À mon père et à mon grand frère, qui m’ont encouragé
À ma mère, qui m’a appris à lire
À mon petit frère, qui m’a aidé sans vraiment s’en rendre compte
À Borén et à ses compagnons, mes premières créations
NASSER
MASSADIMI
Les Chasseurs
de Vérités
Tome 1
Les êtres Maudits
Prologue : Un patient nerveux
Deux heures qu’il patientait. Deux longues heures passées à supporter l’inébranlable cliquetis
de l’horloge. Au cœur de cette salle immaculée, l’effroyable gardien du temps se distinguait des
autres éléments supposés décorer les environs. De son corps brun et éclatant se dégageait une
telle sensation de majesté que les patients, intrigués par cette mécanique à la beauté inégalée,
ne pouvaient s’empêcher de le contempler. De temps à autre, les plus curieux d’entre eux s’en
approchaient et en caressaient avec respect la surface vernie. Le Soleil avait déjà quitté la voûte
céleste emportant avec lui la plupart des patients. À travers les larges fenêtres ovales de la salle
brillait faiblement une Lune à moitié dévorée par les ténèbres de cette nuit sans étoiles.
Assis sur l’un des poufs mauves mis à disposition, il jonglait nerveusement avec son Tamaï en
se plaignant intérieurement d’être le dernier patient à être consulté. Depuis une heure, il était le
seul à attendre son tour. La blancheur de cette pièce commençait à le rendre malade. Il supposait
que le décorateur des lieux avait tant bien que mal essayé d’égayer cette antichambre avec
quelques affreux tableaux peints par ces escrocs se prétendant artistes. En vain. Les clairs-
obscurs et les glacis des peintures n’étaient pas en mesure de dissiper le sentiment de malaise
que provoquait l’artificielle clarté de pièce. Sans grand intérêt, le dernier patient promenait
machinalement son regard sur la silhouette boisée de l’horloge à l’esthétique magnétique. Passé
la troisième visite, son attrait pour le fascinant objet s’évanouit. Bien ouvragée ou pas, une
horloge restait une horloge.
Au vu du temps que prendrait la consultation, le dernier patient estima qu’il ne serait pas chez
lui avant le milieu de la nuit. Une perspective qui le foutait en pétard. Son cœur battait de plus
en plus vite et de plus en plus fort. Insidieusement, l’anxiété s’installait. Comment en était-il
arrivé là ? Pourquoi est-ce que c’était tombé sur lui ? Inlassablement, ces interrogations
tourbillonnaient dans sa tête. Il savait très bien que cela ne l’avancerait à rien, que cela ne
résoudrait pas la situation, mais il voulait comprendre : il en avait besoin.
Après très exactement deux heures vingt-sept minutes et une poignée de secondes d’attente. La
porte s’ouvrit enfin. De cette issue s’échappa un grand garçon svelte, vêtu d’une blouse blanche
aux manches remontées jusqu’aux coudes. À la vue du patient, il déclara d’un air gêné :
— Désolé de t’avoir fait attendre si longtemps on était en train de finaliser une ou deux bricoles
et on n’a pas vu le temps passait.
Le large couloir sembla s’étendre à l’infini. Un tapis rouge onéreux recouvrait
l’impressionnante artère : de toute évidence, Le Docteur savait comment recevoir ses clients.
Puissant notable ou criminel notoire, peu lui importait la nature du patient. Du moment que les
clients disposaient des ressources financières, le centre médical ne faisait pas de discrimination.
Cette particularité avait fait du Complexe Warren-Carlso un lieu polémique, souvent décrié pour
ses tarifs exorbitants.
De part et d’autre du passage, de grandes baies vitrées avaient été dressées. Derrière ces murs
transparents, un escadron entier de scientifiques discutait. Au sein de ce concentré de
connaissances, les nations, les idéologies et les origines se fondaient harmonieusement. Au nom
de la science, les biologistes les plus talentueux s’étaient rassemblés autour du génie du Docteur
Warren. Il fallait au moins ça pour percer les multiples mystères du vivant. Cet incroyable vivier
scientifique constituait la véritable fierté de l’érudit.
Au milieu de cette serre intellectuelle, les deux hommes marchaient à un rythme très lent.
L’empressement du patient avait laissé place à une certaine appréhension. En son for intérieur,
il imaginait déjà les mauvaises nouvelles qu’il risquait de lui être annoncé. Chacun de ses pas
semblait plus lourd que le précédent. À ses côtés, le jeune homme se déplaçait avec légèreté.
De temps à autre, entre deux pas gracieux, il jetait un coup d’œil inquiet au mutique patient.
C’était bien la première fois qu’il le sentait aussi abattu.
Au fur et à mesure des consultations, un lien avait commencé à se tisser entre les deux hommes.
D’abord, limitées à des bribes, des bouts de phrases entrecoupés de longues pauses, leurs
conversations avaient, avec le temps, gagné en consistance. Pour le plus grand plaisir du garçon
élancé. Le temps aidant, il s’était attaché à cet individu.
— Écoute, quoi qu’il se passe dans cette salle, peu importe ce que te dira Warren, je veux que
tu restes optimiste, OK ?
Afin d’appuyer ces mots, le jeune homme avait posé sa main sur l’épaule du patient et avait
plongé son regard dans le sien. Ou du moins, avait fait tout comme. Le temps d’une phrase, la
détermination avait remplacé l’habituelle hésitation qui le caractérisait.
Ils s’arrêtèrent. Devant eux se tenait une imposante porte brune.
— Rester optimiste ? Rester optimiste ? répéta de sa voix instable le patient. Tu penses vraiment
que je peux encore me permettre d’être… optimiste ?
Il se tourna vers les baies vitrées qui bordaient le long couloir et y scruta son propre reflet. Il
approcha ses doigts de son visage et les déposa sur les bandes de tissus orange qui recouvraient
intégralement son visage. Les deux plaques de verre sombres qui dissimulaient ses yeux
reflétaient partiellement la lumière du couloir.
— Regarde-moi bien, tonna-t-il. Tu crois que je suis en état de sourire ? Tu as vu dans quel état
je me trouve ?
— Je t’en prie, reprend ton calme, tenta de le raisonner le garçon en blouse blanche. Ce n’est
pas ainsi que tu résoudras les choses. Tu dois…
Avec une brutalité inouïe, le poing du patient alla s’écraser à plusieurs reprises sur la vitre
doublement renforcée. Terrorisés par cet accès de violence, les scientifiques cessèrent leurs
activités respectives. Avec un mélange de tristesse et de peur, il observait cet individu qu’il
connaissait tous de réputation.
— Ne me parle pas d’optimisme, cracha-t-il à l’attention du garçon élancé. Je suis foutu, je le
sais. Foutu.
— Veuillez excuser l’indélicatesse de mon assistant. Il ne pensait pas à mal. Étant donné, vos
précédents résultats, faire preuve d’optimisme serait inconscient. Cependant, tout n’est pas noir.
À défaut de vous promettre l’impossible, je peux au moins vous éclairer sur votre situation. Si
tel est votre désir, bien sûr.
Chaque mot avait été savamment pesé, le ton parfaitement dosé. La porte brunâtre s’était
ouverte et face au patient désespéré se tenait désormais le Docteur Warren. Le son de cette voix
l’avait calmé. Secoué par sa propre colère, il resta groggy comme un boxeur après une mauvaise
reprise.
— Alors vous me suivez ? Ou vous préférez rester ici et perdre votre précieux temps à effrayer
mes pauvres collaborateurs, lui demanda le Docteur Warren.
* * * * *
Bordélique. Tel était le mot le plus apte à décrire l’environnement dans lequel évoluait la crème
des crèmes des toubibs. Une mer de feuilles bourrée d’analyse sanguine, de rapports
psychologiques et de notes personnelles s’écoulait paisiblement entre le portemanteau et le
bureau du Docteur Warren.
— Fei ! Je vous en conjure, regardez où vous posez vos pieds ! Vous êtes en train de piétiner le
dossier médical de Mme Chantry.
— Autant pour moi Doc, s’excusa l’apprenti, mais vous savez bien que cela n’arriverait pas si
vous me laissiez mettre un peu d’ordre dans votre bureau…
— Une perte de temps, se révolta le Docteur. Ce n’est pas la propreté du bureau qui fait le
scientifique, mais le temps qu’il passe à expérimenter.
— Ouais, si vous le dites, cependant reconnaissez que cette pièce n’a pas vu un balai et une
pelle depuis des lustres, remarqua le jeune assistant en essayant de dépoussiérer une
majestueuse armoire coincée entre le portemanteau et une table basse recouverte de magazines
scientifiques.
— Mais non, c’est vous qui êtes trop coquet.
— Quelle mauvaise foi !
L’individu au visage drapé de tissu préféra laisser le Docteur et son assistant déblatérer. Au gré
des rendez-vous, il s’était rendu compte que les discussions de l’érudit et du jeune homme
pouvaient durer des plombes. Nonchalamment, il déambula dans l’immense cabinet en se
demandant encore comment il avait pu passer si vite de la folie furieuse à la nonchalance, pour
ne pas dire la somnolence. À chaque visite dans l’antre de Warren, il découvrait de nouveaux
détails, de nouvelles choses à observer. Lors du dernier entretien, il avait remarqué la présence
d’une étrange statuette représentant un homme dévorant à pleine bouche un livre aussi épais
qu’une encyclopédie. Cette fois-ci, l’attention du souffrant fut attirée par les étranges lignes qui
luisaient par intermittence sur la partie du plafond située juste au-dessus du bureau. À chaque
nouvelle apparition, les traits de lumière changeaient délicatement de teinte. Presque malgré
lui, il commença à grimper sur la table afin d’atteindre les mystérieux rais colorés. Seconde
après seconde, le pouvoir d’attraction qu’elles exerçaient sur sa personne s’amplifiait.
— Vous pouvez m’expliquer ce que vous êtes en train de faire ? Au cas vous ne l’auriez pas
remarqué, ce bureau ne ressemble en rien à un mur d’escalade, lui fit remarquer le Docteur
Warren.
— Hem… j’avais cru voir une lumière étrange…
Le Docteur le regarda intensément.
— Bon, laissez tomber, déclara finalement le patient.
Gauchement, il descendit de la table sur laquelle il était monté à son insu et s’assit sur le
moelleux fauteuil qui lui était réservé.
— Si je vous paye une fortune, c’est pour qu’on s’occupe de moi, pas pour vous entendre
papoter, signala-t-il.
La mine confiante du quinquagénaire prit un air sensiblement plus grave. Sans qu’il n’ait à
ajouter quoi que ce soit, Fei s’empressa d’aller récupérer une pile colossale de documents
médicaux. À son tour, Warren s’installa dans un fauteuil. Il croisa ses doigts fins et de son regard
argenté scruta le patient.
— Bon, commençons. Avez-vous réalisé les exercices que je vous avais demandés ?
— Oui, répondit le souffrant sans cacher sa lassitude. Je les ai faits, une fois de plus. Et comme
toujours, je reste bloqué sur cette scène, je n’arrive pas à voir plus loin. Je ne peux pas.
— Je vois, déclara calmement le Docteur.
Il s’enfourna un des nombreux bonbons jaunâtres qui recouvraient son poste de travail.
— Je sais que ce travail d’introspection est loin d’être aisé, concéda le scientifique. Mais nous
en avons cruellement besoin pour savoir où vous en êtes. Prenez tout le temps nécessaire pour
mettre de l’ordre dans vos pensées.
Dans un sourire qui se voulait rassurant, il glissa :
— De toute façon, avec le bazar qui règne ici, Fei n’est pas près de retrouver les analyses
médicales. Alors, n’hésitez pas à prendre votre temps.
Les minutes s’égrenaient et le silence persistait. Par où commencer ? Comment expliquer ?
Depuis le début, cette histoire n’avait ni queue ni tête. Un seul mot lui venait à l’esprit pour
décrire sa situation : bancale.
— Essayons autre chose, parlez-moi à nouveau de votre souvenir le plus lointain, vous savez la
scène à laquelle vous dites être bloqué. Soyez précis, s’il vous plaît.
— Doc, vous la connaissez déjà par cœur, on perd du temps, et ce n’est pas un luxe que je peux
me permettre.
— J’insiste, décrivez-moi cette image, il se peut que ce que vous considériez comme un détail
soit d’une importance vitale.
Le personnage au visage masqué souffla pour se donner du courage et s’avachit sur son fauteuil.
Il en avait marre d’expliquer encore et toujours cette scène si étrange, qui semblait échapper à
son entendement. À cette lassitude s’ajouta l’appréhension. Pour une raison qu’il ignorait,
parler de cette réminiscence, si cela en était une, l’affligeait terriblement.
— Tout est flou, commença-t-il enfin. D’une incroyable blancheur. Même votre affreuse salle
d’attente n’est pas aussi immaculée. Je suis assis, je le sais, car ma vue se trouve à un niveau
très proche du sol, la position n’est pas confortable, je n’arrête pas de bouger essayant de trouver
la posture la plus acceptable. Puis, j’attends, je ne pourrai pas dire combien de temps, je crois
que j’angoisse, car, je pense… je pense qu’un flot intarissable de sueur s’écoule de ma nuque
jusqu’à la partie inférieure de mon dos. Le corps du patient se cabra sur le dossier du fauteuil,
on aurait dit qu’il venait de se réveiller après avoir fait un mauvais rêve.
— Vous allez bien ?
— Euh, oui… oui. Je pense que ça ira, c’est juste que chaque fois que je pense à la terreur qui
m’avait habité à cet instant, je ne peux m’empêcher de m’interroger : pourquoi étais-je si
effrayé ?
Même s’il savait pertinemment qu’il n’était pas en mesure de répondre à sa question. Le patient
attendit une réponse du Docteur. En vain.
— Hem… je continue, indiqua le souffrant.
Le bruit répétitif des bonbons allant et venant sur le bureau rythmait la description, l’individu
les triturait machinalement. Les confiseries passaient d’une main à l’autre, comme si le fait de
les agiter de la sorte avait le pouvoir de dissiper la frayeur et l’appréhension qui le rongeait.
— Et ensuite, je crois entendre quelqu’un me parler, je tourne la tête, cherchant désespérément
de vue mon mystérieux interlocuteur, je ne le trouve pas. Puis une seconde voix m’apostrophe
et une troisième et une quatrième, je… je ne sais pas combien. Cinq ? Six ? Ou peut-être même
sept. Le son de leurs voix se mêle, une véritable cacophonie… cela dure un certain temps, que
faisaient ces gens ? Parlaient-ils entre eux ou chantaient-ils ? Je n’en ai aucune idée. Après cela,
une voix se démarque et s’adresse directement à moi, les autres se taisent.
Les va-et-vient des bonbons devenaient de plus en plus rapides, le grincement généré par ces
mouvements commençait à devenir insupportable. Bien qu’incommodé par ce boucan, le
Docteur Warren le laissa continuer son manège.
— La lumière est encore plus intense qu’au tout début. La voix en question parle, puis s’arrête,
j’acquiesce. Elle recommence, je fais non de la tête. Elle continue le même manège, j’acquiesce
encore une fois. Je crois que la voix me posait de questions. Oui, cela ne peut être que ça… Des
questions. Elle me pose encore deux autres auxquelles je réponds, je ne sais pas ce que je
racontais, mais cela semblait important… Si seulement je pouvais me rappeler ce que je
disais… je comprendrais, merde, quoi !
Il fit une pause. Il ballotta les bonbons moins rapidement.
— Puis plus rien. La personne qui me parle se tait, raconta-t-il. La blancheur atteint son
paroxysme. Étrangement, elle ne me dérange plus, bien au contraire elle me rassure, plus rien
ne me gêne, je n’arrive pas à expliquer pourquoi, mais à cet instant précis, je suis très heureux,
je suis même euphorique. Je ris. Je ne sais pas pourquoi, mais je ris !
À ces mots, sa voix s’envola dans les aigus pour mieux se briser :
— Je crois que jamais je n’ai senti et je ne sentirai une telle sensation de quiétude… Et alors
que je savoure ce délicieux moment de paix, une main se pose lentement sur mon visage, si
ferme. Si chaude.
Il écrasa sa main gantée sur sa propre face.
— Cette chaleur est atroce ! Tout s’obscurcit. Mais la sensation de brûlure persiste. Une infinité
de mains se pose sur mon corps. Ces mains, elles sont si ardentes… je sens mon corps défaillir,
témoigna-t-il fébrilement. J’ai l’impression qu’il… fond... Je hurle encore et encore, je prie
pour perdre conscience, m’évanouir, que ce supplice se termine. Mais rien n’y fait, le calvaire
continue, sans fin.
Les dragées avaient cessé de se mouvoir, l’érudit caressa pensivement sa barbe finement taillée.
Fei, discrètement revenu au cours du récit, fut statufié par le récit de leur patient. C’était la
première fois qu’il entendait cette histoire. Il regretta presque d’avoir trouvé les documents si
rapidement. L’ensemble de la pièce s’était figé, les seuls mouvements provenaient des
tremblements frénétiques qui secouaient le corps du souffrant.
— Tout simplement impressionnant, lâcha le quinquagénaire en saisissant distraitement les
papiers que lui tendait son jeune assistant, vous ne pouvez pas imaginer les progrès que vous
avez réalisés.
L’individu agita faiblement sa main pour réfuter l’affirmation du Docteur.
— Je crois que vous êtes le seul à voir des progrès. Moi, tout ce que je sais c’est que le flou
total persiste, argua-t-il.
Il serra le poing de frustration.
— Hmm, je ne suis pas de ceux qui ont le compliment facile, mais, là, nous avançons, lui dit le
Docteur Warren. C’est indéniable. Regardez.
L’érudit lui tendit une liasse de feuilles un peu froissées.
— Ce sont les verbatim de chacune de nos consultations, indiqua-t-il. Lisez les passages
surlignés en bleu, vous allez vite comprendre de quoi je parle. Il fit basculer lentement son siège
en direction de son assistant resté muet.
— Dites-moi, Fei, avez-vous préparé le laboratoire ? Les outils ont-ils été nettoyés ?
— Euh… pas vraiment. Je ne savais pas que vous comptiez les utiliser, comme vous ne m’aviez
rien dit, cette fois, je me suis dit…
Warren prit une mine désolée. Il saisit avec révérence une petite statuette verte représentant un
homme dévorant un bouquin. Avec une certaine nostalgie, il la contempla.
— Vous voyez cette statuette ? Beaucoup de gens pensent qu’elle n’est donnée qu’au plus
prometteur et au plus talentueux des jeunes scientifiques, mais c’est faux. Quand je l’ai gagné,
j’étais loin d’être, le puits de sagesse qui se trouve devant vous expliqua-t-il posément.
Il caressa ses cheveux poivre-sel gominés en arrière et continua :
— J’étais à peine plus vieux que vous, je faisais partie de cette masse de scientifiques anonymes
voués à travailler toute leur vie dans l’ombre sur des projets sans intérêt. Mais vous savez
comment je me suis démarqué ?
— Non, répondit Fei, laconiquement.
— J’ai fait une chose très élémentaire, j’ai pris mes deux couilles et je les ai posés sur l’établi,
expliqua-t-il avec passion. Dans un langage plus soutenu, j’ai fait preuve d’initiative, pris les
devants, emprunté des chemins qu’aucun de mes confrères n’a osé prendre : j’ai pris des risques.
Vous comprenez ?
— Oui, je vois.
L’assistant n’essayait même plus de masquer sa lassitude. Ces sermons faisaient désormais
partie de son quotidien depuis qu’il avait quitté sa ville natale et les jupons de sa mère.
— Tout cela pour vous faire comprendre que j’attends de vous plus d’autonomie et
d’opiniâtreté.
L’assistant poussa un soupir volontairement audible, que Warren ne prit pas la peine de
souligner et alla au laboratoire en traînant des pieds.
— Bon ceci étant réglé, clama Warren
Il fit pivoter son moelleux fauteuil en direction du patient,
— Vous avez fini de lire, lui demanda-t-il.
Les mains tremblantes le souffrant parcouraient les toutes dernières lignes du document. Tout
au long de sa lecture, il n’avait pas pu s’empêcher de se démener sur son siège. D’abord,
recroquevillé à l’intérieur du somptueux fauteuil boisé, il s’était au fur et à mesure redressé,
vers la fin du récit tout son corps s’était penché en avant. Afin de mieux dévorer les passages
colorés de bleu, il avait rapproché sa tête à quelques centimètres du volumineux dossier. Il avait
lu et relu certains passages, en avait même répété d’autres à voix basse. Dans un autre contexte,
on aurait même pu le confondre avec un acteur récitant son texte avant le grand final d’une
tragédie.
— C’est… Comment dire… Ça n’a pas de sens, je ne me souviens pas avoir dit ces choses-là…
Doc, expliquez-vous, je ne comprends pas… Premièrement d’où sortez-vous ce document,
qu’est-ce qui me prouve que toutes ces informations sont fiables ?
Warren afficha un sourire malicieux du bout de son index, il brossa la fine barbe soigneusement
taillée qui bordait sa bouche et répondit :
— Et bien, pour être totalement franc avec vous, j’ai pris la mauvaise habitude de mettre en
place divers moyens me permettant de garder une trace écrite et visuelle de chacune de mes
consultations. Disons que c’est mon journal de bord.
Le malade scruta vivement l’ensemble de la vaste salle beige, à la recherche de ce fameux
dispositif.
— Inutile de vous torturer ainsi, mon cher. Vous risquez le torticolis, lança le Docteur, je ne
pense pas que vous soyez assez « sensible » pour mettre à jour le procédé que j’utilise.
— Peu m’importe vos méthodes, répliqua avec véhémence le patient.
Il tapota la liasse de papier avec le dos de sa main.
— Je veux juste savoir si ce qui est marqué là-dessus est véridique.
— Je peux vous l’assurer à deux cents pour cent
— Alors, c’est tout bonnement invraisemblable, je ne trouve pas d’autres mots… de tels
changements en l’espace de trois petits mois… C’est…
— Impressionnant, le coupa Warren. Lors de notre première consultation, je vous avais posé la
même question à savoir : quel était votre souvenir le plus lointain ? Et vous m’aviez répondu
que…
D’une manière forte théâtrale, le scientifique fit claquer ces doigts filiformes et le désigna de
l’index.
—... Que, je ne me souvenais d’absolument rien, compléta le patient. Que je m’étais réveillé
dans cette ville qui m’était totalement inconnue sans comprendre le pourquoi du comment.
— Exact, c’était très troublant. Au début, j’ai cru que nous n’avions affaire qu’à une simple
perte de mémoire passagère, ce n’est pas courant, mais cela peut arriver après un choc
émotionnel ou un coup particulièrement violent. Mais après avoir vu l’état de votre corps, j’ai
compris que la situation était beaucoup plus…
Il chercha pendant quelque temps le mot le plus approprié et en profita pour gober expressément
l’un des derniers bonbons survivants.
—… Décapante. Sans vouloir vous irriter, bien sûr.
Le patient avait rapproché ses mains gantées de son torse afin de resserrer son long imperméable
gris. Il se remémora avec effroi le moment où il s’était rendu compte des anomalies présentes
sur son corps.
— À notre second rendez-vous, enchaîna le médecin, je vous ai reposé la même question. Nous
espérions un retour partiel de la mémoire. Mais rien ne se produisit. Le désert, le vide, le néant,
sans parler de votre état physique qui s’était sensiblement dégradé entre temps.
— Tout ça en seulement une quinzaine de jours…
Le Docteur saisit brusquement le compte-rendu des mains du patient et le fouilla avec
empressement, à la recherche d’une page en particulier. Lorsqu’il eut trouvé planta son long
doigt dans le cœur de la feuille en question.
— Ah, voilà, ce qui nous intéresse, s’exclama-t-il en désignant un long passage cerclé de rouge.
Je vais vous le lire. Surtout, ne m’interrompez pas :
Cinquième Consultation.
Voilà presque deux mois que j’ai débuté l’observation de ce patient, jamais au cours de ma
carrière je n’ai rencontré un tel cas, je dois reconnaître que j’ai de prime abord fait preuve
d’une certaine négligence en essayant de banaliser ses pathologies, ou plutôt devrais-je dire sa
pathologie. En effet, à l’issue de cette cinquième entrevue j’ai enfin commencé à comprendre
qu’il existait un lien de cause à effet entre les modifications que subissaient son corps et la
sévère altération de sa mémoire.
Après, la seconde consultation, son état semblait s’être stabilisé. En effet, l’aspect physique
n’avait pas connu de changement notable entre la seconde et la cinquième séance, par ailleurs,
les résultats des analyses réalisés par mon jeune assistant montraient que la même tendance se
produisait au niveau cellulaire, mieux encore les différents tests nous laissaient croire à une
légère amélioration. Mais à la suite de cette cinquième consultation, je ne peux plus me
permettre de faire preuve d’optimisme. Lors de cette séance, le patient a dans un premier temps
adopté un comportement extrêmement colérique puis a basculé sans raison apparente dans la
plus grande des tristesses. Son état psychologique déjà fragile s’est encore détérioré, ses
changements d’humeur sont devenus totalement imprévisibles, sûrement une conséquence de
son changement physique brutal et du climat d’incertitude qui règne autour de cette maladie,
en supposant que cela en soit vraiment une.
Plus par habitude que par véritable intérêt, je lui ai redemandée quel était son souvenir le plus
lointain avant qu’il ne se réveille dans cette ville, à ma grande surprise il a semblé, pour la
première fois, se souvenir de quelque chose, il m’a parlé d’un endroit empli d’une lumière
blanche aveuglante et d’une terrible douleur. Aussi étrange que cela puisse paraître, il
m’indiqua par la suite que le fait de raconter cette vision des plus étranges le faisait atrocement
souffrir. De prime abord, je ne suis pas parvenu à saisir le sens de ces mots. Avais-je à faire au
délire d’un malade instable qui avait tout simplement fait un mauvais rêve ? Seule une batterie
de tests me permettrait de répondre à cette question. J’ai donc conduit le patient dans mon
laboratoire personnel et lui ai demandé de se dévêtir totalement. Le bilan était désastreux même
avec toute la sagacité du monde, je n’arrivais pas à comprendre comment son corps avait pu
atteindre ce stade critique. La situation se passait de mot… Afin de savoir si la douleur qu’il
prétendait ressentir lorsqu’il racontait son récit était réelle et non imaginaire, je lui ai demandé
de me le relater une nouvelle fois, mais cette fois-ci, je pris la peine de recouvrir son corps de
capteurs sensoriels afin de voir comment son organisme réagissait.
À la fin de son histoire, quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir que l’intégralité des capteurs
avait viré du vert clair au noir le plus profond : sa souffrance non contente d’être concrète,
réelle, atteignait des niveaux extrêmes. J’en suis maintenant sûr, ce qu’il raconte n’est pas un
simple songe et encore moins un conte crée par un fabulateur, mais bel et bien un souvenir de
sa vie passé : seuls les événements nous concernant directement peuvent nous affecter avec une
telle intensité. Mais quel en était le sens ?
Même si je sais qu’un médecin ne doit jamais se reposer exclusivement sur ses intuitions, mon
instinct me criait de vive voix que la clé de la guérison de ce patient se trouvait dans ses
souvenirs. Cela n’avait pas beaucoup de sens, ce n’était pas cohérent, mais je ne pus
m’empêcher d’y croire. Le doute n’était plus permis : son état physique actuel est intimement
lié à la perte de sa mémoire. Il faut maintenant étayer tout cela.
Sixième consultation
Il est temps d’agir, d’inverser la vapeur, le temps nous fait cruellement défaut. Que cela soit sur
le plan psychologique ou physique sa situation est réellement dramatique. Heureusement, les
efforts de Fei et de quelques autres de mes scientifiques ont enfin porté leurs fruits. En effet,
suite à ma première rencontre avec notre fameux patient, je pris la peine de constituer un petit
groupe de chercheurs dans un seul et unique but : concevoir un objet à la fois capable de
protéger efficacement le corps meurtri de notre client et surtout de fournir en temps réel des
informations sur la progression de sa maladie. Voilà à quoi ressemblait le cahier des charges
de ce projet, certains penseront qu’il est bien trop vague, pas assez détaillé, mais j’ai totalement
confiance en la créativité de mes subordonnées, surtout en celle de Fei. Je suis persuadé que
s’il était juste un tout petit peu moins…
Le docteur ne parvint pas à réprimer une petite moue qui faisait par la même occasion ressortir
les rides légèrement marquées qui parcouraient ses joues creuses.
— Hmm, je crois que je vais sauter ce passage, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, bien sûr.
Le patient hocha faiblement des épaules. Peu lui importait. Il voulait juste connaître le fin mot
de cette histoire et comprendre ce qui était en train de lui arriver et il n’aimait pas la tournure
que semblaient prendre les notes d’observation de Warren.
… Bluffé, je suis tout simplement bluffé par le résultat qu’ils ont réussi à obtenir en seulement
trois petits mois. Vivement que le bracelet soit prêt ! Une véritable prouesse technique. Prouesse
dont notre cher patient ne semble pas être conscient, à dire vrai plus rien ne l’atteint. Au cours
de cette sixième séance, je ne pus m’empêcher de faire un parallèle fort déplaisant entre sa
situation et celle d’un individu qu’on aurait condamné à tort à la pendaison, peu importe ce
que l’on pouvait lui dire l’espoir, l’avait quitté. Ce fatalisme prenait parfois la forme d’un
calme désarmant face aux événements qui lui tombaient sans cesse dessus, mais le plus souvent
c’était l’incompréhension qui l’habitait, incompréhension qui se transformait ensuite souvent
en colère pour ne pas dire en ire effrayante, le même genre de furia que l’on pouvait retrouver
chez certains fauves des îles du Sud lors de leur dernier sursis avant l’inéluctable.
Heureusement pour nous, je suis en mesure de mettre un terme à ces accès de rage, du moins
de manière temporaire…
— Et attendez Doc ! qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que vous me…
— Je vous en prie. Ne m’interrompez pas, je répondrais à toutes vos questions à la fin de cette
passionnante lecture. Répondit-il calmement avec une légère touche d’autorité. Courage, nous
arrivons bientôt au terme de ce passage.
Même si son moral reste encore très bas j’ai senti que « le cadeau de Fei » lui a fait plaisir
grâce à ça, il pourra facilement cacher ses importantes détériorations physiques sans avoir à
porter à toute heure du jour cette affreux imperméable bien trop grand. Ne manque plus que le
bracelet sur lequel travaille Fei et Arésa. Avec cet outil, nous pourrons mesurer les variations
que subit son corps et anticiper avec précision le moment crucial, tant redouté et réagir
promptement pour lui apporter notre soutien, cette ultime étape s’annonce ardu. Comme toutes
les phases terminales.
Le dernier mot raisonna avec une telle force dans l’esprit du patient qu’il faillit tomber de son
fauteuil. Une partie de lui-même savait depuis le début que l’arrangement soudain de ce rendez-
vous allait être annonciateur de mauvais présages, mais malgré cela une autre parcelle de son
être avait essayé de voir dans la lettre de convocation bleue pastel du Docteur Warren, un signe
d’amélioration, de progrès. Il s’était dit que cela allait bien finir par s’arranger un jour, comme
la plupart des maladies dermatologiques. Terminale. Un mot tabou qui signifiait beaucoup en
médecine. L’agonie, les soins palliatifs, les regards extérieurs emplis de pitié et de dégoût, puis
enfin la mort comme terminus à un trajet cahoteux dans le monde des vivants.
Il voulut hurler de rage, beugler toute la haine qu’il avait contre le Destin, cette infâme loterie
qui l’avait désigné perdant. Il en voulut aussi à la Suprême Guérisseuse, à laquelle il avait
pourtant adressé tant de prières en espérant vainement une amélioration ou au moins des
explications : quitter ce bas monde était une chose, le quitter sans même savoir pourquoi en
était une autre. Plus que jamais il se sentit impuissant, insignifiant.
Ainsi il allait partir. Délaisser ce monde pour cet ailleurs que les gens décrivaient en termes
élogieux sans pour autant vouloir y mettre les pieds, pas même le bout d’un orteil. Le Destin,
cet enfant de putain non content de lui avoir ravi son identité, ses souvenirs et sa vie d’antan,
s’apprêtait désormais à lui arracher de manière cavalière son ersatz de vie sans même avoir la
politesse de lui demander son avis. Perfectionniste, ce chien ne semblait même pas enclin à lui
laisser l’opportunité de comprendre le pourquoi du comment de ce tirage au sort fort
malheureux. Il était bloqué. Dans l’étroit couloir poisseux de ce sombre présent, les
mélancoliques jardins du passé et le ciel azuré d’un avenir serein lui étaient interdits. Tout cela
était désormais hors de portée de sa personne.
Terminale. Ce simple mot avait fermé à double tour toutes les issues qu’il avait essayé
d’atteindre au cours de ces trois derniers mois. Il tenta de parler, mais les mots lui manquèrent.
Son instinct animal lui susurra de se lever, de serrer ses poings de toutes ses forces et de frapper
le corbeau de mauvais augure qui lui faisait face. Oui, frapper le Docteur jusqu’à ce que la mort
le saisisse comme elle allait également le saisir, lui, le patient malchanceux. Cette option fit son
chemin. Il tremblait de rage et d’impuissance.
De l’autre côté du bureau, le Docteur Warren se forçait à le regarder, à faire face à sa détresse.
C’était douloureux. Jamais le médecin n’aurait pensé qu’annoncer cette nouvelle le peinerait
autant. Lui, qui était pourtant connu pour son détachement, s’était petit à petit lié à ce cas si
unique, au cours de ces trois derniers mois. Une part de lui-même voulait le bercer d’illusions,
lui faire croire que tout n’était pas perdu. C’était facile. Il lui suffisait de quelques mots. Les
mêmes qu’ils avaient prononcés si souvent à ces plus jeunes patients du temps où il travaillait
encore en pédiatrie. Mais, le temps avait fait son chemin et le jeune pédiatre mal habile s’était
changé en brillant scientifique, laissant par la même occasion les jolis bobards et les mensonges
de réconfort derrière lui. Il n’était pas homme-câlin, mais médecin. Le meilleur d’entre eux,
d’ailleurs.
Le long silence fut finalement piétiné par les pas de Fei. Ses yeux vert olive naviguèrent
rapidement du patient, la tête intégralement plongée dans ses deux mains, à son mentor,
totalement immobile. La bombe avait donc été lâchée. Il se posta aux côtés de l’éminent
scientifique.
— J’ai effectué tous les préparatifs que vous m’aviez demandé, lui annonça-t-il d’une voix
blanche. Les outils n’attendent plus qu’eux, intima-t-il à l’oreille de Warren.
Il n’avait pas osé parler à voix haute de peur de heurter l’individu en imperméable. En dépit de
son manque d’expérience, le jeune assistant savait pertinemment que certains malades
atteignant cette triste étape finale pouvaient adopter des comportements violents. De surcroît,
l’attitude du malheureux condamné était devenue de plus en plus imprévisible au fur et à mesure
que ce mal gagnait du terrain. L’intéressé ne remarqua pas la présence de l’assistant.
Complètement aveuglé par la peine et le désespoir, il essaya de se remettre de ses émotions. En
pleine phase de déni, il se demanda si les deux scientifiques n’avaient pas fait une erreur de
calcul ou omis un détail, bref qu’il s’était vautré. Cependant intérieurement, les sirènes de la
Raison lui expliquèrent que Warren avait probablement déjà vérifié les résultats des dizaines de
fois, avant de le contacter. Il maudit l’infaillibilité de son toubib.
— Ça veut dire que je vais bientôt… mourir ?
Sa voix qui oscillait entre le grave et l’aigu eut du mal à sortir de sa gorge, comme si une
mauvaise boule entière de Loto était bloquée en travers de son larynx.
— Je vais être franc avec vous, commença lentement Warren.
Il marchait sur des œufs.
— Nous sommes incapables de prévoir avec exactitude quand cela arrivera et dans quelles
circonstances cela se passera, mais les résultats des analyses sont on ne peut plus formels : d’ici
sept mois, votre organisme ne supportera plus toutes les modifications qu’il subit et votre cœur
s’arrêtera. J’en suis désolé, sincèrement.
— Sept mois… sept petits insignifiants mois… ce n’est pas possible, Doc. Cela ne tient pas
debout…
— Et pourtant, c’est là, la stricte vérité.
— Non ! beugla l’individu au visage drapé de tissu en se levant d’un coup. Votre vérité je
l’emmerde !
Fei observa avec peine et impuissance, le malade faire nerveusement les cent pas autour du
bureau.
— Depuis que toute cette merde a commencé, jamais je ne me suis senti aussi en forme
physiquement, jamais ! Et vous, tout ce que vous trouvez à me dire c’est : « Eh, mon gars ! ça
va ? Au fait, il te reste seulement sept mois à vivre. »
Warren ne répondit pas aux invectives de son client, il resta figé espérant que l’individu se
calmerait rapidement. Que nenni ! Le patient se rapprocha dangereusement du scientifique,
jusqu’à se trouver à seulement quelques centimètres de son nez aquilin.
— Sept mois, rugit-il. Et vous avez osé me parler de progrès étonnants…
Il profita de la faible distance qui le séparait de son toubib pour enfoncer à plusieurs reprises
son index dans le torse décharné de son médecin.
Sans se soucier des coups d’index qui lui étaient portés, le scientifique répondit
flegmatiquement.
— Certes, vous avez commencé à vous remémorer quelques bribes de votre vie passée, mais
soyons réalistes. Vu le rythme auquel votre mémoire se restaure, il vous faudrait des années
pour vous souvenir de votre véritable identité, et d’ici sept mois votre corps vous aura lâché. Je
sais que cela peut vous sembler cruel, mais…
Le patient, plus excédé que jamais, le souleva par le col et le maintint à plus de trente
centimètres au-dessus du sol. Horrifié, devant un tel accès de colère le jeune assistant ne sut
que faire à part tenter d’apaiser l’insondable rage qui consumait ce patient auquel il s’était
attaché.
— Je t’en conjure, relâche Warren ! le supplia-t-il, en s’approchant doucement pas à pas des
deux hommes. Agir de la sorte ne t’avancera à rien.
— Ah oui ? rétorqua-t-il crânement. Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Après tout, j’ai déjà un pied
dans la tombe. Cet homme ici présent…
Il secoua le corps de Warren comme un vulgaire prunier.
—… m’a dit que ma vie arrivait à son terme, que j’étais en phase terminale… Un cas
désespéré ! Ce programme de guérison m’a coûté les yeux de la tête, j’ai trimé pour réunir les
fonds nécessaires et être soigné par le meilleur pas pour qu’il me dise que je vais expirer d’ici
sept mois comme un putain de produit laitier.
— Écoute-moi, écoute-moi, insista Fei, le Doc n’a fait que son devoir en te disant la vérité, tout
aussi dure qu’elle soit…
— Arrête de me baratiner avec ta pseudo-psychologie ! hurla-t-il.
Les murs en tremblèrent, le jeune disciple fut même obligé de couvrir ses oreilles avec ses
mains. En temps normal, la voix instable du souffrant n’était pas des plus harmonieuses, mais
dès qu’il se mettait à vociférer ces sons tantôt aigu, tantôt grave devenaient tout simplement
insupportables.
— Bon, maintenant cela suffit, écoutez attentivement, s’échauffa Warren.
Avec une rare intensité, il fixa son patient sans ciller.
— Votre sort n’est guère enviable, j’en suis désolé, reprit-il. Mais nous avons ce que nous avons
pu. Vu la nature de la maladie qui vous affecte, vous devriez déjà être six pieds sous terre. Le
fait que vous soyez encore debout est déjà impressionnant en soi, le fait qu’il vous reste encore
sept mois à vivre relève tout simplement de l’intervention divine. Alors, vous êtes gentil, mais
j’apprécierais que vous me déposiez délicatement sur le sol et que vous vous calmiez.
Ses mots résonnèrent avec force dans l’esprit confus du patient. Désorienté, il scruta
nerveusement autour de lui, cherchant à comprendre ce qui lui arrivait. Il regarda ensuite avec
incompréhension, Warren qu’il tenait par le col de sa chemise grise.
— Je ne comprends pas, que… tenta-t-il d’expliquer alors qu’il reposait en douceur Warren sur
le parquet du cabinet.
— C’est l’un des nombreux effets secondaires de votre affliction. Comme je l’ai écrit dans le
rapport que je viens de vous lire, plus la maladie progresse et moins vous êtes stable
mentalement.
Il opina silencieusement du chef, conscient que cette nouvelle donnée venait alourdir la longue
liste de problèmes dans lequel il était embourbé.
— Et maintenant ? demanda sombrement le malade.
— Direction le laboratoire. On va faire de nouveaux tests et voir si on peut trouver un moyen
d’améliorer votre espérance de vie.
Un frisson parcourut l’échine du patient, il détestait ce foutu laboratoire de savant fou. Le visiter
constituait pour lui le pire moment de la consultation.
— Putain de merde, jura le souffrant.
— Je sais que cela ne vous plaît pas, mais de toute façon vous devez passer par le labo pour que
je puisse faire les tests physiques complémentaires. Et puis, continua-t-il l’œil brillant de
malice, si je me souviens bien, vous m’aviez dit que vous étiez dans la forme de votre vie. C’est
le moment de le prouver.
Voyant qu’il ne pouvait pas lutter contre la volonté de ce personnage, l’individu en imper suivit
mollement le professeur jusqu’à la petite porte blanche qui menait à cette annexe du cabinet.
— Fei, au lieu de rêvasser, venez donc par ici. On n’a pas toute la nuit !
L’assistant était resté immobile encore sous le choc. En son for intérieur, il se demandait encore
s’il aurait été capable de maîtriser un tel patient sans l’aide de son mentor.
— Euh… J’arrive dans la minute.
Un mois plus
tard…
Chapitre 1 : La fin de l’attente
Ces grands yeux verts s’ouvrirent péniblement. Elle dut cligner des yeux à plusieurs reprises
pour sortir définitivement de sa longue et profonde rêverie. Ceci étant fait, la femme se décida
enfin à accorder de l’importance à son environnement. Avec fracas, les vagues vinrent mourir
à quelques mètres de son petit corps pâle. Délicatement, le parfum salé de l’océan s’engouffra
dans ses narines pour envoûter son âme encore un peu endormie par la longue méditation dans
laquelle elle s’était plongée.
Petit à petit, la femme reprenait conscience de son enveloppe charnelle. Ce qu’elle ne tarda pas
à regretter. Les intenses fourmillements qu’elle ressentit au niveau de ses cuisses lui
décrochèrent une petite grimace. Rester assis aussi longtemps n’était manifestement pas sans
conséquence.
Bon sang, mes jambes sont totalement ankylosées, constata-t-elle. Je ne pensais pas que cela
prendrait autant de temps.
La femme tendit ses bras vers le ciel pour les étirer, le sinistre craquement qui résulta de ce
simple mouvement ne la rassura pas.
Ça fait un mal de chien ! Mon corps est vraiment dans un sale ét…
L’émerveillement mit fin à ses sourdes complaintes. Bien au-dessus de sa chevelure rousse, là-
haut, une infinité de lueurs orangées perforaient la toile mauve qui faisait office de ciel. De leur
éclat bienveillant, les étoiles veillaient. Face à une voûte céleste d’une telle beauté, la rouquine
demeura bouche bée.
J’avais oublié que le ciel de cette dimension était si splendide…
Pendant une bonne poignée de minutes, la femme laissa son regard émeraude se perdre dans les
étoiles, se balader de constellation en constellation. Elle aurait pu se promener sur ce ciel mauve
toute une éternité sans en ressentir la moindre lassitude, cependant le devoir l’appelait. Au prix
d’un effort qu’elle considéra comme surhumain, la rousse se leva finalement.
Elle était restée assise sur cette plage verte si longtemps que le sable s’était déposé sur de
nombreuses parties de son corps. Les mollets, les avant-bras, le visage. Tous les membres
qu’elle avait de nu se trouvaient constellés de petits grains verts. En raison de cela, sa peau
laiteuse brillait alors d’un léger éclat émeraude, juste comme ses yeux.
Une fois débarrassée de ces petits grains fort gênants, la femme se retourna lentement pour faire
face à une vieille connaissance.
— Nerrita, tu comptes vraiment y aller ?
— Oui. Je dois absolument la rencontrer, lui répondit la rouquine. Si les prévisions de Corela
sont exactes, c’est maintenant ou jamais. Pour avoir une chance de la croiser, je dois partir
immédiatement.
— Tu te fies vraiment à ce que raconte Corela, l’interrogea suspicieusement son interlocuteur.
— Pas totalement. Mais je n’ai pas d’autres options. Si je n’y vais pas maintenant toute cette
attente aura été vaine.
— Je comprends. De toute façon, je ne suis pas venu pour t’arrêter, mais plutôt pour te prévenir :
quand tu la verras de l’autre côté, tu devras faire preuve de prudence. Un seul de tes mots, le
plus infime de tes actes est susceptible de causer des dégâts irréparables.
En entendant ces paroles, la dénommée Nerrita esquissa un sourire un peu moqueur.
— Tu n’as pas de raison de t’inquiéter. Je sais parfaitement ce que je fais. Après tout, j’ai eu
des années pour y penser.
— Certes. Mais quoi que tu dises, tu n’en restes pas moins une vulgaire Humaine. Tu n’es pas
infaillible. Tu as déjà échoué une fois. Ne l’oublie pas.
La petite femme au teint pâle leva les yeux au ciel tout en soupirant de manière excessive.
— Écoute-moi bien, insista son interlocuteur. Je sais que tu as placé beaucoup d’espoir dans
cette rencontre, mais ne te laisse pas dominer par tes émotions. Ne gâche pas tout ! Si tu lui en
dis trop…
— C’est bon, c’est bon, le coupa la rousse sur un ton las. Je sais quand même me tenir… Je ne
suis pas un oisillon. Je n’ai pas besoin que tu me couves. Par contre…
La rouquine posa son index sur sa lèvre inférieure.
— … Je veux bien que tu me donnes la becquée…
L’interlocuteur de la rouquine demeura interdit. À n’en pas douter, cette réplique un peu tordue
le prit au dépourvu. L’état de surprise passé, il déclara finalement d’une voix lente et appuyée :
— Nerrita ne prononcerait jamais de telles absurdités.
Un sourire plein de malice se dessina sur le visage rond de la petite rousse.
— Ah bon ? Alors qui en serait donc capable ? demanda-t-elle en plongeant son regard dans les
yeux de son vis-à-vis.
— C’est sans importance… Parlons sérieusement, tu veux ? Tu ne m’as toujours pas dit
comment tu comptais t’y prendre pour survivre de l’autre côté. Rejoindre l’autre dimension est
une chose, y subsister en est une autre.
— Pas de quoi s’inquiéter, lui répondit tranquillement la femme au teint immaculé. Juste avant
de rejoindre cette dimension, j’ai laissé une infime partie de moi-même de l’autre côté, à
l’intérieur d’un bâtiment pour être précis. Avec ça, je devrais pouvoir tenir quelque temps. Trois
ou quatre semaines si mes estimations sont correctes.
— C’est peu. Même à l’échelle humaine, souligna l’autre individu.
— C’est vrai. Mais cela devrait être suffisant. Après tout, je veux simplement discuter avec elle,
rien de plus.
— C’est ce que tu dis. Mais bavarde comme tu es, tu pourrais passer des années à blablater sans
même t’en rendre compte. Si tu restes là-bas trop longtemps…
— Relax ! Tout se passera bien pour moi. Et puis de toute façon, la petite possède une petite
partie de mon essence vitale. Je pourrai toujours m’en servir si le temps me fait défaut. Bon,
c’est bien beau de parler, mais il va falloir que j’y aille.
Sans plus attendre, la rousse tendit l’index et le majeur de sa main droite. Ses fins sourcils se
froncèrent. En réaction à cette soudaine concentration, les deux doigts en érection se colorèrent
d’un noir profond qui détonnait avec la blancheur naturelle de sa peau. D’un mouvement fluide,
la femme au regard émeraude dessina un grand cercle dans le vide. La manœuvre terminée, un
disque sombre déchira l’espace pour apparaître face à elle.
Un faible râle s’échappa de ses lèvres. Elle éprouva toutes les peines du monde à reprendre son
souffle. La migraine qui s’abattit sur elle fut si forte, qu’elle manqua de défaillir. Seule sa fierté
l’empêcha de se laisser tomber sur le sable vert. Manifestement, réaliser une telle action l’avait
esquinté. Chose qu’elle ne manqua pas de faire savoir à son interlocuteur. Entre deux
inspirations poussives, elle déclara :
— J’avais oublié… à quel point… ce portail… était difficile… à construire.
— Difficile ? Peut-être pour un Humain.
— Tu n’arrêtes jamais avec ça, pas vrai ?
— Non, répondit laconiquement son interlocuteur.
— Et une raison en plus de partir ! Une !
— Au lieu de dire des bêtises, attrape ça.
Sans plus de cérémonie, l’autre personnage lança un flacon en direction de la rouquine. Flacon
qu’elle eut d’ailleurs bien du mal à attraper tant l’épuisement l’affectait. D’un regard curieux,
elle observa le liquide argenté qui dansait à l’intérieur du contenant.
— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda la femme à la peau d’albâtre.
— C’est ce que j’utilise à chaque fois que je change de plan d’existence. Avec cette boisson,
les contrecoups dus au changement de monde sont presque inexistants. Dès que tu arriveras de
l’autre côté n’oublie pas d’en avaler une bonne rasade. Crois-moi, tu me remercieras.
— Je vois. C’est donc comme ça que tu faisais pour transiter sans encombre. Intéressant.
D’ailleurs maintenant que j’y pense, cela fait longtemps que tu n’es pas parti de l’autre côté.
Son interlocuteur lâcha un rictus plein de dédain.
— Pour quoi faire ? Moins je vois les Humains, mieux je me porte. Tu sais, je ne suis pas aussi
tendre que ma sœur. Je n’ai pas l’intention d’oublier le pêché que vous, les Humains, aviez
commis.
— Pourtant j’avais cru comprendre que la petite était actuellement en train de te chercher…
— Eh bien, qu’elle cherche encore, la coupa sèchement son vis-à-vis. Elle n’est pas encore
prête. C’est encore une ignorante. Tant qu’elle ne comprendra pas le sens profond du mot
« Vérité », je ne bougerai pas d’un pouce.
— Toujours aussi dur à ce que je vois. Je commence à comprendre pourquoi les gens ont du
mal à te trouver… « L’Introuvable Trouveur ». Tu mérites vraiment ton titre.
— Si c’était facile, cela ne serait pas drôle, tu ne penses pas ?
— Ça se discute… Bon, il va vraiment falloir que j’y aille. Moi, j’ai une jeune fille à instruire…
— Fais ce que tu dois faire, mais ne le lui en dis pas trop. Et aussi…
Son interlocuteur fit une courte pause. Un léger voile d’inquiétude se déposa sur son visage.
— Et aussi, l’encouragea la rousse.
— Évite de mourir, lâcha-t-il enfin.
La femme esquissa un sourire en coin.
— Combien de fois vais-je devoir te le dire ? Je suis déjà morte, lui signala-t-elle. Après mille
cinq cents ans, tu devrais déjà le savoir, non ? Pas la peine de tirer une tronche d’enterrement.
Bon, allez ! A plus.
Sur ces mots, son petit corps pâle s’enfonça à l’intérieur du disque noir qu’elle avait elle-même
généré. À la simple idée de la rencontrer, son cœur faisait des soubresauts.
Chapitre 2 : Miroir, miroir, où es-tu ?
Un épais brouillard recouvrait les cimes enneigées des monts surplombant ce pays si lointain.
Au milieu de ce monde glacé, une fillette marchait tranquillement. De ces petits orteils nus à la
base de ses genoux, la neige l’immergeait. Sans se soucier du froid, elle cueillit un morceau de
neige puis l’observa avec une certaine insatisfaction : cet échantillon terne et informe n’était
pas à son goût. Elle devait le changer, le polir, le perfectionner. Comme il le lui avait appris.
S’il pouvait le faire, elle aussi. Elle était d’ailleurs bien impatiente de voir la tête qu’il ferait en
voyant qu’elle avait réussi.
Au loin, un grondement se fit entendre, mais l’enfant n’y prêta pas d’attention. Seul l’intéressait
ce triste bloc de neige. Elle commença à observer intensément le blanc fragment qui tenait dans
sa main d’enfant. Instantanément, trois bandes noires vinrent cercler son petit avant-bras nu.
Un second grondement résonna. La montagne en trembla. La fillette ne put ignorer cette
puissante rumeur, cela dit son attention se refocalisa très rapidement sur l’insignifiant morceau
de neige. Voir la montagne ainsi balayée par le vent ne l’impressionnait plus vraiment. En
réponse à son extrême concentration, le fragment blanc se mit à remuer. Un sourire se dessina
sur les lèvres de la jeune fille. Elle sentait qu’elle pouvait le faire. Pour la troisième fois, un
élément sonore vint troubler son expérimentation, le grondement s’était changé en hurlement.
Le ciel gris, furibond, se stria d’éclairs. Non loin de là, un blizzard se levait. Les éléments ne
tarderaient pas à se déchaîner. Au milieu de ce bruit d’une puissance inouïe, la gamine crut
entendre son nom être hurlé par une voix familière. Sûrement la sienne.
Bien trop absorbée par ses étranges expérimentations, la fillette ne prit pas la peine de lui
répondre. Pas avant d’avoir fini ce qu’elle avait commencé. Sans se soucier de sa robe de nuit
fuchsia couverte de poudreuse, elle continua de fixer la drôle de matière informe qui reposait
dans le creux de sa main. Les apparences étaient trompeuses. En dépit de sa couleur blanche, la
boule n’avait plus rien à voir avec de la neige. Preuve étant les vaguelettes de Pirse qui s’en
dégageait.
La fillette esquissa un début de sourire. Elle y était presque, elle touchait enfin au but. Stimulée
par ce résultat encourageant elle se concentra davantage. L’une des trois barres entourant son
avant-bras disparut. Une vive douleur traversa alors le corps de la jeune fille. Soudainement
inquiète, elle laissa le bloc immaculé qu’elle tenait dans la main et fixa avec effroi les deux
marques noires qui lui restaient. Un second cri l’atteignit. Même s’il venait de loin, la fillette
reconnut sa voix enfantine. La peur y était décelable. Intriguée par ces cris d’effroi, la jeune
fille tendit enfin l’oreille :
Cours ! Avalanche ! Avalanche ! Cours !
Elle leva la tête. L’énorme coulée de neige dévala à une vitesse vertigineuse le flanc de la
montagne. La peur la paralysa. Sans même pouvoir esquisser le moindre mouvement ou pousser
le moindre hurlement, la blanche déferlante la happa. Son corps s’enfonçait dans la neige. Le
ciel, les montagnes tout disparaissait. Le monde était blanc.
Deux grosses gifles bien lourdes vinrent s’écraser sur ses joues. La jeune femme ouvrit d’un
coup ses yeux bleus. Le visage sévèrement balafré d’un homme dans la force de l’âge se trouvait
à quelques centimètres de son petit minois alors rougi par les baffes reçues à l’instant.
— Bon sang, lève-toi, lui hurla-t-il. C’est pas le moment de rêvasser !
Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait.
Hmm… Qu’est-ce qu’il me veut, lui ? maugréa-t-elle intérieurement.
Son corps était encore endolori par les nombreux kilomètres qu’ils avaient dû engloutir, sans
oublier ses pauvres joues qui souffraient le martyre.
— T’étais obligé de me gifler pour me réveiller ? grommela-t-elle.
Elle avait encore du mal à parler. Elle bâilla de manière très démonstrative et s’enfonça
davantage dans sa couverture afin de retourner au pays des rêves.
— Lève-toi. Faut qu’on y aille.
— Il est bien trop tôt. Regarde, même le Soleil est encore au lit. Laisse-moi dormir encore un
peu…
Exaspéré, l’homme secoua frénétiquement le corps allongé de la jeune femme avec toute la
force que ses bras massifs possédaient.
— Tu ne comprends pas ! On a plus le temps. Ils sont là, s’exclama-t-il. Ils sont là ! On doit
déguerpir !
À ces mots, l’adolescente se leva d’un bond et commença immédiatement à chausser les plats
souliers vermeils qui gisaient au pied de son lit.
— Comment ont-ils fait pour nous retrouver aussi vite ? C’est pas possible ! s’écria-t-elle.
Elle se jeta ensuite sur le sac à dos qui gisait au pied de son lit, et en retira le strict nécessaire,
à savoir un peu de monnaie, une clé en forme d’étoile à six branches et un bout de papier froissé.
— Allez, on se bouge ! ordonna le balafré.
— Oui.
Les deux fuyards descendaient les marches de l’escalier de la vieille demeure à pas de loup.
Chacune d’entre elles possédait une dimension différente de la précédente, ce qui rendait la
progression difficile, à cet instant précis, la jeune femme trouva la descente de ce piètre ouvrage
plus ardue que la piste de slalom la plus vallonnée de sa région. L’impression que lui avait
laissée la chambre bancale dans laquelle elle avait dormi se confirmait :
L’architecte de ce domaine était vraiment un sacré escroc.
Elle s’arrêta en plein milieu de l’escalier et demanda à voix basse :
— Tu es sûr qu’ils sont là ?
— À cent pour cent. J’ai un don pour repérer ce genre d’embrouilles, murmura l’homme massif
tout en continuant à progresser avec circonspection. Ne t’arrête pas devant moi comme ça !
Chaque seconde perdue augmente leur chance de nous choper. Et surtout, fais gaffe, ces
marches sont vraiment…
Il n’eut même pas le temps de finir sa phrase. Le mal était déjà fait. Dans un fracas
assourdissant, le petit corps de la jeune femme fut pris dans un roulé-boulé peu chorégraphique
et s’écrasa maladroitement au rez-de-chaussée.
— Et ça va, s’inquiéta le gaillard. Dis-moi quelque chose ! Tout est OK ?
Elle se releva péniblement.
— Ça ira, la rassura-t-elle. Dis Leno, tu penses qu’ils nous ont entendus ?
— J’en sais rien. En tout cas, on a intérêt à se bouger, je sens que ça va bientôt grouiller de
monde dans le coin. Aux oubliettes la finesse ! À partir de maintenant, on trace. Et pas de
bêtises.
L’étrange tandem progressait à vive allure au sein du domaine. Tout aussi vétuste qu’elle fût,
la jeune femme et le balafré durent admettre que les dimensions de la villa étaient tout
simplement vertigineuses. Voilà déjà bien trois longues minutes qu’ils trottinaient à l’intérieur
du bâtiment à la recherche de cette sortie providentielle.
— Avec un peu de chance, espéra la fuyarde, ces brutes se sont perdues dans l’autre aile.
— Ne rêve pas trop, modéra le balafré.
La jeune femme poussa les deux battants de la porte rouillée tant recherchée. La végétation et
la poussière avaient fait de ce salon leur nouvelle place forte. Sans perdre un instant, elle sortit
la clé à six branches de sa poche et ferma la porte à double tour.
— Bon, ça y est ! On est dans le séjour, déclara le puissant malabar. Le gratte-papier t’a dit à
quoi ressemblait ce miroir ?
La jeune femme se tenait les hanches.
— Pas eu le temps, lâcha-t-elle entre deux profondes expirations.
— Je suppose qu’on va devoir chercher à l’ancienne, tu parles d’une aide précieuse ! On n’aurait
pas dû faire confiance à ce journaliste du dimanche.
— Ne dis pas ça. Sans l’aide de Tarnès, on aurait dormi à la belle étoile, lui rétorqua-t-elle.
— Sans doute. Mais dans les bois on aurait pu facilement se cacher et brouiller les pistes. Ce
domaine est bien trop exposé à mon goût.
La jeune femme ne prit pas la peine de lui répondre. Ses yeux bleu foncé balayaient
minutieusement le vaste séjour. Une pincée de nostalgie la titilla. Elle revoyait le salon familial
et se remémorait les longues nuits d’hiver, où assise devant l’âtre de sa cheminée, elle
s’imaginait vivre des myriades d’aventures sur Pistus, le Premier Continent.
Que cette époque me semble lointaine…
— Moi je dis qu’un tel soutien, ça peut pas être désintéressé. Ce jeune coq… comment il
s’appelait déjà ? demanda le malabar.
— Tarnès.
— Ouais, voilà… Eh ben, ce Tarnès avait le regard bien trop malicieux, je le sens pas. Et
d’ailleurs, il est où son miroir ?
Leno commençait à sérieusement s’irriter, il cherchait avec si peu de méthode que le désordre
qu’il engendra rendait leur quête encore plus ardue. Avant qu’ils n’arrivent, la pièce était sale,
maintenant elle était sale et sens dessus dessous. Dans sa grande maladresse, le pauvre bougre
fit tomber une vieille bouteille de vin qui reposait sur l’un des meubles du séjour. L’explosion
du verre sur l’épais tapis rouge poussiéreux qui recouvrait une bonne partie du plancher du
séjour généra un son d’une puissance inouïe. La jeune femme eut du mal à croire qu’une si
petite bouteille puisse être à l’origine d’un tel vacarme. Le fracas avait été si puissant que les
deux compagnons en furent obligés de se couvrir les oreilles.
— Oh, merde ! quel boucan, souffla le balafré.
— Cette fois, c’est sûr : ils nous ont entendus. On doit trouver ce miroir au plus vite, établit la
jeune femme.
Plus que jamais, la brune était déterminée à retrouver cet objet. Le temps pressait. Chaque
seconde perdue la rapprochait d’une issue funeste. Mais malgré toute sa volonté, aucune surface
réfléchissante ne semblait pointer le bout de son nez. Et pourtant, elle était persuadée que le
miroir était bien ici, son instinct le lui murmurait, elle brûlait. Le miroir était tout prêt.
Bien qu’encore faibles, les légères vibrations du sol ne laissaient pas de place au doute. Ils se
rapprochaient. Combien étaient-ils ? Étaient-ils armés ? Était-ce vraiment eux ? Voilà là les
quelques interrogations qui habitèrent alors les pensées du tandem.
— Ne me dites pas que…
— Concentre-toi s’il te plaît. On y est presque, insista l’adolescente.
Ce qui jusque-là, n’était qu’une imperceptible rumeur venant de l’autre bout de la villa, devint
un petit tambourinement rapide et régulier qui allait crescendo.
— T’as entendu ça ? Ils arrivent ! Et vite, en plus !
Il saisit la jeune femme par les épaules :
— Tant pis pour le miroir, il faut qu’on se cache, sinon on est cuit.
— Non, nous devons quitter cette demeure, et au plus vite je suis sûre et certaine que la solution
se trouve juste sous nos yeux.
— T’es totalement fêlée, ouais ! Moi je me casse !
— Ah bon ? Et pour aller où ?
Elle répondit sans même daigner le fixer dans les yeux. Tout son esprit était focalisé sur une
seule et unique tâche : trouver le miroir.
Elle réfléchit à grande vitesse, les murs de la salle étaient totalement vierges. Elle savait aussi
qu’ils ne cachaient aucun mécanisme secret : elle l’avait minutieusement vérifié. C’était même
la première chose qu’elle avait pensé à faire en pénétrant dans la salle. Car, dans toute cette
confusion, une certitude avait émergé à l’intérieur de sa tête : le miroir en question était un objet
unique et précieux aux yeux du journaliste qui les avaient aidés. Par conséquent, il était logique
qu’il soit dissimulé, ce qui éliminait donc d’office l’intégralité des meubles.
Qui serait assez inconscient pour cacher un Trésor Familial dans un de ces morceaux de bois
si mal entretenu ? Non, le miroir est ailleurs, supputa-t-elle.
Elle pensa à ces romans d’aventures ultra-prévisibles, et regarda le plafond en espérant y voir
un signe, un indice et éventuellement le miroir. Elle tomba de haut. Le plafond à l’instar des
murs de la pièce était totalement vierge à l’exception d’un antique dispositif d’éclairage
automatique datant d’une époque révolue depuis des lustres.
La ruée des poursuivants, qui jusqu’à cet instant, sonnait plus ou moins comme des percussions
étouffées par la distance, prit enfin la consistance sonore d’une furieuse cavalcade guerrière.
— Et voilà. Ils sont à côté, se lamenta Leno, quand je pense que je vais mourir sans même
pouvoir me défendre.
Les forces qui avaient jusque-là permis à Leno de soulever son corps de colosse le quittèrent.
Brutalement, il laissa sa carcasse retomber sur le sol. Le sol répondit à ce choc par un autre son
des plus étranges. Assourdissante et profonde, cette puissante rumeur ressemblait en tout point
à un éboulement, pensa l’adolescente.
— Une villa qu’il disait ? Mon œil, j’ai jamais vu un plancher lâcher des bruits aussi bizarres.
Brusquement, la fuyarde se tourna vers Leno. Les yeux grands ouverts elle fixa avec grande
attention le colosse désespéré. Le cerveau de la jeune femme manqua d’exploser.
Ça y est ! J’ai compris !
Ne pouvant cacher sa satisfaction elle esquissa un léger sourire, laissant ainsi à découvert un
échantillon de sa dentition bien alignée.
— Bon, petite, commença Leno. Je ne sais pas si tu t’en sortiras, mais je te souhaite bonne
chance, dans ce monde comme dans celui d’après…
Les voix de leurs bourreaux devinrent audibles, ils étaient proches, très proches.
— Pourquoi tu souris bêtement comme ça ? la questionna le balafré. C’est la mort qui te fait
rire, petite folle ?
— Leno, lève-toi vite et va à l’autre bout du séjour s’il te plaît.
— Tu délires, c’est ça ?
— On manque de temps. C’est une question de vie ou de mort, insista-t-elle, la voix sûre et
pleine de conviction.
— Si tu m’as fait bouger pour rien je te tue, ou je ne m’appelle plus Leno.
Le bougre s’exécuta sans la moindre conviction. La jeune femme désigna l’affreux tapis rouge
bordeaux qui était encore recouvert par les débris de la bouteille que Leno avait fait tomber.
— Parfait, maintenant toi et moi allons tirer ce lourd tapis en même temps de manière à le
balancer sur un côté, disons... euh... ma gauche, donc ta droite, expliqua-t-elle. Vas-y…
Maintenant !
Un épais nuage de poussière se leva et recouvrit l’ensemble de la pièce. L’étouffant
cumulonimbus de crasse déversa une averse de saleté, de débris et de mouton cendrée.
Parallèlement à ce phénomène météorologique domestique, une voix puissante s’éleva de
l’autre côté de la porte fermée à clé du séjour :
— Ils doivent être derrière cette porte, les gars ! Enfonçons là !
Avec une réactivité étonnante, les poursuivants allièrent la parole aux actes et commencèrent à
enfoncer la porte boisée derrière laquelle se trouvaient leurs proies. Le poids de l’âge aidant,
trois petits coups d’épaules furent suffisants pour enfoncer la porte rongée par la rouille. Sans
perdre une seconde, les membres de cette mystérieuse escouade s’engouffrèrent dans le vaste
salon.
Ils se stoppèrent net. Sous leur regard plein d’étonnement, un gigantesque miroir s’étendait sur
toute la longueur du plancher branlant. Au cœur de cet innommable dépotoir, cette surface
réfléchissante brillait de mille feux. Le temps n’avait pas eu d’emprise sur sa splendeur. Son
cadre, épais, décoré d’or et d’argent était une irrésistible invitation au narcissisme.
Sans hésitation aucune, le plus jeune de la bande prit la décision d’aller y mirer son reflet. Au
fur et à mesure qu’il se rapprochait de l’étrange miroir encastré à même le sol son esprit fut
saisi par une insatiable curiosité et un tout petit peu par la crainte. Qu’allait-il y voir ? Le passé
ou l’avenir ? Ses désirs inavoués ou ses peurs les plus profondes ? Le visage éprouvé de sa mère
aimante, mais alcoolique ou alors celui de ce père violent, parti trop tôt pour lui apprendre les
rudiments de la vie, mais, parti trop tard pour lui éviter quelques coups et blessures à jamais
gravés dans sa chair et dans son âme ? Malgré ces doutes naissants, il était désormais bien trop
près de cette œuvre d’art pour ne pas y jeter un œil, il ne lui suffisait plus que de se pencher
pour cueillir le fruit de sa curiosité.
Ce fut à un visage d’enfant affligé qu’il fut confronté. Avec son teint blafard et sa crinière noir
corbeau en bataille, son vis-à-vis n’était manifestement pas d’une beauté irrésistible. Le petit
éclat de lumière qui avait autrefois brillé au creux de ses grands yeux verts feuille avait déjà
disparu, submergé, petit à petit, par les légères poches noirâtres qui prenaient progressivement
place sous ses paupières inférieures. Ce miroir n’était pas différent des autres. Il se contentait
de lui lancer à la figure l’image d’un garçon à l’âme brisée par les tourments de son existence.
— Pas le temps de rêvasser devant ce gros bibelot, mes cochons ! déclara le meneur de la bande.
Ils ont déjà dû se barrer. Sortons de là !
Mais malgré ses dires, lui aussi se laissa un tout petit peu subjugué par cette drôle de surface.
À quoi peut bien servir un miroir incorporé au sol même ? Sûrement une autre folie de ces
anciennes familles blindées toujours en quête d’excentricité, songea-t-il. Mais cette
interrogation d’ordre architecturale fut reléguée au second plan par une autre question bien plus
urgente :
Bordel de merde. Comment ils ont fait pour déguerpir si vite ?
FIN DE L’EXTRAIT
LES CHASSEURS DE
VERITES
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