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Les Êtres Maudits (Extrait)

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Spesa et le Plan Rimal. Deux territoires si proches que pourtant tout oppose : La Terre et le Ciel, les bestiaux et les Hommes, La Nature et La Civilisation. Tant de choses séparent ces deux espaces qui se font face. Seule la Pirse, une énergie au potentiel sans limites, connecte ces deux zones. Au milieu de ce drôle de monde scindé en deux par la volonté des Hommes se trouve Lanastel, une adolescente un peu paumée, mais plutôt déterminée. À la poursuite de l’Introuvable Trouveur, elle file à travers les forêts et les cités, esquivant la faune et les mauvaises personnes. Lancée dans un contre-la-montre aux enjeux insoupçonnés, la jeune femme devra redoubler d’efforts pour avoir une chance de rencontrer l’être mythique qu’elle recherche et peut-être découvrir la Vérité, sa Vérité. Celle qui pourrait mettre fin aux interrogations qui la hantent depuis le début de son existence...

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À mon père et à mon grand frère, qui m’ont encouragé

À ma mère, qui m’a appris à lire

À mon petit frère, qui m’a aidé sans vraiment s’en rendre compte

À Borén et à ses compagnons, mes premières créations

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NASSER

MASSADIMI

Les Chasseurs

de Vérités

Tome 1

Les êtres Maudits

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Prologue : Un patient nerveux

Deux heures qu’il patientait. Deux longues heures passées à supporter l’inébranlable cliquetis

de l’horloge. Au cœur de cette salle immaculée, l’effroyable gardien du temps se distinguait des

autres éléments supposés décorer les environs. De son corps brun et éclatant se dégageait une

telle sensation de majesté que les patients, intrigués par cette mécanique à la beauté inégalée,

ne pouvaient s’empêcher de le contempler. De temps à autre, les plus curieux d’entre eux s’en

approchaient et en caressaient avec respect la surface vernie. Le Soleil avait déjà quitté la voûte

céleste emportant avec lui la plupart des patients. À travers les larges fenêtres ovales de la salle

brillait faiblement une Lune à moitié dévorée par les ténèbres de cette nuit sans étoiles.

Assis sur l’un des poufs mauves mis à disposition, il jonglait nerveusement avec son Tamaï en

se plaignant intérieurement d’être le dernier patient à être consulté. Depuis une heure, il était le

seul à attendre son tour. La blancheur de cette pièce commençait à le rendre malade. Il supposait

que le décorateur des lieux avait tant bien que mal essayé d’égayer cette antichambre avec

quelques affreux tableaux peints par ces escrocs se prétendant artistes. En vain. Les clairs-

obscurs et les glacis des peintures n’étaient pas en mesure de dissiper le sentiment de malaise

que provoquait l’artificielle clarté de pièce. Sans grand intérêt, le dernier patient promenait

machinalement son regard sur la silhouette boisée de l’horloge à l’esthétique magnétique. Passé

la troisième visite, son attrait pour le fascinant objet s’évanouit. Bien ouvragée ou pas, une

horloge restait une horloge.

Au vu du temps que prendrait la consultation, le dernier patient estima qu’il ne serait pas chez

lui avant le milieu de la nuit. Une perspective qui le foutait en pétard. Son cœur battait de plus

en plus vite et de plus en plus fort. Insidieusement, l’anxiété s’installait. Comment en était-il

arrivé là ? Pourquoi est-ce que c’était tombé sur lui ? Inlassablement, ces interrogations

tourbillonnaient dans sa tête. Il savait très bien que cela ne l’avancerait à rien, que cela ne

résoudrait pas la situation, mais il voulait comprendre : il en avait besoin.

Après très exactement deux heures vingt-sept minutes et une poignée de secondes d’attente. La

porte s’ouvrit enfin. De cette issue s’échappa un grand garçon svelte, vêtu d’une blouse blanche

aux manches remontées jusqu’aux coudes. À la vue du patient, il déclara d’un air gêné :

— Désolé de t’avoir fait attendre si longtemps on était en train de finaliser une ou deux bricoles

et on n’a pas vu le temps passait.

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Le large couloir sembla s’étendre à l’infini. Un tapis rouge onéreux recouvrait

l’impressionnante artère : de toute évidence, Le Docteur savait comment recevoir ses clients.

Puissant notable ou criminel notoire, peu lui importait la nature du patient. Du moment que les

clients disposaient des ressources financières, le centre médical ne faisait pas de discrimination.

Cette particularité avait fait du Complexe Warren-Carlso un lieu polémique, souvent décrié pour

ses tarifs exorbitants.

De part et d’autre du passage, de grandes baies vitrées avaient été dressées. Derrière ces murs

transparents, un escadron entier de scientifiques discutait. Au sein de ce concentré de

connaissances, les nations, les idéologies et les origines se fondaient harmonieusement. Au nom

de la science, les biologistes les plus talentueux s’étaient rassemblés autour du génie du Docteur

Warren. Il fallait au moins ça pour percer les multiples mystères du vivant. Cet incroyable vivier

scientifique constituait la véritable fierté de l’érudit.

Au milieu de cette serre intellectuelle, les deux hommes marchaient à un rythme très lent.

L’empressement du patient avait laissé place à une certaine appréhension. En son for intérieur,

il imaginait déjà les mauvaises nouvelles qu’il risquait de lui être annoncé. Chacun de ses pas

semblait plus lourd que le précédent. À ses côtés, le jeune homme se déplaçait avec légèreté.

De temps à autre, entre deux pas gracieux, il jetait un coup d’œil inquiet au mutique patient.

C’était bien la première fois qu’il le sentait aussi abattu.

Au fur et à mesure des consultations, un lien avait commencé à se tisser entre les deux hommes.

D’abord, limitées à des bribes, des bouts de phrases entrecoupés de longues pauses, leurs

conversations avaient, avec le temps, gagné en consistance. Pour le plus grand plaisir du garçon

élancé. Le temps aidant, il s’était attaché à cet individu.

— Écoute, quoi qu’il se passe dans cette salle, peu importe ce que te dira Warren, je veux que

tu restes optimiste, OK ?

Afin d’appuyer ces mots, le jeune homme avait posé sa main sur l’épaule du patient et avait

plongé son regard dans le sien. Ou du moins, avait fait tout comme. Le temps d’une phrase, la

détermination avait remplacé l’habituelle hésitation qui le caractérisait.

Ils s’arrêtèrent. Devant eux se tenait une imposante porte brune.

— Rester optimiste ? Rester optimiste ? répéta de sa voix instable le patient. Tu penses vraiment

que je peux encore me permettre d’être… optimiste ?

Il se tourna vers les baies vitrées qui bordaient le long couloir et y scruta son propre reflet. Il

approcha ses doigts de son visage et les déposa sur les bandes de tissus orange qui recouvraient

intégralement son visage. Les deux plaques de verre sombres qui dissimulaient ses yeux

reflétaient partiellement la lumière du couloir.

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— Regarde-moi bien, tonna-t-il. Tu crois que je suis en état de sourire ? Tu as vu dans quel état

je me trouve ?

— Je t’en prie, reprend ton calme, tenta de le raisonner le garçon en blouse blanche. Ce n’est

pas ainsi que tu résoudras les choses. Tu dois…

Avec une brutalité inouïe, le poing du patient alla s’écraser à plusieurs reprises sur la vitre

doublement renforcée. Terrorisés par cet accès de violence, les scientifiques cessèrent leurs

activités respectives. Avec un mélange de tristesse et de peur, il observait cet individu qu’il

connaissait tous de réputation.

— Ne me parle pas d’optimisme, cracha-t-il à l’attention du garçon élancé. Je suis foutu, je le

sais. Foutu.

— Veuillez excuser l’indélicatesse de mon assistant. Il ne pensait pas à mal. Étant donné, vos

précédents résultats, faire preuve d’optimisme serait inconscient. Cependant, tout n’est pas noir.

À défaut de vous promettre l’impossible, je peux au moins vous éclairer sur votre situation. Si

tel est votre désir, bien sûr.

Chaque mot avait été savamment pesé, le ton parfaitement dosé. La porte brunâtre s’était

ouverte et face au patient désespéré se tenait désormais le Docteur Warren. Le son de cette voix

l’avait calmé. Secoué par sa propre colère, il resta groggy comme un boxeur après une mauvaise

reprise.

— Alors vous me suivez ? Ou vous préférez rester ici et perdre votre précieux temps à effrayer

mes pauvres collaborateurs, lui demanda le Docteur Warren.

* * * * *

Bordélique. Tel était le mot le plus apte à décrire l’environnement dans lequel évoluait la crème

des crèmes des toubibs. Une mer de feuilles bourrée d’analyse sanguine, de rapports

psychologiques et de notes personnelles s’écoulait paisiblement entre le portemanteau et le

bureau du Docteur Warren.

— Fei ! Je vous en conjure, regardez où vous posez vos pieds ! Vous êtes en train de piétiner le

dossier médical de Mme Chantry.

— Autant pour moi Doc, s’excusa l’apprenti, mais vous savez bien que cela n’arriverait pas si

vous me laissiez mettre un peu d’ordre dans votre bureau…

— Une perte de temps, se révolta le Docteur. Ce n’est pas la propreté du bureau qui fait le

scientifique, mais le temps qu’il passe à expérimenter.

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— Ouais, si vous le dites, cependant reconnaissez que cette pièce n’a pas vu un balai et une

pelle depuis des lustres, remarqua le jeune assistant en essayant de dépoussiérer une

majestueuse armoire coincée entre le portemanteau et une table basse recouverte de magazines

scientifiques.

— Mais non, c’est vous qui êtes trop coquet.

— Quelle mauvaise foi !

L’individu au visage drapé de tissu préféra laisser le Docteur et son assistant déblatérer. Au gré

des rendez-vous, il s’était rendu compte que les discussions de l’érudit et du jeune homme

pouvaient durer des plombes. Nonchalamment, il déambula dans l’immense cabinet en se

demandant encore comment il avait pu passer si vite de la folie furieuse à la nonchalance, pour

ne pas dire la somnolence. À chaque visite dans l’antre de Warren, il découvrait de nouveaux

détails, de nouvelles choses à observer. Lors du dernier entretien, il avait remarqué la présence

d’une étrange statuette représentant un homme dévorant à pleine bouche un livre aussi épais

qu’une encyclopédie. Cette fois-ci, l’attention du souffrant fut attirée par les étranges lignes qui

luisaient par intermittence sur la partie du plafond située juste au-dessus du bureau. À chaque

nouvelle apparition, les traits de lumière changeaient délicatement de teinte. Presque malgré

lui, il commença à grimper sur la table afin d’atteindre les mystérieux rais colorés. Seconde

après seconde, le pouvoir d’attraction qu’elles exerçaient sur sa personne s’amplifiait.

— Vous pouvez m’expliquer ce que vous êtes en train de faire ? Au cas vous ne l’auriez pas

remarqué, ce bureau ne ressemble en rien à un mur d’escalade, lui fit remarquer le Docteur

Warren.

— Hem… j’avais cru voir une lumière étrange…

Le Docteur le regarda intensément.

— Bon, laissez tomber, déclara finalement le patient.

Gauchement, il descendit de la table sur laquelle il était monté à son insu et s’assit sur le

moelleux fauteuil qui lui était réservé.

— Si je vous paye une fortune, c’est pour qu’on s’occupe de moi, pas pour vous entendre

papoter, signala-t-il.

La mine confiante du quinquagénaire prit un air sensiblement plus grave. Sans qu’il n’ait à

ajouter quoi que ce soit, Fei s’empressa d’aller récupérer une pile colossale de documents

médicaux. À son tour, Warren s’installa dans un fauteuil. Il croisa ses doigts fins et de son regard

argenté scruta le patient.

— Bon, commençons. Avez-vous réalisé les exercices que je vous avais demandés ?

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— Oui, répondit le souffrant sans cacher sa lassitude. Je les ai faits, une fois de plus. Et comme

toujours, je reste bloqué sur cette scène, je n’arrive pas à voir plus loin. Je ne peux pas.

— Je vois, déclara calmement le Docteur.

Il s’enfourna un des nombreux bonbons jaunâtres qui recouvraient son poste de travail.

— Je sais que ce travail d’introspection est loin d’être aisé, concéda le scientifique. Mais nous

en avons cruellement besoin pour savoir où vous en êtes. Prenez tout le temps nécessaire pour

mettre de l’ordre dans vos pensées.

Dans un sourire qui se voulait rassurant, il glissa :

— De toute façon, avec le bazar qui règne ici, Fei n’est pas près de retrouver les analyses

médicales. Alors, n’hésitez pas à prendre votre temps.

Les minutes s’égrenaient et le silence persistait. Par où commencer ? Comment expliquer ?

Depuis le début, cette histoire n’avait ni queue ni tête. Un seul mot lui venait à l’esprit pour

décrire sa situation : bancale.

— Essayons autre chose, parlez-moi à nouveau de votre souvenir le plus lointain, vous savez la

scène à laquelle vous dites être bloqué. Soyez précis, s’il vous plaît.

— Doc, vous la connaissez déjà par cœur, on perd du temps, et ce n’est pas un luxe que je peux

me permettre.

— J’insiste, décrivez-moi cette image, il se peut que ce que vous considériez comme un détail

soit d’une importance vitale.

Le personnage au visage masqué souffla pour se donner du courage et s’avachit sur son fauteuil.

Il en avait marre d’expliquer encore et toujours cette scène si étrange, qui semblait échapper à

son entendement. À cette lassitude s’ajouta l’appréhension. Pour une raison qu’il ignorait,

parler de cette réminiscence, si cela en était une, l’affligeait terriblement.

— Tout est flou, commença-t-il enfin. D’une incroyable blancheur. Même votre affreuse salle

d’attente n’est pas aussi immaculée. Je suis assis, je le sais, car ma vue se trouve à un niveau

très proche du sol, la position n’est pas confortable, je n’arrête pas de bouger essayant de trouver

la posture la plus acceptable. Puis, j’attends, je ne pourrai pas dire combien de temps, je crois

que j’angoisse, car, je pense… je pense qu’un flot intarissable de sueur s’écoule de ma nuque

jusqu’à la partie inférieure de mon dos. Le corps du patient se cabra sur le dossier du fauteuil,

on aurait dit qu’il venait de se réveiller après avoir fait un mauvais rêve.

— Vous allez bien ?

— Euh, oui… oui. Je pense que ça ira, c’est juste que chaque fois que je pense à la terreur qui

m’avait habité à cet instant, je ne peux m’empêcher de m’interroger : pourquoi étais-je si

effrayé ?

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Même s’il savait pertinemment qu’il n’était pas en mesure de répondre à sa question. Le patient

attendit une réponse du Docteur. En vain.

— Hem… je continue, indiqua le souffrant.

Le bruit répétitif des bonbons allant et venant sur le bureau rythmait la description, l’individu

les triturait machinalement. Les confiseries passaient d’une main à l’autre, comme si le fait de

les agiter de la sorte avait le pouvoir de dissiper la frayeur et l’appréhension qui le rongeait.

— Et ensuite, je crois entendre quelqu’un me parler, je tourne la tête, cherchant désespérément

de vue mon mystérieux interlocuteur, je ne le trouve pas. Puis une seconde voix m’apostrophe

et une troisième et une quatrième, je… je ne sais pas combien. Cinq ? Six ? Ou peut-être même

sept. Le son de leurs voix se mêle, une véritable cacophonie… cela dure un certain temps, que

faisaient ces gens ? Parlaient-ils entre eux ou chantaient-ils ? Je n’en ai aucune idée. Après cela,

une voix se démarque et s’adresse directement à moi, les autres se taisent.

Les va-et-vient des bonbons devenaient de plus en plus rapides, le grincement généré par ces

mouvements commençait à devenir insupportable. Bien qu’incommodé par ce boucan, le

Docteur Warren le laissa continuer son manège.

— La lumière est encore plus intense qu’au tout début. La voix en question parle, puis s’arrête,

j’acquiesce. Elle recommence, je fais non de la tête. Elle continue le même manège, j’acquiesce

encore une fois. Je crois que la voix me posait de questions. Oui, cela ne peut être que ça… Des

questions. Elle me pose encore deux autres auxquelles je réponds, je ne sais pas ce que je

racontais, mais cela semblait important… Si seulement je pouvais me rappeler ce que je

disais… je comprendrais, merde, quoi !

Il fit une pause. Il ballotta les bonbons moins rapidement.

— Puis plus rien. La personne qui me parle se tait, raconta-t-il. La blancheur atteint son

paroxysme. Étrangement, elle ne me dérange plus, bien au contraire elle me rassure, plus rien

ne me gêne, je n’arrive pas à expliquer pourquoi, mais à cet instant précis, je suis très heureux,

je suis même euphorique. Je ris. Je ne sais pas pourquoi, mais je ris !

À ces mots, sa voix s’envola dans les aigus pour mieux se briser :

— Je crois que jamais je n’ai senti et je ne sentirai une telle sensation de quiétude… Et alors

que je savoure ce délicieux moment de paix, une main se pose lentement sur mon visage, si

ferme. Si chaude.

Il écrasa sa main gantée sur sa propre face.

— Cette chaleur est atroce ! Tout s’obscurcit. Mais la sensation de brûlure persiste. Une infinité

de mains se pose sur mon corps. Ces mains, elles sont si ardentes… je sens mon corps défaillir,

témoigna-t-il fébrilement. J’ai l’impression qu’il… fond... Je hurle encore et encore, je prie

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pour perdre conscience, m’évanouir, que ce supplice se termine. Mais rien n’y fait, le calvaire

continue, sans fin.

Les dragées avaient cessé de se mouvoir, l’érudit caressa pensivement sa barbe finement taillée.

Fei, discrètement revenu au cours du récit, fut statufié par le récit de leur patient. C’était la

première fois qu’il entendait cette histoire. Il regretta presque d’avoir trouvé les documents si

rapidement. L’ensemble de la pièce s’était figé, les seuls mouvements provenaient des

tremblements frénétiques qui secouaient le corps du souffrant.

— Tout simplement impressionnant, lâcha le quinquagénaire en saisissant distraitement les

papiers que lui tendait son jeune assistant, vous ne pouvez pas imaginer les progrès que vous

avez réalisés.

L’individu agita faiblement sa main pour réfuter l’affirmation du Docteur.

— Je crois que vous êtes le seul à voir des progrès. Moi, tout ce que je sais c’est que le flou

total persiste, argua-t-il.

Il serra le poing de frustration.

— Hmm, je ne suis pas de ceux qui ont le compliment facile, mais, là, nous avançons, lui dit le

Docteur Warren. C’est indéniable. Regardez.

L’érudit lui tendit une liasse de feuilles un peu froissées.

— Ce sont les verbatim de chacune de nos consultations, indiqua-t-il. Lisez les passages

surlignés en bleu, vous allez vite comprendre de quoi je parle. Il fit basculer lentement son siège

en direction de son assistant resté muet.

— Dites-moi, Fei, avez-vous préparé le laboratoire ? Les outils ont-ils été nettoyés ?

— Euh… pas vraiment. Je ne savais pas que vous comptiez les utiliser, comme vous ne m’aviez

rien dit, cette fois, je me suis dit…

Warren prit une mine désolée. Il saisit avec révérence une petite statuette verte représentant un

homme dévorant un bouquin. Avec une certaine nostalgie, il la contempla.

— Vous voyez cette statuette ? Beaucoup de gens pensent qu’elle n’est donnée qu’au plus

prometteur et au plus talentueux des jeunes scientifiques, mais c’est faux. Quand je l’ai gagné,

j’étais loin d’être, le puits de sagesse qui se trouve devant vous expliqua-t-il posément.

Il caressa ses cheveux poivre-sel gominés en arrière et continua :

— J’étais à peine plus vieux que vous, je faisais partie de cette masse de scientifiques anonymes

voués à travailler toute leur vie dans l’ombre sur des projets sans intérêt. Mais vous savez

comment je me suis démarqué ?

— Non, répondit Fei, laconiquement.

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— J’ai fait une chose très élémentaire, j’ai pris mes deux couilles et je les ai posés sur l’établi,

expliqua-t-il avec passion. Dans un langage plus soutenu, j’ai fait preuve d’initiative, pris les

devants, emprunté des chemins qu’aucun de mes confrères n’a osé prendre : j’ai pris des risques.

Vous comprenez ?

— Oui, je vois.

L’assistant n’essayait même plus de masquer sa lassitude. Ces sermons faisaient désormais

partie de son quotidien depuis qu’il avait quitté sa ville natale et les jupons de sa mère.

— Tout cela pour vous faire comprendre que j’attends de vous plus d’autonomie et

d’opiniâtreté.

L’assistant poussa un soupir volontairement audible, que Warren ne prit pas la peine de

souligner et alla au laboratoire en traînant des pieds.

— Bon ceci étant réglé, clama Warren

Il fit pivoter son moelleux fauteuil en direction du patient,

— Vous avez fini de lire, lui demanda-t-il.

Les mains tremblantes le souffrant parcouraient les toutes dernières lignes du document. Tout

au long de sa lecture, il n’avait pas pu s’empêcher de se démener sur son siège. D’abord,

recroquevillé à l’intérieur du somptueux fauteuil boisé, il s’était au fur et à mesure redressé,

vers la fin du récit tout son corps s’était penché en avant. Afin de mieux dévorer les passages

colorés de bleu, il avait rapproché sa tête à quelques centimètres du volumineux dossier. Il avait

lu et relu certains passages, en avait même répété d’autres à voix basse. Dans un autre contexte,

on aurait même pu le confondre avec un acteur récitant son texte avant le grand final d’une

tragédie.

— C’est… Comment dire… Ça n’a pas de sens, je ne me souviens pas avoir dit ces choses-là…

Doc, expliquez-vous, je ne comprends pas… Premièrement d’où sortez-vous ce document,

qu’est-ce qui me prouve que toutes ces informations sont fiables ?

Warren afficha un sourire malicieux du bout de son index, il brossa la fine barbe soigneusement

taillée qui bordait sa bouche et répondit :

— Et bien, pour être totalement franc avec vous, j’ai pris la mauvaise habitude de mettre en

place divers moyens me permettant de garder une trace écrite et visuelle de chacune de mes

consultations. Disons que c’est mon journal de bord.

Le malade scruta vivement l’ensemble de la vaste salle beige, à la recherche de ce fameux

dispositif.

— Inutile de vous torturer ainsi, mon cher. Vous risquez le torticolis, lança le Docteur, je ne

pense pas que vous soyez assez « sensible » pour mettre à jour le procédé que j’utilise.

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— Peu m’importe vos méthodes, répliqua avec véhémence le patient.

Il tapota la liasse de papier avec le dos de sa main.

— Je veux juste savoir si ce qui est marqué là-dessus est véridique.

— Je peux vous l’assurer à deux cents pour cent

— Alors, c’est tout bonnement invraisemblable, je ne trouve pas d’autres mots… de tels

changements en l’espace de trois petits mois… C’est…

— Impressionnant, le coupa Warren. Lors de notre première consultation, je vous avais posé la

même question à savoir : quel était votre souvenir le plus lointain ? Et vous m’aviez répondu

que…

D’une manière forte théâtrale, le scientifique fit claquer ces doigts filiformes et le désigna de

l’index.

—... Que, je ne me souvenais d’absolument rien, compléta le patient. Que je m’étais réveillé

dans cette ville qui m’était totalement inconnue sans comprendre le pourquoi du comment.

— Exact, c’était très troublant. Au début, j’ai cru que nous n’avions affaire qu’à une simple

perte de mémoire passagère, ce n’est pas courant, mais cela peut arriver après un choc

émotionnel ou un coup particulièrement violent. Mais après avoir vu l’état de votre corps, j’ai

compris que la situation était beaucoup plus…

Il chercha pendant quelque temps le mot le plus approprié et en profita pour gober expressément

l’un des derniers bonbons survivants.

—… Décapante. Sans vouloir vous irriter, bien sûr.

Le patient avait rapproché ses mains gantées de son torse afin de resserrer son long imperméable

gris. Il se remémora avec effroi le moment où il s’était rendu compte des anomalies présentes

sur son corps.

— À notre second rendez-vous, enchaîna le médecin, je vous ai reposé la même question. Nous

espérions un retour partiel de la mémoire. Mais rien ne se produisit. Le désert, le vide, le néant,

sans parler de votre état physique qui s’était sensiblement dégradé entre temps.

— Tout ça en seulement une quinzaine de jours…

Le Docteur saisit brusquement le compte-rendu des mains du patient et le fouilla avec

empressement, à la recherche d’une page en particulier. Lorsqu’il eut trouvé planta son long

doigt dans le cœur de la feuille en question.

— Ah, voilà, ce qui nous intéresse, s’exclama-t-il en désignant un long passage cerclé de rouge.

Je vais vous le lire. Surtout, ne m’interrompez pas :

Page 15: Les Êtres Maudits (Extrait)

Cinquième Consultation.

Voilà presque deux mois que j’ai débuté l’observation de ce patient, jamais au cours de ma

carrière je n’ai rencontré un tel cas, je dois reconnaître que j’ai de prime abord fait preuve

d’une certaine négligence en essayant de banaliser ses pathologies, ou plutôt devrais-je dire sa

pathologie. En effet, à l’issue de cette cinquième entrevue j’ai enfin commencé à comprendre

qu’il existait un lien de cause à effet entre les modifications que subissaient son corps et la

sévère altération de sa mémoire.

Après, la seconde consultation, son état semblait s’être stabilisé. En effet, l’aspect physique

n’avait pas connu de changement notable entre la seconde et la cinquième séance, par ailleurs,

les résultats des analyses réalisés par mon jeune assistant montraient que la même tendance se

produisait au niveau cellulaire, mieux encore les différents tests nous laissaient croire à une

légère amélioration. Mais à la suite de cette cinquième consultation, je ne peux plus me

permettre de faire preuve d’optimisme. Lors de cette séance, le patient a dans un premier temps

adopté un comportement extrêmement colérique puis a basculé sans raison apparente dans la

plus grande des tristesses. Son état psychologique déjà fragile s’est encore détérioré, ses

changements d’humeur sont devenus totalement imprévisibles, sûrement une conséquence de

son changement physique brutal et du climat d’incertitude qui règne autour de cette maladie,

en supposant que cela en soit vraiment une.

Plus par habitude que par véritable intérêt, je lui ai redemandée quel était son souvenir le plus

lointain avant qu’il ne se réveille dans cette ville, à ma grande surprise il a semblé, pour la

première fois, se souvenir de quelque chose, il m’a parlé d’un endroit empli d’une lumière

blanche aveuglante et d’une terrible douleur. Aussi étrange que cela puisse paraître, il

m’indiqua par la suite que le fait de raconter cette vision des plus étranges le faisait atrocement

souffrir. De prime abord, je ne suis pas parvenu à saisir le sens de ces mots. Avais-je à faire au

délire d’un malade instable qui avait tout simplement fait un mauvais rêve ? Seule une batterie

de tests me permettrait de répondre à cette question. J’ai donc conduit le patient dans mon

laboratoire personnel et lui ai demandé de se dévêtir totalement. Le bilan était désastreux même

avec toute la sagacité du monde, je n’arrivais pas à comprendre comment son corps avait pu

atteindre ce stade critique. La situation se passait de mot… Afin de savoir si la douleur qu’il

prétendait ressentir lorsqu’il racontait son récit était réelle et non imaginaire, je lui ai demandé

de me le relater une nouvelle fois, mais cette fois-ci, je pris la peine de recouvrir son corps de

capteurs sensoriels afin de voir comment son organisme réagissait.

Page 16: Les Êtres Maudits (Extrait)

À la fin de son histoire, quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir que l’intégralité des capteurs

avait viré du vert clair au noir le plus profond : sa souffrance non contente d’être concrète,

réelle, atteignait des niveaux extrêmes. J’en suis maintenant sûr, ce qu’il raconte n’est pas un

simple songe et encore moins un conte crée par un fabulateur, mais bel et bien un souvenir de

sa vie passé : seuls les événements nous concernant directement peuvent nous affecter avec une

telle intensité. Mais quel en était le sens ?

Même si je sais qu’un médecin ne doit jamais se reposer exclusivement sur ses intuitions, mon

instinct me criait de vive voix que la clé de la guérison de ce patient se trouvait dans ses

souvenirs. Cela n’avait pas beaucoup de sens, ce n’était pas cohérent, mais je ne pus

m’empêcher d’y croire. Le doute n’était plus permis : son état physique actuel est intimement

lié à la perte de sa mémoire. Il faut maintenant étayer tout cela.

Sixième consultation

Il est temps d’agir, d’inverser la vapeur, le temps nous fait cruellement défaut. Que cela soit sur

le plan psychologique ou physique sa situation est réellement dramatique. Heureusement, les

efforts de Fei et de quelques autres de mes scientifiques ont enfin porté leurs fruits. En effet,

suite à ma première rencontre avec notre fameux patient, je pris la peine de constituer un petit

groupe de chercheurs dans un seul et unique but : concevoir un objet à la fois capable de

protéger efficacement le corps meurtri de notre client et surtout de fournir en temps réel des

informations sur la progression de sa maladie. Voilà à quoi ressemblait le cahier des charges

de ce projet, certains penseront qu’il est bien trop vague, pas assez détaillé, mais j’ai totalement

confiance en la créativité de mes subordonnées, surtout en celle de Fei. Je suis persuadé que

s’il était juste un tout petit peu moins…

Le docteur ne parvint pas à réprimer une petite moue qui faisait par la même occasion ressortir

les rides légèrement marquées qui parcouraient ses joues creuses.

— Hmm, je crois que je vais sauter ce passage, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, bien sûr.

Le patient hocha faiblement des épaules. Peu lui importait. Il voulait juste connaître le fin mot

de cette histoire et comprendre ce qui était en train de lui arriver et il n’aimait pas la tournure

que semblaient prendre les notes d’observation de Warren.

… Bluffé, je suis tout simplement bluffé par le résultat qu’ils ont réussi à obtenir en seulement

trois petits mois. Vivement que le bracelet soit prêt ! Une véritable prouesse technique. Prouesse

Page 17: Les Êtres Maudits (Extrait)

dont notre cher patient ne semble pas être conscient, à dire vrai plus rien ne l’atteint. Au cours

de cette sixième séance, je ne pus m’empêcher de faire un parallèle fort déplaisant entre sa

situation et celle d’un individu qu’on aurait condamné à tort à la pendaison, peu importe ce

que l’on pouvait lui dire l’espoir, l’avait quitté. Ce fatalisme prenait parfois la forme d’un

calme désarmant face aux événements qui lui tombaient sans cesse dessus, mais le plus souvent

c’était l’incompréhension qui l’habitait, incompréhension qui se transformait ensuite souvent

en colère pour ne pas dire en ire effrayante, le même genre de furia que l’on pouvait retrouver

chez certains fauves des îles du Sud lors de leur dernier sursis avant l’inéluctable.

Heureusement pour nous, je suis en mesure de mettre un terme à ces accès de rage, du moins

de manière temporaire…

— Et attendez Doc ! qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que vous me…

— Je vous en prie. Ne m’interrompez pas, je répondrais à toutes vos questions à la fin de cette

passionnante lecture. Répondit-il calmement avec une légère touche d’autorité. Courage, nous

arrivons bientôt au terme de ce passage.

Même si son moral reste encore très bas j’ai senti que « le cadeau de Fei » lui a fait plaisir

grâce à ça, il pourra facilement cacher ses importantes détériorations physiques sans avoir à

porter à toute heure du jour cette affreux imperméable bien trop grand. Ne manque plus que le

bracelet sur lequel travaille Fei et Arésa. Avec cet outil, nous pourrons mesurer les variations

que subit son corps et anticiper avec précision le moment crucial, tant redouté et réagir

promptement pour lui apporter notre soutien, cette ultime étape s’annonce ardu. Comme toutes

les phases terminales.

Le dernier mot raisonna avec une telle force dans l’esprit du patient qu’il faillit tomber de son

fauteuil. Une partie de lui-même savait depuis le début que l’arrangement soudain de ce rendez-

vous allait être annonciateur de mauvais présages, mais malgré cela une autre parcelle de son

être avait essayé de voir dans la lettre de convocation bleue pastel du Docteur Warren, un signe

d’amélioration, de progrès. Il s’était dit que cela allait bien finir par s’arranger un jour, comme

la plupart des maladies dermatologiques. Terminale. Un mot tabou qui signifiait beaucoup en

médecine. L’agonie, les soins palliatifs, les regards extérieurs emplis de pitié et de dégoût, puis

enfin la mort comme terminus à un trajet cahoteux dans le monde des vivants.

Il voulut hurler de rage, beugler toute la haine qu’il avait contre le Destin, cette infâme loterie

qui l’avait désigné perdant. Il en voulut aussi à la Suprême Guérisseuse, à laquelle il avait

pourtant adressé tant de prières en espérant vainement une amélioration ou au moins des

Page 18: Les Êtres Maudits (Extrait)

explications : quitter ce bas monde était une chose, le quitter sans même savoir pourquoi en

était une autre. Plus que jamais il se sentit impuissant, insignifiant.

Ainsi il allait partir. Délaisser ce monde pour cet ailleurs que les gens décrivaient en termes

élogieux sans pour autant vouloir y mettre les pieds, pas même le bout d’un orteil. Le Destin,

cet enfant de putain non content de lui avoir ravi son identité, ses souvenirs et sa vie d’antan,

s’apprêtait désormais à lui arracher de manière cavalière son ersatz de vie sans même avoir la

politesse de lui demander son avis. Perfectionniste, ce chien ne semblait même pas enclin à lui

laisser l’opportunité de comprendre le pourquoi du comment de ce tirage au sort fort

malheureux. Il était bloqué. Dans l’étroit couloir poisseux de ce sombre présent, les

mélancoliques jardins du passé et le ciel azuré d’un avenir serein lui étaient interdits. Tout cela

était désormais hors de portée de sa personne.

Terminale. Ce simple mot avait fermé à double tour toutes les issues qu’il avait essayé

d’atteindre au cours de ces trois derniers mois. Il tenta de parler, mais les mots lui manquèrent.

Son instinct animal lui susurra de se lever, de serrer ses poings de toutes ses forces et de frapper

le corbeau de mauvais augure qui lui faisait face. Oui, frapper le Docteur jusqu’à ce que la mort

le saisisse comme elle allait également le saisir, lui, le patient malchanceux. Cette option fit son

chemin. Il tremblait de rage et d’impuissance.

De l’autre côté du bureau, le Docteur Warren se forçait à le regarder, à faire face à sa détresse.

C’était douloureux. Jamais le médecin n’aurait pensé qu’annoncer cette nouvelle le peinerait

autant. Lui, qui était pourtant connu pour son détachement, s’était petit à petit lié à ce cas si

unique, au cours de ces trois derniers mois. Une part de lui-même voulait le bercer d’illusions,

lui faire croire que tout n’était pas perdu. C’était facile. Il lui suffisait de quelques mots. Les

mêmes qu’ils avaient prononcés si souvent à ces plus jeunes patients du temps où il travaillait

encore en pédiatrie. Mais, le temps avait fait son chemin et le jeune pédiatre mal habile s’était

changé en brillant scientifique, laissant par la même occasion les jolis bobards et les mensonges

de réconfort derrière lui. Il n’était pas homme-câlin, mais médecin. Le meilleur d’entre eux,

d’ailleurs.

Le long silence fut finalement piétiné par les pas de Fei. Ses yeux vert olive naviguèrent

rapidement du patient, la tête intégralement plongée dans ses deux mains, à son mentor,

totalement immobile. La bombe avait donc été lâchée. Il se posta aux côtés de l’éminent

scientifique.

— J’ai effectué tous les préparatifs que vous m’aviez demandé, lui annonça-t-il d’une voix

blanche. Les outils n’attendent plus qu’eux, intima-t-il à l’oreille de Warren.

Page 19: Les Êtres Maudits (Extrait)

Il n’avait pas osé parler à voix haute de peur de heurter l’individu en imperméable. En dépit de

son manque d’expérience, le jeune assistant savait pertinemment que certains malades

atteignant cette triste étape finale pouvaient adopter des comportements violents. De surcroît,

l’attitude du malheureux condamné était devenue de plus en plus imprévisible au fur et à mesure

que ce mal gagnait du terrain. L’intéressé ne remarqua pas la présence de l’assistant.

Complètement aveuglé par la peine et le désespoir, il essaya de se remettre de ses émotions. En

pleine phase de déni, il se demanda si les deux scientifiques n’avaient pas fait une erreur de

calcul ou omis un détail, bref qu’il s’était vautré. Cependant intérieurement, les sirènes de la

Raison lui expliquèrent que Warren avait probablement déjà vérifié les résultats des dizaines de

fois, avant de le contacter. Il maudit l’infaillibilité de son toubib.

— Ça veut dire que je vais bientôt… mourir ?

Sa voix qui oscillait entre le grave et l’aigu eut du mal à sortir de sa gorge, comme si une

mauvaise boule entière de Loto était bloquée en travers de son larynx.

— Je vais être franc avec vous, commença lentement Warren.

Il marchait sur des œufs.

— Nous sommes incapables de prévoir avec exactitude quand cela arrivera et dans quelles

circonstances cela se passera, mais les résultats des analyses sont on ne peut plus formels : d’ici

sept mois, votre organisme ne supportera plus toutes les modifications qu’il subit et votre cœur

s’arrêtera. J’en suis désolé, sincèrement.

— Sept mois… sept petits insignifiants mois… ce n’est pas possible, Doc. Cela ne tient pas

debout…

— Et pourtant, c’est là, la stricte vérité.

— Non ! beugla l’individu au visage drapé de tissu en se levant d’un coup. Votre vérité je

l’emmerde !

Fei observa avec peine et impuissance, le malade faire nerveusement les cent pas autour du

bureau.

— Depuis que toute cette merde a commencé, jamais je ne me suis senti aussi en forme

physiquement, jamais ! Et vous, tout ce que vous trouvez à me dire c’est : « Eh, mon gars ! ça

va ? Au fait, il te reste seulement sept mois à vivre. »

Warren ne répondit pas aux invectives de son client, il resta figé espérant que l’individu se

calmerait rapidement. Que nenni ! Le patient se rapprocha dangereusement du scientifique,

jusqu’à se trouver à seulement quelques centimètres de son nez aquilin.

— Sept mois, rugit-il. Et vous avez osé me parler de progrès étonnants…

Page 20: Les Êtres Maudits (Extrait)

Il profita de la faible distance qui le séparait de son toubib pour enfoncer à plusieurs reprises

son index dans le torse décharné de son médecin.

Sans se soucier des coups d’index qui lui étaient portés, le scientifique répondit

flegmatiquement.

— Certes, vous avez commencé à vous remémorer quelques bribes de votre vie passée, mais

soyons réalistes. Vu le rythme auquel votre mémoire se restaure, il vous faudrait des années

pour vous souvenir de votre véritable identité, et d’ici sept mois votre corps vous aura lâché. Je

sais que cela peut vous sembler cruel, mais…

Le patient, plus excédé que jamais, le souleva par le col et le maintint à plus de trente

centimètres au-dessus du sol. Horrifié, devant un tel accès de colère le jeune assistant ne sut

que faire à part tenter d’apaiser l’insondable rage qui consumait ce patient auquel il s’était

attaché.

— Je t’en conjure, relâche Warren ! le supplia-t-il, en s’approchant doucement pas à pas des

deux hommes. Agir de la sorte ne t’avancera à rien.

— Ah oui ? rétorqua-t-il crânement. Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Après tout, j’ai déjà un pied

dans la tombe. Cet homme ici présent…

Il secoua le corps de Warren comme un vulgaire prunier.

—… m’a dit que ma vie arrivait à son terme, que j’étais en phase terminale… Un cas

désespéré ! Ce programme de guérison m’a coûté les yeux de la tête, j’ai trimé pour réunir les

fonds nécessaires et être soigné par le meilleur pas pour qu’il me dise que je vais expirer d’ici

sept mois comme un putain de produit laitier.

— Écoute-moi, écoute-moi, insista Fei, le Doc n’a fait que son devoir en te disant la vérité, tout

aussi dure qu’elle soit…

— Arrête de me baratiner avec ta pseudo-psychologie ! hurla-t-il.

Les murs en tremblèrent, le jeune disciple fut même obligé de couvrir ses oreilles avec ses

mains. En temps normal, la voix instable du souffrant n’était pas des plus harmonieuses, mais

dès qu’il se mettait à vociférer ces sons tantôt aigu, tantôt grave devenaient tout simplement

insupportables.

— Bon, maintenant cela suffit, écoutez attentivement, s’échauffa Warren.

Avec une rare intensité, il fixa son patient sans ciller.

— Votre sort n’est guère enviable, j’en suis désolé, reprit-il. Mais nous avons ce que nous avons

pu. Vu la nature de la maladie qui vous affecte, vous devriez déjà être six pieds sous terre. Le

fait que vous soyez encore debout est déjà impressionnant en soi, le fait qu’il vous reste encore

Page 21: Les Êtres Maudits (Extrait)

sept mois à vivre relève tout simplement de l’intervention divine. Alors, vous êtes gentil, mais

j’apprécierais que vous me déposiez délicatement sur le sol et que vous vous calmiez.

Ses mots résonnèrent avec force dans l’esprit confus du patient. Désorienté, il scruta

nerveusement autour de lui, cherchant à comprendre ce qui lui arrivait. Il regarda ensuite avec

incompréhension, Warren qu’il tenait par le col de sa chemise grise.

— Je ne comprends pas, que… tenta-t-il d’expliquer alors qu’il reposait en douceur Warren sur

le parquet du cabinet.

— C’est l’un des nombreux effets secondaires de votre affliction. Comme je l’ai écrit dans le

rapport que je viens de vous lire, plus la maladie progresse et moins vous êtes stable

mentalement.

Il opina silencieusement du chef, conscient que cette nouvelle donnée venait alourdir la longue

liste de problèmes dans lequel il était embourbé.

— Et maintenant ? demanda sombrement le malade.

— Direction le laboratoire. On va faire de nouveaux tests et voir si on peut trouver un moyen

d’améliorer votre espérance de vie.

Un frisson parcourut l’échine du patient, il détestait ce foutu laboratoire de savant fou. Le visiter

constituait pour lui le pire moment de la consultation.

— Putain de merde, jura le souffrant.

— Je sais que cela ne vous plaît pas, mais de toute façon vous devez passer par le labo pour que

je puisse faire les tests physiques complémentaires. Et puis, continua-t-il l’œil brillant de

malice, si je me souviens bien, vous m’aviez dit que vous étiez dans la forme de votre vie. C’est

le moment de le prouver.

Voyant qu’il ne pouvait pas lutter contre la volonté de ce personnage, l’individu en imper suivit

mollement le professeur jusqu’à la petite porte blanche qui menait à cette annexe du cabinet.

— Fei, au lieu de rêvasser, venez donc par ici. On n’a pas toute la nuit !

L’assistant était resté immobile encore sous le choc. En son for intérieur, il se demandait encore

s’il aurait été capable de maîtriser un tel patient sans l’aide de son mentor.

— Euh… J’arrive dans la minute.

Page 22: Les Êtres Maudits (Extrait)

Un mois plus

tard…

Page 23: Les Êtres Maudits (Extrait)

Chapitre 1 : La fin de l’attente

Ces grands yeux verts s’ouvrirent péniblement. Elle dut cligner des yeux à plusieurs reprises

pour sortir définitivement de sa longue et profonde rêverie. Ceci étant fait, la femme se décida

enfin à accorder de l’importance à son environnement. Avec fracas, les vagues vinrent mourir

à quelques mètres de son petit corps pâle. Délicatement, le parfum salé de l’océan s’engouffra

dans ses narines pour envoûter son âme encore un peu endormie par la longue méditation dans

laquelle elle s’était plongée.

Petit à petit, la femme reprenait conscience de son enveloppe charnelle. Ce qu’elle ne tarda pas

à regretter. Les intenses fourmillements qu’elle ressentit au niveau de ses cuisses lui

décrochèrent une petite grimace. Rester assis aussi longtemps n’était manifestement pas sans

conséquence.

Bon sang, mes jambes sont totalement ankylosées, constata-t-elle. Je ne pensais pas que cela

prendrait autant de temps.

La femme tendit ses bras vers le ciel pour les étirer, le sinistre craquement qui résulta de ce

simple mouvement ne la rassura pas.

Ça fait un mal de chien ! Mon corps est vraiment dans un sale ét…

L’émerveillement mit fin à ses sourdes complaintes. Bien au-dessus de sa chevelure rousse, là-

haut, une infinité de lueurs orangées perforaient la toile mauve qui faisait office de ciel. De leur

éclat bienveillant, les étoiles veillaient. Face à une voûte céleste d’une telle beauté, la rouquine

demeura bouche bée.

J’avais oublié que le ciel de cette dimension était si splendide…

Pendant une bonne poignée de minutes, la femme laissa son regard émeraude se perdre dans les

étoiles, se balader de constellation en constellation. Elle aurait pu se promener sur ce ciel mauve

toute une éternité sans en ressentir la moindre lassitude, cependant le devoir l’appelait. Au prix

d’un effort qu’elle considéra comme surhumain, la rousse se leva finalement.

Elle était restée assise sur cette plage verte si longtemps que le sable s’était déposé sur de

nombreuses parties de son corps. Les mollets, les avant-bras, le visage. Tous les membres

qu’elle avait de nu se trouvaient constellés de petits grains verts. En raison de cela, sa peau

laiteuse brillait alors d’un léger éclat émeraude, juste comme ses yeux.

Page 24: Les Êtres Maudits (Extrait)

Une fois débarrassée de ces petits grains fort gênants, la femme se retourna lentement pour faire

face à une vieille connaissance.

— Nerrita, tu comptes vraiment y aller ?

— Oui. Je dois absolument la rencontrer, lui répondit la rouquine. Si les prévisions de Corela

sont exactes, c’est maintenant ou jamais. Pour avoir une chance de la croiser, je dois partir

immédiatement.

— Tu te fies vraiment à ce que raconte Corela, l’interrogea suspicieusement son interlocuteur.

— Pas totalement. Mais je n’ai pas d’autres options. Si je n’y vais pas maintenant toute cette

attente aura été vaine.

— Je comprends. De toute façon, je ne suis pas venu pour t’arrêter, mais plutôt pour te prévenir :

quand tu la verras de l’autre côté, tu devras faire preuve de prudence. Un seul de tes mots, le

plus infime de tes actes est susceptible de causer des dégâts irréparables.

En entendant ces paroles, la dénommée Nerrita esquissa un sourire un peu moqueur.

— Tu n’as pas de raison de t’inquiéter. Je sais parfaitement ce que je fais. Après tout, j’ai eu

des années pour y penser.

— Certes. Mais quoi que tu dises, tu n’en restes pas moins une vulgaire Humaine. Tu n’es pas

infaillible. Tu as déjà échoué une fois. Ne l’oublie pas.

La petite femme au teint pâle leva les yeux au ciel tout en soupirant de manière excessive.

— Écoute-moi bien, insista son interlocuteur. Je sais que tu as placé beaucoup d’espoir dans

cette rencontre, mais ne te laisse pas dominer par tes émotions. Ne gâche pas tout ! Si tu lui en

dis trop…

— C’est bon, c’est bon, le coupa la rousse sur un ton las. Je sais quand même me tenir… Je ne

suis pas un oisillon. Je n’ai pas besoin que tu me couves. Par contre…

La rouquine posa son index sur sa lèvre inférieure.

— … Je veux bien que tu me donnes la becquée…

L’interlocuteur de la rouquine demeura interdit. À n’en pas douter, cette réplique un peu tordue

le prit au dépourvu. L’état de surprise passé, il déclara finalement d’une voix lente et appuyée :

— Nerrita ne prononcerait jamais de telles absurdités.

Un sourire plein de malice se dessina sur le visage rond de la petite rousse.

— Ah bon ? Alors qui en serait donc capable ? demanda-t-elle en plongeant son regard dans les

yeux de son vis-à-vis.

— C’est sans importance… Parlons sérieusement, tu veux ? Tu ne m’as toujours pas dit

comment tu comptais t’y prendre pour survivre de l’autre côté. Rejoindre l’autre dimension est

une chose, y subsister en est une autre.

Page 25: Les Êtres Maudits (Extrait)

— Pas de quoi s’inquiéter, lui répondit tranquillement la femme au teint immaculé. Juste avant

de rejoindre cette dimension, j’ai laissé une infime partie de moi-même de l’autre côté, à

l’intérieur d’un bâtiment pour être précis. Avec ça, je devrais pouvoir tenir quelque temps. Trois

ou quatre semaines si mes estimations sont correctes.

— C’est peu. Même à l’échelle humaine, souligna l’autre individu.

— C’est vrai. Mais cela devrait être suffisant. Après tout, je veux simplement discuter avec elle,

rien de plus.

— C’est ce que tu dis. Mais bavarde comme tu es, tu pourrais passer des années à blablater sans

même t’en rendre compte. Si tu restes là-bas trop longtemps…

— Relax ! Tout se passera bien pour moi. Et puis de toute façon, la petite possède une petite

partie de mon essence vitale. Je pourrai toujours m’en servir si le temps me fait défaut. Bon,

c’est bien beau de parler, mais il va falloir que j’y aille.

Sans plus attendre, la rousse tendit l’index et le majeur de sa main droite. Ses fins sourcils se

froncèrent. En réaction à cette soudaine concentration, les deux doigts en érection se colorèrent

d’un noir profond qui détonnait avec la blancheur naturelle de sa peau. D’un mouvement fluide,

la femme au regard émeraude dessina un grand cercle dans le vide. La manœuvre terminée, un

disque sombre déchira l’espace pour apparaître face à elle.

Un faible râle s’échappa de ses lèvres. Elle éprouva toutes les peines du monde à reprendre son

souffle. La migraine qui s’abattit sur elle fut si forte, qu’elle manqua de défaillir. Seule sa fierté

l’empêcha de se laisser tomber sur le sable vert. Manifestement, réaliser une telle action l’avait

esquinté. Chose qu’elle ne manqua pas de faire savoir à son interlocuteur. Entre deux

inspirations poussives, elle déclara :

— J’avais oublié… à quel point… ce portail… était difficile… à construire.

— Difficile ? Peut-être pour un Humain.

— Tu n’arrêtes jamais avec ça, pas vrai ?

— Non, répondit laconiquement son interlocuteur.

— Et une raison en plus de partir ! Une !

— Au lieu de dire des bêtises, attrape ça.

Sans plus de cérémonie, l’autre personnage lança un flacon en direction de la rouquine. Flacon

qu’elle eut d’ailleurs bien du mal à attraper tant l’épuisement l’affectait. D’un regard curieux,

elle observa le liquide argenté qui dansait à l’intérieur du contenant.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda la femme à la peau d’albâtre.

Page 26: Les Êtres Maudits (Extrait)

— C’est ce que j’utilise à chaque fois que je change de plan d’existence. Avec cette boisson,

les contrecoups dus au changement de monde sont presque inexistants. Dès que tu arriveras de

l’autre côté n’oublie pas d’en avaler une bonne rasade. Crois-moi, tu me remercieras.

— Je vois. C’est donc comme ça que tu faisais pour transiter sans encombre. Intéressant.

D’ailleurs maintenant que j’y pense, cela fait longtemps que tu n’es pas parti de l’autre côté.

Son interlocuteur lâcha un rictus plein de dédain.

— Pour quoi faire ? Moins je vois les Humains, mieux je me porte. Tu sais, je ne suis pas aussi

tendre que ma sœur. Je n’ai pas l’intention d’oublier le pêché que vous, les Humains, aviez

commis.

— Pourtant j’avais cru comprendre que la petite était actuellement en train de te chercher…

— Eh bien, qu’elle cherche encore, la coupa sèchement son vis-à-vis. Elle n’est pas encore

prête. C’est encore une ignorante. Tant qu’elle ne comprendra pas le sens profond du mot

« Vérité », je ne bougerai pas d’un pouce.

— Toujours aussi dur à ce que je vois. Je commence à comprendre pourquoi les gens ont du

mal à te trouver… « L’Introuvable Trouveur ». Tu mérites vraiment ton titre.

— Si c’était facile, cela ne serait pas drôle, tu ne penses pas ?

— Ça se discute… Bon, il va vraiment falloir que j’y aille. Moi, j’ai une jeune fille à instruire…

— Fais ce que tu dois faire, mais ne le lui en dis pas trop. Et aussi…

Son interlocuteur fit une courte pause. Un léger voile d’inquiétude se déposa sur son visage.

— Et aussi, l’encouragea la rousse.

— Évite de mourir, lâcha-t-il enfin.

La femme esquissa un sourire en coin.

— Combien de fois vais-je devoir te le dire ? Je suis déjà morte, lui signala-t-elle. Après mille

cinq cents ans, tu devrais déjà le savoir, non ? Pas la peine de tirer une tronche d’enterrement.

Bon, allez ! A plus.

Sur ces mots, son petit corps pâle s’enfonça à l’intérieur du disque noir qu’elle avait elle-même

généré. À la simple idée de la rencontrer, son cœur faisait des soubresauts.

Page 27: Les Êtres Maudits (Extrait)

Chapitre 2 : Miroir, miroir, où es-tu ?

Un épais brouillard recouvrait les cimes enneigées des monts surplombant ce pays si lointain.

Au milieu de ce monde glacé, une fillette marchait tranquillement. De ces petits orteils nus à la

base de ses genoux, la neige l’immergeait. Sans se soucier du froid, elle cueillit un morceau de

neige puis l’observa avec une certaine insatisfaction : cet échantillon terne et informe n’était

pas à son goût. Elle devait le changer, le polir, le perfectionner. Comme il le lui avait appris.

S’il pouvait le faire, elle aussi. Elle était d’ailleurs bien impatiente de voir la tête qu’il ferait en

voyant qu’elle avait réussi.

Au loin, un grondement se fit entendre, mais l’enfant n’y prêta pas d’attention. Seul l’intéressait

ce triste bloc de neige. Elle commença à observer intensément le blanc fragment qui tenait dans

sa main d’enfant. Instantanément, trois bandes noires vinrent cercler son petit avant-bras nu.

Un second grondement résonna. La montagne en trembla. La fillette ne put ignorer cette

puissante rumeur, cela dit son attention se refocalisa très rapidement sur l’insignifiant morceau

de neige. Voir la montagne ainsi balayée par le vent ne l’impressionnait plus vraiment. En

réponse à son extrême concentration, le fragment blanc se mit à remuer. Un sourire se dessina

sur les lèvres de la jeune fille. Elle sentait qu’elle pouvait le faire. Pour la troisième fois, un

élément sonore vint troubler son expérimentation, le grondement s’était changé en hurlement.

Le ciel gris, furibond, se stria d’éclairs. Non loin de là, un blizzard se levait. Les éléments ne

tarderaient pas à se déchaîner. Au milieu de ce bruit d’une puissance inouïe, la gamine crut

entendre son nom être hurlé par une voix familière. Sûrement la sienne.

Bien trop absorbée par ses étranges expérimentations, la fillette ne prit pas la peine de lui

répondre. Pas avant d’avoir fini ce qu’elle avait commencé. Sans se soucier de sa robe de nuit

fuchsia couverte de poudreuse, elle continua de fixer la drôle de matière informe qui reposait

dans le creux de sa main. Les apparences étaient trompeuses. En dépit de sa couleur blanche, la

boule n’avait plus rien à voir avec de la neige. Preuve étant les vaguelettes de Pirse qui s’en

dégageait.

La fillette esquissa un début de sourire. Elle y était presque, elle touchait enfin au but. Stimulée

par ce résultat encourageant elle se concentra davantage. L’une des trois barres entourant son

Page 28: Les Êtres Maudits (Extrait)

avant-bras disparut. Une vive douleur traversa alors le corps de la jeune fille. Soudainement

inquiète, elle laissa le bloc immaculé qu’elle tenait dans la main et fixa avec effroi les deux

marques noires qui lui restaient. Un second cri l’atteignit. Même s’il venait de loin, la fillette

reconnut sa voix enfantine. La peur y était décelable. Intriguée par ces cris d’effroi, la jeune

fille tendit enfin l’oreille :

Cours ! Avalanche ! Avalanche ! Cours !

Elle leva la tête. L’énorme coulée de neige dévala à une vitesse vertigineuse le flanc de la

montagne. La peur la paralysa. Sans même pouvoir esquisser le moindre mouvement ou pousser

le moindre hurlement, la blanche déferlante la happa. Son corps s’enfonçait dans la neige. Le

ciel, les montagnes tout disparaissait. Le monde était blanc.

Deux grosses gifles bien lourdes vinrent s’écraser sur ses joues. La jeune femme ouvrit d’un

coup ses yeux bleus. Le visage sévèrement balafré d’un homme dans la force de l’âge se trouvait

à quelques centimètres de son petit minois alors rougi par les baffes reçues à l’instant.

— Bon sang, lève-toi, lui hurla-t-il. C’est pas le moment de rêvasser !

Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait.

Hmm… Qu’est-ce qu’il me veut, lui ? maugréa-t-elle intérieurement.

Son corps était encore endolori par les nombreux kilomètres qu’ils avaient dû engloutir, sans

oublier ses pauvres joues qui souffraient le martyre.

— T’étais obligé de me gifler pour me réveiller ? grommela-t-elle.

Elle avait encore du mal à parler. Elle bâilla de manière très démonstrative et s’enfonça

davantage dans sa couverture afin de retourner au pays des rêves.

— Lève-toi. Faut qu’on y aille.

— Il est bien trop tôt. Regarde, même le Soleil est encore au lit. Laisse-moi dormir encore un

peu…

Exaspéré, l’homme secoua frénétiquement le corps allongé de la jeune femme avec toute la

force que ses bras massifs possédaient.

— Tu ne comprends pas ! On a plus le temps. Ils sont là, s’exclama-t-il. Ils sont là ! On doit

déguerpir !

À ces mots, l’adolescente se leva d’un bond et commença immédiatement à chausser les plats

souliers vermeils qui gisaient au pied de son lit.

— Comment ont-ils fait pour nous retrouver aussi vite ? C’est pas possible ! s’écria-t-elle.

Elle se jeta ensuite sur le sac à dos qui gisait au pied de son lit, et en retira le strict nécessaire,

à savoir un peu de monnaie, une clé en forme d’étoile à six branches et un bout de papier froissé.

— Allez, on se bouge ! ordonna le balafré.

Page 29: Les Êtres Maudits (Extrait)

— Oui.

Les deux fuyards descendaient les marches de l’escalier de la vieille demeure à pas de loup.

Chacune d’entre elles possédait une dimension différente de la précédente, ce qui rendait la

progression difficile, à cet instant précis, la jeune femme trouva la descente de ce piètre ouvrage

plus ardue que la piste de slalom la plus vallonnée de sa région. L’impression que lui avait

laissée la chambre bancale dans laquelle elle avait dormi se confirmait :

L’architecte de ce domaine était vraiment un sacré escroc.

Elle s’arrêta en plein milieu de l’escalier et demanda à voix basse :

— Tu es sûr qu’ils sont là ?

— À cent pour cent. J’ai un don pour repérer ce genre d’embrouilles, murmura l’homme massif

tout en continuant à progresser avec circonspection. Ne t’arrête pas devant moi comme ça !

Chaque seconde perdue augmente leur chance de nous choper. Et surtout, fais gaffe, ces

marches sont vraiment…

Il n’eut même pas le temps de finir sa phrase. Le mal était déjà fait. Dans un fracas

assourdissant, le petit corps de la jeune femme fut pris dans un roulé-boulé peu chorégraphique

et s’écrasa maladroitement au rez-de-chaussée.

— Et ça va, s’inquiéta le gaillard. Dis-moi quelque chose ! Tout est OK ?

Elle se releva péniblement.

— Ça ira, la rassura-t-elle. Dis Leno, tu penses qu’ils nous ont entendus ?

— J’en sais rien. En tout cas, on a intérêt à se bouger, je sens que ça va bientôt grouiller de

monde dans le coin. Aux oubliettes la finesse ! À partir de maintenant, on trace. Et pas de

bêtises.

L’étrange tandem progressait à vive allure au sein du domaine. Tout aussi vétuste qu’elle fût,

la jeune femme et le balafré durent admettre que les dimensions de la villa étaient tout

simplement vertigineuses. Voilà déjà bien trois longues minutes qu’ils trottinaient à l’intérieur

du bâtiment à la recherche de cette sortie providentielle.

— Avec un peu de chance, espéra la fuyarde, ces brutes se sont perdues dans l’autre aile.

— Ne rêve pas trop, modéra le balafré.

La jeune femme poussa les deux battants de la porte rouillée tant recherchée. La végétation et

la poussière avaient fait de ce salon leur nouvelle place forte. Sans perdre un instant, elle sortit

la clé à six branches de sa poche et ferma la porte à double tour.

— Bon, ça y est ! On est dans le séjour, déclara le puissant malabar. Le gratte-papier t’a dit à

quoi ressemblait ce miroir ?

La jeune femme se tenait les hanches.

Page 30: Les Êtres Maudits (Extrait)

— Pas eu le temps, lâcha-t-elle entre deux profondes expirations.

— Je suppose qu’on va devoir chercher à l’ancienne, tu parles d’une aide précieuse ! On n’aurait

pas dû faire confiance à ce journaliste du dimanche.

— Ne dis pas ça. Sans l’aide de Tarnès, on aurait dormi à la belle étoile, lui rétorqua-t-elle.

— Sans doute. Mais dans les bois on aurait pu facilement se cacher et brouiller les pistes. Ce

domaine est bien trop exposé à mon goût.

La jeune femme ne prit pas la peine de lui répondre. Ses yeux bleu foncé balayaient

minutieusement le vaste séjour. Une pincée de nostalgie la titilla. Elle revoyait le salon familial

et se remémorait les longues nuits d’hiver, où assise devant l’âtre de sa cheminée, elle

s’imaginait vivre des myriades d’aventures sur Pistus, le Premier Continent.

Que cette époque me semble lointaine…

— Moi je dis qu’un tel soutien, ça peut pas être désintéressé. Ce jeune coq… comment il

s’appelait déjà ? demanda le malabar.

— Tarnès.

— Ouais, voilà… Eh ben, ce Tarnès avait le regard bien trop malicieux, je le sens pas. Et

d’ailleurs, il est où son miroir ?

Leno commençait à sérieusement s’irriter, il cherchait avec si peu de méthode que le désordre

qu’il engendra rendait leur quête encore plus ardue. Avant qu’ils n’arrivent, la pièce était sale,

maintenant elle était sale et sens dessus dessous. Dans sa grande maladresse, le pauvre bougre

fit tomber une vieille bouteille de vin qui reposait sur l’un des meubles du séjour. L’explosion

du verre sur l’épais tapis rouge poussiéreux qui recouvrait une bonne partie du plancher du

séjour généra un son d’une puissance inouïe. La jeune femme eut du mal à croire qu’une si

petite bouteille puisse être à l’origine d’un tel vacarme. Le fracas avait été si puissant que les

deux compagnons en furent obligés de se couvrir les oreilles.

— Oh, merde ! quel boucan, souffla le balafré.

— Cette fois, c’est sûr : ils nous ont entendus. On doit trouver ce miroir au plus vite, établit la

jeune femme.

Plus que jamais, la brune était déterminée à retrouver cet objet. Le temps pressait. Chaque

seconde perdue la rapprochait d’une issue funeste. Mais malgré toute sa volonté, aucune surface

réfléchissante ne semblait pointer le bout de son nez. Et pourtant, elle était persuadée que le

miroir était bien ici, son instinct le lui murmurait, elle brûlait. Le miroir était tout prêt.

Bien qu’encore faibles, les légères vibrations du sol ne laissaient pas de place au doute. Ils se

rapprochaient. Combien étaient-ils ? Étaient-ils armés ? Était-ce vraiment eux ? Voilà là les

quelques interrogations qui habitèrent alors les pensées du tandem.

Page 31: Les Êtres Maudits (Extrait)

— Ne me dites pas que…

— Concentre-toi s’il te plaît. On y est presque, insista l’adolescente.

Ce qui jusque-là, n’était qu’une imperceptible rumeur venant de l’autre bout de la villa, devint

un petit tambourinement rapide et régulier qui allait crescendo.

— T’as entendu ça ? Ils arrivent ! Et vite, en plus !

Il saisit la jeune femme par les épaules :

— Tant pis pour le miroir, il faut qu’on se cache, sinon on est cuit.

— Non, nous devons quitter cette demeure, et au plus vite je suis sûre et certaine que la solution

se trouve juste sous nos yeux.

— T’es totalement fêlée, ouais ! Moi je me casse !

— Ah bon ? Et pour aller où ?

Elle répondit sans même daigner le fixer dans les yeux. Tout son esprit était focalisé sur une

seule et unique tâche : trouver le miroir.

Elle réfléchit à grande vitesse, les murs de la salle étaient totalement vierges. Elle savait aussi

qu’ils ne cachaient aucun mécanisme secret : elle l’avait minutieusement vérifié. C’était même

la première chose qu’elle avait pensé à faire en pénétrant dans la salle. Car, dans toute cette

confusion, une certitude avait émergé à l’intérieur de sa tête : le miroir en question était un objet

unique et précieux aux yeux du journaliste qui les avaient aidés. Par conséquent, il était logique

qu’il soit dissimulé, ce qui éliminait donc d’office l’intégralité des meubles.

Qui serait assez inconscient pour cacher un Trésor Familial dans un de ces morceaux de bois

si mal entretenu ? Non, le miroir est ailleurs, supputa-t-elle.

Elle pensa à ces romans d’aventures ultra-prévisibles, et regarda le plafond en espérant y voir

un signe, un indice et éventuellement le miroir. Elle tomba de haut. Le plafond à l’instar des

murs de la pièce était totalement vierge à l’exception d’un antique dispositif d’éclairage

automatique datant d’une époque révolue depuis des lustres.

La ruée des poursuivants, qui jusqu’à cet instant, sonnait plus ou moins comme des percussions

étouffées par la distance, prit enfin la consistance sonore d’une furieuse cavalcade guerrière.

— Et voilà. Ils sont à côté, se lamenta Leno, quand je pense que je vais mourir sans même

pouvoir me défendre.

Les forces qui avaient jusque-là permis à Leno de soulever son corps de colosse le quittèrent.

Brutalement, il laissa sa carcasse retomber sur le sol. Le sol répondit à ce choc par un autre son

des plus étranges. Assourdissante et profonde, cette puissante rumeur ressemblait en tout point

à un éboulement, pensa l’adolescente.

— Une villa qu’il disait ? Mon œil, j’ai jamais vu un plancher lâcher des bruits aussi bizarres.

Page 32: Les Êtres Maudits (Extrait)

Brusquement, la fuyarde se tourna vers Leno. Les yeux grands ouverts elle fixa avec grande

attention le colosse désespéré. Le cerveau de la jeune femme manqua d’exploser.

Ça y est ! J’ai compris !

Ne pouvant cacher sa satisfaction elle esquissa un léger sourire, laissant ainsi à découvert un

échantillon de sa dentition bien alignée.

— Bon, petite, commença Leno. Je ne sais pas si tu t’en sortiras, mais je te souhaite bonne

chance, dans ce monde comme dans celui d’après…

Les voix de leurs bourreaux devinrent audibles, ils étaient proches, très proches.

— Pourquoi tu souris bêtement comme ça ? la questionna le balafré. C’est la mort qui te fait

rire, petite folle ?

— Leno, lève-toi vite et va à l’autre bout du séjour s’il te plaît.

— Tu délires, c’est ça ?

— On manque de temps. C’est une question de vie ou de mort, insista-t-elle, la voix sûre et

pleine de conviction.

— Si tu m’as fait bouger pour rien je te tue, ou je ne m’appelle plus Leno.

Le bougre s’exécuta sans la moindre conviction. La jeune femme désigna l’affreux tapis rouge

bordeaux qui était encore recouvert par les débris de la bouteille que Leno avait fait tomber.

— Parfait, maintenant toi et moi allons tirer ce lourd tapis en même temps de manière à le

balancer sur un côté, disons... euh... ma gauche, donc ta droite, expliqua-t-elle. Vas-y…

Maintenant !

Un épais nuage de poussière se leva et recouvrit l’ensemble de la pièce. L’étouffant

cumulonimbus de crasse déversa une averse de saleté, de débris et de mouton cendrée.

Parallèlement à ce phénomène météorologique domestique, une voix puissante s’éleva de

l’autre côté de la porte fermée à clé du séjour :

— Ils doivent être derrière cette porte, les gars ! Enfonçons là !

Avec une réactivité étonnante, les poursuivants allièrent la parole aux actes et commencèrent à

enfoncer la porte boisée derrière laquelle se trouvaient leurs proies. Le poids de l’âge aidant,

trois petits coups d’épaules furent suffisants pour enfoncer la porte rongée par la rouille. Sans

perdre une seconde, les membres de cette mystérieuse escouade s’engouffrèrent dans le vaste

salon.

Ils se stoppèrent net. Sous leur regard plein d’étonnement, un gigantesque miroir s’étendait sur

toute la longueur du plancher branlant. Au cœur de cet innommable dépotoir, cette surface

réfléchissante brillait de mille feux. Le temps n’avait pas eu d’emprise sur sa splendeur. Son

cadre, épais, décoré d’or et d’argent était une irrésistible invitation au narcissisme.

Page 33: Les Êtres Maudits (Extrait)

Sans hésitation aucune, le plus jeune de la bande prit la décision d’aller y mirer son reflet. Au

fur et à mesure qu’il se rapprochait de l’étrange miroir encastré à même le sol son esprit fut

saisi par une insatiable curiosité et un tout petit peu par la crainte. Qu’allait-il y voir ? Le passé

ou l’avenir ? Ses désirs inavoués ou ses peurs les plus profondes ? Le visage éprouvé de sa mère

aimante, mais alcoolique ou alors celui de ce père violent, parti trop tôt pour lui apprendre les

rudiments de la vie, mais, parti trop tard pour lui éviter quelques coups et blessures à jamais

gravés dans sa chair et dans son âme ? Malgré ces doutes naissants, il était désormais bien trop

près de cette œuvre d’art pour ne pas y jeter un œil, il ne lui suffisait plus que de se pencher

pour cueillir le fruit de sa curiosité.

Ce fut à un visage d’enfant affligé qu’il fut confronté. Avec son teint blafard et sa crinière noir

corbeau en bataille, son vis-à-vis n’était manifestement pas d’une beauté irrésistible. Le petit

éclat de lumière qui avait autrefois brillé au creux de ses grands yeux verts feuille avait déjà

disparu, submergé, petit à petit, par les légères poches noirâtres qui prenaient progressivement

place sous ses paupières inférieures. Ce miroir n’était pas différent des autres. Il se contentait

de lui lancer à la figure l’image d’un garçon à l’âme brisée par les tourments de son existence.

— Pas le temps de rêvasser devant ce gros bibelot, mes cochons ! déclara le meneur de la bande.

Ils ont déjà dû se barrer. Sortons de là !

Mais malgré ses dires, lui aussi se laissa un tout petit peu subjugué par cette drôle de surface.

À quoi peut bien servir un miroir incorporé au sol même ? Sûrement une autre folie de ces

anciennes familles blindées toujours en quête d’excentricité, songea-t-il. Mais cette

interrogation d’ordre architecturale fut reléguée au second plan par une autre question bien plus

urgente :

Bordel de merde. Comment ils ont fait pour déguerpir si vite ?

Page 34: Les Êtres Maudits (Extrait)

FIN DE L’EXTRAIT

LES CHASSEURS DE

VERITES

LES ÊTRES MAUDITS

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