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débats • stratégies • opinions • dossiers • actions Prix au numéro : 8393 2013 mai/juin/juillet La Vie de la recherche scientifique La Vie de la recherche scientifique

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d é b a t s • s t r a t é g i e s • o p i n i o n s • d o s s i e r s • a c t i o n s

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Syndicat national des chercheurs scientifiques[SNCS-FSU]1, place Aristide-Briand. 92195 Meudon CedexTél.: 0145075870. Fax: 0145075851Courriel: [email protected]

Syndicat national de l’enseignement supérieur[SNESUP-FSU]78, rue du Faubourg Saint-Denis. 75010 ParisTél.: 0144799610. Fax: 0142462656 Courriel: [email protected]

> Directeur de la publication : Patrick Monfort > Directeur délégué : Jean-Luc Mazet > Rédacteurs en chef : ChantalPacteau et Gérard Lauton > Comité de programmation : Les bureaux nationaux du SNCS et du SNESUP > Ont participé àce numéro : Henri-Édouard Audier, Christophe Blondel, Pierre Boutan, Maurice Cassier, Pierre Dardot, Marc Delepouve,Jean-Paul Demoule, Jacques Fossey, Jean Gadrey, Claudine Kahane, Christian Laval, Michelle Lauton, Hervé Le Crosnier,Nasser Mansouri-Guilani, Claude Mirodatos, Marc Neveu, Dominique Noguères, Christophe Pébarthe, Philippe Rousseau,Papa Samba Diop et Marie-Jeanne Verny > Secrétaire de rédaction : Mathieu Ropitault > Rédacteur-graphiste : StéphaneBouchard > Couverture : ©jesussanz/Fotolia.com > Impression : SIPÉ. Z.I. des Radars. 10 ter, rue Jean-jacques Rousseau.91350 Grigny. > Routage : Improfi > Régie publicitaire : Com d’habitude publicité. 25 rue Fernand-Delmas, 19 100 Brive-la-Gaillarde. Tél. : 05 55 24 14 03. Fax : 05 55 18 03 73. Contact : Clotilde Poitevin-Amadieu ([email protected]) > La Vie de la recherche scientifique est publiée par le SNCS-FSU, 1 place Aristide-Briand92 195 Meudon Cedex. Tél. : 01 45 07 58 70 - Fax : 01 45 07 58 51 - [email protected]. Commission paritaire : 0414 S 07016.ISSN : 0755-2874. Dépôt légal à parution. Prix au numéro : 8 euros — Abonnement annuel (4 numéros) : 25 euros (individuel),50 euros (institutionnel).

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Le passage devant le Sénat du projet de loi sur l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) [1]est l’occasion pour le gouvernement de tenter de revenir sur certains amendements : par exemplecelui inséré, contre l’avis du gouvernement, dans l’article 11 du projet de loi, relaie en partie notreexigence d’une loi de programmation pluriannuelle des moyens liée à des mécanismes de régulationnationale rénovés. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) ne veutentendre parler à ce jour que de la mise en place d’un livre blanc de stratégie de l’ESR sans pro-grammation des moyens (article 12).

C’est aussi l’occasion pour le MESR d’aggraver certains dispositifs du projet. Par exemple, unamendement déposé par le gouvernement vise à mettre sous tutelle le Conseil national de l’enseignementsupérieur et de la recherche (CNESER) disciplinaire, juridiction indépendante présidée par un professeurélu par cette juridiction, en nommant un conseiller d’État président. Ce renforcement du pilotageministériel fait «curieusement» écho, dans un autre domaine, à des préconisations de la Cour descomptes [2] : alors que nous ne cessons de dénoncer le manque de transparence des alliances, ins-truments de pilotage technocratique de la recherche, la Cour des comptes préconise au contrairede «programmer à moyen terme les crédits de l’État destinés à la recherche par grands secteursscientifiques en prenant notamment appui sur les cinq alliances de recherche existantes […] ».Et qu’il faudrait « poursuivre le développement du financement de la recherche sur appels à projets »,ce qui renvoie directement au maintien de l’Agence nationale de la recherche (ANR) dans la loi.

Un autre exemple a trait à la modulation des services: la Cour des comptes préconise de «remplacerle taux conventionnel de 50 % d’activité de recherche attribuée aux enseignants-chercheurs par destaux reflétant leur activité de recherche statistiquement constatée par grandes disciplines » ! À approcher de l’article 43 bis du projet de loi qui ouvre de nouveaux risques de modulation entreles diverses activités des personnels de l’ESR et de mobilité « non désirée» entre différents typesd’établissements publics et privés.

Enfin, dernier coup de Jarnac en date, juste avant l’adoption du projet de loi par le Sénat, unamendement d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) a supprimé la procédure de qualification par leConseil national des universités (CNU) ! La réaction du SNESUP et du SNCS, de la Commission per-manente du CNU (CP-CNU) et de l’intersyndicale de l’ESR a été immédiate pour dénoncer cetteattaque contre l’échelon national de recrutement et de promotion des enseignants-chercheurs [3],et la mobilisation massive de la communauté a permis le retrait de l’amendement.

La loi, dans la version proposée par la Commission mixte paritaire et amendée par le gouvernementsur les écoles supérieures du professorat et de l'éducation, a été votée au Parlement. Le contenudes décrets d’application, dont la promulgation suivra très rapidement, dépendra de façon crucialede la vigilance, de la rapidité et de la force de mobilisation de la communauté universitaire.

1. Loi votée avec une majorité très peu confortable de 289 voix contre 248 (tous les députés du Front de Gauche et d’EEVL ont voté contre).2. www.ccomptes.fr/Publications/Publications/Le-financement-public-de-la-recherche-un-enjeu-national3. www.snesup.fr/Le-Snesup/L-actualite-du-SUP?cid=30 &ptid=5

La Cour des comptes au secoursdu ministère?

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> Éditorial .................................................................................................... 03 La Cour des comptes au secours du ministère? Claudine Kahane, Marc Neveu

> Actualités ................................................................................................. 05 Loi ESR adoptée le 9 juillet: un texte prolongeant la loi LRU et sans programmation budgétaire Michelle Lauton ............................................................................................................................................................................................. 05 Des nouvelles des initiatives d’excellence (IDEX)… Christophe Blondel ....................................................................................................................................................................................... 06 Tentative de mise sous tutelle du CNESER disciplinaire: inacceptable! Claudine Kahane, Marc Neveu .................................................................................................................................................................. 07 L’Agence d’évaluation de la recherche dans l’enseignement supérieur (AERES)… ou le diable à ressort Christophe Blondel ....................................................................................................................................................................................... 08 Les travaux des comités de suivi de licence et de master: entre pilotage et approximation Claudine Kahane, Marc Neveu .................................................................................................................................................................. 09 Crédit d’impôt recherche: le scepticisme de la Cour des comptes Henri-Édouard Audier ................................................................................................................................................................................. 09 Altersommet et éducation Marc Delepouve, Jacques Fossey ............................................................................................................................................................ 10 Extraits du Manifeste des peuples .............................................................................................................................................................................................................................. 10

> Propriété, biens publics, biens communs .............................. 11 Le commun Pierre Dardot, Christian Laval .................................................................................................................................................................. 12 Du cri d’alarme d’Hésiode aux alertes de Stiglitz Interview de Philippe Rousseau. Propos recueillis par Gérard Lauton ...................................................................................... 16 L’État et le bien commun Christophe Pébarthe .................................................................................................................................................................................... 19 Les biens publics et biens communs des économistes Jean Gadrey ..................................................................................................................................................................................................... 21 Les Droits de l’homme sont notre bien commun Dominique Noguères ................................................................................................................................................................................... 24 Langues et cultures: richesses de la diversité Marie-Jeanne Verny, Pierre Boutan ....................................................................................................................................................... 25 Propriété intellectuelle et communs de la connaissance Hervé Le Crosnier ......................................................................................................................................................................................... 26 Médicaments et biens communs Maurice Cassier ............................................................................................................................................................................................. 30 Le mouvement contre le déni du bien commun en archéologie Jean-Paul Demoule ...................................................................................................................................................................................... 32 L’appareil productif relève du bien commun Interview de Nasser Mansouri-Guilani. Propos recueillis par Gérard Lauton ......................................................................... 36 Un patrimoine à l’épreuve du village planétaire Interview de Papa Samba Diop. Propos recueillis par Gérard Lauton ........................................................................................ 38

> Zoom ......................................................................................................... 40 L’emploi scientifique, un enjeu national Henri-Édouard Audier

> Hors champ ........................................................................................... 43 Comment aligner la recherche publique sur les attentes à court terme du marché Maurice Cassier, Claude Mirodatos

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e texte qui sera promulgué ne répond en rienni aux exigences d’abrogation des lois PacteRecherche et LRU, ni aux aspirations des col-

lègues pour un ESR répondant aux besoins de for-mation et de recherche de tous. Si les médias sesont largement focalisés sur le problème de l’en-seignement en langue étrangère (comprise commel’anglais), le SNESUP et le SNCS ont dénoncé biend’autres points :• L’absence de programmation budgétaire plu-

riannuelle, alors que cette programmation devraitpermettre réellement de résorber la précaritéet de répondre aux besoins de formation et deslaboratoires ;

• Le danger d’une politique de recherche totalementorientée vers le transfert économique et la valo-risation au détriment de la recherche fondamentaleet d’une recherche finalisée non marchande;

• Les risques que pourrait entraîner la création desnouvelles communautés d’universités et d’éta-blissements (CUE) – alliant établissements publicset privés – : mise en cause de la structurationnationale de la recherche par les organismes,transfert vers le privé de fonds publics et du droità délivrer les diplômes nationaux;

• Les menaces sur les personnels et leurs statutscomme la rédaction de l’article 43 bis confiant auxpersonnels les missions des établissements d’en-seignement supérieur et permettant de généra-liser les mobilités notamment avec le privé ;

• La pérennisation de l’Agence nationale pour larecherche (ANR), destructrice de la recherche àlong terme et génératrice de précarité ;

• L’AERES –dont la ministre avait promis la sup-

pression– est remplacée par un «Haut conseil»de l’évaluation qui lui ressemble comme un clone;

• Le maintien des initiatives d’excellence (IDEX,LABEX) et des fondations de coopération scien-tifique (FCS) de statut privé ;

• La confirmation du crédit d’impôt recherche (CIR),dont le montant a explosé (deux fois le budget duCNRS aujourd’hui), alors que sa totale inefficacitéest démontrée par la stagnation persistante desdépenses de recherche du privé;

• Des modalités de composition des conseils etd’élection ne permettant pas une réelle vie démo-cratique, notamment pour les CUE où la portioncongrue serait réservée aux élus;

• Une nouvelle procédure dite d’«accréditation»des formations, risquant d’entraîner de très fortesdisparités entre formations de même intitulé etne garantissant pas la valeur nationale desdiplômes;

• Des mesures pour l’accès des baccalauréats tech-nologiques et professionnels dans les IUT et BTS,ne réglant pas les questions de l’accès et de laréussite de ces étudiants dans l’ESR, mais ren-forçant le poids des recteurs.

Si un amendement introduit à l’Assemblée nationale dans l’article 11 du projet de loi, contrel’avis du gouvernement, relaie en partie l’exigenced’une loi de programmation pluriannuelle desmoyens, le ministère de l’Enseignement supérieuret de la Recherche (MESR) ne veut entendre parlerque de la mise en place d’un livre blanc de stratégiede l’ESR sans programmation des moyens(article 12).

Loi ESR adoptée le 9 juillet: un texte prolongeant la loiLRU et sans programmationbudgétaireCe texte a été écrit à un moment où la version1 définitive de la loi ESR n’était pas encore adoptée. Si la mobilisation immédiate des collègues a permis de revenir au Sénat sur la suppression de la qualifi cation des enseignants-chercheurs, le reste du texte, pratiquement inchangé, maintient toutesles orientations néfastes que nous combattons. SNESUP et SNCS vont continuer à intervenir dèsmaintenant sur les textes d’application et appellent les collègues à poursuivre la mobilisation.

Michelle Lauton, membre du bureau national du SNESUP.

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1. La Commission mixte paritaire (CMP) entre Assemblée nationale et Sénat avait convergé sur une synthèse (9 pour, 3 contre).

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S Mais des amendements déposés par le gou-vernement ou des parlementaires modifiaientencore le projet pour l’aggraver : demande explicitede la rapportrice au Sénat du maintien de l’AERES,volonté de nommer un conseiller d’État à la têtede la juridiction chargée des affaires disciplinairesau lieu d’un professeur élu au sein des élus ensei-gnants-chercheurs (EC) du Conseil national del’enseignement supérieur et de la recherche(CNESER), suppression (à la demande d’EELV) dela qualification pour les EC votée lors d’un amen-dement au Sénat alors que cette proposition met-trait en cause le statut de fonctionnaire d’État desEC, introduction des collectivités locales dansl’élaboration du contrat État-établissement… LeSNESUP et le SNCS ont été présents dans labataille contre le projet de loi : appel à signaturedes pétitions (intersyndicale, CPCNU), manifes-tations, rassemblements, interventions directesauprès de parlementaires, conférences de presse…Des réactions immédiates et très largement par-tagées de la communauté universitaire ont déjàpermis certains reculs, notamment sur la quali-

fication. Le reste du texte, pratiquement inchangéaprès la CMP, maintient toutes les orientationsnéfastes que nous combattons. La mobilisationdes personnels – connaissant mal les dangersportés par le projet de loi, croulant sous le travailet les difficultés budgétaires des établissements,les gels et suppressions de postes – n’a pas permisd’obliger le gouvernement à rompre avec les poli-tiques précédentes. Pire, lors de la conférencesociale, certaines des propositions du présidentde la République sur les investissements d’avenirou le crédit impôt recherche la poursuivent. LeSNCS et le SNESUP continueront à expliquer lecontenu de la loi si elle est promulguée. Ils pro-poseront, avec leurs partenaires, de poursuivrel’action contre cette loi, dont les décrets d’appli-cation vont être discutés dès cet été. Ils agirontnotamment – à tous les niveaux – contre lesattaques des statuts nationaux des différentescatégories de personnels et pour la titularisationdes précaires. Ce premier recul sur la qualificationdoit être un point d’appui pour poursuivre et ampli-fier la mobilisation.

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Des nouvelles des initiatives d’excellence (IDEX)…

Christophe Blondel, membre du bureau national du SNCS.

Où en sont donc ces « initiativesd’excellence», dont notre mini stredéplorait, au printemps 2012, queleurs conventions de financementou de préfinancement aient étésignées en dépit du bon sens?

Comme on n’entend plus beau-coup parler de ces IDEX, on peutpenser qu’elles patinent un peu.Mais ce n’est pas la faute demadame Fioraso ! Celle-ci, sanssouci de cohérence avec ses décla-rations initiales, fait finalement toutce qu’elle peut pour la conservationde ces fromages. Un jour avec LouisGallois, commissaire général à l’in-vestissement, elle confirme (sic)l’initiative d’excellence «universitéde Toulouse» (sacrement de confir-mation célébré par un communiquédu MESR le 2 mai 2013). Un autrejour c’est la FCS Paris-Saclay quifait élire, en se faisant communiquerdans des conditions fort douteusesles listes du personnel des établis-sements publics qu’elle prétendabsorber, un pompeux «sénat aca-démique». Comme c’est beau! Plusrécemment encore, c’est forcémentavec la bénédiction du ministère quele président du CNRS remet à l’ordre

du jour l’engagement formel de sonétablissement dans les IDEX. Et neperd pas de temps : le premieraccord de consortium qu’il est ques-tion de signer comporte la «mutua-lisation» d’une partie des recrute-ments, c’est-à-dire rien moins (quoique les bonnes âmes qui nous gou-vernent puissent dire) que la fin duconcours de recrutement national.

Tout ceci est délibéré. La loi rela-tive à l’enseignement supérieur età la recherche, tout juste votée auSénat, prévoit bel et bien, en sonarticle 38, que: «Chaque établisse-ment et organisme membredésigne, […] les agents qui sontappelés à exercer tout ou partie deleurs fonctions au sein de la com-munauté d’universités et établisse-ments. Ces agents, […] sont placés,pour l’exercice de leur activité ausein de la communauté d’universitéset établissements, sous l’autoritédu président de cette communau-té. » Fermez le ban. Vous croyiezavoir été embauchés sous l’autoritéd’un établissement public national?Vous croyiez que la «mutualisation»à laquelle font allusion les projetsd’accord de consortium n’affecterait

que quelques malheureuses vic-times expiatoires parmi les recrutésde l’année ? Mais, vous tous dansles établissements publics à carac-tère scientifique et technologique(EPST), serez peut-être demain,d’un trait de plume, placés «sousl’autorité » d’un potentat local !Celui-ci n’aura peut-être jamais faitlui-même de thèse, mais il n’encherchera que d’autant plus, pourla recherche et pour le reste, à toutrégenter.

Sans bruit, les IDEX continuentdonc à miner ce qui reste de notreappareil de recherche et d’ensei-gnement supérieur, en tenant lagageure de démolir à la fois ce quifaisait la charpente nationale denotre système – la qualité liée auxconcours nationaux – et la souplessedes institutions locales, avec leursinstances d’orientation et de déci-sion représentatives et collégiales.Mais qu’importe la réalité après toutsi l’objectif est juste de fabriquerdes rassemblements monumen-taux, concentrant le plus grandnombre d’étudiants pour faire biendans un tableau? •

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e CNESER assure la représen-tation, d’une part des établis-sements publics à caractère

scientifique, culturel et professionnel(EPCSCP) et, d’autre part, celle desgrands intérêts nationaux, éducatifs,culturels, scientifiques, économiqueset sociaux. Outre son rôle consultatifpour la cohérence des formationssupérieures, pour les orientationsgénérales des contrats d’établisse-ment pluriannuels et pour la répar-tition des dotations de fonctionnementet d’équipement aux éta bli s sements,il est également une juridiction dis-ciplinaire. En formation discipli naire,il statue en appel et en dernier ressortsur les décisions disciplinaires prisespar les instances universitaires com-pétentes à l’égard des enseignants,des enseignants-chercheurs (EC) etdes étudiants, et plus exceptionnel-lement en premier ressort si l’ins-tance de premier ressort estdéfaillante. La formation disciplinairecompte 14 membres (5 PR ou équivalents, 5maîtres de conférence ou équivalents et 4 étu-diants, et autant de suppléants) élus par leurspairs au sein de l’assemblée plénière. Le présidentest élu parmi les PR titulaires. De ce fait, le ministrede l’Enseignement supérieur et de la Recherchen’intervient pas dans cette instance. Le CNESERdisciplinaire est donc une juridiction administrativeINDÉPENDANTE. Un amendement déposé (puis,à l’heure où sont écrites ces lignes, retiré) par legouvernement au Sénat visait à modifier radica-lement le fonctionnement et surtout l’esprit du

CNESER disciplinaire. Selon ce projet, l’article L.232-3 du code de l’éducation deviendrait : « Le pré-sident du Conseil national de l’enseignement supé-rieur et de la recherche statuant en matière dis-ciplinaire est un conseiller d’État, en activité ouhonoraire, nommé par le ministre chargé de l’En-seignement supérieur. Un président adjoint, éluen leur sein par l’ensemble des EC membres decette juridiction, la préside en cas d’absence oud’empêchement du président. » Le ministère del’Enseignement supérieur et de la Recherche(MESR) romprait ainsi brutalement avec le principe

Tentative de mise sous tutelledu CNESER disciplinaire:inacceptable!Le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER) disciplinaire est unejuridiction administrative jusqu’ici indépendante. Son président est élu parmi les PR titulaires, maisserait nommé par le ministre parmi les conseillers d’État selon un amendement gouvernementaldéposé, puis semble-t-il retiré au Sénat. Le SNESUP s’y oppose vivement.

Claudine Kahane et Marc Neveu, cosecrétaires généraux du SNESUP.

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L’Agence d’évaluation de la recherche dans l’enseignementsupérieur (AERES)… ou le diable à ressort

Christophe Blondel, membre du bureau national du SNCS.

La résistance des institutions abeau être un phénomène connu, onreste surpris que l’AERES, qui a faitla quasi-unanimité contre elle, soit,au terme du processus de prépara-tion de la nouvelle loi relative à l’en-seignement supérieur et à la recher -che, en passe de réussir à survivre.Oh, certes, le nom «AERES» va dis-paraître. Mais on peut parier main-tenant que le futur «Haut conseil del’évaluation» habitera toujours 20,rue Vivienne (près de la Bourse) etque les locataires du lieu seront, dansleurs habitudes, finalement peudérangés.

Car que reste-t-il, ce change-ment de nom mis à part, des pro-messes que madame Fioraso fit auxAssises? Bien qu’elle déclarâtencore, le 5 juin, devant la Commis-sion de la culture, de l’éducation etde la communication du Sénat: «LeHaut conseil de l’évaluation de larecherche et de l’enseignementsupérieur n’est pas du Canada Dry[…] l’AERES a constitué le point deconvergence le plus fort : troptatillonne, trop administrative […] le rejet des méthodes, et non despersonnes, a été unanime» – on nevoit plus très bien où réside le chan-gement. Après les derniers amen-

dements apportés par le Sénat, ilreste dans l’article 49 de la loi que:«En l’absence de décision conjointedes établissements de recourir à uneautre instance ou en l’absence devalidation des procédures d’évalua-tion, le Haut conseil évalue l’unité derecherche». Il suffit que les établis-sements peinent un tant soit peu àpondre leur « décision conjointe »(les établissements, ces temps-ci,ont d’autres soucis…) et voilà le sys-tème reparti tout naturellement versl’évaluation directe de toutes lesunités par un système opaque etcentralisé.

Madame Fioraso poussera d’au-tant moins les établissements àdemander l’évaluation de leursunités par le Comité national ou leConseil national des universitésqu’elle ne s’est pas sentie gênée dedéclarer, pendant la même audition,que les «procédures antérieures»avaient «un caractère endogène,voire incestueux». La messe est doncdite : il n’y aura pas de «décisionconjointe» (le président de la CPUqualifie, de son côté, les procéduresantérieures de «système où les cher-cheurs s’évaluent entre amis»), leHaut conseil reprendra allègrement,à la chaîne, l’évaluation directe de

toutes les unités. Ce sera même pireque du temps de l’AERES car cetteévaluation directe sera devenue obli-gatoire (l’AERES, en principe, avaittoujours le choix)…

Le gouvernement n’a donc rienécouté, rien entendu, rien compris.Nous lui avions dit et écrit qu’on pou-vait, par exemple, dissocier la phasedes visites de laboratoires de laphase d’évaluation proprement dite.Nous avons insisté sur la nécessitéessentielle d’une évaluation intel-ligente, réalisée par des pairs scien-tifiques à l’autorité reconnue, ce quin’est possible que s’ils ont été, aumoins pour la majorité d’entre eux,élus par la communauté. Nousavons souligné les vertus des ins-tances d’évaluation des organismesnationaux de recherche. Peineperdue : ces institutions, héritéesde la Libération, sont qualifiées parla ministre de système «endogène,voire incestueux».

À ce niveau d’aveuglement, on aenvie de demander, si la recher cheest malade, qu’elle soit au moins soi-gnée par de vrais docteurs! À moinsqu’un sursaut salutaire ne balaie inextremis de ce texte de loi lamentablece qu’il comporte d’autoritarismecomplètement déplacé. •

d’indépendance du CNESER disciplinaire. LeSNESUP s’est opposé de la manière la plus vigou-reuse à ce tour de force visant à caporaliser leCNESER disciplinaire et a exigé le retrait de cetamendement inacceptable : l’argument du renfortjuridique – que l’on peut entendre – ne peut allerà l’encontre du principe fondamental d’indépen-dance de la juridiction et aboutir à la mise soustutelle de cette instance. Le cabinet de la ministrea dû prendre en compte cette réaction (ainsi quecelles d’autres organisations syndicales conver-gentes) et l’amendement préparé par la directiondes affaires juridiques n’a, à ce jour, pas été soumisau Sénat. Si un renfort juridique du CNESER dis-ciplinaire est envisageable, voire souhaitable, celane peut être que sous la forme d’un membre exté-rieur à la juridiction, apportant une assistancetechnique pour améliorer la qualité procédurale.Il est aussi souhaitable que la personne en charge

de la responsabilité administrative de la juridictionbénéficie de compléments de formation et destages en juridiction de droit commun, pouraccroître ses compétences et en faire profiter lasection disciplinaire. L’argument du ministèreselon lequel les PU-PH connaissent déjà une telleforme d’échevinage (une juridiction composéesimultanément de juges professionnels et de jugesnon professionnels), avec une présidence confiéeà un magistrat, n’est pas un argument en soi. LeConseil national de l’ordre des médecins ne repré-sente guère notre idéal de fonctionnement démo-cratique ! Malgré l’abandon, au moins provisoire,de l’amendement gouvernemental, le SNESUPreste très vigilant sur cette propension très forteà vouloir assujettir le CNESER disciplinaire auMESR. Rien n’est définitivement gagné dans cedomaine et l’indépendance des EC est une valeurqu’il faut sans cesse défendre.

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Crédit d’impôt recherche: le scepticisme de la Cour des comptes

Henri-Édouard Audier, membre du bureau national du SNCS.

Dans le cadre d’un rapport surla recherche [1], la Cour descomptes garde un grand scepticis-me vis-à-vis du crédit d’impôtrecherche (CIR) [2] : « Le nouveaudispositif [de 2008] est apparu beau-coup plus onéreux que prévu.L’adoption de la réforme s’est réa-lisée sur la base d’un coût de 2,7mil-

liards d’euros en régime de croisièrealors qu’il a atteint [5,8 milliards en2013]. […] La France se place ainsien tête du classement des pays enfonction de l’aide fiscale pratiquéepour un euro de R&D. […] À ce jouraucune des études économétriquesdisponibles ne porte encore sur ledispositif issu de la réforme de

2008. […] Il est difficile de porterun jugement sur l’effet de levier dela réforme du CIR sur la recherchedes entreprises. […] La faiblessede la R&D des entreprises enFrance a justifié [la réforme] duCIR. Pourtant, la situation ne s’estpas significativement améliorée endix ans […]. » •

es travaux menés en urgence sur les nomen-clatures des intitulés des mentions de licencepar le CSL d’une part et de master par le CSM

d’autre part, ont pour objectif affiché l’améliorationde la lisibilité des intitulés pour les étudiants et leurfamille, la communauté universitaire et lesemployeurs. Cependant, un tel objectif, partagé parle SNESUP, ne peut pas se limiter à une dimensioncomptable de réduction du nombre des intitulés,qui appauvrirait les libertés pédagogiques et cor-sèterait les enseignements. Il doit, au contraire,s’appuyer sur une interrogation sur les enjeux socié-taux du XXIesiècle et les besoins de formation qui enrésultent. Or, aucune réflexion préalable de la com-munauté universitaire n’a été préalablement sol-licitée pour préciser les critères de validation ou deréfutation d’un intitulé, ni ce que ces intitulés recou-vrent en termes de contenu. Ainsi, le CSL s’appliqueà réduire, drastiquement, le nombre des intitulésde licence, sans aucune règle claire pour la sup-pression ou l’ajout d’un nouvel intitulé. Quant à ladizaine de règles énoncées dans la note du CSM,elle ne permet pas plus de comprendre commentla centaine d’intitulés proposés a été construite.

Précipitation et absence de concertation se tradui-sent par des incohérences notables – la mention debi-licence physique-chimie disparaît, mais la men-tion économie-gestion subsiste –ou des suppres-sions très préoccupantes– toutes les références à«l’ingénierie» dans les intitulés de licence (mentionSPI) disparaissent sous prétexte que «l’ingénierie»serait un «fourre-tout». En outre, des propositionsdu CSL sont incohérentes avec celles du CSM, voirecontradictoires, déconnectant ainsi le cycle licencedu cycle master et fragilisant les poursuites d’étudeen master. Par exemple, la mention SPI disparaîten licence mais est maintenue en master. De plus,à l’intérieur même des champs disciplinaires, cer-tains découpages en mentions suscitent la perplexitédes spécialistes, comme en droit, en physique ouen biologie par exemple. Le SNESUP demande doncla révision du calendrier actuel d’élaboration desmentions, pour permettre –en association étroiteavec la communauté universitaire et le CNESER etgrâce à une articulation renforcée du CSL et duCSM– une réflexion approfondie sur les rapportsentre disciplines, ingénierie et qualifications, et surle contenu des formations.

Les travaux des comités desuivi de licence et de master:entre pilotage et approximationLe chantier des dénominations de licences et de masters ne peut se borner à réduire le nombredes intitulés. Il doit s’organiser sur la base des besoins de formation. Précipitation et absence deconcertation entraînent des incohérences, notamment entre intitulés du comité de suivi de licence(CSL) et du comité de suivi de master (CSM).

Claudine Kahane et Marc Neveu, cosecrétaires généraux du SNESUP.

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1. www.ccomptes.fr/Actualites/A-la-une/Le-financement-public-de-la-recherche-un-enjeu-national 2. «Le crédit impôt recherche et le fiasco de la politique derecherche industrielle»: www2.sncs. fr/spip. php? article3228

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Extraits du Manifeste des peuples

Renforcer et développer les biens communs sociaux et environnementaux, redéfinir et développer les servicespublics, notamment dans les domaines de la santé, de la recherche, de l’éducation, de la petite enfance, du transport,de l’énergie, de l’eau, du logement public, de l’information et de la culture…

Stopper ou revenir sur les privatisations de ces services qui doivent relever du secteur public ou coopératifet être gérés démocratiquement.

Nos revendications communes et urgentes pour une Europe démocratique,sociale, écologique et féministe! POUR UNE EUROPE ÉCOLOGIQUE ET SOCIALE: STOP À L’AUSTÉRITÉ!

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S Altersommet et éducation

Marc Delepouve, responsable du secteur international du SNESUP.Jacques Fossey, membre du bureau national du SNCS.

Pour la première réunion de l’Al-tersommet, qui s’est tenu à Athènesles 7 et 8 juin derniers, la FSU a ététrès active, notamment dans ledomaine de l’éducation. La déléga-tion fédérale, constituée d’une tren-taine de membres, était une des plusimportantes sur place.

L’Altersommet rassemble prèsde 200 organisations et réseauxcomprenant mouvements de lasociété civile et syndicats qui ontpour objectif de construire un mou-vement social européen capable decombattre les politiques d’austéritéimposées par la Troïka (Banquecentrale européenne, Commissioneuropéenne et Fonds monétaireinternational) aux peuples euro-péens. Ambition redoutable car,comme le résume Julien Rivoire,syndicaliste FSU: «Nous avons desréalités nationales souvent désyn-chronisées, des agendas sociauxet politiques différents. » À un an

des élections européennes, toutesles organisations présentes se sontmises d’accord sur un Manifestedes peuples, premier texte pro-grammatique produit à l’échelleeuropéenne depuis l’instaurationde l’agenda austéritaire.

L’assemblée sur l’éducation,organisée par la FSU et le SNES, aimpliqué dès sa préparation d’autressyndicats (GEW Allemagne, OLMEGrèce, FLC-CGIL et COBAS Italie,FENPROF Portugal, OZPSaV Slova-quie, STES Espagne, Sud EducationFrance), ainsi que le CSEE, compo-sante européenne de l’Internationalede l’éducation [1]. Y ont été présen-tés et débattus:• La situation de l’éducation en

Europe;• En quoi le Manifeste[2] permettrait

de sortir l’enseignement d’ungrand nombre de difficultés;

• L’obligation d’éviter le doubleenfermement national et sectoriel

des mobilisations;• La nécessité de faire le lien entre

l’éducation et l’ensemble desquestions de société, et d’assurerla présence de l’éducation et deses acteurs, du niveau local auniveau européen, dans la mobili-sation contre l’austérité et pourune autre Europe.

Cette assemblée sur l’éducationaura-t-elle initiée une coopérationrenforcée de syndicats du CSEE avecl’objectif –comme l’y invite une lettredu directeur du CSEE adressée à sessyndicats– de création de réseauxnationaux rassemblant syndicats del’éducation, organisations d’étu-diants, parents d’élèves,etc.? S’agit-il également de créer une assembléesur les questions de recherche? •

1. D’autres syndicats ont exprimé leur intérêt:AOB Pays-Bas, FETE-UGT et FECCOO Espagne,UCU Royaume-Uni, FSLI Roumanie.2. http://www.altersummit.eu/manifeste/article/le-manifeste-66?lang=en

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Prise de conscience d’une privatisation qui s’installe au cœur de toutes les dimensions de la société et d’unetransformation de toute activité en produit marchand et financier; le monde académique comprend chaque jourdavantage qu’il n’est pas épargné, voire qu’il est une cible majeure de l’avènement de « l’économie de laconnaissance». La recherche et l’enseignement publics sont aujourd’hui instrumentalisés par un État quis’illusionne de ce que brevets, innovation, transfert… sont les outils privilégiés de création de valeur économique.En résistance à l’appropriation capitaliste de la connaissance, des travaux critiques se développent sur les enjeuxgéopolitiques de la propriété intellectuelle, les communs de la connaissance et le partage des savoirs. Ces travauxs’inscrivent dans les grands débats sur l’appropriation et l’accès aux ressources. Dans ce dossier, la théorie descommons comme formes de gestion commune est discutée par des auteurs venant d’horizons variés. Le débatne fait que s’engager.

Propriété, biens publics, biens communsDossier coordonné par Chantal Pacteau

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Commun» est d’abord le nom d’une résis-tance à l’appropriation capitaliste et étatique,la marque d’une nouvelle phase de luttes

pour une «démocratie réelle». Sous nos yeux, etpratiquement «en direct», la population d’Istanbulnous en donne l’exemple le plus puis-sant en se battant contre la privati-sation des espaces publics et pourla défense des espaces de vie collec-tive. Il ne faut pas s’y tromper: l’oc-cupation du parc Gezi et les résis-tances de la place Taksim sont nonseulement des révoltes contre l’in-vestissement néolibéral de l’espaceurbain mais un mouvement politiquevisant à la mise en commun de la villepar le peuple.

«Commons»Les revendications autour du

commun sont apparues dans le mou-vement altermondialiste et écolo-gique à la fin des années quatre-vingt-dix. L’un destextes les plus emblématiques à cet égard est sansdoute celui de Naomi Klein, «Reclaiming the Com-mons», écrit dans la foulée de la première grandemobilisation «anti-globalisation» de Seattle et dupremier Forum social de Porto Alegre. N.Klein tentede donner une définition de ce nouveau mouvementà partir de la problématique des «commons»[2].Ce qui unifie cette «coalition de coalitions», c’est laprise de conscience d’une menace commune qui aun double aspect: la «privatisation de tous les aspectsde la vie quotidienne et la transformation de touteactivité et valeur en marchandise»[3]. Contre cettemenace un même «esprit» s’affirme, celui de la«défense des communs»[4].

Cette auto-désignation par le terme de «com-mons» s’est appuyée sur les travaux menés dès lesannées quatre-vingt par Elinor Ostrom. Soucieusede s’affranchir de la dualité imposée par la scienceéconomique dominante entre les biens marchandset les biens publics produits par l’État, elle a montré,contre tous ceux qui pensaient que les «commons»

avaient disparu de la surface de la planète, que sub-sistaient en maints endroits des pools de ressourcescommunes («common-pool ressources») faisantl’objet d’une gestion collective, parfois multiséculaire.Battant en brèche le préjugé qui identifie le commun

au libre accès sans règles collectives,ses travaux empiriques ont réduit ànéant les objections devenues cou-rantes selon lesquelles les «com-mons» sont voués par nature à ladisparition du fait de l’irresponsabilitéd’êtres égoïstes gaspillant les res-sources gratuites mises à la dispo-sition de tous. Sa réflexion ne s’estpas limitée aux ressources naturellesaujourd’hui menacées de dégrada-tion ou de destruction. Dans lesannées quatre-vingt-dix, le dévelop-pement de l’informatique et de l’In-ternet a suscité un vif intérêt pourdes communs d’un nouveau genre,les «communs de la connaissance».

La connaissance, en un sens très large, est conçuecomme une «ressource partagée», non seulemententre universitaires et scientifiques, mais entre tousles coproducteurs susceptibles d’intervenir sur desréseaux qui peuvent s’élargir indéfiniment: les mou-vements des logiciels libres ou des Creative Com-mons sont emblématiques de la diversité des com-munautés de coproduction digitale de toutes formeset de toutes tailles qui se sont depuis constituées.

L’importation en France de ces travaux et la tra-duction du terme de «commons» par «biens com-muns», voire par «biens publics», a donné lieu à uncertain nombre de confusions théoriques qui ont eutendance à faire oublier l’essentiel de l’apport d’E.Ostrom: les «commons», qu’ils soient «naturels»ou «informationnels», sont des systèmes de règlesrégissant des actions collectives et déterminant desmodes d’existence comme des relations sociales. Ilest vrai qu’E. Ostrom, ses collaborateurs et ses dis-ciples à travers le monde, ne se sont pas entièrementdélivrés de la logique économique dominante quidistingue les différents types de biens par leurs

Le communTerme central de l’alternative au néolibéralisme, le «commun»1 reste entouré d’un certain flou. Pouren préciser la portée, il faut considérer les formes et les objectifs des luttes de notre époque.

Pierre Dardot, professeur de philosophie en khâgne, lycée Jules-Ferry à Paris.Christian Laval, chercheur en histoire de la philosophie et de la sociologie, université Paris X.

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La nouvelle raisondu monde

Essai sur la société néolibéraleDardot P. et Laval C.

éd. La Découverte, 2010

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caractéristiques intrinsèques. Or, pour penser lecommun en toute rigueur, il convient de le concevoirnon comme un fait de nature mais comme un faitd’institution.

Dans cette perspective, il convient de poser laquestion de l’organisation des services publics et dela destination sociale de leur activité. Le principe ducommun vise précisément à sortir de l’antagonismesuperficiel du marché et de l’État. «Défendre les ser-vices publics» est à coup sûr une tâche politiquenécessaire: la production de services non marchandsprocure des avantages collectifs qu’il convient deprotéger contre l’extension de l’accumulation ducapital. Mais il faudrait aussi interroger les limitesde cette «défense des services publics». À demeurersur le terrain de cette opposition frontale du marchéet de l’État, on risque fort de protéger des mécanismesbureaucratiques et des logiques managériales. Caril ne faut pas oublier que l’État est aujourd’hui entrain de se transformer en entreprise selon les canonsde la gouvernance du «corporate state». À l’opposé

de cette mutation néolibérale, le principe du communpermet de concevoir une transformation des servicespublics qui assurerait une cohérence entre leurs fina-lités collectives, les règles de leur gestion et les pro-cédures permettant de décider des orientations deleur activité.

Brevets sur les semencesOn sait que le brevetage des semences est

aujourd’hui l’enjeu d’une lutte de grande ampleurà l’échelle mondiale. Un exemple suffira à dire àquel point cet enjeu recoupe directement la questiondu commun. En 1994, une société agroalimentaireaméricaine du nom de Grace a obtenu les premiersbrevets sur le margousier, arbre utilisé depuis dessiècles en Inde par les paysans pour combattre lesinsectes et les champignons parasites des végé-taux[5]. L’association dirigée par Vandana Shiva,physicienne et docteur en philosophie des sciences,a choisi de s’attaquer au brevet détenu par cettesociété sur les propriétés fongicides du margousier. >

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En mars 2005, au terme d’une lutte de longue halei-ne, un jugement rendu par l’Office européen desbrevets a reconnu l’antériorité des savoirs ances-traux des communautés indiennes et en consé-quence a abrogé le brevet déposé par la sociétéGrace.

À partir de cet exemple, on peut dégager troisenseignements. En premier lieu, le rôle des Étatsy apparaît sous la lumière la plus crue : le brevetdéposé par la société américaine était détenu simul-tanément par cette société et par le départementde l’agriculture des USA; tout comme le brevet surle «Terminator» de Monsanto, interdisant aux pay-sans de réutiliser leurs semencespour mieux les contraindre à enacheter de nouvelles, appartenait àla fois à Monsanto et au gouverne-ment américain. Or le protocole deNagoya sur l’accès aux ressourcesgénétiques (2010) ne fait pas obli-gation aux États qui entendent uti-liser les savoirs traditionnels descommunautés auto chtones, de s’as-surer du consente ment préalabledonné en con nais sance de cause deces communautés, de sorte que ledroit interne des États est la seulerègle qui ait force de loi.

En deuxième lieu, cet exemplesoulève la question de la légitimité des dépôts debrevets. Une entreprise consent indéniablementcertaines dépenses pour financer une recherchedevant conduire à un dépôt de brevet. Mais commentévaluer le travail collectif accompli pendant plu-sieurs siècles par un peuple ou une communautélocale? On pourrait être tenté d’associer les com-munautés et organisations indigènes à des entre-prises de manière à envisager des « codépôts » debrevets permettant de discriminer les «bons» bre-vets des «mauvais» brevets. Cependant les usageset les pratiques ont fait de ces savoirs collectifs un«commun» qui doit rester en dehors de toute appro-priation privée. Une chose est de publier dans desrevues scientifiques de manière à créer une anté-riorité qui interdit tout dépôt de brevet par uneentreprise, une autre est d’entretenir l’illusion qu’ilpourrait y avoir une pratique « coopérative » dudépôt de brevet.

En troisième lieu, à l’initiative de V. Shiva s’estconstituée une banque de semences traditionnelles,la ferme de Navdanya, qui a permis à dix mille pay-sans de l’Inde, du Pakistan, du Tibet, du Népal etdu Bengladesh de redécouvrir l’agriculture orga-nique. On voit par là que la lutte pour le communexige la création de certaines règles destinées toutà la fois à lutter contre la biopiraterie et assurer

une mise en commun effective des savoirs à uneéchelle qui n’est pas seulement locale, mais déjàtransnationale, tout à l’opposé d’une institutioncomme la Banque mondiale des semences contrô-lée par les États et les grands semenciers.

Coopération dans la productionDans cette perspective, il pourrait sembler que

les formes coopératives de propriété soient natu-rellement adaptées à la pratique du commun. Ilfaut s’entendre en réalité sur ce que l’on désignepar «coopérative». Dès la fin du XIXe siècle, un débatopposa en France les tenants d’une conception

« catholique libérale» de la coopé-rative, représentée par Charles Gide,et les partisans d’une conceptionsocialiste de la coopérative, repré-sentée par Jean Jaurès et MarcelMauss. Tandis que les premiers fai-saient de la coopérative une formede la gestion de chaque entrepriseprise isolément, les seconds com-prenaient la coopérative comme unlevier de la transformation de toutela société, ce qui impliquait que lecontenu même de la production soitordonné aux besoins de la société.Il importe aujourd’hui plus quejamais de ne pas se laisser abuser

par la seule « forme » de la propriété (privée,publique ou coopérative).

À cet égard, l’exemple des coopératives de pro-duction mises en place en Argentine au début desannées 2000 est au plus haut point révélateur. L’en-treprise emblématique est celle de l’usine de car-relage de Zanon dans la ville de Neuquén. Après sonabandon par le patron, les salariés ont décidé dereprendre l’entreprise pour la faire fonctionner sousleur contrôle. Leur assemblée, promue au rang d’or-gane suprême de représentation des travailleurs,fixe à 800 pesos le montant de tous les salaires etadopte le principe de la rotation des mandats. Maisces règles ne valent pas en vertu de leur simpleforme, elles ont pour fonction d’orienter la productionde l’entreprise vers la satisfaction des besoins de lacommunauté locale. C’est ainsi que «les Zanon»ont fait don de milliers de mètres carrés de carrelageaux hôpitaux, aux écoles, aux foyers de personnesâgées, aux cantines populaires, et se sont adressésen priorité à la section locale du Mouvement des tra-vailleurs sans emploi (MTD) chaque fois qu’ilscréaient des emplois.

On comprend ainsi que par «appropriation socia-le» il faut entendre non pas tant l’acte de prise depossession d’une chose abandonnée par son ancienmaître que l’activité consistant à déterminer collec-

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C’est l’activité des hommes qui rend telle ou telle chose

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tivement la destination sociale de la production parl’élaboration de règles communes: «approprier»non au sens de s’emparer, mais au sens de rendreconforme à une certaine destination ou finalité.

Dans le même esprit d’une production coopé-rative, la recherche publique gagne à ne pas sedéfinir uniquement par son intégration à l’État oupar sa dépendance au financement public. Ordonnéeà la logique du commun, elle doit rendre pratique-ment compatible la destination sociale de ses résul-tats, la coproduction des règles de son fonctionne-ment, l’organisation coopérative du travail deschercheurs et la mise en commun des résultats deleur activité. En d’autres termes, on voit ici que leprincipe du commun permet de rendre expliciteune conception pleinement démocratique de larecherche.

Principes et pratiquesÀ partir de ces considérations, il nous paraît utile

d’énoncer quelques principes généraux:1. Il est préférable de promouvoir l’usage du substantif

en parlant du commun plutôt que de réduire leterme à un qualificatif. À cet égard, l’expressionde «bien commun», dont on peut parfaite mentcomprendre qu’elle serve encore de mot de ral-liement dans le combat, souffre d’une irréductibleambigüité: un «bien» est une chose que l’on pos-sède ou que l’on aspire à posséder en raison decertaines qualités qui la rendent propre à satisfairecertains besoins. Or le commun dit avant tout ladimension de l’indisponible et de l’inappropriable.Par conséquent, le commun ne peut désigner nonplus un objet de propriété: il est bien plutôt ce quirésiste à toute classification des biens comme àtoute typologie des formes de propriété.

2. Aucune chose n’est en soi ou par nature « com-mune ». Ce sont en dernière analyse les pra-tiques sociales et elles seules qui décident ducaractère « commun » d’une chose ou d’unensemble de choses. Contre tout naturalismeou tout essentialisme, il faut donc tenir que c’estl’activité des hommes qui rend telle ou telle

chose commune en la soustrayant à toutelogique d’appropriation et en la réservant pourl’usage collectif. En ce sens, le commun renvoietoujours à une pratique qui vise à l’instituer ouà continuer et renforcer son institution une foiscelle-ci effectuée, ce que nous conviendronsd’appeler une « praxis instituante ».

3. La dimension de conflictualité doit être reconnuecomme constitutive du commun et non considéréecomme un «à-côté» fâcheux qu’il faudrait éviter:le commun ne relève pas d’une «gouvernance»pacifiée fonctionnant au consensus, il ne se consti-tue que dans et par le conflit, il ne se perpétueet ne s’étend que dans et par le conflit. Ce qui estinstitué comme commun l’est dans une oppositionactive à un processus de privatisation (que ce soitcelle de l’espace urbain ou celles de l’eau et dessemences). L’illusion gestionnaire est de ce pointde vue solidaire d’une conception naturaliste ducommun: le commun étant inscrit dans les pro-priétés de certaines choses, sa reconnaissancepourrait faire l’objet d’un consensus au-delà desconflits d’intérêts sociaux. C’est oublier que lecommun doit être construit contre sa négationpratique.

4. L’essentiel réside dans la coproduction de règlesde droit par un collectif. En effet, c’est seulementainsi que l’on peut faire entendre les deux sensde munus compris dans le terme de «commun»:l’« obligation » (premier sens) qui s’impose éga-lement à tous ceux qui participent à une même« activité » ou « tâche » (deuxième sens). L’obli-gation qui naît de l’institution du commun n’aen effet aucun caractère sacré ou religieux, elletire toute sa force de l’engagement pratique liantceux qui ont élaboré collectivement des règlespar lesquelles de l’indisponible se trouve sous-trait à toute logique d’appropriation. On se gar-dera donc bien de faire du commun un nouveau« mode de production » ou encore un tiers s’in-terposant entre marché et État : « commun » esten vérité le nouveau nom d’un régime de pra-tiques et de luttes.

[1] Les deux auteurs publient un ouvrage sur la question aux éditions La Découverte début 2014.

[2] Klein N., « Reclaiming the Commons », New Left Review, n° 9, May/June 2001.

[3] Klein N., art. cit., p. 82.

[4] Klein N., ibid., p. 82.

[5] Nous renvoyons pour toutes les informations relatives à cet exemple aux Actes des Premières rencontresinternationales contre la biopiraterie tenues à Paris en juin 2009 à l’initiative du Collectif français pour une alter-native à la biopiraterie.

> Notes/Références

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Dans quel esprit peut-on repérer des parentésentre mondes antiques et monde actuel ?> Philippe Rousseau: Les contextes sociaux sontvraiment différents, surtout dans des périodeshistoriques aussi lointaines. S’agissant des ques-tions qui touchent au bien commun, les Grecs pou-vaient les formuler dans des termes que nous leuravons empruntés, mais dans un horizon très pro-fondément différent du nôtre au regard des impli-cations, des connotations, des structures mentaleset des structures sociales : leur monde n’est pasle nôtre. Cela dit, si nous nous retrouvons dansdes termes qu’ils emploient, au prix parfois demalentendus, c’est que nous avons hérité de cestermes, par le biais d’une transmission hasardeu-se, mais qui a créé une sorte de continuité entrel’Antiquité et nos jours, marquée de ruptures, depertes et de reprises, et forgée notamment dans

un retour aux sources antiques qui s’est amorcéà la Renaissance et que nous voyons sans douteagoniser sous nos yeux. Ces formes de continuitétiennent aussi pour une part à ce que nous noussommes revendiqués de l’héritage antique, et quenous lui avons tour à tour prêté et emprunté, auprix de pas mal de distorsions et d’illusions, deséléments substantiels de pensée et d’expérience.Je laisse prudemment indéterminé le contenu dece « nous ».

Peut-on parler au sujet de la Grèce antique d’unenotion de « bien commun » d’ordre matériel ouimmatériel ? Si oui, comment s’incarnait-elle ?> P. R.: Ces questions se posent sans doute demanière assez différente dans le monde romain.Dans la littérature grecque, il y a à des époques dif-férentes un débat sur ce qui peut être le bien commun

Du cri d’alarme d’Hésiode aux alertes de StiglitzEntre le Grec Hésiode qui s’était fait quasiment lanceur d’alerte au ve s. av. J.-C., et l’Américain JosephStiglitz –prix Nobel d’économie en 2001– qui assume ce rôle aujourd’hui face à la vague déferlante etdestructrice du néolibéralisme, il n’est pas courant d’établir des parentés et des convergences. Il estpourtant édifiant de repérer ce qui, d’une époque à l’autre, se rattache au bien commun.

Interview de Philippe Rousseau1. Propos recueillis par Gérard Lauton.1. Professeur émérite de langue et littérature grecques, université Lille III.

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> Du cri d’alarme d’Hésiode aux alertes de Stiglitz

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d’une communauté donnée. C’est déjà vrai d’unecertaine manière dans l’épopée archaïque, dansl’Iliade. Même si cette question n’est pas directementau centre du conflit qui oppose Achille à Agamemnonet commande la crise dont le poème offre le récit,la querelle et ses effets laissent affleurer à plusieursreprises une réflexion sur le bien commun de la col-lectivité, ce que doit être l’attitude d’un chef auregard de l’intérêt commun, le salut de l’armée, seschances de vaincre et de revenir avec le minimumde pertes au pays après la guerre.De même du côté des Troyens, il y aaussi un débat autour du biencommun de la ville, compromis parla décision de Pâris, sanctionnée parle roi Priam, de garder Hélène et dene pas la restituer à son premiermari, Ménélas, et aux Grecs, en dépitde la foi jurée. Hector, le défenseurde Troie, peut ainsi accuser son frèred’être la cause du malheur de sa villeet de ne pas être capable d’assumerle point de vue du bien commun dela Cité. Les Grecs, de leur côté, peu-vent mettre en cause l’attitude d’Aga-memnon dont les actes – rejet brutalde la prière du prêtre d’Apollon,outrage infligé à Achille dans ce qu’ildécrira comme un moment d’éga-rement – traduisent la perte de conscience du biencommun de l’armée. Avec une réflexion qui affleureplusieurs fois dans l’épopée, l’Iliade ou l’Odyssée,sur la capacité que peut avoir un homme investi dupouvoir ou un groupe dominant à distinguer sonintérêt propre de l’intérêt de la collectivité.

Y a-t-il eu dans ce monde grec antique des alertessur une « crise » de la société ?> P. R.: C’est Hésiode, au début du VIIe s. av. J.-C.,qui fait le premier de cette question le thème centralde son discours, dans ce que son poème nous inviteà percevoir comme une situation de crise que tra-versent les, ou certaines, sociétés de la Grècearchaïque. « Les Travaux et les Jours » instruit sonauditoire des conditions qui permettent à une com-munauté humaine d’échapper aux désastres danslesquels les forces qui la gouvernent peuvent l’en-traîner. Au centre de sa réflexion, la nécessité dutravail, constitutive de l’existence humaine. L’hu-manité, pour survivre, doit produire sa subsistancepar son travail – une notion dont Hésiode proposeune élaboration significative –, un travail qui luidonne la possibilité de s’élever au-dessus des purescontraintes de la survie et de prospérer. Mais pourque ce travail soit effectivement productif, il fautqu’il s’exerce dans une communauté pacifiée parce

que « juste», une communauté dont les règles defonctionnement soient dominées par le respectd’une « justice » qui transcende le simple jeu dudroit positif tel qu’il s’exprime dans les sentencesdu groupe social qui exerce le pouvoir (les « rois »).Cette « justice», que le poème adosse à l’ordre divin,doit être considérée comme le principe et la condi-tion de la réalisation du bien commun de la com-munauté. Du « droit » que créent et font régner lesmaîtres de la Cité par leur jurisprudence, Hésiode

dit précisément qu’il n’est pas droitmais tordu. Le litige qui oppose lepoète à son frère dans la fiction auto-biographique des «Travaux» inscritdans le hic et nunc de la performan-ce poétique et de la situation histo-rique que celle-ci suppose l’urgenced’une conversion – d’une révolu-tion– sans laquelle la communautéhumaine courrait à l’abîme. Les rois« mangeurs de présents » doiventrenoncer à régler leurs arrêts surle profit immédiat qu’ils tirent deleur complaisance à l’égard de laviolence et de l’injustice – de la«rapine». L’État de droit ne doit plusavoir pour finalité d’encourager nide protéger les exactions despillards (le nom du frère d’Hésiode,

Persès, le «saccageur», est un nom parlant), maisde faire respecter la justice dans les relations entreles citoyens et de favoriser ainsi le travail productif.Si les conditions sociales se dégradent, si laconscience qu’ont respectivement les rois et lacommunauté du bien commun, de ce que doit êtrele bon fonctionnement de la collectivité, se perd,alors l’humanité est vouée à la dégénérescence età la disparition.

Comment se présente en Grèce l’alternative oligarchie-démocratie ?> P. R.: Il y a là un affrontement qui a joué un rôleimportant dans l’évolution des formes sociales etpolitiques grecques, notamment dans les formesparticulières d’organisation sociopolitique que sontles « Cités ». Les sociétés de la Grèce archaïque etclassique ont beaucoup expérimenté et, pour cequi est de la démocratie, notamment à Athènes,innové ou créé. La manière dont les groupes diri-geants, les aristocraties traditionnelles, géraientleurs communautés au gré de leurs intérêts, estentrée en contradiction avec les besoins, les attentesde la majorité. D’une certaine façon, la question dubien commun de la communauté, et de sa définition,est alors devenue une question centrale et sa réso-lution a pris des formes différentes selon les temps >

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Le conflit entreAgamemnon

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et les lieux. À Athènes, l’affrontement entre l’aris-tocratie et la masse de la population, et la mise encause des formes d’organisation sociale et politiquese sont produits, semble-t-il, plus tard que danscertaines autres Cités, mais ils ont pris une acuitédont un poète comme Solon ou, un siècle et demiplus tard, un historien comme Hérodote nous per-mettent de nous faire une idée. Ce que l’on voit avecles tyrannies, c’est qu’un chef de clan prend le pou-voir et brise le pouvoir traditionnel d’aristocratiesdont la domination ne répondait plus aux exigencesde la communauté. On peut soutenir que dans unecertaine mesure au moins, certaines de ces expé-riences ont dû leur réussite temporaire à ce qu’ellesont pris en charge, mieux que les systèmes de domi-nation qu’elles ont éliminés, le bien commun de laCité. La question du bien commun s’est évidemmentposée dans de tout autres termes à Sparte où uneminorité de citoyens dominait par la force une popu-lation qui n’avait pas les mêmes droits. Ont ainsiémergé deux grands types d’organisation politique:des oligarchies, où le pouvoir était l’apanage d’uneélite restreinte, et, en face d’elles, des formes dedémocratie dans lesquelles le corps des citoyenstout entier assumait la responsabilité de définir cequi était le bien commun de la Cité. Ce débat occupeune place importante dans la vie et la réflexionintellectuelle des Cités grecques au Ve et au IVe s.,notamment, mais pas uniquement, chez les philo-sophes. La forme politique de la Cité s’étiole aprèsAlexandre le Grand et la formation des grandsroyaumes hellénistiques, mais la question du biencommun continue d’être l’objet de la réflexion desintellectuels et, dans une mesure qu’il ne nous estpas toujours possible d’apprécier, des hommespolitiques.

Quelles filiations sont repérables sur la notion de« bien commun » entre les sociétés de l’Antiquitéet celles d’aujourd’hui ?> P. R.: J’ai lu récemment The Price of Inequalityde J. Stiglitz. L’économiste y analyse les dysfonc-tionnements de la société américaine en montrantcomment l’aggravation considérable des inégalitéss’accompagne d’une distorsion profonde de la notiondu bien commun dans un processus qui fait penserà la situation d’urgence décrite par Hésiode. L’oli-garchie financière qui domine la société américaines’enrichit de rentes et d’exactions qui rappellentles rapines dénoncées par Hésiode, elle pompe lesressources collectives au détriment du reste de lasociété qui s’appauvrit, et elle le fait, comme Persèset les « rois » de Thespis, en manipulant le pouvoirpolitique et les lois en fonction de ses intérêts eten réussissant à faire passer pour l’intérêt communde la société ce qui n’est que la poursuite de son

intérêt le plus égoïste. On se rappelle, en France,les oracles des prophètes du libéralisme qui, avecAlain Minc et quelques autres, expliquaient grave-ment, au temps de Ronald Reagan et de MargaretThatcher, que le développement des inégalitésserait « stimulant » pour la société et profiterait àtous. J. Stiglitz fait litière de cette imposture millefois ressassée et montre que les valeurs fondatricesdu «rêve américain», la cohésion sociale, l’efficacitééconomique et la vie démocratique de son pays ontété très profondément remises en cause par lespolitiques – de dérégulation notamment – menéesces trente dernières années aux États-Unis et dansd’autres pays occidentaux. Ses analyses, sesconcepts, ses techniques d’argumentation ne sontévidemment pas ceux d’Hésiode, mais il est curieuxde voir se dessiner une sorte de convergence dansle propos, à presque trente siècles de distance.Hésiode montre un groupe de « rois » qui croientservir leurs intérêts en encourageant la rapine àl’intérieur de la société ; ils se nourrissent desretombées des présents que leur font les voleurspour leur fermer les yeux sur les actes de quasi-banditisme des «banquiers» de l’époque. Mais, ditle poète, à mener une telle politique, ils vouent leurcommunauté, et ils se vouent eux-mêmes, à ladisette, car les présents qui les nourrissent sontprélevés sur la production sociale, et si celle-cis’effondre dans le dérèglement social, eux aussiseront victimes de leur incapacité à gouverner cor-rectement, c’est-à-dire « justement », la sociétédont ils ont la responsabilité. Hésiode insiste surla gravité et l’urgence de la situation à laquelle sonpoème veut porter remède. Si les hommes ne seressaisissent pas, s’ils ne redressent pas l’orga-nisation de leur société, ils sont voués à disparaître.C’est un peu le cri d’alarme que lance J. Stiglitz àla société américaine.

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> Du cri d’alarme d’Hésiode aux alertes de StiglitzP

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L’IlliadeUne coalition de princes grecs, sous le com-

mandement d’Agamemnon, est venue mettre lesiège devant la ville de Troie dont le roi est Priam,pour châtier le crime commis par un princetroyen: l’enlèvement de la princesse Hélène etde ses trésors, en rupture avec les lois de l’hos-pitalité. L’Iliade raconte 51 jours de cette guerre,centrés autour du conflit qui éclate entre le com-mandant en chef des Grecs et son principal capi-taine, Achille. Le retrait du combat de ce dernierprécipite les Grecs dans le désastre, jusqu’à ceque la mort de son ami ramène le héros sur lechamp de bataille et conduise à la mort du prin-cipal défenseur de Troie. •

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ntérêt général, désintéres-sement, bien commun sontautant d’expressions qui fleu-

rent bon le paradis perdu, letemps où il faisait bon vivre, loinde l’individualisme triomphantqui semble caractériser la pério-de contemporaine. Cet air deslamentations bien connu a assu-rément le charme de l’intempo-rel et il sonne d’autant plus vraiqu’il est à l’évidence sans âge,sans date précise ; il paraît justeparce qu’il n’a pas à se justifier.Il est fréquent, mais non systé-matique, de l’associer au débutde la République, la Troisièmedu nom. Mais cette datation nesaurait résister longtemps aurappel des faits, notamment àl’évocation du colonialisme, deson exploitation et de ses mas-sacres ou bien encore à celle del’inégalité juridique entre hom -mes et femmes. Faut-il dès lorsdonner raison aux cyniques detoutes sortes et conclure à un égoïsme généralisé,à un bien commun qui ne serait convoqué que pourservir de paravent à tous les intérêts particuliers ?Faut-il se résigner à l’anthropologie des libérauxet des néolibéraux selon laquelle l’être humainignore l’altruisme ?

Une somme d’intérêts privés ?Tel est en effet l’un des fondements du libéra-

lisme comme cette citation d’Adam Smith vient lerappeler : « Ce n’est pas de la bienveillance du bou-cher, du marchand de bière ou du boulanger, quenous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ilsapportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressonspas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et cen’est jamais de nos besoins que nous leur parlons,c’est toujours de leur avantage » (Richesse desnations, Tome I, chap. 11). Toute évocation d’une

action désintéressée doit alors affronter, au mieux,les sceptiques qui se refusent à exclure dans uneaction en apparence désintéressée la satisfactionde l’amour-propre. Derrière les apparences, il fau-drait voir la vanité, la volonté d’être perçu commeune personne désintéressée et d’autre part l’in-vestissement que ce comportement représente.« Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’uneambition déguisée qui méprise de petits intérêts,pour aller à de plus grands » (La Rochefoucauld,maxime 246). En dernier ressort, il suffit d’opposerà l’hypothèse de l’altruisme l’évidence de l’amour-propre comme l’exprime Valmont : «J’ai été étonnédu plaisir qu’on éprouve en faisant le bien ; et jeserais tenté de croire que ce que nous appelonsles gens vertueux, n’ont pas tant de mérite qu’onse plaît de nous dire » (Choderlos de Laclos P., Lesliaisons dangereuses, lettre XXI) [1].

L’État et le bien communConsidérée par les uns comme procédant du choc d’intérêts particuliers, par d’autres commesubordonnée à une sélection naturelle, la notion de «bien commun» s’incarne dans la constructiond’un État garant de l’universel, devant faire l’objet d’un débat démocratique permanent.

Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque, université Bordeaux III.

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NS D’une prévalence de la nature à celle

de la cultureAu XIXe siècle, certains crurent pouvoir trancher

la question en recourant aux travaux de CharlesDarwin. Ils croyaient y lire la survie des humainsles plus adaptés. Dès lors, tout secours apportéaux autres apparaissait comme un obstacle mis àla sélection naturelle, comme un acte contre-nature.Or, comme l’a bien montré Patrick Tort, C. Darwinn’a eu de cesse de combattre detelles théories, y compris dans sonœuvre, notamment La Filiation del’homme et la sélection liée au sexe(1871) [2]. Dans ce dernier, il s’op-pose aux trois branches issues desa réflexion, le néomalthusianisme,le darwinisme social et l’eugénisme.Sans remettre en cause la démons-tration faite dans L’Origine desespèces (1859), l’existence d’un prin-cipe de sélection naturelle, il montreque ce dernier agit également surle groupe. Dans le cas de l’espècehumaine, sa faiblesse la contraint àl’entraide. L’évolution de l’être humain se carac-térise donc par une surcompensation intellectuelleet affective (instincts sociaux) par rapport à l’affai-blissement des capacités animales ; par une sur-compensation sociale par rapport au déficit biolo-gique. L’avantage social remplace l’avantagebiologique. P. Tort parle d’« effet réversif de l’évo-lution» pour désigner le fait que si la sélection natu-relle sélectionne la civilisation, celle-ci s’oppose àla première. Pour C. Darwin, des instincts sociauxsont sélectionnés au cours de l’évolution humaineet ils s’opposent à la sélection naturelle. La moraleprocède donc de l’évolution et marque une ruptureentre la nature et la culture. L’avantage social l’em-porte sur la logique de l’avantage biologique.

De l’intérêt général à la fabriquede l’État

Il existe donc un bien commun qui ne sauraitêtre décrit comme la somme des intérêts privés,

ce qui impose, dans nos sociétés, de poser la ques-tion de l’État puisqu’il établit un consensus sur lesens du monde social, tant en termes de perceptionlogique (le temps par exemple) qu’en termes devaleurs. « L’unification et l’universalisation relativequi est associée à l’émergence de l’État ont pourcontrepartie la monopolisation par quelques-unsdes ressources universelles qu’il produit et pro-cure », écrit Pierre Bourdieu. Mais ce monopole

obtenu ne saurait être compriscomme le résultat d’une usurpa-tion. Il ne faut pas ignorer « leseffets bien réels de la référenceobligée aux valeurs de neutralité etde dévouement désintéressé aubien public qui s’impose avec uneforce croissante aux fonctionnairesd’État à mesure qu’avance l’histoiredu long travail de construction sym-bolique au terme duquel s’inventeet s’impose la représentation offi-cielle de l’État comme lieu de l’uni-versalité et du service de l’intérêtgénéral » ; et d’ajouter : « le profit

d’universalisation est sans doute un des moteurshistoriques du progrès de l’universel [3] ». Pourautant, la fabrique de l’État requiert la domesti-cation des dominés, pour reprendre une formulede Max Weber. Derrière la neutralité étatiquerevendiquée, il y a toujours le risque de la justi-fication de la domination. Doit-on alors opposerle bien commun à l’État ?

Non. Parce que « faire l’histoire de la genèsede la genèse des structures étatiques, c’est fairel’histoire de notre propre pensée, c’est donc fairela philosophie véritable de nos propres instrumentsde pensée, de notre propre pensée [4] », sauf às’en tenir à l’illusion bien fondée du point de vuesans point de vue, il faut lutter intellectuellement,contester le monopole de l’universel aux expertset technocrates en tout genre, opposer une autrevérité sur le monde social, et faire de ces idéesdes forces matérielles pour établir un universelégalitaire, un autre bien commun.

[1] Cf. Elster J., Le désintéressement. Traité critique de l’homme économique, éd. du Seuil, 2009, pp. 88, 180et 205.

[2] Tort P., L’effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, éd. du Seuil, 2008.

[3] Bourdieu P., Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, éd. du Seuil, 1994, pp. 131-132.

[4] Bourdieu P., Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), éd. du Seuil, 2012, p. 538.

> Notes/Références

La fabriquede l’Étatrequiert

la domesticationdes dominés

> L’État et le bien commun

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a notion de « communs » ou de « biens com-muns » a beaucoup gagné en influence dans le monde depuis une dizaine d’années,

même si elle existait avant cette période commeobjet de recherches (on pense à l’apport d’ElinorOstrom – qui lui a valu le Nobel d’économie) et demobilisations citoyennes. Or, la profession des éco-nomistes a un problème avec cette notion, quin’entre pas aisément dans ses cadres théoriques,eux-mêmes divers et à bien des égards opposés.Même les économistes hétérodoxes ne sont pastrès à l’aise. Pourquoi, et comment surmonter cettedifficulté?

Publics ou communs ?La tradition économique a jusqu’ici privilégié

une théorie des «biens publics» qui sert encore deréférence.

Prenons l’exemple d’un phare côtier (ou del’éclairage public). 1) C’est un bien public au sensdes économistes parce que l’utilisation de la lumièredu phare par une personne ne diminue pas sonutilité pour d’autres personnes. Il n’y a pas de «riva-lité d’usage». Des exemples plus importants quele phare sont les biens dits régaliens : sécuritépublique, défense nationale, etc. 2) Il est impossible,ou trop compliqué et coûteux, d’exclure des per-

Les biens publics et bienscommuns des économistesLa conception des biens publics est largement acquise dans le champ des sciences économiques.Ce n’est pas vraiment le cas des biens communs dont la théorie reste encore variable chez denombreux économistes. Décryptage.

Jean Gadrey, économiste, université Lille I.

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sonnes de son usage, en particulier pour réservercet usage à ceux qui seraient prêts à payer. C’estla propriété de « non-exclusion d’usage », quiimplique usage collectif et accès sans péage.

De tels biens publics sont produits par des activités économiques. Comme personne n’a intérêtindividuellement à payer pour en bénéficier (vu que chacun peut en profiter sans payer), il fautimpérativement que les pouvoirs publics financentleur production. La notion de bien public, ainsi définie, permet aux économistes, y compris libéraux,d’admettre que l’État intervienne comme financeurdans une partie circonscrite de l’économie, parcequ’il y a alors une « défaillance du marché» alorsqu’un besoin s’exprime.

Mais, point crucial, si une collectivité décidede se doter d’un phare ou de tout autre bien public,elle pourra en confier aussi bien la construction

que l’entretien et la gestion à des entreprises ouà des organismes publics ou privés. Il est loind’être évident, dans les faits, qu’une concessionou délégation au privé aboutisse au même servicefinal et au même respect de l’intérêt généralqu’une régie publique ou une solution coopérative,mais, sur le plan de la théorie, ces solutions sontéquivalentes.

Prenons maintenant l’exemple de la qualité del’air en ville, supposée identifiée comme enjeu collectif. Ce n’est pas un bien public au sens pré-cédent. 1) En effet, le problème se pose parce qu’unequalité collective est en jeu. 2) Agir sur cet enjeusuppose une prise de conscience, des constatsscientifiques, des délibérations sur la qualité sou-haitable. Jusque-là, pas de différence nette aveccertains biens publics. 3) Mais les pouvoirs publicsne peuvent pas déléguer à une entreprise ou à un

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> Les biens publics et biens communs des économistes

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Conversation avec Jean Gadrey: patrimoines etbiens communs

Pourquoi je vois les patrimoines d’une collectivité comme des composantes essentielles de ses biens communs,ces derniers relevant d’une conceptualisation plus riche et allant au-delà des patrimoines?

J’ai proposé une définition des biens communs, évidemment révisable, dans laquelle figurait d’ailleurs l’idéede patrimoine, idée à laquelle je suis attaché depuis le début des années quatre-vingt-dix, bien qu’à cette époquepresque personne ne parlait de problèmes environnementaux liés à l’activité humaine, le climat par exemple,et moi pas plus que les autres.

Les biens communs désignent des qualités de ressources ou patrimoines collectifs pour la vie et les activitéshumaines aujourd’hui et dans le futur (biens communs naturels notamment), et par extension des qualitéssociétales car ce sont également des ressources collectives (l’égalité des femmes et des hommes dans denombreux domaines, la sécurité professionnelle, la santé publique, etc.).

Mais ils contiennent également, dans l’adjectif «commun», outre l’idée précédente d’intérêt commun etd’accessibilité pour tous, l’idée que leur obtention ou «production» passe par la coopération d’acteurs multiples.L’adjectif «public» tend à renvoyer à «pouvoirs publics». L’adjectif «commun» renvoie à pouvoir commun ouen tout cas coopération des «intéressés».

Pour les qualifier comme biens communs, il faut un jugement commun d’utilité collective selon lequel tousdevraient avoir la possibilité d’en bénéficier ou d’y accéder. Il y a de l’intérêt général dans ce jugement, de l’utilitésociale ou sociétale, des «richesses collectives fondamentales», des finalités ou valeurs de société, voire desdroits universels, autant de notions qui peuvent intervenir, mais avec les «biens communs» on utilise un termequi a l’avantage de mettre ensemble «intérêt commun» et «responsabilité commune».

Sur cette base, je vois les patrimoines matériels, naturels, immatériels, culturels, etc., comme des richessesreconnues par une collectivité, faisant partie de son identité et de ce qu’elle estime devoir préserver ou entretenirou réparer pour que l’avenir soit désirable pour longtemps (la durabilité). C’est proche de l’idée de bien communpour moi. Mais avec des différences:1. Un patrimoine reconnu comme tel n’implique pas forcément gestion commune et accès commun. Les monuments

historiques peuvent être confiés à une gestion publique ou privée, ils constituent pourtant des composantesdu patrimoine national ou local, des éléments d’identité collective à préserver durablement. Il est délicat deles traiter comme des biens communs.

2. Un bien commun n’est vraiment «bien» qu’associé à une certaine qualité, à des normes de qualité. L’air enville n’est pas un bien commun, seule la qualité (suffisante, excellente, etc.) de cet air est un bien communqu’il faut «coproduire» avec des acteurs multiples pour que la santé publique en bénéficie, entre autresbénéfices collectifs. Les biens communs sont donc des qualités de ressources ou de patrimoines, qualitésdéfinies en commun et à gérer en commun en fonction du long terme (durabilité).

3. Il existe des biens communs qui entrent mal dans l’idée de patrimoine, dont la qualité de droits sociaux, dela protection sociale, du travail, de l’égalité des femmes et des hommes. Même la bonne qualité de l’air enville n’est pas si évidente à considérer comme un patrimoine. Le bien commun est une notion plus riche etplus large aussi sur ce plan. On peut continuer à parler de patrimoines sociétaux, mais c’est un peu métaphorique,alors qu’avec les biens communs on n’a pas ce problème. Ce sont des richesses collectives appréciées, quine sont pas toutes patrimoniales. •

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> Les biens publics et biens communs des économistes

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organisme le soin de «produire» et gérer cette qua-lité collective: beaucoup d’acteurs doivent coopérerpour obtenir le résultat. 4) Les pouvoirs publics nepeuvent donc pas non plus être considérés commeles seuls financeurs de cette qualité collective àrestaurer ou à préserver. Les citoyens, ménages,associations, entreprises, organismes divers sontamenés à jouer un rôle de « coconcepteurs », «coproducteurs» et «cogestionnaires», y compriscomme fournisseurs de ressources financières etnon financières, aux côtés des pouvoirs publicscomme financeurs partiels, coordinateurs, incita-teurs, éducateurs, législateurs, etc.

Il s’agit d’un bien commun. Plus généralement,les biens communs désignent des qualités de res-sources ou patrimoines collectifs pour la vie et lesactivités humaines aujourd’hui et dans le futur(biens communs naturels, cultures populaires,connaissances) et, par extension, des qualités socié-tales et des droits universels car ce sont égalementdes ressources collectives à gérer en commun(l’égalité des femmes et des hommes dans de nom-breux domaines, la sécurité professionnelle destravailleurs, la santé publique). Mais ces caracté-ristiques n’ont rien de naturel : elles résultent dedécisions collectives. Les communs sont desconstruits sociaux, des qualités reconnues et valo-

risées par un collectif se dotant derègles. Ils doivent être institués. Etc’est un combat, qui met en causedes régimes de propriété, d’appro-priation et de responsabilité.

Bien entendu, certains biens ouservices publics classiques peuventvoir leur statut «revalorisé» par unedécision collective les instituantcomme biens communs gérés surun mode coopératif.

Gestion collectivePourquoi cette appellation de

biens communs ou de communs (lalangue anglaise utilise commons) a-t-elle un fort pouvoir d’attraction ?Parce qu’elle contient à la fois l’exi-gence d’intérêt commun et l’idée quela gestion des communs passe parla coopération d’acteurs multiples.L’adjectif « public » tend à renvoyerà «pouvoirs publics». L’adjectif «co -m mun» renvoie à un pouvoir mis encommun à l’issue d’un choix collectif.C’est l’une des explications des dif-ficultés des économistes dont lesoutils actuels, contrairement à ceuxd’autres sciences sociales, ne sont

guère adaptés à penser la coopération. L’autreraison est que les économistes sont peu formés àce qui est au cœur des biens communs : une socio-économie de l’obtention de certaines normes dequalité de vie individuelle et collective, y comprisla qualité des écosystèmes. Lorsqu’il s’agit de«prendre soin ensemble» de ressources collectives,les catégories usuelles d’offre et de demande, parexemple, doivent être reconsidérées.

Ce handicap est-il surmontable ? Oui, mais ilpasse par l’enrichissement croisé des disciplinesdes sciences sociales autour d’objets «communs»,par le pluralisme interne à l’économie, et par l’hy-bridation des savoirs spécialisés (ceux des cher-cheurs) et des savoirs profanes, dont les savoirsmilitants produits au sein des organisations de lasociété civile.

En mettant les biens communs au cœur desprojets de « transition», du local au global, on affir-me la primauté d’une économie de montée en qua-lités collectives sur une économie de croissancedes quantités, une primauté de la coopération surla concurrence, et de la démocratie sur l’autocratie.Les économistes peuvent rendre de grands servicespour penser ce changement, à condition de changersuffisamment eux-mêmes. Sinon, ils ne feront quechanger le pansement.

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Puisque l’injuste ne respecte pas l’égalité etque l’injuste se confond avec l’inégalité, il estévident qu’il y a une juste mesure relativement

à l’inégalité. Cette juste moyenne, c’est l’égalité. Dansles actes qui comportent le plus et le moins, il y aplace pour une juste moyenne. Si donc l’injuste, c’estl’inégal, le juste est l’égal. Pas besoin de raisonnementpour que tous s’en aperçoivent.»

Ce syllogisme parfait d’Aristote nous interroge.Nous savons que la justice est la norme qui rend pos-sible la mise en œuvre de règles garantissant l’ordrepublic dans le respect du bien commun et des droitsde chacun. Mais la définition ne va pas de soi car cesobjectifs ne sont pas nécessairement compatiblesentre eux. L’ordre public suppose une inégalité depouvoir, l’inégalité entre dirigeants et dirigés, lespremiers le faisant respecter au besoin par la force.Le bien commun suppose que les intérêts de toussoient également respectés par des lois universellesde réciprocité et de solidarité selon la règle de l’égalité.On voit donc que l’idée de justice est tiraillée entredeux exigences qui peuvent apparaître contradictoires.Cette volonté de mettre en œuvre des dispositionsde nature à préserver le bien commun par les diri-geants entraîne de facto une inégalité qui peut aussialler jusqu’à la négation des libertés fondamentales.

Nous constatons par exemple que la sûreté, sichère à chacun d’entre nous, que l’on ne doit pasconfondre avec la sécurité, se trouve aujourd’huimise à mal par des textes successifs qui n’ont cesséde rogner nos libertés fondamentales au nom d’unbien commun dont la définition reste aujourd’huià définir.

Est-ce pour le bien commun que nous avonsaujourd’hui une justice en France qui en matièrepénale prend des mesures de plus en plus liberticides,que l’on voudrait d’ailleurs voir bientôt abrogées,comme les peines planchers, la rétention de suretéou le tout-carcéral? Est-ce au nom du bien communque la finance opprime les peuples, mettant ainsi encause les plus élémentaires des libertés comme cela

se passe aujourd’hui en Grèce et dans d’autres payseuropéens? Est-ce au nom du bien commun que lesinégalités s’accroissent au nom de la doctrine néo-libérale du capitalisme actuel?

Libres et égauxDes textes fondamentaux nous ont montré l’ab-

solue nécessité de préserver nos biens communsdans le cadre de la Charte internationale des Droitsde l’homme, à savoir la Déclaration universelle de1948, prolongée concrètement par les deux pactesde 1966, portant respectivement sur les droits civilset politiques et sur les droits économiques, sociauxet culturels. Cette Déclaration est universelle pourtrois raisons:1. Elle n’est inféodée à aucune doctrine particulière,

politique, religieuse ou philosophique, mais elleexprime une foi commune dans la destinée del’homme, un idéal commun qui est de rétablir ladignité et la liberté de l’homme dans son unité.

2. L’universalité de la Déclaration s’affirme aussiquant à ses destinataires: c’est l’être humain qu’elleentend protéger, tous les êtres humains sans dis-crimination d’aucune sorte.

3. Enfin, c’est par son contenu que la Déclaration estuniverselle puisqu’elle définit pour la première foisun standard international commun englobant l’en-semble des droits de toute nature, civils, sociauxou culturels, qui doivent être garantis dans toutesociété démocratique, de façon indivisible.

Universalité et indivisibilité, voilà les maîtres-mots, et ces principes ont été encore confortés lorsde la Conférence mondiale des Droits de l’hommede Vienne, en 1993.

Si nous savons que plus de la moitié des hommeset des femmes dans le monde sont encore asservisou dans la misère, il faut sans cesse réaffirmer l’uni-versalité et l’indivisibilité des Droits de l’homme etcombattre pour préserver ce patrimoine communde l’humanité. Il en va de notre bien commun.

Les Droits de l’homme sontnotre bien communLes principes de justice, de liberté et d’égalité sont des droits humains fondamentaux trop souventbafoués à travers le monde. Dans ce contexte, les préceptes de la Charte internationale des Droits de l’homme doivent être réaffirmés.

Dominique Noguères, avocate.

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dentifier un pays à une seule langue est lourd deconséquences négatives. Car ce qui caractériseles langues, à la différence des religions par

exemple, c’est que chacun peut en posséder plusieurs,mais est obligé d’en avoir au moins une. Mieux même:contrairement à une idée longtemps reçue, l’expo-sition précoce à plusieurs langues offre des avantagesdans l’apprentissage de sa propre langue et d’autreslangues ultérieurement.

Il faut bien sûr balayer les arguments cocardiers.Français «langue de la liberté»? Mais le maréchalPétain était membre de l’Académie française… Certesla culture et la langue françaises ont eu un rayon-nement séculaire, mais c’est la colonisation qui asurtout exporté notre langue nationale… Français«la plus belle des langues»? Aujourd’hui, les spé-cialistes s’accordent pour considérer que toutes leslangues se valent pour rendre compte du monde, etqu’il s’agit, pour ceux qui veulent les équiper dansdes domaines de référence, de s’en donner lesmoyens, ce qui rend ces langues inégales…

User donc d’une langue renvoie aux rapports deforce économiques, sociaux, politiques: les domi-nants tendent le plus souvent à vouloir imposer leursusages aux dominés. Il faut entendre cela tant desrapports entre les langues, qu’à l’intérieur mêmedes usages d’une langue donnée.

L’emprunt aux autres langues est une nécessité:le français l’a fait du latin dans le domaine du lexique,alors qu’il en est très différent pour la syntaxe.Aujourd’hui, il est évident que l’anglais tend à devenirune langue dominante, pour des raisons qui n’ontd’ailleurs rien de linguistique. Connaître l’anglaisest devenu indispensable dans toute une série dedomaines, notamment scientifiques, pour faciliterles échanges ; autre chose est d’accepter passive-ment cette hégémonie dans toutes les activités,

alors que la traduction dans les deux sens parexemple est une solution, évidemment avec un coûtsupplémentaire.

En France même, un rapport récent établissaitl’existence de 75 langues en usage (particulièrementdans les DOM-TOM), y compris bien sûr les languesde l’immigration.

On prendra pour finir le cas des langues patri-moniales de France, langues du peuple, caractériséespar l’histoire et la géographie, malgré un usage écra-sant de la langue nationale, confondant trop souventlangue commune et langue unique. Mais seulement3% des élèves (essentiellement dans l’enseignementpublic) peuvent suivre des cours de langues «régio-nales». Toutes ces langues sont en situation diffé-rente, au-delà de leur état de minorité, qui les a ame-nées à être répertoriées comme « langues endanger» par l’UNESCO. Ainsi le corse, qui vient dedevenir langue co-officielle de la collectivité terri-toriale… Ou l’occitan, présent dans un tiers des dépar-tements du Sud, qui recouvre entre un et deux millionsd’usagers plus ou moins actifs. Plusieurs centainesde groupes de musiciens par exemple font vivre uneculture loin d’être tournée vers le passé, et perçuedésormais positivement par une large majorité. Ladiversité culturelle et linguistique, loin de saperl’unité politique, est plus que jamais une nécessitédémocratique et un facteur d’enrichissement, qui abesoin aussi d’une visibilité publique.

Marqueurs faciles de « l’étranger», les languesmettent en évidence les différences et aussi lesidentités, via un effort qui est aussi un enrichisse-ment. Traiter les langues et les cultures non commeobstacles, mais comme porteurs de richessespotentielles par l’échange, donc comme un biencommun, c’est refuser les préjugés et s’ouvrir aumonde réel.

Langues et cultures: richessesde la diversitéQuelques 5000 langues, moins de 200 États: la gestion de cette situation est extrêmement variéedans le monde. Regard de linguistes sur un bien commun.

Marie-Jeanne Verny1, Pierre Boutan2

1. Maître de conférences d’occitan, université Paul-Valéry Montpellier III.2. Maître de conférences honoraire en sciences du langage, IUFM – Montpellier II.

I

Notes : Site de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France : www.dglf.culture.gouv.fr. Site de la Société d’histoire et d’épistémologiedes sciences du langage: www.shesl.org. Site de la Fédération des enseignants de la langue et de la culture d’Oc: www.felco-creo.org. Lieutard H. et Verny M.-J.,L’école française et les langues régionales. XIXe-XXe siècles, PUM, 2007. Ouvrages de Hagège C., professeur au Collège de France.

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uel est le statut de la connaissance dans unmonde mondialisé? Cette question est deve-nue centrale dans l’avenir des universités:

vont-elles devenir un bureau d’études décentralisépour les entreprises, ou bien continuer à penser lesavoir comme un bien commun et l’accès au savoircomme un droit fondamental? Au cœur de ce débat,on trouve la question de la propriétéintellectuelle, une question renouve-lée avec son extension mondiale etla volonté des extrémistes de la pro-priété intellectuelle de couvrir de plusen plus de domaines, notamment levivant et le savoir.

La fin d’un mytheDans l’approche classique de la

science, telle que développée par lesociologue Robert K.Merton dans lesannées quarante, la «communautéscientifique» procédait par uneéthique du partage. Ce qu’il résumaitpar l’acronyme CUDOS: communa-lisme, universalité, désintéressementet organisation du scepticisme. Des valeurs qui fai-saient que les chercheurs échangeaient idées,concepts et résultats d’expérience. Non que les ques-tions d’ego et de concurrence aient complètementdisparu, mais parce que des buts supérieurs appa-raissaient essentiels (la recherche de guerre, la santépublique, la découverte du fonctionnement intimede l’univers et du vivant). Le partage, la circulationdes connaissances, la discussion libre faisaient émer-ger en permanence de nouvelles idées, de nouveauxconcepts, notamment aux frontières entre diversessciences (inter disciplinarité, relation entre larecherche et la technologie, etc.).

Or cette approche n’est plus qu’un rêve passéiste

dans nos universités. Ce fut un long processus quia vu les universités devenir une antenne de recherchepouvant répondre aux besoins des entreprises privées.La taylorisation de la recherche (chacun concentrésur sa petite partie de savoir et proposant des publi-cations stéréotypées), l’émergence de nouvelles tech-niques (biotechnologie, informatique, puis nanos-

ciences) et la concurrence entreuniversités à l’échelle du monde (le«classement» de Shangaï) se sonttraduits par un changement des men-talités, des objectifs et des compor-tements, qui nous mène à l’hyper-concurrence que nous connaissonsaujourd’hui. Dans ce long parcours,on peut repérer un point d’inflexion.Il porte même un nom de baptême:le Bayh-Dole Act. Par cette loi votéepar le congrès des États-Unis en 1980,les universités pouvaient déposer desbrevets sur les recherches menéesdans leurs laboratoires. Les cher-cheurs ont dès lors été incités à uti-liser cette voie de la privatisation de

la connaissance avant de publier des articles ouvertsà l’utilisation par tous. En général, les brevets étaientdéposés conjointement par une université et uneentreprise… souvent une start-up créée par le cher-cheur et ses collègues. Cette pratique s’est étendueau monde entier. Beaucoup en vantent les résultatscar ils mesurent l’innovation au nombre de brevets,et non à l’utilisation par tous des savoirs et des décou-vertes. Mais on parle peu des conséquences négativessur l’esprit global de la recherche, sur l’absence decommunication et donc les freins à l’émergence denouvelles découvertes fondamentales.

Les mathématiciens travaillant sur les ondelettes,des méthodes fort prisées en traitement du signal,

Propriété intellectuelle etcommuns de la connaissanceCourse aux brevets, mainmise de quelques éditeurs sur les publications scientifiques, secret etconcurrence à tous les étages sont quelques-uns des effets tangibles des tentatives de privatisationdes résultats de l’activité de recherche et de formation et de leur transformation en produits. Mais partout dans le monde s’organise un mouvement multiforme et inventif qui pense le savoircomme un bien commun et son accès comme un droit fondamental.

Hervé Le Crosnier, maître de conférences en informatique et sciences de l’information et de la communication,université de Caen.

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Propriété intellectuelleGéopolitique et mondialisation

Dulong de Rosnay M. etLe Crosnier H. (dir.)éd. du CNRS, 2013

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avaient l’habitude d’échanger leurs réflexions…jusqu’à ce que ces savoirs collectifs se retrouventinscrits dans des brevets. Maintenant, chacun réfléchità deux fois avant de donner des détails dans lescongrès scientifiques ou les séminaires. La santépublique est menacée par cette pratique de restriction.Le dernier exemple majeur en date est l’admones-tation du centre de recherche Erasmus des Pays-Bas par Margaret Chan, directrice de l’OMS (Orga-nisation mondiale de la santé)[1]. Cet institut ayantreçu par des voies non officielles les premièressouches isolées du MERS-Coronavirus (celui quis’étend depuis le Moyen-Orient et menace actuelle-ment l’Europe), il a instauré un protocole de mise àdisposition (MTA –material transfert agreement) quiplace de fait les receveurs en situation de dépendanceenvers Erasmus pour les publications et les décou-vertes qu’ils pourraient faire. Erasmus est connupour déposer des brevets au spectre très large entout début de recherche. Au final, cette pratique limitel’intérêt des autres chercheurs à travailler sur cesvirus, retardant d’autant la capacité à trouver dessolutions.

Impacts sur la conception dela recherche

Ces deux exemples ne sont que grains de pous-sière dans la collection des dangers pour le savoiret son usage au profit de l’intérêt général que la pro-priété intellectuelle fait peser. Ils sont néanmoinsrévélateurs de la conception néolibérale de la science.Le bien-être collectif n’étant plus l’objectif de larecherche, on voit se multiplier les trous noirs dansles secteurs qui importent pour une large part de lapopulation humaine… mais qui se révèlent insolvables.Maladies «négligées», agro-écologie, matériaux deconstruction, et finalement technologies protectricesdu climat sont relégués en dehors de la science desgagneurs et leur h-factor.

De même, c’est en raison de la propriété intel-lectuelle et de cette course à «être le premier à dépo-ser» que des travaux scientifiques sortent des labo-ratoires avant que l’on ait mesuré tous les impacts.Ils se retrouvent dans la nature et dans les conflitséconomiques avant que n’aient été évaluées lescontroverses scientifiques. Techniques génétiques,nanomatériaux, perturbateurs endocriniens, maiségalement mathématiques financières, méthodesmanagériales et dispositifs économiques sont promuscomme des produits avant d’être discutés commedes travaux scientifiques. Et en retour, les expertsqui doivent évaluer ces «produits» sont eux-mêmesengagés dans des stratégies de partenariat qui limi-tent leur pouvoir critique. D’autant que l’évaluationinterdisciplinaire reste largement minoritaire, faisantconcevoir ces «produits» uniquement sous l’angledu secteur scientifique qui participe de sa production.Les disciplines qui ne peuvent s’intégrer dans cemodèle du dépôt de brevet se trouvent marginalisées,depuis la botanique jusqu’à l’écotoxicologie, sansparler des humanités, au moment même où nouvellestechniques et nouveaux produits posent des pro-blèmes éthiques d’une ampleur inégalée.

Cette situation dégrade la qualité de la recherche,et surtout son lien avec les intérêts de la société,sans parler de la fragmentation des communautésscientifiques et de la méfiance réciproque qui s’ins-taure (dont la controverse Montagnier/Gallo àpropos de la découverte du VIH est un exemple-type). Heureusement, des tendances inverses s’ex-priment, à la fois résistance et ouverture de nou-velles perspectives.

Lueurs d’espoirC’était il y a tout juste vingt ans. Dans un com-

muniqué du 30 avril 1993, le CERN annonçait qu’ilplaçait dans le domaine public les logiciels et lesprotocoles du travail réalisés en son sein par Tim >

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DéfinitionLa propriété intellectuelle est un terme forgé pour regrouper de nombreux secteurs du savoir et de la culture:

droits d’auteur, brevets, signes distinctifs… Il marque en ce sens le tournant de droits spécifiques liés à l’activitéde création ou d’innovation vers une forme juridique de reproduction des dominations à l’heure de la «sociétéde la connaissance». C’est un mouvement massif qui concerne à la fois une extension des secteurs concernés(les dernières discussions au sein de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle portent sur la propriétédes noms de pays!) et surtout l’extension à l’échelle du monde des rapports de pouvoir juridique. On ne peutlaisser les questions de propriété intellectuelle aux seuls juristes, alors qu’elles sont devenues des pointsd’accroche dans toutes les négociations internationales, et apparaissent sous des formes multiples dans ungrand nombre de lois et directives traitant apparemment d’autres sujets (douanes, santé publique, éducation,etc.).

Le livre Propriété intellectuelle, géopolitique et mondialisation*vise à donner les bases juridiques et politiquespour que les citoyens puissent comprendre et accompagner ce mouvement. On peut en trouver l’introductionsur le serveur HAL (http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00833482). •

*Dulong de Rosnay M. et Le Crosnier H., Collections les Essentiels d’Hermès, éd. du CNRS, 2013, 226 p., 8 €.

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Berners-Lee et Robert Cailliau autour d’un projetd’hypertexte réparti appelé World Wide Web. «L’in-tention du CERN est de renforcer la compatibilité,les pratiques communes et la normalisation dansles domaines du travail collaboratif en réseau»[2].Chacun connaît le succès de cette démarche.Quelques mois après paraissait le logiciel Mosaicau sein du NCSA, dont le code fut également placéen logiciel libre. Le Web pouvait décoller, et finalementchanger la manière dont nous communiquons,conservons les informations, accédons à la cultureet aux loisirs. C’est un secteur entier de l’activitééconomique qui a su bénéficier du fait que le travailde recherche avait été rendu accessible à tous.

Dans le domaine informatique, cette attitude,même si elle marque les esprits par l’ampleur desconséquences et par la notoriété de l’organisme derecherche qui l’a décidée, n’était pas nouvelle. En1984, RichardStallman créait la Free Software Foun-dation pour conserver dans le monde du logiciel laliberté d’échange de code et d’idées qui avait prévalujusqu’à cette date parmi les informaticiens.

À la suite du papier Scholarly skywriting and theprepublication continuum of scientific enquiry deStevan Harnad publié en 1990[3] qui annonçait lepotentiel de l’Internet pour la diffusion scientifique,et de l’ouverture du serveur ArXiv par Paul Ginspargen 1991 qui montrait l’intérêt d’un accès ouvert auxarticles, on a vu se développer un mouvement parmiles chercheurs pour rendre leurs articles largementdisponibles sur Internet. Ce mouvement est partides décisions individuelles de chercheurs, malgréla réticence d’origine des institutions. Le CNRS en1996 demandait à ses membres de ne pas déposer

d’articles sur le Web… alors qu’il gère aujourd’huiles principaux services français de libre-accès quesont HAL et Revue. org. Plusieurs stratégies ont étédéveloppées, qui toutes visent à généraliser l’accèslibre aux publications, et maintenant à des lots dedonnées, des sources, des outils. Bref, à recréer lalogique de partage qui devrait toujours animer lescommunautés scientifiques.

Ce mouvement pour l’accès aux connaissances(A2K: Access to knowledge) est devenu multiforme[4].Dans tous les domaines, cette coalition informellede chercheurs, de bibliothécaires, d’États de paysen développement, d’activistes du logiciel ou d’as-sociations de malades veut réhabiliter l’idée que laconnaissance n’est pas une marchandise commeles autres. Le savoir mérite l’accès ouvert pour mieuxdévelopper à la fois la reconnaissance à porter auxproducteurs d’avancées majeures et la capacité detous, dans toutes les disciplines, et surtout dans tousles pays, quelle que soit leur richesse, à tirer profitdes avancées scientifiques[5]. Il s’agit de mettre enavant une science visant à l’intérêt général et capablede répondre aux besoins les plus urgents des sociétés(nouvelles pandémies, changement climatique, pertede biodiversité et accès à une nourriture suffisante,saine et équilibrée).

Biens communsCette façon de considérer la connaissance comme

un bien commun[6] participe de ce mouvement plusgénéral de reconnaissance des communs commeune perspective pour faire face aux crises systé-miques (économiques, écologiques et démocra-tiques). L’obtention du prix Nobel d’économie par

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À propos de licencesOn regroupe sous le terme de «licences» des contrats privés étendant les possibilités d’usage associés à

l’accès à des documents numériques ou des logiciels. Le droit d’auteur offre un monopole d’exploitation à l’auteur.En général, celui-ci le négocie avec un éditeur qui va assurer la reproduction et la diffusion, ou un média qui vagérer la représentation. Mais certains auteurs préfèrent assurer la plus large diffusion à leurs créations. En com-plément d’une diffusion commerciale éventuellement assurée par un professionnel, ils veulent s’appuyer surl’échange non marchand rendu possible grâce à l’Internet. C’est le sens des licences d’autorisation: pas besoinde négocier avec l’auteur, la circulation des documents est garantie par avance par l’apposition d’une «licence»sur le document. La première licence de ce type a été la General Public Licence (GNU-GPL) qui a permis l’existencedes logiciels libres. En recevant un logiciel libre, tout usager a le droit de le reproduire, le diffuser, l’étudier, lemodifier, l’améliorer ou l’adapter… avec une condition supplémentaire: s’il diffuse ses adaptations, elles doiventelles-aussi rester sous la même licence d’autorisation. C’est le modèle du copyleft. Depuis, de nombreusesactivités se sont dotées de licences de ce type favorisant, pour chaque cas particulier, la diffusion par toutepersonne ayant reçu l’information. La licence la plus connue est celle dite Creative Commons (CC), qui porte surles œuvres de création. En fait, CC est un «jeu de licences» qui permet à l’auteur de moduler les autorisationsqu’il donne à ses lecteurs. On peut ainsi tout autoriser… à condition (élémentaire) de citer l’origine. On peutégalement distinguer les usages non marchands (autorisés) des usages marchands qui restent soumis à unedemande préalable à l’auteur. Cette façon d’utiliser le droit pour créer des libertés nouvelles est dans le droit-fil de la conception révolutionnaire de la justice de Diderot et des philosophes des Lumières. Elle sert égalementde modèle et d’expérience sociale pour les défenseurs des communs: comment s’appuyer sur les droits fonda-mentaux pour défendre ce qui relève de l’activité collective. •

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Elinor Ostrom en 2009 marque la première recon-naissance de cette conception au sein même del’économie[7]. Le mouvement des communs s’estlargement développé ces dernières années, et larecherche[8] qui va avec s’est enrichie à partir del’étude d’expériences nouvelles et des activités poli-tiques liées aux communs.

Aujourd’hui, on utilise plusieurs poteaux d’anglepour cerner ce phénomène des communs, qui parcequ’il est largement multiforme et en pleine extensionéchappe aux définitions trop rigides. On peut parexemple partir de la nature de la ressource consi-dérée, et qualifier les «communautés» qui en ont lacharge, qui peuvent la maintenir face aux dégrada-tions. Ces ressources peuvent être rivales (un réseaud’irrigation, la cueillette des champignons dans cer-taines forêts, etc.), et dans ce cas la communautépeut établir les règles d’usage en son sein et vis-à-vis de l’extérieur. Ce qui peut s’avérer difficile quandla zone concernée devient trop vaste, à l’image de lamaintenance des ressources halieutiques (on parlealors de communs globaux). Mais on voit aussi deplus en plus se développer en bien commun des res-sources non rivales, à l’image de tout ce qui se passedans le numérique (logiciels libres, encyclopédiesen ligne telle Wikipédia,etc.). Dans ce cadre, la ques-tion n’est pas celle de la maintenance de la ressource,mais plutôt de la communauté qui entretient celle-ci (il faut toujours mettre à jour les objets numériques,et inventer de nouveaux modes d’usage).

Dans les deux cas, on voit que la question centralepour les communs est d’établir des «règles de gou-vernance», et donc de mesurer le type d’activité col-lective qui se déroule autour de telle ou telle res-source. De plus en plus, on tend à définir les communs

par la mise en mouvement et la participation desacteurs concernés. Ce que le philosophe AchilleMbembé désigne par « l’en-commun»[9], termequi reprend en y ajoutant une touche de signifi-cation l’expression anglaise de commoning, quidésigne l’activité de construction/gouvernancedes communs.

La nécessité et l’urgence de cette mobilisationde l’en-commun sont liées au phénomène d’enclo-sure qui est le revers du miroir : comment ce qui estdestiné à être mis en bien commun est en perma-nence menacé de privatisation, ou par la destructiondes communautés qui l’utilisent et le maintiennent.À l’image des clôtures qui ont accompagné l’acca-parement privé des terres communales dans lessiècles passés (et qui malheureusement se perpétuedans les régions du monde où les terres communessont encore très vastes, comme en Afrique).

La connaissance fait partie de ces biens com-muns globaux, qui nécessitent à la fois la partici-pation des acteurs qui la produisent, principalementdes chercheurs des universités, et des règles accep-tées par tous de dissémination, partage et usagedes savoirs. En ce sens, loin d’être une questionmétaphysique, l’approche de la science par les com-muns est avant tout un message qui concerne lespolitiques scientifiques: qu’est-ce qui est mis enavant, valorisé; quelles sont les conditions d’un par-tage, mais aussi d’une critique ouverte et interdis-ciplinaire. Enfin, allons-nous sortir la connaissancede la course aux brevets et de la mainmise dequelques éditeurs monopolistiques pour l’ouvrirsur la société, ses questionnements, ses besoins,l’intérêt général et les projets collectifs. C’est depolitique qu’il s’agit.

[1] « The Material Transfer Agreement underlying the controversy over patent rights and the Middle EasternRespiratory Syndrome (MERS) virus », TWNResearch Note, 28 mai 2013 : www.twnside.org.sg/title2/intellectu-al_property/info. service/2013/ipr. info.130512.htm.

[2] On peut lire l’original de cette annonce sur Ten Years Public Domain for the Original Web Software :http://tenyears-www.web.cern.ch/tenyears-www/Welcome.html.

[3] http://eprints.soton.ac.uk/251894/1/harnad90.skywriting.html.

[4] Krikorian G. et Kapczynski A. (dir.), Access to Knowledge in the Age of Intellectual Property, Zone Books, 2010.

[5] Chan L., Arunachalam S. et Kirsop B., « La chaîne de communication dans les sciences de la santé : des cher-cheurs aux praticiens, l’impact du libre accès » in Association Vecam (dir.), Libres savoirs : Les biens communsde la connaissance, C&F éd., 2011, pp. 86-104.

[6] Hess C. et Ostrom E., Understanding Knowledge as a Commons : From Theory to Practice, MIT Press, 2006.

[7] Le Crosnier H., « Elinor Ostrom ou la réinvention des biens communs », Les puces savantes, 15 juin 2012 :http://blog.mondediplo.net/2012-06-15-Elinor-Ostrom-ou-la-reinvention-des-biens-communs.

[8] Voir par exemple le site du projet PROPICE – Propriété intellectuelle, communs et exclusivité –, financé parl’ANR : http://www.mshparisnord.fr/ANR-PROPICE/.

[9] En-commun, Afropixel #3, intervention d’A. Mbembé: www.remixthecommons.org/?fiche=en-commun-afropixel-3-2.

> Notes/Références

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industrie pharmaceutique est aujourd’hui lar-gement fondée sur le système du brevet etdes marques qui permet aux firmes de s’ap-

proprier la rente d’innovation associée aux médica-ments et de contrôler les marchés. C’est le ressortessentiel de l’accumulation du capital dans ce secteursingulier. La propriété exclusive des médicamentsa été renforcée et globalisée depuis la mise en placede l’Organisation mondiale du commerce en 1994qui a imposé des brevets de médicaments de vingtans à tous les pays membres, alors que de nombreuxpays du Sud, dont l’Inde et le Brésil, avaient exclules médicaments du système des brevets pour pou-voir copier librement des biens essentiels pour laprotection des populations. Les firmes américaineset européennes ont joué un rôle majeur pour la glo-balisation des brevets de médicaments afin de fermerl’espace de la copie en Inde et au Brésil.

Cette économie propriétaire du médicamentlimite l’accessibilité des traitements dès lors queles populations ne bénéficient pas de systèmes deprotection sociale et réduit le champ de la rechercheet de l’innovation aux pathologies et aux traitementsdestinés aux marchés les plus solvables, à mêmede satisfaire des taux de profitabilité aujourd’hui trèsélevés. Entre1975 et1999, seules 0,1% des nouvellesentités chimiques étaient destinées aux maladiestropicales[1]. Certains États du Sud, à l’instar duBrésil et de la Thaïlande, des associations de patientset des ONG médicales, à l’exemple de Médecins sansFrontières (MSF), ont entrepris de lutter pour l’accèsuniversel au médicament et d’inventer des économiesfondées sur la production et la distribution de bienspublics et communs à l’échelle nationale ou inter-nationale. Des économistes et des acteurs de la santéont proposé que les médicaments deviennent des«biens publics mondiaux». Germán Velasquez citeplusieurs initiatives mises sur pied au cours desannées 2000 qui ont privilégié des systèmes d’inno-vation ouverts, sans revendications de propriétéintellectuelle, pour diffuser à l’échelle mondiale denouveaux vaccins ou médicaments à des prix mini-maux[2]. Je voudrais ici présenter succinctementdeux dispositifs concrets qui administrent les médi-

caments comme des biens communs. Il s’agit toutd’abord du processus de nationalisation d’un anti-rétroviral très utilisé dans le traitement du VIH/sida,l’efavirenz, dans le contexte de la politique de santépublique de l’État brésilien. Il s’agit ensuite de l’in-vention de nouveaux médicaments contre la malariapar un consortium international initié par MSF en2003.

Consortium industriel et accèsuniversel au Brésil

En mai 2007, le président de la République duBrésil signait un décret de licence obligatoire pourautoriser l’exploitation de deux brevets qui sont lapropriété de Merck sur un médicament très utilisédans les trithérapies contre le VIH/sida au Brésil,l’efavirenz[3]. Cette décision permettait d’engagersur le sol brésilien la production d’une version géné-rique de ce médicament en vue d’approvisionner àmoindre coût le programme du ministère de la Santéde distribution gratuite des antirétroviraux à tous lespatients VIH/sida. Le gouvernement attendait de lamise en œuvre de cette licence une réduction sub-stantielle du coût d’achat de cette molécule, économieestimée à 236,8millions de dollars jusqu’à l’expirationdes brevets.

En termes d’appropriation, la licence obligatoirepermet de lever l’exclusivité de la propriété du médi-cament et d’en faire un bien commun national exploi-table par plusieurs laboratoires pharmaceutiques,publics et privés. Merck conserve la propriété de sonbrevet et continue à percevoir des royalties qui sontfixées à 1,5% du prix payé par le ministère de la Santédu Brésil. Mais le gouvernement a libéré le droitd’usage de la molécule au Brésil et il met sur piedun consortium industriel pour produire le médicamentgénérique. Ce consortium, constitué à l’issue d’unappel d’offres lancé par le laboratoire pharmaceutiquefédéral Farmanguinhos, réunit deux laboratoirespharmaceutiques publics, chargés de la productiondu médicament final, et trois laboratoires pharma-ceutiques privés, chargés de la production du principeactif du médicament. Ce consortium a abouti à unemutualisation des technologies de fabrication et de

Médicaments et biens communsAlors que le système des brevets fait le jeu de l’industrie pharmaceutique, des dispositifs de gestioncollective et collaborative des médicaments offrent des alternatives sur la voie d’un accès universelà des traitements de qualité. Un droit fondamental.

Maurice Cassier, directeur de recherche au CNRS, sociologie et sciences du droit, syndiqué SNCS.

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contrôle de la qualité du médicament entre sesmembres. Si les techniques de synthèse de la molé-cule furent initialement développées de manièreséparée lors du concours de l’appel d’offres pourformer le consortium, les nouveaux savoirs dévelop-pés dans le cours de la production collective ont étépartagés entre les firmes. Les technologies d’analysedu médicament ont été distribuées à tous les parti-cipants. Ces technologies ont un statut de biencommun à l’intérieur du consortium. Les médica-ments génériques produits sont ensuite achetés parle ministère de la Santé, à un prix fixé par l’accordde consortium, et distribués gratuitement aux patientsbrésiliens, via le système public de santé. Cette expé-rience brésilienne, qui conjugue l’action de l’État,des laboratoires privés et des associations demalades, qui se sont mobilisés pour la licence obli-gatoire, a généré des biens communs et publics austade de l’usage du brevet d’invention, du dévelop-pement des technologies pharmaceutiques, et dumédicament générique distribué gratuitement aupatient.

Un consortium international pilotépar Médecins sans Frontières

La seconde expérience concerne le développe-ment et la production de nouveaux médicaments nonbrevetés contre la malaria dans le cadre d’un consor-tium international monté par MSF. Au début desannées 2000, MSF crée un laboratoire de recherchepharmaceutique –Drugs For Neglicted Diseases Ini-tiative (DNDI)– pour relancer l’innovation contre lesmaladies dites négligées. Les membres fondateursde DNDI sont MSF, la Fondation Oswaldo Cruz quiest la propriété du ministère de la Santé du Brésil,l’Institut de recherche médicale du Kenya, le ministèrede la Santé de Malaisie, l’Institut Pasteur. Les fondssont apportés par MSF (51%), par des institutionspubliques (pour 46%) et par trois donateurs privés(3%). L’un des premiers projets vise le développementde nouvelles combinaisons pharmaceutiques à based’artémisinine pour traiter la malaria. Le consortiumFACT prévoit le développement de deux médicaments,l’un au Brésil sur le site de Farmanguinhos, l’autre

en France, à l’université de Bordeaux, aidée par deuxstart-up. DNDI et MSF ont imposé une politique denon brevetage des nouveaux médicaments obtenus.Les technologies et les savoirs circulent au sein duconsortium: l’université de Sains en Malaisie distribueles méthodes analytiques tandis que le laboratoirefédéral brésilien est aidé par une entreprise françaisepour le dossier d’enregistrement du médicament deson invention. Les deux nouvelles combinaisons thé-rapeutiques, développées en 2006, seront produitespar un laboratoire au Maroc –une filiale de Sanofi–et par le génériqueur Cipla en Inde, à la faveur detransferts de technologie entre la France et le Maroc,et entre le Brésil et l’Inde. Les technologies de fabri-cation sont partagées entre plusieurs laboratoirespharmaceutiques et aucun droit de propriété exclusifne pèse sur le prix final de ces médicaments. Ceux-ci seront distribués à des prix minimaux via les sys-tèmes publics de santé ou encore subventionnés parle Fonds mondial contre la malaria, la tuberculoseet le sida.

Les biens communs présentés ici relèvent desactions jointes des États, de laboratoires pharma-ceutiques publics et privés, d’associations de maladeset d’ONG médicales, d’organisations de recherchepublique, de fondations. Ils ont une existence nationale(l’efavirenz) ou internationale (les composés à based’artémisinine). Les deux dispositifs prennent laforme de consortium, l’un piloté par le ministère dela Santé du Brésil, l’autre piloté par une ONG médicale,MSF. Ils sont caractérisés par le partage des tech-nologies au sein d’un collectif scientifique et industriel;par la suspension ou l’annulation des droits de pro-priété exclusive qui pèsent généralement sur le médi-cament; par une maîtrise des prix et une réductionde la profitabilité exigée, le cas échéant par une dis-tribution universelle et gratuite à l’initiative d’un Étatou d’une fondation. Cette nouvelle économie desbiens communs et publics pharmaceutiques, com-muns et publics dès lors que le service public contri-bue à leur production et distribution, qui est encoretrès minoritaire, ouvre de nouvelles perspectives,aussi bien pour la relance de l’innovation que pourle droit à la santé des populations.

[1] Trouiller P. et al., « Drug Development For Neglected Diseases : A Deficient Market And A Public-HealthPolicy Failure», The Lancet, Volume 359, 2002, p. 2188.

[2] Velasquez G., « Le médicament, un bien public mondial?» in La santé mondiale entre racket et bien public,collectif, éd. Charles Léopold Mayer, 2004, pp. 283-300.

[3] Cassier M. et Correa M., « Nationaliser l’efavirenz : licence obligatoire, invention collective et néo-dévelop-pementisme au Brésil», Autrepart, 2013/1, n° 63, pp. 107-122.

> Notes/Références

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n tant que science, l’archéologie possèdetrois principales caractéristiques visibles :elle vise à retrouver, enfouis dans le sol, des

vestiges des civilisations disparues, et à en assurerla conservation ; elle doit, à partir de ces vestigesretrouvés, produire de la connaissance scientifiqueconcernant ces civilisations; elle doit aussi diffuserde manière pédagogique ces connaissances auprèsdu public, sous la forme de musées, de livres oude documents audiovisuels.

En cela, elle ne diffère pas de n’importe quelleautre science. Une partie de ses découvertes tientau hasard des travaux dans le sol, qui vont réex-humer des monuments et des objets depuis long-temps oubliés. Mais le hasard a aussi sa place dansles découvertes des autres sciences, d’Archimèdeà Newton ou Fleming. Et surtout, quelle que soitla manière dont des vestiges anciens parviennentà être connus, ils ne deviennent connaissance scien-

tifique que s’ils sont incorporés dans une démarche,classique pour toute science, en six étapes :1. La définition d’objectifs.2. La collecte systématique des données pertinentes

par rapport à ces objectifs – la fouille archéolo-gique ne constituant que l’une des manières pos-sibles pour ce faire.

3. La description homogène de ces données – àl’instar, par exemple, des systèmes descriptifsdes physiciens ou des chimistes.

4. Le traitement de ces données pour leur donnerun sens – l’archéologie a été la première, detoutes les sciences humaines et sociales, à uti-liser l’informatique, dès le début des annéessoixante, pour décrire et traiter de grandes quan-tités d’objets.

5. L’interprétation des régularités mises en évi-dence par ces traitements – souvent en termesde temps, d’espace ou de fonction : définition de

Le mouvement contre le déni dubien commun en archéologie1

L’archéologie, dans sa nature et son fonctionnement, a connu au niveau mondial, et plus encore auniveau français, un essor sans précédent durant les trois dernières décennies, marqué en particulierpar le développement de l’archéologie préventive. La brèche ouverte en 2003 aux opérateurs privésmotive depuis dix ans son combat contre ce déni du bien commun.

Jean-Paul Demoule, professeur d’archéologie, université Paris I, ancien président de l’INRAP2.

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phases chronologiques distinctes, d’ateliers sty-listiques, de cultures, etc.

6. Et enfin des processus de validation des inter-prétations, qui resteraient sinon à l’état d’hypo-thèses: archéologie expérimentale, par exemple,pour déterminer la fonction d’objets anciens, etc.

Ainsi, l’archéologie fonctionne de manière ana-logue à n’importe quelle autre science «classique»,mais elle possède aussi des caractéristiques spécifiques, liées à son mode d’insertion dans lasociété :• C’est un métier qui produit du rêve et de la passion,

il fait partie des métiers que les enfants rêventde faire un jour – tout comme pompier, cosmo-naute, infirmière, explorateur ouvétérinaire– même s’ils en revien-nent ensuite, du moins pour la plu-part, à des ambitions plus prag-matiques…

• L’archéologie est l’une des raresdisciplines des sciences humainesqui ait droit de cité parmi les revuesde vulgarisation scientifique (à ladifférence de l’ethnologie, de lasociologie, sans même parler dela philosophie).

• L’archéologie, comme toute autrescience, n’est pas neutre. Elle joueun rôle important dans la con -struction et l’entretien des iden-tités et des mythologies nationales.Au cours du XIXesiècle, les identitéseuropéennes se sont appu yées surdes fouilles, des sites et desmusées pour s’ancrer dans unpassé, réel ou imaginaire. Au jourd’hui encore, enInde, dans les Balkans, au Proche-Orient, etc.,les mouvements nationalistes usent d’argumentsfondés sur l’archéologie pour asseoir des reven-dications territoriales, souvent au prix de san-glantes conséquences.

• Enfin, l’archéologie assiste en permanence à ladestruction, à un rythme qui va en s’accélérant,de ses objets d’étude, sous le coup du dévelop-pement économique. C’est un cas rare parmi lessciences.

La négation du passé et la réformede l’archéologie préventive

Au contraire de beaucoup d’autres nations euro-péennes, l’archéologie n’a joué qu’un très faiblerôle dans la construction de l’identité nationalefrançaise. Les véritables racines revendiquées parles élites de notre pays étaient celles de Rome, dela Grèce et de l’Orient, dont les objets trônent au

musée du Louvre, dans l’ancien palais des rois deFrance, au cœur de la capitale et à l’exclusion detout objet archéologique issu du sol métropolitain.C’est que les Gaulois furent vaincus, voire «civilisés»à en croire les manuels scolaires d’antan, par lesRomains, puis que les Francs, ces Germains dontnous portons le nom, furent absorbés par la popu-lation soumise au point qu’ils en perdirent à leurtour leur langue et leur culture. Descendre d’an-cêtres vaincus n’est guère glorieux pour une épopéenationale.

Aussi le passé matériel, enfoui dans le sol dela nation française, a-t-il été en quelque sorte refou-lé, nié et finalement ravagé pendant des décennies.Si le patrimoine est moins ce que l’on reçoit que

ce que l’on transmet, on a plusdétruit durant les 60 dernièresannées que pendant tous les millé-naires antérieurs. Jusque dans lesannées quatre-vingt, les grands pro-grammes autoroutiers n’ont étéaccompagnés d’aucune fouille préa-lable [3]. Même chose pour la pre-mière ligne de TGV (1981), les par-kings souterrains, lotissements,zones industrielles et même l’agri-culture intensive qui retourne pro-fondément le sol. De fait, on amé-nage chaque année l’équivalent ensurface d’un département françaistous les dix ans… Sur ces surfacesaménagées, seulement 15 % environfont l’objet de sondages archéolo-giques préliminaires.

S’il y a bien un musée de l’Ar-chéologie nationale relégué à Saint-

Germain-en-Laye, il est fort peu visité et fort peudoté en crédits, et aucun des « grands travaux pré-sidentiels», institution devenue incontournable dela VeRépublique, ne s’est jamais proposé de le réno-ver ou d’en construire un nouveau [4]. C’est pourquoil’archéologie du territoire français est restée long-temps illégitime, relevant de la curiosité d’amateurspassionnés mais un peu de seconde zone. Il a falluattendre longtemps pour que la France se dote, en2001 seulement, et au fil de crises et de rapportssuccessifs, d’une législation appropriée qui obligeles aménageurs à financer les fouilles préalablesaux aménagements et qui a créé un institut derecherche, l’INRAP, doté de moyens conséquentspour réaliser l’essentiel des fouilles préventives– plus d’un siècle et demi après la fondation del’École française d’Athènes…

Cette création n’a cependant pas résulté d’unevolonté politique affichée par les gouvernementsfrançais successifs. Au contraire, et c’est l’une des >

Le patrimoinearchéologiquenational est un bien commun

dont la protection relève de

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grandes originalités de l’archéologie en Franceparmi toutes les autres sciences, elle a été l’œuvredes archéologues eux-mêmes, qui ne supportaientpas de voir l’essentiel du patrimoine archéologiquepartir en silence dans les bennes des camions etsous les lames des bulldozers. Les jeunes archéo-logues ont mené des décennies de lobbying pourfaire reconnaître la nécessité de protéger ce patri-moine en voie de rapide dégradation. Ceux du minis-tère de la Culture, en particulier, ont contraint peuà peu les aménageurs à participer au financementdes fouilles nécessaires, en mêlant menace etpersuasion, mais en dehors de toute base légale.La loi de 2001, dans le droit fil de la Conventioneuropéenne de Malte de 1992 sur la protection dupatrimoine archéologique, stipulait donc quel’aménageur finance les fouilles archéologiquespréventives. Elle confiait la réalisation des fouillesà un établissement monopolistique, l’INRAP, quidevait s’associer aux autres institutions derecherche publiques intéressées par l’archéologiepréventive (université, CNRS, services archéolo-giques de collectivités).

Recherche scientifique et concurrence commerciale

Toutefois, le changement de majorité politiquede 2002 a conduit à le bouleverser. L’entrée envigueur de la loi de 2001 avait fait passer sans tran-sition les aménageurs d’un régime de persuasionà un régime d’obligation, transition qui n’avait pasété accompagnée, en raison des campagnes élec-torales alors en cours, d’un travail d’explicationapprofondie auprès des élus et des décideurs éco-nomiques. La nouvelle majorité parlementaire adonc remis en cause, dès l’automne 2002, la loi àpeine entrée en application. Sans l’abroger, elle l’amodifiée en profondeur en 2003, en créant de toutespièces et de manière artificielle un « marché» desfouilles, selon l’idéologie libérale en vigueur. L’amé-nageur était désormais chargé de mettre en concur-rence les «opérateurs» de fouille, soit l’INRAP, soitdes services archéologiques publics de collectivitésterritoriales (villes, communautés d’aggloméra-tions, départements), soit – surtout – des entreprisescommerciales privées.

Ces dernières, jusque-là quasi inexistantes,étaient désormais vivement encouragées. Et pourleur permettre de se développer, le gouvernementplafonna les effectifs de l’INRAP, bridant ses capa-cités d’intervention – un comble par rapport audogme de « la concurrence libre et non faussée»des idéologues bruxellois. Le ministère de la Cultureintervint même à plusieurs reprises auprès desaménageurs pour leur conseiller de prendred’autres « opérateurs » que l’INRAP. Et un certain

nombre de dérives peuvent dès maintenant s’ob-server : fouilles inachevées, devis renégociés alorsque le coût bas initial avait permis d’emporter le« marché » (pratique effectivement usuelle dansles travaux publics), infractions au droit dutravail, etc. Là encore, certains agents du ministèrede la Culture, au nom du principe du « diviser pourrégner », ont parfois fait preuve d’une singulièreinégalité de traitement entre ces entreprises privéeset l’institut national – même si ces comportementsne sont pas la règle générale. L’ensemble de lacommunauté scientifique s’était élevé en 2003contre ce dispositif, et en particulier le Conseilnational de la recherche archéologique, que présidele ministre de la Culture.

Plusieurs constatations peuvent donc être faitesà ce stade, et dont certaines vont même au-delà dela seule situation de l’archéologie.

En effet, qu’est-ce qui, dans notre société etdans l’Union européenne, relève de l’intérêt généralet qu’est-ce qui relève du marché ? Entre 1945et 2010, la frontière s’est considérablement dépla-cée, y compris pour les fonctions régaliennes dela police et de l’armée. Ce débat n’a pourtant jamaiseu officiellement lieu lors de la construction euro-péenne, où de grands services publics communau-taires unifiés auraient pu être conçus, pour lesindustries dites « de réseaux » (électricité, télé-communications, chemins de fer, etc.) par exemple.Or deux visions de la société s’affrontent en fait, demanière implicite : soit la société comme commu-nauté de citoyens gérant en commun les biens col-lectifs nécessaires ; soit au contraire comme col-lection inorganisée d’individus consommateurs

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> Le mouvement contre le déni du bien commun en archéologie

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sans liens entre eux et de producteurs en compé-tition. Touchant l’archéologie, il s’agit de savoir sile patrimoine archéologique national est un biencommun dont la protection relève de la collectivité,ou bien si la fouille préventive est un service commeun autre, mettant en compétition des «opérateurs»au service de « clients » sur un « marché».

Or le choix de l’aménageur comme maître d’ou-vrage repose sur une confusion, sinon un abus delangage : l’aménageur en effet ne souhaite pasacheter la «meilleure» archéologie possible, cellequi ferait avancer la connaissance scientifique, maisseulement l’entreprise la plus rapide et la moinschère. Le «marché» n’est donc nullement un garantde qualité scientifique, comme il peut ou pourraitl’être quant à la qualité technique d’une automobile,d’un poste de télévision ou bien d’un pont. La confu-sion est également entretenue entre la compétitionscientifique, usuelle et normale entre équipes derecherche (et qu’aborde aussi ce colloque dansd’autres champs scientifiques), et la concurrencecommerciale, qui n’a rien à voir.

Contrairement à ce qui était attendu, ces nou-velles entreprises privées d’archéologie semblentse révéler parfaitement «rentables». Elles dégagentdes bénéfices avec une marge appréciable, notam-ment parce qu’elles interrompent la fouille dès queleur marge de rentabilité risque d’être atteinte.

Les entreprises privées d’archéologie ne s’at-tacheront pas à des problèmes trop longs à traiter,justement ceux susceptibles d’ouvrir de nouvellespistes de recherche. Les entreprises privées engénéral ont en effet des objectifs différents de ceuxd’entreprises publiques, objectifs tournés vers leprofit, ce qui n’a rien de répréhensible a priori, maisrelève d’une autre logique.

En outre, la recherche privée n’existe que là oùun contrôle a posteriori de qualité est possible :efficacité d’un médicament ou d’une arme, soliditéd’un pont ou d’un bâtiment scolaire, etc., ce quin’est pas le cas pour une fouille archéologique où,une fois les opérations terminées, plus aucuncontrôle n’est possible.

Ces remarques ne relèvent nullement de fan-tasmes idéologiques. Là où une archéologie com-

merciale privée existe depuis un certain temps,comme dans les pays anglo-saxons mais aussi enItalie, s’est mise en place une archéologie à deuxvitesses : d’une part une archéologie académique,universitaire, pauvre en crédits mais par compen-sation très productive en modèles théoriques éthé-rés; d’autre part une archéologie commerciale trèsriche en crédits mais pauvre en productions scien-tifiques – au point que les archéologues privés sonttrès peu présents dans les congrès et les publica-tions scientifiques.

Enfin, ce caractère privé de l’archéologie s’ap-puie en partie sur une bizarrerie de la législationfrançaise sur l’archéologie, et qui remonte aurégime de Vichy. À la différence de nombreux pays,en Europe ou ailleurs, la propriété des objets archéo-logiques appartient pour moitié au propriétaire duterrain, et pour moitié au découvreur. Si la loi de2001 et ses amendements de 2003 ont apportéquelques améliorations (dans le cas de l’archéologiepréventive, le « découvreur » est l’État), il est éga-lement urgent de réformer cet archaïsme.

Dès juin 2012, la ministre de la Culture AurélieFilippetti a dit vouloir revenir sur le dispositif actuelet a nommé une commission, laquelle lui a remisen mars 2013 un livre blanc contenant de nom-breuses propositions en vue de refondre la légis-lation. L’avenir dira si notre patrimoine archéolo-gique pourra ainsi redevenir, ou non, notre biencommun.

Imposer et faire vivre une logiquede bien commun

C’est parce que l’archéologie en France ne sem-blait d’aucune utilité sociale, réduite à un simplepasse-temps bénévole, qu’elle fut longtemps perçuecomme illégitime par les élites politiques et éco-nomiques françaises, et donc privée de moyens. Etc’est de la capacité des archéologues à prouver aucorps social leur utilité, sans pour autant se faireles otages de revendications identitaires ou sim-plifier à outrance leur enseignement, que dépen-dront dans le futur les moyens de la discipline etla poursuite de son essor, et de ses succès au serviced’un patrimoine relevant du bien commun.

[1] Extraits des conférences au Collège de France (14/10/2010) : http://books.openedition.org/cdf/1559.

[2] Institut national de recherches archéologiques préventives.

[3] On découvre en moyenne un site archéologique important tous les kilomètres.

[4] Le projet présidentiel de « Maison de l’histoire de France» ne prenait d’ailleurs pas en compte l’archéologie.

> Notes/Références

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L’appareil productif ne relève-t-il pas de la notionde «bien commun»?>Nasser Mansouri-Guilani: L’appareil de productionrésulte dans chaque pays d’une construction his-torique et sociale. Sachant qu’il se construit dansun système économique et social donné, ce sont lesrapports sociaux de production qui sont détermi-nants dans son développement. Fait remarquable:il est de façon incontournable le fruit du travail destravailleurs. S’agissant de l’actuelle économie capi-taliste, il importe de voir l’impact de ces rapportssociaux sur l’évolution de l’appareil productif.Du point de vue du capitaliste, l’appareil productifqui est représenté par l’entreprise, appartient aupropriétaire ; il est la propriété exclusive de l’ac-tionnaire. Cette vision est contestable, car quel quesoit le système en vigueur, y compris dans un cadrecapitaliste, l’entreprise est une entité sociale et

n’appartient pas exclusivement aux actionnaires.Son développement procède d’une combinaison ducapital et du travail, avec ce qui relève de son envi-ronnement plus global au-delà de son périmètre.Ainsi, même dans un contexte capitaliste, l’entreprisene peut être considérée comme un bien exclusif del’actionnaire. Il en est de même en ce qui concerneles apports de la collectivité, de ce qu’on appellel’environnement de l’entreprise. Les pratiques decelle-ci ont des incidences qui vont au-delà de sonpérimètre, comme en atteste, par exemple, l’im-portance vitale de l’existence de sites industrielsdans les bassins d’emploi en termes d’emploisannexes et de services dans les territoires concernés.C’est, me semble-t-il, ce que signifie l’insistancedu programme du Conseil national de la Résistancesur la primauté de l’intérêt collectif par rapport àl’intérêt particulier.

L’appareil productif relèvedu bien communLa notion de «bien commun», si elle se rattache notamment à diverses formes de patrimoine matériel et immatériel, est assez étendue pour couvrir bien d’autres entités. L’appareil productif àl’échelle d’une entreprise, d’un secteur, d’un territoire, relève en définitive du bien commun.

Interview de Nasser Mansouri-Guilani1. Propos recueillis par Gérard Lauton.1. Responsable des études économiques de la CGT.

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Les rendez-vous manqués de l’histoire(Nouvelle Vie Ouvrière, CGT, mars 2013)

La machine-outil était nécessaire pour l’indépendance de laFrance. L’ouvrage Combat de métallos traite de ce sujet. Jean Bel-langer, ancien secrétaire de l’union locale CGT de Saint-Denis, y relatela grande lutte des «Cazeneuve» entre 1976 et 1979. L’usine avaitété précédemment scindée en deux entités pour justifier la non-ren-tabilité de l’une et finalement liquider l’ensemble. Au-delà du témoi-gnage pédagogique sur les méthodes patronales de dépeçage indus-triel, on s’aperçoit que pour Cazeneuve, ou d’autres entreprises, celaaurait pu se passer bien différemment. Au début des années quatre-vingt, la CGT d’Île-de-France, de Seine-Saint-Denis et la Fédérationde la métallurgie proposent de créer un Centre régional et nationalde la machine-outil à Saint-Denis. Une campagne de pétition est orga-nisée à l’initiative de l’union départementale CGT du 93. Le 5 février 1983 se tient à Paris une rencontre régionaleavec la participation du ministère de l’Industrie et de la Recherche, des organisations syndicales, de comitésd’entreprise, l’université Paris XIII. Le projet est soutenu par le conseil général de la Seine-Saint-Denis. Il vacependant échouer. La pression du patronat, mais aussi la non-prise en compte des instances régionales et duministère de l’Industrie, vont avoir raison des solutions avancées par la CGT. •

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> L’appareil productif relève du bien commun

Comment se dispute l’enjeu de ce bien communentre rentabilité et réponse aux besoins sociaux ?> N. M.-G.: Si le capitaliste est enclin à dire: «J’ap-porte l’argent, donc j’ai le droit sur l’entreprise»,celle-ci ne peut pas exister sans le travail des sala-riés qui sont donc fondés à dire : « Nous apportonsnotre travail». C’est pourquoi les salariés ont unepartition déterminante à jouer et un rôle à exercersur la façon dont l’entreprise est gérée. C’est cequi fonde la revendication légitime du droit d’inter-vention des salariés dans les choix de l’entreprise.On comprend ainsi pourquoi le programme stipulela création de comités d’entreprise. S’il n’y a pasde droit d’intervention des salariés, l’entreprise estconsidérée comme un outil au service de la ren-tabilité, qui est à la seule disposition des capitalistespour en tirer de l’argent.Dès lors que l’entreprise est une entité sociale,elle a une finalité qui est de répondre aux besoinsde la société globale, et de ce fait, elle procède dela notion de « bien commun ». Si l’on veut répondreaux besoins socio-économiques, on ne peut pasaxer la stratégie de l’entreprise sur le critère dela rentabilité maximale. Même dans le contextedu système capitaliste, il est essentiel d’axer lastratégie de l’entreprise sur la création de la valeurajoutée et de maîtriser cette dérive du profit maxi-mum et de la financiarisation de l’économie.Une précision s’impose néanmoins. Le fait quel’entreprise soit une entité sociale n’évacue pasla question cruciale de la nature de la propriétédu capital. Celle-ci n’est pas neutre, surtout lors-

qu’il s’agit des entreprises d’importance straté-gique. Selon la logique capitaliste, une entreprise,par principe privée, doit maximiser la rentabilitéfinancière du capital. L’existence des entreprisespubliques, même dans une société capitaliste,obéit à une tout autre logique, celle de l’intérêtcollectif. Il y a là une explication de notre oppositionfarouche aux privatisations.

Comment s’inscrit le bien commun dans le cas desmultinationales ?>N. M.-G.: Aujourd’hui, nous sommes en présencede multinationales, qui exercent leurs activitésdans plusieurs pays. L’enjeu de l’intervention dessalariés dans les choix stratégiques de l’entreprises’est de ce fait élargi. Prenons l’exemple d’unemultinationale à capitaux français qui a répartil’appareil productif dans plusieurs pays. Si l’onn’intègre pas cette vision des droits d’interventiondes salariés sur les choix stratégiques de cettemultinationale, alors l’entreprise va mettre enconcurrence les salariés des différents pays, etpour y extraire encore plus de rentabilité. Si aucontraire on considère l’entreprise comme uneentité sociale, sa présence dans les divers contextesnationaux devrait répondre aux besoins sociaux etéconomiques de ces pays-là, dans une optique debien commun. Autrement dit, l’implantation desentreprises dans différents pays devrait obéir àune logique de réponse aux besoins des populationsconcernées, et non pas à une logique de rentabilitéplus élevée.

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Comment s’incarne et s’exprime, dans le continentafricain, plus particulièrement dans l’Afrique subsaharienne, la notion de «bien commun»?>Papa Samba Diop: On peut répondre à cette ques-tion de manière à la fois particulière et universelle,amusante et cependant pas dénuée de vérité, enreprenant le titre d’un roman africain: Loin de monvillage, c’est la brousse[voir ci-contre]. Le sentimentd’appartenance à une communauté est une premièredonnée, spatiale et culturelle, linguistique et éco-nomique, qui ancre dans une identité, laquelle identitéimplique la solidarité avec les membres de songroupe.Le bien commun, dans le titre de roman qui vientd’être évoqué, c’est le village, ce sont ses us et cou-tumes, que les villageois perpétuent au sein de leurespace de résidence habituelle, ou dehors lorsqu’ilsse retrouvent loin de ce «terroir». Ceci est particu-lièrement vrai pour les communautés soninkés (Norddu Sénégal) que ni l’émigration ni les longs séjoursà l’étranger, en France ou en Amérique, ne troublentdans leur conscience d’être héritiers d’un patrimoine:des ancêtres, une langue, des valeurs de courageet d’attachement au village d’origine où ils reviennenttoujours, quelle que soit la durée de leur «exil». Ilsy retournent comme vers un bien commun à sau-vegarder, comme vers un sanctuaire régénérateur.Là ont vécu leurs aïeuls, là se trouvent les tombesde ces derniers, là sont la parentèle et l’avenir. Etcomme ces terres furent du Moyen Âge au début duXIXe siècle une grande région aurifère, là aussi cir-culent de nos jours des légendes liées à l’opulenced’un passé commun illustré par de grands rois, lesKaya Magan.La notion de «bien commun» en devient à la foistangible et immatérielle, mais dans un sens commedans l’autre c’est elle qui, en dépit de tout, soude lesdifférentes familles, faisant naître en chacune d’ellesle sentiment que, loin de cette chaleureuse identité,

c’est la «brousse»: les autres, dont on ne craintcependant pas l’altérité, car on la sait nécessaire.

Quelles parentés, similitudes et différences peut-on observer sur cette notion entre le contexte africain d’une part, et français et européen d’autrepart?> P. S. D. : Le poète africain qui a le mieux célébré

Un patrimoine à l’épreuve du village planétaireEn France, les articles venant d’Afrique voient leurs prix exploser –via les opérateurs d’import-export– du producteur local au distributeur. Les échanges culturels sont censés se multiplier mais nous n’avons qu’une faible idée, souvent assortie de stéréotypes, sur ce qui fait le quotidiende nos semblables du continent africain.

Interview de Papa Samba Diop. Propos recueillis par Gérard Lauton.1. Professeur de littérature francophone, université Paris-Est Créteil.

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Loin de mon village,c’est la brousseTraoré S., Loin de mon village, c’est labrousse, éd. Vents d’ailleurs, 2005

Kougsalla, un village de la savane en paysMoaga, se prépare pour la saison sèche quandune troupe d’infanterie coloniale prend posses-sion des lieux. La viechange; apparaissent lesimpôts, les réquisitionsd’hom mes pour les tra-vaux forcés et pour l’ar-mée, les recrutements dejeunes filles pour la mis-sion catholique… L’ab-surde culmine dans cettefrontière qui divise doré-navant le village en deuxcamps. Au fil du temps,d’autres frontières, invi-sibles celles-là, troublent les esprits, fracturentl’existence des villageois, brisent les familles.Nobila et Wanda sont les premiers à être exiléspour satisfaire le nouveau pouvoir. Ouangoconnaîtra un exil plus lointain et plus cuisantqui l’enverra d’abord en Côte-d’Ivoire avec Marie,puis en France. Leur fils, Zama, va vivre le quo-tidien de la deuxième génération, ballotté entresa famille, l’école de la République, ses copainset son amour pour la blanche Brigitte… •

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> Un patrimoine à l’épreuve du village planétaire

les Kayan Magan est Léopold S. Senghor. Il estaussi celui qui a exprimé le mieux l’égoïsme d’uncertain Occident et le renoncement de celui-ci auxsolidarités humaines pour une attitude prédatriceenvers des cultures plus faibles. La notion de «biencommun » liée à l’image du village est en effetreprise en Occident pour, par divers outils misaujourd’hui à la disposition du commun des usagers(Internet, la télévision, la radio, le cinéma, les télé-phones portables) servir à l’instauration d’un « vil-lage planétaire ». C’est alors qu’on se demande sil’idée de partage supposée par les termes de « col-lectivité », de « ressources », de « valeurs maté-rielles ou immatérielles », idée symbolisée par lebien commun, n’est pas aujourd’hui dévoyée deson acception première, pour servir des coteries,des privilèges, des oligarchies de l’industrie oudes finances ?On en revient à de vieux schémas et au bon vieilantagonisme entre riches et pauvres, continentsdéveloppés et continents sous-développés, Nordet Sud. Des « possédants » se barricadent derrière

un savoir-faire technologique, derrière des textesde loi et des murs linguistiques, culturels ou finan-ciers, pour faire barrage à « l’invasion des bar-bares». De ce fait, de grandes solidarités anciennessont menacées. C’est ainsi que la langue française,qui jusqu’ici était un bien commun entre la Franceet une partie importante de l’Afrique subsaharien-ne, est petit à petit désertée par les pays africains.Car un village, quelle qu’en soit la taille, a toujoursun chef, et le chef du village planétaire d’aujourd’huin’est certainement pas un Soninké. Il est à chercherdu côté des pays industrialisés. Patrick Chamoiseauet Édouard Glissant ont à cet égard coécrit en 2007Quand les murs tombent [1], un réquisitoire adresséà l’un des « chefs » de notre nouveau village pla-nétaire. Ils y rappellent le sens des responsabilitéshistoriques entre une certaine Europe et une cer-taine Afrique ; le sens aussi des solidarités nou-velles que devraient être, si celles immatériellesde la foi en la liberté, en l’égalité et en la fraternitésont foulées aux pieds ; du moins celles dictéespar l’exploitation du gaz et de l’uranium.

[1] Chamoiseau P. et Glissant E., Quand les murs tombent, L’identité nationale hors-la-loi ?, éd. Galaade, 2007.

> Notes/Références

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M L’emploi scientifique,un enjeu nationalL’emploi scientifique doit être la priorité des priorités, non seulement pour compenser le retard prispar la France dans le financement de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), mais toutautant pour mettre en œuvre une autre politique dans les domaines économiques ou sociétaux.

Henri-Édouard Audier, membre du bureau national du SNCS.

Une catastrophe annoncée

Pour le Conseil scientifique duCNRS, « la situation de l’emploi dansles universités et organismes derecherche souffre aujourd’hui de laconjonction de quatre facteurs :– La situation économique globale quipeut conduire à une réduction desembauches dans les entreprises,notam ment pour les docteurs ;– La diminution brutale du nombre dedéparts à la retraite dans le secteur del’ESR qui va s’accentuer dans les annéesà venir (chute d’environ 40 % du nombrede postes libérés en 2014 pour CNRS etuniversités) ;– Le nombre considérable de personnelsprésents dans les universités et labo-ratoires de recherche ayant un statutprécaire (plusieurs dizaines de milliers);– Les difficultés budgétaires des orga-nismes et universités […].

Cette situation budgétaire conduit,pour le moment, le CNRS à ne pas rem-placer tous les départs mais seulementles départs à la retraite. Ceci se traduitpar une baisse du nombre d’emplois etune réduction forte du taux de recrute-ment (-25 % entre 2010 et 2013). (…)Enfin, les mille postes annoncés n’en-rayeront pas la décroissance desemplois dans les universités qui sontdans l’incapacité de pourvoir leur pla-fond d’emploi, faute de moyens.

Cette situation crée les conditionsd’une catastrophe annoncée et plongedans le désarroi toute une générationde jeunes chercheurs.

Le texte lance une « adresse àMadame la ministre Geneviève Fiora-so»*: «Le Conseil scientifique du CNRS[…] ne peut passer sous silence la catas-

trophe qui se prépare en termes d’em-plois, catastrophe qui aura un impactnégatif durable sur la recherche, l’en-seignement supérieur, la science fran-çaise et par voie de conséquence l’éco-nomie française. Ni la direction duCNRS, ni le ministère ne semblentprendre la mesure de ce qui se profile.

Dans ces conditions, le Conseilscientifique du CNRS demande, confor-mément au texte signé en novembre2012 lors des Assises conjointementpar la direction du CNRS et le Comiténational de la recherche scientifique(représenté par son instance de coor-dination, le C3N), « un plan d’emploipluriannuel pour toutes les catégoriesde personnel de la recherche » qui soitintégré dans une loi de programmationbudgétaire […]. » •

our rester dans dix ans parmi les vingtnations de tête en matière de recherche, laFrance doit faire un effort considérable car

déciderait-on demain de cet objectif modeste quenous ne disposerions pas de suffisamment de scien-tifiques pour l’atteindre. Raison de plus de mettreen œuvre dès maintenant un plan pluriannuel del’emploi scientifique.

La désaffection des étudiants pourdes disciplines fondamentales

Dans une excellente étude, Pierre Arnoux [1] amontré que les étudiants entrant dans l’universitéfuient les disciplines scientifiques (mais ni la méde-cine, ni les prépas), mais aussi certains secteurslittéraires. Il s’agit à la fois d’une tendance lourdeinternationale et de problèmes spécifiquementfrançais (mise en œuvre du LMD – licence-master-doctorat–, etc.). Cela a été amplifié par le recul desdébouchés : « une partie des débouchés naturelsde l’université, en particulier dans l’enseignement

et la recherche, sont devenus plus incertains etmoins attractifs […] et la destruction de la formationdes enseignants a fait le reste. […] Depuis plusieursannées il y a une évolution nette vers une préca-risation des emplois et une augmentation rapidedu nombre de postes temporaires, au détrimentdes postes permanents. »

S’ajoutent des causes immédiates (diminutionbrutale du nombre de départs à la retraite, diffi-cultés budgétaires des organismes et universités)ce qui crée, d’après le Conseil scientifique du CNRS(voir ci-contre), « les conditions d’une catastropheannoncée ».

Un appareil productif rétrogradeCitons le dernier rapport de la Cour des comptes

sur la recherche qui évoque « une faible intensitéen R&D des entreprises de taille intermédiaire, unespécialisation de la France sur des secteurs peuintensifs en R&D, et une évolution de la structuredu PIB marquée par la baisse de la part de l’indus-

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*www2.sncs.fr/spip.php?article3400.

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> L’emploi scientifique, un enjeu national

trie. […] À cela s’ajoute une France mal positionnéesur les créneaux industriels de haute technologie,hormis l’aéronautique. Et une France qui exportedes technologies. De fait, sa balance commercialeen pâtit puisque le développement des technologiesse fait à l’extérieur du territoire français.» Ajoutonsqu’à peine 20 % des scientifiques des laboratoiresprivés sont docteurs…

Le faible nombre de docteurs formésIl résulte de ce malthusianisme en matière

d’emploi, tant dans le public que dans le privé, quela France ne forme que peu de docteurs, entre 10et 11 000 depuis dix ans, contre 15 000 pour laGrande-Bretagne (dont l’ESR est pourtant peu favo-risé) et 25 000 pour l’Allemagne.

Accroître de 100 000 le nombre descientifiques

Un plan pluriannuel de l’emploi scientifique, >

Le CNESER se mobilisecontre la dégradationfinancière desétablissements

Les contraintes calendaires qui ont étéimposées, n’ont pas permis à tous les acteursde l’enseignement supérieur de participerpleinement au débat d’ampleur qu’ils deman-dent de longue date. La dégradation de la situa-tion financière des établissements d’ensei-gnement supérieur est une préoccupation del’ensemble de la communauté universitaire.Elle fragilise de nombreuses formations etéquipes de recherche. En l’absence de cor-rection budgétaire d’ampleur, permettant enparticulier d’assurer le recrutement effectifsur les postes gelés (déjà 300 de plus cetteannée à partir d’un décompte effectué sur la moitié des établissements, s’ajoutant aux1500 emplois non pourvus en 2012), la rentréeuniversitaire se ferait dans un climat de tension et de profonde désillusion.

Le Conseil national de l'enseignementsupérieur et de la recherche (CNESER) sesatisfait de disposer enfin de documents pluscomplets, portant sur la situation budgétairedes établissements. Certes encore perfectibles(répartition plan Campus, dotations TP/TD,masse salariale dans les établissements, etc.),ils contribuent à illustrer la réalité vécue dansl’enseignement supérieur, dont les inégalitéssont encore profondément creusées par lacarence du mode de répartition utilisé et l’in-suffisance flagrante des dotations. En consé-quence le CNESER demande :– Une programmation pluriannuelle de moyenshumains et financiers, notamment en massesalariale, incluant une remise à niveau immé-diate des dotations des établissements ;– La création d’une commission, émanationdu CNESER, dotée de moyens de fonctionne-ment, chargée d’un travail d’analyse et de pro-positions en matière de dotations aux établis-sements ;– L’élaboration, associant étroitement cettecommission, d’un modèle d’attribution, natio-nalement régulé et basé sur les besoins. •Motion présentée le 17 juin 2013 par: SNESUP-FSU, SNASUB-FSU, UNSA (SupR, SNPTES), SGEN-CFDT, CGT, FercSup CGT,QSF, Sup Autonome-CSEN, FCPE, UNEF, FAGE.

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M avec un objectif à dix ans, ne peut être découpléd’une politique formant plus de docteurs ou d’in-génieurs-docteurs, mais surtout visant à les recru-ter dans le public ou le privé. C’est bien cet affichagequi doit permettre de sortir du marasme actuel. Ilest certain aussi qu’il faudra à la fois répondre toutde suite aux besoins quand les docteurs sont dis-ponibles et, en même temps, accroître le nombrede docteurs pour les années à venir. Bien entendu,un tel plan devrait comporter des clauses améliorantles carrières, notamment en leur début afin derendre les métiers compétitifs, y compris sur leplan financier.

La précarité doit disparaître, mais l’emploi scientifique ne s’y réduit pas

La précarité imposée aux jeunes scientifiquesest une honte. De plus, elle conduit à une entréetoujours plus tardive dans les métiers de l’ESR,les rendant beaucoup moins attractifs. Intégrerles précaires (en respectant la procédure desconcours et leurs niveaux), ou trouver un emploistable à chacun d’eux, est une condition pour sup-primer la file d’attente à l’entrée des métiers etrecruter plus jeune. Mais l’intégration des pré-caires ne résout en rien le problème du potentielhumain pour l’ESR puisqu’ils participent déjà dece potentiel.

Une évaluation globale des besoinspour la recherche publique et privée

Pour redresser la situation française en termesde recherche publique et privée, d’innovation et detissu productif, il va falloir augmenter d’un bontiers l’effort global de recherche en dix ans : passerde 2,25 % à 3 % du PIB. Cet objectif est pourtantultra minimaliste : dans dix ans, près d’une ving-taine de pays auront atteint ces 3 % et environ unedizaine approcheront ou dépasseront 4 %.

Cet objectif suppose d’accroître à peu près dansla même proportion (les salaires représentent 70 %des coûts) le nombre de scientifiques, soit 80 000scientifiques (équivalent plein-temps) de plus endix ans pour recherche publique et privée, moitié-moitié en première approximation [2], sans parlerdes ingénieurs de production ou des besoins del’enseignement.

Une approche des besoinsd’encadrement

À cela il faut donc ajouter 20 000 emplois d’en-seignants-chercheurs (EC) en fonction des besoinsd’enseignement. La première raison est l’encadre-ment des étudiants de premier cycle. Le plan licencede Valérie Pécresse est reconnu aujourd’hui comme

un échec total. Rapprocher le taux d’encadrementdes premiers cycles et des prépas, assurer un suiviindividualisé des étudiants, suppose d’accroître del’ordre de 50 % les capacités d’enseignement enpremier cycle. Cela revient à créer 15000 mi-tempsd’enseignement d’EC, soit 7 500 emplois.

Une approche prenant en compte le temps de recherche des enseignants-chercheurs

La deuxième raison est le temps de recherchedes EC qui s’est profondément dégradé sous V.Pécresse, et même avant elle. Sur environ 60 000EC, quel est le nombre de postes à créer si onveut améliorer significativement leurs possibilitésde faire plus de recherche ? Prenons pour hypo-thèses (sous la responsabilité de l’auteur) de (i)ramener pour tous le service à 150 heures « pré-sentielles », quand il y a une activité de rechercheévaluée, (ii) un demi-service pour les ATER (atta-chés temporaires d'enseignement et de recherche)et pendant deux ans pour les jeunes maîtres deconférences, (iii) faire que la moitié des autres ECsoit en décharge à mi-temps, par exemple surposte d’accueil d’organismes par période dequatre ans. En décomptant les possibilitésactuelles de « décharges », on tombe sur un chiffrede 25 000 emplois à mi-temps, soit 12 500 équi-valents temps plein.

En conclusion, remettre à niveau l’ESR français,ce qui conditionne aussi l’appareil productif fran-çais, a un coût budgétaire d’au moins un milliardde plus par an pendant dix ans, dont la moitié pourun plan pluriannuel. C’est certainement beaucoupplus utile pour le pays que les désormais 5,8 mil-liards par an du crédit d’impôt recherche et les20 milliards du crédit d’impôt compétitivité. Cen’est pas en déversant sans condition, comme ladroite l’a fait, des milliards sur le privé qu’onremontera la pente.

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> L’emploi scientifique, un enjeu national

[1] http://skhole.fr/de-la-d % C3 % A9saffection-pour-les-%C3%A9tudes-scientifiques-par-pierre-arnoux.

[2] Si les dépenses en recherche publique repré-sentent officiellement 0,8 % du PIB (contre1,43 % à la recherche privée), ce chiffre inclut nonseulement la recherche publique (universités,organismes, agences) mais aussi la recherchemilitaire, une part de recherche industrielle etl’aide au privé. En fait, dans ces 0,8 %, ce qu’onappelle recherche publique dans les autres paysne représente que 0,55 % en France. L’objectifeuropéen étant de 1 %.

> Notes/Références

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ans son volet Recherche, le projet de loi Fio-raso, arrimé au rapport Gallois sur la com-pétitivité, se focalise sur les politiques dites

de « transfert » des résultats de la recherchepublique vers l’économie : « l’exercice des activitésde transfert pour la création de valeur écono-mique » doit devenir une nouvelle mission desorganismes de recherche publique inscrite dansla loi. Les sciences humaines sont convoquéespour construire les marchés: « Il ne faut pas oublierles sciences humaines et sociales, sinon on oubliele marché»[1]. Le rapport Beylat-Tambourin, guided’application à la loi Fioraso, ambitionne « de faireévoluer le logiciel de pensée des chercheurspublics afin de faire émerger une culture du trans-fert et de l’innovation ».

L’idée que la recherche publique conçoit uneaversion pour l’économie, abondamment répanduepour accréditer celle d’un service public inefficace,donc peu utile, ne tient pas. Les physiciens qui créè-rent le CNRS produisaient simultanément de lascience fondamentale et des procédés industriels,et eurent à cœur de valoriser leurs travaux sur lafission nucléaire. Le CNRS fut à l’origine en 1969de l’Agence nationale de valorisation de la recherche(ANVAR). Les accords de recherche entre les orga-nismes de recherche publique et l’industrie, parexemple dans les sciences chimiques et la phar-macie, l’électronique, l’agronomie, prolifèrent sousl’État gaulliste et depuis. La loi sur l’enseignementsupérieur du 26 janvier 1984 affichait égalementl’objectif de valorisation économique des résultatsde la recherche publique, tout en rappelant l’indé-pendance des chercheurs vis-à-vis de tout pouvoiréconomique, tandis que des centres de transfertde technologie voyaient le jour dans les régions.Recherches fondamentales et appliquées évoluent

de façon parfaitement intégrée, selon les champsde recherche, théorique ou plus expérimentale,selon les modes de financement, récurrents oucontractuels ; et le secteur public contribue, depuisfort longtemps, à l’innovation et à la croissanceéconomique. Le problème n’est donc pas là.

Le projet en débat aujourd’hui veut privilégierpar mimétisme un alignement des chercheurs dusecteur public sur les besoins à court terme dumonde du marché. Ce qui ne peut être bénéfique,ni pour la recherche ni pour l’efficacité du secteuréconomique, et ce pour quatre raisons principales :

1. Le transfert des connaissances et technolo-gies issues de la recherche publique suppose queles entreprises soient capables de les capter et lesindustrialiser. C’est un fait bien connu des écono-mistes de la recherche et de l’innovation. Or onsait que cette condition n’est que très imparfaite-ment satisfaite, particulièrement en France, où larente vite faite tirée de la finance appâte bien plusque les processus incertains de l’innovation. Il enrésulte que les chercheurs publics sont souventdans l’impossibilité frustrante de transférer leursinventions. Aujourd’hui, l’externalisation à outrancede la recherche des firmes privées affaiblit leurscapacités internes de recherche et les possibilitésd’un transfert efficace avec la recherche publique.La direction de la politique industrielle du CNRSfaisait le constat en 2009 d’une baisse des contratsen provenance des groupes au moment où le créditd’impôt recherche (CIR) s’envolait (5 milliards d’eu-ros en 2010).

2. Le transfert est vu de manière étroite sanspenser la relance de la recherche publique dansune économie générale de la science et de l’inno-

Comment aligner la recherchepublique sur les attentes àcourt terme du marchéPour relancer l’innovation, la loi Fioraso presse la recherche publique de faire du «transfert». Cettepolitique est un leurre quand l’austérité limite les capacités de création scientifique des laboratoirespublics et quand les grands groupes n’investissent pas assez dans la recherche industrielle.

Maurice Cassier, directeur de recherche au CNRS, sociologie et sciences du droit, syndiqué SNCS.Claude Mirodatos, directeur de recherche au CNRS, chimie, syndiqué SNCS.

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P > vation. Là aussi, les enseignements de l’économieet de la sociologie de l’innovation sont clairs : unejustification essentielle de la recherche publiqueest de faire proliférer de nouvelles associations deconnaissances et d’objets techniques dans uncontexte de liberté de la production scientifique,tandis que la recherche industrielle est centrée surla normalisation et la rentabilisation des techno-logies pour en faire des produits commercialisables.Or le projet de loi Fioraso se focalise sur cette dyna-mique de valorisation sans relancer la dynamiquede création et garantir la liberté académique for-tement malmenées dans la période précédente.C’est cet équilibre que défendait Albert Fert en 2007face à Nicolas Sarkozy qui annonçait alors son ambi-tion de transformer le CNRS en agence de moyens:« Mais tout se tient. Il faut d’abord des recherchesfondamentales, a priori éloignées des applications,mais qui sont le socle de recherches plus finalisées.Délaisser les premières, c’est stériliser lessecondes.» A. Fert, qui était à la tête d’un laboratoiremixte avec Thalès et qui collaborait avec plusieurs

start-up, rappelait dans le même temps l’impé-rieuse nécessité de préserver et d’utiliser la libertéde production scientifique des chercheurs du sec-teur public pour ouvrir de nouveaux champs deconnaissance et de technologie. D’ailleurs, lesentreprises innovantes demandent davantage desnouveaux concepts et des nouveaux savoirs à larecherche publique que des produits immédiate-ment commercialisables [2]. En février dernier, leC3N[3], la plus haute instance de représentationdes chercheurs et universitaires, faisait le constatde cette asymétrie entre politique de transfert etpolitique de recherche: «Contrairement à la positionadoptée conjointement par la direction du CNRS etle Comité national de la recherche scientifique, leprojet Fioraso fait de sa contribution à l’économiela justification essentielle de l’activité de recherche,au détriment de son rôle premier, la libre productiondes connaissances» (communiqué du 26/02/2013).Récemment, un article du Monde sur la loi Fiorasoconvenait des limites de l’efficacité des injonctionsau transfert de la loi Fioraso et du récent rapport

Quelques pistes d’analyse du transfert du côté de la chimie

Parmi les champs scientifiquesinvestis par la recherche publique, lachimie présente la particularité d’uneinteraction permanente, intense et mul-tiforme avec la recherche privée, ce quien fait un excellent terrain pour l’ana-lyse syndicale des processus de trans-fert public/privé, en cours de débatinterne au SNCS.

Comme dimension commune à laplupart des domaines de recherche, lesmodes élémentaires et désormaisrécurrents du transfert impliquent lecontrat de recherche de type hexagonal(Agence nationale de la recherche,Agence de l’Environnement et de la Maî-trise de l’Energie), international (Pro-gramme-cadre pour la recherche et ledéveloppement technologique de l’UE)ou multinational (Unité mixte interna-tionale, réseaux multinationaux), aveccomme mise en pratique un accord deconsortium avec la gestion partagée oupas de la propriété intellectuelle. Cesstructures de recherche partagéepublic/privé posent entre autre le pro-blème du poids respectif des brevets etdes publications, c’est-à-dire la ques-tion majeure d’une recherche ouverteou confinée, selon la politique des orga-nismes en matière de recherche indus-trielle, toujours fluctuante au CNRS.Des secteurs comme la chimie, en prisedirecte avec ce type de recherche sys-tématiquement contractualisée, contri-buent fortement aux statistiques del’INPI en matière de dépôts de brevets.Ces statistiques prouvent d’ailleurs quela « productivité » du CNRS en matière

de protection intellectuelle n’est pasaussi critiquable que ne l’assènent nospolitiques.

Il convient de se déterminer égale-ment face à la stratégie agressive d’in-vestisseurs et fonds d’investissements,qui détectent l’innovation potentielledans la production des laboratoirespublics et proposent «clé en main» auxchercheurs porteurs de cette inventionde participer concrètement au transfertvers l’innovation et le marché. Làencore, une analyse syndicale fine estrequise car il y a potentiellement de l’in-térêt à suivre, donc à contrôler, un pro-cessus de transfert en lui garantissantla transparence et l’absence de solution« sans retour » pour les chercheurstentés par l’expérience. De même, lagenèse, suivie pas à pas, d’une jeunepousse créée au sein d’une unité mixtede recherche (UMR) de chimie, portéesur les fonds baptismaux du transfertpar les institutions régionales commeles incubateurs avec le soutien du pôled’excellence local (mais à vocation mon-diale !), est pleine d’enseignements. Lamise à disposition de chercheurs et delocaux du laboratoire porte les germesd’une dérive qui consiste à régler lescarences de la recherche privée par lesmoyens de la recherche publique. D’au-tant que l’aventure n’est que la premièreétape du transfert, car si les entreprisessusceptibles de commercialiser l’inno-vation restent frileuses, on atteint viteune impasse du transfert, ce qui estsouvent le cas dans ce domaine. Enfin,d’autres variantes du transfert carac-

térisent ce domaine très favorable maistouffu des sciences chimiques commela création d’instituts basés sur des« fondations » destinées à « identifierles axes scientifiques à développer pour« l’usine du futur » », pour constituer«un lieu d’é chan ges propice à la genèsed’actions collaboratives», etc. Un mar-keting presque désuet joue là sa par-tition en langue de bois mais dissimilebien des incertitudes et incohérencesà pointer par l’analyse syndicale. Carces instituts sans murs se rattachentà la valse des « ex » en invoquant « lesverrous scientifiques et technologiquesà lever par la transversalité entre dis-ciplines scientifiques et scienceshumaines et sociales », c’est-à-direfaire donner les différents objets du PIAou programme d’investissementsd’avenir (LABEX, IDEX, SATT – Sociétésd’accélération du transfert de techno-logies –, etc.), mobiliser des bourses(donc création de CDD, mais limités àtrois ans) et financer l’accueil de cher-cheurs étrangers et création de chairesindustrielles (en voilà encore des illu-sions qui ne se perdent pas pour toutle monde)…

Au-delà de la jungle des sigles etdes concepts, le détournement forcenéd’un fonctionnement démocratique denos institutions au profit de ces nou-velles interfaces ultralibérales requiertde toute urgence l’analyse, la vigilanceet le contrôle des syndicats du public etdu privé, en forte concertation. •

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de la Cour des comptes sur le financement de larecherche publique : « La Cour des comptes tiredes recommandations assez proches des conclu-sions du projet de loi en discussion au Parlement :il faut mieux programmer l’effort de recherche,simplifier les structures, développer le transfertde la recherche vers les applications… Mais lesdeux textes laissent la communauté scientifiquedans une situation compliquée, avec des margesde manœuvre réduites du côté « emplo yeurs » et,côté « partenaires privés », des injonctions à pro-duire du retour sur investissement dans un éco-système économique dont ils ne sont pas respon-

sables des défaillances»[4]. Autrement dit, le trans-fert est peu efficace quand l’industrie est défaillanteet quand la recherche publique n’a plus les moyensde financer ses projets.

3. Cette politique de transfert est déclinée dans lecontexte d’une politique d’austérité de la recherchepublique : où sont les créations d’emplois dans larecherche publique susceptibles de couvrir ou deremplacer le temps consommé pour les tâches detransfert, ceci afin de ne pas réduire encore le tempsdédié à la création scientifique et technologique?En effet, l’accompagnement par un chercheur du

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P transfert de son invention dans l’industrie, qui estsouvent indispensable pour le succès de l’inno-vation, suppose d’allouer des moyens spécifiques,en emplois et en investissements. Si l’augmenta-tion des tâches de transfert n’est pas anticipéepar des emplois supplémentaires dans larecherche publique, celle-ci subira nécessaire-ment une diminution de ses capacités de produc-tion. De plus, il convient d’anticiper un recouvre-ment suffisant des compétences afin que le départd’un chercheur dans l’industrie ne se traduise paspar la fermeture d’un champ de recherche de sonlaboratoire. C’est du reste une des conditions d’ef-ficacité du transfert : très souvent, les start-upcontinuent à interagir avec leur laboratoire d’ori-gine pour développer leur innovation. Le transfertdoit être soucieux de préserver ses sources.

4. Ce projet reprend l’antienne d’une productioninsuffisante de brevets par la recherche publique,sans toutefois tenir compte du fait qu’en Francecomme dans la plupart des pays européens, unepart importante des inventions des chercheursest détenue directement par les entreprises aveclesquelles ils collaborent, et non par les établis-sements scientifiques comme c’est le cas auxÉtats-Unis (rapport de mars 2013 du Centre d’ana-lyse stratégique au Premier ministre). Il paraîtdonc difficile d’évaluer l’efficacité des institutionsscientifiques en matière de brevets sans tenircompte de ce fait fondamental : la diffusion desinventions de la recherche publique dans l’indus-trie déborde – et de loin – le seul portefeuille debrevets de ces établissements. Les économistesde l’innovation montrent que les effets écono-miques de la recherche académique débordentl’impact des seules activités de transfert de bre-vets. Les échanges entre recherche publique etrecherche industrielle se nourrissent de multiplespratiques comme les contrats de consultant,l’échange de savoir-faire et de bonnes pratiques,

l’embauche de doctorants, l’accueil mutuel destagiaires, et bénéficient des publications scien-tifiques. La propriété intellectuelle des orga-nismes de recherche publique, le cas échéantutile pour impulser et contrôler l’exploitation desinventions issues des laboratoires, ne peut enaucun cas tenir lieu de politique exclusive. Lesorganismes de recherche publique doivent enpriorité promouvoir la science ouverte, parexemple avec des systèmes en open source. Dureste, l’industrie elle-même est attachée à cetteéconomie ouverte pour pouvoir utiliser librementles connaissances générées. Des laboratoirespharmaceutiques se sont parfois associés auxlaboratoires publics pour court-circuiter les bre-vets et les bases de données privées de start-upde la génomique. La promotion de la liberté depublication des chercheurs a aussi des effetséconomiques bénéfiques.

Au rebours de cette politique d’alignement dela recherche publique sur les attentes et critèresà court terme du marché, nous préconisons derétablir un juste équilibre entre politique de trans-fert et politique de recherche non finalisée. Descoopérations et des circulations entre recherchepublique et industrielle supposent de garantirl’indépendance intellectuelle et financière deschercheurs et la croissance du financement publicde la recherche. Nous proposons de rapprochersyndicats de chercheurs du secteur public et syn-dicats des chercheurs et salariés du secteurindustriel pour repenser ces politiques de coopé-ration et de transfert, pour évaluer et contrôlerl’usage des fonds publics, notamment du CIR,dans ces opérations. En un mot, promouvoir unemeilleure efficacité sociale de ces transferts entermes d’emplois et de création d’innovationsutiles pour l’économie, dans un contexte de déve-loppement durable aussi bien sur le plan écono-mique, social qu’écologique.

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> Comment aligner la recherche publique sur les attentes à court terme du marché

[1] G. Fioraso, dans les Échos du 18 avril 2013.

[2] Selon une récente enquête réalisée par Ernst & Young, « 78 % du panel français pense que la politique d’in-novation devrait se concentrer sur l’enseignement et les compétences » et « seulement 53 % sont d’accord avecle fait que les incitations fiscales devraient être utilisées de façon plus fréquentes pour stimuler la demande enproduits innovants » (contre 83 % pour l’ensemble du panel). L’innovation en Europe souffre d’un financementde la R&D « dominé par les fonds publics ».

[3] Réunion du président et du bureau du Conseil scientifique du CNRS, des dix présidents des Conseils scien-tifiques d’institut du CNRS, du président et du bureau de la conférence des présidents des sections du Comiténational de la recherche scientifique.

[4] Larousserie D., « L’efficacité limitée du financement public de la recherche», Le Monde, 11 juin 2013.

> Notes/Références

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