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LEONARD DE VINCI :géologie et

simultanéité du tempsDINO DE PAOLI

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Je me suis longtemps interrogé à propos de la fascination qu’exerçaient montagnes et ro-chers sur Léonard de Vinci.

Pourquoi utilisait-il dans toutes ses peintures ces formes incroyables de rochers, ces collines ou montagnes comme arrière-plan ? Je ne suis pas peintre, même si j’aime regarder les peintures, et je ne chercherai donc pas de réponse en termes de tech-niques de peinture.

J’aime les montagnes et je peux donc comprendre la fascination qu’elles exerçaient sur Léonard. Il s’est rendu sur le mont Rose et bien d’autres montagnes, mais ceci ne constitue évidemment pas une rai-son suffisante. Ses rochers sont très étranges du fait qu’ils sont à la fois précis et irréels.

Pour percer ce mystère, j’ai tenté de regarder dans les notes de Léonard, dans un domaine que je connais un peu mieux que la pein-ture : ses découvertes scientifiques. Je crois que les résultats de cette investigation valent la peine d’être présentés, en particulier à ceux qui ne connaissent Léonard que par ses peintures.

Je connaissais déjà les méthodes et les résultats innovants introduits par Léonard 1. Cependant, en étu-diant à nouveau ses carnets, je me suis concentré davantage sur ses re-cherches étonnantes en matière de géologie et j’ai revécu l’étonnement caractéristique de celui qui est con-fronté à Léonard pour la première fois. Là encore, j’ai dû combattre les doutes et les désirs.

Le physicien et philosophe Pierre Duhem disait des travaux de Léonard en géologie qu’ils constituaient sans doute son invention la plus achevée

et la plus durable. Ce jugement est sans doute correct, mais la vérité est peut être encore plus choquante : la géologie n’était que l’une de ses nombreuses inventions inachevées, mais durables ; nous reviendrons sur ce que nous entendons par « inache-vées ». La géologie est certainement un domaine crucial parmi ses nom-breuses découvertes et peut-être la clé pour expliquer les arrière-plans de ses peintures. Toutefois, si c’est bien le cas, une question vient im-médiatement à l’esprit : comment Léonard considérait-il les monta-gnes ? Avec le regard froid d’un géo-logue ou la vision tout en couleurs d’un artiste ? Avec les deux ? De fa-çon combinée ? Poser ces questions fait surgir immédiatement un autre personnage : Goethe, géologue, amoureux des montagnes et artiste. Mais les analogies s’avèrent quel-ques fois trompeuses.

Confronté à Léonard, on sait qu’il existe toujours un danger : essayer de faire entrer sa pensée dans le ca-dre étroit de la nôtre. C’est une erreur que l’on trouve dans la plupart des livres ou articles sur lui, mais c’est un travers difficile, voire impossible, à éviter. Son esprit à facettes multiples est tellement complexe qu’une nou-velle dimension surgit sans cesse, si bien que Léonard lui-même, comme dans ses peintures, produit la sen-sation étrange qui naît lorsque l’on se trouve devant quelque chose qui apparaît à la fois comme inachevé et parfait.

C’est ce sentiment qui amène le lecteur ou l’observateur, si celui-ci est honnête, aux doutes, tourments et attentes. La peur et le désir fu-sionnent soudainement, comme si l’on était sur le point de découvrir un « grand secret », comme si Léo-nard avait été envoyé d’un autre monde avec un message voilé sur la vérité. Comme un ancien prophète, comme le personnage bien-aimé de Léonard, saint Jean-Baptiste.

Nous connaissons d’autres grands artistes qui s’intéressèrent à la science, Goethe entre autres. Nous connaissons de grands philo-sophes qui furent aussi inventeurs de génie, comme Leibniz. Et nous connaissons de grands scientifiques qui aimaient et qui pratiquaient l’art, notamment Cantor et Einstein. Mais au risque de répéter une banalité, Léonard est unique. Passer de ses notes scientifiques à ses peintures

« Et toi, homme, qui grâce à mes travaux, contemples les œuvres merveilleuses de la nature, si tu estimes que l’acte de les détruire est atroce, réfléchis qu’il est infiniment plus atroce d’anéantir une vie humaine. Tu devrais songer que ce conglomérat qui te semble d’une subtilité merveilleuse n’est rien comparé à l’âme qui habite cette construction, et en vérité, quoi que celle-ci puisse être, c’est une cause divine [...]. »

Léonard de Vinci [Feuillets A 2r.]

Dino De Paoli est l’auteur de nombreux articles sur Léonard de Vinci, dont « Léonard de Vinci et la dynamique des fluides », Collection Fusion, Vol. 1, Editions Alcuin, janvier 2001.

Nous fêtons cette année le 550e anniversaire de la naissance de Léonard de Vinci. C’est l’occasion, pour nous, d’aborder un domaine de recherche moins connu chez ce génie universel : la géologie. Pourtant, là aussi, Léonard avait des idées révolutionnaires, à une époque où l’on avait soit l’interprétation littérale de la Bible, soit la théorie matérialiste d’Aristote selon laquelle les fossiles étaient le produit d’une « force générative » présente dans les roches elles-mêmes et activée par l’influence des étoiles. Nous verrons également comment ces recherches rejoignaient sa fascination des montagnes et des cavernes, magnifiquement représentées dans ses peintures.

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– malheureusement, il n’existe pas d’enregistrement de sa musique – puis de nouveau à ses carnets crée un effet unique : les images, les mouvements, les découvertes appa-raissent ici et là, mais toujours avec un sens de l’unicité de son esprit créateur. Sens qu’il est impossible de reproduire pleinement puisque beaucoup d’entre nous n’arrivent tout simplement pas à atteindre l’esprit de Léonard.

Par conséquent, au lieu d’accepter l’image « chiaroscuro » – clair-obscur – qu’il appréciait tant, nous prenons peur et nous nous précipitons vers la pleine lumière, vers le monde carté-sien du « clair et précis », de ce qui se conçoit bien et s’énonce clairement. Nous recherchons des axiomes et des théorèmes, des déductions ou inductions, pour aboutir à des for-mules claires, alors que Léonard n’a écrit que des notes, dessiné quelques schémas et peut passer d’une idée à une autre en moins de cinq lignes. Il a laissé des dessins non terminés et des images énigmatiques, « [...] car le peintre fera une infinité de choses que le langage ne saura jamais désigner faute de mots appropriés ». [CU 6v.] Et malgré tout, il reste toujours ex-trêmement rigoureux et arrive à des résultats précis.

Nous sommes parfois pris de peur par les émotions qu’il provoque dans notre propre esprit, le tour-billonnement que peut induire son Adoration des Mages ou sa Bataille d’Anghiari, la Sainte Anne ou la Cène. Pas besoin de se transformer en ro-mantique pour être submergé par les flux, les vortex de la nature ou par les énigmes. Tel est l’attrait de Léonard, tout en étant capable, dans le même temps, d’induire l’effet calmant dû à la présence d’un intelligible. Quel-que chose que Schiller a décrit avec force dans son poème intitulé Les paroles de la foi : « Et quand tout circule dans un éternel changement, dans ce changement persiste un esprit immuable. » 2

Où est situé un tel « esprit » ? Si l’on considère que cette question est inutile, il faut se poser la question suivante : pourquoi la sainte Anne (dans le dessin de Londres) ou le Jean-Baptiste pointent vers l’« exté-rieur » de leur cadre spatio-temporel. La réponse n’est évidemment pas que Léonard se contentait de faire du symbolisme. Dès le moment où nous tombons dans l’erreur de rechercher

des symboles, nous sommes plongés dans l’ambiguïté troublante de Jean-Baptiste ou l’ambiguïté séduisante du sourire de Mona Lisa, ou encore, plus probablement, nous nous re-trouvons en face du sourire ironique de Léonard lui-même nous disant : « Fais ton travail pour mener à bien ton objectif et ce que tu veux dire. C’est-à-dire que, lorsque tu dessines une figure, considère bien de qui il s’agit et ce que tu désires qu’il fasse. » [CA 341 r.]

La peur et le désir : c’est un mé-lange de sentiments qui intervient souvent lorsque nous contemplons les œuvres de Léonard, parce que nous sentons la confrontation prochaine avec quelque chose d’« inconnu » ou d’« incertain ». D’ailleurs, Léonard écrivait, alors qu’il était encore relativement jeune : « Poussé par un désir ardent, anxieux de voir l’abondance des formes variées et étranges que crée

l’artificieuse nature, ayant cheminé sur une certaine distance entre les rocs surplombants, j’arrivai à l’orifice d’une grande caverne, et m’y arrêtai un moment, frappé de stupeur, car je ne m’étais pas douté de son exis-tence ; le dos arqué, la main gauche étreignant mon genou tandis que de la droite j’ombrageais mes sourcils abaissés et froncés, je me penchais continuellement, de côté et d’autre, pour voir si je pouvais rien discerner à l’intérieur, malgré l’intensité des ténèbres qui y régnaient. Après être resté ainsi un temps, deux émotions s’éveillèrent soudain en moi : crainte de la sombre caverne menaçante, désir de voir si elle recelait quelque merveille. » [BM 155r.]

Cette métaphore de la caverne nous ramène à notre sujet : les mon-tagnes et la géologie. Quels sont les secrets contenus dans la sombre ca-verne ? Avant de les explorer, faisons un rappel biographique.

La vie de Léonard

L’Europe en général, et en parti-culier l’Italie, fut momentanément le centre d’une explosion d’innovations dans les domaines de la science, de la politique, de l’économie et de l’art. La République de Florence était l’un des principaux centres de cet essor. C’est au milieu de ce processus, re-flétant ses accomplissements et ses limites, que naquit Léonard le 15 avril 1452, à Vinci, petite ville pro-che de Florence. Le futur maître de l’ambiguïté en était lui-même issu : il naissait de l’union illégitime d’un notable local et d’une paysanne. A l’âge de 15 ans, il est envoyé comme apprenti chez le sculpteur le plus renommé de Florence. Il y apprend la peinture, la sculpture, la fonderie des métaux, la perspective, l’archi-tecture, l’anatomie et y effectue des études plus générales sur la nature. Il s’est montré tout de suite attiré par les idées audacieuses, comme la construction d’un canal navigable entre Pise et Florence. Selon Vasari, il a dessiné des moulins et des moteurs hydrauliques. En 1472, il surpassait déjà son maître lorsqu’il peignit l’ange agenouillé sur le paysage de gauche du Baptême du Christ de Ver-rocchio. C’est peu après qu’il dessine La Vallée de l’Arno. Dans chacune de ces deux œuvres, il révèle déjà sa fas-cination pour les montagnes et plus

Saint Jean-Baptiste (détail) et Sante Anne,la Vierge et l’En-fant avec saint Jean-Baptiste (détail). Sources : musée du Louvres (Paris), National Gallery (Londres).

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spécifiquement pour les rochers, évoquant un peu Van Eyck.

A partir de ce moment, presque toutes les peintures de Léonard utiliseront les montagnes comme arrière-plan. A Florence, il peint une partie de l’Annonciation, la Ginevra dei Benci et les deux Vierges qui se trouvent aujourd’hui à Munich et à Leningrad (dont l’arrière-plan est re-peint). La tension du dialogue entre les émotions humaines et les rochers domine aussi son tableau inachevé sur saint Jérôme.

Apparemment, c’est aussi à cette époque qu’il lut les Métamorphoses d’Ovide, dont nous expliquerons plus tard l’importance, mais dont on sent l’influence dans son chef-d’œuvre inachevé, l’Adoration des Mages, dans lequel Léonard utilise déjà la perspective géométrique, en la surpassant avec un espace « na-turel » où les idées et la vie forment

les mou-vements, les événements et l’émotion dans une harmonie complexe.

En 1482, Léonard était renommé comme peintre, musicien, ingénieur civil et militaire. Il quitte Florence et se rend Milan où il travaille pour le duc Sforza. Avec sa fameuse Vierge aux rochers, il amena le dialogue entre temps historique et géolo-gique : toute bonne reproduction permet de voir que la « grotte » – la caverne – n’est pas simplement un symbolisme architectonique, mais une partie vivante du tout. Natu-rellement, Léonard, étant ce qu’il est, ne peut résister à montrer les détails de ce qui devenait son centre d’in-térêt et sa polémique, c’est-à-dire les rochers sédimentaires stratifiés verticalement et horizontalement.

A Milan, Léonard a fait quelques portraits dont on discute aujour-d’hui la paternité et qui ont été

repeints ensuite : Portrait d’un Mu-sicien, La Dame à l’Hermine et La Belle Ferronnière. A l’inverse, son autre chef-d’œuvre milanais, La Dernière Cène, bien que dominée par le drame de la « grande trahison » et ses conséquences tragiques, place la souveraineté de Jésus au-dessus du mouvement lent des collines et des montagnes.

Cependant, à Milan, Léonard consacre l’essentiel de son temps à la science : architecture, mécanique, anatomie et projets militaires (bien qu’il définisse la guerre comme une « folie bestiale »). Il concentre ses efforts sur les problèmes liés à la gestion de l’eau et aux domaines connexes de l’hydrologie, la botani-que et la géologie. Ces efforts seront plus tard étendus à la météorologie, la dynamique des fluides et le vol humain.

C’est dans ce contexte qu’il en-tame en 1496 une collaboration avec Luca Pacioli, le célèbre géomètre disciple de Nicolas de Cues. Pacioli l’incite à travailler sur des problèmes géométriques et probablement aussi sur l’astronomie, si bien que l’on trouve chez lui des notes indiquant une allusion à l’héliocentrisme : « Le soleil est immobile. » [Quaderni V 25 r] et « la terre n’est pas au centre du cercle du soleil, non plus qu’au centre de l’univers » [F. 41 v.]. A-t-il été plus loin que cette allusion ? Nous ne le savons pas mais nous savons que les trois-quarts de ses carnets ont été perdus. 3

En 1499, Milan est conquise par le roi français Louis XII. Ceci met fin aux tentatives de Léonard visant à fondre un monument équestre à la gloire de Francesco Sforza et le force, ainsi que Pacioli, à fuir vers Mantoue où il entame un portrait d’Isabella d’Este. Après un bref séjour à Venise, il retourne finalement à Florence, en 1500.

Là, entre 1502 et 1503, il travaille pour César Borgia et Machiavel en tant qu’ingénieur militaire. A ce titre, il inspecte de nombreuses fortifications à Cesena (où il dé-veloppe des projets pour un canal navigable), Imola (dont il subsiste la célèbre carte réalisée à cette épo-que par Léonard), Pérouse, Rome, Senigallia, etc. En 1503, au sommet de son influence, il collabore à de nombreux projets hydrauliques, notamment l’assèchement des ma-rais de Piombino, le détournement

La Vallée de l’Arno par Léonard de Vinci. La stigma-tisation de saint Fran-çois par Jan Van Eyck.Sources : musée des Offices (Florence), Gal-leria Sabauda (Turin).

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de l’Arno, la conception d’un pont sur le détroit du Bosphore, pour le sultan turc Bajazet II, etc.

Parmi toutes ces activités, il essaya de peindre la Bataille d’Anghiari, détruite par la suite, et entama son immortelle Joconde (1503-1516) dont le paysage montagneux apparaît ir-réel, sans être mort pour autant. Les montagnes montrent les effets des transformations dues à l’érosion, au temps, à la vie, à l’homme, et elles sont clairement situées dans un espace-temps et une perspective différents de ceux de Mona Lisa. Comme si l’on avait affaire à deux niveaux différents superposés. C’est aussi à cette période que Léonard entame l’écriture d’un manuscrit intitulé « De la Transformation, c’est-à-dire d’un corps en un autre, sans diminution ou accroissement de substance » [Fo. I 3 v.].

En 1506, il retourne à Milan, marquant son arrivée par un projet dont on trouve déjà l’idée dans le magnifique dessin de Sainte Anne (Londres) et dans quelques paysa-ges « géologiques » [ W. 12394-97, 12409, 12414]. Ce projet continuera avec la Sainte Anne de Paris, inache-vée. Ici, le paysage, comme dans la Joconde, est pleinement intégré à l’événement. Une fois de plus, les montagnes ont leur propre espace et leur temps propre, comme si elles étaient en train de se former dans un temps très éloigné. Après avoir ad-miré la totalité de la peinture, il est utile d’examiner de près les rochers sur lesquels sont posés les pieds de sainte Anne et de la Vierge. Les détails de ces roches sédimentaires

nous révèlent à nouveau la profonde connaissance de Léonard et la po-lémique implicite qu’il lance par le biais de ses découvertes géologiques, comme nous allons le décrire.

C’est aussi durant cette période qu’il note que « la connaissance du temps passé et de la position de la terre, est ornement et nourriture pour l’esprit humain » [CA 373 v. a], et qu’il planifie un livre « sur le ciel et la Terre » regroupant l’astronomie et la géologie. Nous n’en possédons que des traces sous forme de notes regroupées dans le Codex Leicester et le Codex F.

En 1512, il quitte Milan pour Rome, espérant le soutien de Jean de Médicis devenu le nouveau pape Léon X. Là, il travaille sur l’anatomie, fait des études sur le vol, réalise des projets de drainage des marais pontins et peint sans doute ses deux œuvres testaments : le dessin intitulé « Autoportrait » et le Saint Jean-Baptiste, inachevé, puis re-touché, retravaillé et repeint. Nous ne savons pas à quoi ressemblaient le Jean-Baptiste ou l’Ange originaux et nous ne pouvons qu’émettre des suppositions sur les réflexions de Léonard sur les « craintes et les dé-sirs » de l’homme.

En 1516, l’environnement de-venant franchement hostile à Rome, il accepte l’offre de son grand admi-rateur, le roi de France François 1er, de vivre à Amboise, où il travailla jusqu’à la fin de sa vie, trouvant des solutions pour la gestion de la Loire et du Cher. C’est là qu’il mourut, pa-

raît-il, dans les bras du Roi, en 1519.

LÉONARD ET LA GÉOSPHÈRE

Comme nous l’avons déjà indiqué, la plupart des dessins et peintures de Léonard utilisent des formes spécifi-ques de montagnes comme arrière-plan ou décor. Il est donc utile que le lecteur se repenche sur des exemples tels que la Vierge aux rochers, la Jo-conde et Sainte Anne, en détails, ainsi que sur certains des dessins de Wind-sor [12394-97 ou 12410-14].

C’est une difficulté générale de la géologie que de conceptualiser l’idée de changement sur une échel-le qui atteint les millions d’années, comme nous le savons maintenant, d’où l’expression « solide comme un roc ». Parmi les différentes fa-çons dont les roches sont formées, on trouve le « métamorphisme », c’est-à-dire la transformation de matière organique ou inorganique solide, sous l’effet de la pression ou de la température, de telle façon que l’on ne retrouve plus rien des aspects originaux. Il existe d’autres exemples où l’on a une meilleure conservation des événements passés, de la relation entre la vie et le monde inorganique. Par exemple, la présence de fossiles (les restes d’êtres autrefois vivants) dans la pierre, intervenant au sein de couches parallèles de roches sédimentaires (roches résultant de la consolidation de sédiment ac-cumulé en couches, transportés par les rivières et déposés au fond des lacs et des mers). C’est justement le type de roches que l’on retrouve sou-vent dans les peintures de Léonard : en particulier dans Sainte Anne, la Vierge aux rochers et la collection de dessins de Windsor.

La question des fossiles enfermés dans les sédiments ainsi que l’his-toire qu’ils nous racontent sur le temps géologique, seront désormais le point de perspective de notre recherche dans les carnets de Léo-nard.

Fossiles

Nombreux sont ceux qui ont trou-vé ou acheté des animaux ou des vé-gétaux fossilisés. Le paradoxe qu’un esprit curieux doit immédiatement résoudre consiste à expliquer com-ment des coquilles pétrifiées d’ani-

Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant (Détail). Source : musée du Louvres (Paris).

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maux marins se sont retrouvées loin des rives, au sommet de certaines montagnes. C’est en effet la question que Léonard se pose : « Pourquoi les os des grands poissons, et les huîtres, coraux et autres coquilles et escargots de mer se trouvent sur les hautes cimes des montagnes bordant la mer, tout comme dans les profondeurs mari-nes. » [Leic. 20 r.]

Nous savons que, dans les temps anciens, quelques person-nes s’étaient déjà penchées sur ce problème, comme Anaximandre (610-547 avant J.-C.), Xénophon (560 avant J.-C.), Hérodote (484-420 avant J.-C.) et Eratosthène (276-194 avant J.-C.). Tous avaient noté la pré-sence des coquillages et pensé que cette partie de la Terre devait avoir été sous les océans dans le passé. Ovide, (43 avant J.-C.-17 après J.-C.), dans un texte lu par Léonard, fait dire à Pythagore : « J’ai vu moi-même ce qui était jadis la terre la plus ferme devenu mer ; j’ai vu des terres nées de l’onde, et le sol, loin de la mer, est souvent jonché de coquillages marins. Une ancre antique a été trouvée sur le sommet d’une montagne ; ce qui fut plaine est devenu, par l’effet de l’eau courante, vallée, et une inondation a nivelé une montagne [...]. » [Méta-morphoses, XV, 233-271.]

Néanmoins, comment expliquer la présence de ces mers anciennes au sommet des montagnes ? Ou com-ment expliquer que les plaines se sont transformées en montagnes ?

Certes, il est possible d’observer que les montagnes sont usées et érodées par l’eau mais on ne peut le faire en ce qui concerne la formation des montagnes. Nous savons aujour-d’hui que ce processus s’étend sur des millions d’années.

Le fait que l’eau de mer se soit déplacée au-dessus du continent actuel est dû, selon Eratosthène, à l’ouverture du détroit de Gibraltar. Pour d’autres, ces grands mouve-ments d’eau de mer étaient dus à une forme de déluge ; pour les cultures de la Bible, ce mouvement était dû au Déluge vécu par Noé.

Les penseurs chrétiens et mu-sulmans étaient moins asservis à l’interprétation littérale de la Bible qu’on l’imagine. Cependant, bien qu’Ibn Sina (Avicenne, 980-1037), Albert le Grand (1200-1280), Roger Bacon (1220-1292) ou Jean Buri-dan (1300-1358) développèrent des idées intéressantes sur le sujet, ils

furent incapables de découvrir une solution cohérente qui puisse être une alternative crédible à la thèse du grand Déluge. Il a fallu attendre les travaux de Léonard pour que la liberté de pensée, la rigueur de l’hy-pothèse et les expériences cruciales se combinent afin d’apporter des réponses correctes.

Pendant cette période, le courant « anticlérical » avait développé une explication alternative au Déluge de Noé, basée sur la Météorologie d’Aristote. Pour les tenants de ce courant, les fossiles retrouvés dans les montagnes ne sont pas des restes d’animaux ayant vécu dans la mer, mais sont le produit d’une forme de génération spontanée, une « force générative » présente dans les ro-ches elles-mêmes et activée par l’influence des étoiles. C’est aussi comme cela que l’on expliquait la présence des minéraux dans les roches. Au XVIIIe siècle encore, l’an-ticlérical Voltaire pouvait écrire : « Je ne nie pas [...] qu’on ne rencontre, à cent milles de la mer, quelques huîtres pétrifiées, des conques, des univalves, des productions qui ressemblent par-faitement aux productions marines ; mais est-on bien sûr que le sol de la terre ne peut enfanter ces fossiles ? »

[Des singularités de la nature, chapi-tre XIII.]

Léonard se moquait de cette « génération spontanée » aristo-télicienne, mais le faisait avec sa rigueur habituelle et il est inté-ressant de le voir opérer. Il estimait que si une telle « force généra-tive » pouvait former des fossiles, alors on ne pouvait pas trouver au même endroit des in-dividus jeunes et vieux (on pouvait déterminer l’âge par le nombre de lignes de croissance sur le coquillage, ce qui était encore une décou-verte de Léonard). De

plus, on ne pouvait pas trouver au même endroit des coquilles entières et brisées : « A ceux qui disent que ces coquilles existent sur une vaste aire créée à distance de la mer par la na-ture du site et la disposition des cieux qui influencent ces lieux et les incitent à la création d’une vie animale, on pourra répondre qu’à supposer une semblable influence sur ces animaux, il ne se pourrait qu’ils fussent alignés, sauf ceux de même âge et de même espèce ; et non le vieux avec le jeune, [...] ni l’un rompu et l’autre entier, [...] ni les pinces des crabes sans un débris de leurs corps, [...] pas plus qu’on ne trouverait parmi eux des arêtes et des dents de poisson. [...] Là où les eaux salées de la mer n’ont jamais recouvert les vallées, ces coquilles ne se rencon-trent point. » [Leic. 9 r.]

Dans un autre passage, il insiste encore : « Et si tu disais que ces co-quilles ont été créées et continuent à l’être, en de tels lieux, par la nature du site et l’influence des cieux, cette opinion ne saurait être fondée pour des cerveaux capables de grand rai-sonnement ; car les années de leur croissance se comptent sur leurs écorces extérieures ; et l’on en voit de grandes et de petites, qui n’auraient pu croître sans s’alimenter ni se nour-

La Vierge aux rochers. Source : musée du Louvres (Paris).

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rir sans bouger ; or, en l’occurrence, ici, elles eussent été incapables de se mouvoir. » [Leic. 9 v.]

Et enfin : « Et si tu veux dire que la nature a fait naître les coquilles dans ces montagnes sous l’influence des étoiles, comment expliqueras-tu que cette influence produise en un même endroit des coquilles de dimensions variées et différentes quant à l’âge et à l’espèce ? Et comment expliqueras-tu que le gravier soit aggloméré et gise par couches superposées à différentes altitudes, sur les hautes montagnes ? [...] et ce gravier n’est autre chose que des débris de pierre émoussés [...] Et comment expliqueras-tu le très grand nombre de différentes espèces de feuilles congelées dans les hautes roches de ces montagnes, [...] et toutes sortes de choses pétrifiées, ainsi que des crabes de l’océan, brisés en mor-ceaux, divisés et mélangés avec leurs coques. » [F 80 v.]

Dans ces notes de Léonard, on remarque que ses arguments sont fondés sur ses propres découvertes dans le domaine de la morphologie des animaux ou des plantes. Mais tournons-nous maintenant vers l’autre côté, vers ceux qui proposent le déluge pour explication. Léonard avait déjà exprimé ses doutes sur l’universalité et la date d’un tel événement : « Ici un doute naît au sujet de savoir si le déluge, au temps de Noé, fut universel ou non. Il sem-ble que ce ne fut pas le cas, pour les raisons que nous exposerons. Il est dit dans la Bible que le Déluge dura quarante jours et quarante nuits de pluie continuelle et universelle, et que l’eau s’éleva de dix coudées au-dessus de la plus haute montagne du monde. [...] [La pluie aurait formé une couver-ture autour de notre globe, lequel est sphérique, dans cette condition, il est impossible que l’eau de sa surface se meuve] [...] Alors, comment les eaux [...] se sont–elles écoulées [...] Si elles ont disparu, comment se sont-elles mues, à moins de s’élever ? Ici, les raisons naturelles nous font défaut et, pour sortir de ce doute, il nous faut soit invoquer un miracle, soit dire que l’eau s’évapora grâce à la chaleur du soleil. » [CA 155 r. b.]

Toutefois, même si le Déluge avait vraiment eu lieu, il ne pouvait être rendu responsable de ce type de fossiles puisque « [...] tu dois d’abord prouver comment, à la hauteur de milles brasses, les coquilles n’y furent pas apportées par le Déluge, car on

les trouve à un seul et même niveau et l’on voit ainsi des montagnes qui dépassent considérablement ce ni-veau [...] puis tu montreras que ni la pluie, [...] ni le gonflement de la mer, n’ont pu faire que les coquilles, choses lourdes, aient été poussées par la mer en haut des monts, ou jetées là par les fleuves, en sens inverse du cours de leurs eaux. » [Leic. 3 r.]

Les arguments qui précèdent, ré-sultant des propres observations et expériences de Léonard, peuvent être encore plus explicites. Si le Déluge, suivant la Bible, a couvert même les plus hautes montagnes, on devrait alors retrouver les coquillages égale-ment au sommet, pas seulement aux niveaux intermédiaires. Par ailleurs, les vagues de la mer ne pouvaient porter les coquillages car ceux-ci étaient trop lourds (Nous verrons plus tard comment prouver que ces coquillages furent vivants autrefois.) Léonard avait étudié de façon inten-sive le comportement des ondes dans le milieu hydraulique, aussi bien dans la nature que sur des dis-positifs expérimentaux qu’il avait construits. 4

Les rivières ne pouvaient évidem-ment pas emporter des objets dans une direction contraire à celle qui mène des montagnes à la mer.

Plus tard, dans une pleine page de note intitulée « De l’inondation et des coquilles marines », il détaille les arguments ci-dessus avec une pointe d’ironie contre « ceux qui ont

mesuré la hauteur de l’eau et calculé le temps » : « Si tu dis que les coquilles qui sont visibles à l’heure actuelle aux confins de l’Italie, loin des mers et à de grandes hauteurs, y furent dépo-sées par le Déluge, je réponds qu’en admettant que le Déluge dépassât de sept coudées la plus haute montagne, comme l’écrivît celui qui l’a calculé, ces coquilles toujours proches des rives marines auraient dû se trouver aux flancs du mont et non si près de sa base, et partout à un même niveau, couches par couches. Si tu dis aussi que la nature de ces coquilles les in-cite à rechercher les bords de la mer et que, la mer ayant augmenté de hauteur, elles quittèrent leur place primitive et suivirent l’ascension des eaux jusqu’à la plus grande altitude, – je réponds qu’elles n’auraient pu voyager en quarante jours, qu’une coquille sortie de l’eau ne se meut pas plus vite qu’une limace, et par-fois même moins, attendu qu’elle ne nage pas mais trace un sillon dans le sable et ainsi, en s’appuyant aux côtés de ce sillon, elle avancera de trois ou quatre brasses en un jour ; à cette cadence, elle n’aurait donc pu voyager de la mer Adriatique jusqu’à Montferrat en Lombardie, à une dis-tance de deux cent cinquante milles, en quarante jours, – comme a dit celui qui a calculé ce temps. Et si tu dis que les vagues les y transportèrent, – elles n’auraient pu se mouvoir, en raison de leur poids, sinon sur leur base. Et si tu ne m’accordes cela, conviens du moins

Etude de formations rocheuses. Source : Windsor Castle, Royal Library.

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qu’elles ont dû rester sur les cimes des plus hautes montagnes [...]

« Dis-tu que les coquillages étaient vides et morts quand les eaux les portèrent, je dis que, là où allaient les morts, les vivants ne devaient pas être bien loin ; et dans ces monts on découvre tous les vivants, recon-naissables à ce que leurs valves vont par paires et qu’ils forment une rangée où il n’y a pas de morts ; un peu plus haut se trouve l’endroit où les ondes ont jeté tous les morts avec leurs val-ves disjointes. [...]

« Et si les coquilles avaient été dans l’eau troublée d’un déluge, elles se trouveraient mêlées et disjointes l’une de l’autre, dans la boue, et non en rangs réguliers, par couches comme nous le voyons de nos jours. » [Leic. 8 v.]

Il ressort clairement de ce qui pré-cède que les couches ordonnées de fossiles n’auraient pu être amenées par les vagues et que les coquillages n’auraient pu non plus avoir voyagé seuls jusque-là en quarante jours ! Il est prouvé que les coquillages étaient vivants, donc lourds, car l’on retrouve encore des coquilles par paire, alors que dans un niveau supérieur, on retrouve des coquilles mortes. Le fait que les coquillages soient disposés en couches bien ordonnées montre qu’il n’y a pas eu de déluge violent, qui aurait cassé et mélangé les coquillages au lieu de les déposer en couches régulières. Léo-nard apporte encore des preuves que les fossiles étaient autrefois vivants : « Si le déluge les avait charriées à trois et quatre cent milles de la mer, il les y aurait entraînées avec d’autres espèces, pêle-mêle ; or, même à cette distance de la mer, nous voyons les huîtres [...] par compagnies, morts tous ensemble [...] preuve qu’elles y furent laissées par la mer, encore vi-vantes, quand fut taillé le détroit de Gibraltar. » [Leic. 9 v.]

Il ajoute un argument plus fort concernant les coraux encore atta-chés aux rochers : « Comment expli-querons-nous [...] qu’on découvre tous les jours des coraux tout vermoulus que le courant des fleuves a fixés aux rochers dénudés ? Et ces rochers sont tous couverts de parentèles et familles d’huîtres qui, nous le savons, sont pri-vées de mouvement » [Leic. 10 v.]

Il résume les attaques contre les deux côtés – l’interprétation biblique et l’explication aristotélicienne – et donne des indications sur sa propre

théorie à propos des fossiles, en in-troduisant la formation de couches alternées de sédiments au fond de la mer, sédiments transportés par les rivières et plus tard pétrifiées pour devenir ce que l’on peut ob-server comme roches sédimentaires. Ce sont les rochers des peintures de Léonard : « De la sottise et de la sim-plicité de ceux qui s’imaginent que ces animaux furent portés par le déluge en ces lieux éloignés de la mer. Une autre secte d’ignares affirme que la nature ou les cieux les avaient créés en ces lieux par influx céleste ; comme si l’on n’y trouvait pas des arêtes de pois-sons qui ont mis longtemps à grandir ; comme si l’on ne pouvait supputer, d’après les écorces des coques et des escargots, le nombre des mois ou des années de leur vie, tout de même que sur les cornes des taureaux [...] et sur les ramifications des plantes [...].

« Pourquoi trouverait-on tant de débris et de coquilles entières, entre les diverses couches de pierre, si aupa-ravant celles qui étaient sur le rivage n’avaient été recouvertes d’une terre vomie par la mer, et ensuite pétri-fiée ? Si c’était le déluge qui les avait transportées de la mer en ces endroits, tu découvrirais les coquilles au bord d’une seule couche pierreuse et non de quantité d’autres qui permettent de dénombrer tous les hivers des années où la mer multipliait les couches de sable et de vase venues des fleuves voi-sins et qu’elle dispersait sur ses rivages. Si tu dis qu’il a fallu plusieurs déluges pour produire ces sédiments, coquilles et fossiles, tu devras aussi prétendre qu’un tel déluge se produisait chaque année. » [Leic. 10 r.]

Sédiments et stratification

Léonard avait accompli la percée qui allait lui permettre de compter le temps, grâce aux couches de crois-sance des coquillages, des plantes et des roches sédimentaires. Il parvint donc aux conclusions suivantes qui sont encore valables aujour-d’hui.

• Les fossiles furent autrefois des organismes vivants et ne sont pas produits par les roches elles-mê-mes.

• Ils ne furent pas transportés par l’eau mais « où l’on trouve main-tenant la terre, il y eut autrefois l’océan ».

• Par conséquent, la croûte ter-restre et la planète ont subi un pro-cessus continu de transformation sur de grandes périodes de temps. Les montagnes elles-mêmes furent soumises à des modifications par la puissance érosive de l’eau, du Soleil, de la glace et des matériaux organiques : « L’eau érode les mon-tagnes et comble les vallées, et si elle en avait le pouvoir, elle réduirait la terre à l’état de sphère parfaite » [CA 185 v. c] et « [...] les eaux finiront par niveler les montagnes [...] leurs roches [...] s’effritent et se changent continuellement en terre, également soumises à la chaleur et au gel ». [Leic. 17 v.]

S’il adopta au départ la théorie er-ronée de Pline, selon laquelle l’eau circule des océans vers les mon-tagnes pour en redescendre vers la mer par les rivières, il réalisa ensuite que « l’eau des rivières ne vient pas de la mer mais des nuages » [Codex Hammer Ctalogue, p.13.] et « com-ment [l’eau] s’élève en l’air sous l’ac-tion de la chaleur solaire et retombe en pluie ». [E 12 r.]

• Dans les profondeurs de la mer, la boue composée principalement de matériaux résultant de l’interaction entre la matière vivante et la matière inorganique (bactéries, algues, mol-lusques à coquilles et brachiopodes, coraux) forment des strates de hau-teur et d’inclinaison différentes : un processus de stratification.

• Avec le temps, soumis à de fai-bles températures et à des pressions relativement basses, ces sédiments se transforment en roches sédi-mentaires, préservant certains des organismes autrefois vivants qu’ils contenaient en fossiles – c’est le processus de la diagenèse.

Voici la note de Léonard, tout d’abord sur les crustacés : « Des ani-maux qui ont une ossature externe. [...] Quand la fine vase qui troublait l’onde des fleuves se déposa sur les animaux qui vivaient sous les eaux, près des rives océanes, ils s’y incrus-tèrent et, entièrement recouverts d’un grand poids de vase, furent condamnés à périr [...]. Au cours des âges, le niveau de la mer s’abaissa et l’eau salée s’écoulant à mesure, cette vase se pétrifia et celles des coques qui avaient perdu leurs habitants s’emplirent de boue ; pendant que s’opérait ce changement de la vase ambiante en pierre, la vase à l’inté-rieur des coquilles entr’ouvertes [...]

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se transforma également en pierre. » [F 79 r.]

Puis sur les poissons : « Tous les animaux à ossature interne, une fois recouverts par la vase des crues des fleuves [...], sont aussitôt enfermés dans un moule de boue. Ainsi, avec le temps, à mesure que les lits des fleuves s’abaissaient, ces animaux incrustés et prisonniers de la vase [...] sont tom-bés au fond du moule formé par leur empreinte ; la vase s’écoule à mesure qu’elle s’élève au-dessus du niveau du fleuve, de sorte qu’elle se dessèche et forme d’abord une pâte gluante, puis changée en pierre, se ferme sur tout ce qu’elle contenait. » [F 79 v.]

Et enfin : « Lorsque la nature est en veine de créer des pierres, elle produit une sorte de pâte gluante, laquelle en séchant se fige en une masse compacte formée de toutes les choses contenues en elle et que néanmoins elle ne chan-ge pas en pierre mais conserve sous leur forme primitive. Voilà pourquoi on découvre des feuilles en leur entier dans les rochers qui se forment au pied des monts, [...] exactement comme les y ont laissées les crues automnales des fleuves. La vase des crues successives les recouvrit d’abord, puis s’agrégeant à la pâte susdite, elle se changea en stratifications pierreuses qui corres-pondent aux couches fangeuses. » [F 80 r.]

Le processus invisible de la for-mation des couches successives de boue transportée n’est rien d’autre que ce que nous observons dans certaines montagnes sous la forme de strates : « Au sommet des monta-gnes, dans chaque creux, tu trouveras toujours des replis de stratifications rocheuses. » [BM 30 v.]

« Comment ces roches stratifiées des montagnes sont toutes parmi des couches de vase que les crues des fleu-ves ont superposées. Comment les di-verses épaisseurs de roches stratifiées sont dues aux diverses crues, plus ou moins importantes, des fleuves. Com-ment entre les diverses couches de la pierre se trouvent encore les traces des vers qui rampaient sur elles quand elles n’étaient pas encore sèches. » [Leic. 10 r.]

Et il explique encore plus claire-ment : « Les roches stratifiées se créent dans les vastes profondeurs de la mer, parce que les vagues, en se retirant, entraînent dans la mer profonde la vase que les tempêtes ont détachée des grèves ; et l’orage passé, elle se dépose au fond de la mer et nulle tempête ne

pouvant pénétrer celle-ci en raison de la grande distance qui s’étend au-dessous de sa surface, la vase reste immobile et se pétrifie [...] ainsi, en blocs disposés selon des inclinaisons diverses, elle se compose de couches présentant autant d’épaisseurs diffé-rentes que diffèrent les tempêtes, plus ou moins fortes. » [Leic. 35 r.]

Les résultats indiqués ci-dessus permettent à Léonard de considérer différemment l’histoire de la Terre. Il explique peu après comment la sédi-mentation des roches est défaite dans les montagnes par l’action des riviè-res, celles-là mêmes qui les avaient formées en première instance : « Les coquilles [...] [nées] dans la vase de la mer témoignent du changement qui s’opère dans la terre [...]. Le flot des fleuves puissants est toujours trouble à cause de la terre qu’agite le frotte-ment de leurs eaux contre leur lit et leurs rives, et ce processus de des-truction découvre les bords supérieurs des sillons que forment les couches de coquillages incrustés dans la vase ma-rine, où ils étaient nés [...]. Ces sillons furent de temps en temps recouverts par les diverses épaisseurs de vase que les fleuves, en leurs crues plus ou moins importantes, entraînaient vers la mer et ainsi les coquilles restèrent emmurées et mortes sous cette vase, qui s’est trouvée élevée à une telle hauteur que le lit de la mer a surgi à l’air. Actuellement ces lits sont à une si grande altitude qu’ils sont devenus des collines ou d’altières montagnes, et les fleuves qui usent les flancs des monts mettent à nu les stratifications contenant ces coquilles [...] et les an-ciens lits de la mer sont devenus des chaînes de montagnes. » [E 4 v.]

• Léonard a montré comment les couches de dépôts sous l’eau corres-pondaient aux roches sédimentaires, pourquoi elles contenaient des maté-riaux organiques et racontaient ainsi l’histoire des changements successifs de la Terre. Mais comment ces cou-ches de dépôts sous-marins avaient pu se transformer en montagnes ? On trouve ici ou là des notes fragmentai-res à ce sujet : « [...] il a déposé la vase où vivaient ces coquillages et elle s’est élevée par couches, à mesure que les crues du trouble Arno se déversaient dans la mer ; et ainsi, de temps en temps, le lit de la mer a monté [...] [dé-posant] les coquilles [...] par couches comme nous le voyons aujourd’hui. » [Leic. 8 v.]

« Les coquilles marines et les huî-

tres que l’on voit sur les hautes monta-gnes, précédemment recouvertes par les eaux salées, se trouvent à présent à une aussi grande altitude, tout de même que les roches stratifiées, ja-dis formées par des couches de vase qu’apportèrent les fleuves dans les lacs, marécages et mers ; et ce proces-sus n’a rien qui offusque la raison. » [Leic. 36 r.]

Il avait en tout cas trouvé une réponse correcte possible : « Si la terre [...] qui soutient l’océan, s’éle-vait et se découvrait beaucoup hors de cette mer, en restant presque plane, comment, au cours des âges, les montagnes, vallées et roches avec leurs différentes stratifications, pourraient-elles se former ? A cette question, le limon ou le sable d’où l’eau s’écoule quand ils sont restés à découvert après les inondations des fleuves, nous fournissent une réponse. [...] L’eau drainée loin de la terre qu’a délaissée la mer, [...] ces montagnes se dessècheront et formeront des couches de pierre plus ou moins épaisses selon la profondeur de la vase que les gran-des crues des fleuves ont déposée dans la mer. » [F 11 v.]

Cela est vrai dans certain cas, com-me pour la région du Colorado par exemple. Toutefois, cette explication n’est pas générale, elle ne fonctionne pas pour les Alpes. Léonard n’avait pas considéré le phénomène en-dogène, il n’avait pu faire des expé-riences cruciales sur l’intérieur de la Terre et ne prenait donc pas en considération le volcanisme ou les autres processus de transformation mécanique. Il donne cependant des indications intéressantes, même si elles sont formulées bizarrement : « Le fait que les sommets des mon-tagnes se dressent si haut au-dessus de la sphère de l’eau, tient peut-être à ce qu’ [...] une immense caverne a dû s’affaisser sur une étendue considéra-ble depuis sa voûte jusqu’au centre du monde [...]. Immédiatement détachée du centre du monde, elle s’est élevée vers la hauteur ; et c’est ainsi qu’on voit aux sommets des hautes mon-tagnes les couches rocheuses [...]. » [Leic. 36 r.]

Quelle que soit l’incomplétude de sa théorie, Léonard était en mesure de noter que les couches distinctes dans les rochers indiquaient le pas-sage du temps et pouvaient donc être utilisés pour mesurer ce dernier : « Il te faut maintenant prouver que les co-quilles ne naissent nulle part ailleurs

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que dans les eaux salées [...] et comment les coquilles de Lombardie se rencontrent à quatre niveaux différents. De même pour toutes celles qui naquirent à différentes époques ; et on les trouve dans toutes les vallées qui conduisent à la mer. » [Leic. 36 r.]

Les implications étaient évidentes : l’histoire de la Terre était beaucoup plus ancienne que 4 000 avant J.-C. et dépassait largement la période historique cor-respondant à la présence humaine. Il savait comment lire le langage des pierres : « Les choses étant beaucoup plus anciennes que les lettres, il n’y a pas lieu de s’étonner si de nos jours il n’existe aucune relation indiquant comment les mers s’étendaient sur tant de contrées [...]. Mais il nous suffit de posséder le témoi-gnage des choses nées dans les eaux salées qu’on retrouve sur les hautes montagnes, parfois à une grande distance de la mer. » [Leic. 31 r.]

Nous pouvons maintenant revenir aux tableaux de Sainte Anne ou de la Joconde. Léonard était sans doute parvenu à concevoir la Terre comme une « organisation », pour ne pas utiliser le terme organisme : un mé-canisme global d’interactions entre la géosphère et la biosphère. Une totalité, mais qui ne restait pas dans un état d’équilibre. Bien au contraire, la vie poussait à une croissance dyna-mique : « Rien ne naît là où il n’existe ni fibre sensitive ni vie rationnelle. [...] Nous pouvons donc dire qu’un esprit d’accroissement anime la terre. » [Leic. 34 r.]

Comme d’habitude, il ne désignait pas seulement le processus de crois-sance évident chez les êtres vivants, mais la croissance de la Terre comme un tout. Il n’aurait pas été Léonard s’il n’avait pas expérimenté sur l’accroissement de taille de la Terre suite à l’activité de la vie. Il mena des expériences minutieuses dans un récipient, sur l’accumulation de matériau organique et de matière bio-inerte (humus) due à la mi-gration biogénique pendant la vie et la mort des plantes. Il extrapole ses mesures à la Terre entière et ajoute : « [...] si tu laisses passer dix ans et que

tu mesures ensuite l’augmentation du sol, tu découvriras de combien la terre en général s’est accrue et au moyen d’une multiplication, tu constateras combien considérable a été son ac-croissement dans le monde depuis un millénaire. [...] Ne remarques-tu donc pas comment, entre les hautes montagnes, la terre accrue recouvre et dissimule les murs des antiques cités ou les ruines ? » [CA 265 r. a]

La vision de Léonard correspond clairement à celle d’une biosphère, bien que l’on ait dû attendre les tra-vaux d’Eduard Suess (1831-1895) et de son ami Vladimir Vernadski (1863-1945) pour voir apparaître ce terme. Avant de tirer d’autres conclusions des notes présentées ci-dessus, fai-sons une brève remarque sur la transmission des idées géologiques de Léonard.

Malheureusement, ses notes en général et spécifiquement celles qui concernent la géologie ont disparu pendant longtemps. Le Codex Lei-cester, qui contient la plupart des

notes géologiques, réap-parut officiellement qu’en 1717, acheté par le comte de Leicester ; une copie de ce Codex avait abouti à Weimar, en Allemagne, et elle a sans doute passé en-tre les mains de Goethe.

Une partie des notes scientifiques furent fina-lement réunies à Paris, et en 1797, Giovanni Battista Venturi publia un rap-port officiel à l’Académie des sciences, qui les fit connaître à toute l’élite scientifique européenne. Charles Lyell (1797-1875), le géologue écossais con-sidéré comme le fondateur de la géologie moderne, re-connut dans les rééditions de ses Principles (p. 31, édition de 1867) que son attention fut attirée par Hallman sur les extraits des notes de Vinci publiées par Venturi. Il utilise d’ailleurs des citations tirées de ces notes de Léonard. Il faut se souvenir que, comme nous l’avons vu dans le cas de

Voltaire, les idées fausses sur la géo-logie ont perduré jusqu’au milieu du XIXe siècle. Suess lui-même dût com-battre encore les arguments reposent sur l’hypothèse du Déluge.

Nous savons que les idées de Léonard en matière de géologie se sont rapidement répandues. Lyell explique qu’un certain Fracastoro les utilisa, en 1517, pour réfuter « la théorie aristotélicienne de la géné-ration spontanée, alors enseignée dans toutes les écoles » [Lyell, p. 26] et contre le déluge biblique. Lyell ajoute : « Il faut reconnaître que [les ecclésiastiques italiens de 1517] ont déployé moins de polémiques amères que ceux qui leur succédèrent au-delà des Alpes deux siècles et demi plus tard. » [Lyell, p. 25]

Il semble établi que Jérôme Car-dan (1501-1576) ait pu accéder et utiliser les carnets de Léonard dans ses De subtilitate libri (1550) et De rerum varietate (1557). On sait en-core que l’on retrouve un fort écho des idées de Léonard chez Huygens (1629-95) et chez le Danois Nicolas Sténon (1638-1686), qui prouva de façon conclusive que les roches sé-dimentaires de Toscane impliquaient un changement temporel séquentiel

Etude de formations ro-cheuses. Source : Windsor Castle, Royal Library.

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et que les strates comme les fossiles qu’elles contiennent sont les archi-ves de l’histoire terrestre, les cou-ches sédimentaires étant rangées en séquences temporelles, la plus vieille étant en dessous, contenant la mé-moire des événements géologiques passés. *

Cependant, Sténon, sous la me-nace qui prévalait à l’époque dans le nouvel âge des ténèbres de l’Europe moderne, n’osa pas attaquer la théo-rie du Déluge et des fossiles. Gottfried Leibniz (1646-1716), qui rencontra Sténon en 1670, exprima ses idées intéressantes sur le sujet dans son Protogaea. Comme Léonard, il atta-quait l’idée selon laquelle les fossiles seraient le produit de l’influence des étoiles et de la génération spontanée. Il ajoute que « le globe terrestre a subi des changements bien plus grands qu’on ne le pense ». Il serait égale-ment intéressant de suivre la piste de l’école allemande de Freiberg et de Goethe lui-même, mais cela dé-passe le cadre de cet article.

Revenons donc à Léonard lui-même et tentons de voir comment il se pense en temps qu’être humain, dans sa relation à la biosphère.

LA QUÊTE DE LA VÉRITÉ

Nous sommes maintenant en mesure de tenter de réévaluer notre réflexion sur les œuvres de Léonard, pour voir si la relation entre géologie et peinture, que nous avons mise à jour, ne va pas encore plus loin et n’a pas des implications philosophiques et méthodologiques.

Léonard est souvent décrit comme un « naturaliste », associé ainsi aux épicuriens, aux stoïciens ou aux présocratiques. Nous estimons que les spécialistes ont grandement sous-estimé le rôle joué par les « idées » au sens platonicien du terme, dans la relation à la nature de Léonard, même si l’on suppose généralement que ce dernier n’a pas eu directement accès aux œuvres de Platon.

En ce qui concerne sa « méthode »,

Léonard avait défini un ensemble de règles explicites, mais il nous semble qu’il ne les a pas vraiment suivies. Il existe bien son Traité de la peinture, formé après sa mort par la collec-tion de notes dispersées sur le sujet, mais il est très difficile d’imaginer la réalisation de la Joconde à partir de ces discussions formelles. Les règles peuvent aider à rendre une idée plus visible, mais elles ne disent rien de la façon dont les idées elles-mêmes sont engendrées.

On sait que Léonard s’appelait lui-même fièrement « omo sanza lettere », un illettré : autrement dit, quelqu’un qui n’avait pas été formé au latin et aux discussions philoso-phiques ou théologiques.

La pire offense que l’on puisse faire à Léonard serait donc d’essayer de lui attribuer une méthodologie fixe ou une appartenance à une quelconque école de pensée, qu’elle soit platoni-cienne, néoplatonicienne, aristotéli-cienne, nominaliste, réaliste ou na-turaliste. Nous sommes convaincu qu’il n’a jamais suivi aveuglément les enseignements d’une école ou d’une secte : il évitait de suivre la « théolo-gie platonicienne » ou les néoplato-niciens florentins, autant qu’il évitait de suivre les théologies dogmatiques. Il haïssait le formalisme vide, la ma-gie et le mysticisme, qui étaient en train de tuer la Renaissance italienne et qui allaient bientôt amener l’Eu-rope au désastre : « Ils vont, gonflés et pompeux, vêtus et parés non [des fruits] de leurs travaux mais de ceux d’autrui, et me contestent les miens. Et s’ils me méprisent, moi inventeur, combien plus blâmables eux, qui ne sont pas inventeurs mais trompeteurs et récitateurs des œuvres d’autrui. » [CA 117 r.]

Il se qualifiait lui-même « inven-teur » et donnait à cette qualité toute sa valeur : ni un technicien, ni un mage. Quant à son « illettrisme », on doit considérer ce que cela signifiait : il était sûrement moins illettré que la plupart des étudiants européens d’aujourd’hui. Il avait été élevé dans une culture qui prisait la « méthode socratique » et il revendiquait son parcours « autodidacte ». Mais s’il n’était pas un « récitateurs des œuvres d’autrui », il ne méprisait pas pour autant la fréquentation des « maes-tri » du passé. On sait qu’il possédait 116 livres en 1504, une bibliothèque considérable pour l’époque, et pour un illettré ! D’autant qu’il ne s’agissait

pas de livres frivoles. On trouve entre autres : la Bible, Ovide, Esope, Diogè-ne Laerte, Albert le Grand, Pétrarque, Cecco d’Ascoli, saint Ambroise, saint Augustin, saint Bernard de Sienne, la Météorologie d’Aristote, Euclide, Alberti, Pacioli, Regiomontanus, Archimède, etc. D’autres livres dont on sait qu’il les avait lus ne sont pas mentionnés dans cette liste, comme ceux de Dante ou Nicolas de Cues.

Néanmoins, il est exact qu’il ne faisait jamais partir sa réflexion d’un livre ou d’un sujet académi-que. Il partait toujours de la con-frontation avec la nature, du besoin de résoudre des difficultés qu’il avait rencontrées. C’est autour de la for-mation d’hypothèses, comme nous dirions aujourd’hui, ou d’inventions, comme il préférait le dire, que son es-prit devenait un moteur inarrêtable. Il ne s’arrêtait pas, et c’est visible à partir de ses notes et dessins, jusqu’à ce qu’il ait testé toutes les variations possibles grâce à des dispositifs expé-rimentaux. Dans ce contexte, il lisait ce que quiconque avait à dire sur le sujet, qu’il soit saint ou hérétique (comme Cecco d’Ascoli) : « Si comme eux, je n’allègue pas les auteurs, c’est chose bien plus grande et plus rare d’alléguer l’expérience, maîtresse de leurs maîtres. » [CA 117 r.]

Nous avons vu en matière de géo-logie comment la force de ses argu-ments dérivait toujours de résultats qu’il avait obtenus directement ou par le biais d’expériences soigneu-sement préparées. 6

En matière d’explications géné-rales, il tombe parfois dans des piè-ges ; il retombe dans de vieilles théo-ries et utilise les expressions de telle ou telle école, mais dès qu’il retourne à ses expériences cruciales, il n’y a plus d’auteurs ou de textes sacrés ; il va de l’avant, brutalement et sans compromis, sentant, sachant qu’il est sur le chemin de la vérité.

Ses propres peintures révèlent progressivement sa conscience du fait que la question de la nature est la même que celle de la vérité. Quand il appelle à être « fidèle à la nature », cela a donc un sens bien spécifique.

L’incomplétude de la vérité humaine

Léonard savait, probablement en partie par la tradition des maîtres de

* On sait aujourd’hui que ce n’est pas systé-matiquement le cas (voir Fusion n°81) et qu’il peut exister des couches superposées dont la constitution remonte à la même époque (NdlR).

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la perspective, en partie par lui-même et avec l’aide d’Augustin, Ambroise ou Nicolas de Cues, que la vérité, et donc l’unicité de la nature, peut être appré-hendée mais que cela ne peut se faire ni par un énoncé fini complet ni par une série infinie de tels énoncés.

En tant qu’unité, la vérité doit posséder une « clôture » – une « délimitation » – mais cette limite, comme dans le cas du point à l’infini de la perspective, doit transcender l’espace des représentations (l’espace dans lequel cette vé-rité est représentée). Le Cusain décrit ainsi la vérité comme un « infini réel » (autrement dit, une série infinie mais bornée) parce que, si l’on décrivait la vé-rité comme un « infini simple » (une série infinie non bornée), on se retrouverait alors dans une recherche perpétuelle, n’aboutissant nulle part, donc sans jamais pouvoir être certain de son existence. C’est une dis-tinction entre infinis que Giordano Bruno n’a pas comprise en lisant le Cusain.

Considérer la vérité comme un « infini réel », comme l’« esprit immuable » de Friedrich Schiller, amène à penser qu’il n’y a pas de mouvement sans idée : dans toute série de changements, il existe une forme ou une idée intelligibles. Le devoir de l’homme est alors de rechercher cette idée, fermement persuadé de son existence. 7

Léonard est pleinement conscient des problèmes liés à l’infini : « L’eau frappée par l’eau forme des cercles concentriques qui s’étendent jusqu’à une grande distance de l’endroit où elle a été frappée ; la voix, dans l’air, va plus loin et, plus loin encore, à tra-vers le feu ; l’esprit plane au-dessus de l’univers, mais étant fini, il ne s’étend pas dans l’infini. » [H 67 r.] Ou en-core : « La nature est pleine de causes infinies, que l’expérience n’a jamais démontrées. » [I 18 r.]

On a généralement mal inter-prété ces paroles, comme plus tard on interprétera à contresens des expressions similaires de Pascal 8. On a tendance à penser en termes d’« infini spatial » alors qu’il s’agit ici d’autre chose, que nous allons maintenant expliciter.

Léonard s’est confronté rela-

tivement tôt au problème de situer les « idées » dans la relation entre l’homme et la nature, surtout si la nature est conçue comme une entité vivante et changeante, ce qui anéan-tit toute idée de totalité ou d’unité rigides et gelées. Sa lecture d’Ovide nous renseigne sur la conscience qu’il eût très tôt du rôle joué par le temps et le changement, quand il dit qu’« avec le temps, tout change » [BM 57 r.] et : « Ô Temps, consumateur de toute chose ! envieuse vieillesse qui consume toute chose peu à peu, avec la dure dent de la vieillesse [...] Hélène [pleurait] quand elle se regardait dans son miroir et voyait la flétrissure des rides [...] » [CA 71 v.]

Léonard avait recopié et légè-rement transformé les phrases ci-dessus à partir des Métamorphoses d’Ovide (XV, 232). C’est dans cette même section que l’on trouve le fa-meux discours attribué à Pythagore : « Tout se transforme, rien ne meurt. [...] Tout s’écoule, et les êtres ne revê-tent qu’une forme fugitive. Le temps lui-même passe [...] tout comme un fleuve. » [XV 148-190]

Il existe d’autres notes, de la même période, où Léonard va plus loin : « Ô

puissant et jadis vivant instru-ment de la nature constructrice, ta grande force ne t’a pas servi ; et tu as dû abandonner ta vie tranquille pour obéir à la loi que Dieu et le temps ont édictée pour la nature universellement pro-créatrice. [...] Ô Temps, prompt spoliateur des choses créées ! que de rois, que de gens tu as anéantis ! que de changements d’état se succédèrent, depuis qu’a péri ici, dans ce recoin creux et sinueux, la forme merveilleuse de ce poisson ? A présent, dé-truite par le temps, elle gît, [...] les os dépouillés, mis à nu, elle est devenue armature et support de la montagne qui s’érige au-dessus d’elle. [BM 156 r.]

Léonard relie aussi la vérité à un processus de génération di-rigée : « Seule la vérité fut fille du temps. » [M 58 v.]

Temps et mathématiques

Il est bien connu que dès l’âge de 20 ans, Léonard fut impliqué dans de nombreux projets nécessitant la construction de machines et d’instruments permettant d’utiliser les forces de la nature au profit de l’humanité. Il faisait grand cas de ce travail : « La science de la mécanique ou des instruments fait partie des plus nobles et des plus utiles [...]. » [Tu, 3r.] Il ne faisait pas de doute pour lui, comme pour nous aujourd’hui, que « la mécanique est le paradis des sciences mathématiques ». [E 8 v.] Dans ce contexte, et dans beaucoup d’autres notes, il soulignera donc : « Où l’on ne peut appliquer aucune des sciences mathématiques [...], il n’est point de certitude. » [G 96.]

La certitude, ou au moins une forme de certitude, semble être liée aux mathématiques. Mais comment ceci s’accomode-t-il du pouvoir de changement du Temps ? La vérité, pour autant qu’elle est liée à un pro-cessus de changement, va consumer toutes les structures fixes, en faisant d’elles des moments mortels, et va détruire toutes les certitudes im-mobiles.

Aujourd’hui, nous pouvons mieux comprendre comment Léonard, dès qu’il approfondit ses recherches dans les domaines de la dynamique des

La Joconde. Source : musée du Louvres (Paris).

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fluides, l’anatomie, la biologie ou la géologie, doit avoir réalisé que, dans la quête de la certitude, les mathéma-tiques ne jouaient qu’un rôle réduit, voire pas de rôle du tout. Il semble avoir été très conscient des limites de la représentation géométrique lorsqu’elle se trouve confrontée à la nature : « Bien que le temps soit rangé parmi les quantités continues, du fait qu’il est indivisible et imma-tériel, il ne tombe pas intégralement sous la puissance géométrique [...]. » [BM 173 v.] Et : « Ecris sur la nature du temps, distincte de sa géométrie » [BM 176 r.]

Comme nous le constatons à partir des notes éparses citées plus haut, et comme nous le savons par ses notes plus élaborées sur les limites de la perspective linéaire, le contraste était très clair chez Léonard entre la cer-titude utile des mathématiques et le pouvoir destructeur ou constructeur des forces de la nature et de la vie. Le fait que des réalisations formelles utiles ou des descriptions des forces de la nature seront « détruites par le temps » est un thème qui agitera ensuite l’esprit des scientifiques et des artistes, pendant longtemps et sous différentes formes, jusqu’à ce qu’il soit finalement résolu par Kurt Gödel en 1931 par son fameux théorème sur l’« incomplé-tude » des représentations formelles. 9

En prenant conscience des limites de la certitude des formalismes et la nécessité de passer à la « vérité dans le temps », de nombreuses cultures ont sombré dans le relativisme, le scepti-cisme, le romantisme ou même l’irra-tionnalisme, comme cela arriva par exemple en Allemagne après Kant ou avec le « nouvel âge » d’aujourd’hui. Léonard, au contraire, n’abandonna jamais la certitude de l’existence de la vérité, d’une légitimité intelligible : « Ô miraculeuse, ô stupéfiante Néces-sité, toi dont la loi contraint tous les effets à naître de leurs causes, par la voie la plus brève ! Voilà les miracles... [...] Qui croirait qu’un si petit espace peut contenir les images de l’univers entier ? Ô phénomène insigne ! Quel talent peut se vanter de pénétrer ainsi la nature ? Quelle langue pourra ex-poser un si grand prodige ? Aucune, en vérité. Voilà ce qui guide le discours humain vers la considération des cho-ses divines. » [CA 345 v.]

Pour Léonard, la nature n’est pas chaotique : « Dans la nature, point d’effet sans cause ; comprends la

cause et tu n’auras que faire de l’ex-périence. » [CA 147 v.] Et d’affirmer : « Celui qui nie la raison des choses, révèle sa propre ignorance. » [M I, Ma p. 65]

L’existence d’une « raison suffi-sante » – comme Leibniz redéfinira les expressions de Léonard – et la possibilité pour l’homme de la saisir par son esprit signifient que l’homme n’est pas soumis de la même façon que les pierres, ni même que les ani-maux, à la rivière du temps, du moins pas toujours. Les sociétés humaines n’attendent pas passivement d’être détruites par le temps, du moins pas toutes les sociétés humaines. Léonard ne tombe pas dans l’erreur d’un Prigogine. 10

Voici par exemple quelques notes où Léonard pointe vers quelque cho-se de fort intéressant : « C’est à tort que que les hommes se lamentent sur la fuite du temps [...] sans s’apercevoir que sa durée est suffisante ; mais la bonne mémoire dont la nature nous a dotés, fait que les choses depuis longtemps passées nous semblent présentes. » [CA 76 r.]

« Fuis l’étude qui donne naissance à une œuvre appelée à mourir en même temps que son ouvrier. » [Fo. III 55r.]

« Pauvre élève qui ne surpasse point son maître. » [Fo. III 66v.]

L’homme peut confronter le temps géologique, comme s’il se plaçait « à l’extérieur » de ce temps. Il peut le transcender s’il redécouvre « ce qui était déjà écrit dans son cœur » et se bat consciemment pour faire de l’his-toire passée un futur meilleur. Nous reconstruisons et nous transformons notre temps historique, géologique et cosmologique, et nous projetons notre présent dans l’avenir à chaque fois que nous améliorons les œuvres de nos maîtres par des actions qui ne mourront pas avec l’ouvrier.

Ce que Léonard exprime ci-dessus est très similaire à ce que Lyndon La-Rouche appelle la « simultanéité de l’éternité » 11, une idée que Léonard développe dans ses réflexions sur l’art.

L’art et la « simultanéité du temps »

Tout le monde s’accorde à dire que les peintures de Léonard ne sont pas « figées », mais on peut se demander comment s’y exprime la conscience

du temps et du changement. Léonard n’essaie jamais d’en donner une ex-pression symbolique ou « d’imiter le temps », pour ainsi dire. Au contraire, on a l’impression d’un « temps sus-pendu ».

Nous savons que Léonard, pen-dant son premier séjour à Milan, fut impliqué au sein de « son Académie » dans des débats sur diverses formes d’arts, étant devenu lui-même un maître en tout. Nous possédons certaines parties du débat grâce à des notes, rassemblées par un étu-diant de Léonard, que l’on appelle aujourd’hui « Le parangon des arts ». C’est là que Léonard affirme que la peinture et la musique sont supérieu-res à toutes les autres formes d’art.

Si l’on oublie les tonalités polé-miques de la querelle et que l’on se concentre sur l’essentiel des ar-guments avancés par Léonard, on voit apparaître immédiatement le point crucial de son raisonnement : la peinture et la musique sont supé-rieures parce que, tout en exprimant le temps, elles peuvent l’exprimer comme « simultanéité du temps ». C’est comme cela, et uniquement ainsi, que peut être transmise la conscience de l’unité harmonique, de l’existence d’une unité, « parce que de très nombreuses voix représentées au même moment résulte la proportion harmonique [...] ». [CU 10 r.]

Il continue pendant quelques pa-ges, en insistant que l’harmonie n’a de sens véritable que si elle peut être « instantanée » et finit par critiquer la poésie : « Le poète qui décrit [un] corps le fait paraître membre après membre, à des moments successifs ; le peintre le rend visible en une seule fois. [...] le poète ne peut donner l’har-monie de la musique, puisqu’il n’a pas le pouvoir de dire plusieurs choses à la fois. » [CU 18 r-v.]

Il considère donc le passage du temps du point de vue de l’éternel, du simultané et du domaine de l’idée vivante. 12

Ce n’est que grâce à cette possi-bilité d’expression du paradoxe de la simultanéité temporelle que l’activité artistique aide les sociétés à s’assurer que la vérité existe, en dépit et au-delà du manque de certitudes de type formel. L’artiste peut exprimer de fa-çon intelligible et évoquer ce nouvel élément seul capable de résoudre le paradoxe : l’utilisation volontaire de notre pouvoir créateur. Léonard peut alors dire : « Le caractère divin de la

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peinture fait que l’esprit du peintre se transforme en une image de l’esprit de Dieu. [...] » [CU 36 r.]

Une telle conscience transforme le peintre – l’artiste – en « peintre philosophe », ou en « peintre scienti-fique », lui donnant la responsabilité morale d’exprimer la nature invisible de la vérité par les moyens visuels. Léonard, conscient des limites du formalisme, va donc pousser l’espace visuel à ses limites, sans toutefois les rompre par crainte de tomber dans le symbolisme ou le subjectivisme. Il souhaite maintenir l’intelligibilité de la vérité, de ce pouvoir qui per-met la « re-création » continuelle du monde ; pouvoir existant chez tous les êtres humains et pouvant donc être reconnu par l’auditeur, lecteur ou admirateur d’une véritable œuvre d’art.

Le fait de posséder un « esprit di-vin » situe l’artiste dans une dimen-sion différente qui ne lui permet plus de se contenter d’« imiter la nature physique ». Au contraire, explique Léonard : « Le peintre lutte et rivalise avec la nature. » [Fo. III 44v.]

Léonard aimait passionnément la nature, il est même connu pour son sentimentalisme : il achetait des oiseaux sur le marché pour les libérer immédiatement après. Tout le monde peut admirer ses peintu-res délicates de chats, de fleurs ou de roches, et l’attention accordée aux détails les plus insignifiants de

notre environnement. Mais Léonard n’était pas un romantique, il savait que la nature physique est animée, mue par des forces majestueuses capables de faire et défaire les mon-tagnes. Il savait à quel point le temps pouvait être destructeur, lorsqu’il décrit la disparition des civilisations et de leurs ruines gagnées par la croissance de la terre. Il est donc pleinement conscient des implica-tions de ce « lutte et rivalise ».

De même que le peintre philo-sophe ne peut se contenter d’« imi-ter », les sociétés humaines ne peu-vent se contenter de « s’adapter » à la nature physique, parce que la nature est une concurrente, même si elle n’est pas une ennemie de l’homme. C’est avec la nature qu’il faut entrer en compétition, pas avec les autres espèces, encore moins avec les autres humains.

Le peintre – l’homme – a un rôle unique, celui d’être créateur au sein d’une nature génératrice. Il ne joue pas à des jeux virtuels ni ne construit des artifices arbitraires mais, de l’in-térieur, il aide le processus de généra-tion à aller « au-delà de lui-même ». L’homme devient le petit « esprit immuable » de la métamorphose, il peut volontairement diriger par ses idées les forces de la nature et donc transcender chacun de ses moments en participant à un processus supé-rieur et à la vérité.

Ainsi, la Joconde, dans son espace-

temps propre, domine la géologie majestueuse des montagnes, le tout formant une unité changeante et intense.

La qualité scientifique et artis-tique de l’homme, la capacité d’être un « créateur au sein d’une nature créatrice », se révèle dans des activi-tés qui sont aujourd’hui présentées comme « antinaturelles », mais que Léonard appelait lui « la plus noble des sciences », à savoir les sciences de la mécanique et des instruments.

L’ÉCONOMIE « NATURELLE »

Les machines de Léonard ont été souvent reproduites et admirées, mais elles sont souvent présentées comme le résultat fantastique des rêves d’un homme dormant sous un arbre et imaginant toutes sortes d’objets : bicyclette, sous-marin, automobile et avion.

La réalité est quelque peu dif-férente : Léonard fut pleinement impliqué dans la réalisation de « grands projets », la construction d’infrastructures à Florence, Milan, Rome, Amboise, etc. Ses croquis pour la construction de routes ou de ca-naux, le drainage de marais, pour des « cités écologiques », faisaient partie de projets spécifiques et cohérents destinés à améliorer les conditions économiques de l’époque. Dans le contexte de ces projets, il recopia, améliora ou inventa des centaines de machines ou instruments, dont l’objectif principal était de ne plus utiliser des muscles humains comme source motrice.

La conscience du rôle de la tech-nologie, résultant de la créativité humaine, dans l’amélioration des conditions des travailleurs, a pro-fondément transformé la notion du travail. On est passé de l’idée féodale, basée sur une interprétation biaisée du « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » [Genèse, 3, 19], à la notion humaniste chrétienne : « le travail humain est une participation à l’activité créatrice de Dieu [...], au processus de transformation du créé ». 13

La notion de participation à la transformation du créé implique trois choses. D’abord, les trans-formations de et dans la nature sont un événement nécessaire et

Carte pour le détournement de l’Arno. Source : Windsor Castle, Royal Library.

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légitime. Ensuite, l’existence de la société humaine est garantie par la continuation volontaire d’une telle évolution, laquelle passe mainte-nant par les idées. Enfin, l’essence d’une telle évolution s’exprime par des changements spécifiques dans le temps.

Le temps « dévoreur » ou la question de l’entropie

Tout ceci nous aide à clarifier le parallèle entre l’illusion d’une société perpétuelle, reposant sur la « croissance zéro », et l’illusion des tentatives visant à rendre la vérité temporelle par des structures formelles. Le temps joue, dans la relation de la société à la nature, le même rôle que dans la relation de l’homme à la vérité.

A l’époque où Léonard travaillait, l’utilisation de pompes mues par l’eau pour déplacer de l’eau avait donné naissance à l’idée qu’il était possible d’obtenir une machine ca-pable de mouvement perpétuel, ce qui revient à croire que l’on puisse exister sans avoir besoin d’améliorer la technologie.

Léonard reconnaissait clairement l’absurdité d’une telle idée : « L’eau qui descend ne va jamais, de l’endroit où elle se trouve, faire s’élever une quantité d’eau égale à son poids. » [CA 147 va.] Il attaquait donc les « ingénieurs qui veulent que l’eau morte s’anime d’elle-même en un mouvement perpétuel ». [Quader-ni I 13 v.] Dans une note de 1494, il s’insurge : « Ô spéculateurs du mouvement perpétuel, combien de vaines chimères avez-vous créées en une pareille quête ? Allez prendre la place qui vous revient, parmi ceux qui cherchent la pierre philosophale. » [Fo. II 92 v.]

Pour nous aujourd’hui, l’idée d’un mouvement mécanique perpétuel est devenu synonyme de non-sens, bien que beaucoup entretiennent encore des illusions sur la possi-bilité d’un « mouvement social per-pétuel ». Néanmoins, c’est Léonard qui découvrit le premier la raison de l’impossibilité de ce non-sens. Il identifia clairement la friction comme explication de la perte de puissance d’une machine, au cours du temps 14 : « L’eau qui chute va faire s’élever autant de poids que le

sien additionné du poids équivalent à sa percussion, [...] mais duquel tu dois déduire de la puissance de l’ins-trument qui est perdue par la friction dans le relèvement. » [CA 151 r-a.]

Tous les ingénieurs essayèrent de faciliter le transport en accroissant le nombre de roues, mais Léonard réalisa bien vite que c’était en vain : « Plus de roues tu auras dans ton instrument [...] plus grande sera la friction des roues [...]. Et plus grande sera la friction, plus grande sera la puissance perdue par le moteur et, par conséquent, de la force manque pour le mouvement ordonné de l’ensemble du système. » [CA 207 v-b.]

Comme d’habitude, il élargit les résultats, passant des solides aux liquides et aux gaz, découvrant la viscosité liquide avec les tourbillons et les turbulences. Il prouva aussi que le vent, par la friction, provoque l’évaporation de l’eau : « La pluie qui tombe d’un nuage ne le fait pas dans son intégralité, mais s’évapore en grande part et se diffuse dans l’air, du fait de leur frottement mutuel. » [Leic. 14r.]

Aujourd’hui, on rassemble les différentes formes de friction sous le terme général d’entropie, un indicateur de la tendance des pro-cessus physiques ou chimiques à « s’affaiblir », ou du vieillissement des structures. Ce terme est associé avec la flèche du temps. Léonard, copiant Ovide, exprimait la même idée avec son exclamation poéti-que : « Ô Temps, consumateur de toute chose ! »

La réapparition du temps comme changement, sous la forme d’en-tropie mécanique, montre claire-ment qu’il existe un lien entre les deux « impossibilités » que nous avons rencontrées jusqu’à mainte-nant : d’une part, l’impossibilité de représenter la vérité par une certi-tude formelle ou complète, et, de l’autre, l’impossibilité d’assurer l’existence par une « machine perpé-tuelle complète ». Dans les deux cas, la solution ne consiste pas à ignorer le changement, mais à maîtriser les changements temporels.

La simultanéité du temps, à nouveau

Comme tout bon ingénieur, Léonard réduisait les effets de la

friction et améliorait le rendement grâce à des courbes de moindre ac-tion comme les cycloïdes. 15 Mais il réalisait que si l’on pouvait améliorer momentanément le rendement, le problème principal résidait dans la limite intrinsèque inhérente à toute « force motrice », principe crucial que Leibniz et Lazare Carnot redé-couvrirent beaucoup plus tard. 16

Dès que l’on définit le type de puissance motrice, on définit aussi la puissance maximale délivrée et, comme l’explique Léonard, il n’y a pas moyen de l’augmenter : « Il est impossible d’accroître la puissance d’instruments [...] une fois que la quantité de force et de mouvement est donnée. » [M. I, 175 v.] Et d’ajouter : « Il est impossible que la puissance d’aucune forme motrice soit capable d’engendrer, dans le même temps et avec le même mouvement, une puissance supérieure à la sienne. » [E 66 r.]

Une puissance motrice ne peut al-ler au-delà de sa limite intrinsèque ; pire, elle va continuellement dimi-nuer sa puissance à cause des effets de la friction. Pour survivre, il nous faut donc continuer le processus de la nature à un niveau social : nous devons découvrir des formes supérieures de puissance motrices, « supérieures » signifiant ici un indi-cateur mesurable de la direction des inventions. Lazare Carnot décrit ce processus de façon magnifique : « C’est toujours une chose précieuse que la découverte d’un nouveau principe moteur dans la nature, lorsqu’on peut parvenir à en régulariser les effets et à le faire servir à ménager l’action des hommes [...]. Les anciens ne connais-saient que peu ces principes moteurs, ils n’employaient que les êtres vivants, les poids, la chute d’eau ou le vent. [...] Mais ces assemblages [...] ne sont que des masses inertes, propres seule-ment à transmettre l’action de masses mouvantes sans jamais l’augmenter : c’est le principe moteur qui fait tout. Les modernes ont découvert plusieurs principes moteurs, ou plutôt ils les ont créés [...], car quoique leurs éléments soient nécessairement préexistants dans la nature, leur dissémination les rends nuls sous ce rapport et ils n’acquièrent la qualité de force mou-vante que par des moyens artificiels : telle est la force expansive de l’eau réduite en vapeur, telle est la force ascensionnelle qui lance l’aérostat dans les airs. » 17

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Nous savons d’ailleurs que Léo-nard avait commencé à chercher de nouvelles puissance motrices, y compris la machine à vapeur. 18

Pour assurer son existence, une société doit toujours résoudre les deux paradoxes suivants :

- aucun formalisme donné ne peut exprimer la vérité ;

- aucune technologie ne peut en elle-même exprimer la puissance existentielle de la nature.

La vérité et l’existence doivent in-corporer le temps et le changement sous forme de changements créatifs, sous forme de simultanéité du temps. Par conséquent, nous participons à la transformation de la nature avec des idées, de telle façon que, pour paraphraser Léonard, tout esprit humain puisse être transmuté en ressemblance de l’esprit divin.

Toutefois, le chemin de la vérité temporelle – la réalisation de l’his-toire – n’est pas facile : pièges, erreurs et trahisons sont toujours présents. Léonard peignit dans la La Dernière Cène la trahison de Jésus-Christ par un homme et il soulignait le danger que l’humanité puisse être trahie par une partie malfaisante d’elle-même. Par ceux qui espèrent garder perpétuellement leurs privilèges et sont prêts pour cela à mener, par leur politique de « croissance zéro », la société entière dans la folie bes-tiale de guerres destinées à acquérir de nouveaux « espaces vitaux » sur une Terre rendue de plus en plus petite par leurs propres politiques. Ils feront de l’humanité entière une proie facile pour le temps, dévoreur de toutes les choses fixes. Léonard, avec une vision de ce qui arrivait en Italie et qui allait bientôt toucher toute l’Europe, écrivait : « On verra sur terre des créatures se combattre sans trêve, avec de très grandes pertes [...]. Leur malice ne connaîtra pas de bornes ; [...]. [...] Ô Terre ! que tardes-tu à t’ouvrir et à les engouffrer dans les profondes crevasses de tes abîmes et de tes cavernes, et ne plus montrer à la face des cieux un monstre aussi sauvage et implacable ? » [CA 362.]

Nous sommes sortis du « petit âge des ténèbres » de 1550-1700 et nous pouvons espérer éviter ceux qui ar-rivent maintenant. Et ainsi emmener plus loin ce que Léonard pourrrait avoir écrit sur sa tombe : « Je n’ai pas été consumé par le temps, donc l’hu-manité peut exister. » n

Notes

1. D. De Paoli, 1985, 1986 ; L. La-Rouche, 1989.

2. F. Schiller, « Les paroles de la foi », in Oeuvres de Schiller, traduit par A. Regnier, Librairie Hachette, 1859.

3. Léonard a aussi expliqué pourquoi il pouvait voir l’ensemble du disque lunaire même lorsque la Lune n’est que partiel-lement illuminée par le Soleil. Il avait com-pris que l’on avait affaire à la lumière que la Terre réfléchissait sur la Lune. En 1610, Kepler créditait encore son professeur M. Mastlin de cette découverte.

4. D. De Paoli, 1986. Voir aussi (Leic. 9v), où il décrit la construction d’une boîte transparente pour rendre visible le mou-vement de l’eau et des courants. Et dans (Leic. 10v), il construit une soufflerie pour voir les effets du vent et de l’eau.

5. L’idée selon laquelle la Méditerranée se répand par le détroit de Gibraltar était déjà développée par Eratosthène.

6. Léonard ne pouvait voir directement les sédiments au fond des mers, mais il construisit des modèles basés sur des boîtes transparentes pour visualiser les courants marins, les turbulences et les dépôts.

7. D. De Paoli, 1997, 1999. 8. D. De Paoli, 1999.9. D. De Paoli, 1999.10. D. De Paoli, 2000.11. L. LaRouche, 1996, 1998, 1999.12. Il ressort clairement des passages

cités ici que Léonard critiquait le concept d’harmonie produite par la perspective linéaire, dont l’espace projectif, mieux que l’espace euclidien, élargissait la notion d’in-variance à des situations où les longueurs changeaient avec la position. Cependant, Léonard va de plus en plus chercher l’invariance – la simultanéité – dans la créativité plutôt que dans les longueurs ou les proportions simples.

13. Jean-Paul II , Discours aux univer-sitaires, Camerino, 19 mars 1991.

14. Il découvrit que la friction est indé-pendante de la surface mais qu’elle est liée à la rugosité et à la charge. Ceci fut redécouvert par Lazare Carnot et Charles de Coulomb en 1783.

15. Il a non seulement introduit ou redécouvert l’usage des cycloïdes dans les transmissions, mais il a réalisé des ex-périences explicites pour prouver qu’une boule descendait plus vite le long d’un arc de cycloïde que le long d’une pente droite (voir Tu 1v).

16. D. De Paoli, 1999.17. D. De Paoli, 1999.18. Les modèles utilisés plus tard par

Huygens et Papin sont très similaires à ceux de Léonard. Voir De Paoli, 1985, et Reti, 1969.

Bibliographie

Léonard de VinciDans les citations de Léonard, nous

donnons le codex original. Les citations sont tirées des Carnets de Léonard de Vinci (traduit par Louise Servicen, deux volumes, Gallimard, 1942) et du Traité de la peinture (traduit par André Chastel, Editions Berger-Levrault, 1987).

Collections :CA = Codex Atlanticus (1487-1518).W = Windsor (1478-1518).BM = Mss. Arundel (1478-1518).CU = Urbinas (1480-1492). TP = Traité sur la peinture.

Carnets :Fo I,II,III = Forster I, II, III, (Londres)

1480-1495 = S.K.M in Richter.A, B, C, D, E, F, G, H, M, I, J, K, L = Mss.

A, B, C, etc. (Paris), 1484-1514.Tr.= Codex Trivulziano (Milan), 1492.M I, II = Codex Madrid I, II (Madrid),

1491-1493 et 1503-1505.Tu = Codex sur le vol (Turin), 1505.Quaderni = Quaderni di anatomia Wind-

sor, 1504-1506.Leic. = Codex Leicester (Gate), 1508-

1510.Ash. I, II = Ashburnham (Paris), com-

plément des codex A et B.An.= folios anatomie A, B, 1490-1510.

Autres auteursOvide, Métamorphoses, traduit par

Joseph Chamonard, GF Flammarion. G. Gohau, Les sciences de la Terre aux

XVIIe et XVIIIe siècles, Albin Michel, 1990.C. Lyell, Principes de géologie, traduit

par Tullia Meulien, Langlois et Leclercq, 1865.

L. LaRouche, « Beethoven as a Phy-sical Scientist », EIR, 26 mai 1989.

__________, « How to Tell the Future », EIR, Vol. 26, n°34, 27 août 1999.

__________, « Les délimitations hors de l’espace-temps chez Leibniz », Fusion, n°70, mars-avril, 1998.

__________, « How the Future Sha-pes the Present », Vol. 23, n°41, EIR, 11 octobre 1996.

__________, The economy of the noosphere, EIR editions, 2001.

Dino De Paoli, « Leonardo da Vinci, Father of Modern Science», Campaigner, octobre 1985.

__________, « Léonard de Vinci et la science de l’hydrodynamique », Fusion, n°19, décembre 1986.

__________, « Intelligence artificielle : une fausse science », Fusion, n°40, mars 1992.

__________, « Gödel, Cantor, Leibniz : mathématique et méthode du paradoxe po-sitif », Fusion, n°68, novembre-décembre 1997.

__________, « Carnot’s Theory of Technology », EIR, 8 janvier 1999.

__________, « Une réflexion sur la pensée-Prigogine : le temps précède-t-il réellement l’existence ? », Fusion, n°80, mars-avril 2000.