résigné à cettemésalliance. Ce n'était évidemment pasle cas ; lui qui n'avait même pas voulus'abaisser à franchir la porte du « voleur», comment pourrait-il consentir à unetelle union ? Tanios savait qu'iltrouverait en lui un allié habile etdéterminé. Il se mit à marcher de plus enplus vite, et chaque pas lui révélait unedouleur aux jambes, aux côtes, àl'épaule, au cuir chevelu. Mais il n'y

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pensait pas, une seule chose comptait,jusqu'à l'obsession : Asma serait à lui,dût-il enjamber le corps de son père. En atteignant le village, ilemprunta à sa droite des sentiers qui, àtravers les champs puis à la lisière de laforêt de pins, conduisaient au château enévitant la Blata. Une fois arrivé, ce n'est pas lecheikh qu'il alla voir, mais ses parents.A qui il demanda très solennellement del'écouter en leur faisant promettre àl'avance de ne pas tenter d'argumenteravec lui, sous peine de le voir partir àjamais. Ce qu'il leur dit ensuite estrelaté à peu près dans les mêmes termespar le moine Elias dans sa Chronique, et

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parle pasteur Stolton sur une feuillevolante insérée dans les éphémérides del'année 1838 mais rédigée probablementbien plus tard. C'est cette dernière que jereproduis, parce qu'elle doitcorrespondre à ce que Tanios lui-mêmea dû rapporter de ses propres paroles. « "Sachez que j'aime cette fille etqu'elle m'aime, et que son père m'avaitlaissé croire qu'il me donnerait sa main.Mais Roukoz et Raad se sont tous deuxjoués de moi, et je suis désespéré detout. Avant la fin de cette semaine, si jene suis pas fiancé à Asma, soit je tueRaad, soit je me tue moi-même, et voussavez que je n'hésiterai pas à le faire. —Tout sauf cela", dit sa mère, qui nes'était jamais tout à fait remise de la

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grève de la faim menée par son fils deuxans plus tôt. Elle prit la main de sonépoux, comme pour l'implorer, et cedernier, tout aussi bouleversé, prononçaà l'adresse de Tanios la phrase suivante: "Le mariage que tu redoutes ne se ferapas. Si je n'arrive pas à l'empêcher, jene suis pas ton père !" » Cette manière emphatique defaire serment n'était pas inhabituellechez les gens du pays, mais dans cescirconstances — celles du drame qui sedéroulait comme celles de la naissancede Tanios —, ces propos, loin d'êtrerisibles, devenaient pathétiques. « Le destin serrait ses nœuds, ditla Chronique, et la mort rôdait. » Tanios avait l'impression que

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c'était autour de lui qu'elle rôdait. Et iln'était pas sûr de vouloir l'éloigner.Cependant que Gérios, d'ordinaire siveule, paraissait décidé à se battrecontre la Providence et à se mettre entravers de sa route. Ceux, au village, qui n'ont jamaiseu la moindre compassion pour cethomme — parmi eux « mon » Gébrayel,et maints autres anciens — affirment quel'intendant du château se serait montrébien moins volontaire si les aspirationsde Tanios ne coïncidaient pas aveccelles du cheikh, et s'il avait dû seheurter à ce dernier. C’est négliger lechangement d'âme qui s'opérait enGérios à l'automne d'une vie d'échecs etde res- sassements. Il se sentait engagé

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dans une entreprise de sauvetage.Sauvetage de son fils, mais aussi de sapropre dignité d'homme, de mari, depère, depuis trop longtemps bafouée. Le soir même, peu après leretour de Tanios et sa conversation aveclui, il se rendit auprès du cheikh, et letrouva dans la grande salle du château, àmarcher d'un pilier à l'autre, seul, la têtenue, blanche et décoiffée. A la main unpasse-temps qu'il égrenait par éclatssuccessifs, comme pour ponctuer sessoupirs. L'intendant vint se planter prèsde la porte. Ne disant rien, sinon par saprésence qu'une lampe procheamplifiait. Qu'y a-t-il, khwéja Gérios, tu

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m'as l'air aussi préoccupé que moi. C’est mon fils, cheikh. Nos fils, notre espoir, notrecroix. Ils se retrouvèrent assis, l'unprès de l'autre, déjà exténués. Ton fils n'est pas commode nonplus, reprit le cheikh, mais au moins tuas l'impression qu'il comprend, quand tului parles. Il comprend, peut-être, mais iln'en fait qu'à sa tête. Et chaque fois qu'ilest contrarié, il parle de se laissermourir. Pour quelle raison, cette fois ? Il est épris de la fille deRoukoz, et ce chien lui avait laissécroire qu'il la lui donnerait. Quand il a

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appris qu'il l'avait également promise aucheikh Raad... Ce n'est donc que cela ? AlorsTanios peut être tranquille. Tu vas luidire de ma part que, moi vivant, cemariage ne se fera pas, et que si mon filss'obstine, je le déshérite. Il veut lafortune de Roukoz ? Qu'il aille se fairegendre de Roukoz ! Mais il n'aura plusmon domaine. L'homme qui m'a volé neremettra pas les pieds dans ce château,ni lui ni sa fille. Va répéter cela motpour mot à ton fils, il retrouveral'appétit. Non, cheikh, je ne vais pas le luirépéter. Le maître a sursauté. Jamais cedévoué serviteur ne lui avait répondu de

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la sorte. D'ordinaire, il commençait àl'approuver avant même que ses phrasesne fussent terminées ; ce « non »-là nefranchissait jamais ses lèvres. Il se mit àl'observer, intrigué, presque amusé. Etdésemparé. Je ne te comprends pas... L'autre ne regardait que le sol.Affronter le cheikh lui coûtait déjà ; il nepouvait, en plus, soutenir son regard. Je ne vais pas rapporter àTanios les paroles de notre cheikh,parce que je sais d'avance ce qu'il va merépondre. Il va me dire : « Raad arrivetoujours à ses fins, quels que soient lesdésirs de son père. Il a voulu quitterl'école anglaise, il s'est arrangé pour lefaire de la pire façon, et personne n'a eu

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pour lui un mot de blâme. Il a voulu serendre chez Roukoz pour rencontrerl'officier, il l'a fait, et personne n'a pul'en empêcher. Pour ce mariage, ce serala même chose. Il veut cette fille, ill'aura. Et bientôt notre cheikh fera sautersur ses genoux un petit-fils qu'on auraprénommé Francis, comme lui, et quisera également le petit-fils de Roukoz. » Gérios s'est tu. Ses propres motsl'avaient étourdi. Il avait peine à croirequ'il avait parlé à son maître en cestermes. Et il attendait, les yeux plus prèsdu sol, et la nuque moite. Le cheikh, tout aussi silencieux,hésitait. Devait-il le rabrouer ?Réprimer par la colère ou le mépris cesvelléités de révolte ? Non, il a posé la

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main sur son épaule inquiète. Khayyé Gérios, commentpenses-tu que je devrais agir ? Khayyé,avait-il dit ?« Mon frère » ? L'intendanteut deux larmes de contentement, et il seredressa imperceptiblement pourindiquer la voie qu'à son avis il fallaitsuivre. Le patriarche ne nous a-t-il pasavertis qu'il venait dimanche au château? Lui seul peut faire entendre raison àRoukoz comme au cheikh Raad... Lui seul, c'est vrai. A conditionqu'il le veuille bien... Notre cheikh saura trouver lesmots pour le persuader. Le châtelain approuva de la tête,puis se leva pour se retirer dans ses

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appartements. Il se faisait tard. Gérios àson tour se leva, baisa la main de sonmaître pour prendre congé et aussi pourle remercier de son attitude. IIcommençait à se diriger vers le couloirqui menait à l'aile où il habitait quand lecheikh se ravisa, le rappela, luidemandant de l'accompagner avec unfanal dans sa chambre. Où il retira desous son édredon un fusil. Celui quiavait été offert jadis à Raad par RichardWood. Il brillait sous la flamme commeun monstrueux bijou. Ce matin, je l'ai vu dans lesmains d'un de ces voyous que fréquentemon fils. Il m'a dit que Raad le lui avaitdonné à la suite de je ne sais quel pari.Je le lui ai confisqué, en lui disant que

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c'était la propriété du château, et uncadeau du consul d'Angleterre. Jevoudrais que tu l'enfermes sous clé dansle coffre avec notre argent. Prendsgarde, il est chargé. Gérios porta l'arme en la serranttout contre lui. Elle avait une odeur derésine chaude. III Les gens de mon village avaientpour la mitre du patriarche autant deméfiance que de vénération. Et quand,dans son sermon à l'église, il les exhortaà prier pour l'émir de la Montagne etaussi pour le vice-roi d'Egypte, leurs

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lèvres se mirent à prier — Dieu seul saittoutefois quelles paroles, quels vœux secachaient sous leur bourdonnementuniforme. Le cheikh resta assis sur sonfauteuil tout au long de la messe ; il avaiteu un léger malaise au cours de la nuit,et il ne se leva qu'une seule fois, aumoment de la communion, pourrecueillir sur la langue le pain trempédans le vin. Raad lui emboîta le pas,sans piété apparente, et vint se tenir àson côté pour observer d'un œil indécentles veines enflées du front paternel. Après la cérémonie, le cheikh etle prélat se retrouvèrent dans la salleaux Piliers. Pendant qu'il refermait lesbattants de la grande porte pour les

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laisser en tête à tête, Gérios eut le tempsd'entendre de la bouche du patriarche : J'ai une requête, et je sais que jene repartirai pas déçu d'une aussi noblemaison. Le mari de Lamia se frotta lesmains. « Dieu nous aime ! se dit-il. Sisayyedna est venu demander une faveur,il ne pourra nous refuser celle que nouslui demanderons !» Et il chercha Taniosdes yeux pour lui chuchoter son espoir àl'oreille. Dans la grande salle, le cheikhtressaillit et se lissa la moustache desdeux mains, parce qu'il s'était faitexactement la même réflexion que sonintendant. Pendant que le patriarchepoursuivait :

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Je reviens de Beiteddine, où j'aipassé une journée entière auprès denotre émir. Je l'ai trouvé soucieux. Lesagents de l'Angleterre et de la Sublime-Porte sont à l'œuvre dans toute laMontagne, et bien des hommes se sontlaissé pervertir. L'émir m'a dit : « C'esten pareilles circonstances qu'ondistingue l'être loyal du félon. » Etcomme nous parlions de l'être loyal, lepremier nom mentionné fut naturellementle vôtre, cheikh Francis. Dieu prolonge votre vie,sayyedna ! Je ne vous cache pas que l'émiravait quelques réticences. Il était restésur l'impression que ce village avaitprêté l'oreille aux chants des Anglais. Je

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lui ai assuré que tout cela appartenait aupassé, et qu'à présent nous étions frèrescomme nous aurions toujours dû lerester. Le cheikh hocha la tête, mais sesyeux trahissaient des inquiétudes.Qu'allait demander son roué visiteuraprès ce préambule ambigu, faitd'avertissements et d'éloges ? Autrefois, enchaîna le prélat, cevillage a su montrer sa vaillance en desmoments difficiles, le courage de seshommes est resté proverbial.Aujourd'hui, des événements graves sepréparent, et notre émir a de nouveaubesoin de soldats. Dans d'autres villagesde la Montagne, on a enrôlé les hommespar la force. Ici, il y a des traditions. J'ai

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dit à notre émir que Kfaryabda luienverra plus de volontaires qu'il nepourrait en lever avec ses recruteurs.Me suis-je trompé ? Le cheikh n'était pas enchantépar cette perspective, mais il eût étémaladroit de se montrer récalcitrant. Vous pouvez dire à notre émirque je vais rassembler mes hommescomme autrefois, et qu'ils seront les plusvaillants de ses soldats. Je n'attendais pas autre chose denotre cheikh. Sur combien d'hommesl'émir peut-il compter ? — Sur tous les hommes sains etvalides, et c'est moi qui me mettrai àleur tête. Le patriarche quitta son siège en

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jaugeant du regard la mine de son hôte.Qui paraissait rétabli, et mit un pointd'honneur à se lever comme un jeunehomme sans prendre appui. Mais de là àpouvoir mener les troupes au combat... Dieu vous garde toujours aussivigoureux, fit le prélat. Et de son pouce il lui traça unecroix sur le front. Avant que sayyedna ne s'enaille, j'aurai une faveur à lui demander.C'est une question sans grandeimportance, elle est même futile au vu detout ce qui arrive dans le pays. Mais elleme préoccupe, et j'aimerais bien la voirréglée avant de partir en campagne... En sortant de la réunion, lepatriarche avertit son escorte qu'il

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voudrait « passer devant la maison dukhwéja Roukoz », ce qui lui valut de lapart de Gérios un baisemain ardent dontcertaines personnes dans l'assistancefurent intriguées. « Passer devant » n'était qu'uneuphémisme. Le prélat entra bel et bienchez l'ancien intendant, s'assit dans lesalon aux boiseries, se fit présenterAsma, s'entretint longuement avec ellepuis seul avec son père, par lequel il selaissa volontiers guider à travers lavaste propriété. La visite dura plus d'uneheure, plus que celle qu'il venaitd'effectuer au château. Et il repartit levisage épanoui. Le temps semblait interminable àTanios, à Lamia comme à Gérios, lequel

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ne put s'empêcher de boire quelquesgorgées d'arak sec pour desserrer sonanxiété. De retour chez le cheikh, lepatriarche lui signifia, d'un gesterassurant, que l'affaire était pourl'essentiel réglée, mais il demanda às'isoler d'abord avec Raad. Quand ilreparut, ce dernier ne l'accompagnaitpas, il s'était éclipsé par une portedérobée. « Demain, il n'y pensera plus »,affirma le prélat. Puis, sans s'asseoir, se contentantd'appuyer l'épaule sur l'un des piliers dela grande salle, il informa son hôte à mi-voix du résultat de sa médiation et del'ingénieuse issue qu'il avait su trouver. Lamia s'était fait un café sur la

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braise, qu'elle buvait par gorgéesbrûlantes. Des voix, des bruits luiparvenaient par la porte entrouverte,mais elle n'attendait que le pas deGérios, espérant lire sur son visage cequi était advenu. De temps à autre, ellemurmurait une courte supplication à laVierge, et serrait le crucifix dans samain. « Elle était jeune, Lamia, etencore belle, et sa gorç»e était celle del'agnelle confiante », commentaitGébrayel. Tanios, dans l'attente de lasentence, était monté vers l'alcôve où iltrouvait, enfant, tant de bonheur paisible.Il avait déroulé son mince matelas, et s'yétait étendu, une couverture sur les

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jambes. Peut-être avait-il l'intention den'en plus bouger et de reprendre sagrève de la faim si la médiationéchouait. Mais peut- être avait-ilseulement besoin de rêvasser pourtromper son impatience. Toujours est-ilqu'il n'avait pas tardé à s'assoupir. Dans la grande salle, lepatriarche avait parlé. Puis il avaitaussitôt pris congé, ce détour imprévupar la maison de Roukoz lui avait causéun retard qu'il lui fallait à présentrattraper. Le cheikh l'avait alorsraccompagné jusqu'au perron, mais iln'avait pas descendu les marches aveclui. Et le prélat ne s'était pas retournépour lui faire signe. Il s'était fait aider

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pour monter sur son destrier, et sonescorte s'était ébranlée. Gériosétait debout, près de laporte, un pied à l'intérieur, un autre surle perron. L'esprit à chaque instant plusembrouillé. Par l'arak des heuresd'attente, par les explications dupatriarche, et aussi par ces mots que sonmaître venait de prononcer tout près deses oreilles : — Je me demande si je dois rireou l'étrangler, avait dit le cheikh, laparole sèche comme un crachat. Aujourd'hui encore, quand onraconte au village cet épisode inoublié,on demeure partagé entre l'indignation etle rire : le vénérable prélat, partidemander la main d'Asma pour Tanios,

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s'était ravisé en la voyant dotée de grâceet de fortune, et il avait obtenu sa mainpour... son propre neveu ! Oh, il avait bien une explication,le saint homme : le cheikh ne voulait pasde cette fille pour Raad, et Roukoz nevoulait plus entendre parler de Tanios ;alors, comme il avait lui-même un neveuà marier... Le maître de Kfaryabdas'estimait dupé. Lui qui cherchait àremettre l'ancien intendant à sa place,voilà que ce « voleur » se retrouvaitallié à la famille du patriarche, le chefsuprême de sa communauté ! Quant à Gérios, il n'était plus enétat de raisonner ainsi en termes degains ou de pertes. Les yeux rivés sur la

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monture grise du patriarche, quis'ébranlait à pas lents, il n'avait qu'uneidée en tête, un pal, une torture. Les motss'échappèrent de sa poitrine : Tanios va se tuer ! Le cheikh n'entendit qu'ungrognement. Il se mit à toiser sonintendant de haut en bas. Tu pues l'arak, Gérios ! Va-t'en,disparais ! Et ne reviens me voir quelorsque tu seras sobre et parfumé ! Haussant les épaules, le maîtrese dirigea alors vers sa chambre. Denouveau il ressentait comme unétourdissement, il avait grand besoin des'étendre quelques instants. Au même moment, Lamia s'étaitmise à pleurer. Elle n'aurait pu dire

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pourquoi, mais elle était sûre d'avoirdes raisons de pleurer. Elle se pencha àsa fenêtre, et aperçut entre les arbres lecortège du prélat qui s'éloignait. __ N'en pouvant plus, elle voulutaller vers la grande salle, aux nouvelles.Tant que le patriarche était là, elle avaitpréféré ne pas se montrer, elle savaitqu'il ne l'avait jamais portée dans soncœur et qu'il en avait voulu au cheikh àcause d'elle ; elle craignait qu'en lavoyant il ne fût irrité, et que Tanios n'ensupportât les conséquences. Précaution superflue, estimel'auteur de la Chronique montagnarde :« La naissance même de ce garçon avaittoujours été insupportable à notrepatriarche, à cause des choses qui se

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disaient... Comment aurait-il pudemander pour lui la main d'une jeunefille ? » En traversant le couloir quimenait de l'aile de l'intendant à la partiecentrale du château, Lamia eut uneétrange vision. A l'autre bout de l'étroitpassage, elle crut apercevoir lasilhouette de Gérios qui courait, un fusilà la main. Elle pressa le pas, mais ne levit plus. Elle n'était plus tout à fait sûrede l'avoir reconnu, dans la pénombre.D'un côté, elle se disait que c'était bienlui ; elle n'aurait pu dire par quel signe,par quel geste, elle l'avait reconnu, maisenfin elle vivait avec lui depuis près devingt ans, comment aurait-elle pu se

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tromper ? D'un autre côté, cette manièrede courir ressemblait si peu à son mari,lui qui exerçait ses fonctions au châteauavec tant de gravité, d'obséquiosité, luiqui s'interdisait même de rire pour nepas manquer de dignité. S'empresser,oui, mais courir ? Et avec un fusil ? Atteignant la salle aux Piliers,elle la trouva déserte, alors qu'ellegrouillait de visiteurs quelques minutesauparavant. Personne non plus dans lacour extérieure. Sortie sur le perron, elle crutvoir Gérios qui s'enfonçait entre lesarbres. Une vision encore plus brève,plus fugace que la précédente. Devait-elle courir à sa poursuite? Elle commença par relever les pans de

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sa robe, puis, changeant d'avis, ellerevint vers ses appartements. Elleappela Tanios, et sans attendre saréponse, elle monta les marches de lapetite échelle qui menait à l'endroit où ildormait, pour le secouer : Lève-toi ! J'ai vu ton père courircomme un dément, avec un fusil. Tu doisle rattraper ! Et le patriarche ? Je ne sais rien, personne ne m'arien dit encore. Mais fais vite, rattrapeton père, il doit savoir, il te dira. Qu'y avait-il encore à dire ?Lamia avait compris. Le silence, lechâteau vide, son mari qui courait. Le chemin dans lequel elle avaitvu Gérios s'engouffrer était l'un des

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moins fréquentés entre le château et levillage. Les gens de Kfaryabda avaient—je l'ai dit— l'habitude d'emprunterplutôt les marches qui montent de laBlata, derrière la fontaine ; charrettes etcavaliers préféraient quant à eux la voielarge — aujourd'hui par endroitsaffaissée — qui s'étirait et serpentaitautour de la colline du château. Et puis ily avait ce sentier, par la face sud-ouest,la plus abrupte et rocailleuse, mais unraccourci pour rejoindre au plus vite, àla sortie du village, la route qui venaitde la grand-place. En s'y aventurant, ilfallait s'appuyer constamment aux arbreset aux rochers. Dans l'état où il setrouvait, Gérios courait le risque de serompre le cou.

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Lancé à sa poursuite, Tanios lecherchait vainement des yeux chaquefois qu'il devait faire halte, la paumecontre quelque paroi. Mais c'est audernier moment qu'il l'aperçut, au toutdernier moment, quand il ne pouvait plusrien arrêter ; cependant que, de sonregard, iî embrassait l'ensemble de lascène — les hommes, les bêtes, leursgestes, leurs expressions : le patriarchequi avançait sur son cheval, suivi de sonescorte, une dizaine de cavaliers, etautant d'hommes à pied. Et Gérios,derrière un rocher, tête nue, l'arme àl'épaule. Le coup est parti. Un grondementdont les montagnes et les valléesrenvoyaient l'écho. Atteint au visage,

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entre les deux sourcils, le patriarche esttombé comme un tronc. Son chevalaffolé s'est mis à galoper droit devant,traînant son cavalier sur deux ou troislongueurs par le pied avant de le perdre. Gérios sortit de sa cachette — unrocher vertical et plat, planté dans le solcomme un immense bris de verre, etqu'on appelle depuis ce jour-là «l'Embuscade ». Il tenait le fusil des deuxmains au-dessus de sa tête, pour serendre. Mais les compagnons du prélat,se croyant attaqués par une bande derebelles embusqués, avaient tous pris lafuite vers l'arrière, en direction duchâteau. Et le meurtrier resta seul, aumilieu de la chaussée, les bras toujours

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en l'air, soutenant son fusil aux refletsrougeâtres, cadeau du « consul »d'Angleterre. Alors Tanios s'approcha de lui etle prit par le bras. — Bayyé ! " Mon père ! " Cela faisait desannées que Tanios ne l'avait pas appeléainsi. Gérios regarda son enfant avecreconnaissance. Il avait dû setransformer en assassin pour mériterd'entendre à nouveau ce mot. Bayyé ! Encet instant, il ne regrettait rien, et nevoulait plus rien. Il avait reconquis saplace, son honneur. Son crime avaitracheté sa vie ; restait à racheter son

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crime. Il n'avait plus qu'à aller se livrer,et à se montrer digne à l'heure duchâtiment. Il déposa l'arme à terre, avecprécaution, comme s'il craignait de larayer. Puis il se tourna vers Tanios. Ilcherchait à lui dire pour quelle raison ilavait tué. Il demeura muet. Sa gorgel'avait trahi. Il serra alors le garçon, un courtmoment. Puis il se détourna de lui pourmarcher en direction du château. MaisTanios le tira par le bras. — Bayyé ! Restons ensemble toiet moi. Cette fois, tu as choisi d'être demon côté et je ne te laisserai plusrepartir chez le cheikh ! Gérios se laissa entraîner. Ils

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quittèrent la route pour s'engager dans unsentier abrupt qui mène jusqu'au fond dela vallée. Derrière eux, la clameur duvillage s'élevait. Mais, dévalant laMontagne d'arbre en arbre, et de roc enroc, les pieds dans les ronces, ilsn'entendaient plus rien. IV « Son forfait accompli,l'intendant Gérios s'empressa de dévalerla colline en compagnie de son fils. Ilsse dérobèrent aux regards, et le cheikhdut renoncer à les faire poursuivre. « Arrivés au fond de la vallée,ils marchèrent jusqu'à la tombée de lanuit et encore toute la nuit, au voisinage

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du torrent, vers la mer. « Avec le premier rayon du jour,ils traversèrent le pont qui enjambe lefleuve du Chien, pour atteindre le portde Beyrouth. Où, sur le quai, deuxgrands bateaux s'apprêtaient àappareiller. Le premier vers Alexandrie,mais ils se gardèrent de le prendre car lemaître de l'Egypte se serait empressé deles livrer à l'émir pour leur faire expierl'abominable crime. Ils préférèrents'embarquer sur l'autre, qui partait pourl'île de Chypre, où ils accostèrent aprèsune journée, une nuit, et une journée enmer. « Là, se faisant passer pour desnégociants en soie, ils trouvèrent à seloger au port de Famagouste dans une

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auberge tenue par un homme originaired'Alep. » Ces lignes sobres extraites de laChronique du moine Elias ne disent pasassez la grande peur des gens de monvillage, ni l'extrême embarras du cheikh. La malédiction était là, bien làcette fois, étalée sur la route près durocher de l'embuscade. Et lorsque ladépouille fut portée au rythme du glasjusqu'à l'église, les fidèles, parce qu'ilsavaient détesté le défunt et qu'ils ledétestaient toujours, pleuraient commedes coupables, et cherchaient parfois surleurs mains humides les traces de sonsang. Coupable, le cheikh savait qu'ill'était parce qu'il avait lui aussi haï « le

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patriarche des sauterelles », au pointd'exprimer, quelques minutes avant lemeurtre, son envie de le voir étrangler.Et sans même prendre en compte cettephrase imprudente tombée dans l'oreillede Gérios, comment aurait-il pu dégagersa responsabilité d'un crime perpétré surses terres, des mains de son homme deconfiance, et avec une arme qu'il luiavait lui-même confiée ? Arme offerte,rappelons-le encore, par Richard Wood,« consul » d'Angleterre, et qui avaitjustement servi à abattre l'un despourfendeurs de la politique anglaise. Coïncidence ! Rien que descoïncidences ? Le maître de Kfaryabdaqui, de par ses privilèges, était souventamené à exercer le rôle de juge, ne

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pouvait s'empêcher de se dire que s'ilavait réuni tant de présomptions contreun homme, il l'aurait à coup sûrcondamné pour incitation au meurtre, oupour complicité. Pourtant, Dieu sait qu'iln'avait pas souhaité ce crime, et qu'ilaurait assommé Gérios de ses propresmains s'il avait soupçonné ses desseins. Lorsque les compagnons dupatriarche étaient revenus avertir lecheikh du drame qui venait de sedérouler sous leurs yeux, il leur avaitsemblé désemparé, et même proche dudésespoir, comme s'il avait embrassé duregard à cet instant-là tous les malheursqui allaient s'ensuivre. Mais il n'étaitpas homme à se laisser distraire de sesobligations de chef. S'étant vite ressaisi,

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il avait rassemblé les gens de sondomaine pour organiser des battues. C'était son devoir, et c'était ceque la sagesse dictait : il lui fallaitmontrer aux autorités, et d'abord àl'escorte du prélat, qu'il avait tout mis enœuvre pour rattraper les meurtriers. Oui,les meurtriers. Gérios et aussi Tanios.Le jeune homme était innocent, mais s'ilavait été pris, cette-nuit-là, le cheikhn'aurait pas eu d'autre choix que de lelivrer à la justice de l'émir, dût-il êtrependu. A cause de l'apparence deschoses. Dans une affaire aussi grave, quidépassait de loin son domaine etdébordait même celui de l'émir, lemaître de Kfaryabda n'avait pas les

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mains libres, il était contraint derespecter jusqu'au scrupule cetteapparence des choses. Mais c'estjustement ce qui lui fut reproché. Parcertains compagnons du patriarche, puispar l'émir et par le commandementégyptien. D'avoir seulement faitsemblant. On l'avait bien vu se démener auchâteau jusqu'à l'aube au milieu d'unbranle-bas de cavalcades, d'ordreshurlés, d'exhortations, de jurons. Mais, àen croire ses détracteurs, ce n'étaient làque gesticulations. Les proches du prélatassassiné ont prétendu que le cheikh, aulieu de prendre tout de suite les mesuresqui s'imposaient, avait commencé parles interroger longuement sur les

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circonstances du meurtre ; puis qu'ils'était montré incrédule lorsqu'ils luiavaient dit qu'ils avaient cru reconnaîtreGérios, et qu'il avait même envoyé seshommes appeler l'intendant chez lui ;quand ces derniers étaient revenusbredouilles, il leur avait dit : Alors, cherchez Tanios, j'ai à luiparler. Ensuite, le cheikh s'était isolé unmoment avec Lamia, dans la petite pièceproche de la salle aux Piliers ; pourressortir quelques minutes plus tard, elleen larmes et lui avec un visagecongestionné ; mais il avait dit, simulantla plus grande confiance : Tanios est allé à la recherche deson père, il va sûrement le ramener ici.

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Et comme les amis du patriarchese montraient sceptiques, il avaitordonné à ses hommes d'effectuer desbattues dans toutes les directions — auvillage, dans la forêt de pins, du côtédes anciennes écuries, et même danscertaines parties du château. Pourquoichercher partout, au lieu d'envoyer tousles hommes en direction de la vallée, surle chemin que, selon toutevraisemblance, Gérios et Tanios avaientemprunté ? Sous prétexte de fouillerpartout, le cheikh n'avait cherché nullepart, parce qu'il voulait laisser auxcoupables le temps de s'échapper ! Mais quel intérêt pouvait-ilavoir à cela ? D'intérêt, il n'en avaitaucun, bien au contraire, il prenait les

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risques les plus graves avec sondomaine, avec sa propre vie et aussiavec le salut de son âme. Seulement, siTanios était son fils... Oui, toujours ce même doute quiplanait au-dessus du cheikh et de Lamia,au-dessus du château, au-dessus de cecoin de Montagne, comme un nuage depluies poisseuses et maléfiques. Extrait des éphémérides durévérend Stolton : « Le lendemain du meurtre, undétachement de l'armée d'Egypte seprésenta à notre grille, commandé par unofficier qui me demanda l'autorisationde fouiller dans l'enceinte de la Mission.Je lui répondis qu'il n'en était pasquestion, mais lui donnai ma parole

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d'homme et de pasteur que personne nese cachait chez moi. Pendant quelquesinstants, je crus qu'il n'allait pas secontenter de ma parole, car il parut fortcontrarié. Mais, de toute évidence, ilavait des consignes. Aussi, après avoirrôdé autour du périmètre, cherchant àdéceler quelque présence suspecte, finit-il par s'éloigner avec ses soldats. « La population de Kfaryabdan'eut pas droit aux mêmes égards. Levillage fut investi par une forcecomprenant plusieurs centainesd'hommes, appartenant à l'armée duvice-roi ainsi qu'à celle de l'émir. Oncommença par proclamer sur la grand-place qu'on était à la recherche dumeurtrier et de son fils — mon pupille

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— alors que chacun savait qu'ilsdevaient être déjà loin. Puis on se fit undevoir de fouiller les maisons une à une.Dans aucune d'elles on ne trouva bienentendu ce qu'on prétendait chercher,mais d'aucune maison on ne partit lesmains vides ; les "coupables" ainsiappréhendés se nommaient bijoux,manteaux, tapis, nappes, argent, boissonsou provisions. « Au château, la pièce quiservait de bureau à Gérios fut visitée, etle coffre qui s'y trouvait fut dûmentforcé. On put ainsi vérifier quel'intendant ne s'y cachait pas... On fouillaégalement les pièces où vivaient lesparents de Tanios, mais sa mère avaitquitté le château, la veille, sur le conseil

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du cheikh Francis, pour aller habiterchez sa sœur, l'épouse du curé. « Les exactions de ces gardiensde l'ordre furent nombreuses... Fortheureusement, si j'ose dire, il y a laguerre dans le pays ; requis ailleurs,pour d'autres glorieuses besognes, lessoldats furent donc retirés au bout d'unesemaine. Non sans avoir commis uneultime injustice. » De fait, afin de s'assurer que lecheikh ne relâcherait pas ses efforts pourretrouver les coupables et les livrer — «père et fils », avait précisé l'émir —, lesmilitaires emmenèrent avec eux un «suspect », qui était plutôt un otage :Raad. Il est vrai qu'il était lepropriétaire de l'arme du crime ; on dit

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aussi qu'il avait tenu à l'officier quil'interrogeait des propos imprudents, àsavoir que le patriarche, après sonétrange médiation, ne devait en vouloirqu'à lui-même pour ce qui lui étaitarrivé. Les rapports du cheikh avec sonfils étaient toujours aussi orageux. Maisde le voir ainsi conduit par les soldats,les poings liés derrière le dos comme unmalfrat, le vieil homme avait eu hontepour son sang. Avant la fin de cette annéecalamiteuse, le château s'était vidé. Deses personnages, de leurs querelles, deleurs attentes, de leurs intrigues. Carcasse lézardée, et l'avenir enruine ; mais des villageois fidèles y

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montaient encore chaque matin pour «voir » la main impuissante du cheikh deKfaryabda. SEPTIÈME PASSAGE Des oranges dans l'escalier Tanios m'a dit : « J'ai connu unefemme. Je ne parle pas sa langue et ellene parle pas la mienne, mais tout enhaut de l'escalier elle m'attend. Unjour, je reviendrai frapper à sa portepour lui dire que notre bateau

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s'apprête à partir. » Nader, La Sagesse du muletier. I A Famagouste, pendant ce temps,les deux fugitifs entamaient leurexistence nouvelle dans la terreur et leremords, mais elle serait faite aussid'audaces, de voluptés, d'insouciances.

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L'hôtellerie de l'Alépin était unesorte de khân pour négociants depassage, labyrinthe d'échoppes, deterrasses, de balustrades incertaines ;vétusté, à peine meublée, et cependantl'auberge la moins inhospitalière de laville. Du balcon de leur chambre, situéeau troisième étage, Gérios et Taniosavaient vue sur la douane, les cales, etles bateaux à quai — mais pas surl'étendue marine. Les premières semaines, ilsvécurent dans la hantise d'être reconnus.Ils demeuraient cachés du matin au soir,et c'est seulement à la faveur del'obscurité qu'ils s'en allaient—ensemble, ou Tanios seul—acheter de lanourriture à quelque étalage fumant. Le

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reste du temps, ils étaient au balcon,assis en tailleur, à observer l'animationdes rues, le va-et-vient des portefaix etdes voyageurs, en mâchonnant de brunescaroubes chypriotes. Quelquefois, le regard de Gériosse brouillait, des larmes coulaient. Maisil ne parlait pas. Ni de sa vie gâchée, nide l'exil. Tout au plus disait-il dans unsoupir: — Ta mère ! Je ne lui ai mêmepas dit adieu. Ou encore : — Lamia ! Plus jamais je ne laverrai ! Tanios lui entourait alorsl'épaule de son bras, pour l'entendre dire:

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— Mon fils ! Si ce n'était pourte voir, je ne voudrais même plus ouvrirles yeux ! S'agissant du crime lui-même, niGérios ni Tanios n'en parlait. Bien sûr,ils y pensaient constamment l'un etl'autre, ce coup de feu unique, ce visageensanglanté, ce cheval affolé qui fuyaitvers l'avant, traînant son cavalier ;ensuite leur course haletante jusqu'aufond de la vallée, jusqu'à la mer, et au-delà. Ils revoyaient très certainementtout cela au cours de leurs longuesheures de silence. Mais, par une sorte defrayeur pesante, ils n'en parlaient pas. Et personne non plus n'en avaitjamais parlé devant eux. Ils s'étaientenfuis si vite qu'ils n'avaient entendu

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aucune voix crier : « Le patriarche estmort, Gérios l'a tué ! » ni même le glasde l'église. Ils avaient marché sans seretourner, sans faire la moindrerencontre, jusqu'à Beyrouth. Où lanouvelle n'était pas encore parvenue. Auport, les soldats égyptiens nerecherchaient aucun meurtrier. Et sur lebateau, les voyageurs qui commentaientles derniers événements évoquaient lescombats dans les montagnes de Syrie etsur l'Euphrate, un attentat contre despartisans de l'émir dans un village druze,et puis l'attitude des Puissances. Mais ilsne disaient rien du patriarche. Ensuite, àChypre, les fugitifs s'étaient enfermés... Privé de l'écho de son acte,Gérios en arrivait parfois à douter de sa

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réalité. Un peu comme s'il avait laissétomber une cruche à terre, et qu'elle sefût brisée, mais sans qu'il entendît lebruit de la casse. C'est d'abord par cetinsoutenable silence qu'ils furentdébusqués. Gérios commençait à avoir uncomportement étrange. Ses lèvresbougeaient, de plus en plus souvent, enlongues conversations muettes. Etparfois des mots s'en échappaient, à voixaudible, sans cohérence. Alors ilsursautait et, se tournant vers Tanios, ilsouriait misérablement. J'ai parlé dans mon rêve. Mais tout au long, ses yeuxétaient restés ouverts.

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Craignant de le voir sombrerdans la folie, le jeune homme résolut del'entraîner hors de l'auberge. Personne ne peut savoir quinous sommes. Et de toute manière, nousnous trouvons sur le territoire desOttomans, qui sont en guerre contrel'émir. Pourquoi nous cacher ? Ce furent, au début, despromenades brèves et circonspectes. Ilsn'avaient pas l'habitude de marcher dansles rues d'une ville étrangère, aucund'eux n'avait connu d'autres lieux queKfaryabda, Sahlain et Dayroun. Gériosne pouvait s'empêcher de garder la maindroite constamment levée comme s'ils'apprêtait à se toucher le front poursaluer les gens qu'il croisait, et de son

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regard il balayait les visages despassants. Lui-même avait quelque peuchangé d'apparence, on ne l'eût pasreconnu du prem ier coup d'œil. Il avaitnégligé de se raser la barbe au cours dessemaines précédentes, et à présent ilétait décidé à la garder. Tandis queTanios s'était défait de la sienne ainsique de son bonnet villageois pour seceindre la tête d'un foulard de soieblanche, de peur que sa chevelure ne letrahît. Ils s'étaient également acheté desvestes avec des manches amples commeil convenait à des négociants. Ils n'étaient pas à court d'argent.Au moment de prendre l'arme du crimedans le coffre du château, l'intendant en

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avait également retiré une bourse qu'il yavait autrefois déposée — seséconomies, pas une piastre de plus. Ilcomptait la laisser à sa femme et à sonfils, mais dans sa précipitation il l'avaitemportée, enfouie dans ses habits. Unhonnête pécule, rien que des pièces d'orà haute teneur, que les changeurs deFamagouste caressaient avecravissement, avant de donner contrechacune de pleines poignées de monnaieneuve. Pour Gérios, diligent et peu portésur le faste, il y avait là de quoi survivredeux ou trois ans à l'abri du besoin. Letemps de voir se lever quelque soleil dedélivrance. Leurs promenades se firentchaque jour plus longues et plus

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confiantes. Et un matin, ils eurentl'audace d'aller s'asseoir dans un café.Ils avaient remarqué cet endroit le jourmême de leur arrivée dans l'île ; leshommes à l'intérieur se distrayaient de sibon cœur que les deux fugitifs avaientrentré leur tête dans les épaules, dehonte et d'envie. Le café de Famagouste ne portaitaucune enseigne, mais il se voyait deloin, des bateaux même. Le patron, unGrec jovial et obèse du nomd'Elefthérios, se tenait à l'entrée, trônantsur une chaise cannée, les pieds sur lachaussée. Derrière lui, son principaloutil, la braise, sur laquelle fumaient enpermanence quatre ou cinq cafetières, etdont il retirait aussi de quoi allumer les

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narguilés. Il ne servait rien d'autre, sinonde l'eau fraîche à la gargoulette.Quiconque désirait un sirop de réglisseou de tamarin devait héler un vendeurdans la rue ; le patron ne s'en offusquaitpas. Les clients étaient assis sur destabourets, et les habitués avaient droit àdes jeux de tawlé, en tous pointssemblables à ceux que l'on trouvait àKfaryabda et dans l'ensemble de laMontagne. Souvent les clients jouaientpour de l'argent, mais les piècespassaient d'une main à l'autre sansjamais être posées sur la table. A l'unique café de son village,sur la Blata, Gérios ne s'était jamaisrendu, sauf peut-être dans son

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adolescence — en tout cas bien avantd'avoir obtenu sa charge au château. Etla tawlé ne l'avait jamais intéressé, pasplus que d'autres jeux de hasard. Maisce jour-là, Tanios et lui s'étaient mis àsuivre la partie qui se disputait sur latable voisine avec des yeux si attentifsque le cafetier était venu leur apporterun jeu identique dans sa boîterectangulaire au bois brun fissuré. Et ilsavaient commencé à lancer les dés, àdéplacer bruyamment les pièces, trietrac, à proférer jurons et sarcasmes. A leur étonnement, ils riaient. Ilsn'auraient pu se souvenir de la dernièrefois où ils avaient ri. Le lendemain, ils étaient revenustrès tôt, pour s'asseoir à la même table ;

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et encore le surlendemain. Gériossemblait complètement sorti de samélancolie, plus vite que Tanios nel'avait escompté. Il allait même se fairedes amis. C'est ainsi qu'un jour, au milieud'une partie fort disputée, un homme vintvers eux, en s'excusant de les aborderainsi, mais il était comme eux, expliqua-t-il, originaire de la Montagne, et il avaitreconnu leur accent. Il s'appelait Fahim,et avait dans le visage, et surtout dams laforme de sa moustache, une certaineressemblance avec le cheikh. Il leur ditle nom de son village, Barouk, au cœurdu pays druze ; une région connue pourson hostilité à l'émir et à ses alliés, maisGérios, encore sur ses gardes, se

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présenta sous un faux nom et dit qu'ilétait négociant en soie, de passage àChypre avec son fils. Je ne peux pas en dire autant,hélas ! Je ne sais pas combien d'annéesvont s'écouler avant que je ne puisserevenir au pays. Les gens de ma familleont tous été massacrés, et notre maisonincendiée. Moi-même, je n'ai pum'échapper que par miracle. On nous aaccusés d'avoir tendu une embuscadeaux Egyptiens. Ma famille n'y était pourrien, mais notre maison avait le malheurde se trouver à l'entrée du village ; mestrois frères ont été tués. Tant que l'ogresera en vie, je ne reverrai pas laMontagne ! L'ogre ?

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Oui, l'émir ! C'est ainsi que lesopposants le nomment, ne le saviez-vouspas ? Les opposants, dites-vous ? Ilssont des centaines, chrétiens et druzes,répandus partout. Ils ont prêté sermentde ne pas chercher le repos avant del'avoir abattu. (Il baissa la voix.) Mêmedans l'entourage de l'ogre, et au sein desa propre famille. Ils sont partout, à agirdans l'ombre. Mais un de ces matinsvous entendrez parler de leurs faitsd'armes. Et c'est à ce moment-là que jereviendrai au pays. Et quelles nouvelles de là-bas ?s'enquit Gérios après un silence. Un des proches conseillers del'ogre a été tué, le patriarche... mais

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vous êtes sûrement au courant. Nous avons entendu parler de cemeurtre. Œuvre des opposants, sansdoute. Non, c'est l'intendant du cheikhde Kfaryabda, un certain Gérios. Unhomme respectable, à ce qu'on raconte,mais le patriarche lui avait causé du tort.Jusqu'à présent, il leur a échappé. On ditqu'il est parti en Egypte, et les autoritéslà-bas le recherchent pour le livrer. Luiaussi aurait intérêt à ne pas remettre lespieds au pays tant que l'ogre sera vivant. » Mais je parle trop, se ravisal'homme, et j'ai interrompu votre partie.Continuez, je vous prie, et je joueraicontre le vainqueur. Méfiez-vous, je suisredoutable, la dernière fois que j'ai

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perdu une partie, j'avais l'âge de cejeune homme. Ces fanfaronnades villageoisesachevèrent de détendre l'atmosphère, etTanios, qui en avait assez de jouer, cédavolontiers sa place au nouveau venu. C'est ce jour-là, alors que Gériosdisputait ses premières parties de tawléavec Fahim, dont il allait devenir l'amiinséparable, qu'eut lieu dans l'existencede Tanios l'épisode dit « des oranges »,auquel les sources ne fontqu'indirectement référence, bien qu'il fûtdéterminant, me semble-t-il, pour lasuite de son itinéraire, et aussi, crois-jesavoir, dans son énigmatiquedisparition. Tanios avait donc quitté les deux

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joueurs et s'était rendu au khân, pourdéposer quelque objet dans sa chambre.En ouvrant la porte pour ressortir, ilavait vu par l'entrebâillement une femmed'allure jeune, la tête enveloppée dansun voile qu'elle avait rabattu sur le basde son visage. Leurs regards secroisèrent. Le garçon sourit poliment, etles yeux de l'inconnue lui sourirent enretour. Elle portait une cruche d'eaudans la main gauche, et de la droite elleavait relevé un pan de sa robe pouréviter de trébucher dessus, tout enretenant, de son coude replié, unecorbeille remplie d'oranges. La voyantjongler ainsi dans l'escalier avec cesobjets, Tanios songea à l'aider. Il eut

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peur cependant de voir surgir de quelqueporte un mari ombrageux, et se contentade la suivre du regard. D se trouvait au troisième étageet elle-même continuait à monter.Lorsqu'une orange glissa de la corbeille,puis une autre, qui roulèrent surl'escalier. La femme fit mine de vouloirs'arrêter, mais elle était incapable de sebaisser. Le jeune homme finit paraccourir et il ramassa les oranges.L'autre lui sourit, sans toutefois ralentir.Tanios ne savait pas si elle s'éloignaitainsi parce qu'elle voulait éviter deparler à un inconnu, ou si elle l'invitait àla suivre. Dans le doute, il la suivit,mais d'un pas timide, et quelque peuinquiet. Jusqu'au quatrième étage, puis

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jusqu'au cinquième, le dernier. Elle s'arrêta enfin devant uneporte, posa à terre la cruche et lacorbeille, prit une clé dans son corsage.Le jeune homme se tenait à quelques pasd'elle, les oranges en évidence dans sesmains pour qu'il n'y eût aucun doute surses intentions. Elle ouvrit la porte,rassembla ses affaires, puis, au momentd'entrer, elle se tourna vers lui et souritencore. La porte était restée ouverte.Tanios s'approcha. L'inconnue luidésigna d'un geste la corbeille qu'elleavait posée à terre, près d'un matelasmince. Et pendant qu'il s'en allaitremettre les fruits à leur place, elles'adossa comme par épuisement à la

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porte, qui s'en trouva refermée. Lachambre était exiguë, sans autreouverture qu'une lucarne près du plafond; et quasiment vide, ni chaise, niarmoire, ni ornements. Toujours silencieuse, la femmeindiqua à Tanios par le mime qu'elleétait essoufflée. Prenant la main de sonvisiteur, elle la posa contre son cœur. Ileut une moue grave, comme pours'étonner que les battements fussent siforts, et garda sa main là où elle l'avaitposée. Elle-même ne l'enleva pas nonplus. Elle la fit au contraire passer, parglissements imperceptibles, en deçà desa robe. Il émanait de sa peau un parfumd'arbres fruitiers, l'odeur despromenades d'avril dans les vergers.

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Tanios eut alors l'audace de luiprendre la main à son tour pour la posersur son cœur. Il rougissait de sa propreeffronterie, et elle comprit que c'étaitpour lui la première fois. Alors elle seredressa, lui dégagea le front du foulardqui le ceignait, passa la main dans sescheveux précocement blanchis, plusieursfois de suite, en riant sans méchanceté.Puis elle attira sa tête contre sa poitrinedécouverte. Tanios ne savait rien des gestesqu'il devait accomplir. Il était persuadéque son ignorance était manifeste àchaque instant, et il n'avait pas tort. Maisla femme aux oranges ne lui en tenait pasrigueur. A chacune de ses gaucheries,elle répondait par une caresse

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prévenante. Quand ils furent l'un et l'autrenus, elle poussa le loquet de la porte,avant d'entraîner son visiteur vers sacouche, pour le guider du bout desdoigts sur le chemin tiède du plaisir. Ils ne s'étaient toujours pas dit lamoindre parole, aucun d'eux ne savaitquelle langue parlait l'autre, mais ilsdormirent comme un seul corps. Lachambre donnait sur l'ouest, et par lalucarne pénétrait à présent un soleilcarré dans lequel voltigeaient desfilaments de poussière. En se réveillant,Tanios sentit encore cette odeur deverger, et sous sa joue droite desbattements de cœur, lents et paisiblesdans le moelleux d'un sein de femme.

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La chevelure que le voile necachait plus était rousse, comme cesterres ferrugineuses des environs deDayroun. Et la peau rose tachetée. Seulsles lèvres et le bout des seins étaientd'un brun léger. Sous le regard qui se promenaitsur elle, elle ouvrit les yeux, seredressa, et regarda par la lucarnel'heure qu'il pouvait être. Elle tira alorsvers elle la ceinture de Tanios puis,accompagnant son geste d'un sourirecontrit, elle tapota à l'endroit où tintaitla monnaie. Présumant que les choses sepassaient toujours ainsi, le garçoncommença à dérouler la ceinture eninterrogeant son hôtesse du regard. Ellelui indiqua six avec trois doigts de

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chaque main et il lui donna une pièce desix piastres en argent. Quand il se fut rhabillé, elle luioffrit une orange. Il fit mine de refuser,mais elle la lui glissa dans la poche.Puis elle l'accompagna vers la porte,derrière laquelle elle se cacha aumoment où il sortait parce qu'elle nes'était pas couverte. Revenu dans sa chambre, ils'étendit sur le dos, et se mit à lancerl'orange en l'air et à la rattraper, ensongeant à la chose si merveilleuse quivenait de lui arriver. « Fallait-il que jeparte en exil, que j'atterrisse sans espoirdans cette ville étrangère, dans cettehôtellerie, et que je monte jusqu'audernier étage sur les pas d'une

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inconnue... fallait-il que les vagues de lavie me rejettent aussi loin pour que j'aiedroit à cet instant de bonheur ? Intensecomme s'il était la raison d'être de monaventure. Et son achèvement. Et marédemption. » Les personnages de sa viedéfilaient dans son esprit, et il s'arrêtalonguement sur Asma. S'étonnant d'avoirsi peu pensé à elle depuis qu'il étaitparti. N'était-ce pas à cause d'elle que lemeurtre avait été commis, à cause d'ellequ'ils avaient fui ? Pourtant elle avaitdisparu de ses pensées comme par unetrappe. Bien sûr, leurs petits jeuxenfantins, leurs doigts, leurs lèvres quise frôlaient et se fuyaient comme descornes d'escargots, leurs rencontres

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furtives, ces regards pleins depromesses — tout cela ne ressemblaitguère à ce plaisir ultime qu'à présent ilconnaissait. Mais ils furent en leur tempsson bonheur. S'il avouait à Gérios quecette fille pour laquelle il avait menacéde se tuer, cette fille pour laquelle ill'avait amené à se transformer enmeurtrier, il avait tout simplement cesséd'y penser ! Il chercha à se l'expliquer. Ladernière fois qu'il avait vu Asma,lorsqu'il avait forcé la porte de sachambre, que faisait-elle ? Elles'apprêtait, afin de recevoir lesfélicitations pour ses fiançaillesannoncées avec Raad. Sans doute la filleétait-elle contrainte d'obéir à son père.

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Tout de même, que de docilité ! Et puis, lorsqu'elle avait vuTanios arriver chez elle en courant, elleavait hurlé. Cela non plus, il ne pouvaitraisonnablement le lui reprocher. Quellejeune fille aurait agi autrement si onavait fait irruption dans sa chambrependant qu'elle prenait son bain ? Maiscette image d'Asma qui criait, suivie dela cavalcade des gardes et de Roukozqui venaient l'empoigner pour le jeterau-dehors, il ne parvenait pas à s'endéfaire. Or c'était, dans son esprit, ladernière image gardée de celle qu'ilavait tant aimée. Sur le moment, tout à sarage et à son orgueil blessé, il n'avait euqu'une idée en tête : reprendre, parn'importe quel moyen, ce qu'on lui avait

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traîtreusement dérobé ; à présent, il avaitune plus juste vision des choses ; enversAsma, il avait surtout de l'amertume. Etdire que, pour elle, il avait ruiné sa vieet celle de tous les siens ! Ne devait-il pas en demanderpardon à Gérios ? Non, mieux valaitencore lui laisser l'illusion d'avoircommis un crime noble et nécessaire. A la fin de cette journée-là,Gérios rentra fort tard. Pour ressortir lematin, à peine levé. Ce fut désormaistous les jours ainsi. Tanios le suivait duregard, avec un sourire caché, commepour lui dire : « Au lieu de sombrer dansla folie, te voilà qui sombres dansl'insouciance ! » A l'approche de la cinquantaine,

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après une vie de tâcheron obséquieux, laconscience lestée d'un crime groscomme une montagne, traqué, banni,proscrit, damné, l'intendant Gérios nepensait chaque matin qu'à courir au cafédu Grec pour faire trie trac avec soncompagnon de cavale. Au château, il lui arrivait defaire une partie de tawlé quand le cheikhétait en manque de partenaire et qu'il leconvoquait ; il feignait alors des'amuser, et s'arrangeait pour perdre.Mais à Famagouste, il n'était plus lemême. Son crime l'avait transfiguré. Il seplaisait au café, il jouait de toute sonâme, et malgré les fanfaronnades del'inséparable Fahim, c'était lui, le plussouvent, qui gagnait. Et s'il commettait

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quelque imprudence, les dés roulaient àson secours. Les deux amis causaient plus detapage au café que tous les autres clients; parfois un petit attroupement se faisaitautour d'eux, et le patron se montrait ravide cette animation. Tanios ne jouait plusguère. Il ne restait qu'en spectateur et,très vite lassé, il se levait pour allerfaire un tour. Alors Gérios cherchait à leretenir : — Ton visage me porte chance ! Mais il s'en allait quand même. Un matin d'octobre, pourtant, ilavait accepté de se rasseoir. Non pourporter chance à son père — lui avait-iltellement porté chance dans sa vie ? —,mais parce qu'un homme venait vers eux,

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un homme de grande taille, avec une finemoustache, habillé à la manière desnotables de la Montagne. A en juger parles traces d'encre sur ses doigts, unlettré. Il dit se prénommer Salloum. Je vous entends depuis unmoment, et je n'ai pu résister à l'envie desaluer des compatriotes. Dans monvillage, je passais des journées devantla tawlé, à jouer partie sur partie. Maisj'ai plus de plaisir encore à regarder lesautres, quand cela ne les dérange pas. Etes-vous à Chypre depuislongtemps ? s'enquit Fahim. Je ne suis arrivé qu'avant-hier.Et déjà, je m'ennuie du pays. Resterez-vous quelque tempsparmi nous ?

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Dieu seul le sait. Le temps derégler une ou deux affaires... Et comment se porte notreMontagne ? Tant que Dieu ne nousabandonne pas, tout finit par s'arranger. Formule prudente. Tropprudente. La conversation n'irait pasplus loin. Le jeu pouvait reprendre.Gérios avait besoin d'un double six. Ildemanda à Tanios de souffler sur lesdés. Qui roulèrent. Double six ! Par la barbe de l'ogre ! juraFahim. Le dénommé Salloum semblaamusé par la formule. J'ai entendu toutes sortes dejurons, mais celui- là, je ne le

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connaissais pas. Je ne soupçonnaismême pas que les ogres pouvaient avoirune barbe. Celui qui vit dans le palais deBeiteddine en a une, très longue ! Notre émir ! murmura Salloum,offusqué. A l'instant, il se leva, le visageblême, et prit congé. Apparemment, nous l'avonsblessé, commenta Gérios en le regardants'éloigner. C'est ma faute, reconnut Fahim.Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai parlécomme si nous étions seuls. Dorénavant,je m'efforcerai de tenir ma langue. Les jours suivants, Gérios etFahim croisèrent l'homme à plusieurs

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reprises dans le quartier du port, ils lesaluèrent poliment et il leur rendit leursalut. mais de loin, et avec seulementune ébauche de geste. Tanios crut mêmel'apercevoir un jour dans les escaliersde l'auberge, bavardant avec le tenancieralépin. Le jeune homme s'en inquiéta,plus que ses deux aînés. Ce Salloumétait, à l'évidence, un partisan de l'émir.S'il découvrait leur véritable identité, etla raison de leur présence à Chypre, ilsn'y seraient plus en sûreté. Ne devraient-ils pas songer à partir se cacher ailleurs? Mais Fahim le rassura. « Après toutnous sommes en territoire ottoman, etmême si cet homme cherchait à nous

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nuire, il ne le pourrait pas. Son émir n'apas le bras aussi long ! Salloum aentendu de ma bouche des paroles quilui ont déplu, alors il nous évite, voilàtout. Et si nous avons l'impression de levoir partout, c'est parce que tous lesvoyageurs étrangers s'affairent dans lesmêmes rues. » Gérios se laissa convaincre. Iln'avait guère envie de cavaler d'un portd'exil à un autre. « Je ne repartirai d'ici,disait-il, que pour revoir ma femme etmon pays. » Perspective qui semblait serapprocher chaque jour. Fahim, de parses contacts avec les opposants,rapportait des nouvelles de plus en plusencourageantes. L'emprise des Egyptiens

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sur la Montagne faiblissait, et lesennemis de l'émir gagnaient enpuissance. Des régions entières étaienten état d'insurrection. De plus, on disait« l'ogre » gravement malade ; il avaittout de même soixante-treize ans ! « Unjour, qui n'est pas loin, nous seronsaccueillis dans nos villages comme deshéros ! » Dans l'attente de cette apothéose,les deux amis continueraient à fairerouler leurs dés au café d'Elefthérios. Tanios non plus n'eût pas étéenchanté s'il avait dû partir pour un autrelieu d'exil. S'il concevait quelquesinquiétudes, il avait aussi une puissanteraison de prolonger son séjour danscette ville et dans ce khân : la femme aux

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oranges ; qu'il faut à présent appeler parson nom, que l'ouvrage de Nader est, àma connaissance, le seul à mentionner :Thamar. En arabe, ce mot veut dire « fruit» ; mais Thamar est également le plusprestigieux prénom des femmes deGéorgie, puisqu'il fut celui de la grandesouveraine de ce pays. Quand on saitque cette fille ne parlait ni l'arabe ni leturc, quand on sait aussi que, dansl'ensemble de l'empire ottoman,certaines des plus belles femmes étaientd'anciennes esclaves géorgiennes, ledoute n'est plus permis. Envers cette vénale aux cheveuxcouleur d'orange, Tanios n'avait eu, aucommencement, que les sentiments de

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son corps. A dix-huit ans, engoncé dansses frustrations villageoises, portant enlui sa blessure amoureuse, et aussi uneblessure plus ancienne, désabusé,apeuré, il avait trouvé dans les bras decette inconnue... à peu près ce qu'il avaittrouvé dans cette ville inconnue, danscette île si proche du pays et à la fois silointaine : un port d'attente. Attente del'amour, attente du retour, attente de lavraie vie. Ce qui, dans cette liaison,pouvait paraître sordide — la pièced'argent — dut lui paraître au contrairerassurant. A témoin cette phrase de laSagesse du muletier : « Tanios m'a dit : toutes lesvoluptés se paient, ne méprise pas celles

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qui disent leur prix. » Echaudé, il n'avait plus envie depromettre ni d'écouter des promesses,encore moins de contempler l'avenir.Prendre, donner, partir, puis oublier,s'était-il juré. Ce ne fut vrai que lapremière fois, et encore. Il avait pris ceque l'inconnue lui avait offert, il avaitacquitté sa dette, il était reparti. Mais iln'avait su oublier. Tanios ne voulait même pascroire que des corps pouvait naître unepassion. Peut-être escomptait-il que lespièces d'argent suffiraient à l'éteindre. Il n'y avait eu, d'abord, que cedésir si trivial de goûter au même fruitune deuxième fois. U la guetta dansl'escalier, l'aperçut, la suivit à distance.

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Elle lui sourit, et lorsqu'elle entra danssa chambre, elle laissa pour lui la porteouverte. Le même rituel, en somme, sansles oranges. Puis ils furent l'un contre l'autreà se rappeler les gestes dont ils s'étaientaimés. Elle se montra tout aussi tendre,tout aussi silencieuse, et ses paumessentaient la bergamote des jardinsabrités. Alors Tanios lui articula sonnom, en se désignant du doigt ; et elle luiprit ce même doigt, le posa sur sonpropre front. « Thamar », dit-elle. Ilrépéta le nom plusieurs fois en luicaressant les cheveux. Ensuite, comme si la chose allaitde soi du moment que les présentationsétaient faites, il se mit à parler. Il

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raconta ses craintes, ses malheurs, sesprojets de voyages lointains, s'indignant,s'exaltant, d'autant plus librement queThamar ne comprenait aucun mot. Maiselle écoutait sans signe de lassitude. Etelle réagissait, quoique de manièreatténuée : quand il riait, elle avait unléger sourire ; quand il pestait ettonitruait, elle fronçait un peu lessourcils ; et quand il tapait des poingscontre le mur, contre le sol, elle luitenait doucement les mains comme pours'associer à sa rage. Et tout au long deson monologue, elle le regardait dans lesyeux, l'encourageant avec quelqueshochements de tête. Pourtant, au moment de partir,lorsqu'il tira de sa ceinture une pièce de

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six piastres, elle la prit, sans fairesemblant de refuser ; avant de leraccompagner, encore nue, jusqu'à laporte. De retour dans sa chambre, ils'était mis à réfléchir aux choses qu'ilavait dites. Il y avait des mots, dessentiments qu'il ne pensait pas avoir enlui et qui avaient surgi en présence decette femme ; et aussi des faits qu'il nepensait pas avoir observés. La premièrerencontre lui avait laissé— je ne croispas injuste de le dire — une impressionde corps apaisé. De cette deuxièmerencontre, il était revenu l'âme apaisée. Lui qui croyait avoir atteint leplaisir ultime, il venait de découvrir unplaisir plus intense encore, même dans

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la chair. Sans doute n'aurait-il pasouvert son cœur si sa compagne avait pucomprendre ; en tout cas, il n'aurait puparler, comme il l'avait fait, du meurtrecommis par Gérios, des raisons qui l'yavaient conduit, ni des chuchotementsqui entouraient sa propre naissance.Mais à présent il se disait qu'un jour ilaurait envie de reparler de tout celaavec elle dans une langue qu'ellepourrait comprendre. Il commençait à trouver long etvide le temps qu'il passait sans elle.Quand il se rendit compte du besoin quiétait né en lui, il s'en effraya. Sepouvait-il qu'il fût désormais si attaché àcette femme ? Après tout elle était — iln'aurait pas voulu prononcer le mot qui

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s'imposait à lui — mais disons, elle étaitce qu'il savait qu'elle était ! Il en vint alors à guetter sespassages dans l'escalier, se disant qu'ilallait la surprendre avec d'autreshommes ; mais il eût pleuré son âme etson sang s'il l'avait vue sourire à unautre comme elle lui avait souri, et selaisser suivre jusqu'à sa chambre pourqu'une sale main d'homme se posât surson cœur. Il devait y en avoir des autres,beaucoup d'autres — comment imaginerle contraire ? — mais Tanios ne réussitjamais à les voir. Thamar ne montaitd'ailleurs pas les escaliers aussi souventqu'il l'avait supposé ; peut-être avait-elle une autre maison où elle menait uneexistence différente ?

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De ces journées d'angoisse et deconfusion on trouve peut-être un échovoilé dans cette page du livre de Nader : La femme de tes rêves estl'épouse d'un autre, mais ce dernier l'achassée de ses rêves. La femme de tes rêves estl'esclave d'un marin. Il était ivre le jouroù il l'a achetée sur le marchéd'Erzerum, et en se réveillant il ne l'aplus reconnue. La femme de tes rêves est unefugitive, comme tu l'as été, et vous avezcherché refuge l'un vers l'autre. Ses deux visites à Thamaravaient eu lieu à l'heure de la sieste ;

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mais une nuit, comme il ne parvenait pasà s'endormir, Tanios eut l'idée d'allerfrapper à sa porte. Rassuré par lesronflements de Gérios, il se glissa horsde la chambre, puis monta les escaliersdans le noir, en se cramponnant à labalustrade. Deux coups secs, puis deuxautres, et la porte s'ouvrit. Il n'y avaitpas plus de lumière à l'intérieur, et il nevoyait pas l'expression du visage quil'accueillait. Mais dès qu'il eut prononcéun mot, leurs doigts se retrouvèrent, sereconnurent, et il entra le cœurtranquille. Quand il voulut la caresser, ellelui écarta fermement les mains, l'attiraplutôt contre elle, sa tête au creux de son

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épaule. Il rouvrit les yeux avec l'aube, etThamar était assise à l'attendre. Elleavait des choses à lui dire. Ou plutôt unechose. Qu'elle s'efforça de mimer, nes'aidant des mots de sa langue que pourconduire ses propres mains aux gestesappropriés. Elle semblait dire : «Lorsque tu partiras, je partirai avec toi.Le plus loin. Sur le bateau quit'emmènera, je m'embarquerai. Le veux-tu ? » Tanios lui promit qu'un jour ilspartiraient ensemble. Une réponse decomplaisance ? Peut-être. Mais aumoment où il lui disait « oui », il lepensait de toute son âme d'exilé. Et, lamain posée sur la tête couleur d'orange,

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il fit serment. Ils se retrouvèrent enlacés. Puisil se détacha d'elle pour la tenir par lesépaules au bout de ses bras, et pour lacontempler. Elle devait avoir le mêmeâge que lui, mais elle n'en était pas à sapremière vie. Dans ses yeux, il vitpoindre une détresse, et c'était comme sijamais auparavant elle ne s'était ainsidéshabillée. Sa beauté n'était pas aussiparfaite qu'il le croyait lorsqu'elle n'étaitque la femme de ses désirs d'homme.Elle avait le menton un peu trop allongé,et au bas de la joue une cicatrice. Tanioscaressa de ses doigts le menton allongéet passa son pouce sur la cicatrice. Elle eut deux larmes de bonheur,

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comme si la reconnaissance de cesimperfections était une déclaration detendresse. Et elle dit, cette fois encorepar les gestes plus que par les mots : — Là-bas, au-delà des mers, tuseras mon homme et je serai ta femme. A nouveau, Tanios dit « oui »,puis il la prit par le bras et se mit àavancer lentement avec elle autour de lachambre comme pour une cérémonie denoces. Elle se prêta au simulacre avecun sourire triste, puis se dégagea, saisità son tour le jeune homme par la main, etle conduisit vers un coin de la pièce oùelle déplaça de ses ongles un carreaupour déterrer, dans une cachette, unevieille tabatière ottomane dont elle

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souleva lentement le couvercle. Il yavait là des dizaines de pièces d'or etd'argent, ainsi que des bracelets, desboucles d'oreilles... Dans un mouchoir àourlets, elle gardait les deux pièces desix piastres que Tanios lui avait donnéesau cours des visites précédentes. Elleles lui montra, les lui glissa dans lapoche enveloppées dans leur mouchoir,referma la tabatière et ramena le carreauà sa place. Sur le moment, le jeune hommen'avait pas réagi. C'est seulement enréintégrant sa chambre, où Gériosronflait encore, et en repensant à cettescène qu'il se rendit compte del'extraordinaire confiance que Thamarvenait de lui témoigner. Elle avait placé

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son trésor et sa vie entre les mains d'uninconnu. Il était sûr que jamais encoreelle n'avait agi de la sorte avec unhomme. Il en était flatté et attendri. Il sepromit de ne pas la décevoir. Lui quiavait tant souffert d'avoir été trahi,jamais il ne trahirait ! Pourtant, Quand le bateau t'attendait auport, tu l'as cherchée pour lui direadieu. Des oranges dans l'escalier 201

Mais de cet adieu-là, ton amante

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ne voulait pas. III Lorsqu'un matin, à la toutepremière heure, on vint frapper à laporte de leur chambre, Gérios et Tanioscommencèrent par s'en alarmer. Mais ilsreconnurent bientôt la voix de Fahim. Quand vous aurez entendu ce quim'amène, vous ne m'en voudrez plus ! Parle ! L'ogre a crevé ! Gérios se retrouva debout, lesdeux mains accrochées aux manches deson ami. Répète encore que je t'entende

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bien ! Tu m'as entendu, l'ogre a crevé.Le monstre a cessé de respirer, il acessé de nuire, sa longue barbe a trempédans son sang. C'est arrivé il y a cinqjours, et on me l'a annoncé cette nuit. Lesultan avait ordonné une offensive contreles troupes égyptiennes, qui ont étécontraintes d'évacuer la Montagne.Quand les opposants l'ont appris, ils ontsauté à la gorge de l'émir, ils l'ontmassacré ainsi que ses partisans, et ontproclamé l'amnistie générale. Mais peut-être ai-je eu tort de vous réveiller poursi peu... Essayez de vous rendormir enpaix, je m'en vais. Attends, assieds-toi un moment.Si ce qu'on t'a raconté est vrai, alors

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nous pouvons rentrer au pays. Yawach yawach ! Du calme ! Onne s'en va pas ainsi, sur un coup de tête.Et puis rien ne dit qu'il y a un bateaudans les jours qui viennent. Noussommes en novembre ! Un an presque que nous sommessur cette île ! dit Gérios, soudain las,soudain impatient. Un an que Lamia estseule. Allons prendre un café, ditFahim, puis nous ferons un tour du côtédes quais. Après, nous aviserons. Ils furent ce matin-là lespremiers clients du Grec. Il faisait frais,le sol était humide et ils s'assirent àl'intérieur, le plus près des braises.Gérios et Tanios demandèrent leur café

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sucré, Fahim le prit amer. La lumière dujour gonflait lentement les rues, lesportefaix arrivaient, cordes aux épaules,dos courbés. Certains d'entre euxs'arrêtaient d'abord chez Elefthérios, quileur offrait le premier café de la journée,celui d'avant la première paie. Soudain, parmi les passants, unetête reconnaissable. Regardez qui est là, murmuraTanios. Invitons-le, dit Fahim. On vas'amuser. Khwéja Salloum, venez vousjoindre à nous. L'homme s'approcha, toucha sonfront de la main. Vous prendriez bien un café ! Je n'ai envie de rien mettre en

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bouche ce matin. Excusez-moi, il fautque je m'en aille. Quelque chose vous préoccupe,il me semble. On voit bien que vous n'êtes pasau courant. Au courant de quoi ? L'émir, notre grand émir estmort. Le pays ne se relèvera plus de cedésastre. Ils l'ont tué, ils ont proclamél'amnistie, on va bientôt voir lescriminels se pavaner en toute liberté.L'âge de la justice et de l'ordre estrévolu. Ce sera le chaos, plus rien nesera respecté ! Un grand malheur, articulaFahim en se retenant de s'esclaffer. Dieu nous prenne en

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miséricorde, enchaîna Gérios d'une voixsoudain chantonnante. Je devais partir ce matin, il y aun bateau pour Lattaquieh. Mais àprésent, j'hésite. Vous avez raison, rien nepresse. Non, rien ne presse, repritSalloum pensivement. Mais le temps vase gâter, Dieu seul sait quand je pourraim'embarquer à nouveau. L'homme poursuivit son chemin,tête basse, tandis que Fahim agrippaitavec force les bras de ses compagnons. Retenez-moi, sinon je vais rireavant qu'il n'ait tourné le dos ! Il se leva. Je ne sais pas ce que vous

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comptez faire, mais moi, le bateau de cematin, je vais le prendre. Après ce quecet homme vient de dire, après avoir vusa tête au moment où il prononçait «amnistie », moi je n'hésite plus. Je vais àLattaquieh, j'y reste une ou deux nuits, letemps de m'assurer que les nouvelles dela Montagne sont bonnes, puis je rejoinsmon village par la route. Je crois quevous devriez faire de même. J'ai un amilà-bas qui a une maison à Slanfeh, surles hauteurs, il sera heureux de nousaccueillir tous les trois ! Gérios n'hésitait plus. Nous venons avec toi. Il avait à présent dans les yeux levisage de Lamia et le soleil du village.Peut-être redoutait-il aussi de passer

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l'hiver à Famagouste sans soncompagnon de distraction. Tanios étaitplus partagé. Mais ce n'était pas à lui, àses dix-huit ans, que revenait la décisionultime. On convint donc de se retrouverune heure plus tard sur le quai. Fahims'occuperait des places sur le bateau,tandis que ses amis iraient à l'aubergevider leur chambre et régler le tenancier. Ils n'eurent chacun à porter qu'unballot léger, et Gérios répartit par moitiél'argent qui lui restait. Si je me noyais..., dit-il. Mais il ne semblait pasmélancolique. Et ils se dirigèrent vers leport. Ils n'avaient pas fait vingt pas

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quand Tanios s'immobilisa, feignantd'avoir oublié quelque chose. — Je dois remonter un instantdans la chambre. Continue, je terattraperai. Gérios ouvrit la bouche pourprotester, mais le garçon s'était éclipsé.Alors U reprit sa route, sans se presser,regardant de temps à autre vers l'arrière. Tanios avait monté les marchesdeux à deux, passé le troisième étage,pour s'arrêter en haletant au cinquième,et frapper. Deux coups secs, puis deuxautres. Une porte s'entrouvrit à l'étage.Pas celle de Thamar. Des yeux étrangersl'observaient. Mais il frappa encore.Puis il colla l'oreille au bois. Aucunbruit. Il colla l'œil à la serrure. Aucune

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ombre. Il redescendit les marches, l'unelentement après l'autre, espérant encorecroiser son amie dans l'escalier, leurescalier. Jusque dans la cour du khân,dans les échoppes, au milieu deschalands, il continua à la chercher duregard. Jusque dans la rue. Thamar avaitchoisi d'être absente ce matin-là. Tanios traînait encore, oubliantl'heure, quand lui parvint du port lesifflement d'une sirène. Il se mit à courir.Le vent fit s'envoler le foulard dont ilavait ceint sa tête de jeune vieillard. Ille rattrapa, le garda dans la main ; plustard il l'enroulerait, se dit-il, plus tardsur le bateau. Devant la passerelle, Gérios et

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Fahim, impatients, lui faisaient dessignes. Salloum était également là, àquelques pas d'eux ; lui aussi s'étaitapparemment décidé à partir. On embarquait déjà. Il y avaitune foule de portefaix qui manipulaient,parfois à deux ou à trois, de lourdesmalles cerclées de fer. Quand ce fut au tour de Fahim etGérios de monter à bord, ce dernierdésigna Tanios au douanier turc en luimontrant son nom sur le billet pour qu'illui permît de les suivre, car unevingtaine de passagers les séparaient. Les deux hommes venaient toutjuste d'atteindre le pont du bateaulorsqu'une cavalcade interrompitl'embarquement. Un riche marchand

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arrivait, en courant presque, et endistribuant autour de lui des ordres etdes jurons à une nuée de serviteurs. Ledouanier demanda aux autres voyageursde s'écarter. Il échangea avec le nouveau venuune longue accolade, quelqueschuchotements, puis ils promenèrentensemble sur la foule qui les entourait unmême regard méfiant et dédaigneux. Etquelque peu amusé. 0 n'y avait pourtantrien de particulièrement drôle dansl'apparence de ces braves passagersqu'inquiétait par avance la mer denovembre ; seul pouvait paraîtreamusant le voisinage entre ce marchand,plus gros que la plus grosse de sesmalles, et le douanier, un petit homme

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frêle et anguleux, avec un immensebonnet à plumes et des moustachesjusqu'aux oreilles. Mais ces deux-là,personne dans l'assistance n'aurait osés'en amuser. Il fallut attendre que le marchandeût traversé l'ensemble de la passerelleavec toute sa suite pour que les autresvoyageurs pussent à nouveau y poserleurs modestes pieds. Quand Tanios se présenta, ledouanier lui fit signe de patienterencore. Le garçon supposa que c'était àcause de son jeune âge, et il laissapasser les hommes mûrs qui étaientderrière lui. Jusqu'au dernier. Mais ledouanier lui barra encore la route. Je t'ai dit d'attendre, alors tu

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attendras 1 Quel âge as-tu ? Dix-huit ans. Des portefaix arrivaient derrièrelui, et Tanios s'écarta. Du bateau, Gérioset Fahim lui criaient de se hâter, mais illeur répondit, d'un geste de la main, qu'iln'y pouvait rien, et désigna discrètementle douanier. Soudain, Tanios vit qu'on levaitla passerelle. Un cri lui échappa, maisl'Ottoman lui dit tranquillement : Tu prendras le prochain bateau. Fahim et Gérios gesticulaient deplus belle, et le jeune homme les montradu doigt en essayant d'expliquer, dansson turc approximatif, que son père étaitsur le bateau, et qu'il n'y avait aucuneraison pour que lui-même fût retenu à

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terre. Le douanier ne répondit pas, ilhéla un de ses hommes, lui dit quelquesmots à l'oreille, et l'autre vint expliquerau plaignant en arabe : Son Honneur dit que si tucontinues à te montrer insolent, tu serasbattu et jeté en prison pour insulte à unofficier du sultan. En revanche, si tu temontres soumis, tu repartiras libre, tupourras prendre le prochain bateau et,de plus, Son Honneur t'offrira le cafédans son bureau. Son Honneur confirma l'offred'un sourire. Tanios avait d'autant moinsle choix que la passerelle était déjàretirée. A Gérios et Fahim, éberlués, iladressa un dernier geste voulant dire «plus tard ». Puis il emboîta le pas à

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l'exécrable petit moustachu, qui luiordonnait de le suivre. En chemin, l'homme s'arrêta àplusieurs reprises pour donner unedirective, inspecter un colis, entendreune requête. De temps à autre, Taniosregardait du côté du bateau, qu'il vitlentement s'éloigner, voiles déployées. Ilfit encore des signes de la main àl'intention des voyageurs, sans plussavoir si on l'apercevait. Quand il fut enfin dans le bureaudu douanier, il eut l'explication qu'ilattendait. Il ne saisissait pas tout ce queson interlocuteur disait — à l'école dupasteur, Tanios avait bien appris le turcdans les livres, mais pas assez poursoutenir une conversation. Il put

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toutefois comprendre l'essentiel : que lemarchand qu'ils avaient vu, l'un despersonnages les plus riches et les plusinfluents de l'île, était extrêmementsuperstitieux ; prendre la mer encompagnie d'un jeune homme auxcheveux blancs, c'était à ses yeux lenaufrage assuré. Le douanier rit aux éclats, etTanios fut également invité à trouver lachose drôle. Stupides croyances, n'est-ce pas? suggéra son hôte. Tanios jugea peu prudentd'acquiescer. Aussi préféra-t-il dire : — Votre Honneur a fait ce qu'ilétait sage de faire. Stupides croyances, malgré tout,

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insista l'autre. Précisant que lui-même voyaitplutôt dans les cheveluresprématurément blanchies le meilleur desprésages. Et s'approchant du garçon, ilpassa ses mains l'une après l'autre dansses cheveux, lentement, et avec unplaisir manifeste. Avant de le congédier. En quittant les bâtiments du port,Tanios s'en alla demander au tenancierde l'auberge de lui redonner la chambrepour quelques nuitées de plus. Il luiraconta sa mésaventure et l'homme, àson tour, la trouva amusante. J'espère que ton père t'a laisséde quoi me payer ! Tanios tapota sur sa ceinture d'ungeste confiant.

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Alors, dit l'aubergiste, tu doisbénir le Ciel qu'on t'ait laissé ici, tu vaspouvoir retrouver quelques relationsagréables... U eut un rire de pirate, et Tanioscomprit que ses visites au dernier étagen'étaient pas passées inaperçues. Ilbaissa les yeux, en se promettant demieux regarder autour de lui laprochaine fois qu'il irait frapper à laporte de Thamar. Ici, tu t'amuseras certainementplus que dans ta Montagne, insistal'homme avec le même rire tors. Oncontinue à se battre, là-bas, n'est-ce pas? Et votre grand émir est toujours auxbons soins du pacha d'Egypte ! Non, rectifia le jeune homme,

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l'émir a été tué, et les troupes du pachaont évacué la Montagne. Que me racontes-tu ? Ce sont les dernières nouvelles,nous les avons apprises ce matin mêmeet c'est pour cela que mon père est rentréau pays. Tanios remonta dans sa chambre,et s'endormit. Sa nuit avait été tropcourte, il ressentait le besoin d'un réveilplus serein. Il n'ouvrit les yeux qu'à l'heuredu déjeuner. Du balcon, il apercevait unmarchand de beignets. La fumée luidonna faim. Il choisit dans son argent lapièce qu'il lui fallait et la garda au creuxde sa main, pour ne pas avoir à déroulersa ceinture dans la rue, puis il sortit.

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Au bas de l'escalier il rencontral'aubergiste qui, justement, montait levoir. Dieu te maudisse ! Ib as faillime causer les pires ennuis, j'ai eu tort decroire à tes racontars de gamin ! Il expliqua que des officiersturcs de sa connaissance étaient passésle voir, et qu'il avait cru leur faireplaisir en les félicitant des victoiresremportées sur les Egyptiens. Maisqu'ils avaient fort mal pris la chose. Pour peu, ils allaient m'arrêter.J'ai dû leur jurer que je ne me moquaispas d'eux. Parce qu'à la vérité, loind'avoir gagné, les troupes ottomanesviennent de subir de nouveaux revers. Etton émir n'est pas plus mort que toi et

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moi. Ces officiers ne connaissentpeut-être pas les nouvelles les plusrécentes... J'ai parlé à ces officiers, et j'aiparlé aussi à des voyageurs qui viennentd'arriver de Beyrouth. Ou bien ces genssont tous des menteurs et des ignorants,ou bien... « Ou bien », répéta Tanios, et ilse mit soudain à trembler de tous sesmembres comme s'il avait été frappédebout par le haut mal. IV « Fahim, dit la Chronique

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montagnarde, était un nom d'empruntpour Mahmoud Bourass, l'un des plusfins limiers de l'émir. Il appartenait audiwan des yeux et des oreilles, dirigépar le khwéja Salloum Krameh qui, lui,agissait sous son véritable nom. Lestratagème qui avait permis de ramenerau pays le meurtrier du patriarche futleur plus remarquable fait d'armes. « Ce succès rehaussa leprestige de l'émir auprès des habitants etaussi auprès des Egyptiens. A ceux quiprétendaient que le pouvoir luiéchappait, que sa main faiblissait, que lavieillesse l'envahissait, il venait dedémontrer qu'il pouvait étendre encoreson bras puissant hors même de saMontagne, au-delà des mers.

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« A son arrivée à Lattaquieh,Gérios fut appréhendé par des militairesde l'armée d'Egypte, puis transféré àBeiteddine pour y être pendu. On ditqu'il fit face à la traîtrise et à la mortavec une grande résignation. « En apprenant le sort de sonintendant, le cheikh Francis avait prissur-le-champ la route de Beiteddine afind'obtenir la libération du cheikh Raad,son fils. On le laissa attendre pendantune journée entière avec les gens ducommun, sans égard pour son rang, nipour sa naissance. L'émir refusa de lerecevoir, mais il lui fit dire que s'ilrevenait le lendemain, il pourraitrepartir avec son fils. « A l'heure indiquée, il se

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présenta donc aux portes du palais ;deux soldats vinrent alors déposer à sespieds le corps inanimé de Raad. Il avaitété pendu à l'aube de ce jour-là et sagorge était encore tiède. « Lorsque le cheikh Francis, enlarmes, s'en alla demander au diwanpourquoi on avait agi ainsi, il lui futrépondu par ces mots : "Notre émir avaitdit que, pour ce crime, il devait punir unpère et un fils. Désormais, le compte estbon !" » L'homme qui avait prononcé cesparoles n'était autre que le khwéjaSalloum, dont le cheikh — à en croirel'auteur de la Chronique — savait déjàle rôle dans la capture de Gérios. Et illui aurait dit :

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Toi qui es son chien de chasse,va dire à ton émir qu'il ferait mieux deme tuer aussi, s'il veut dormir tranquille. Et Salloum aurait rétorqué, duton le plus calme : Je le lui ai déjà dit, mais il atenu à te laisser partir libre. C'est lui lemaître... Je ne connais pas d'autre maîtreque Dieu ! On raconte qu'en quittant lepalais le cheikh serait allé dans unevieille église des environs deBeiteddine. Et se serait agenouillédevant l'autel pour faire cette prière : — Seigneur, la vie et ses plaisirsn'ont plus aucun sens pour moi. Mais nepermets pas que je meure avant de

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m'être vengé ! Si Salloum et Fahim étaient lesagents de l'émir, le douanier turc, leriche marchand superstitieux et aussi lafemme aux oranges furent, à n'en pasdouter, les agents de la Providence. Mais, en ces journées d'angoisse,Tanios ne pensait pas à lui-même ni à lamort qui lui avait donné rendez- vous etqu'il n'était pas allé rencontrer. Ilcherchait encore à se persuader qu'on nelui avait pas menti, que « l'ogre » avaitbien été tué, que la nouvelle nemanquerait pas de se répandre. Fahim,se disait-il, appartenait sans nul doute àun réseau secret d'opposants ; on avaitpu l'informer de certains événements quele commun des gens ne saurait que le

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lendemain, ou la semaine suivante. Alors il était allé rôder au caféd'Elefthérios et dams les souks, et surles quais et dans les tavernes près duport, cherchant à repérer par l'apparenceou par l'accent les gens de la Montagneet du Littoral, matelots, négociants,voyageurs. Personne ne put le rassurer. Le soir, il était remonté dans sachambre, pour passer la nuit entière aubalcon. A voir s'éteindre les lumières deFamagouste, jusqu'à la dernière. Aécouter le grondement des vagues et lesbottes des militaires en patrouille. Puis,à l'aube, tandis que dans les ruescouraient les ombres des premierspassants, il s'était assoupi aux bruits dela ville, le front contre la balustrade.

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Jusqu'à ce que le soleil, arrivé à mi-course, lui eût brûlé les yeux. Alors,pétri de courbatures, le ventre amer, ils'était levé, afin de reprendre sa quête. A l'instant où il quittaitl'auberge, il vit passer un carrossearborant le drapeau anglais. Il se jetapresque sur lui, en criant dans sa langue: Sir, Sir, j'ai besoin de vousparler. La voiture s'arrêta, et lepersonnage qu'elle transportait montrapar la portière une moue perplexe. Seriez-vous sujet britannique ? L'accent affecté par Taniospouvait le laisser croire, mais sa misedisait autre chose. L'homme, en tout cas,

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paraissait disposé à l'écouter, et legarçon lui demanda s'il était au courantd'événements graves qui se seraientproduits dans la Montagne. Le personnage le dévisageaitpendant qu'il parlait. Et quand il eut fini,au lieu de lui répondre, il annonça d'unevoix triomphante : Je m'appelle Hovsépian, je suisdrogman du consul d'Angleterre. Etvous, vous devez être Tanios. Il laissa à son jeune interlocuteurle temps d'arrondir les yeux. Il y a quelqu'un qui vouscherche, Tanios. Il a donné votresignalement au consulat. Un pasteur. Le révérend Stolton ! Où est-il ?Je voudrais tant le revoir !

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Il a malheureusement repris lebateau hier même, de Limassol. Ephémérides du révérend JeremyStolton, observations finales de l'année1839 : « J'avais prévu de me rendre àConstantinople au mois de novembreafin de m'entretenir avec Lord Ponsonby,notre ambassadeur, au sujet de lafermeture provisoire de notre école,décision que j'avais dû prendre enraison des tensions accrues dans laMontagne, et singulièrement à Sahlaïn... « Or, dans les semaines quiavaient précédé mon départ, j'avais euécho des rumeurs selon lesquellesTanios et son père avaient trouvé refugeà Chypre. Je m'étais alors demandé si je

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ne devais pas, sur ma route, faire escaledans cette île. « Mon hésitation était grande.D'une part, je ne voulais pas, en tant queministre de l'Eglise réformée, fairemontre de la moindre complaisance àl'égard du meurtrier d'un patriarchecatholique. Mais, d'un autre côté, je nepouvais me résoudre à ce que le plusbrillant de mes élèves, le plus doué, leplus dévoué, et qui était devenu pourMrs Stolton et pour moi-même un peucomme un fils adopté, finît ses jourspendu au bout d'une corde sans avoircommis d'autre crime que sa compassionfiliale à l'endroit d'un père égaré. « J'avais donc résolu d'effectuerce détour par Chypre dans l'unique but

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de séparer le destin du garçon de celuide son père. Ignorant que la chose étaiten train de se faire au même moment,grâce à la sage intervention du Tout-Puissant, et sans recours au dérisoireintermédiaire que j'étais. « Par une sorte de naïveté dontaujourd'hui je rougis, mais qu'excuse magrande espérance, j'étais persuadé qu'enarrivant sur l'île, en posant aux gens lesquestions adéquates, je me retrouveraisau bout de quelques heures en présencede mon pupille. Celui-ci avait unecaractéristique qui le rendait facilementidentifiable — ses cheveuxprématurément blanchis —et s'il n'avaitpas eu, me disais-je, la malencontreusemais prudente idée de les teindre, je

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pourrais me faire conduire jusqu'à lui. « Les choses s'avérèrent pluscompliquées. L'île est vaste—environquarante fois plus étendue que Malte,que j'ai mieux connue — et ses portssont nombreux. Et puis, à peine avais-jecommencé à poser des questions autourde moi que je me rendis compte, aveceffarement, du danger que, sans levouloir, je faisais courir à mon protégé.Après tout, je n'étais pas le seul à lechercher, et en me montrant efficacedans mes investigations, j'allais peut-être faciliter la tâche de ceux quivoulaient sa perte. « Je me résignai donc, au bout dedeux jours, à confier cette délicatemission à un homme de grande habileté,

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Mr Hovsépian, le drogman arménien denotre consulat, avant de poursuivre monvoyage. « C'est le lendemain même demon départ que Tanios fut retrouvé, nonpas à Limassol, où je l'avais cherché,mais à Famagouste. Mr Hovsépian luirecommanda de ne pas quitter l'aubergeoù il était logé, lui promettant de mefaire parvenir un message à son sujet.Message qui me fut effectivementcommuniqué, trois semaines plus tard,par le secrétaire de Lord Ponsonby... » Si elle avait permis d'établir ceprécieux contact, la rencontre avec ledrogman n'avait guère rassuré Taniosquant à l'essentiel : les nouvelles enprovenance du pays. De toute évidence,

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l'émir n'était pas mort. Lemécontentement, certes, se propageait, etl'on parlait de soulèvement dans laMontagne ; de plus, les Puissances,notamment l'Angleterre, l'Autriche, laRussie, se consultaient sur la meilleurefaçon de protéger le sultan contre lesmenées de son-rival d'Egypte ; uneintervention militaire n'était plus du toutexclue ; toutes choses qui allaient sansdoute dans le sens qu'avait souhaité lemalheureux Gérios. Mais aucunbouleversement n'avait eu lieu, rien quipût justifier son retour précipité. Tanios pensait et repensait auxconversations avec Fahim, avecSalloum, il réentendait leurs paroles,revoyait leurs mimiques qu'à présent il

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comprenait différemment. Puis, ilimaginait Gérios arrivant au port, saisipar les soldats, découvrant la vérité,enchaîné, battu, humilié, conduit à lapotence, tendant la nuque au bourreau,ensuite se balançant imperceptiblementau petit vent de l'aube. Quand cette image se formaitdans son esprit, Tanios se sentaitprofondément coupable. Sans sescaprices et son aveuglement, sans sesmenaces de suicide, jamais l'intendantne se serait mué en assassin. « Commentpourrais-je affronter à nouveau le regardde ma mère, et les murmures desvillageois ? » Alors il songeait à partir,loin, le plus loin possible. Mais il se ravisait, il repensait à

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Gérios, il revoyait ses yeux apeurés lejour du meurtre du patriarche, ill'imaginait avec ces mêmes yeux face àla corde, face à la traîtrise. Et, commeen ce jour-là, il murmurait à son adressele mot de « père ». HUITIÈME PASSAGE

A genoux pour la gloire

Alors je pris Tanios à part, ainsique mon devoir me commandait d'agir,et lui dis : Réfléchis, tu n'as rien àfaire dans cette guerre. Que les

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Egyptiens dominent ta Montagne oubien les Ottomans, que les Françaisdament le pion aux Anglais oul'inverse, rien ne sera changé pour toi.Mais il a seulement répondu : on a tuémon père !

Ephémérides du pasteur JeremyStolton, année 1840.

I Pour quelle raison l'émir avait-illaissé partir libre le cheikh blessé ? Cene pouvait être une négligence, encoremoins de la compassion.

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Il faut qu'il puisse pleurer sur ladépouille de son fils, avait pourtant ditle vieux monarque. Et ses longs, trop longs cilss'étaient mis à frémir comme les pattesd'une invisible araignée. De retour à Kfaryabda, le cheikhavait parlé d'organiser pour Raad lesplus prestigieuses obsèques que laMontagne eût connues. Piètreconsolation, mais il avait le sentiment dedevoir à son fils, à sa race, cet ultimehommage ; et à l'émir cet ultime défi. Vous verrez, les gens vontaffluer par villages entiers. Et les plusnobles comme les plus humblesviendront exprimer leur tristesse, leurjuste colère et leur haine du tyran.

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Mais on sut l'en dissuader. Lesvillageois se consultèrent et, portantcomme toujours leurs inquiétudes, lecuré monta au château. Notre cheikh ne s'est-il pasdemandé pourquoi l'émir l'avait épargné? C'est la question que je me posedepuis que j'ai quitté Beiteddine. Je n'aipas de réponse. Et si le tyran voulait justementque notre cheikh batte le rappel de tousses fidèles amis, de tous les opposants,de tous ceux qui voudraient que leschoses changent ? Tous ces gensviendraient se rassembler à Kfaryabda,et parmi eux se glisseraient les agents del'émir. Ils connaîtraient leurs noms, ils

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se rappelleraient leurs paroles, puis,dans les jours suivants, les uns après lesautres vos amis seraient bâillonnés. Tu as peut-être raison, bouna.Mais je ne peux tout de même pasenterrer mon fils à la sauvette comme unchien. Pas comme un chien, cheikh,simplement comme un fidèle qui a foidans la Rédemption et dans la justice duCréateur. Tes paroles me réconfortent. Tuparles pour la religion, et pour lasagesse aussi. Et cependant, quellevictoire pour l'émir s'il peut nousempêcher même de partager notre deuilavec ceux qui nous aiment ! Non, cheikh, cela, il ne le peut

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pas, tout émir qu'il est. Nous pouvonsenvoyer des hommes dans tous lesvillages pour leur demander de prier enmême temps que nous, mais sans qu'ilsse déplacent jusqu'ici. Ainsi, chacunpourra nous témoigner sa sympathie sansdonner prise à l'émir. Pourtant, le jour des obsèques,alors que seuls les gens du villagedevaient se réunir, on vit arriver Saïdbeyk. « Le seigneur de Sahlaïn venait defaire une chute, précise la Chronique,mais il avait tenu à effectuer cedéplacement, appuyé sur le bras de sonfils aîné, Kahtane beyk. » Le cheikh Francis a demandé àses nombreux am is de ne pas venir encette circonstance, pour éviter de les

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embarrasser—c'est sa noblesse et sonhonneur. Mon honneur à moi me dictaitde venir quand même ! « Cette parole allait lui coûter lavie, observe l'auteur de la Chronique, etvaloir à notre village des souffrancesrenouvelées. » Les deux vieux chefs étaientdebout, épaule contre épaule, ensemblepour la dernière fois. Sur la tombe deRaad, bouna Boutros psalmodia unelongue prière dans laquelle il avaitglissé une phrase pour Gérios, afin qu'auCiel son crime fût pardonné. Ladépouille de l'intendant ne devait pasêtre récupérée ; à ma connaissance, il n'ajamais reçu de véritable sépulture. Deux semaines ne s'étaient pas

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écoulées lorsqu'un importantdétachement de troupes égyptiennes etde soldats de l'émir investit Kfaryabda,à l'aube et de tous les côtés à la foiscomme s'il s'agissait d'une forteresseennemie. Les militaires se répandirentsur la Blata, dans les rues avoisinantes,sur les routes d'accès au village, etdressèrent leurs tentes tout autour duchâteau. C'est Adel efendi qui était àleur tête, mais il avait à son côté lekhwéja Salloum, mandaté par l'émir. Les deux hommes demandèrent àrencontrer le cheikh. Qui s'enfermaaussitôt dans ses appartements, leurfaisant dire que s'ils avaient le moindrerespect pour son deuil, ils ne seraientpas venus l'importuner avant le

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quarantième jour. Mais ils forcèrent saporte et l'obligèrent à écouter unmessage du « tyran ». Ce dernier luirappelait que lé patriarche était venu luidemander de fournir des hommes pourl'armée, et il voulait savoir s'il étaitdisposé à le faire. Le cheikh répondit dela même manière : — Revenez me voir après lequarantième jour et je vous parlerai. Mais ils étaient venus pour laprovocation, et pour une mission qu'ilsdevaient accomplir. Et pendant queSalloum faisait mine de parlementer auchâteau, ses hommes passaient demaison en maison, appelant les habitantsà se rassembler sur la Blata pour écouterune proclamation.

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Les gens du villagecommencèrent à s'approcher, méfiantsmais curieux, et peu à peu ils remplirentla place, de la cour de l'écoleparoissiale jusqu'aux arcades ducafetier. Des gamins insouciantsplongèrent même leurs mains dans l'eauglacée de la fontaine avant d'êtrecongédiés d'une gifle par leurs parents. Là-haut, dans les appartementsdu cheikh, Adel efendi était debout prèsde la porte, muet, les bras croisés, tandisque Salloum s'appliquait à harceler sonhôte, sa proie. Les hommes de Kfaryabda sontréputés pour leur bravoure, et dès qu'ilsseront sous les armes, notre émir a penséà une mission pour eux.

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Peut-être avait-il envie qu'on luidemandât de quelle mission il s'agissait.Mais le cheikh le laissa poursuivre. Les gens de Sahlaïn se montrentde plus en plus arrogants. Hier même, ilsont tendu une embuscade à une patrouillede nos alliés, et blessé trois hommes. Uest temps de leur infliger une punitionexemplaire. Et vous voulez conduire meshommes contre les hommes de Sai'dbeyk ? Nous, conduire vos hommes,cheikh Francis ? Jamais ! Il y a destraditions, à Kfaryabda. C'est vous quiserez à leur tête, et personne d'autre.N'est-ce pas vous qui les menez toujoursau combat ?

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Le chef des espions semblait sedélecter dans son rôle — une pique à lamain, à fouiller lentement la chair dufauve blessé. Le cheikh eut un regardvers la porte de sa chambre. Une dizainede militaires attendaient, l'armeapprêtée. Il se tourna vers sontortionnaire, et eut un soupir de mépris. Va dire à ton maître qu'entre lafamille de Saïd beyk et la mienne, il n'ya jamais eu de sang versé, et que, moivivant, il n'y en aura pas. En revanche,entre ton émir et moi, il y a maintenant lesang de mon fils innocent, qui seraracheté comme il doit l'être. Ton maîtrecroit trôner aujourd'hui au sommet de sapuissance, mais les plus hautesmontagnes donnent sur les plus

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profondes vallées. A présent, s'il vousreste à l'un et à l'autre une once dedignité, sortez de ma chambre, et quittezmon château ! Ce château n'est plus à toi, ditalors Salloum en regardant par terre. J'aiordre de le saisir. Adel efendi écarta le battant dela porte, pour laisser passer ses hommesqui s'impatientaient. Quelques minutes plus tard, lecheikh Francis, les yeux bandés, lesmains liées derrière le dos, descendaitles marches du château vers la fontaine,entre deux soldats qui le soutenaient parles bras. Il avait la tête nue, laissant voirdes cheveux d'argent dressés autourd'une légère calvitie. Mais il portait

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encore son gilet vert pomme auxbroderies dorées, ultime vestige de sonautorité. La population du village était là,muette, immobile. Respirant au rythmede la progression du vieil homme,sursautant chaque fois que son piedglissait sur une marche, et qu'on leredressait. Puis Salloum fit signe auxsoldats de ne plus avancer et de faireasseoir le cheikh à même le sol. Adelefendi et lui-même vinrent se placerjuste devant leur prisonnier, de tellemanière que la foule ne le voyait plus. Le conseiller de l'émir prononçaalors ce discours : « Gens de Kfaryabda,

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« Ni ce cheikh, ni sonascendance, ni sa descendance n'ontjamais eu la moindre considération pourvous, pour l'honneur des femmes, ni pourles droits des métayers. Sous prétexte depercevoir l'impôt, ils ont prélevé dessommes indues qui servaient à entretenirdans ce château leur vie fastueuse etdissolue. « Mais cet individu que vousvoyez à terre derrière moi a fait pire. Ils'est allié à l'hérésie, il s'est renducoupable de la mort d'un vénérablepatriarche, il a attiré sur ce village et surses habitants le courroux du Ciel et celuides autorités. « Je suis venu vous annoncer quel'âge de la féodalité est révolu. Oui, il

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est révolu le temps où un hommeorgueilleux s'arrogeait des droits abusifssur les femmes et les jeunes filles. « Ce village n'appartient plus aucheikh, il appartient à ses habitants.Toutes les propriétés du féodal sont, àpartir de ce jour, confisquées à votreprofit, et confiées à la garde du khwéjaRoukoz, ici présent, afin qu'il assure leurgestion avec diligence pour le bien detous. » L'ancien intendant était là depuisun moment, à cheval, entouré de sesgardes, un peu à l'écart de la foule. Lesvisages se tournèrent un moment verslui. Il passa la main dans sa barbeprospère et esquissa un léger sourire.Tandis que Salloum concluait :

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« Aujourd'hui, par la volonté duTrès-Haut, par la sage bienveillance denotre émir bien-aimé, et avec l'appui denos alliés victorieux, une page esttournée dans l'histoire de cette contrée.L'exécrable féodal est à terre. Le peupleest dans l'allégresse. » La foule était restée silencieuse,tout au long. Aussi silencieuse que lecheikh. Un homme, un seul, avait laissééchapper un cri de joie. Pour le regretteraussitôt. Nader. Il était arrivé sur laplace, semble-t-il, vers la fin dudiscours de Salloum et, se souvenantpeut- être de « sa » Révolutionfrançaise, il avait simplement crié : «Abolition des privilèges ! » Cent regards de feu se tournèrent

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alors vers lui, et malgré la présenced'Adel efendi avec ses soldats, deRoukoz avec ses gardes et du conseillerde l'émir, le muletier prit peur. Il quittaKfaryabda le jour même, se promettantde ne plus y remettre les pieds. A cette exception près, nulle partdans la foule on ne vit trace du bonheurcensé accompagner cette proclamationlibératrice. Sur les visages des hommeset des femmes des larmes coulaient, quin'étaient pas d'allégresse. Les militaireségyptiens se regardaient sanscomprendre. Et Salloum promenait surtous ces ingrats un regard menaçant. Quand on força le cheikh à serelever, et qu'on le traîna au loin, despleurs se firent entendre et des prières et

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des gémissements, comme àl'enterrement d'un être cher. Parmi lesfemmes qui se lamentaient, il y en avaitplus d'une que le cheikh avait connue,puis délaissée, et d'autres qui avaient dûruser pour se soustraire à ses avances.Mais toutes pleuraient. Lamia plusqu'une autre, qui se tenait près del'église, vêtue de noir, encore belle etélancée malgré l'assaut des malheurs. Et soudain, le glas de l'église. Uncoup. Un silence. Un autre coup, plussonore, qui se propagea comme ungrondement. Les montagnes voisinesrenvoyaient l'écho, il tintait encore dansles oreilles quand retentit un troisièmecoup. C'étaient les bras inébranlables dela khouriyyé qui tenaient la corde, la

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tiraient, la renvoyaient, la retenaient etpuis tiraient encore. Les soldats, un momentinterloqués, avaient repris leur marche.Au milieu d'eux, le cheikh s'étaitredressé du plus haut qu'il pouvait. Ce n'est pas ainsi que j'aurais dûprésenter la grande révolution socialequi s'est produite dans mon village en cetemps-là. Pourtant, c'est ainsi que messources la révèlent, et c'est ainsi qu'elleest restée dans la mémoire desvieillards. Peut-être aurais-je dû maquillerun peu les événements, comme d'autresl'ont fait avant moi. J'aurais sans doutegagné en respectabilité. Mais la suite demon histoire en serait devenue

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incompréhensible. II Le lendemain même de cettecérémonie, Roukoz abandonna sasomptueuse propriété comme unvêtement devenu trop étroit et indigne.Pour élire domicile au château, avec safille, ses gardes, ses frayeurs et sesmesquineries. Il apporta également unportrait de lui, qu'il avait fait exécuterpar un artiste vénitien de passage et qu'ils'empressa d'accrocher dans la salle auxPiliers en remplacement du panneau quiretraçait la généalogie du cheikhdépossédé. Un portrait fort ressemblant,dit-on, à ceci près qu'il n'y avait sur le

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visage peint aucune trace de la petitevérole. Asma fut installée dans lachambre jadis occupée par la cheikha, etil semble qu'elle n'en sortait querarement. Quant à l'aile où vivaitl'intendant du château , et que Roukozavait occupée des années plus tôt, elledemeura vide. Lamia résidait toujourschez sa sœur, la khouriyyé. On ne lavoyait guère. Tout au plus se rendait-elleà l'église le dimanche, en passant par lasacristie. Silhouette noire et fine que lesfidèles regardaient avec douceur, maisqui ne semblait plus avoir de regardelle-même. N'avait-elle jamais de remords? demandai-je un jour au vieux

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Gébrayel. Il plissa les yeux, l'air de n'avoirpas saisi le sens de ma question. Toi, et tous les anciens duvillage, vous m'avez laissé entendrequ'en un certain après-midi deseptembre, dans la chambre du cheikh,elle avait cédé à la tentation, et que safaute avait attiré sur le village unesuccession de malheurs. Pourtant,chaque fois que vous évoquez la mère deTanios, elle n'est qu'innocence et beautéet grâce, « agnelle confiante », jamaisvous ne la jugez coupable, et pas unefois vous ne parlez de son remords. Gébrayel sembla ravi de macolère, comme si c'était un privilège quede l'engager à défendre l'honneur de

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cette dame. Nous étions assis dans lesalon de sa vieille maison en pierre desable. Il me prit par la main pourm'emmener au-dehors, sur une terrasseau milieu de laquelle survivait un mûrierdu temps jadis. Promène tes yeux sur notreMontagne. Ses pentes douces, sesvallées secrètes, ses grottes, ses rochers,son souffle parfumé, et les couleurschangeantes de sa robe. Belle, commeune femme. Belle comme Lamia. Et elleaussi porte sa beauté comme une croix. » Convoitée, violentée,bousculée, souvent prise, quelquefoisaimée et amoureuse. Que signifient, auregard des siècles, l'adultère, la vertu oula bâtardise ? Ce ne sont que les ruses

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de l'enfantement. » Tu aurais donc préféré queLamia restât cachée ? Sous legouvernement de Roukoz, elle vécutcachée. Et notre village était alorscomme un cyclamen renversé ; sa fleurenfouie sous terre et, tournés vers leciel, les poils boueux de son tubercule. « Tubercule poilu » était lamoins désobligeante, la moins férocedes comparaisons qui venaient à l'espritdes vieux de mon village dès qu'étaitmentionné le nom de Roukoz. Sans doutecette aversion n'est-elle pas imméritée.Elle m'a cependant quelquefois paruexcessive. Il y avait chez cet homme lesordide, certes, mais également lepathétique ; l'ambition était pour lui ce

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que le jeu ou l'avarice sont pourd'autres, un vice dont il souffrait alorsmême qu'il ne pouvait s'empêcher de s'yadonner. Est-ce à dire que sa faute, lejour où il avait trahi Tanios, équivaut àcelle d'un flambeur qui gaspille unesomme dérobée à un être cher ? Je n'iraipas jusque-là ; il me semble toutefoisqu'au moment où il entourait le garçonde sa sollicitude, ce n'était passeulement par froid calcul, il avait unerageuse envie de sentir que Taniosl'aimait et l'admirait. Si je mentionne ce trait decaractère, ce n'est pas pour le disculper— où qu'il se trouve, il n'en a plusbesoin — mais parce qu'avec lesvillageois, ses administrés, il allait se

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comporter de la même manière. Il avait, certes, multiplié lesmanigances, les compromissions, lesbakchichs pour obtenir que lui fût confiéle fief de son rival déchu. Mais cetterevanche depuis tant d'années attendue etpréparée, il n'avait pu la savourer. Acause de ces gens qui avaient pleuré auspectacle de leur seigneur humilié. Lepère d'Asma avait eu, ce jour-là, lagrimace hautaine, mais il était ulcéré. Etil s'était promis de gagner l'affection decette foule, avant longtemps, et par tousles moyens. Il commença par abolir lebaisemain, symbole de l'arroganceféodale. Puis il fit dire aux paysans que,jusqu'à la fin de l'année, il ne leur

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réclamerait plus la moindre piastre «pour leur donner le temps de sereprendre après les difficultés desdernières saisons » ; s'il y avait desimpôts à acquitter, il le ferait sur sespropres deniers. Il décida également de réparer leclocher de l'église, qui menaçait des'écrouler, et de curer le bassin de lafontaine. De plus, il prit l'habitude dedistribuer des pièces d'argent autour delui chaque fois qu'il traversait le village,dans l'espoir qu'on se réjouirait de sespassages, et qu'on l'acclamerait. En vain.Les gens se baissaient pour ramasser lapièce, puis ils se relevaient en luitournant le dos. Quand, le premier dimanche

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après son avènement, Roukoz s'étaitrendu à l'église, il estimait de son droitd'occuper le siège couvert d'un tapis, quiétait jusque-là réservé au cheikh. Maisle siège avait disparu. Escamoté par lessoins du curé. Qui avait choisi ce jour-là, comme thème de son prêche, cetteparole de l'Evangile : « Il est plusdifficile à un riche d'entrer dans leroyaume de Dieu qu'à un chameau depasser par le chas d'une aiguille. » Ce qui, dans ce village oùl'attribution d'un sobriquet équivaut à unsecond baptême, eut un effet instantané...mais pais celui auquel je me seraisattendu. Roukoz ne fut pas surnommé «le chameau » — on avait trop d'affectionpour ces bêtes, trop d'estime pour leur

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fidélité, leur endurance, leurtempérament ainsi que pour leur utilité—, ce fut le château qu'on surnomma «l'aiguille », comme je l'ai déjàmentionné. Ce n'était là que la toutepremière pierre d'un véritable éboulisd'anecdotes véhémentes, souventcruelles. Celle-ci, à titre d'exemple, queGébrayel se plaît encore à raconter : «Un villageois se rend auprès de Roukozet le supplie de lui prêter pour un jour leportrait qui le représente. L'ancienintendant est d'autant plus flatté que sonvisiteur lui explique qu'avec ce portraitil fera très vite fortune. « — De quelle manière ?

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« — Je vais l'accrocher au mur,les gens du village viendront défiler, etje les ferai payer. « — Tu les feras payer ? « — Trois piastres pour uneinsulte, et six piastres pour un crachat. » Exaspéré par tout ce qu'ons'ingéniait à inventer contre lui, Roukozfinit par réagir d'une manière sibouffonne qu'elle lui fit certainementplus de tort que tous les persiflages deses détracteurs. Il se laissa en effetpersuader que ces anecdotes nenaissaient pas spontanément, mais quedes conjurés se réunissaient dans unemaison chaque soir pour inventer cellequi serait propagée le lendemain. Etqu'il y avait parmi eux, déguisé, un agent

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anglais. Le khwéja demanda à seshommes de se répandre dans le villagepour repérer, coûte que coûte, « l'atelierdes anecdotes » ! J'aurais juré qu'il ne s'agissait làque de l'une des nombreuses historiettesimaginées par se$ ennemis, etcertainement pas la plus vraisemblable,si Nader— peu susceptible d'hostilitéenvers Roukoz — n'avait lui-mêmementionné la chose comme un faitincontesté. « Par leur complaisance, ilsavaient fait du cheikh un tyran capricieux; par leur malveillance, ils ont rendu foucelui qui lui a succédé. « Il ne demandait qu'à leur plaireet à se faire pardonner, il aurait

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distribué sa fortune entière pourentendre de leurs lèvres un mot dereconnaissance. « Il finit ivre dans la nuit àchercher l'atelier des anecdotes, et leursrires fusaient de toutes leurs maisonssans lumière. « Moi j'ai quitté le village pourne pas rire de leurs rires, mais jepleurerai un jour de leurs pleurs. » Il est exact qu'il y a toujours euquelque chose de déroutant dans lecomportement des gens de mon village àl'égard de leurs gouvernants. Encertains, ils se reconnaissent ; end'autres, pas. Parler de chef légitime etd'usurpateur ne ferait que déplacer leproblème. Ce n'est pas la durée qui

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assure à leurs yeux la légitimité, ce n'estpas la nouveauté en soi qu'ils rejettent.S'agissant du cheikh, il y avait chez euxce sentiment qu'il leur appartenait, qu'ilse comportait en fonction de leursenvies, de leurs frayeurs, de leurscolères — quitte à leur faire subir lessiennes. Alors que son rival obéissaitaux pachas, aux officiers, à l'émir...Roukoz aurait pu leur distribuer safortune entière. Ils auraient pris du boutdes doigts, et de ces mêmes doigts ilsauraient fait à son adresse un gesteinfamant. L'ancien intendant allaitconfirmer d'ailleurs leurs piressuspicions. N'avait-il pas été promu parses maîtres afin qu'il les servît plus

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docilement que ne l'eût fiait le cheikh ?Après trois petites semaines de répit, lescommanditaires vinrent le trouver avec,si l'on peut dire, les traites à payer. Le cheikh n'avait pais voulumarcher contre Sahlaïn, Roukoz avaitpromis de le faire ; Adel efendi vintexiger de lui qu'il tînt promesse. Lenouveau maître de Kfaryabda n'avait pasencore perdu tout espoir de séduire sesadministrés, et il savait qu'en leurdemandant de se battre contre le villagevoisin, il serait discrédité pour toujours.Aussi y avait-il eu, entre l'officier et lui,cet échange sans aménité. Je viens de prendre en maincette contrée, attendez que mon pouvoiry soit consolidé, avait supplié Roukoz.

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Ton pouvoir, c'est nous ! Dans les villages de laMontagne, quand commencent lesrèglements de comptes, ils sepoursuivent de génération en génération,plus rien ne peut les arrêter... L'officier l'avait alorsinterrompu par ces mots, consignés telquel sous la plume vertueuse du moineElias : Quand je vais voir un tenancierde lupanar, ce n'est pas pour l'entendrediscourir sur les mérites de la virginité ! Puis il avait ajouté : — Demain à l'aube je serai iciavec mes hommes. Nous ne prendronsmême pas le café chez toi. Tu serasdehors, avec les villageois que tu auras

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pu recruter. Nous les compterons, puisnous déciderons de ton sort. La Chronique relate alors ce quisuit : « A l'aube de cette journéemaudite entre toutes, Adel efendi arrivaau village avec quarante cavaliers ettrois fois plus de fantassins. Ilsmontèrent jusqu'au château, où Roukozles attendait dans la cour. Il avait autourde lui les hommes de sa garde, trentecavaliers armés de fusils neufs. « L'officier dit : Ceux-ci, je lesconnais, mais où sont les autres ? « Alors Roukoz désigna dixhommes (suivent les noms de six d'entreeux...) qu'il avait réussi à recrutermoyennant finance.

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« Voilà donc tout ce que peutlever ce village réputé pour sa vaillance? s'étonna l'officier. « Et il jura de prendre desmesures dès qu'il en aurait fini avec lesgens de Sahlaïn. Puis il ordonna à sessoldats d'avancer à travers la forêt depins, suivis des hommes de Roukoz. « Arrivés dans ce derniervillage, ils désarmèrent facilement lesgardes de Saïd beyk et en tuèrent huit,puis ils entrèrent dans son palais, firentparler leurs épées. Le maître de Sahlaïnfut frappé durement sur la tête et mouruttrois jours plus tard. Son fils aîné,Kahtane, fut battu, et laissé pour mort,mais il se rétablit comme nous leverrons. Le village lui-même fut pillé,

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les hommes qu'on y rencontra furent tuéset les femmes humiliées. On comptavingt-six morts, dont le beyk, un hommede bien, aimé des chrétiens autant quedes druzes, Dieu ait son âme et mauditssoient à jamais les fauteurs de division.» On rapporte que, sur le chemindu retour, Roukoz aurait de nouveau faitpart à l'officier de ses scrupules : Ce que nous venons de faire vaembraser la Montagne pour cent ans. Et que l'autre aurait répondu : Vous n'êtes ici que deux racesde scorpions, et si vous vous piquiez lesuns les autres jusqu'au dernier, le mondene s'en porterait que mieux. Puis il aurait ajouté :

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S'il n'y avait pas eu cette satanéeMontagne sur notre route, notre pachaserait aujourd'hui sultan à Istanbul. Ce jour viendra, si Dieu le veut. Selon toute apparence, Dieu nele voulait pas, ou ne le voulait plus.L'officier en avait conscience, et son tondésabusé inquiéta Roukoz au plus hautpoint. Le père d'Asma était prêt à servirl'armée d'occupation, à condition qu'ellefût victorieuse. Si, demain, les Egyptiensévacuaient la Montagne, Adel efendi seretrouverait gouverneur à Gaza, ou àAssouan, mais lui, Roukoz, quedeviendrait-il ? Il avait conscience cejour-là de s'être engagé trop loin, surtoutavec cette expédition à Sahlaïn, jamaison ne la lui pardonnerait.

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Pour l'heure, toutefois, il luifallait préserver ses bons rapports avecses protecteurs. Ce soir, Adel efendi, pourcélébrer la victoire et récompenser tousvos hommes qui se sont si vaillammentbattus, je vais donner une fête auchâteau... Pour que mes soldats s'enivrentet se fassent massacrer ! A Dieu ne plaise ! Qui oseraits'en prendre à eux ? Si tu verses à un seul de meshommes une goutte d'arak, je te feraipendre pour trahison. Efendi, je croyais que nousétions amis ! Je n'ai plus le temps d'avoir des

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amis. D'ailleurs, il n'y a jamais eu d'anuspour nous dans cette Montagne. Ni leshommes, ni les bêtes, ni les arbres, niles rochers. Tout est hostile, tout nousguette. » Et maintenant, écoute-moi bien,Roukoz ! Je suis officier, et je neconnais que deux mots, l'obéissance oula mort. Lequel des deux choisis-tu ? Ordonne, j'obéirai. Ce soir, les hommes sereposeront. Sous leurs tentes, hors duvillage. Et demain, nous désarmerons lapopulation entière, maison après maison. Ces gens ne vous veulent pas demal. Ce sont des scorpions, te dis-je,et je ne me sentirai tranquille que

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lorsqu'ils n'auront plus ni aiguillon nivenin. Dans chaque maison tuconfisqueras une arme. Et celles qui n'en ont pas ? Notre pacha a dit que dans cetteMontagne, chaque maison possède unearme à feu, crois-tu qu'il a menti ? Non, il a sûrement dit vrai. Le lendemain, dès l'aube, leshommes de Roukoz, surveillés de prèspar les soldats d'Adel efendi,entreprirent de perquisitionner dans lesmaisons du village. La première fut cellede Roufayel, le barbier, située auvoisinage de la Blata. Quand on frappa à sa porte etqu'on lui demanda de livrer ses armes, ils'en montra amusé :

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Je n'ai pas d'autres armes quemes rasoirs, je vais vous en apporter un. Les hommes de Roukoz voulaiententrer dans la maison pour effectuer unefouille, mais leur maître, qui se tenaittout près de là avec l'officier égyptien,rappela Roufayel pour lui parler. Toutautour, les gens étaient aux fenêtres, ousur les toits, les yeux et les oreilles auxaguets. Roukoz dit à voix haute : Roufayel, je sais que tu as unfusil, va le chercher, sinon tu t'enrepentiras. Le barbier répondit : Je te le jure par la terre quirecouvre le cercueil de ma mère, il n'y apas d'armes dans cette maison. Teshommes peuvent fouiller.

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S'ils commencent à fouiller, ilsne laisseront pas pierre sur pierre, nidans ta maison ni dans ton échoppe. IIvont même fouiller sous les plantes deton jardin et sous les plumes de ton coq.Et aussi sous la robe de ta femme. M'as-tu compris, ou bien préfères-tu voir toutcela de tes yeux ? L'homme avait maintenant peur. Crois-tu que je laisserais fairetout cela pour garder un fusil, alors queje ne saurais même pas m'en servir ? Jen'ai pas d'arme, j'ai juré par la tombe dema mère, par quoi d'autre devrais-jejurer pour qu'on me croie ? Notre maître le pacha d'Egypte adit : dans chaque maison de laMontagne, il y a une arme. Crois-tu qu'il

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a menti ? Dieu m'en préserve ! S'il l'a dit,c'est sûrement vrai. Alors écoute-moi. Nous allonscontinuer notre tournée, et nousrepasserons chez toi dans un quartd'heure, cela te donnera le temps deréfléchir. L'homme ne comprenait pas.Alors Roukoz lui dit tout haut, pour quel'ensemble du voisinage pût profiter duconseil. Si tu n'as pas d'arme, achètes-enune et livre-la, nous te laisseronstranquille. Tout autour, les gens ricanaient,les hommes à voix basse, les femmes àvoix plus audacieuse, mais Roukoz se

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contenta de sourire. Chez lui, comme ondit au village, « le nerf de la décences'était rompu ». L'un de ses sbiress'approcha du barbier, et proposa de luivendre son arme. Deux cents piastres. Alors donne-la-moi sansmunitions, dit Roufayel. Tu m'éviteras latentation de tirer sur quelqu'un ! Le barbier rentra chez lui. Etrevint avec la somme exigée, qu'il versaen vrac. Le vendeur lui confia le fusil, letemps de compter les pièces. Puis ilhocha la tête, reprit l'arme, et proclama : C'est bon, nous avons saisi unearme dans cette maison. Le désarmement du villages'avéra si lucratif que, les jours suivants,on procéda à un ramassage semblable

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dans les villages voisins, et aussi àDayroun, auprès des commerçants lesplus fortunés. Certains hommes, toutefois,n'avaient voulu livrer ni leurs armes nileurs deniers. On les appela frariyyé, «insoumis », et ce jour où, apprenant queles perquisitions avaient commencé ducôté de la Blata, ils s'étaient enfoncésavec fusils, sabres et nourriture dansl'épaisseur des collines boisées, nelaissant dans les maisons que lesfemmes, les garçons de moins de neufans et les impotents, on l'appela yom-el-frariyyé. Combien furent-ils ? DeKfaryabda même, plus d'une soixantaine,et autant des hameaux voisins. Ils

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retrouvèrent bientôt ceux qui avaientdéjà fui Sahlaïn, certains depuis fortlongtemps ; les jours suivants, d'autresencore arrivèrent de Dayroun et de sesdépendances. Ils convinrent des'entraider, mais que chacun suivrait sespropres chefs. Durant la même période, unphénomène semblable s'était produitdans divers coins de la Montagne. Tousles insurgés n'étaient pas partis dans lesmêmes circonstances, mais les raisonsétaient comparables : la présence destroupes égyptiennes leur pesait, à causedes impôts, du recrutement forcé, dudésarmement de la population. Les insurgés furent aussitôtapprochés — la chose est établie — par

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des agents anglais et ottomans qui leurprodiguèrent des armes, des munitions,de l'argent, et aussi des encouragementsafin de rendre la vie difficile auxtroupes du pacha et à l'émir, son allié.Ils leur assurèrent que les Puissances neles laisseraient pas longtemps seuls faceaux Egyptiens. De temps à autre, des rumeurs serépandaient sur l'arrivée imminented'une flotte anglaise. Et les insurgés dela Montagne, gonflés d'espoir, plaçaientleurs mains en coupe-lumière pourscruter la mer. III Tanios n'avait reçu, depuis des

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mois, aucune nouvelle du village, de sesgeôliers, ni de ses insoumis. Mais lessoubresauts du Levant n'allaient pastarder à alimenter toutes lesconversations à Londres, à Paris, àVienne, comme au Caire ou à Istanbul.Et aussi, bien entendu, à Famagouste, àl'auberge, dans les ruelles marchandes,au café du Grec. Le combat décisifparaissait engagé ; et comme LordPonsonby l'avait prévu, c'est dans laMontagne qu'il se déroulait. Ainsi quesur le Littoral qu'elle surplombe, entreByblos et Tyr. Les Puissances européennesavaient finalement décidé d'envoyerleurs canonnières et leurs troupes pourmettre un terme aux ambitions du vice-

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roi d'Egypte, dont les soldats étaientconstamment harcelés par des centainesde bandes d'insoumis. Le jeune homme savait de quelcôté penchait son cœur. Certains jours,l'envie le prenait de traverser ce bras demer, de se procurer une arme pour fairele coup de feu avec les insurgés. Contreles Egyptiens ? Dans son esprit, c'étaitsurtout contre l'émir. Contre celui dontles agents avaient dupé Gérios pour leconduire au supplice. C'est Fahim etSalloum qu'il aurait aimé trouver au boutde son fusil. Cela, oui, il en rêvait. Et ilserrait les poings. Se redessinait alorsdans son esprit l'image de Gérios pendu.Le rêve se muait en cauchemar éveillé,la rage se muait en dégoût. Et, d'un

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instant à l'autre, il perdait son envie delutter. Il ne songeait plus qu'à partir.Dans l'autre direction. Vers l'occident.Vers Gênes, Marseille, Bristol. Et, au-delà, l'Amérique. Entre deux mondes, Tanios ?Entre deux vengeances, plutôt. L'une parle sang, l'autre par le mépris. Tiraillé, ildemeurait sur place, à Famagouste,auprès de Thamar. Leurs rêvesentremêlés, et leurs corps. Thamar, sa compagned'égarement, sa sœur étrangère. Dans le même temps, il necessait de guetter le retour du révérendStolton. Mais c'est seulement au débutde l'été qu'il reçut un message de lui, parl'intermédiaire de Mr Hovsépian, lui

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confirmant qu'il passerait sans faute parChypre pour le voir. Et c'est trois moisplus tard que le pasteur arriva dans l'île.A Limas- sol. Où Tanios, averti par ledrogman, alla le retrouver. C'était le 15octobre de l'an 1840 ; trois semainesplus tard, Tanios-kichk était devenu unêtre de légende. Acteur d'une brèveépopée, héros d'une énigme. Il y eut d'abord ces retrouvaillesà Limassol, dans une vaste propriété enbord de mer, résidence d'un négociantbritannique. Vue de l'extérieur, une oasisde sérénité. Mais à l'intérieur plusgrouillante qu'un caravansérail. Desmarins, des officiers en chapeaux àcornes, des armes, des bottes, desboissons. Se souvenant de certaines

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pièces anglaises qu'il avait lues, Taniosavait l'impression de s'être fourvoyé parerreur dans les coulisses d'un théâtre, aumilieu d'une répétition. On le conduisit vers un bureau,enfumé mais calme. Le pasteur s'ytrouvait, en compagnie de six autrespersonnages assis autour d'une tableovale. Tous étaient habillés àl'européenne, bien que l'un d'eux fût, detoute évidence, un Ottoman de haut rang.Tanios ne tarda pas à comprendre qu'ils'agissait d'émissaires accrédités par lesPuissances. Stolton quitta son siège, courutvers lui, l'embrassa paternellement. Lesdiplomates se contentèrent d'adresser aunouveau venu une ébauche de hochement

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de tête avant de reprendre leursconversations à voix plus basses, entirant plus sec sur leurs pipes. Al'exception d'un seul, qui se leva avec unlarge sourire et tendit la main. Tanios mit quelques instants à lereconnaître. L'homme s'était laissépousser une barbe brune abondante, unpeu désordonnée d'ailleurs, et qui juraitavec sa mise élégante. Richard Wood.Celui que les gens du village avaientrésolument baptisé « consul »d'Angleterre quand il ne l'était pasencore, mais qui, depuis, était devenubien plus que cela, le maître d'œuvre dela politique anglaise, son agent virtuose,le « Byron » de la Montagne, le chefinvisible des insurgés, leur pourvoyeur

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d'or, d'armes et de promesses. Tanios ne l'avait plus rencontrédepuis ce jour où il était venu au châteaude Kfaryabda chargé de cadeaux, qu'illui avait offert son écritoire en argent, età Raad son fusil. Nous nous sommes déjà vus il ya quatre ou cinq ans... Bien sûr, dit poliment Tanios. Mais son regard se voilaitd'images pénibles. Ma visite au village de notrejeune ami demeurera le souvenir le plusétonnant de mon premier séjour dans laMontagne. C'est à ses collègues que Woodavait destiné cette explication, et enfrançais, chose sans doute habituelle

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entre diplomates, mais paradoxale en lacirconstance puisque, de toutes lesPuissances européennes, seule la Francen'était pas représentée. Que faisait le pasteur Stolton aumilieu de ces gens, se demandait Tanios? Et pourquoi avait-il tenu à lerencontrer en leur présence ? Sonpupille se serait attendu à ce qu'il le prità part pour l'éclairer. Mais ce fut Woodqui lui proposa d'aller faire quelquespas avec lui dans les allées du jardin. Le paysage se prêtait à leurconversation. Les palmiers s'alignaienten deux rangs militaires jusqu'à la mer ;entre le vert gazon et le bleu, aucunefrontière ocre. Vous n'ignorez pas que des

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vaisseaux britanniques se trouvent enrade de Beyrouth, avec ordre debombarder les fortifications de la villechaque fois que ce sera nécessaire.D'autres navires viennent de débarquersur la côte, vers Nahr el-Kalb, desunités britanniques, autrichiennes etottomanes. Nous espérions que le vice-roi Méhémet-Ali comprendrait nosavertissements, il semble qu'il ne les aitpas pris au sérieux, ou qu'il se croitcapable de nous faire face. Il a tort, etles Français ne voleront pas à sonsecours. Wood parlait en anglais, mais enprononçant les noms locaux avecl'accent des gens de la Montagne. J'ai tenu à évoquer en premier

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les opérations militaires qui se déroulenten ce moment. Mais il n'y a pas que cela.L'action menée par les Puissances abeaucoup d'autres aspects, juridiques etdiplomatiques, qu'il a fallu négocierdans le détail depuis de longs mois. Etl'un de ces aspects vous concerne,Tanios. Le jeune homme n'osait mêmepas émettre un son d'approbation, depeur que tout cela ne fût un rêve et qu'ilse réveillât avant d'en avoir vul'aboutissement. A un moment donné, pour l'unedes tâches que nous nous sommes fixées,et pas la plus facile je dois dire, il estconvenu qu'un fils de la Montagnedevrait être avec nous, pour jouer un

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certain rôle en un certain lieu.Pardonnez-moi si je dois m'exprimerd'une manière aussi énigmatique, je vouspromets d'être plus explicite quand nousserons en mer. Je voulais surtout vousdire ici que notre choix s'est fixé survous. Il se fait que vous avez apprisnotre langue ; il se fait aussi que nousvous connaissons, le pasteur et moi, etvous apprécions ; le hasard, enfin, avoulu que vous vous trouviez à Chypre,sur le chemin que nous devionsemprunter... » Je ne vous cacherai pas quej'ai eu une hésitation. Non pas à cause dumeurtre du patriarche, dont chacun saitque vous êtes innocent ; à cause du sortréservé à votre père. Ce que vous allez

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accomplir va dans le sens de votre désirlégitime de... disons de réparation. Maisil vous faudra oublier vos ressentimentspersonnels le temps de cette mission.Etes-vous en mesure de me le promettre? Et si c'est le cas, seriez-vous prêt àvenir avec nous ? Tanios donna son assentimentde la tête et des yeux. L'autre en prit acteen tendant la main, et ils scellèrentl'accord d'une poignée virile. Je dois maintenant vous dire quele pasteur a des scrupules. Quand nousserons revenus vers le bureau, il voudravous parler en aparté pour vousdemander de réfléchir pleinement avantde vous engager. Pensez-vous pouvoirm'assurer que, lorsque vous aurez

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réfléchi, votre décision sera toujours lamême ? Tanios trouva la formulationplaisante, il rit de bon cœur, et le diabled'Irlandais aussi. Je pars avec vous, dit enfin lejeune homme, effaçant rires et sourirespour donner à sa décision quelquesolennité. J'en suis heureux. Maisnullement surpris, je dois dire. J'aiappris à connaître la Montagne et seshommes. » HMS Courageous appareilleradans deux heures. S'il y a des affairesque vous avez laissées à Famagouste, ouquelque facture impayée, dites-le-moi,notre ami Hovsépian enverra quelqu'un

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pour s'en charger. Tanios n'avait rien à récupérer,rien à payer. Tout son argent était enpermanence dans sa ceinture, et lachambre était réglée chaque semaine àl'avance. Il n'y avait que Thamar. Il avaitpromis de partir avec elle, et voilà qu'ils'en allait à l'improviste, sans même luidire adieu. Mais cela, le drogman nepouvait s'en charger. Le jeune homme se jura derepasser un jour prochain par le khân deFamagouste, de monter jusqu'au dernierétage, et de frapper à la porte deuxcoups secs, puis deux autres... Serait-elle là pour lui ouvrir ? C'est à cette époque, peut-être lejour même de la réunion de Limassol, ou

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la veille, que furent ravagées par unincendie la grande forêt de pins ainsiqu'une trentaine de maisons situées enbordure de mon village et dans leshameaux voisins. Un moment, on crut lechâteau menacé, et Roukoz s'apprêtait àl'évacuer lorsque le vent du sud-ouest seleva soudain, ramenant le feu vers lesterres déjà brûlées. Il reste, jusqu'à ce jour, untémoin du sinistre, un flanc de colline oùplus jamais aucune végétation n'a poussé; restent aussi, dans les livres et dans lesmémoires, les échos d'une controverse. Depuis toujours on me parle auvillage d'un grand incendie qui se seraitproduit» autrefois »,« il y a bienlongtemps » — c'est en cherchant à

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reconstituer l'histoire de Tanios que j'aiappris la date ainsi que lescirconstances. Tout au long du mois deseptembre, certains jeunes deKfaiyabda, qui avaient pris le maquislors du ramassage des armes, avaientfait des incursions téméraires dans levillage. Certains étaient venus prendredes provisions chez leurs proches, etdeux ou trois avaient même osé sepavaner sur la Blata, et devant l'église. Un peu partout dans la Montagne,les troupes égyptiennes étaient à présentsur la défensive, et parfois même endéroute ; mais à Kfaryabda et dans sonvoisinage, le commandant Adel efendiavait réussi à garder la situation bien en

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main. Aussi décida-t-il de régler leurcompte aux insoumis. Ses soldatss'enfoncèrent dans la forêt. Lesmaquisards tirèrent quelques coups defeu, à l'endroit le plus épais, et la troupeaccourut dans cette direction. Les insoumis n'étaient qu'unequinzaine, mais ils s'étaient postés endivers points, pour, sur un signal dont ilsétaient convenus, allumer plusieurs feuxde manière à barrer toutes les issues. Lefeu se propagea très vite dans lesbuissons secs, et s'agrippa aux arbres. Etcomme la battue se déroulait à lalumière du jour, il fallut du temps auxsoldats pour détecter les flammes.Quand ils finirent par comprendre qu'ilsavaient été attirés dans un traquenard, un

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mur de feu les encerclait. L'incendie courait à la fois versl'intérieur de la forêt, serrant l'étauautour de la troupe, et aussi versl'extérieur, en direction du village. AKfaryabda même, les gens eurent letemps de fuir, mais dans certainshameaux voisins, dans certaines fermesisolées, les flammes arrivèrent de tousles côtés à la fois. Selon la Chroniquedu moine Elias, il y aurait eu unecinquantaine de morts dans la populationet une trentaine parmi les soldats. Une polémique s'ensuivit. Avait-on le droit, pour piéger l'armée

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d'occupation, de faire si peu cas de lavie des villageois, de leurs maisons, etmême de leur précieuse forêt ? Lesquinze jeunes frariyyé étaient-ils deshéros ? des résistants audacieux ? Oubien des baroudeurs écervelés ? Sansdoute étaient-ils tout cela à la fois,résistants criminels, hérosirresponsables... On dit que le feu continua à rugirpendant quatre jours, et que deuxsemaines plus tard, un nuage noirdésignait encore le lieu du drame. Il pouvait s'observer de loin,sans doute le vit-on des bâtimentsanglais qui patrouillaient près de la côte.C'est même plus que probable, puisque,du village, on voyait très distinctement

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les vaisseaux de Sa Majesté, et qu'on lesavait entendus canonner quelques joursplus tôt les fortifications de Beyrouthque défendait, au nom du vice-roid'Egypte, Soliman-pacha-le- Français,alias de Sèves. Tanios a-t-il pu voir cette fumée? Je ne le pense pas, car le Courageousavait dû cingler directement vers Saïda,beaucoup trop au sud par rapport àKfaryabda. Ne se trouvaient à bord, parmiles personnes qui étaient réunies àLimassol, que les représentants anglais— Wood — et ottoman, avec leurssuites ; les autres diplomates étaientpartis vers d'autres destinations. Quantau pasteur Stolton, après avoir eu un

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long entretien avec son pupille, il avaitpréféré s'embarquer sur un autrevaisseau britannique, en partance pourBeyrouth, afin de rejoindre Sahlaïn parune voie plus directe ; il avait hâte deretrouver son école et de reprendre lesclasses après un an d'interruption. Wood attendit d'être en hautemer pour informer Tanios de la missionqui lui était assignée. Nous devons nous rendre aupalais de Beiteddine, pour rencontrerl'émir. Le jeune homme ne put empêcherses jambes de mollir. Mais il gardabonne figure et demeura silencieux etattentif. Les Puissances ont décidé que

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l'émir devra quitter le pouvoir. A moinsqu'il n'accepte de rompre avec lesEgyptiens et de se joindre à la coalition.Mais c'est peu probable, nous l'avonssondé discrètement. Nous devrons donclui notifier sa destitution, et notredécision de l'exiler. Vers quelle destination ? Sur ce chapitre, il aura son motà dire. Vous lui laisserez le choix. Danscertaines limites, bien entendu... Tanios n'était pas sûr d'avoircompris. Wood avait-il bien dit « vous »? Il a été convenu entre lesreprésentants des Puissances que ladécision devra être notifiée à l'émir parla voix d'un de ses administrés. De

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préférence un chrétien, comme lui, pouréviter les susceptibilités. Restait àchoisir la personne... » Tenez, voici le texte qu'il vousfaudra traduire. Puis lire en sa présence. Tanios s'en alla marcher seul surle pont, face au vent. Quel était cetétrange tour que le sort lui jouait encore? Lui qui avait fui le pays pour échapperau redoutable émir, lui dont le père avaitété exécuté sur ordre du tyran, le voilàqui se dirigeait vers le palais deBeiteddine pour le rencontrer, et luisignifier son départ en exil ! Lui, Tanios,avec ses dix-neuf ans, devait se tenirdevant l'émir, l'émir à la longue barbeblanche et aux sourcils touffus, l'émirqui faisait trembler de peur tous les gens

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de la Montagne, paysans et cheikhs,depuis un demi-siècle, et il allait lui dire: « J'ai mission de vous chasser hors dece palais ! » « Ici, sur le vaisseau anglais, jetremble déjà. Que ferai-je quand je seraien face de lui. » Lorsque le vaisseau accosta àSaïda, la ville était en plein désarroi.Désertée par les Egyptiens, elle n'avaitpas encore été occupée par leursadversaires. Les souks étaient fermés,par crainte du pillage, les gens sortaientpeu. L'arrivée du Courageous futconsidérée comme un événement majeur.Les ressortissants étrangers avec leursconsuls, les dignitaires en turban, ce quirestait des autorités et une bonne partie

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des habitants étaient là pour accueillir ladélégation. Et quand le diplomateottoman leur expliqua qu'il n'était pasvenu prendre possession de la ville, etqu'il ne ferait que la traverser avant depoursuivre sa route vers Beiteddine, sesinterlocuteurs semblèrent déçus. La présence d'un jeune hommeaux cheveux blancs, de toute évidence unenfant du pays, ne passa pas inaperçue,d'autant qu'il marchait au milieu desreprésentants des Puissances la têtehaute, comme un égal. On supposa quec'était le chef des insurgés, et son jeuneâge ne fit qu'accroître l'admiration quil'entourait. On avait débarqué à Saïda dansl'après-midi, et l'on y passa la nuit dans

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la résidence de l'agent consulaireanglais, sur une colline dominant la villeet sa citadelle marine. A la demande deWood, on procura à Tanios desvêtements neufs, de ceux que portaientd'ordinaire les notables du pays,séroual, chemise en soie blanche, ungilet rouge brodé, un bonnet couleur deterre mais avec une écharpe noiredestinée à s'enrouler autour. Le lendemain on partit par laroute côtière jusqu'à la rivière Damour,où l'on fit halte et changea d'attelage ;avant de s'engager sur les chemins demontagne vers Beiteddine. IV

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Le palais de l'émir sentait ladébâcle. Ses arcades n'avaient qu'unemajesté froide, les mules broutaient hautdans les arbres de son jardin. Lesvisiteurs étaient rares et les couloirssilencieux. La délégation fut accueilliepar les dignitaires du diwan émirien.Empressés, comme ils savaient l'êtreavec les représentants des Puissances,mais dignes et attristés. Tanios eut l'impression qu'on nel'avait pas vu. Personne ne s'étaitadressé à lui, personne ne l'avait prié debien vouloir le suivre. Mais lorsqu'ilavait emboîté le pas à Richard Wood,personne, non plus, ne lui avait demandéde rester en arrière. Ses deuxcompagnons échangeaient parfois entre

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eux un regard, quelques mots ; avec lui,rien. Eux aussi semblaient l'ignorer.Peut-être aurait-il dû s'habillerautrement, à 1 européenne. Il se sentait àprésent déguisé dans ces vêtementsmontagnards qu'il avait toujours portés,et que tant de gens rencontrés sur laroute portaient aussi. Mais son rôle,dans la délégation des Puissances,n'était-ce pas justement de revêtirl'apparence du pays, et de parler salangue ? L'envoyé ottoman marchait entête, et avait droit à une considérationcraintive ; les sultans s'étaient rendusmaîtres de la Montagne plus de troissiècles auparavant, et si le vice-roid'Egypte les avait écartés un moment, ils

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paraissaient en voie de recouvrer leurautorité ; à observer les salamalecs parlesquels cet homme était accueilli, on nepouvait en douter. Mais l'autre émissaire n'était pasmoins entouré. L'Angleterre était auxyeux de tous la première des Puissances,et Wood avait, de plus, son propreprestige. Un haut dignitaire du palais, quimarchait depuis le perron au côté del'Ottoman, l'invita à entrer dans sonbureau pour prendre le café, en attendantque l'émir se fût préparé à les recevoir.Un autre dignitaire invita Wood de lamême manière dans un autre bureau.Presque au même moment, les deuxhommes s'étaient éclipsés. Tanios

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s'immobilisa. Inquiet, renfrogné,perplexe. C'est alors qu'un troisièmefonctionnaire, de moins haut rang maisqu'importe, vint le prier de bien vouloirl'accompagner. Flatté qu'on se fût pourla première fois intéressé à lui, ils'empressa de suivre l'homme à traversun couloir, et se retrouva assis dans unpetit bureau, seul, une tasse chaude à lamain. Présumant que ce devait être làla procédure habituelle des visitesofficielles, il se mit à siroter son café,en l'aspirant bruyamment à la manièredes villageois, lorsque la porte de lapièce s'ouvrit, et qu'il vit entrer lapersonne qu'il redoutait plus que touteautre de croiser. Salloum.

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Tanios se retrouva debout, soncafé à moitié renversé. Il avait envie dese ruer à travers les couloirs en hurlant :« Mr Wood, Mr Wood ! » comme pourse secouer d'un cauchemar. Mais parterreur ou par un sentiment de dignité, ilne bougea pas. L'autre avait un sourire de chat. Tu t'es finalement décidé àquitter ton île pour revoir notre beaupays. Tanios s'appuyait sur un pied,puis sur l'autre. Etait-il possible qu'ilfût, à son tour, tombé dans un traquenard? Ton pauvre père ! Il était justelà, debout, à l'endroit où tu te tiens. Et jelui avais fait apporter du café, comme

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celui que tu bois. Les jambes de Tanios ne leportaient plus. Tout cela ne pouvait êtreréel. On n'avait tout de même pas montécette mise en scène — les délégués desPuissances, le vaisseau anglais, lecomité d'accueil à Saïda — rien quepour le piéger ! C'était ridicule, il lesavait, il se le répétait. Mais il avaitpeur, sa mâchoire ne tenait plus enplace, et son jugement vacillait. Assieds-toi, fit Salloum. Il s'assit. Lourdement. Etseulement après, il regarda vers la porte.Un soldat la gardait, il ne l'aurait paslaissé s'éloigner. A peine Tanios avait-il prisplace que, sans un mot d'explication,

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Salloum sortit par l'unique porte, etqu'un deuxième soldat entra, on eût dit lefrère jumeau de celui qui était là, mêmemoustache, même carrure, mêmepoignard glissé dans la ceinture, lapointe nue. Le regard de Tanios s'y arrêta unmoment. Puis il passa la main àl'intérieur de son gilet pour prendre letexte qu'il avait laborieusement traduitsur le navire, et qu'il devait bientôt «réciter ». Il se fouilla. Fouilla encore. Seleva. Se tâta la poitrine, les côtés, ledos, les jambes jusqu'aux talons. Aucunetrace du document. C'est alors qu'il s'affola. Commesi ce papier rendait réelle sa mission, etque sa disparition la rendait illusoire. Il

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se mit alors à jurer, à tournoyer sur lui-même, à défaire ses boutons. Les soldatsle dévisageaient, leurs mains posées àplat sur leur large ceinture. Puis la porte s'ouvrit, Salloumrevint, portant à la main un papierjaunâtre enroulé et noué. Je l'ai trouvé par terre dans lecouloir, tu l'avais fait tomber. Tanios lança brusquement lamain en avant. Geste enfantin qui récoltaune poignée d'air et un regard méprisant.Comment avait-il pu laisser tomber cepapier ! Ou peut-être Salloum avait-il àson service des agents aux doigts agiles? Je reviens de chez notre émir. Jelui ai dit qui tu étais et dans quelles

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circonstances nous nous étions connus. Ila répondu : le meurtre du patriarche aété sanctionné comme il devait l'être,nous n'avons plus d'hostilité envers lafamille du coupable. Dis à ce jeunehomme qu'il pourra quitter ce palaislibre comme il y est entré. A tort ou à raison, Tanios crutcomprendre que Salloum avait envisagéde l'appréhender, mais que son maîtrel'en avait empêché. Notre émir a vu ce texte dansma main. C’est bien toi qui l'as traduit,je suppose, et qui dois le lire en saprésence. Tanios acquiesça, trop heureuxqu'on le considérât à nouveau non pluscomme un fils de condamné mais comme

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un membre de la délégation. Nous devrions peut-être aller àcette réunion, dit-il en ajustant sonbonnet sur la tête et en faisant un pasvers la porte. Les soldats ne s'écartèrent paspour le laisser passer, et Salloum gardale papier dans sa main. Il y a une phrase qui aincommodé notre émir. Je lui ai promisde la modifier. C'est à Mr Wood qu'il faudra enparler. L'autre n'écouta pas l'objection.Il alla vers la table d'écriture, s'assit sur un coussinet déroula le document. Là où tu dis « Il devra partir en

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exil », c'est un peu sec comme formule,ne trouves-tu pas ? Ce texte n'est pas de moi, insistale jeune homme, je n'ai fait que letraduire. Notre émir ne prendra enconsidération que les mots qu'il auraentendus de ta bouche. Si tu modifieslégèrement ton texte, il t'en serareconnaissant. Sinon, je ne réponds plusde rien. Les deux soldats s'éclaircirent lagorge au même moment. Viens t'asseoir près de moi,Tanios, tu seras plus à l'aise pour écrire. Le garçon obéit, et se laissamême placer une plume dans la main. Après « Il devra partir en exil »,

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tu ajoutes : « vers un pays de son choix». Tanios dut s'exécuter. Pendant qu'il traçait le derniermot, Salloum lui tapota l'épaule. Tu verras, l'Anglais neremarquera même pas. Puis il le fit conduire par lessoldats vers l'antichambre de l'émir. OùWood se montra irrité. Où étiez-vous passé, Tanios,vous nous avez fait attendre. Il baissa la voix pour ajouter : Je me demandais si on ne vousavait pas jeté dans quelque cachot ! J'ai rencontré une connaissance. Vous m'avez l'air secoué. Avez-vous pris au moins le temps de relire

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votre texte ? Tanios avait glissé le papiersous sa ceinture comme le poignard dessoldats. Le haut arrondi comme unmanche, qu'il entourait de sa maingauche. Et le bas écrasé. Il vous faudra du courage pourle lire en présence de ce diable de vieilhomme. Gardez constamment à l'espritqu'il est vaincu, et que vous vousadressez à lui au nom des vainqueurs. Sivous devez avoir quelque sentiment àson égard, que ce soit la compassion. Nila haine ni la crainte. Seulement lacompassion. Revigoré par ces paroles, Taniospénétra d'un pas plus ferme dans lemajlis, une vaste salle aux voûtes

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nombreuses et aux murs peints decouleurs vives, en larges strieshorizontales bleues, blanches et ocre.L'émir était assis en tailleur sur unepetite estrade, fumant une longue pipedont le foyer reposait dans un platd'argent sur le sol. Wood puis Taniospuis l'émissaire ottoman le saluèrent deloin, en se touchant le front de leur mainavant de la poser sur le cœur, et ens'inclinant légèrement. Le maître de la Montagneébaucha le même geste. Il était dans sasoixante-quatorzième année, et lacinquante et unième de son règne. Riencependant dans ses traits ni dans sesparoles ne trahissait la lassitude. Il fitsigne aux diplomates de s'asseoir sur

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deux tabourets qui avaient été placésdevant lui à cet effet. Puis, d'un gestenégligent, il indiqua à Tanios le tapis, àses pieds, entre lui et le Britannique. Etle jeune homme n'eut d'autre choix quede s'y agenouiller ; dans le regard dupotentat, encore intense sous les sourcilsen broussaille, il sentit une froidehostilité à son endroit ; peut-être lui envoulait-il de l'avoir salué de loin,debout, à la façon des dignitairesétrangers, au lieu de lui baiser la maincomme faisaient les gens du pays. Tanios se tourna vers Wood,inquiet, mais celui-ci le rassura d'unhochement de barbe. Après un chapelet de formulespolies, le Britannique entra dans le vif

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du sujet. D'abord en arabe, dans leparler du pays. Mais l'émir pencha latête, tendit l'oreille, plissa les yeux.Wood comprit que son élocution n'étaitpas intelligible ; sur-le-champ, sansautre transition qu'un léger toussotement,il passa à l'anglais. Tanios comprit qu'ildevait traduire. Les représentants desPuissances ont longuement délibéré ausujet de la Montagne et de son avenir.Tous apprécient l'ordre et la prospéritéque le sage gouvernement de VotreAltesse a assurés à cette contrée pendantde longues années. Ils n'ont puqu'exprimer toutefois leurdésappointement à l'égard du soutienapporté par votre sérail à l'entreprise du

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vice-roi d'Egypte. Mais, même à cettedate tardive, si vous preniez clairementposition en faveur de la Sublime-Porteet approuviez les décisions desPuissances, nous serions prêts à vousrenouveler notre confiance et à asseoirvotre autorité. Tanios s'attendait à voir l'émirréconforté par la porte de sortie qu'onlui entrouvrait encore. Mais quand il luieut traduit la dernière phrase, il vit sonregard s'emplir d'une détresse plusprofonde que celle qu'on y percevait enentrant, lorsque le maître de la Montagnecroyait son sort déjà scellé, et qu'iln'avait d'autre choix que celui de sonlieu d'exil. Il regarda fixement Tanios, qui

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dut baisser les yeux. Quel âge as-tu, mon garçon ? Dix-neuf ans. Trois de mes petits-fils ont àpeu près ton âge, et ils sont tous les troisretenus au camp du pacha, commeplusieurs autres membres de ma famille. Il avait parlé à voix basse,comme s'il s'agissait d'une confidence.Mais, d'un signe, il indiqua à Taniosqu'il devait traduire ces paroles. Ce qu'ilfit. Wood écouta en hochant plusieursfois la tête, cependant que l'émissaireottoman demeurait impassible. L'émir reprit, à voix plus haute : La Montagne a connu l'ordre etla prospérité quand la paix régnaitautour d'elle. Mais lorsque les grands se

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battent contre les grands, notre décisionne nous appartient plus. Alors nousessayons de calmer l'ambition de l'un, dedétourner les nuisances de l'autre.Depuis sept ans, les forces du pacha sontrépandues dans tout le pays, autour de cesérail, et parfois même dans ces murs. Acertains moments, mon autorité n'allaitguère au-delà de ce tapis sur lequel mespieds sont posés. » Je me suis efforcé tout au longde préserver cette maison, pour que lejour où la guerre des grands serait finie,des gens honorables comme vouspuissent trouver dans cette Montagnequelqu'un à qui parler... Il ne semble pasque ce soit suffisant pour vous. Une larme s'est formée dans les

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yeux terribles, Tanios l'a vue, et sonpropre regard s'est embué. Wood nel'avait-il pas autorisé à avoir de lacompassion ? Mais il ne pensait pasdevoir en user... L'émir tira pour la première foissur sa longue pipe, puis souffla la fuméevers le plafond lointain. Je peux proclamer ma neutralitédans ce conflit qui s'achève, en appelantmes sujets à laisser agir les Puissances.Et à prier pour que le Très-Haut prêtelongue vie à notre maître le sultan. Wood parut intéressé par lecompromis ainsi énoncé. Il consultal'Ottoman, qui fit clairement « non » dela tête, et dit en arabe d'un ton dur : Prier pour la longue vie de notre

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maître, même le pacha d'Egypte est prêtà le faire ! L'heure n'est plus auxatermoiements ! L'émir a pris positioncontre nous pendant sept ans, la moindredes choses serait qu'il prenne clairementparti en notre faveur pendant sept jours.Est-ce trop lui demander qu'il rappelleses hommes du camp égyptien et lesmette sous notre bannière ? Mes petits-fils seraientmaintenant ici, avec nous, s'ilsdisposaient encore de la liberté d'alleret de venir. L'émir eut de la main un gested'impuissance, et Wood estima que cettequestion était à présent close. Puisque Son Altesse ne peutnous donner satisfaction sur ce point, je

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crains que nous ne soyons obligés de luinotifier la décision des Puissances.Notre jeune ami l'a traduite, et il estchargé de la lire. Tanios jugea nécessaire de semettre debout, et de prendre la posture etle ton du récitant. « Les représentants desPuissances... réunis à Londres puisàIstanbul...après avoir examiné... devrapartir en exil... » Arrivé à la phrase litigieuse, ilhésita un court, un très court moment.Mais finit par introduire le correctifimposé par Salloum. En entendant « vers le pays deson choix », l'émissaire ottomansursauta, regarda Tanios puis Wood,

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l'air de dire qu'il avait été abusé. Etquand la lecture fut achevée, il demandasur le ton de la sommation. Vers quelle destination l'émirva-t-il partir ? J'ai besoin de réfléchir, et deconsulter mes proches. Mon gouvernement exige que lachose soit précisée séance tenante, sansle plus infime délai. Sentant monter la tension, l'émirse dépêcha de dire : J'opte pour Paris. Paris, il n'en est pas question !Et je suis sûr que Mr Wood ne mecontredira pas. Non, en effet. Il a été convenuque le lieu de l'exil ne sera ni la France

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ni l'Egypte. Alors que ce soit Rome, ditl'émir avec une intonation qui se voulaitcelle du compromis final. Je crains que ce ne soit guèrepossible, s'excusa Wood. Vouscomprendrez que les Puissances quenous représentons préfèrent que ce soitsur leur territoire. Si c'est leur décision, jem'incline. Il réfléchit quelques instants. J'irai donc à Vienne ! Vienne non plus, dit l'Ottomanen se levant comme pour se retirer. Noussommes les vainqueurs, et c'est à nousde décider. Vous viendrez à Istanbul, et

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vous y serez traité selon votre rang. Il fit deux pas vers la sortie. Istanbul, c'est ce à quoi l'émirvoulait échapper, à tout prix. Toute lamanœuvre de Salloum visait à lui éviterde se retrouver entre les mains de sesplus féroces ennemis. Plus tard, quandles choses se seraient calmées, il iraitbaiser la robe du sultan et se fairepardonner. Mais s'il y allait tout desuite, on commencerait parle dépouillerde tous ses biens, puis on le feraitétrangler. Dans son regard. Tanios vit lapeur de la mort. Se produisit alors, dansl'esprit du jeune homme, une confusion,ou peut-être faudrait-il dire unglissement étrange.

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Il y avait donc devant lui cevieillard dont la longue barbe blanche etles sourcils et les lèvres et les yeuxsurtout emplissaient son champ devision, ce vieillard redoutable mais encet instant apeuré, sans défense. Et dansle même temps, le jeune homme pensaità Gérios, à l'expression de son visagedevant la certitude de la mort. Soudain,Tanios ne savait plus si ce vieillard étaitl'homme qui avait fait pendre son père,ou un compagnon de supplice ; l'hommequi avait mis la corde dans la main dubourreau, ou bien un autre cou tenduvers la corde. En cette seconde de flottement,l'émir se pencha vers lui et murmurad'une voix étranglée :

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— Dis un mot, mon fils ! « Et l'enfant de Kfaryabda,rapporte la Chronique, écoutant laparole du vieillard humilié, écarta sondésir de vengeance comme s'il l'avaitdéjà mille fois assouvi, et dit à voixhaute : "Son Altesse pourrait aller àMalte !" » Pourquoi avait-il pensé à Malte? Sans doute parce que le pasteurStolton, qui avait longtemps séjournédans cette île, lui en avait souvent parlé. Wood adhéra sur-le-champ àcette suggestion, d'autant plus volontiersque Malte était, depuis le début dusiècle, possession britannique. Etl'Ottoman, pris de court, finit parapprouver lui aussi, avec un geste

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d'irritation ; l'idée ne l'enchantait pas,mais l'Angleterre était l'âme de lacoalition des Puissances, et l'hommen'osait pas prendre le risque d'un conflitqui lui eût été reproché en haut lieu. « L'émir ne manifesta guère sonsoulagement de peur que l'envoyé dusultan ne s'avisât de changer d'avis ;mais dans son regard vers l'enfant deKfaryabda, il y avait l'étonnement et lagratitude. » ULTIME PASSAGE Coupable de pitié Toi, Tanios, avec ton visaged'enfant et ta tète de six mille ans Tu as traversé des rivières de

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sang et de boue, et tu es ressorti sanstache Tu as trempé ton corps dans lecorps d'une femme, et vous vous êtesquittés vierges Aujourd'hui, ton destin est clos,ta vie enfin commence Descends de tonrocher et plonge-toi dans la mer, que tapeau prenne au moins le goût du sel ! Nader, La Sagesse du muletier.

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I « Plutôt que de retourner sesarmes au dernier moment contre sonprotecteur égyptien, l'émir a préférés'exiler. Il s'est donc embarqué cettesemaine pour Malte, accompagné de sonépouse, Hosn-Jihane, une ancienneesclave circassienne achetée, me dit-on,sur le marché de Constantinople, maisqui s'était muée en une dameunanimement respectée ; la suite dupotentat déchu comprenait également unecentaine d'autres membres de sa maison,enfants, petits- enfants, conseillers,gardes, serviteurs... « Par un étrange malentendu —ou disons par une forme d'exagération

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fanfaronne à laquelle les Orientaux nerépugnent pas —, on attribue à Tanios lerôle le plus éminent qui soit, celuid'avoir chassé l'émir du pays tout en luigardant généreusement la vie sauve,comme si les Puissances européennes etl'Empire ottoman, avec leurs armées,leurs flottes, leurs diplomates et leursagents, n'avaient été que de modestescomparses dans un bras de fer théâtralentre l'enfant prodige de Kfaryabda et ledespote qui avait condamné son père. « Cette interprétation fantaisisteest si répandue dans tous les milieux,fussent-ils chrétiens ou druzes, que leprestige de mon pupille rejaillit sur moi,son mentor. Et l'on vient chaque jour meféliciter d'avoir su faire éclore dans mon

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jardin une fleur si rare. Je me laissecongratuler sans chercher à démentircette interprétation des faits, et autantMrs Stolton que moi-même en sommes,je dois le dire, flattés... » C'est ce qu'écrivait le pasteurdans ses éphémérides le 2 novembre1840 ; le lendemain, il ajoutait : « (...) Et tandis que l'émirs'embarquait à Saïda sur le vaisseaumême qui avait amené Mr Wood etTanios, ce dernier revenait par la routevers Kfaryabda, salué dans chaquevillage qu'il traversait par des foulesferventes qui s'agglutinaient pour voir lehéros, pour l'asperger d'eau de rose etde riz comme un jeune marié, et pourtoucher ses mains et aussi, quand on

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pouvait s'approcher d'assez près, sachevelure blanche, comme si celle-ciétait le signe le plus apparent du miraclequi s'était accompli par son entremise. « Le garçon se laissait faire,muet et incrédule, visiblement écrasépar les bontés excessives que laProvidence déversait sur lui, souriantavec la béatitude du dormeur qui sedemande à quel moment on viendra leréveiller à la réalité du monde... « Après tant de gloire subite, ya-t-il encore chez cet être fragilequelque place pour la vie ordinaire àlaquelle sa naissance semblait ledestiner ? » Arrivé sur la place de sonvillage, acclamé, là comme ailleurs, en

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héros, il fut porté sur les épaulesjusqu'au château, où on l'installad'autorité sur le siège jadis occupé parle cheikh et plus récemment parl'usurpateur. Tanios aurait voulu seretrouver un moment seul avec sa mère,et de sa bouche apprendre lessouffrances qu'elle avait connues. Aulieu de quoi, il lui fut imposé d'écouter àla fois mille doléances, mille plaintes.Puis il se retrouva érigé en juge suprêmepour décider du sort des traîtres. On nesavait pas où était le cheikh. Seloncertains, prisonnier dans une citadelle àWadi el-Taym, au pied du mont Hermon; selon d'autres, mort en détention. Enson absence, qui pouvait occuper saplace plus dignement que le héros du

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jour ? Bien qu'il fût dans un état prochede l'épuisement, le fils de Lamia ne semontra pas insensible à cet honneur. Sila Providence lui offrait une revanchesur son passé, pourquoi la bouderait-il ?Assis sur le coussin du cheikh, il seretrouva en train d'imiter le cheikh, sesgestes lents et souverains, ses parolesabruptes, ses regards droits. Il en étaitdéjà à se dire que ce n'était pas parhasard qu'il était né dans un château, et àse demander s'il pourrait un jourabandonner cette place pour aller sefondre dans la foule... Quand ladite foules'écarta soudain pour que l'on vînt jeteraux pieds du héros un homme enchaîné,le visage tuméfié et lacéré, les yeux

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bandés. Roukoz. Il avait tenté de fuirlorsque les Egyptiens étaient partis, maisles « insoumis » l'avaient rattrapé. Ildevait payer pour toutes les épreuvesque le village avait endurées, pour tousles morts, y compris ceux de l'incendie,pour le pillage opéré à l'occasion duramassage des armes, pour leshumiliations infligées au cheikh, pourmille autres exactions si évidentes quepoint n'était besoin d'instruire un procès.Tanios n'avait qu'à prononcer lasentence, qui serait exécutée sans délai. Roukoz se mit à geindrebruyamment, et le héros, excédé, lui cria: — Sois calme, ou je t'assommede mes propres mains !

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L'autre se tut instantanément. EtTanios eut droit à une ovation. Pourtant,loin d'éprouver une quelconquesatisfaction, il ressentait une douleur,comme une plaie au bas de la poitrine.S'il était à ce point exaspéré, c'est qu'ilse sentait incapable de prononcer lasentence, et que Roukoz, par sesgeignements, le mettait au défi. Les gens attendaient. Ils sechuchotaient : « Silence ! Tanios vaparler ! Ecoutons-le ! » Lui se demandait encore ce qu'ilallait dire, quand une nouvelle vague debruits et de murmures troublal'assemblée. Asma venait d'entrer. Ellecourut, se mit à genoux aux pieds duvainqueur, lui prit la main pour la baiser

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en suppliant : — Prends-nous en pitié, Tanios! Le jeune homme souffrait àprésent de chaque mot, de chaqueregard, de chaque souffle qu'il entendait. Assis à ses côtés, bouna Boutrosmurmura comme pour lui-même : Seigneur, éloigne de moi cecalice ! Tanios s'est tourné vers lui. Je souffrais moins lorsque jejeûnais pour mourir ! Dieu n'est pas loin, mon fils. Nelaisse pas ces gens te mener au gré deleurs haines, ne fais que les choses donttu ne rougirais pas devant toi-même etdevant le Créateur !

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Alors Tanios s'éclaircit la gorgeet dit : Je suis revenu d'au-delà lesmers pour dire à l'émir de quitter cetteMontagne qu'il n'avait pas su préserverdes malheurs. Je ne punirai pas le valetplus sévèrement que le maître. Pendant quelques instants, il eutl'impression que ses paroles avaientporté. L'assemblée était silencieuse, lafille de Roukoz lui baisait fiévreusementla main. Qu'il retira avec quelqueagacement. Il avait parlé comme un roi— du moins le crut-il. Un court moment.Avant que ne montât la fronde. D'abordcelle des jeunes frariyyé, revenus deleur maquis les armes à la main, et quin'entendaient pas se laisser attendrir.

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Si nous laissons partir Roukozavec son or, pour qu'il aille refairefortune en Egypte et qu'il revienne sevenger dans dix ans, nous serons deslâches et des écervelés. Plusieurs de seshommes sont déjà morts, pourquoi lepire de tous serait-il épargné ? Il a tué, ildoit expier. Il faut qu'on sache que tousceux qui feront du tort à ce village lepaieront. Un vieux métayer dans la salle acrié : Vous, les frariyyé, vous avezfait plus de tort à Kfaryabda que cethomme. Vous avez incendié le tiers duvillage, causé des dizaines de morts, etdétruit la forêt de pins. Pourquoi ne vousjugerait-on pas aussi ?

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La confusion grandissait.Tanios commença par s'en alarmer, maisil comprit aussitôt le parti qu'il pouvaiten tirer. Ecoutez-moi ! Il y a eu cesderniers temps des crimes, des fautesgraves, de nombreux morts innocents. Sichacun commençait à punir ceux qui luiont fait du tort, ceux qui ont causé lamort d'un proche, le village ne s'enremettrait jamais. Si c'est à moi dedécider, voici ce que j'ordonne : Roukozsera dépossédé de tous ses biens, quiseront utilisés pour dédommager ceuxqui ont souffert de ses exactions. Puis ilsera banni de cette contrée. » A présent, je tombe de fatigue,je vais aller me reposer. Si quelqu'un

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d'autre veut occuper la place laissée parle cheikh, qu'il le fasse, je ne l'enempêcherai pas. C’est alors qu'au fond de la salleun homme que personne n'avaitremarqué éleva la voix. Il avait là têteenveloppée dans une écharpe à damier,mais à présent il s'était dévoilé. Je suis Kahtane, fils de Saïdbeyk. J'ai attendu que vous ayez fini dedélibérer pour intervenir. Vous avezdécidé que, pour les crimes que Roukoza commis contre vous, vous alliez lebannir. C'est votre droit. C'estmaintenant à moi de le juger. Il a tuémon père, qui était un homme de bien, etje demande qu'il me soit livré pour qu'ilréponde de cet acte.

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Tanios ne voulait pas se montrerébranlé. Ce criminel a déjà étésanctionné, l'affaire est close. Vous ne pouvez pas disposer denos victimes comme vous disposez desvôtres. Cet homme a tué mon père, etc'est à moi de décider si je veux êtremiséricordieux avec lui ou impitoyable. Le « juge » se tourna vers lecuré. Qui n'était pas moins embarrasséque lui. Tu ne peux pas lui dire « non ».Et, en même temps, tu ne peux pas luilivrer cet homme. Essaie de gagner dutemps. Pendant qu'ils délibéraient, lefils de Saïd beyk se fraya un chemin

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pour se joindre à leur conciliabule. Si vous veniez avec moi àSahlaïn, vous comprendriez que je parlecomme je l'ai fait. Il n'est pas questionque le meurtrier de mon père demeureimpuni. Si je lui pardonnais moi-même,mes frères et mes cousins ne luipardonneraient pas, et m'en voudraient àmort pour ma complaisance. BounaBoutros, tu as bien connu mon père,n'est-ce pas ? Bien sûr, je l'ai connu et estimé.C'était l'être le plus sage et le pluséquitable ! J'essaie moi-même de suivre lavoie qu'il m'a tracée. Il n'y a dans moncœur aucune place pour la haine et ladivision. Et en cette affaire, j'ai un seul

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conseil à vous donner. Je suis censévous demander de me livrer cet homme,mais si ce chrétien était tué parlesdruzes, la chose laisserait des traces queje ne désire pas. Alors oubliez ce quej'ai dit à voix haute, et écoutez le seulconseil de raison : condamnez-le vous-mêmes, que chacun punisse les criminelsde sa communauté ; que les druzesrèglenl leur compte aux criminels druzeset les chrétiens aux criminels chrétiens.Exécutez cet homme, et j'irai dire auxmiens que votre justice a précédé lanôtre. Tuez-le aujourd'hui même, parceque je ne contrôlerai pas mes hommesjusqu'à demain. Le curé dit alors : Kahtane beyk n'a pas tort. Je

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répugne à prodiguer un tel conseil, maisles souverains les plus pieux doiventparfois prononcer des sentences de mort.Dans notre monde imparfait, cechâtiment détestable est parfois le seulqui soit juste et sage. Le regard de bouna Boutrostomba sur Asma, toujours agenouillée,hagarde, accablée ; il fit signe à lakhouriyyé, qui vint la prendrevigoureusement par le bras pourl'éloigner. Peut-être l'inévitable sentenceserait-elle ainsi moins pénible àprononcer. II De cette étrange manière se

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déroulait au château le procès deRoukoz. La salle était pleine de juges etde bourreaux, et à la place du seul jugeétait assis un témoin accablé. Qui nesavait être impitoyable qu'envers lui-même. Dans sa tête, en ces instants-là, ilne faisait que se flageller : « Qu'es-turevenu faire dans ce pays si tu esincapable de châtier l'émir qui a faitpendre ton père, incapable de tuer lescélérat qui t'a trahi et a trahi le village? Pourquoi as-tu accepté qu'on te fasseasseoir à cette place si tu es incapablede laisser ton épée s'abattre sur le coud'un criminel ? » Et de la sorte il se laissaitenvahir par le remords. Au milieu decette foule, sous les murmures, sous les

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regards, il ne parvenait plus à respirer,il ne songeait qu'à fuir. Dieu qu'elle étaitsereine, Famagouste, dans son souvenir !Et qu'il était doux à gravir l'escalier del'auberge ! Parle, Tanios, les gens s'agitentet Kahtane beyk s'impatiente. Les chuchotements de bounaBoutros furent soudain noyés sous lescris d'un homme qui arrivait en courant. Le cheikh est vivant ! Il est enroute ! Il va passer la nuit à Tarchich etil arrive demain ! La foule manifesta sa joie pardes acclamations et Tanios retrouva lesourire. Heureux, en apparence, duretour du maître ; et, au plus profond delui-même, heureux que le Ciel l'eût si

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promptement tiré d'embarras. Il laissapasser quelques secondes de liesse, puisdemanda le silence, qu'on lui accordacomme une dernière volonté. C'est une joie pour nous tousque le seigneur de ce château revienneparmi nous, après avoir surmontésouffrances et humiliations. Quand ilaura repris la place qui est la sienne, jelui dirai quelle sentence j'ai prononcéeen son absence. S'il l'approuve, Roukoz sera dépossédé et bannià jamais de cette contrée. S'il en décideautrement, c'est à lui que revient ledernier mot. Du doigt, Tanios désigna quatrejeunes au premier rang, des camarades

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du temps de l'école paroissiale. — Vous êtes chargés de garderRoukoz jusqu'à demain. Emmenez-le auxvieilles écuries ! Ayant clignement accompli cetultime acte d'autorité, il s'enfuit. Le curéet Kahtane beyk cherchèrent en vain à leretenir, il s'était dérobé, il couraitpresque. Dehors, c'était déjà lecrépuscule. Tanios aurait voulu sortir,marcher par les sentiers commeautrefois, loin des maisons, loin desmurmures, seul. Mais les gens du villageétaient partout, ce soir-là, aux abords duchâteau, sur les places, dans les ruelles.Chacun d'eux aurait voulu lui parler, letoucher, le serrer dans ses bras. Après

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tout, c'était lui le héros de la fête. Maisdans son âme, il n'était que le moutongras. Il se faufila à travers descouloirs sans lumière, jusqu'à l'aile où ilhabitait autrefois avec les siens. Aucuneporte n'était fermée à clé. Par la fenêtrequi donnait sur la vallée parvenait unelueur rougissante. La pièce principaleétait quasiment vide ; à terre quelquescoussins empoussiérés. un coffre-armoire, un brasero rouillé. Il ne touchaà rien. Mais il vint se pencher au-dessusdu brasero. C'est que, de tous lessouvenirs qui se pressaient entre cesmurs, pénibles ou riants, celui quis'imposait à lui était le plus futile, l'undes plus oubliés : un jour qu'il était seul,

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en hiver, il avait détaché d'unecouverture un épais fil de laine, l'avaittrempé dans un bol de lait, puis tenu au-dessus des braises, avant de le lâcher,pour le regarder se contorsionner,noircir puis rougeoyer, pour l'écoutergrésiller, et pour sentir cette odeur delait et de laine brûlés, mêlée à l'odeur dela braise. C'est cette odeur-là et aucuneautre qu'il respirait depuis qu'il étaitrevenu. Il était resté un moment ainsi,comme suspendu au-dessus du brasero,avant de se relever et de passer, les yeuxjuste entrouverts, dans l'autre pièce.Celle où, jadis, Lamia et Gérioscouchaient à terre. Et lui-même un peuplus haut, dans son alcôve. Ce n'était

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guère mieux qu'une niche voûtée, maiselle recueillait en hiver toute la chaleurde la maison et en été toute sa fraîcheur.C'est là que s'étaient passées les nuits deson enfance, c'est là qu'il avait mené sagrève de la faim ; c'est également là qu'ilavait attendu le résultat de la médiationdu patriarche... Depuis, il avait souvent repenséà cette échelle à cinq marches queGérios avait autrefois charpentée, et quiétait encore debout contre le mur. Il posale pied dessus, avec précaution,persuadé qu'elle n'allait plus supporterson poids. Mais elle ne cassa pas. Il retrouva là-haut, enroulé dansun vieux drap déchiré, son matelas simince. Il l'étendit, caressa lentement sa

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surface, puis il se coucha dessus ens'étirant jusqu'au mur. Réconcilié avecson enfance et priant pour que le mondel'oublie. Une heure s'écoula dans lesilence noir. Puis une porte s'ouvrit, sereferma. Une autre s'ouvrit. Taniosprêtait l'oreille, sans inquiétude. Uneseule personne pouvait deviner sacachette et le suivre ainsi dansl'obscurité. Lamia. Et c'était aussi laseule personne à qui il avait envie deparler. Elle s'était approchée sur lapointe des pieds, s'était hissée jusqu'aumilieu de l'échelle. Lui avait caressé lefront. Elle était redescendue, pourchercher dans le vieux coffre une

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couverture et revenir la poser sur sonventre et ses jambes comme lorsqu'ilétait enfant. Puis elle s'était assise àterre, sur un tabouret bas, le dos appuyéau mur. Ils ne se voyaient plus, mais ilspouvaient se parler sans forcer la voix.Comme autrefois. Il s'apprêtait à lui poser unebrassée de questions, sur ce qu'elle avaitvécu, sur la manière dont les meilleureset les pires nouvelles lui étaientparvenues... Mais elle tenait à lui rapporterd'abord les bruissements du village. Les gens n'arrêtent pas deparler, Tanios. J'ai cent cigales dans lesoreilles.

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Si le jeune homme s'était réfugiélà, c'était justement pour ne pas lesentendre. Il ne pouvait cependant restersourd aux inquiétudes de sa mère. Que disent ces cigales ? Les gens disent que si tu avaissouffert comme eux des exactions deRoukoz, tu te serais montré moinsindulgent envers lui. Tu diras à ces gens qu'ils nesavent pas ce que souffrance signifie.Ainsi, moi, Tanios, je n'aurais passouffert de la traîtrise de Roukoz, de saduplicité, de ses fausses promesses et deson ambition débridée. Ce n'est peut-êtrepas à cause de Roukoz que mon pères'est transformé en meurtrier, que mamère se retrouve veuve...

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Attends, calme-toi, j'ai malrapporté leurs paroles. Ils veulentseulement dire que si tu avais été auvillage quand sévissaient Roukoz et sabande, tu n'aurais eu que mépris pour cethomme. Et si je n'avais eu pour lui quedu mépris, j'aurais mieux rempli mafonction de juge, n'est-ce pas ? Ils disent aussi que si tu lui aslaissé la vie sauve, c'est à cause de safille. Asma ? Elle est venues'agenouiller à mes pieds, et je l'ai àpeine regardée ! Crois-moi, mère, si aumoment de prononcer la sentence jem'étais remis en mémoire tout l'amourque j'avais eu pour cette fille, c'est de

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mes propres mains que j'aurai tuéRoukoz ! Lamia changea brusquement deton. Comme si elle avait rempli samission de messagère, et qu'elle parlaità présent pour elle-même. Tu m'as dit ce que je voulaisentendre. Je ne veux pas que tu aies dusang sur les mains. Le crime de tonmalheureux père nous suffit. Et si c'estpour Asma que tu as laissé la vie sauveà Roukoz, personne ne pourra te blâmer. Tanios s'est relevé, appuyé surses coudes. Ce n'est pas pour elle, je te l'aidit... Mais sa mère parla avant qu'il

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n'eût terminé sa phrase. Elle est venue me voir. Il ne dit plus rien. Et Lamiareprit, d'une voix qu'elle se forçait, àchaque phrase, de rendre plus atone : Elle n'est sortie que deux fois duchâteau, et c'était pour venir me voir.Elle m'a dit que son père a encoreessayé de la marier, mais qu'elle n'a plusjamais voulu... Puis elle m'a parlé de toiet d'elle, et elle a pleuré. Elle voulaitque je revienne vivre au château, commeavant. Mais j'ai préféré rester chez masœur. Lamia s'attendait à ce que sonfils lui en demandât un peu plus, maisseule lui parvint de l'alcôve larespiration d'un enfant chagriné. De peur

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qu'il ne fût embarrassé, elle enchaîna : ,. Quand tu étais assis dans lagrande salle à la place du cheikh, jet'observais de loin, et je me disais :pourvu qu'il ne prononce pas unesentence de mort ; Roukoz n'est qu'unvoyou engraissé, mais sa fille a l'âmepure. Elle se tut. Attendit. Taniosn'était pas encore en état de parler.Alors elle ajouta, comme pour elle-même : Seulement, les gens sontinquiets. Il retrouva sa voix, encore rêche. De quoi sont-ils inquiets ? Ils murmurent que Roukoz va

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sûrement soudoyer les jeunes hommesqui le gardent, pour qu'ils le laissents'échapper. Qui pourra alors calmer lesgens de Sahlaïn ? Mère, ma tête est lourde commela meule du pressoir. Laisse-moimaintenant. Nous reparlerons demain. Dors, je ne dirai plus rien. Non, va dormir chez lakhouriyyé, elle doit t'attendre. Je veuxrester seul. Elle se leva ; dans le silence ilentendit chacun de ses pas et legrincement des gonds. Il avait espéré desa mère le réconfort, elle ne lui avaitapporté que d'autres tourments. Au sujet d'Asma d'abord.Pendant ces deux années d'exil, il n'avait

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pensé à elle que pour la couvrir dereproches. Il avait fini par ne plus voiren elle que la réplique féminine de sonpère. L'âme tout aussi perfide, sous unmasque d'ange. Elle avait crié dans sachambre, ce jour-là, et les sbires deRoukoz l'avaient saisi pour le rouer decoups et le chasser. A cause de cetteimage gravée dans sa mémoire, il avaitmaudit Asma, il l'avait bannie de sespensées. Et lorsqu'elle s'étaits'agenouillée à ses pieds pour luidemander d'épargner son père, il l'avaitignorée. Pourtant, elle était venueconsoler Lamia en son absence, etreparler de lui... Avait-il été injuste envers cettefille ? Il revint dans ses souvenirs vers

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des images longtemps délaissées ; versce jour où, dans le salon inachevé, ill'avait pour la première fois embrassée ;vers ces moments d'intense bonheur oùleurs doigts timides se frôlaient. Il nesavait plus s'il s'était trompé dans sonamour ou bien dans sa haine. Le trouble de son espritl'endormit. Le trouble le réveilla.Quelques secondes s'étaient écoulées, ouquelques heures. Il se redressa, s'appuyant sur lescoudes, pivota sur lui-même, se retrouvales pieds suspendus dans le vide, prêt àsauter. Mais il resta ainsi, arqué, commeà l'affût. Peut-être avait-il entendu desbruits. Peut-être songeait-il auxinquiétudes des villageois. Toujours est-

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il qu'après quelques moments deperplexité il sauta et courut jusqu'au-dehors, traversa la cour du château pours'engager dans le sentier qui, à gauche,menait aux vieilles écuries. Il devait êtrecinq heures. Sur le sol on ne voyaitencore que les pierres blanches et lesombres, comme à la pleine lune. Sous cette lueur incertainecommença le dernier jour dansl'existence de Tanios-kichk — sonexistence connue, tout au moins. Je metrouve cependant contraint d'interrompresa course et de revenir en arrière pourévoquer à nouveau sa nuit dernière. J'aitenté de la restituer du mieux que jepouvais. Il existe cependant une autreversion de la même nuit. Que rien dans

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les sources écrites ne vient corroborer etqui — chose plus grave selon mescritères — n'a pas non plus le mérite dela vraisemblance. Si j'en parle quand même, c'estque le vieux Gébrayel m'en voudrait sije l'omettais ; je me rappelle encore àquel point mes doutes l'avaient irrité. «Rien qu'une légende, dis-tu ? Tu ne veuxque des faits ? Les faits sont périssables,crois-moi, seule la légende reste, commel'âme après le corps, ou comme leparfum dans le sillage d'une femme. » Jedus lui promettre de mentionner savariante. Que dit-elle ? Que le héros,après s'être dérobé à la foule pour allers'étendre sur sa couche d'enfant, s'était

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endormi avant d'être réveillé unepremière fois par les caresses de Lamia.Il avait eu avec elle l'échange que l'onsait, puis il l'avait priée de le laisser sereposer. Il s'était alors à nouveau réveillésous les caresses. Mère, dit-il, je te croyais partie. Mais ce n'étaient pas lescaresses de Lamia. Celle-ci avaitl'habitude de poser sa main à plat surson front, puis de la passer dans sescheveux comme pour les coiffer. Gesteinvariable, à deux ans comme à vingtans. La nouvelle caresse était différente.Elle passait du front aux contours desyeux, au visage, au menton. Quand le garçon prononça : «

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Asma », deux doigts lui appuyèrent surles lèvres, et la fille lui dit : Ne parle pas, et ferme aussi lesyeux. Puis elle vint s'étendre près delui, la tête au creux de son épaule. Il l'entoura de son bras. Sesépaules étaient nues. Ils se blottirentviolemment l'un contre l'autre, sans riense dire. Et sans se regarder ilspleurèrent les larmes de tous leursmalheurs. Ensuite elle se leva. Il nechercha pas à la retenir. En descendantl'échelle elle lui dit seulement : — Ne laisse pas mourir monpère. Il faillit répondre, mais les

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doigts d'Asma lui refermèrent une foisde plus les lèvres, d'un geste confiant. Ilentendit alors dans le noir le froissementd'une robe. Il sentit une dernière fois sonodeur de jacinthe sauvage. Il se sécha les yeux au revers desa manche, puis se redressa. Sauta surses pieds. Et se mit à courir en directiondes vieilles écuries. Etait-ce pour vérifier queRoukoz ne s'était pas évadé ensoudoyant ses gardes ? Ou bien, tout aucontraire, pour le délivrer avantl'arrivée du cheikh ? Dans un moment, lachose n'aura plus la moindre importance. Les vieilles écuries étaientéloignées du château. C'est sans doutepourquoi elles avaient été désaffectées

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bien avant l'époque du cheikh, et qued'autres avaient été construites, plusproches. Depuis, elles avaient servi leplus souvent de bergerie, maisquelquefois aussi de lieu de brèvedétention pour des forcenés, fous encrise ou criminels réputés dangereux. Le dispositif était simple etsolide : de grosses chaînes amarrées àun mur épais, une lourde porte en demi-lune, deux grillages incrustés dans lapierre. En s'approchant, Tanios crut voirla silhouette d'un garde assis, adossé aumur, la tête sur l'épaule, et un autreétendu à terre. Il commença par retenirses pas, se disant qu'il allait lessurprendre à dormir. Mais il y renonça

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aussitôt, se mit à marteler le sol, às'éclaircir la gorge, pour ne pas avoir àles sermonner. Ils ne bougèrent pas plus.C'est alors qu'il remarqua la porte,grande ouverte. Les gardes de la prison étaientmorts. Ces deux-là, et les deux autres unpeu plus loin. Se penchant au-dessus dechacun, il put vérifier leurs plaies de sesmains, et les entailles à leurs gorges. « Maudit sois-tu, Roukoz ! »rugit-il, persuadé que des complicesétaient venus le délivrer. Mais en entrantdans la bâtisse il vit, gisant sous lavoûte, les pieds encore dans les chaînes,un cadavre. Tanios reconnut le pèred'Asma à ses habits et à sa corpulence.Les attaquants avaient emporté la tête en

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guise de trophée. Le révérend Stolton rapportequ'elle fut paradée le jour même dans lesrues de Sahlaïn, sur une baïonnette. Il ades mots très durs. « Pour avoir la tête d'uncriminel, on a tué quatre innocents.Kahtane beyk me dit qu'il ne l'a pasvoulu. Mais il a laissé faire. Demain, lesgens de Kfaryabda viendront, enreprésailles, égorger d'autres innocents.Les uns et les autres trouveront, pour delongues années à venir, d'excellentesraisons pour justifier leurs vengeancessuccessives. « Dieu n'a pas dit à l'homme : Tune tueras pas sans raison. Il asimplement dit : TU ne tueras point. »

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Et le pasteur ajoute, deuxparagraphes plus bas ; « Des communautés persécutéessont venues, depuis des siècles,s'accrocher au flanc d'une mêmemontagne. Si, dans ce refuge, elless'entre-déchirent, la servitude ambianteremontera vers elles et les submergera,comme la mer balaie les rochers. « Qui porte en cette affaire laresponsabilité la plus lourde ? Le pachad'Egypte, très certainement, qui a dresséles Montagnards les uns contre lesautres. Nous aussi, Britanniques etFrançais, qui sommes venus prolongerici les guerres napoléoniennes. Et lesOttomans par leur incurie et leurs accèsde fanatisme. Mais à mes yeux, parce

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que j'en suis venu à aimer cetteMontagne comme si j'y étais né, seulssont impardonnables les hommes de cepays, chrétiens ou druzes... » Comme s'il avait pu lire lespropos de son ancien tuteur, « l'hommede ce pays » qu'était Tanios ne voyaitpas d'autre fautif que lui-même. Ne luiavait-on pas dit que s'il refusaitd'exécuter Roukoz, un tel drame nemanquerait pas de se produire ? Mêmele curé l'avait prévenu. Mais il n'avaitpas voulu entendre. Ces quatre jeunesgens, c'est lui qui, d'un geste qui sevoulait souverain, les avait désignés à laMort. Et les massacres qui allaientsuivre, c'est lui qui les aurait provoqués,par son incapacité à sévir. Coupable

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d'indécision. Coupable de complaisanceà cause d'un reste d'affection, d'un résidud'amour. Coupable de pitié. Il était si persuadé de sa propreculpabilité qu'il n'osa pas revenir tout desuite au village pour raconter ce quis'était passé. Il s'en alla marcher dans laforêt de pins, récemment incendiée.Certains arbres s'étaient carbonisésdebout, il se surprit à les caresser,comme si eux seuls pouvaientcomprendre son état d'âme. Les piedsdans l'herbe noire, il cherchait en vain lesentier qu'il empruntait autrefois pour serendre à l'école de Sahlaïn. Ses yeuxbrûlaient de vapeurs âcres. Peu à peu, le ciel s'éclairait. AKfaryabda, le soleil s'annonce bien

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avant de paraître, car à l'orient s'élève,tout proche, l'un des plus hauts sommetsde la Montagne — l'astre met longtempsà l'escalader. A l'heure du couchant,c'est l'inverse, il fait déjà obscur et leslanternes s'allument dans les maisonspendant que, des fenêtres, on aperçoitencore à l'horizon un disque qui rougitpuis bleuit jusqu'à ne plus éclairer quele puits de mer où il sombre. Ce matin-là, bien des chosesarrivèrent avant le soleil. Tanios erraitencore dans la forêt calcinée quand lacloche de l'église tinta. Un coup, puis untemps de silence. Un deuxième coup, unsilence. Tanios se troubla. « Ils ontdécouvert les corps. » Mais la cloche s'emballa. Ce

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qu'il avait pris pour le glas étaient lespremières mesures du carillon de joie.Le cheikh venait d'arriver. Il marchaitsur la Blata. Les gens accouraient,criaient, l'entouraient. De l'endroit où ilse trouvait, Tanios pouvait même lereconnaître au milieu de la foule. Il nepouvait toutefois entendre le murmurequi se propageait : — Il ne voit plus ! Ils lui ontéteint les yeux ! Le cheikh perçut l'étonnementdes villageois et s'en étonna lui-même. Ilcroyait que la chose s'était ébruitée ; dèsla première semaine de sa détention onlui avait passé le fer rouge devant lespupilles. Les gens s'efforçaient de ne pas

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refréner leur allégresse, mais en sebousculant autour du maître pour « voir» sa main, ils ne pouvaient s'empêcherde le dévisager comme ils n'auraientjamais osé le faire du temps où il avaitses yeux. Tout en lui avait changé. Samoustache blanche à présent mal lissée,ses cheveux désordonnés, sa démarche,bien évidemment, mais également lesgestes de ses mains, son maintien plusrigide, les mouvements de sa tête, lestics de son visage, et même sa voix,quelque peu hésitante, comme si elleaussi-avait besoin de voir sa route. Seulson gilet vert pomme était encore à saplace, ses geôliers ne le lui avaient pasôté.

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Une femme vêtue de noirs'approcha, lui prit la main, commefaisaient tous les autres. Toi, tu es Lamia. Il lui entoura la tête de ses mainset posa un baiser sur son front. Ne t'éloigne pas, viens te mettreà ma gauche, tu seras mes yeux. Jamaisje n'ai eu d'aussi beaux yeux. Il rit. Tout le monde autour de luiessuyait des larmes, Lamia plus quetous. Où est Tanios ? J'ai hâte de luiparler ! Quand il aura entendu que notrecheikh est de retour, nous le verronsaccourir. Ce garçon est notre fierté à tous,

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et l'ornement du village. Lamia commençait à répondrepar un souhait de longue vie et de santé,lorsque des hurlements fusèrent, suivisdu crépitement des fusils qui tiraient enl'air. Puis d'une bousculade. Les genscouraient dans tous les sens. — Que se passe-t-il, demandale cheikh. Plusieurs voix haletantesrépondirent en même temps. Je ne comprends rien, qu'un seuld'entre vous parle, et que les autres setaisent ! Moi, dit quelqu'un. Qui es-tu ? Je suis Toubiyya, cheikh ! C'est bon. Parle, Toubiyya, que

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se passe-t-il ? Les gens de Sahlaïn nous ontattaqués pendant la nuit. Us ont tuéRoukoz et les quatre jeunes gens qui legardaient. Il faut que le village entierprenne les armes et aille leur faire payerça ! Toubiyya, je ne t'ai pas demandéde m'apprendre ce que je dois faire,mais seulement de dire ce qui s'est passé! Maintenant, comment sais-tu que cesont les gens de Sahlaïn ? Le curé fit signe à Toubiyya dele laisser parler. Puis se pencha àl'oreille du cheikh pour l'informer enquelques mots de ce qui s'était dit laveille au château, de la décision prisepar Tanios, de l'intervention de Kah-

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tane beyk... Bouna Boutros évita decritiquer le fils de Lamia, mais autour delui les gens fulminaient. Tanios ne s'est installé qu'unseul jour à la place de notre cheikh, et levillage est déjà à feu et à sang. Le visage du maître se ferma. Que tout le monde se taise, j'aisuffisamment entendu. Montons tous auchâteau, j'ai besoin de m'asseoir. Mousreparlerons quand nous serons là- haut. Le carillon de l'églises'interrompit au moment même où lecheikh franchissait à nouveau le seuil dela maison seigneuriale ; quelqu'un venaitd'avertir le sonneur que l'heure desréjouissances était révolue. Pourtant, en reprenant sa place

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habituelle dans la salle aux Piliers, lemaître se retourna vers le mur etdemanda : Est-ce que le portrait du voleurest derrière moi ? Non, lui répondit-on, nousl'avons décroché et brûlé ! Dommage, il nous aurait aidé àremplir nos caisses. Il garda un visage grave, maisdans l'assemblée il y eut des sourires, etmême quelques rires brefs. Ainsi, lecheikh était au courant des plaisanteriesque les villageois avaient forgées contrel'usurpateur. Seigneur et sujets seretrouvaient complices par le souvenir,prêts à affronter l'épreuve. Ce qui s'est passé entre

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Kfaryabda et Sahlaïn m'attriste plus quela perte de mes yeux. Je ne me suisjamais écarté de la voie du bonvoisinage et de la fraternité ! Et malgréle sang innocent qui vient d'être versé,nous devons éviter la guerre. On entendit quelques murmures. Que ceux qui n'apprécient pasmes paroles sortent de chez moi àl'instant sans que j'aie besoin de leschasser ! Personne ne bougea. Ou alors, qu'ils se taisent ! Et siquelqu'un veut partir en guerre au méprisde ma volonté, qu'il sache que je le feraipendre bien avant que les druzes aient eule temps de le tuer. Le silence devint général.

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Est-ce que Tanios est là ? Le jeune homme était arrivéaprès le cheikh, avait refusé les siègesqu'on lui proposait et s'était seulementadossé à l'un des piliers de la salle. A lamention de son nom, il sursauta,s'approcha, et se pencha sur la main quele seigneur lui tendait. Lamia se leva pour céder laplace à son fils, mais le cheikh l'enempêcha. J'ai besoin de toi, ne t'éloigneplus. Tanios était bien là où il était. Lamia se rassit, quelque peugênée ; mais le jeune homme revints'adosser à son pilier sans paraîtrefroissé. Hier, poursuivit le maître, quand

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on ne savait pas encore si j'allaisrevenir, vous vous êtes réunis ici sousl'autorité de ce garçon pour jugerRoukoz. Tanios a prononcé unesentence, qui s'est révélée malheureuse,et même désastreuse. Certains d'entrevous m'ont dit qu'il avait manqué desagesse et de fermeté. Je leur donneraison. D'autres ont murmuré tout prèsde mes oreilles que Tanios avait manquéde courage. A ces derniers je dis :sachez que pour se tenir face à l'émir etlui notifier sa destitution et sonbannissement, il faut cent fois plus decourage que pour faire trancher la gorgeà un homme ligoté. Il avait prononcé les derniersmots d'une voix puissante et indignée.

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Lamia se redressa sur son siège. Taniosavait les yeux baissés. Avec l'expérience et l'âge, lasagesse de ce garçon s'élèvera au niveaude son courage et de son intelligence. Ilpourra alors s'asseoir à cette place sansdémériter. Car mon intention et mavolonté, c'est que ce soit lui qui mesuccède le jour où je ne serai plus là. » J'avais demandé au Ciel de nepas me laisser mourir sans avoir assistéà la chute du tyran qui a injustement tuémon fils. Le Très-Haut a exaucé maprière, et il a choisi Tanios commeinstrument de Sa colère et de Sa justice.Ce garçon est devenu mon fils, mon filsunique, et je le désigne comme héritier.J'ai tenu à le dire aujourd'hui devant tous

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pour que personne ne songe à lecontester. Les regards s'étaient tournés versl'élu, qui paraissait toujours aussiabsent. Etait-ce sa manière de recevoirles honneurs, une marque de timidité, ensomme, et d'excessive politesse ? Toutesles sources s'accordent à dire que lecomportement de Tanios, ce matin- là,avait déconcerté l'assistance. Insensibleaux critiques, insensible aux louanges,désespérément muet. L'explication meparaît simple. De toutes les personnesprésentes, aucune, pas même Lamia, nesavait la chose essentielle : que Taniosavait découvert les cadavres des quatrejeunes gens, que l'image de leurs corpsensanglantés lui emplissait les yeux, que

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son sentiment de culpabilité l'obsédait,et qu'il était incapable de penser à autrechose, surtout pas au testament du cheikhet à son propre brillant avenir. Et lorsque le maître du châteaudit, quelques minutes plus tard : «Maintenant, laissez-moi me reposer unpeu, et revenez me voir cet après-midipour que nous reparlions de ce qu'ilfaudra faire avec nos voisins de Sahlaïn», et que les gens commencèrent à seretirer, Tanios demeura adossé à sonpilier, prostré, pendant que l'on défilaitdevant lui en le mesurant du regardcomme une statue. Le vacarme des pas finit pars'apaiser. Le cheikh demanda alors àLamia, qui le soutenait par le bras :

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Est-ce qu'ils sont tous partis ? Elle dit « oui », bien que son filsfût encore à la même place, fils qu'elleobservait avec une inquiétudecroissante. Puis le couple se mit à avancer,au pas lent de l'infirme, en direction desappartements du cheikh. Tanios relevaalors la tête, les vit s'éloigner brasdessus, bras dessous, comme enlacés, etil eut soudain la certitude que c'étaientses parents qu'il contemplait ainsi. Cette pensée le secoua, le sortitde sa torpeur. Son regard se fit plus vif.Qu'y avait-il dans ce regard ? De latendresse ? Des reproches ? Lesentiment d'avoir enfin la clé de l'énigmequi avait pesé sur sa vie entière ?

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Au même moment, Lamia seretourna. Leurs yeux se croisèrent.Alors, comme par honte, elle lâcha lebras du cheikh, revint vers Tanios, posasa main sur son épaule. Je pensais à la fille de Roukoz.Je suis sûre que personne au villagen'ira lui présenter ses condoléances. Tùne devrais pas la laisser seule, un jourcomme celui-ci. Le jeune homme acquiesça de latête. Mais il ne bougea pas tout de suite.Sa mère repartit vers le cheikh, quil'attendait encore à la même place. Ellelui reprit le bras, mais en le tenant demoins près. Puis ils disparurent audétour d'un couloir. Tanios se dirigea alors vers la

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sortie, un étrange sourire aux lèvres. Je cite à nouveau leséphémérides du révérend Stolton : « On me dit qu'en se rendant chezla fille du khwéja Roukoz pour présenterses condoléances, Tanios remarqua unattroupement non loin de la Blata. Desjeunes du village malmenaient Nader, lemarchand ambulant, l'accusant d'avoirmédit du cheikh et d'avoir eu partie liéeavec Roukoz et les Egyptiens. L'hommese débattait en jurant qu'il étaitseulement revenu afin de féliciter lecheikh pour son retour. Il avait le visageen sang et ses marchandises étaientéparpillées sur le sol. Tanios intervint,en usant du prestige qui lui restaitencore, et emmena l'homme avec sa

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mule jusqu'à la sortie du village. Untrajet de trois milles tout au plus encomptant le retour, mais mon pupille nerevint que quatre heures plus tard. Il neparla à personne, monta s'asseoir sur unrocher. Puis, comme par prodige, ildisparut. (He vanished, dit le texteanglais.) « Dans la nuit, sa mère etl'épouse du curé sont venues medemander si j'avais vu Tanios, si j'avaisde ses nouvelles. Aucun homme ne lesaccompagnait, à cause de l'extrêmetension qui règne entre Kfaryabda etSahlaïn. » Quant à la Chroniquemontagnarde, elle dit ceci : « Tanios avait accompagné

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Nader jusqu'au khraj (le territoire horslimite), s'était assuré de sa sécurité, puisil était revenu pour monter aussitôts'asseoir sur le rocher qui porteaujourd'hui son nom. Il y était resté unlong moment, adossé, immobile. Lesvillageois s'approchaient parfois pourl'observer, puis ils continuaient leurchemin. « Lorsque le cheikh s'étaitréveillé de sa sieste, il l'avait mandé.Des gens étaient venus alors au pied durocher et Tanios leur avait dit qu'il lesrejoindrait dans un moment. Une heureplus tard, il n'était pas encore auchâteau. Le cheikh s'était alors montrécontrarié, et il avait envoyé d'autresémissaires pour l'appeler. Il n'était plus

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sur son rocher. Mais personne non plusne l'avait vu descendre et s'en aller. « Alors on s'était mis à chercher,à crier son nom, tout le village s'étaitremué, hommes, femmes et enfants. Onavait même pensé au pire, et l'on étaitallé regarder au pied de la falaise, pourle cas où il serait tombé en un momentd'étourdissement. Mais, là non plus,aucune trace de lui. » Nader ne devait plus jamaisremettre les pieds au village. Il allaitd'ailleurs renoncer à sillonner laMontagne avec sa camelote, préférantétablir à Beyrouth un commerce plussédentaire. Il y vécut encore vingtbonnes années lucratives et bavardes.Seulement, quand les gens de Kfaiyabda

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allaient parfois le voir, et qu'ilsl'interrogeaient sur le fils de Lamia, il nedisait rien d'autre que ce que tout lemonde savait — qu'ils s'étaient séparésà la sortie du village, que lui-mêmeavait poursuivi sa route et que Taniosétait revenu sur ses pas. Sa part de secret, il l'avaitconsignée sur un cahier qu'un jour, dansles années vingt de ce siècle, unenseignant de l'American University ofBeirut allait retrouver, par chance, dansle fouillis d'un grenier. Annoté et publié,avec une traduction anglaise, sous letitre Wisdom on muleback (que j'ailibrement transformé en « la Sagesse dumuletier »), il ne circula que dans unmilieu restreint où personne n'était en

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mesure de faire le rapprochement avecla disparition de Tanios. Pourtant, si l'on veut lire de prèsces maximes à prétention poétique, on ytrouve, à l'évidence, les échos de lalongue conversation qui s'était dérouléece jour-là entre Nader et Tanios à lasortie du village, et aussi certaines cléspour comprendre ce qui avait pu seproduire par la suite. Des phrases comme celle-ci : «Aujourd'hui, ton destin est clos, ta vieenfin commence », que j'ai citée enexergue ; ou encore : « Ton rocher estlas de te porter, Tanios, et la mer s'estfatiguée de tes regards stériles » ; maisplus que tout ce passage que le vieuxGébrayel — puisse-t-il vivre et garder

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sa tête claire au-delà de cent ans — m'afait lire un soir, soulignant chaque motde son index noueux : Pour tous les autres, tu esl'absent, mais je suis l'ami qui sait. A leur insu tu as couru sur lechemin du père meurtrier, vers la côte. Elle t'attend, la fille au trésor,dans son île ; et ses cheveux ont toujoursla couleur du soleil d'occident. En parcourant la première foisce propos si limpide, j'avaisl'impression d'avoir sous les yeux le finmot de l'histoire. Peut-être l'est-il. Maispeut-être aussi ne l'est-il pas Peut-être

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ces lignes révèlent-elles ce que lemuletier « savait ». Mais, à les relire,peut-être renferment-elles seulement cequ'il espérait apprendre un jour sur lesort de l'ami disparu. Demeurent, en tout cas, bien deszones d'ombre que le temps n'a faitqu'épaissir. Et d'abord celle-ci :pourquoi Tanios, après être sorti duvillage en compagnie du muletier, était-il revenu s'asseoir sur ce rocher ? On peut imaginer qu'à l'issue desa conversation avec Nader, qui l'auraitune fois de plus exhorté à quitter saMontagne, le jeune homme hésitait. Onpourrait même énumérer les raisons quiavaient pu l'inciter à partir et celles, aucontraire, qui auraient dû le retenir... A

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quoi bon ? Ce n'est pas ainsi que seprend la décision de partir. On n'évaluepas, on n'aligne pas inconvénients etavantages. D'un instant à l'autre, onbascule. Vers une autre vie, vers uneautre mort. Vers la gloire ou l'oubli. Ouidira jamais à la suite de quel regard, dequelle parole, de quel ricanement, unhomme se découvre soudain étranger aumilieu des siens ? Pour que naisse en luicette urgence de s'éloigner, ou dedisparaître. Sur les pas invisibles de Tanios,que d'hommes sont partis du villagedepuis. Pour les mêmes raisons ? Par lamême impulsion, plutôt, et sous la mêmepoussée. Ma Montagne est ainsi.Attachement au sol et aspiration au

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départ. Lieu de refuge, lieu de passage.Terre du lait et du miel et du sang. Niparadis ni enfer. Purgatoire. A ce point de mes tâtonnements,j'avais un peu oublié le trouble deTanios, devant mon propre trouble.N'avais-je pas cherché, par-delà lalégende, la vérité ? Quand j'avais cruatteindre le cœur de la vérité, il était faitde légende. J'en étais même arrivé à me direqu'il y avait peut- être, après tout,quelque sortilège attaché au rocher deTanios. Lorsqu'il était revenu s'yasseoir, ce n'était pas dans le but deréfléchir, me dis-je, ni de peser le pouret le contre. C'est de tout autre chosequ'il ressentait le besoin. La méditation

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? La contemplation ? Plus que cela, ladécantation de l'âme. Et il savaitd'instinct qu'en montant s'asseoir sur cetrône de pierre, en s'abandonnant àl'influence du site, son sort se trouveraitscellé. Je comprenais à présent qu'onm'eût interdit d'escalader ce rocher.Mais, justement, parce que je l'avaiscompris, parce que je m'étais laissépersuader — contre ma raison — queles superstitions, les méfiances, n'étaientpas infondées, la tentation était d'autantplus forte de braver l'interdit. Etais-je encore lié par le sermentque j'avais fait ? Tant de choses s'étaientpassées ; le village avait connu, depuisl'époque pas si lointaine de mon grand-

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père, tant de déchirements, dedestructions, tant de meurtrissures, qu'unjour je finis par céder. Je murmuraipardon à tous les ancêtres et, à mon tour,je montai m'asseoir sur ce rocher. Par quels mots décrire monsentiment, mon état ? Apesanteur dutemps, apesanteur du cœur et del'intelligence. Derrière mon épaule, lamontagne proche. A mes pieds la valléed'où monteraient à la tombée du jour leshurlements familiers des chacals. Et là-bas, au loin, je voyais la mer, monétroite parcelle de mer, étroite et longuevers l'horizon comme une route. Note

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Ce livre s'inspire très librementd'une histoire vraie : le meurtre d'unpatriarche, commis au dix-neuvièmesiècle par un certain Abou-kichkMaalouf. Réfugié à Chypre avec son fils,l'assassin avait été ramené au pays parla ruse d'un agent de l'émir, pour êtreexécuté. Le reste — le narrateur, sonvillage, ses sources, ses personnages —,tout le reste n'est qu'impure fiction.