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ARTICLE/PHOTOCOPY ILLiad TN: 849154 11111111111111111111111111111111 11111111 Lending String: *NOC,NDD,NVS,VA@,VA@ Patron: Poulos, Matthew Journal Title: Revue d'histoire et de philosophie religieuses. Volume: 17 Issue: Month/Year: 1938 Pages: 197-241 Article Author: Article Title: Theodor Preiss; la mystique de I'imitation du Christ et de I'unite chez Ignace d'Antioche Imprint: [Paris] Presses universitaires de France ILL Number: 67387718 11111111111111111111111111111111111111111111111111 PROBLEMS: Contact ILL office Email: [email protected] Fax: 919-962-4451 Phone: 919-962-0077 Call #: BR3.R33 Location: Davis library In Process Date: 20100719 Maxcost: 45.001FM Billing: Exempt Copyright: CCl Borrower: NRC CAROLI UNIVERSITY NCSU BOX 7111 2 BROUGHTON DRIVE RALEIGH, NC 27695-7111 [email protected] Fax: 919-515-7854 Ariel: ariel.lib.ncsu.edu Odyssey:152.1.79.100 NOTICE: This material may be protected by Copyright Law (Title 17 U.S. Code).

Theodor preiss lamystiquedel-imitationduchrist

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Patron: Poulos, Matthew

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Article Title: Theodor Preiss; la mystique de I'imitation du Christ et de I'unite chez Ignace d'Antioche

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196 REVl'R O'HISTOIRE 1'1' OE PIlrr.OSOPIITE REI.IGlEUSES

economistes, theoriciens socialistes n'ont cesse d'osciller entre l'optimisme et Ie pessimisme; il appartenait meme it la dialec­tique de Proudhon d'accueillir ces deux tendances contradic­toires. Mais on s'etonI'lle que M. S. n'ait pas cru devoir porter un jugement su'r ce pessimisme et sur cet optimiJsme, surtout Iorsque ce dernier revet Ia forme d'un messianisme industrialiste. Four­rier aurait-il raison 10IlSqU'il affirme (texte cite par M. S. p. 75) que les philosophes « interviennent toujours apres coup dans Ie mouvement social» ?

Le premi~r chapitre: «1' Antiquite classique et le Machi­nisme» merite une mention speciale, car il met en pleine lumiere c~ fl:~ ~trange que l' Antiquite classique avait Ia possibilite tech. nique de s'engager dans la voie di.! machinisme, mais qU'elle ne l'a pas voulu. Pour expliquer ce fait l'.~. S. ne neglige aucune des raisons sociales et economiques (existence de l'esclavage), mais il insiste avec beaucoup de justesse sur Ies raisons morales et intellectuelles. L'ingenieur et l'experimentateur ne sont pas mieux consideres que l'artisan qui remplit par definition une besogne servile {p. 12}. De plus Ie rationalisme est surtout oriente veIlS la contemplation. Nous aurions aime que M. S. for­mulatplus nettement it ce propos deux theses qui se degagent fort bien de son expose:

10 Pour l'antiqute classiqlJ.e aucune theorie rationnelle de rexperimentation ,n'est possi,ble parce que la raison n'a pas prise sur les choses et n'a aucune fonction pratique. Sa nature, en tant qu'opposee a l'art, n'a 'pas de structure mecanique et par suite intelligible 'Susceptible de creer entre la raison et elle une com· plicite util~ (cette de'I'niere these neoessiterait d'a~lleurs quel­ques nuances pour l'atomisme par ex.).

20 Cette attitudes'explique en derniere analyse par Ie dua­lisme ,foncier de l'ame et du corps, l'absence de toute doctrine de l'union de l'ame et du corps et par l'impossibilite ou s'est trou­vee la 'pensee antique de situer l'action humaine 'dam; la nature. L'homme etait «sapiens» dans la mesure ou il n'etait pas « faber ».

M. S. indique tres nettement (pp. 36-39) }e retournement complet qui se fait avec Bacon et surtout avec Descartes qui, retenant integralement Ie rationalisme antique, decouvre pour­tant Ie trait d'unionentre la raison et l'e'xperimentation, l'ame et Ie corps ainsi que l'intelligibilite fondamentale de l'ordre na­turel. Des lors la vocation humaine consiste hien a « nous rendre comrne maitrcs et possesseurs de la nature :t. .

Mais c'est qu'entre l'antiquite classique et Descartes un fait nouveau s'est produit, que M. S.' parait ignorer completement: I,e Christianisme, et avec Ie Chri'Stianisme une anthroplagie nou­velle, celIe dont Ia pensee cartesienne sur ce point n'est que l'echo, celle qui est esquissee '-des Ie premier chapitre de Ia Ge­nese (I, 28): la domination de la nature est con~ue comme une fonction essentielle de l'homme. R. Mehl. ----- _._ .. _-_.---_.-------_. Le IJirant: A. CAUSSE.

REVUE D'IDSTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

No.3 La mystique

de l'imitation du Christ et de l'unite chez Ignace d' Antioche

Au cours des ,premieres d~cades du second siecl~, probable­ment en ran 117, l'eveque d'Antioche, Ignace, emprisonne et condamne it mort lors d'une persecution dont nous ne savons rien par ailleurs, fut emmene a Rome pour y etre livre auxbetes. En route, au hasard des arrets, sous la surveillance de «dix leo~ pards », -son 'escorte - i1 dicta sept lettres qui sont parvenues jusqu'a, nous. Elles sont adressees, rune it l'eveque Polycarpe, une autre it 'l'eglise de Rome, les cinq autres it des eglises d'Asie­Mineure. Malgre un certain desordre, dfi en partie aux circons­tances peu ordinaires ou e1Ie's furent ecrites, mais aussi au carac­tere emotifetenthousiaste ,de leur auteur, ,ces lettres ne laissent pas -de nous -donner des CIIper~us tres concrets sur la situation des eglisesd' Asie-Mineure: celles .. ci sont gravement menacees par une heresie qui semible etre it la fois judaisante et ,gnostique. Toutefois il reste dans chacune de ces eglises au moins un fort noyau de fiJdeles groupes autour de l~ur eveque. Et Ignace ne se lasse 'pas de recommander a ses lecteurs ,de se soumettTe toujou~s et en toutes choses a leur eveque. Pour etre ainsi Ie' premier temoin qui atteste tres nettement la pratiqueet la theorie de l'episcopat monarchique, Ignace a dfi subir ,dans ses lettres, outre son martyre, encore une sorte de persecution posthume: pendant des siecles les theologi~ns catholiques et leurs adversaires protes­tants ou Hbre's penseurs se sont aprement disputes autour de leur authenticite (1). Aujourd'hui qu'elle n'estplus contestee serieu-

(1) Le probleme etait, il est vrai, assez complique du fai,t que ces epitres circulent en trois recensions differentes, une 'longue, une breve, et une moyenne qui s'avera Stre l'authentique. Mais ce furent surtout des raisons anti-catholiques qui militerernt contre l'authenticite. On trouvera un bon resume de la question dans A. Puech, Histoire de la Litterature grecque chretienne, t. II, p. 45-52.

Revao d'Histoire et de Philo:rophie Religiuses, 1938 N° 3.

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198 REVUE n'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

sement - les ·hypotheses de Delafosse (2) et Van den Berg van Eysinga sont vraimentpar trop fantaisistes pour meriter plus que la mention de leur existence - ron s'accol"'de a y voir un document qui, des Ie <debut du second siec1e, atteste l'existence <de l'episcopat monarchique en Asie-Mineure.

On s'accorde egalement a voir ,daI1lS l'eveque d' Antioche un despromoteurs de la christologie orthodoxe qui plus tard se preciseradans la <doctrine des deux natures. Enfin on ne manque pas de noter son enthousiasme pour Ie marty-reo

Mais il nons a semble que Ie lien entre sa theorie de l'Eglise, sa christologie et ses idees sur Ie martyre n'apparait assez c1ai­rement dans aucune des nombre~ses etudes qui ont ete consa­crees a Ignaced' Antioche. On Ie ·considere encore trop en fonc­tion de revolution ulterieure ,du christianisme, et grace a ceUe « retro-activite» du present sur Ie passe <dont parle M. Bergson, on tend a Ie reduire quelque peu au rang de precurseur de l'ec­c1esiologie etde la christologie ulterieures. A lire de pres ses lettres, on s'aper~oit qu'un tel point <de vue, quoique parfaite­ment jnste, negligepourtant l'originalitede sa mystique et ne fait pas apparaitre Ie lien intime qui rdie entre elles sa theorie de l'Eglise, sa christologie et sa theorie du martyre. Disons des a present que ce lien, ce motif vraiment central 'et original de la pensee d'Ignace nous parait etre sa mystique ,de !'imitation de 1'« union charnelle et spirituelle» telle qu'elle a ete realisee par Ie Christ. Naturellement no us ne pretendons pas ramener a ce seul motif toute Ia pensee Id'Ignace, qui parfois est fort complexe, nien donner un expose exhaustif; notre but est simplement de montrer qu'il est l'eleroent vivant de sa 'piete, 'ce qu'i1 y a de plus personnel et de nouveau dans sa pensee. Toutefois nous pensons pouvoir donner, en les eclairant par ce motif central, sur plusieurs points essentiels de la pensee ,d'Ignace des aper~us assez nou­veaux.

Rien n'est plus utile, pour saisir l'originalite ·d'Ignace, que de Ie comparer a l'ap6tre Paul. En effet i1 est Ie premier auteur qui Ie cite abondamment et explicitement. Ses reminiscences sont meme si frequentes qu'on a pu Ie dire « sature » (3) de pau­linisme, et que plusieurs specialistes ont estime qu'il fut Ie disci-

(2) H. Delafosse, LettI'esd'Ignace d'Antioche, Rieder, Paris, 1929.­G. A. Vam den Berg van Eysinga, La litterature chretienne primitive, Rieder, Paris, 1926.

(3) Joh. Weiss, Das Urchristentum, Goettingue, 1917, p. 600.

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pIe Ie plus fidele que Paul ait trouve dans tout Ie christianisme primitif (4). En tous cas il se reclame de l'apotre en ecrivant aux Romains (Rom. 4), et f.elicite les Ephesiens d'avoir ete ses «co­inities» (Ephes. 15). Tout son desir est de mourircomme lui martyr a Rome, et d'etre trouve «sur ses traces» (Eph. 12).

Des lors il pourra etre du ,plus haut interet de comparer les lettresd'Ignace acelle que Paul ecrivit dans des conditions tres semblables, l'epitre aux Philippi ens, et cette comparaison pourra etred'autant plus fructueuse qu'Ignace semble bien avoir connu cette epitre (5). En outre, i1 est peu de points ou l'originalite d'Ignace par rapport a Paul apparaisse plus nettement que dans son attitude devant Ia mort.

Paul et Ignace devant la mort.

Rappelons la situation de Paul au moment Oll il ecrit l'epitre aux Philirppiens (6). Sa cause est restee en suspenso II a assez de chances de n'etre pas condamnepour pouvoir encore faire des projets. En tous cas il ,pent encore opter, rdu moins ,en pensee, pour Ia vie ou la mort. Personnellement, i1 pencherait plut6t pour la mort, afin d'etre aupresdu Christ. Mais 'son propre interet spirituel passe aussit6t a l'arriere-plan: ce qui seul importe est la 'predication de l'evangile. Et comme il sesait utile, bien plus: necessaire a cette 'predication, il opte joyeusement pour Ia vie au service de l'evangile, en sorte que son desir personnel, quelque profOIlid qu'il ait ete, finit 'par n'etre que mentionne en passant. Dans toute l'epitre, d'ailleurs, l'ap6tre ne parle de lui-meme et de SOn proces que dans Ia mesure ou tout cela peut servir Ia cause de l'evangile, et i1 va meme jusqu'a se rejouir de ce que ses adversaires, tout en lui creant des ennuis, ne laissent -pas cepen­dant d'annoncer Ie Christ. Vivre au mourir, peu importe, pourvu

(4) Ed. Bruston, Ignace d'Antioche, Montauban, 1897, p. 215. _ A. Stahl, Ignatianische Untersuchungen, Greifswalld 1899, p. 190.

(5) Ed. von der Goltz, Ignatius von Antiochien als Christ und Theologe, in Texte und Untersllchun.gen 12, 1895, pp. 100 et 183. Cet Quvrage est de loin Ie meilleur de tous ceux qui ont paru depuis Ie com­mentaire de J. B. Lightfoot, The Acpostolic Fathers, II, 1889, qui reste ~e standard work des ·etudes ignatiennes.

(6) 11 importe fort peu, dupoint de vue que nous OCcUipons ici, que Paul ait ecrit cette epitre a Rome ou 'lors d'une captivite it Ephese. SeuJe no us interesse son attitude devant la mort.

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que l'evangile soit annonce. D'ou une merveilleuse serenite, une joie 'profonde que meme les menees des 'adversaires ne 'peuvent que renforcer.

Telle est,en grands traits, l'attitudede Paul devant la mort. Tout autre est celled'Ignace. Il est fort loin de cette serenite, de cette parfaite soumission aux evenements. Bien qu'il ait, lui aussi, d'assez fortes 'c'hances de sauveI' sa vie - ,du moins il Ie croit ! On peut ,discuter de Ia portee ,de l'in£luenc,e que la com­munaute romaine ,avait aupres des pouvoirs publics (7) - pour pouvoir envisager les deux possibilites et choisir entre eIles, il n'hesite pas un instant: il a opte !pour la mort. Desormais il ne craint qu'une ohose: que Ie zele des Romains ne luienleve Ie privilege de mourir martyr. Il declare avec beaucoup d'insis­tance qu'il meurt de son propre gre - ZXW'l - (Rom. 4) (8). Est-ce a dire qu'il a cherche Ie martyre et s'est denonce lui­meme ? Ce serait aIler trop au ,dela de ce que disent les textes. II nous semble que Ie debut 'l.1e sa lettre aux Romains - «j'ai meme re~u 'plus que je ne demandais» - invite a penser qu'il n'a pas cherche, et n'eut meme pas ose demander a Dieu Ie trop grand privilege d'etre «prisonnier en Christ» (Rom. 1). Mais main tenant qu'il a re~ucet honneur, i1 est pris 'd'angoisse a la pensee qu'il pourrait lui etre enleve. II prie avec ferveur pour que sa con damnation Ie mene jusqu'a Rome, et a la mort. S'il ne mourait 'pas martyr, si 'par quelque intervention en haut lieu les Romains allaient lui sauver la vie, i1 ne vivraitplus que

XCl";7. c7.'1FipwT.:ou;. II ne veut «plus vivre de la vie humaine» (Rom. 8). Cher'cher a l'ecarter du martyre, ce serait venir au secours du prince ,de ce monde. Le sauveI', ce serait Ie per,dre. Mais l'aider a mourir,c'est l'aider a vivre (Rom. 6). Et si par hasard les betes auxquelles son corps est destine etaient trop

(7) Sur les intervention~ de l'eglise de Rome en faveur des mar­tyrs, d. W. Bauer in Lietzmann, Handbuch z. N. T. Erganzungs­band, Die Apostolischen Vater II, Tubingen 1920, pp. 244-45, ~t en par­ticulier Lucien, De morte Peregrini, c. 12.

(8) Cf. aussi, cependant, Magn. 5, 2: «Si nous ne cho'isissons libre­me\nt de mourir en vue de sa passion ... ». On sait qu'il y eut tres tot de!s chretiens qui cherchaient volQlIltairement Ie martyre. Les montanistes se distinguaient tout particulierement sur ce point, car « spiritus omnes paene ad martyrium exhortatur» (Te,rtullien, De fuga in persecutione 9). Dans son Exkurs sur la recherche du martyre, p. 247, W. Bauer omet de mentionner l'interdiction de se denoncer, pleine de bon sens, du Martyre de Polycarpe 4. Au reste, pour tout ce qui co'ncerne Ie mar­tyre, on consultera 11e beau livre de H. von Campenhausen, Die Idee des Martyriums in des aJten l{irche, Goettingue 1936.

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laches pour se j ete~ sur lui,. i1 les provoquera. Si elles ne veulent pas Ie tuer de bon gre, il les forcera (9). Et que les Romains flattent plutot les betes afin qu'elles ne laissent rien de son corps' (Rom. 4, 2). Et toujours a nouveau, tantot avec une ferveur et un enthousiasme extremes, tantot avec une non mains extreme angoisse, il supplie les Romains de Ie laisser mourir. Mais n'in­sistons pas ,davantage: ces textes sont trop connus, et i1 faudrait citer presque toute l'epitre aux Romains. Demandons-nous plutot quels sont au juste les motifs de cette attitude.

U ne foiscet enthousiasme bien marque, on se contente en general de Ie mettre sur Ie compte du temperament tres emotif de l'eveque d' Antioche. Deja sensible en temps ordinaire, il aura ete porte par les circonstances it un degre d'exaltation tel que ce desir de mourir devieridrait tres ,comprehensible. Sans do ute Ignace a-t-il une nature emotive, enthousiaste; mais ces <:onside­rations psychologiques ne sauraient nous dispenser de chercher les raisons de ce desir dans les idees qu'il se fait sur sa mort. Au milieu de son exaltation il ne laisse pas de garder un parfait bon sens. En Iparticulier il est tres soucieux du sort de son eglise d' Antioche, qui «n'a ,d'autre eveque que Jesus-Christ et votre charite» (Rom. 9), et qu'il ne cesse de recommander a sescorres­pondants (10). Et pourtant il ne semble meme pas s'etre demande si Dieu ne l'appelaitpas a servir l'Eglise par sa vie autant sinon mieux que par sa mort. Si donc son ardeur a mourir n'est pas Ie moins du monde freinee par ses souds de ·chef d'eglise, i1 faut vraiment qU'entre la vie 'et la mort il ne voie aucune commune mesure, et que Ie martyre l'attire par des motifs religieux bien puissants, et profondement enracines au creur meme de sa pi He.

Ignace nese lasse 'pasd'expliquer aux Romains que s'il tient tant a mourir, c'est que jamais plus il n'aura «une telle occasion de parvenir aDieu» (Rom. 2). Or, « parvenir aDieu» est pour lui Ie but par excellence de lavie du chretien (d. p. ex. Pol. 2, 3). Et si c'est la Ie hut duchretien il est naturel que la mort pour Dieu est Ie moyen Ie plus sur, Ie plusherolque de Ie realiser. Deja nous entrevoyons ici quel role central joue dans la mystique d'Ignace l'idee de l'ascension vers Dieu et l'immortalite. Et ce

(9) Selon Ie Martyre de Polycarpe, 'ch. 3, un certain Germanicus a fait violence auxbetes pour hater sa delivra:nce. Les deux textes emploient Ie meme verbe 7tpocr~d~Ecre::rt

(10) Ephes. 21; Magn. 14; TraIl. 13; Philad. 10; Smyrn. 11; Po­lye. 7.

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soud d'atteindre a Dieu Ie 'preoccupe a un tel ,point qu'il ne songe memepas a mentionner Ie fait que sa mort est aussi un «temoi­gnage» au service de l'evangile: en 'parlant de sa mort il n'em­ploie jamais les termes « martyre » et «martyr'>! Ce qui I'attire dans la mort pour sa foi, c'est Ie fait que par une mort physique, une « passion» semblalble a celIe 'du Christ, il arrivera, a l'imita­tion du Christ, jusqu'a Dieu.

Si l'attitude d'Ignace devant la mort differe si profondement de celIe de Paul, ne serait-ce pas parce qu'elle procMe ,d'une mys­tique tout autre? Pour preciser ceUe difference dichons de remonter de Ices deux attitudes aux deux mystiques qui les so us­tendent respectivement.

Participation et imitation.

L'apotre connait lui aussi un vif desir de ,parvenir a l'incor­ruptibilite. Mais il ne semble pas qu'il ait eru a la possibilite d'unsalut individuel, inde-pendant de la situation historique du monde: la pleine communion avec Dieu ne sera realisee qu'a la fin des temps, apres la resurrection, quand Dieu ,sera «tout en tous ». Aussi son ,desir de 'Parvenir a l'immortalite se traduit presque toujours ,par une attente plus fervente de la parousie (p. ex. 2. Cor. 5, 1-8; Rom. 8, 18-30). II est vrai que uans l'epitre aux Phili'Ppiens, i1 envisage d'etre aupres du Christ des apres sa mort. Et >de c,e fait on a parfois crupouvoir conc1ure qu'a un moment donne i1 aurait rompu avec 'son eschatologie et abouti a la mystique :hellenistique de l'ascensionde 'l'fune' apres Ia mort. Nous ne pensons 'pas qu'il soit necessaire d'admettre un tel c'han­gement 'da11JS Ia 'Pensee de Paul. Sans soulever id a nouveau tout Ie debat, ra:ppelons simplement que dans cette epitre l'esperance eschatologique n'estpas moins vive que dans les autres epitres 'Pauliniennes, qu'en outre l'apocalyptique juive admettait que par un 'privi'lege special c'ertains justes comme Henoch, Elie, ou Ba­ruch avaient 'ete enleves aupres de Dieu avant la resurrection des morts (11) ; et notons au surplus que l'apocalypse johannique,

(11) Pour Ie caractere eschatologique de toute la pensee de Paul, nous ne pouvons que renvoyer a J. Hering. Le Royaume de Dieu et sa venue, St,rasbourg 1937. Et il n'est meme plus necessaire d'admettre que dans Phil. I il s'annonce une mystique du Christ virtuellement inde­pendante du drame eschatologique (cf. Hering, p. 242) si Paul a vu dans

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dont on ne dira pas precisement q,u'elle a rompu avec l'eschatolo­gie juive, affirme que les martyrs sont des a present aupres de Dieu (Apoc. 6, 9; 20, 4).

Mais alors meme que dans Phil. I Paul aurait rompu en principe avec son eschatologie, il resterait que son desir de mouri!; est nettementsubordonne au but de sa vie. Sa tache n'est precisement pas de parvenir aDieu, mais de remplir Ie role qui lui a ete ordonne. Car toute sa 'pensee est dominee par la certitude que Ie drame de la fin du moude que l'apocalyptique juive atten­dait 'Pour l'avenir est deja en train de se derouler: il a commence par la venue de Jesus de Nazareth; sa mort et sa resurrection en marquent Ie toumant decisif; deja est acquise en principe Ia victoire sur les puissances adverses. II importe desormais que chacun prenne ~onscience du moment historique ou se trouve l'humanite: entre la resurrection du Christ et son retour dans la gloire; et comme la parousie n'aura lieu que lorsque l'evangile aura ete prec'he a tous les paiens et que Ie nombre des €lus aura He accompli, Paul ne connait plus d'autre ,preoccupation que celIe de precher l'evaugile aux paiens. Tout Ie reste, ses vicissi­tudes comme ses desirs personnels, est parfaitement secondaire.

Des lors la souffrance et Ie martyre ne sauraient etre pour Paul l'objet d'unchoix Ipersonnel: les chercher ou les refuser, ce serait intervenir dans Ie plan eschatologique et se departir de l'attitude d'obeissancerequise d'un 'esclave de Dieu. Seule­ment, comme Ie croyant est uni a la destinee du Christ par une mysterieuse solidarite, i1 participe a ses souffrances et a sa mort. Et 'cetteparticipation est ,pour Paul si reelIe, si effective qu'elle ne Iaisse aucune place ,pour l'idee qu'il pourraitencore chercher a imiter les souffrances et la mort du Christ. Lorsqu'il envisage de mourir martyr, Paul ne songe pas a voir dans les souffrances et la mort une imitation decel1es dn Christ; et inversement, lors­qu'il 'parle de mourir a !'image du Christ, i1 n'entend nullement par la une mort semblable, en queIque sorte parallele a celIe du

sa mort un evenement decisif de ce drame. En effet, si Ie fameux xa-:EZW'I de 2. Thess. 2 n'est autre que Paul lui-meme et sa predication de lI'evangile aux paiens, c'est sa disparition qui declenchera Ie derou­lement du drame messianique. Des lors on comprendrait assez bien que Paul ait vu dans sa mort un cas unique, et attendu un privilege semblable a celui des Henoch, des Elie et des Baruch. Cf. O. Oullmann. Le carac­tere eschatologique au devoir missionnaire et de ila consciencea'Pos-tolique de S. Paul, R. H. Ph. R. 1936, p. 243.

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Christ, et que Ie croyant devrait envisager pour l'avenir, mais un evenement mysterieux qui a eu lieu <lans Ie 'passe. Lors du bapteme, Ie croyant a He associe it la mort et it la resurrection du Christ (Rom. 6, 4; Col. 2, 12). Et Ie Christ est si bien mort pour lecroyant que celui-ci a ete crucifie avec lui, en sorte qu'it present ce n'est plus lui, mais Ie Christ qui vit en lui (Gal. 2, 20). Le realisme de Paul est tel qu'il ne peut plus y avoir d'imitation de la mort <le Jesus: elle a deja ete realisee, si l'on peut dire, dans la vie ,du croyant; non 'par l'homme, mais par Ie Christ lui­meme agissant en lui. Des lors, puisque depuis Ie bapteme toute Ia vie du chretien est une mort qui traduit la puissance de la mort et de Ia 'resurrection du Christ, la mort physique du martyr ne saurait avoir une valeur speciale, essentiellement differente de celle du temoignage de sa vie. Au fond, dans ·cette mystique, ce n'est pas Ie croyant qui est actif: il subit la mise a mort, la vSxpf.Jyn; de Jesus qui se repercute dans son corps. Aussi Paul peut-il ecrire: « en sorte que la mort est a l'ceuvre en nous, mais la vie en vous» (II Cor. 4, 10-12).

Ces mots nous rendent attentifs au fait que cettepartici­pation est pour Paul intimement liee a l'idee que I'Eglise est Ie corps du Christ. Ces deux ideesdurent meme etre solidaires dans sa ,pensee des Ie chernin ,de Damas. Les paroles qu'il y enten­dit, et dont l'exegese protestante, en general trop individualiste, n'a pas roujours vu toute la ,portee mystique, ne sont-elles pas singulierement significatives? «Pourquoi me persecutes-tu ? .. Je suis Jesus que tu persecutes» (Actes 9, 4-5). Lorsqu'ils sont persecutes, c'est Jesus lui-meme 9,ui souffre dans les membres de son cor'ps. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre Col. 1, 24: «Maintenant je me rejouis dans les souffrances pour vous, et j'accomplisce qui manque encore aux ,epreuves du Christ dans rna chair Ipour son corps, qui est l'Eglise ». Est~ce a dire que Paul considere les souffrances de Jesus comme insuffisantes pour lesalutde l'Eglise, et les siennes comme complementaires, paralleles, sembIa!bles a cellesde Jesus? Ce serait Ia une idee assez surprenante so us la plume de l'apotre qui par ailleurs ne se lasse pas d'insister sur lecaractere unique, la valeur abso­Iuede la croix 'du Christ - « ... ne evacuetur crux Christi », et en vient a s"ecrier: «Est-ce Paul qui aete crucifie pour vous ? »

(1. Cor. 1, 13). Aussi bien faut-illire ce texte des Colossi ens a la lumierede II Cor. 4, 8-12, 'Ou il apparait nettement que les souf-

IMITATIO~ ET U~ITE CHEZ IGNACE D'A~TIOCHE ~05

frances des croyants n'ont aucune valeur en eUes-memes, mais uniquement dans la mesure ou elles sont le.g souffrances du Christ mysterieusement prolongees et presentes dans ses mem­bres,et voir la simplement Ia conviction qu'en Paul, l'instrument choisi par Dieu, se concentrent et s'accomplissent les souffrances que l'Eglise doit encore subir avant la fin des temps. Sous-jacente a tout ce que Paul dit Sur Ia souffrance - Ie fait qu'il emploie ici Ie terme technique rji,~,}s~; Ie marque nettement - est l'idee

des « epreuves messianiques» prevues par l'apocaIY'Ptique juive et l'enseignement de Jesus (12). Mis dans une telle « epreuve »,

et. en face de la mort, l'apotre n'a nullement desire quitter Ie monde. Ils eussent considere comme anormal de mourir, lui et Timothee, et ils ont « desespere de survivre» (II Cor. 1, 3-12). La encore, nulle trace d'une velleite de Paul de voir dans la mort une maniere ·d'imiter la passion du Christ.

Ce fait est d'autant plus caracteristique que l'idee de l'imita­tion du Christ n'est nullement etrangere a Paul. Seulement el1e nepeut jouer Ie moindre role dans sa doctrine du salut pour la simple raison que pour lui Ie salut est l'ceuvre de Dieu seul, et que I'effort de l'homme ne porte que sur la traduction du saIut en action. L'imitation du Christ sera done, non pas, comme chez Ignace et la mystique catholique ulterieure en general, une activitedu croyant qui aurait pour but la conformite avec Ie Christ, mais simplement une consequence normale et necessaire de la conformite avec Ie Christ realisee sur la croix et marquee dans Ie bapteme. En general, d'ailleurs, la morale de Paul est telle queses exhortations ne sont 'pas de simples ordres disant d'agir ,de telle ou telle maniere: ce sont plutot des rappels des faits qui dominent et determinent la vie du croyant: toute la destinee de l'homme a ete accomplieen Christ; sa mort au peche, sa vie nouvelle, tout remonte au Christ. Quand l'apotre veut exhorter les Colossiens a fuir les passions, il commence par leur dire «Vous etes morts - O:r.s'J::l-IS";S 'Yixp. Seulement, comme l'ceuvre du Christ ne peut 'pas ne pas se traduire puissamment dans la volonte et l'action ,du chretien, ce verbe a l'indicatif entralne aussitot un imperatif: «Done mettez a mort ... ~ '1cXP~)a-C(,s OU'I. (Col. 3, 3-5). Ceux en qui Ie Christ est a l'ceuvre

« ont crucifie la chair» (Gal. 5,24), Cette crucifixion de la chair

(12) Cf. 1. Thess. 3, 2 et aussi Actes 14, 22.

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206 REVCE n'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

n'a rien it voir avec une imitation du Christ; elle est un resultat de son ceuvre dans Ie chretien. Des 10rs, puisque Ie Christ est, au sens Ie plus fort du terme, mort pour ceux que Dieu a appeles, l'imitation, la P-'P-'1l~~" ne peutplus porter que sur les sentiments interieurs de Jesus, son esprit d'amour, d'humilite et de sacri­fice (13). En consequence, Paul sera d'une totale soumission a ce qui lui arrive. Vivre ou moudr, peu lui importe; pourvu que Ie Christ soit glorifie (14). En e1Ies-memes, ni les souffrances ni la mort n'ont la moindre valeur: Paul les evitera quand et comme i1 pouna; i1 n"hesitera pas, s'H y a lieu, malgre son peu d'estime pour la juridiction paienne (I Cor. 6, 1 sqq.) a fa:i're usage de ses droits ,de citoyen romain. Cependant i1 subit les souffrances avec joie et patience en tant qu'elles font partie des epreuves messianiques prevues par Dieu. Elles sont pour Ie croyant une grace (Phil. 1, 29), Ie signe qu'il appartient reellement au corps du Christ, partage sa destinee et se trouve entraine dans Ie cours des evenements du drame eschatologique. Quant a lui, Paul, sa seule preoccupation est d'etre fidele dans Ie role qui lui a ete donne: i1 a He envoye ,pour annoncer l'evangile aux paiens; i1 a ete ,charge d'une mission -ol.xovop.[o:v nS'lt~7't'Wp-o:~ (I Cor. 9, 17) (Col. 1, 25). Toutes ses souffrances sont ins crites dans Ie drame de la fin des temps ou Ie Christ se sert de lui comme d'un ins­trument, d'un esclav'e. Pour user d'une belle expression de Lu­ther: les souffrances de l'alpotr,e ne sont que des Knechtsleiden, non des Herrenleiden (15). Puisqu'elles n'ont de sens que comme renvoi a celles ,du Christ, onpeut dire qu'elles sont rigoureuse­ment christocentriques ;et comme la vie et la mort du Christ ne sont que les moments decisifs d'un drame qui doit culminer par la soumission de touteschoses au Pere (I Cor. 15, 28) on peut ajou­ter qu'en dernier ressort eUes ,sont ins crites dans une pensee

rigoureusement theocentrique.

C'est pourquoi precisement on cherche en vain chez Paul ce que l'on appelle parfois,d'un terme 'contestable, une mystique « theocentrique ». Ce terme est on ne peut plus .equivoque: il peut designer deux ohoses qui non 'seulement sont differentes, mais exactement opposees. Car toute la question est de savoir si Dieu est au centre en tant que sujet agissant et tout-puissant.

(13) 1. Cor. 4, 16; 11, 1; 1. Thess. 1, 6. (14) Cf. Phil. 1, 22; Rom. 8, 31-39; 14, 2; 1. Cor. 3, 22. (15) Luther, Edition de Weimar 32, 39.

IMITATIO!'l ET U:"IITE CHEZ IGNACE n'A:"ITIOCHE 207

ou en tant que simple objet de la recherche de l'homme. Autant la pensee de Paul, - et celle de Ia Bible en general, - est theo­centrique au premier sens, aut ant elle ignore la mystique qui c'herohe a s'elever vers Dieu d'une maniere directe et intempo­relle. La vraie et pleine communion avec Dieu, Paul ne Ia con­naitra qu'a Ia fin des temps (I Cor. IS, 28). En attendant, et mem~ apres sa mort, il ne pourra etre qu'avec Ie Ohrist (Phil. 1, 23).

Nous avons vu qu'au contraire Ignace s'attend a parvenir directement a Dieu par son martyre. Au 'premier abord, il ne semble y avoir Ia qU'une ,difference assez superficielle. A regar­der de plus pres, nous venons qu'elle denote une divergence si ,profonde entre Paul et Ignace qu'elle va jusqu'au principe de leur pensee et de Ieurpiete. La 'piete d'lgnace est certes fort « theocentrique » au second sens, mais e1Ie l'est etrangement peu au 'Premier (16). Ene correspond a une metaphysique toute diffe­rente de celle de l'apotre. Elle se meut dans une mystique qui malgre tous les emprunts qu'elle a faits a celle de l'apotre, ne peut celer sa nouveaute: I'idee de la participation a la mort du Christ y est quasi-absente, et remplacee par celle de l'imitation de sa passion.

Nousdisons que cette participation passive a la mort du Christ n'est que quasi-absente; en effet, il en reste tout de meme quelque ,chose, quand Ignace ecrit aux Romains: «Car c'est en pleine vie que je vous ecris, 'passionn.ement epris de la mort; mes passions terrestres « ont ete crucifiees », et i1 n'y a plus en moi de feu ardent pour Ia matiere, mais une eau vive qui parle au dedans de moi, et me dit: Viens vers Ie Pere ! » Z(7)'! yltr ypctTw UP.LV, ~r~l'I ";"ou a.noSO:V€L'I. '0 ~P-~; epw; h,o:urw't'o:~ ... (Rom. 7, 2). Le mot I:(l"t'o:upw,~~ est tres' probablement une reminiscence de Gal. 6, 14 (d. aussi 5, 24), ou Paul declare que 'par Jesus-Christ Ie monde e,st crucifie pour lui, et lui au monde. Mais pour mesu­rercombiencette reminiscence est verbale et Iointaine, il suffit d'examiner Ie contexte. Alors que Paul conc1uait de sa cruci­fixion a la necessite de vivr,e dans une vie nouvelle, que de sa mystique passive jaillissait une ethique active devant etre vecue dans ce monde en attendant Ie retour du Christ, Ignace greffe sur Ie peu qu'il garde de cette mystique passive une mystique active ou l'homme cherche a l'elever vers Dieu en fuyant deli-

(16) Voir plus loin, pp. 219 s. 99.

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208 REVUE D'IIISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

berement Ie monde. L'emploi des mots ~?i" et tP(J); est d'ailleurs assez significatif (17) : la frenesie qu'il mettait a aimer la matiere, retournee, est a present passionnement tendue vers Ia mort, et Dieu qu'elle espere atteindre, Mais une frenesie retournee est-elle tine attitude de simple obeissance? A vrai dire, seul Ie mot h,;('/.~?w,;:x~ est pa1!linien. Tous les autres termes caracteristiques de ce passage 'peuvent aisement se retrouver dans la terminologie gnostique (18). Et i1 faut bien dire quece ne sont pas Ies termes seuls qui sont gnostiques. Allie a ce mepris de Ia matiere, - de la Uj,TI - ce desir ardent de posseder Dieu n'est-il pas un motif typiquement hellenistique et gnostique ? Nous ne discuterons pas ici toute la question de savoir dans que1le me sure Ignace a pu subir I'influence des tendances gnostiques' et des religions de mysteres (19). Pour Ie gnosticisme en particulier , Schlier a rassemblede nombreux paralleles et entame une discussion dont les details seront fort complexes. Retenons simplement l'impor­tance du changement qu'Ignace a fait subir a la mystique de Paul (20), et tachonsd'en mesurer les consequences.

En quoi consiste, au juste, cette mystique de l'imitation? Il serait assez malaise de la degager des reminiscences pauliniennes qui la cachent parfois, si Ignace ne s'expliquait longuement sur Ie sens de son martyre. Vouloir Ie retenir, dit-il aux Romains, c'est prendre Ie parti duprince de ce monde (Rom. 3,2; 7, 1). Il

(17) Les mots £2'-»:; et E2'i'J sont inconnus dans Ie N. T. Mais des Ie second siecie, et surtout chez les Alexandrins, ils cornmencent cette belle et longue carriere qu'ils connaitront dans la mystique chretienne. Cf. A. Nygren, Eros und Agape, 1930, et l'article :1:'(2=1 in G. Kittel, Theol. Worterbuch z. N. T. I, pp. 20-55.

(18) H. SchUer, Religionsgeschichtliche Untersuchungen zu den Ignatiusbriefen, Giessen 1929, p. 146-47.

(19) L'influence des relligions de mysteres sur Ignace a ete de beau­coup exageree par G. P. Wetter, Altchristliche Liturgien I. Das christ­Hche Mysteriurn. Forschung,en z. ReI. und Litt. des A. u. N. Ts. N. F. 13 (1921).

(20) Joh. Schneider, dans son ouvrage par ailleurs meritoire, Die Passionsmystik des Paulus, Leipzig 1929, n'a pas vu combien Paul et Ignace different sur ce point. Par c~ntre A. Schweitzer, Die Mystik des Apostels Paulus, Tubingue 1930 (pp. 330-38; d. aussi pp. 266-71), a fort bien vu, et, sauf erreur, Ie premier, qu'Ignace ne cormait pas, et ne pou­vait pas cornprendre, la mystique paulinienne, de la ,participation a la mort du Christ. Ce que Schweitzer ne semble pas avoir bien vu, c'est qu'Ignace l'a remplacee par une mystique de l'imitation de ila mort du Christ. Maintenant il serait faux de reduire la mystique d'Ignace 11 l'idee de l'imitation. II a conscience de participer a ila vie du Ohrist, et d'en etre puissamment anime, en par:iculier dans l'eucharistie. Seulement il ne parvient a la participation a Ii- mort du Christ que par l'imitation de la passion.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n'ANTIOCHE 209

ne ·desire plus vivre la vie humaine (Rom. 8, 3). «Rien de ce qui est visible n'est bon» (Rom. 3, 3). Arriere les passions ter­rest res, «l'ardeur pour la matiere» (Rom. 7) ! «J e ne prends plus plaisir a la nourriture de la corruption ni aux joies de cette vie. C'est Ie pain de Dieu que je desire, qui est la chair de Jesus-Christ ... et pour boisson Je desire son sang ... » U ne voix l'appelle: «Viens aupres du Pere !» (Rom. 7). Aussi bien il est passionnement «epris de la mort»: enfin il eparviendra a Dieu» (Rom. 1, d. Magn. 9). Alors il sera «libre », et saisira la « pure lumiere » (Rom. 6, 2) a laquelle son ame aspire. « Il est heau de me coucher pour quitter Ie monde, afin de me lever aupres de Lui» (Rom. 2). Alors il sera «queIqu'un» et verita­blement «chretien» (Rom. 6, 2; 3). «Maintenant je commence a etre un «vrai disciple» (Rom. 5, 3). «C'est quand Ie monde ne verra meme plus mon corps que je semi un veritable dis­ciple ! » (Rom. 4. Magn. 9). Seul est vraiment disciple celui qui imite son maitre jusqu'au bout. Ignace a dfi souffrir, avant d'etre voue au martyre, de ne 'pouvoir sceller par une >action ec1atante sa fidelite au Ohrist. Lui qui reproche tant aux heretiques de s'enfler de vaines paroles, i1 va avoir Ie privilege de marquer par ,a mort la realite de la mort de Jesus (Epbes. 15, 2). Mais en repHant sa mort, en devenant un veritable disciple, i1 sait qu'il tend aussi vers la 'possession de son maitre, vers l'identification avec lui. Toutes ses tortures ne sont rien: eUes aboutissent a Ia possession de Jesus-Christ; II meurt « en vue de Jesus-Christ»; c'est lui qu'il cherche, c'est lui qu'il desire (Rom. 6, 3). Enfin il supplie les Romains en termes encore plus expIicites: « Lais-

sez~moi etre imitateurde Ia passion de mon Dieu - P."P.T("I'I Ehn 1"00 TCCiJJO'J; 1"00 Gso:) p.0'J (Rom. 6). L'imitation de la passion du Christ, voila Ie sens du martyreet la preoccupation dominante d'Ignace. Or, Ie motif de l'imitationest chez Ignace apparente a !'idee plus ou moins gnostique d'un itineraire celeste que Ie fidele doit parcourir sur les traces de sonsauveur. Le voyage d'Ignace n'est pas seulement une «route selon la chair» (Rom. 9, 3; Magn. 5). II espere etre trouve sur les «traces des pas» de l'apotre Paul (Ephes. 12, 1). Et non 'seulerr.ent les martyrs ;;ont « emportes vers Dietl par la mort » (Ephes. 9, 1), mais l'Eglise elle-meme est l'ensemble des «compagnons de route» -O'U'IOOO~ partis pour parvenir aDieu. Tous les fideles doivent s'efforcer de rivaliser a qui subira Ie plus d'opprobres, d'injus-

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tices etde mepris (Eph. 10, 3). En «imitant la passion de son Dieu », Ignace est assure de s'eIever dans Ia hierarchie des ctres; Ie faitd'ctre dans les liens lui donne les dons de l'Esprit; i1 a re~u une gnose speciale concernant les choses celestes (TraIl. 4; S, 2), il conna!t les hierarchies des anges; comme certains gnosti­ques i1 chante et psalmodiesur Ie ·chemin qui Ie mene vers Dieu. Deja, en somme, il a abandonne Ie monde.

Si Ignace souffre et meurt afin de parvenir aDieu et au Christ, il ne lui vient jamais l'idee de dire que c'est Ie Christ lui-mcme qui souffreen lui. Pourtant i1 parle assez souvent de sa 'certitude d'ctre «en Dieu» ou «en Christ» ou, reciproque­me nt, de la presence de Dieu et du Chri·st 'dans les croyants; mais jamais lamystique du corps du Christ ne s'etend jusqu'a l'idee pauliniennede Ia participation passive a sa mort: c'est qu'il choisit librementet souffre une passion semblable et en quelque sorte parallele a celle de son modele (Magn. 5).

La valeur de 1a passion du martyr.

Dne fois mort et ressuscite, quelle sera sa condition au pres de Dieu ? II sera parfait « disciple» (21). Or, disci-pIe est pour lui synonyme d'imitateur (22). En consequence, il est parfaite-

(21) N'est-il pas singulier qu'Ignace n'emploie jamais, pour designer la condit·ion future du chretien, les termes ({ fils» ou « enf.atIlt» de Dieu? Ce qui l'interess·e surtout, c'est de « parvenir aDieu », d'« avoir part» a sa nature, a sa substance divine.

(22) Ignace a-t-il pris a ~la lettre Luc 14, 27: « Qui ne porte pas rna croix ne peut etre m~n disdple » ? II est fort comprehen.sible, en tout cas, que l'on ait bient6t confondu « suivre » et {( imiter ». Pour ceux qui ne pouvaient plus suivre Jesus, c'est-a-dire partkiper a sa destinee historique, et ne comprena.ient plus guere Ie sens eschatoIogique de la souffrance, il ne restait d'autre moyen de prendre au serieux ces paroI~ que de chercher a imiter Ie Christ. « Quid enim est sequi nisi imitari:t, dira S. Augustin (De sancta virginitate 27). Sur la difference entre « suivre» et « imiter », d. .particle &xo),ouIJElU in G. Kittel, Theell. Worte:rbuch z. N. T.

Nous avons retrouve apres coup chez Luther une distinction qui correspond assez exactement a celIe que nous avons trouvee entre la participation et l'imitation. Luther connaissait fort bien la mystique de l'imitatio Christi, si f1Iorissante a la fin <Iu Moyen age. Mais tout en rendant hommage a l'intensite et a la .profondeur de cette mystique, il y a vu pourtant une superbia, un effort de l'homme pour s'elever aDieu ,par ises proprels moyens. Non imitatio fecit lilios, sed fiIiatio lecit imi­tatores (Ed. de \Veimar 2, 518, 16). Aussi Luther distingue d'e cette imitatiocherchee et realiseepar I'homme la conformitas au Christ que Dieu opere dans Ie croyant. Le fait que Ie Christ est exemplum est

BilTATIO:-.f ET l'XlTE CHEZ IG:'>ACE D'A:'>TIOCIlE 211

ment logique qu'Ignace s'attende a devenir ce que Ie Christ est devenu apre,s sa mort: « Anthropos parfait» (Rom. 6, Smyrn. 4). Entre Ie martyr et Ie Christ il n'y aura plus une difference de nature, mais tout au plus une difference de degre. De meme, sitot qu'il aura imite Ie Christ en ajoutant l'action a la parole, il sera, non Iplus un echo, une voix, mais «Logos de Dieu» (Rom. 2). En somme, arrive a la ~in de l'itinhaire. il rejoint Ie Christ et Iuidevient quasiment identique.

Des lors il y a lieu de se demander si la mort du martyr n'a pas une Vaileur salvatrice pour Ie martyr Iui-mcme et pour l'Eglise. En fait, l'idee que Ie martyre est l'imitation de la passion n'aboutit pas necessairement a voir dans Ie martyr un sauveur plus ou moins concurrent au Christ (23). Seulement elle y tend par une pente toute naturelle.

Maintenant, si Ignace dit bien parfois que Ie Christ est mort «pour nous », lui, Ie mystique dont l'attentionest tout entiere braquee sur Ia mort de Jesus, lui qui insiste sur la realite de cette mort au point de dire que la passion du Christ, sa chair ou son sang, 'C'est l'evangile tout court, il n'attribue jamais a Ia mort de Jesus Ia valeur d'un sacrifice. S'il n'en parle pas, serait-ce par pur hasard ? On pourrait encore admettre un tel hasard, si Ignace ne parIah pas non ·plus de la valeur sacrificielle de sa mort a lui. Mais ilen parle, et si souvent qu'il faut bien admettre qu'il ne s'interessait guere a la valeur redemptrice que la mort de Jesus pouvait avoir en elle-meme.

«Je ne vous demande qu'une chose :c'est de me Iaisser offrir aDieu la libation de mon sang tan dis que l'autel est encore pret ... (Rom. 2, 2). Joe meurs volontiers pour Di·eu ... Je suis Ie froment de Dieu, et je serai moulu ·par les dents des bctes, pour devenir Ie pain pur du Ohrist ... Priez Ie Christ pour moi, que par ces fauves je sois trouve un sacrifice pour Dieu - tV(( 6€<{)

«das geringst stuck an Christo, daryn er andern heyjigen gleych ist '»

(Ed. de Weimar 15, 396, 18). Le Christ est pour Luther bieln 'plus qu'un mo.dele-objet; il est surtout un modele-sujet qui agit dans Ie croyant, fait mourir Ie vieil Adam et naitre l'homme nouveau. C~ntre la mystique de l'imitatio, Ie re£ormateur insiste sur ila creatio nova operee par la grace. Cf. Ernst Wolf in Jesus Christus im Zeugnis der H. Schrift und der Kirche, Kaiser, Munchen 1936, pp. 180-182, 214-217. Sur les rapports do Luther avec la mystique en general, v. H. Strohl, L'Epanouisse­ment de la pensee religieuse de Luther, Strasbourg 1924, p. 113-142.

(23) Les ·auteursdu recit du Martyre de Polycarpe (17), tout en ve­nerant dans Ie martyr 'un imitateur de la passion, protestent pourtant du caractere unique des souffrances du Christ.

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&1Ja~~ EUpE~<jl (Rom. 4). Mon esprit s'offre en sacrifice pour vous, non seulement a 'present, mais aussi quand j'atteindrai a Dieu» (TraIl. 13, 2). Etcomme pour marquer qu'il ne s'agit pas lii d'une image rhetorique, maisbien d'un sacrifice offert aDieu ~tau benefice de queIqu'un, i1 ,se ,dit a plusieurs reprises une « ran~on », et en oriente Ie benefice non seulement sur tous les £ideles mais encore tres specialement surceux qui ont aime ses liens (24). Ignace ne saurait etre plusexplicite: Ie martyr est devenu, comme dit fort bien Von Campenhausen (25), une source de salut pour I'Egiise. Aussi bien ce meme auteur a-t-il pu exposer la theorie que se fait l'eveque d' Antioche sur son martyre sans me me mentionner Ie Christ: la « passion» du martyr a sa valeur en elle-meme, parallclement a ~elle du Christ.

Si par Ie passe on n'a pas assez marque l'eminence du rOle qu'Ignace attribue a la passiondu martyr, c'est sans doute parce que sa 'piete toute concentree sur Ie Christ et I'humilite dont temoignent ses lettres semblaient inconciliables avec une si haute conscience de soi. A regarder de pres, on verra peut-etre que cette humilite et ce caractere christocentrique de sa piete sont bi,en plutotdeterminespar sa theorie ,de Ia passion du martyr. On a souvent releve dans lesprotestations <fhumilite d'Ignace une certaine exageration. pour l'expliquer, Zahn a postule en Ignace une « nature brisee »' (26), tandis que Bauer a trouve qu'il aime, en une sorte de volupte un peu malsaine; a se rabaisser systematiquement aux yeuxde ses correspondants (27). Ce~ explications psychologiques sont a present snperflues. D'abord parce que Schlier a montre (28) que cetteextreme humilite est due en partie a la croyance d'origine plus ou moins gnostique que prisonnier de la &1;1), lie par les puissancesdu monde, (tn butte a toutes les ,embuches qu'ellesdressent sur son ascension vers Ie monde spirituel, et au surplus e10igne du plerome de l'Eglise ou les simples croyants sonta l'abri, Ie martyr a un urgent besoin -de leurs prieres; il est provisoirement «condam­ne» (Rom. 9), et «avorton» au sens que ce terme a dans cer­tains systcmes gnostiques. Ensuite, cette humilite provi'ent natu­rellement aussi de ce que Ignace est trop profondement chretien

(24) Pol. 6, 1; Ephes. 21, 1; Smyrn. 10, 2; Pol. 2, 3. (25) H. von Campenhausen, Die Idee des Martyriums, p. 73. (26) Th. Zahn, Ignatius von Antiochien, Gotha, 1873. (27) W. Bauer, Die Apostolischen Vater, p. 211. (28) Schlier, pp. 153-158.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 213

pour ne pas se sentir indigne ,devant l'honneur d'etre martyr, qui Ie jette dans l'angoisse autant qu'i! Ie fascine.

Alors que dans sa theorie sur Ie martyre Ie respect pour Ie caractere unique de la mort et de la dignite du Christ tend a s'effacer,sa piete Ie retient d'en tirer toutes les consequences, et Ie jette dans une angoisse, un souci de rester humble qui l'amene a repousser les hommages de ses admirateurs. Seulement, et c'est significatif, Ignace ne refuse leurs hommages que dans la me sure ou ils sont puEmatures. II n'a pas une idee moins haute qu'eux de la dignite du martyr. Et c'est 'precisement parce qu'il a une si haute idee ,de la passion du martyr qu'il est si soucieux de rester humble: en 'sorte que les execs de son humilite, loin de J.e dementir, attestent bien plutot Ie rOle eminent du martyr.

Le Martyr et Ie Christ.

De meme son idee du role eminent du martyr n'est nulle­ment en ,contradiction avec sa piete toute orientee vers Ie Christ. II y a bien plutot entre sa martyrologie et sa christologie une sorte d'endosmose: d'abord en ce sens qu'Ignace parle de sa « passion» a lui, de sa future condition d' Anthropos et de Logos. Et'de lei sa fureur contre les docetes: comment cette « passion» aurait-elle un sens si son modele n'a pas souffert une passion reelle ? Reprenant contre les negateurs de la passion de Jesus l'argument que Paul avait lance c~ntre ceux de la resurrection (I Cor. 15, 32), Ignace s'ecrie :« Si, comme disent quelques athees, c'est-a-dire des incredules, il n'a souffert qu'en appa­renee - eux-memes ne sont qu'apparence, - pourquoi suis-je lie? Pourquoi mes prieres afin de combattre les betes? C'est done en vain que je meurs !» (TraIl. 10). S'il ne 'parle pas de l'effet :tpologetique que sa mort pourrait avoir sur lespa'iens, il ne nlanque pas de mentionner celui que les souffrances des martyrs devraient avoir sur les heretiques (Smyrn. 5). Car mou­rir martyr, c'est marquer avec l'eloquence tacite de l'action que la mort du Christ fut, elle aussi, une mort rt~el1e. D'ou l'indign&tion d'Ignace contre ceux qui pretendent lui rendre torr.mage, et qui cependant blasphcment Ie Christ en niant qu'il ait ete 'J'(j?Z(j?~?'J; (~'JT.yrn. 5, 2). De la aussi prc;Jablement son insistance - alors me me qu'il ecrit aux Romains, et oublie les herHiques d'Asie --

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214 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

sur la necessite ,d'une m<>rt bien brutale et hien saJ11g1ante: il s'agit de souligner la pleine realite de la mort de Jesus.

Mais si sa christologie determine sa martyrologie, en retour sa recherohe de l'immortalite par l'imitation de la passion du Christ determine profondement sa christologie. A une mystique de I'imitation correspond tout ;naturellement une doctrine du Christ-modele. Ce Christ, ·Ignace Ie con~oit surtout <:omme Ie modele parfait de l'union du divin et de Phumain qui est Ie but de Ia re<:herche du <:royant. Cette union ne donnera au chretien une pleine immortalite, une vraie incorruptibilite, que si elle n'est pas un simulacre, mais une union reelle du corps et de I'es~rit. Rien n'est plus caracteristique, 'a cet egard, que cet autre argument lance par Ignace cont!"e Ies docetes: En vertu de Ia similitude, de l'identite de Ia condition future du Sauveur et ·du croyant, ils suivront Ia destinee de leur Christ: ~ls ne con­naitront point la pleine inunortalite, ils ne seront que « incorpo­rels et dbmoniaques » (Smyrn. 2). Et puisqu'ils nient leur propre resurrection, Us sont des «croque-morts» (Smyrn. 5). De la l'af­firmation tres energique que Ie Christ etait dans Ia chair meme apres Ia resurrection (Smyrn. 3,1 ). Cette idee etait proprement inconcevable dans lapensee de Paul. Pour l'apotre un corps nou­veau devait remplacer l'ancien. La resurrection 'eta it con~ue sur­tout comme une nouvelle creation qui viendrait a la fois rempla-

. cer, depasseret parfaire l'ancienne. Des preoccupations d'Ignace, nous Ie verrons ;plus loin, Ia notion meme de Ia creation est completement absente. II s'agit simp 1 ement ici d'assurer a I'homme une pleine immortalite en Ie sauvant reellement. De la aussi, soit dit en passant, son realisme sacramentaire: i1 faut que I'eucharistie so it Ia chait et Ie ,sang ,du Christ pour etre vraiment Ie «remede d'immortalite », ~a.pp.!Xxov &'6!X'IC(O'L!X;;, l'anHdote de Ia mort (Eph. 20). C'est done Ie souci intense d'une veritable immortalite qui fait d'Ignace l'adversaire irreductible des gnos­tiques. A la realite de I'incarnation et de la mort de Jesus, i1 se cramponne de toutes Ses forces. Contre ceux qui la nient, i1 lance ces formules la:pidaires que Ies generations ulterieures ne pour­ront que reprendrepour les preciser et les systematiser; Ie Christ est «a la fois chair et e'sprit, ne de Marie et de Dieu, d'abord passi'ble et maintenant impassi'ble» (Ephes. 7, 2; Pol. 3, 2), it la £0;-5 fiI,> de l'homme et fils de Dietl » (Ephes. 20).

Cette aprete a dHendre la realite de la vie, de la mort et de

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D' ANTIOCHE 215

]a resurrection de Jesus ne vient pas de que1que souci histo­rique. Ce n'est pas non plus qu'Ignace soit preoccupe de conser­ver l'eschatologie paulinienne, ou Ia venue, la mort et Ia resur­rection de Jesus etaient les moments decisifs d'une longue his­toire allant de la creation jusqu'au regne de Dieu. De ce grand drame, nous Ie verrons plus loin (29), il n'a conserve que ce qui est necessaire pour que l'homme acquiere une pleine immortalite. Aussi it s'interesse moins a 1'evenement eschatologique que fut la venue du Messie Jesus de Narazeth qu'a la realite de l'incar­nation de Dieu en un etre humain - h &.vepW1t1f 6EO;; (Ephels. 7, 2; 19, 3); moins a Ia crucifixion et a la resurrection de Jesus en tant qu'evenements uniques et decisifs qu'au fait que desor­mais Ie martyr peut par l'imitation de la passion du Christ par­venir aDieu, et que Ie simple croyant s'assure par la participa­tion a :1'unite de l'.ffiglise et a I'eucharistie une immortalite veri­table. L'un et l'autre, Ie martyrcomme Ie croyant ordinaire, cherchent et trouvent dans Ie <:hristianisme un salut reel. Pourvu que ce salut soit reeI,pourvu qu'il y ait z'Ywa~; a!Xpx~x-h Allt 7'CVwp.Il't'~xf. (Magn. 13 et ailleurs); Ie reste, et l'eschatologie en particulier, est secondake. L'evangile n'est dom:: pas pour Ignace l'annonce du royaume de Dieu; il est « l'accomplissement de l'incorruptibilite» (Philad. 9). Bref, ce n'est guere l'histori­cite des evenements, c'est la reaIite de leurs resultats qui l'inte­

resse .

Pour que cette immortaliteffit 'I'eelle, i1 fallait qu'il y ait une victoire reelle sur la mort, et 'partant nne souffrance authen­tique. Rappelons que Ia gnose n'a pas toujours nie les souf­frances du -Sauveur. Le 1t&.60.; du Sauveur joue meme un role essentiel dans plusieurs systemes gnostiques. Seulement ces souffrances, n'etant que la projection sur Ie plan du my the de 1'etat d'arne du gnostique en Iutte avec la matiere ou son arne naturellement divine se trouve emmelee, ne sauraient etre ]iees a un homme reel ayant vecu dans un temps et unespace ·determi­nes. Elles ne sont redles, si 1'on peut ,dire, qu'en tant que mythi­ques 'pour Ie Sauveur, et 'psychiquespour Ie gnostique. C'est en ce sens qile Ie Manicheisme connait un Jesus Patibilis, les Actes de Jean et les Excerpta ex Theodoto un 1ta.60;; du sauveur (30).

(29) P ...... . (30) Actes de Jean c. 96·101; Excerpta ex Th~odoto c. 26 et 36.

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216 TIEVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

11 Y a lieu depenser avec Schlier (31) que les docetes com­battus 'par Ignace ont professe des idees de ce genre. 11s ne nient pas toute passion du Christ; ils affirment-:-o Goxst:v a.b-:-o" "hsT:OvOs'n',

(Smyrn. 2; TraIl. 10). D'ou probalement Ie caractere particulier de l'insistance d'Ignace: elle porte moins sur la souffrance en elle-rneme que sur sa realite. La passion du Christ est pour rui un 7t:aQo;d.),TjO~'/O'1 (Ephes. inscr.) (32). Et de meme que l'eveque d' Antioche se distingue des gnostiques par des souHrances autrement plus reelles que les aventures purernent psychiques ou ils pretendent lutter c~ntre la matiere, son Christ ne s'est pas contente 'd'une mort mythique; il est mort reellement pour une resurrection ree1le.

Cette croyance it la similitude, .ct, en somme, a l'identite de la condition future ·du sauveur et du croyant ~auve est done a la base et de la martyrologie et ·de :la christologie d'Ignace. Mais ce motif de la similitude joue aussi un role dans l'ensemble de sa pensee, ou l'irnitation est une sorte de categorie fondamentale. I.l parle couramment d'une imitation de Dieu .oU d'une imita­tion de modeles humains (33). Si ce motif est tellement frequent, ne serait-cepas parce qu'Ignace ·considererait Ie moade spirituel comme formant un tout dont les ·differentes parties seraient plus ou moinsconsubstantielles? Et en particulier ne partagerait-il pas Ie my the du sauveur sauve qui parcourt l'itineraire celeste que ses membres devront 'parcourir a sa suite pourse retrouver dans l'unite? Schlier a apportea 1'appui ,de cette hY'Pothese, deja 'enoncee par Reitzenstein (34), toute une serie de textes. Dans Ie detail, Schlier paralt parfois trop pressede condure de 1a parente du langage a ce<l1ede la pensee; mais neanmoins cer­taines analogies sont assez frappantes pour qu'il y ait lieu d'ad­mettre comme tres possible une influence de ce my the sur h

(31) SchEer, p. 108-110. (32) II y a encore, en faveur de cette hypothese, un argument que

Schlier n'a pas vu et qui nousparait decisif: si ,les heretiques attri­buaient a leur Christ mythique des souffrances intemporelles, ils de­vaient dire: que Ie Christ est toujours .. :x l).(,"::!':;. Or, il se trouve precise­ment qu'Ignace insiste par deux fois, non seulement sur la passi.bilite du Christ terrestre, mais aussi ,sur l'impassibilite du Christ celeste preexis­tant ou pos.texistant (Ephes. 7, 2; P,ol. 3, 2). Cette insistan,ce serait comp1t:tement incomprehensible si les heretiques avaient nie toute pas­sion; elle etait indispensable s'ils parlaient d'une souffrance mythique du sauveur.

(33) Ephes.l, 1; 2, 2; 10,3; Tranl. 1,2; 3; Philad. 7,2; Smyrn.12.1. (34) Reitzenstein, Das Iranische Erlosungsmysteriu~11, p. 86, 3 et

pp. 235 sqq.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n' ANTIOCHE 217

pensee d'Ignace. Au reste, ce my the du sauveur sauve etait dani, l'air de l'epoque.

La mystique de l'immortalite par l'unite.

On 'peut discuter de la question de savoir si Paul a deja uti­lise ce my the pour exprimer la solidarite entre Ie Christ et les croyants. Du point de vue qui nous interesse ici, t:ette question est assez secondaire. En effet, que Paul 1'ait connu ou non, sa mystique est essentiellement differente de celle qui correspond a ce my the. Qu'il n'aiteu recours qu'a l'image plus ou moins stoicienne du corps et de ses membres (35), au qu'il ait aussi fait usage du my the de l'Anthropos dans 1'epitre aux Colos­siens (36), il reste qu'il n'identifie jamais ,Ie «corps» des croyants au Ohrist. Entre Ie corps et son chef i1 y a toujours, meme dans l'e'pitre aux Colossiens, queIque intime que soit leur solidarite, unedistinction tres nette. En principe, l'imagedu corps implique l'idee d'une unite de substance plutot imperson­nelle, et Ie my the de l' Anthropos sauveur-sauve, qui semble s'etre conserve avec Ie plus de purete dans Iesdocuments manicheens et rnandeens, n'a de sens que si Ie sauveur est Ia sornrne des sau­YeS, et chaque sauve un fragment du sauveur. Or, chez Paul !'image du corps et Ie my the de l'Anthropos - si du moins Paul l'a utilise - sontenergiquement personnalises: Ie Christ n'est pas une partie d'un tout, mais un chef Hbre et souverain, et Kup'.o; au sens que ce mot a dans les Septante. Rien n'est plus caracteristique, a cet egard, que la maniere dont l'apotre tourne contre les syncretistes de Colosses leurs propres speculations: i1 emprunte leur langage, et parait bien utiliser Ie my the de l' An­thropos arne du monde, rna is ce n'est que pour affirmer avec force la p'leine souverainete du Christ. La i1 s'agit de la souverainete du Christ sur Ie cosmos. Lorsqu'il est question de l'Eglise, cette souV'erainete n'est 'pas moins soulignee. Mal.gre toutes Ies for­mules qui pourraient evoquer l'idee qu'entre Ie croyant et Ie Ohrist il y a une identite de substance, Ie rapport d'une partie avec Ie tout, ils ne sont pourtant jarnais lies que par une relation toute personnelle ca:racterisee par la foi, l'arnour et 1'obeissance.

(35) Rom. 12 et 1. Cor. 12. (36) Cf. M. Dibelius in Lietzmann Handbuch z. N. T. 2. edit. 1927,

12, p. 9-12.

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218 REVUE D'HISTOIRE E1' DE PHILOSOPllIE RELIGIEUSES

En meme temps qu'ils sont personnalises, cette image et eventuellement ce my the sont inflechis dans Ie sens de l'histoire: lorsqu'il est question du «corps» il·ne s'agit plus d'une unite biologique, mais de l'Israel spirituel et veritable, des heritiers d' Abraham (Gal. 3, 29), donc de l'unitehistorique du peuple de Dieu rassemble pour la fin des temps. De meme Ie Christ n'est pas cet Anthropos mythique et intemporel qui n'existe gucre qu'en tant que modele metaphysique ou se totalisent les subs­tances psychiques des gnostiques, i1 est 1'« homme» ou «Fils de l'homme» qui apparait a la fin des temps pour realiser Ie Regne de Dieu. Bref, tous lIes concepts employes par Paul, d'ou qu'ils 'proviennent, sont asservis et adaptes a la structure eschato­logique de sa pensee, qui est dominee par un sens aigu de Ia souverainete et de lapersonnalite du Christ et de' Dieu.

Ignace connait lui aussi une mystique du « corps du Christ» (Ephes. 4; TraIl. 11, 2). Et eUe est fort vivante. Non seulement i1 emploie ave'c 'profusion la formule «en Christ », mais l'Eglise est pour lui si bien identique au corps ,du Christ que I'onction ducorpsde Jesus a confere a :}'Eglise l'immortalite" (Eph. 17): ilest difficile d'etre plus realiste! Cette commune mystique du corps du Christ fait certes qu'il reste entre Paul et Ignace une ·etroite 'parente. Cependant, meme ici ou ils paraissent Ie plus proches l'unde I'autre, ils different sensiblement. Apres avoir note ce quidistiIllgue la mystique de la participation de celIe de Il'imitation, nous avions emis l'hypothese' que cette divergence ne faisait peut-etre que traduire sm un point particulier une difference plus radicale a'llant jusqu'aux derniers motifs de leur piete. Maintenant, si l'arecherche de l'immorta:Iite par l'imita­tion est Ie motif essentiel et des idees sur Ie martyre et de Ia christologie d'Ignace, il y a de fortes chances qu'elle ait aussi dete'rmine d'une maniere decisive Ie ,reste de sa pensee.

La reduction du christianisme a la redemption.

En particulier nous ,devons nous attendre, si tout ce qui pre­cede est exact, a voir chez Ignace une certaine attenuation du sens de la transcendance et de la souverainete de Dieu et dn Christ: sitot que' l'evangile n'est plus guere l'annonce du regne de Dieu, mais avant tout la realisation de l'immortalite de

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'AXTIOCHE 219

l'homme (Philad. 9, 2), il est normal, il est necessaire que toute la pensee soit inflechie dans un sens anthropocentrique. Com­ment l'homme pourrait-il sortir ·de ce monde mauvais OU « rien de ce qui est visible n'est ban» (Rom. 3, 3), et s'elever jusqu'au monde celeste ou i1 parviendra a une unite substantielle avec la divinite ? Cette question, issue du dualisme radical ou se traduit l'intense besoin de redemption du monde heHenistique et orien­tal d'alors, tendait de par sa nature vers un systeme religieux qui rende a l'hornme 1a nature divine qu'il avait a 'l'origine. La reponse sera aussi anthropocentrique que la question. Aussi a-t-e1le trouve son ex'pression la plus seduisante et la plus simple dans ce my the du sauveur sauve ou l'homme, grace a son i.dentite substantielle avec Ie sauveur, se sauve lui-meme en prenant conscience de son moi veritable, de l'etincelle de lumiere divine qui demeure en lui, et se debarrasse de la matiere par une tech­nique qui, selon les cas, pourra etre plus ou moins intellectua­liste, ascetique ou sacramentaire (37). Les differentes formes du gnosticisme ne peuvent-elles pas, comme Ie pensait Reitzenstein, se ramener a ce systeme fondamental ? IIserait outre, sans donte, de vouloir 'reduire a ce schema to ute la richesse des diveTS sys­temes gnostiques que nous ,connaissons - sans parler des autres ! Toutefois, Reitzenstein n'aurait-il pas raison en ce sens que ce my the e:st. un leitmotiv que 1'on peut retrouver derriere la .plupart des mille vaTiations des formes concretes du ·gnosti­cisme?

Quoi qu'il en soit, l'eveque d' Antioche, parti du meme pro­bleme que lesgnostiques, tend vers une solution qui ne laisse pas de presenter avec ce schema fondamenta'l d'assez frappantes analogies.

II ne garde de la pensee paulinienne que ce qui est neces­saire pour assurer a l'homme sa pleine immortalite. De toute l'immense perspecti'Ve hiS'torique, de tout Ie deroulement de l'his­toire du monde et de la r'ev6lation qui mene de la creation au regne de Dieu, Ignace ne conserve guere que la mystique du Christ. Encore Ie Christ n'est-ill plus Ie Christ, c'est-a-dire Ie Messie de l'eschatologie juive; .ce terme ne designe plus ou tout la fonction de Jesus; ce n'est plus qu'un nom propre. De meme

(37) M. H. Ch. Puech a donne recemment une tres belle esquisse des traits essentie1s du gnosticisme dans Der Begriff de,r Erlosung im Manichaismus, ZUI1ich 1937.

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220 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

il n'est plus « fils de l"homme » - ou plutot i1 l'est pour Ignace, mais en 'un sens diametralement oppose au sens primitif du terme. Ignace emploie une fois l'expression (Ephes. 20), mais pour marquer la pleine humanite de Jesus, et 1'opposer a « fils de Dieu »: ·c'est dire qu'il n'a plus rien compris au sens eschatolo­gique que l'eX'pression avait dans Ie christianisme primitif (38).

Par c~ntre, et c'est assez significatif, Ie titre d'« Anthro­pos» joue chez lui un role important: avant de clore sa lettre aux Ephesiens, i1 leur promet d'ecrire si possible un petit traite sur «Ie plan de Dieu en vue de 'l'homme nouveau Jesus-Christ ... » (Ephes. 20). Ce petit traite, i1 est bien dommage qu'U n'ait plus pu l'ecrire. S'il avait pu parvenir jusqu'a no us, nous serions sans doute a meme de voir plus nettement comment l'eveque d'An­tioche a utilise et adapte la christologie traditionnelle, et celle de Paul en particUilier. Nous pourrions aussi decider de la ques­tion de savoir si Ignace ne tient sa notion de l' Anthropos que de la lecture des epitres de Paul ou aussi directement de son milieu syrien ou elle semble avoir ete assez repandue (39).

Heureusement l'esquisse envoyee aux Ephesiens nous per­met de discerner au moins les grands traits de ce plan. II debute par trois mysteres ec1atants, operes par Dieudans Ie silence: la virginite de Marie, son enfantement, et la mort du Seigneur. Puis, en un my the assez poetique, ron voit tous les eons et les astres confondusdevant l'ec1at de l'Hoile qui vient d'apparaitre et brille ,desormais d'un ec1at inexprima!ble. «Des lors toute magic fut can fondue, tout lien d'iniquite brise, l'ignorance de­truite, l'antique ,royaute renversee: Dieu se manifestait sous une forme humaine pour realiser la nouveaute qui e,st 'la vie eter­nelle; :le plan arrete dans les desseins de Dieu recevait un com­mencement d'execution. De la ce bouleversement universel: car I'abolition de la mort se preparait » (Ephes. 19). II est deja assez ,remarquable qu'Ignace n'ait pas du tout recours aux traits et aux couleurs traditionnels ,de il'a'pocalyptique juive et chre­tienne. II l'est plus encore que cette otxO'lO?[O: ne commence pas par la creation. Et bien que cette esquisse 'soit incomplete, nous

(38) Paul, la citation <Iu Ps. 8 dans 1. Cor. 15, 27 Ie prouve, connait et comprend cette' ex:pression. Mais il l'evite devant ·ses Ilecteurs helle­nistiques, qui ne pouvaient la comprendre, et la remplace 'par son equi­valent « homme». C'est Ignacet qui semble avoir inaugure l'exegese erro­nee, et qui j'usqu'aujourd'hui trouve des theologiens pour la dHendre, qui confond « fils de l'homme» 'avec « fils d'un homme ».

(3g) Schlier, p. 172-78.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 221

verrons, d'apres les rares passages eschatologiques de ses lettres, que <:e plan ne parait pas non plus comprendre de resurrection simultanee des morts ni de regne de Dieu au sens plein que cette expression a dans Ie christianisme primitif. Ce qui seul interesse l'eveque d' Antioche, c'e,st l'abolition de la magie, de l'ignorance, des puissances astrales, qui probablement figurent 1a 'E~p-o:?p-bll, de la mort enfin, bref: de tout ce qui empeche l'homme et l'Eglise de 'parvenir a la vie eternelle.

Point d'al1usion a !'idee de creation.

Mais s'il ne fait pas commencer ce plan du salut par la crea­tion, ne serait-ce pas pour la simple raison qu'il n'y avait guere lieu d'insister sur ce point? Admettons qu'au cours des disputes avec les docetes la question de la creation ne se soit jamais posee - encore que ce ne soit pas tres probable, car enfin ces docetes devaient €tre plus ou moins dualistes ! II reste qu'il est etrange de ne jamais trouver dans les lettres de l'eveque d'Antioche une seule allusion qui permette d'admettre que Dieu ait ete Ie crea­teur du monde et redevienne Ie maitre souverain de to utes choses a la fin des temps (40). Simple omission due au hasard ? Cette explication pourrait encore etre envisagee a la rigueur s'il ne se trouvait qu'Ignace aime accumuler jusqu'a la plerophorie les titres et les attTibuts de Dieu et du Christ. Aussi l'argument e silentio prend-il un certain poids.

Surtout il y a ,deux ,points ou l'on peut verifier avec preCl­sian combien !'idee de la creation et Ie souci de la souverainete de Dieu et du Christ est loin de sa pensee.

On sait que la christologie d'Ignace est fort ,developpee: alors que les auteurs canoniques ne vont qu'avec une certaine reserve jusqu'a affirmer la ,pleine divinite du Christ, Ignace non seulement ignore cette reserve, mais va jusqu'a employer des formules qui eussent certainement cheque des chiHiens d'origine juive: il parle de la « passion de Dieu» (Rom. 6, 3), du «sang de Dieu » (Ephes, I, 1). Or, en me me temps que sur sa divinite,

(40) Tout au pIus pourrait-on invoqner les mots ':0') 02U,'1J'I'W, ':2 -.::2-17<1 a E:T:lV (Rom. inscr.). Mais Ie contexte indique nettement que la, comme souvent chez Ignace (Magn. 3, 2; Rom. 8, 2 et 3), Oi),,2l'J signifie non pas «vouloir», mais «aimer ». Nous n'avons trouve qu'un senl mot compose avec la racine « creer»; a'J:IY":[":IG02 b:'J':o'~;:; - « Recreez-vous! » (TraIl. 8). II est superflu d'insister.

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222 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

Ignace insiste tout naturellement sur la preexistence du Christ: il etait aupres du Pere avant les eons (Magn. 6, 1); i1 vient du Pere et retourne aupres de lui (Magn. 7, 2). Mais tandis que Paul, l'auteur de l'epitre aux Hebreux, celui du quatrieme evan­gile, Clement Romain, Hermas, Barnabas (41) et d'autres insis­tent sur la preexistence du Christ pour l'associer a la creation et au gouvernement du monde, Ignace ne dit rien de semblable. II professe lui aussi que Ie Christ est «Logos»; mais ce Logos n'entre en scene que pour s'incarner: il n'est que Ie principe de la revelation (Magn .8, 2). « II etait avant les eons, et est apparu a la fin» (Magn. 6).

Un auteur catholique (42), gene par cette lacune dans la christologie d'un homme par ailleurs si orthodoxe, acru trouver tout de meme un texte qui fasse allusion a Ia participation du fils lors de la creation. En ecrivant aux Ephesiens, Ignace tance vertement ceux qui ne sont chretiens qu'en paroles: « Mieux vaut etre (chretien) sans Ie dire que de Ie dire sans l'etre. C'est tres bien d'enseigner, si on fait ce qu'on dit. Mais il n'y a qu'un seul maitre, celui qui « a dit, etce fut fait» -- 0; d"C:'1 X(Lt ~Ii'w:o -; et aussi ce qu'il a fait dans Ie silence est digne du Pere ».

II y a la en ef'fet une citation -du Psaume 33, v. 9, ou il e-st fait allusion a la creation du monde par Dieu. Or, si Ie texte 'du psaume parle bien de la creation du monde par la seule 'parole du KVPLO;, l'ex~egese qu'Ignace en fait -prouve bien plutot que cette i;dee ne l'interesse pas 'du tout. Visiblement i1 n'a vu ici qu'un texte illustrant l'idee, qui lui est chere, que Ie Christ est Ie modele parfait de 1'accord entre la parole et I'action. La phrase sur Ie silence de Jesus ne peut d'aiIleurs, comme Lelong 1'a note en passant (43), faire allusion qu'auxsilences du Jesus terrestre, et a ceux de son proces en 'particulier, ce qui exclut totalement qu'Ignace ait ici pense Ie moins du moude a la creation: il n'a vu dans ce psaume, comme dans tout l' Ancien Testament, qu'un arsenal occasionnel ou i1 va emprunter parfois un argument.

En effet, et nous void au second point qui confirme ce qui

(41) I. Clem. 16, 2; Barn. 18; Hermas Sim. IX, 12, 3. Ce point a deja ete note par Von cler Gdltz, p. 13, mais cet auteur, en bon ritsch­lien meiiant envers toute CQlsmologie speculative, ne semble pas avoir vu toute 1a signification de cc:ltte ,indifference envers la creation.

(42) Rac1cl M. Die Ohristologie des Heilligen Ignatius von Antio­chien, Freiburg i. Br. 1914, p. 164-169.

(43) A. Lelong in Textes et documents publies par Hemmer et Le­jay, Les Peres Aiposto1iques III, P'aris 1927, ip. 20.

IMITATION ET L'XITE CHEZ IGXACE n'AXTIOCHE 223

precede, Ignace ne sait trop que faire de l' Ancien Testame:J.t. Ses contacts avec lui se reduisent a deux citations et quelques allusions, meme pas une demi-douzaine (44). Au fond, tout ce qui est juif lui est etranger. Dans les discussions avec les here­tiques judaisants qui ne veulent croire que ce qui est annonce dans les « documents» (Philad. 5), il se lasse bien vite, abandonne la discussion sur 1'Ancien Testament et se replie sur Ie Christ. Et alors que Ies autres auteurs du christianisme primitif appli­quent avec ardeur a l' Ancien Testament Ie schema prophHie­accomplissement, et s'acharnent a y trouver mille correspon­dances entr'e Ie temps des 'promesses et Ie temps de l'accomplisse­ment, Ignace n'emploie jamais ce genre od'ar'gumentation (45). Or, il ne faut pas oubHer, quelque etrange que puisse nous paraitre aujourd'hui l'exegese pratiquee par les premieres generations chretiennes, qu'elle se ,distinguait pourtant de celle pratiquee dans les milieux be'llenistiques par son sens de l'his­taire. Tandis qu'un Phil on, par exemple, ne s'interesse a Abraham guere qu'en tant que modele intemporel ,du sage, Paul Ie prend pour un etre historique qui a vecu dans un temps determine. On dira que les deux exegeses sont egalement arbitraires. Elles Ie sont sans Idoute aux yeux d'un esprit mod erne. Mais a regarder de plus pres on verrait qu'elles ne Ie sont pas de la meme maniere. Philon ne voit Ie plus souvent dans Ie Pentateuque qu'une galerie d'images juxtaposees dans l'espace, une collection d'idees et de modeles precieux au sage. L'exegese chrHienne au contraire _ bien que pour les besoins de la cause elle fasse souvent des emprunts a l'autre methode, - voit pourtant dans Ie passe d'Israel non pas un my the, mais une histoire, une serie d'evene­ments qui annonce et 'prefigure une autre histoire, reelle elle aussi, celIe de Jesus de Nazareth et de la fin des temps. Ainsi ce constant ,recours a l' Ancien Testament, si fatigant, voire aga«;ant pour Ie lecteur moderne, exprime pourtant, quelque paradoxal que cela paraisse au premier abortd, un sens aigu pour cette double verite que Ie monde antique a eu tant de mal a saisir - ce dont Ie gnosticisme est la 'preuve vivante - que Dieu ne se revele pas d'un seul coup, ni d'une maniere intemporelle par queI­que idee generale, mais au cours d'une histoire concrete ou il

(44) Von der Goltz, p. 84. (45) La nais.sance davidique n'interesse Ignace qu'ii, titre d'argument

anti-docete.Cf. Erphes. 20; TraIl. 9; Smym. 1. Ce fait a deja ete note par Joh. Weiss, Das Urchrist'enturn, p. 597, note 1.

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224 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

poursuit son reuvre, et que reciproquement, i1 y a une histoire reelle qui fait l'unite de l'humanite et donne un sens au monde. Dans un monde foncierement etranger a l'histoire, <:ette exegese, quoique fantaisiste dans Ie detail, a precisement dHendu <:e sens historique au nom duquel nous l'assimilons souvent aujourd'hui, avec une certaine incomprehension qui ne fait peut-etre pas grand honneur a notre sens de l'histoire, a un mode de pensee mythique.

On sait que devant les gnostiques, qui rejetaient l' Ancien Testament et tout element historique pour reduire l'evangile a un my the intemporel, un S. Irenee fut amene a insister avec la der­niere energie sur Ie caractere historique et tempore I de la revelation. II mit au centre de sa pensee la certitude que Ie monde a une histoire, un commencement et une fin, et que Dieu mene I'humanite de l'un a l'autre par une histoire reelle et pro­gressive, une fjl.Xfj'lfj?~?" ·du salut qui exige une maturatio e1: com­

prend l'ancienne et la nouvelle alliance. Or, l'fjl.y'fj'lfj?~'l. d'Ignace ne commence qu'avec Jesus (45).

Sur ce point, il ne laisse pas Ie moindre doute. Le Christ eta it avant les eons, mais ne parut qu'a la fin des temps (Magn. 6, 1). L'histoire sainte commence par les trois mysteres eclatants que nous avons mentionnes. Avant, i1 ne s'est rien passe. Le «judaisme », avec ses vieilles fables perimees (Magn. 8), ses « vieilles affaires» (Magn. 9), n'est plus qu'un «mauvais Ievain devenu vieux et entrain de pourrir ». « Car ce n'est pas Ie chris'­tianisme qui a cru au judaisme, mais Ie judaisme au chris­tianisme, ou sont venus se reunir lespeu¢es de toutes langues qui ont cruen Dieu » (Magn. 10). Abraham, Isaac et Jacob ne parvien­dront a Dieu que s'ils passent par la «porte», Ie Christ (Philad.9). Quant aux prophetes, comme on semble avoir accus~ Ignace de les negliger, i1 proclame qu'i! faut aussi lesaimer «parce que eux aussi avaient en vue l'evangile ». Ils furent sauves par leur foi en Christ. « Etant dans l'unite Ide Jesus-Christ, saints dignes d'amour et d',admiration, Ie Christ leur a rendu temoignage et les a ajoutes - ::-'J'IY1?,.~?·rlp.i'lfj~ - a l'evangile de la commune esperance» (Philad. 5). II semble bien qu'Ignace ne croie a une certaine revelation chez les prophetes que parce que Ie Christ leur a rendu temoignage. Ils etaient en esprit ses disciples, et en recompense illes a ressusc~tes au jour ,de sa venue (Magn. 9).

(46) Epbes. 6, 1; 18, 2; 20, 1; voir aussi 19,3.

IMITATIO.s ET L:-;ITE CHEZ IG:-;ACE D' A.sTIOCHE 225

Visiblement Ignace 'projette la revelation chretienne dans Ie passe sans accorder de valeur reelle a l'histoire d'Israel. Des lors on comprend Ie sens qu'il donne au message des prophetes: ils semblent n'avoir parle que pour les incredules d'aujourd'hui, c'est-a-dire, comme J'indique Ie ton violemment anti-juif du con­texte, pour les judalsants: «pour persuader aux incredules que seul existe Ie Dieu qui s'est manifeste par Jesus-Christ son fils, qui est son Logos issu du silence,et qui en toute choses plut a celui qui I'a envoye » (Magn. 8, 2). L'expression « son Logos issu du silence », qui donna tant ·de mal aux docteurs anciens et modernes (47), dolt evidemment marquer combien la revelation survient ex abrupto. Etcomme tout Ie passage est ecrit contre les judaisants, on pourrait meme se demander si Ignace ne va pas jusqu'a nier que Ie dieu d'Israel ait quelque chose de commun avec Ie Dieu ,de Jesus-Christ. Ces vues sur l' Ancien Testament ne sont-elles pas etrangement proches de celles que 'professeront les gnostiques ? et meme a certains egards de celles de Mardon ? II serait sans doute tres outre de faire d'Ignace un precurseur de Marcion, 'encore qu'il y ait entre eux, et dans les termes et dans la pensee, d'assez frappantes analogies (48). Toutefois, cette indif­ference envers l' Ancien Testament tr<l!duit Ie fait qu'Ignace penche vers une conception ahistorique de la revelation et de la rbdemption qui n'est pas tellement dif£erente de celle des gnostiques.

La transformation de l'eschatologie.

Cette notion de la redemption qui ne vise qu'a l'immortalite de l'homme doit entrainer une certaine indifference, non seule­ment envers la creation et l'histoire passee, mais aussi envers la fin de l'histoire. II est vrai qn'Ignace n'ignore pas l'attente de la

(47) '\';'{0; 2";, 'J"ri.~ 7:~0,)Jl<:'1 (Magn. 8, 2). Cette formule a fait couler des flots d'encre. Ellie frise une des affirmations les plus here­tiques de Valentin: que I'eon '\/.'("; aurait procede de l'eon :':";,~. Aussi queIque interpdlateur ancien a-t-il pris soin de lui faire dire Ie con­traire en intercalant apres )">("; les mots i:'>"; "j'l.. Les adversaires de I'authenticite des Ilettres d'Ignace invoquaie.nt ce texte interpole pour affirmer qu'elles ne pouvaient etre que posthieures au syste:roe valentinien, jusqu'a ce que L'ightfoot c1ecouvrit Ie texte primitif dal~s une version armenienne et une citation de Severe d'Antioche.

(48) La ,,,:<, b:,c;J/:X du Dieu (., invisible ;), l'insistance sur Ja XZ"/0~'{,; de l'evangile. Von der Goltz a deja fait ce rapprochement (p. 154).

ponrsuit son o::uvre, et que reciproquement i1 <' t:ne hi~to:re

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226 REVt'E D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

fin des temps: « Les derniers temps sont la; soyons confus, res­pectons done la patience ,de Dieu, de peur qU'elle ne tourne pour nousen jugement. De deuxchoses l'une: ou nous craignons la col ere a venir, ou nous aimons la grace 'presente (Eph. 11, cf. Smy,rn. 9) .. ,. Les choses ont une fin: devant nous il y a deux possibilites: la mort ou 131 vie; et ohacun va rejoindre son propre lieu... II y a deux sortes de monnaies, celle de Dieu, celle du monde ... (Magn. 5). L'herHique « est souille »; i1 ira dans «Ie feu qui ne s'eteint pas, lui et celui qui l'ecoute ». Remarquons qu'Ignace n'attend pas ce qu'attendait Paul, la prise du pouvoir par Dieusur Ie monde tout entier, mais seulement la separation dHinitive des deux mondes qui actuellement sont encore entre­mel,es. De to ute l'eschatologieprimitive i1 reste l'aspect negatif: la coIere a venlr sur ceux qui n'ont pas cru, cette menace du jugement sur les increduIes «!tant toujours un puissant argu­ment f'ait 'pour stimuler Ies croyants. Quant a tout Ie cote positif de l'eschatologie primitive, au retour du Ohrist (49), a la prise du pou~oir 'par Dieu sur Ie monde tout entier, a la resurrection simultanee des croyants (50), i1 est tout simplement ignore. Deux fois seulement il est question du «royaume de Dieu », mais c'est dans des citations de Paul qui n'interessent Ignace que pour la condamnation des heretiques (Ephes. 16; Philad.3, 2). Toute la partie positive de l'eschatologie est remplacee par une autre eschatoIogie, etrangere a l'histoire, l'idee hellenistique de I'ascension de l'ame vers l'immortalite. Les prophetes ont ete ressuscites par Jesus lors de sa venue; Ie martyr qui imite la passion ,du Christ ressuscite des apres sa mort. Toute l'Eg'lise s'achemine vel'S Dieu (Pol. 2). Que 1'on prenne Ie raccourci me­ritoire du martyre, ou la grande route suivie par l'Eglise, tou­jours Ie but 'est ,de 'parvenir aDieu, et les moyens en sont la croix, cette «machine» - P.T{Zrt.'1·f. - qui Cleve les ames, Ie Saint Esprit, l'amour et la foi (Ephes. 9). Devant cette ascension vel's l'i:mmortalite, les quelques reminiscences eschatologiques d'Ignace 'paraissent bien pales et conventionnelles. Encore une fois, l'idee si vivace chez Paul d'une nouvelle creation qui vien­drait non seulement retablir Ia premiere, mais instaurer un ordre ou Dieu soit vraiment seuI souverain, a completementdisparu.

(49) Le terme « parousie» designe ola premiere venue du Christ (Philad. 9).

(50) Dans Pol. 7, il faut lire, avec Lighfoot, non pas 1:~, a.'12T"C::lcrot, mais TfI a!-:J.a~L.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 227

La mystique de l'unite et la notion de Dieu.

Pour me surer (;ombien cette reduction de l'evangile a ce qui assure I'immortalite du croyant entraine une attenuation de Ia souverainete de Dieu, il importe maintenant d'examiner l'emploi que fait Ignace du terme 0zo;. Les attributs de Dieu relatifs a la creati<m et a s'a souverainete sur Ie (;osmos etant completement aibsents, les s'euls qu'il connaisse sont relatifs a la redemption: Dieu est ap'pele «Pere» de l'esu~-Christ, souvent Ie «Pere» tout court. Mais Ignace affectionne particulierement Ies attri­buts couelatifs a l'Eglise: Dieu est Ie berger, qui aime les siens. Rien n'est plus caracteristique de la theologie d'Ignace que Ia maniere dont il comprend l'affirmation monotheiste: elle n'ap­parait que lorsqu'il s'agit d'insister ~ur l'unite de l'Eglise (Magn. 7, 2; 8). Ailleurs Dieu est a'ppele «l'eveque de tous ~ S'l't[:J'XO'l'tO; ... ci'r.W'1 (Magn. 3). Ne dirait-on pas que la doctrine monotheiste est avant tout 'lasuperstructure, la replique sur Ie plan divin de l'unite qui doit exister dans tout Ie monde spirituel et dans l'E'glise en particulier ?

Si Ie soud de lasouverainete ode Dieu est tellement a I'ar­riere-p'lan des pr,eoccupations d'Ignace, on ne sera pas etonne de ne pas trouver chez lui ce respect de la transcendance de Dieu particulier au judaisme et au christianisme :primitif. Pour bien prouver combien il estime les ,prophetes, i1 Ies appelle' tres divins &SLO't"rt.'WL; (51); iI s'intitule lui-meme« porteur de Dieu »,

OZOyOpO; (52); les croyants ~ont tous «en Dieu» -« Vous etes pleins de Dieu », ysp.s't"d:;)w0, ecrit-il aux Magnesiens (Magn. 14) - et forment 't"o ~Y the;; ",),·{.9o; (TraIl. 8). En outre, Ie mot (jso;

entre dans des mots composes si nombreux qu'on a l'impression qu'il peut designer non seulement la personne du pere de J esus­Christ et Ie Christ Iui-men:e, mais qualifier tout ce qui appartient de pres au christianisme. Cette impression se confirme lorsqu'on etudie de pres certaines expressions comme o flOyW1. , oflo-f.Da:t

(51) Best significatif qu'Ignace applique ici aux prophetes Ie titre bien grec de OE'O, a.~';,p, qui designait de 'preference les voyants et les grands legistes du passe; par exemple Epimenide chez Platon, Lois I, 642 d. Les stoiciens consideraient Ie sage cornme Ih;o; (Diog?!ne Laerce VII, 119 sqq.).

(52) Accentue sur l'antepenu!tieme, ce mot aurait Ie sens passif «porte par Dieu»; mais ce sens dst exc1u par Ephes. 9, au taus les chretiens, d'ailleurs, sont appeles theophores.

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228 HEVVE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEVSES

B£1)0 ;:j;/,P{');J.CI., E'I';':',,; s'/wn; (-)<;1)0. Cette derniere expression sur­tout ne signifie pas seulement l'unite commandee ou donnee par Dieu, mais aussi «l'unite deschoses divines ». Peut-etre bien faudrait-il traduire parfois «l'unite de Dieu », Dieu desi­gnant non plus seulement un etre personnel, mais une sorte de substance divine dont Ie but de la redemption est de rassembler les parties. En tous cas Ignace peut ecrire des phrases assez singulieres: «La foi et l'amour, parvenus a l'unite, c'est Dieu ».

, ~, ~, , " , " (E h' 14) E ':CI. 'JO 0'.)1) 0'1 S'II),:'r,':~ "S'/I)'J.S'ICI. (-lsI): 07':'.'/ p ,es. .« tre " '

au milieu des betes, c'est etre au milieu de Dieu - (J-o--:CI.;~ (-)sr;;:)

(Rom.). Ailleurs il conclut que les prophetes et les apotres, tout cela est sl..; ~'I';,:'rl':"J, (-)W) (Philad. 9). Et toujours a nouveau, en de multiples variations, reviennent sous sa plume - ou plutot sous sa dictee - les memes formules stereotypees: i;,,';--:,,;, f'It')7~;, (54). Cette «unite », cette «union» n'est-elle qu'un mot d'ordre forge dans la polemique c~ntre les heretiques, et cette insistance n'est-elle due qu'aux circonstances critiques ou se trou­vent les eglises d' Asie? S'il en etait ainsi, on devrait pouvoir trouver dans la pensee d'Ignace des zones ou ce motif de l'unite ne joue pas de role particulier. Or, non seulement toute l'ceuvre du Christse resume pour lui dans la S'M7'.; crCl.PX~X';'1 xCl.l.

;:'IS'.J(J-Cl.':',x-/" mais cette meme formule lui sert a caracteriser toute la vie chretienne: «Tu es a la fois chair et esprit pour que ... » explique-t-il a Polycarpe (Pol. 1; 2); garder cette unite et l'imiter dans toute sa vie. est Ie but de tout chretien, qui fera « selon l'esprit me me ce qu'il fait selon la chair » (Ephes. 9); enfin, pour Ie mariage lui-meme (55), ou pourtant Ie soud de l'unite de I'Eglise n'a rien a voir, Ignace emploie Ie terme i:"1to)7'.;,

et toute sa theorie du mariage, comme celle de l'epitre pseudo-

(53) D'ameurs il sem1:lle bien que dans la meme phrase la n),0y.::t'(::t IJb, l'enselmble des vertus, soit plu'S ou moins identifiee aDieu, Ce serait bien hellenistique, et tout proche de la definition de Dieu de Corp. Herm. XI, 3: "r, 0~ -:(J~ f-1~r)=J (/j'J~2 -:[,:; ~'j'':~'J; -:r) 'i:Y:l(Jrj'J 'l.:zt -,)) "'I.:1./,()'i.

(54) J. Moffatt (An approach to Ignatius, Harvard Theological Re­view XXIX, p. 6, note 9), a bien remarque que ces abstractions plus ou mains gnostiques, «plerome», « unite », etc ... , deviennent chez Ignace « curiously alive and glowing ».

(55) Les idees d'Ignace sur Ie mariage sont a la fois tres proches et assez differentes de celles de Paul. Une comparaison attentive de PoL 5 avec 1. Cor. 7 montrerait qu'a la difference de Paul, Ignace reconnait taciterr:ent une superiorite religieuse a ceux qui par l'absten­tion sexuelle « honorent la chair du Seigneur »,

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n' ANTIOCHE 229

paulinienne (56) aux Ephesiens, repose sur I'ioee que les epoux doivent imiter les relations du 'Ohrist et de l'Eglise (Polyc, 5, 2). Tout cela atteste ,suffisamment que 1'« unite» ou 1'« union» est bien Iplus qu'un mot d'ordre dicte par les circonstances: c'est une categorie fondamentale de sa pensee, un motif qu'on retrouve agissant sur tous les ,plans de sa mystique; depuis sa morale, en passant par son ecc1esiologie et sa christologie, il determine jusqu'a sa theologie proprement dite. L'union est Ia qualite ,essen­tielle ,du monde spirituel. Etre dans l'unite, c'est « preilidre Ie ton de Dieu» et chanter d'une seule voix. Etre dans l'unite, c'est avoir toujours part aDieu - P-E't€XZ"'i BE,)U (Eph. 4). Les chre­tiens doivent etre «emmeles» £YXEXp(1P.<;'''o~ a l'ev~ue comme I'Eglise a Jesus-Christ et J esus-Ohrist au Pere, afin que toutes choses soient harmonieuses dans l'unite, tva. 'teL 7tcl.vteL EV EVO't"fI't~

O'up-rWYl. ~ (Eph. 5). Enfin Ignace ne se contente pas de rappeler que Dieu est un, il va jusqu'a identifier l'unite a Dietl: « .. .I'unite, qui est Dieu lui-meme » (T'rall. 11,2). II Y a doncchez Ignace toute une mystique de l'unite analogue a cene de l'au­teur de l'epitre aux Ephesiens, mais encore plus developpee, au point que Ie ,souci ,de I'unite met tout a fait a l'arriere-plancelui de Ia souverainete de Dieu.

L'unite de J'EgJise.

De cette mystique de I'unite du monde spirituel la theorie de l'Eglise qui nous apparait dans les epitres d'Ignace n'est qu'une application particuliere qui, sous 1a pression des circons­tances, a pris une importance et un rdid 'Particulierement saisis­sants. Les heretiques qui 's'abstiennent de l'eucharistie et nient qu'dle soit la chair et Ie sang du Christ (Smyrn. 7) ne nuisent pas seulement a l'unite de l'eglise locale; leur secession ne com­porte pas que les inconvenients de toute division; elle est meme plus qu'une trahison: elle entraine les plus graves repercussions metap'hysiques, et porte 'atteinte a c'etJte unite d'U monde spirituel

(56) Dans tout ce travail nous pre'supposons, sans d'ailleurs en etre parfaitement per,suade, que Il'epltre canonique a'llX Ephesiens n'est pas de Paul. Comme elle ,presente nombre d'analogies aveccellesd'Ignace, il eii~ ete precieux <l'y recourir sur ,plusieurs points. Nons y avons renonce pour ne ·pas .etendre la discussion. On 'consultera avec fruit Heinrich SchEer, Christus 'llnd die Kirche im Ephes'erbrief, Beitdige zur histor. T'heol. Tubingen 1930.

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230 REVUE D'HISTGIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

sans laque1'le -Ie salut est impossible. Les heretiques sont de's otxorOOpo~ (Eph. 16). Et i1 se pourrait meme qu'Ignace aitpense - i1 est vrai qu',il n'y a pas de texte qui Ie dise explicitement -qu'ils compromettent non seulement I'unite divine au sens large, mais encore oeelle de Dieu lui-meme .. Quoi qu'it en so it, Ignace rappelleenergiquement que Dieu est un, que l'unite, c'est Dieu, que la ou est l'unite, lii est Dieu; que Iii ou il y a division, Dieu ne 'Peut haJbi1er.

Contre tout schisme - la tSeparation est Ie commencement de tous les maux (Smyrn. 7) - i1 deve10ppe une theorie de l'unite et ,de l'autorite de l'Eglise qui decoule tout natur'ellement de cette mystique de l'unite. En ve-rtu du principe de « l'union char­nelle et spirituelle» toute eg'lise locale, tout comme les epoux ou les croyants individuels, ,doit imiter et par Iii incarner l'union parfaite du monde spirituel. L'union de l'eglise locale est -rU1tO; xoc[ b~'&rJ.X+i a.rp6ocpa-b:; (Magn. 6). Son eveque, en vertu de ce principe d'imitart:ion, est -rU1tO; xoc~ yvtiJ[1-T) eSOU (Eph. 3-4). II est a.E~o6w; Et comme il preside a la place de Dieu (Magn. 6), obeir ii l"eveque, c'est obeir ii Dieu. Et Ignace ne se lasse pas de developper ce principe d'analogie et d'imitation mystique: a la hierarchie celeste Dieu-Ohrist-apotres doit correspondre la hierarchie terrestre eveque-presbytres-foule des croyants. Sou­vent, il est vrai, ce parallelisme est quelque peu dHectueux (57). Qu'importe ! L'essentiel est que la .hierarchie terrestre soit une imitation, une replique 'de la hierarchie aivine. Inversement Ie monde celeste est con~u a l'image de l'eglise locale, les apotres etant les 'presbytres (Philad. 5), Ie Christ ou Dieu « l'eveque de tous :. (TraIl. 3, Polyc. 8).

Ainsi Ia theorie de l'epi<scopat monarchique decoule direc­tement de cette mystique de l'imitation. Sans doute cette theo­rie n'eut-elle 'pas pris Ie relief qu'elle a ,dansles lettres d'Ignace si elle n'avait ete renforcee par les circonstances de Ia lutte contre les gnostiques. Mais elle est tellement liee au motif Ie plus central de sa pensee - il se dit lui-meme Cl.ySPW1tO; e:l; EYWa-W a.-r;-r,p" .. a-p.bo;

(Philad. 8) - qu'il est impossible d'y voir une construction faite a posteriori, sous Ia pression des necessites. Que l'eveque est Ie rrepresentant de Dieu, qu'il faut lecraindre comme Dieu lui-'l11eme, reverer en lui Ia puissance de Dieu, Ie regarder comme

(57) P. ex_ dans Magn. 6, ou il n'arrivepas a trouver de parallele celeste aux diacres.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n'ANTIOCHE 231

Dieu lui-meme, tout cela est pour Ignace une chose qui va de soi, une verite a priori. Aussi ne songe-t-il nullement a l'appuyer d'arguments autres queceux qui reI event du principe de I'imi­tation. On cherche en vain chez lui la moindre velleite de justifier l'autorite de l'eveque par quelque motif juridique; jamais i1 ne se reclame sur ce point d'une tradition apostolique'. Et pour­tant il aime a rappeler aux Ephesiens Ie souvenir de l'apotre Paul, dont iIs sont Testes les «co-inities» (Eph. 12)! En outre, Ignace ignore total'ement I'idee d'une organisation interecclesiastique. Bref, tout ce qu'il peut y avoir d'apparemment juridique dans sa theorie de l'episcopat monarchique derive tout naturellement de sa mystique: comme 1'« union ,charnelle et spirituelle» caracte­rise tout ce qui fait partie de la sphere divine, il est normal, i1 est neces'saire que sa partie terrestre so it une repJique, une imita­tion, une realisation aussiexacte que possible de sa partie celeste.

Du point de vue qui no us interesse ici, la question des ori­gines et du developpement historiques de 1',episcopat monar­chique en tant que mode d'organisation estrelativement secon­daire. D'ailleurs i1 ne semble ;pas que ce Boit cette institution en elle-meme qui caracterise Ie ,catholicisme. En fait, non seule­ment toute association religieuse 'comporte necessairement un minimum d'organisation, mais il y a tout lieu d'admettre, it l'en­contre de la fame use these de Sohm, que des ses debuts l'Eglise pouvait avoir une organisation assez serree. On ne voit meme pas pourquoi une sorte d'episcopat monarchique en tant que mode d'organisationexterieure eut ete tout ii fait impossible, en prin­dpe, dans les premieres ,communautes cbretiennes, par exemple celles oereees par rapotre Paul !

Mais ce qui n'eut pasete 'Possible ,dans la pensee de Paul et du Nouveau Te'stament engen-eral, 'et est proprement la marque originale de l'Eglise catholique, oe'est la confusion pure et simple d'un mode d'o:rganisation 'exterieure avec un systeme divin, I'erection des res juris humani au rang de res juris divini. Alors qu'ii Rome cette confusion s'est faite dans une atmosphere juridique, et fut justifiee par Clement au moyen d'un legalisme emprunte a l' Ancien Testament etd'une theorie de Ia tradi­tion apostolique, elleest, chez Ignace, tout naturellement impli­quee dans sa mystique de l'union et de l'imitation. L'eveque d' Antioche eut pu dire comme Tertullien: « Ecc1esia ab apostoJis, apostoli a Christo, Christus a Deo ». M'ais son raisonnement a lui ne remonte guere Ie cours du temps; il remonte plutot une

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sorte d'echelle mystique et intemporeUe. Et c'est a'll long de cette echelle qu'il fait monter 1'eveque jusq'll'a, la place extraordinaire qu'i1 lui attd-bue: i1 est l'image de Dieu. , Ce qui precede permet peut...etre d'eclairer encore sur un autre point la genese de la notion catholique de l'Eglise. Au sujet du terme meme d'eglisecatholique, - xCJ.'Joi,'.x-rj lxxh,O"~!X,

qu'I'gnace, on Ie sait, est Ie premier a mentionner - on se demande en general s'il a eu d'aborld Ie sens spatial d'Eglise universelle opposee a l'eglise locale, ou Ie sens dogmatique d'Eglise orthodoxe opposee aux heretiques. Dansce fameux texte d'I'gnace : «Partout ou parait l'eveque, que la soit aussi Ie 'ltA-~eo;, de meme que la ou est Ie Christ, la est aussi la x!X~ohx-~

ExxA7jO"LCt.» (Smyrn. 8) W. Bauer, Lelong et d'autres (58) voient simplement l'Eglise univel"selle au sensspatial. Or, Ignace n'a guere en vue ici la difference entre I'Eglise Iocale et I'Eglise universeIle; ce- qui l'interesse, c"est la similitude entre Ie 'ltA.y;So; et l'Eglise «catholique ». «Catholique» doit donc ~or­respondre de quelque maniere a 7t),7;So;. Et comme 7t)/i. 90; ·designe chez Ignace l'eglise locale en tant que representation parfaite et totale ,de l'union de Dieu (d. Smyrn. 8), il est tout normal de voir dans «eglise catholique» unsens correspondant: c'est l'EgIise totale, une, ce terme ayant toute la 'p}(~nitude et la resonance mystique qu'ila ,chez Ignace,c'est la sphere divine ou toutes c'ho'ses sont dans l'harmonie' la plus parfaite, l'Eglise celeste dont Dieu ou Ie Christ est l'eveque, lesapotres Ie college preSbyteral (Philad. 5), et que chaque 'eglise terrestre doit imi­ter et representer. Cette Eglise «catholique» n'est donc «uni­verselle » ou « orthodoxe » que d'une maniere secondaire et deri­vee. L'accent n'est ni sur Ie sens spatial, ni sur Ie sens dogma­tique; i1 est ,sur l'unite et la totalite de 'la sphere divine (59). Mais i1 est evident qu'en partant dece sens fondamental on peut aisement bifurquer vers l'un et l'autredes deux sens que

(58) P. ,ex. Batiffol, L'EgUise naissante et Ie Catholicisme. Paris, 1927, 'po 166:'167.

(59) F. Kattenhusch (D3!s Apostolische Symbol, 'po 922-927) pense qu'a l'odgine «catholique» signi£iait plutot «una sola}). En tous cas {( catholique}) pouvait designer aIUssi bien l'unicite que l'unive;rsalite de l'Eglise. Mais Kattenbusch n'a .pas vu l',importance de -cette idee mys­tique de la totllJlite qui nous parait avoir ,ete fondamentale. Notre hypo­these 'semble d'a~lleurs etre confirmee par Ie sens que donne au mot « catholique }) Ie Martyre de Polycarpe. Dans inscr. 1; 8 et 19, ce terme ne peut guere avoir Ie sens 'spatial: il yaurait regulierement ,pleonasme; dans 16 Ie sens dogmatique est evident.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 233

Ie terme 'prendra de preference ,dans la suite. L'eglise «catho­lique» est donc pour l'eveque d'Antioche l'Eglise xcWoAou, l'Egli-.;e ensoi, le nom que prend sur Ie plan 'sociologique .: l'unioncharnelle et spirituelle» de la sphere divine. L'Eglise n'appartient pas seulement a cette sphere divine; elle est cette sphere. Et grace au principe d'union et d'imitMion, l'eglise terrestre avec sa hierarchie re~oit un caractere plus ou moins divino Pour en avoir quelque idee il suffitde relire les titres et qualites dont l'emphase d'Ignace comble les eglises auxqueUes il s'adresse. Quel contraste avec la sobriete de l'ap6tre Paul! C'est qu'en vertude « l'union oharnelle etspirituelle» i1 y a mainte­nant entre Dieu, Ie Christ et l'Eglise celeste d'une part, les eglises terrestres et leur hierarchie d'autre part, une si parfaite conti­nuite que l'on dirait Ipresque une sorte de circuminsessio: ecc1e­siologie, christologie, theologie, c'est tout un ; et toute la 'pensee d'Ignace pourrait etre developpee, aussi bien que sous les trois titres, sous l'un quelconque d'entre eux.

Cette parfaite continuite risque d'autant plus d'etre une confusion du divin et de l'humain qu'a l'attenuation du sens de la souverainete de Dieu que nous avons constatee plus haut cor­respond tout naturellement une attenuation du sens de 1a rea1ite du peche. Du pardon des peches i1 ne reste, chez Ignace, que de pales reminiscences. Une fois seu1ement il cite la formule toute conventionnelle « .. .1achair du Christ qui a souffertpour nospeches» (Smyrn. 7). Le peche, conc1ut Bousset (60), i1 Ie connait a peine. Pecher, ce ne semble etre guere pour lui que seseparer .de l'Eglise, et Ia ,penitence est simp1ement Ie retour a l'Eglise (Smyrn. 9, 1).

C'est pourquoi, d'ailleurs. 1a mortdu Christ ne 'peut pas avair pour Ignace de valeur salvatrice en elle-meme: toute sa valeur reside ,dans Ie fait qu'eUe est la condition necessaire de 1a resurrection (61). Au cours d'une discussion avec les judai'sants, i1est amene a attribuer au Christ 1a fonction de grand pretre: «Les pretres, eux aussi, c'est Ibien; mais hien plus grand qU'eux est Ie grand-pretre, chargedu 'saint ,des saints, l'unique confident des secrets de Dieu, la porte qui mene au Pere ... » (Philad. 9). Ce grand-pretre est Ie seul detenteur de la ,connaissance de Dieu, mais il n'a riena voir avec l'idee d'un sacrifice pour les peches.

(60) W. Bousset, Kyrios Christos, 2. edition, Goetti'llgue 1921, p. 295, note 2.

(61) Von der Goltz, !p. 30.

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234 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

Enfin, de toute Ia theorie paulinienne de Ia justification (62) il ne reste que deux vagues reminiscences: dans Rom. 5, ou il est fuit allusion a 1. Cor. 4, 4, et dans Philad. 8 Ie terme «etre justifie » signifie simplement, comme 'dans les Odes de Salo­mon (15, 10 sqq.) «avoir atteint Ie but de l'itineraire celeste:t. C'e'st assez prouver qu'Ignaee n'a plus compris Paul.

C'est que toute 'Sa theorie de la redemption est centree sur la realisation de l'union et de l'integrite de la sphere divine. Le peche n'€tant plus,cornme chez Jesus et Paul, Ie grand obstacle entre Dieuet l'homme, i1 est tout normal-qu'Ignace en vienne a ce double l'esultat: d'une part Ia distance entre Dieu et l'homme est attribuee avant tout a la matiere (Rom. 6, 2) ou l'homme est tenu eaptif par Ie'S Ipuissances adverses; et d'autre part Ia redemp­tion ,consiste surtout a delivrer :l'homme de la matiere et de ces puissances adverses, et a 'l'integrer dans l'unite divine au i1 trou­vera l'imrnortalite. Cette conception de Ia 'l'edemption se trouve concentree dansces mots: « Par sa passion Ie Christ vous appelle, VOllS qui etes ses membres. Or la tete ne peut etre engendree - 'YE'iY1j6·ii'i(1.~ - separement san'S BeS membres, Dieu comman­dant l'union - ~VW(l"~; - qui est Dieu lui-meme'» (TraIl. 11,2; d. aussi Magn. 7, 2). Pour bien comprendre ,ce que signifient les mots « la tete ne peut naitre sans les membres », i1 faut se rap­peler que pour Ignace 'Son martyre sera sa naissance a la vie divine. Dans Rom. 6 i1 parle de son enfantement - '":0Y.S,0;.

Or, Ie sauveur etant Ie prototype des sauves, Ie Christ Ie modele ,de la passion du martyr, i1 est tout normal qu'Ignace appelle « naissance » du Ohrist son entree dans l'immortalite. Pour lui comme pour Paul, Ie Christ est donc «premier-ne d'entre les morts» (Col. 1). Jusqu'ici Ie parallelisme entre Paul et Ignace semble parfait. Mais au dela P,aul et I'gnace divergent profonde­ment. Dans l'epitre de Paul aux Colossiens, cet hymne cele­brant l'reuvre et la 'toute-p'uissance du Christ qui embrasse la ,creation et la redemption, Ie Christ n'est ;pas seulement la «: tete» du corps, il en est Ie chef souverain, Ie prince -- « afin qu'en toutes ,chases i1 soit premier ». La comme ailleurs <:he'z Paul Ie mot xS:Pr:J.U, est fortement determine par l'idee de souverainete exprimee par Ie mot hehreu «rosh:t et signifie «chef» ausens de «maitre» (d. I Cor. 11, 3 sqq.). Anime par lacertitude que Ie Christ, Ie ehefsouverain de toute

(62) Von der Goltz, p. 32-33; Schlier, p. 171 sqq.

IMITATION ET U:-<ITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 235

la creation est aussi celui de loa nouvellehumanite qui est son Eglise, Paul conclut audacieusement de sa puissance creatrice que les fideles 'pour qui il est mort et ressuscite sont deja morts et ressuscites avec lui (Col. 2, 12, 20; 3, 1, 3), et qu'il ne leur reste qu'a vivre en consequence et a attenclre que Ie Christ vienne

les l'assembler lors de sa parousie.

Chez Ignace }'idee de la souverainete du Christ parait bien estompee. Non seulement il n'est jamais question de sa souverai­nete originelle sur Ies puissances cosmiques (63), mais il est moins Ie chef du corps de l'Eglise que la tete qui ne peut <maitre sans les membres ». Le caractere unique 'du Christ et la portee de son reuvre sontplus attenues que chez l'apotre. II n'est pas mort pour Ies croyants au sens fort que ce «pour» a dans la pensee de Paul; il semble presque qu'il ne soit mort pour eux que dans la mesure ou ce fut necessaire pour qu'ils puissent a leur tour pa,rcourir l'itineraire qui mene par Ie Christ aDieu. Et Ie rassemblement final des membres du ,corps du Christ ne sera pas I'reuvre du Christ revenant avec puissance, il se fait au fur et a mesure que les membres rejoignent Ia tete par une mystique active. La tete, Ie Christ, a passe 'par 1a mort: il faut maintenant que chaque membre y passe a son tour. Aussi Ignace considere que (, ... sa vie n'est pas en nous, si nous ne choisissons pas Hbre-

d . d 'II" II - , ment, e mounr en vue, e sa mort» - r:J.!)Qr:J.~ps'":w;... Ct.7':OUr:J.'1n'l E\<;

'to Ct.u'to0 7.:1.60'; (Magn. 5). En dictant ces mots Ignace ne pense pas aux seuIs martyrs; il a en vue to us les Hdeles. Mais tandis que Ie martyr realise l'imitation la plus parfaite de la passion du Christ, Ie simple croyant s'eleve vers Dieu en realisant dans sa vie cette union parfaite qui caracterise tout ce qui est divin; i1 suit ledrame de la passion dans Ie cuIte (64), et reC50it Ie benefice de la resurrection, l'immortalite, dans Ie sacrement de l'eucha­ristie. Mais i1 est ,evident, a present, que dans une telle conception de la redemption il y ,a entre Ie chretien ordinaire et Ie martyr une difference 'profonde. Maintenant on voit plus nettement com­ment la haute idee qu'Ignace se fait du martyr est inseree dans

(63) Pourtant Ignace aurait grand interet a affirmer comme Paul que Ie Christ est Ie cTt!ateur eit Seigneur des anges. M'ais il dit seulement que s'rls ne croient pas au sang du Christ los al1lges et Ies puissances eeront condamnes (Smyrn. 6).

(64) A l'expression d'I'gnace «mourir volontairement» de Magn. 5, nous avons trouve un parallelepresque textuel: Apulee rapporte que l'initiation aux mysH:res d'Isis est une voluntaria mors. (Metamorph. XI, 21). Dans Ie culte!, Ie fidHe imite et revit la mort du dieu.

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236 REVUE D'HISTOIRF. ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

Ie caare general de sa mystique, et combien son desir .de mourir est intimement lie a sa doctrine ,de la redemption.

D'un meme mouvement, anime par cette mystique de l'union et de !'imitation, Ignace a hausse hien au->dessus des simples croyants deux categories de fideles: Ie martyr et l'eveque. L'un re~oit, par une mort reelle et sanglante a l'image de celle du Christ, une di'gnite extraordinaire; l'autre est la replique et l'image de Dieu. Ils sont les representants de «l'unite charnelle etspirituelle », l'un en attt:stant la realite des souffrances -de Jesus, l'autre en etant Ie centre de la vie cultuelle de l'eglise. Tous deux se'rvent l'unite de l'Eglise, Ie premier en mourant, Ie secofllden vivant pour elle. Etcomme la -hierarchie humaine de I'Eglise a pris une signification metaphysique, ils form~nt deja, du moins virtuellement, une aristocratie disposant de pouvoirs religieux etendus: Ie martyr peut orienter Ie benefice de son sacrifice, et Iapriere de l'eveque est plus efficace qu'une autre. (Ignace reconnait aussi la superiorite de l'ascete, mais avec des re-serves : car elle risque de faire concurrence a I'autorite de l'eveque (Pol. 5)]. Aussi sont-ils, a l'eI1lcontre des heretiques, les vrais gnostiques: l'eveque a la «pensee de Dieu»; et Ignace re~oit sur la route spirituelle qui Ie mene vers Dieu des revela­tions de toute espece concernant la constitution du mande des anges (TraIl. 5,2). Seulement i1 sait se mesurer et ne s'en vantera pas (TraIl. 4). II s'efforce de rester humble, et estime qu'il faut se distinguer -bien plutot par la foi et l'-amour, au-dessus des­quels il n'y a ,rien (Smyrn. 6, 1; Magn. 11, 2). Et de meme qu'il insiste sur cette humilite et craint de se laissergriser par l'hon­neur d'etre martyr, il 'reste tres humble dans ses appels 11 l'obeis­sance. II a beau insister pour que -rien, absolument rien ne se fasse sans l'eveque, il n'a vraiment riend'un esprit clerical. Aussi il n'y a guere lieu de se livrer a une trop facile comparaison entre Ignace et son homonyme de Loyola. Surtout i1 est faux, et deplace au surplus, de pretendre que «Hier redet ·der erste PfaH (66)!» Car ce o'est pas Idu tout l'extension du pouvoir temporel de l'Eglise qui Ie preoccupe. Son seul souci est tou­jours l'imitation, la realisation de cette unite a Ia fois mys­tique, cultuelle et morale en dehors de laquelle nul ne saurait parvenira l'immortalite.

(65) Schlier, p. 164 sqq. . . (66) P. Wernle, Die Anfange unlserer Religion, Tiibingon u. LeIpZIg

1901, p. 362.

IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D' ANTIOCHE 237

Conclusion.

Dans ce texte de la lettre aux Tralliens que nous venons d~ citer plus haut on trouve - in a nutshell - toute la pensee d'Ignace: sa conception du martyre imitation du Christ, sa theo­rie de la redemption par la realisation de l'union, sa notion mystique de l'Eglise corps du Christ, sa notion de Dieu elle­meme, Dieu etant avant tout Ie" sujet et l'objet de cette union. Et toute sa pensee est tellement concentn!e sur ce soud de l'union qu'il -en arrive ici a renverser Ie sens de l'image du corps du Christ. Alors que Paul n'emploie jamais cette image que pour marquer la solidarite des membres entreeux ou Ie caractere intime de leur dependance it l'egard du Christ, elle est ici retournee: « Par sa passion Ie Christ vousappelle, vous qui etes ses membres; Ia tete ne peut etre engendree sans les membres ».

Est-ce a dire que Ie Christ ne 'peut entrer pleinement ·dans la vie eternelle avant que tous les croyants soient reunis? Nous ne pensons pas qu'Ignace ait ete jusqu'a penser cela. Pourtant on ne peut s'empecher de songer ici a certains textes gnostiques au i1 est dit que Ie sauveur a besoin de ses membres pour etre com­plet et retrouver son unite. Cette idee est naturellement impli­quee dans Ie my the du sauveur-sauve, ou Ie sauveur n'est que la somme de ses parties, l'ensemblede ses membres disperses, la totalite de la substance divine repandue dans Ie monde. Ignace est certes trop chretien pour partager cette notion mythique, impersonnelle et substantialiste du sauveur et de Dieu. Neanmoins Ie primat decette €vwO'~<; donne a toute sa mystique une forte tendance a voir en Dieu, dans Ie Christ, dans les membres de son corps et ,dans toutce qui concerne l'Egtlise une seule et meme substance plus ou moins divine (68). Eten fait on voh a·ppa-

(68) C'est chez Ignace qu'on trouve ces speculations sur Il'Eglise-eon que E. Kasemann (Leib und Leib Christi, Tubingen 1933) croyait avoir trouvees chez Paul. .schlier (p. 82-84) a fait remarquer que dans Ephes. 17 Ignace retourre crntre !es gnostiques une 'speculation 'qui. identifie l'Eglise a la LO,?':Z' Schlier n'a pas VU, d'aiUeurs, que Ephes. 17 et 18 contiennent plusieurs reminiscences de 1. Cor. 2, de l'oppo­sition pauHinienne de la « sagesse» et de Ia folie », ce qui confirme que l'Eglise est iei identifiee a la Sophia. En general, Ia notion catholique de l'Eglise semt!le s'etre developpee non seulement en face, mais aussi sous 'l'influence -des ·speculations gnostiques. N'est m pas curieux que ce motif de la EVW'1!<;, Ie plus antignostique qui soit, se trouve dans plusieurs eCI1its gnostiques (d. Schlier, p. 88-102) ?

Au reste, notre perspective n'est-el1e pas faussee par Ie fait que

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238 REYUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

raitre nettement et simultanement les traits les plus caracteris­tiques du catholicisme: il y a desormais ,des institutions, des choses et des personnes sacrees. A la faveur d'une attenuation tres caracterisee du sens de la souverainete de Dieu, et de la disparition de l'eschatologie, l'Eglise a pris la place du Royaume de Dieu,et tendra a devenir de plus en plus une vaste institu­tion, une formidahle machine a assurer l'immortalite. L'eucha­ristie tout .particulierement assure a quiconque la prend dans l'unite de l'Eglise la victoire sur la mort. La hierarchie de l'Eglise a revetu une dignite quasi-divine. N'est-il pas significatif que la theorie de l'episcopat monarchique ait fait son apparition sous J'egide ed'une mystique passablement indifferente a la souve­rainete, a Ja mpnarchie de Dieu r Quant au martyr, dont la « passion» a deja une valeur salvatrice parallele a celle du Christ, i1 est hausse bien au dela du simple fidele: virtuelle­ment Ie cuilte des saints est la tout entier.

Comme Ignace a vecu bien avant que les vagues successives des grandes heresies aientcontraint l'Eglise a organiser sa defense a la fois sur Ie plan socialet doctrinal, sa pensee est encore toute spontanee, nullement canalisee dans un canon bibU­que, et animee d'un intense et libre souffle prophetique. C'est pourquoi Schlier a pu trouver dans ses !lettres quantite de termes plus ou moins gnostique·s. Mais cesanalogies terminoIogiques

nous voyons encore trop ces gnostiques du point de vue des auteurs ecclesiastiques ? Beaucoup trop accoutumes que nous sommes encore a voir en eux des intellectuels individuallistes qui meprisent la foule des simples croyants, nous negligeons Ie fait qu'ils cherchaient une C')!!'::1.U­

nion non seulement avec Ie monde divin, mais aussi entre eux. S'il ne s'etait agi pour l'Eglise que de discuter sur Ia verite avec une frange d'individualistes, d'inteillectuds avides de speculations, la crise gnos­tique n'·eilt sans doutepas ete sigrave. Ce qui en fit une question de vie ou de mort, c'est que bien souvent les gnostiques repondaient au besoin de redemption de leur temps avec tout un systeme de rites, de saocrements. toute une organisation communautaire terriblement concur­'rente a celle de l'Eglise. N'oublions pas qu'il y eut d~ eglises valenti­niennes et marcionites plus ou moins puissantes, sans parler des eglises montanistes et manicheennes. Mais inutile d'aller si loin: les dod:tes combattus par Ignace ne s'abstiennent pas de toute eucharistie; ils en ont une, a eux, qu'ils ceJebrent derriere Ie dos de ileur eveque. Pent-etre meme ont-iIs leurs eveques a eux ! (Smyrn. 6, 1; 9, 1). En general, ~1 nous semble y avoir dans Ie probleme du gnosticisme tout un aspect sociologique qui, pour autant que nous semmes informes, parait avoir ete assez neglige jusqu'a present.Ce desir d'unecommunion, d'une con­substantialite n'est-~l pas tel que certaines formes de gnQSoe pourraient etre caracterisees comme une sorte de pantheisme a la fois cosmioue et social ou Ie but est de rassembler ,les fragments de la substance divine en une parfaite EVluO't, ?

nUTATION ET UNITE CHEZ IGNACE D' ANTIOCHR 239

avec la gnose ne sont que secondaires. Ce qui importe davan­tage, <;'est que l'idealde sa piete, son desir de parvenir a l'im­mortalite, est celui -meme ·des milieux hellenistiques et gnos­tiques qu'il a dft connaitre a Antioche. Dans cette grande cite sise aux confins de deux mondes, dans ce lieu classique du syn­cretisme, ce «melting-pot'> au venaient se meIer les cultes les plus divers, et d'ou semblent etre sortis les premiers gnostiques - Menandre, disciple de Simon Ie Magicien, Satornil, Cerdon, BasiHde enfin, parti d'Antioche pour l'Egypte - au milieu de ce vaste grouillement religieux, Ignace a cherche et trouve dails Ie christianisme la reponse au probleme de Ia redemption tel qu'il devait Ie concevoir. Chretien hellenistique, tout plein de la lecture d'un recueil de Iettres de l'apotre Paul, il y prend ce qu'il en peut comprendre : tout ce qui cone erne l'assurance de l'immortalite par Ia resurrection, et Ia mystique centree sur Ie Christ. Surtout il a saisi avec une extreme nettete et maintenu avec une admirable fide lite que cette religion nouvelle se distin­gue de tous les autres cultes qui pullulent en Syrie et en Asie par

son realisme. II n'y est pas question de la mort et de la resurrec­tion lointaines d'un Attis, d'un Tammouz au ,de quelque autre sauveur mythique, mais de la mort sanglante et de la resurrection reelle d'un Dieu venu en chair et 'en os. Aussi Ie culte qui Ie celebre n'est-il pas un simulacre: sa chair et son sang y sont pre­sents de quelque maniere, et ses 'participants connaitront une immortalite veritable. Et ce realisme determine encore, outre les idees sur Ie sacrement et les theories d'Ignace sur Ie martyre, Ie caractere concret ,de sa morale: il ne s'agit pas de se complaire dans des reveries esoteriques sur une 2vr..n,; ·purement spiri­tuelle: il faut .representer l'unite divine de la maniere la plus concrete en vivant simplement dans l'amour, et la parfaite sou­mission au representant de Dieu.

D'unepart, Ignace a done admirablement sauvegarde un des elements essentielsde l'evangile: la realite de l'incarnation, de la mort et de la resurrection de Jesus. Mais il n'a pas pu garder tout l'evangile. Car d'autre part, en tant que syrien et pagano­chretien tropetl'alliger a l' Ancien Testament et a son soud de la souverainete de Dieu, il n'a pas saisi toute la pensee de Paul. Son attention, toute orientee vers Ie prohleme de la redemption, n'en a retenu que ce qui €tait conforme a ses besoins religieux, en sorte que sa pensee est, malgre tout, d'une structure assez

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analogue a celIe des religions de mysteres ou des systemes gnos­tiques. II ne connait pratiquement .qu'un Dieu redempteuT. Le Dieu createur et souverain OU monode ne l'intel"csse pas.

En considerant cette indifference de la part d'un pere de l'Eglise qui fut par ailleurs dans son siec1e un des plus remar­quables gal'diens de l'orthodoxie, nous pOll'vons mesurer l'etenoue du danger qui mena~ait Ie christianisme sitot qu'il se repandait en dehors des milieux juifs: il courait Ie risque de ne plus subsister qu'en fonction du besoin de redemption des milieux du syncre­tisme hellenistique et oriental, et ·d'etre reduit a une sorte de re­ligion de mystere ou de systeme gnostique 'plus realiste que les autres (69).

Inversement, cette indifference d'Ignace au probleme de la creation nous montre par contraste combien est grand Ie me rite des hommes ·d'eglise du second siec1e qui ont souligne energi­quement I'unite des deux Testaments, l'unite du monde, la bonte de la creation et l'a'bsolue souverainete de Dieu. En un temps foncierement dualiste, indifferent a tout ce qui ne pouvait servir sa recherche de l'immortalite, ils ont eu Ie courage de lutter c~ntre Ie courant. C'est vue sous cet angle qu'apparait Ie mieux, peut-etre, toute la grandeur d'un St. Il"enee: en insistant sur la premiere creation, sur la continuite de l'histoire du monde, sur la seconde creation que sera Ie royaume de Dieu, Irenee a main­tenu l'essentieldu christianisme primitif, et meme fait renaitre Ie paulinisrne dans une mesure plus grande qu'on ne l'admet d'habitude parmi les historioens protestants. En general, nous semble-t-il, i1 est peu juste de juger les hommes du second siec1e sur la maniere dont ils ont compris Paul. 11s sont certes fort loin d'avoir son sens profond de la gravite du peche et de la gratuite du salut. Mais ce n'est pas 'la qU'etait la question! Le probleme central - sinon Ie seul - qui se posait alors presentait une alternative bien plus radicaIe: l'E\glise allait-elle ·ceder au .c1imat pessimistedu monde ambiant, laisser reduire l'evangile a un sys­teme de salut radicalement dualiste et centre sur I'homme, ou au

(69) L'he1l6nisation du christianisme 11. laquelle nous assistons chez Ignace a lieu en dehors de l'influence des concepts philosophique!s grecs. Elle se fait sur Ie plan de la pi6te: 11. l'attente du Regne de Dieu s'est substitu6e l1'ascension de l'homme vers l'immortalite, a un point de vue theocentrique la recherche anthropocentrique du salut. Ce changement ne fut-il pas; bien plus d6cisif p01lr l'evolution ulterieure de I'Eglise que l'adoption par la theologie des formes de pensee g.recques?

11IITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 241

contraire saurait-elle mainteni,r la bonte de la creation et les droits de Dieu sur Ie moude ? Le monotheisme des auteurs chre­tiens .du second siec1e peut nous 'paraitre un 'peu abstrait et banal aujourd'hui: dans les circonstances ,de leur temps il etait fort loin de l'etre; en pro clamant avec la derniere energie qu'il n'y a qu'un seul Dieu, createur et souverain .du ciel et dela terre, iIs ont sauvegarde l'essence d1.l christianisme.

Th. PREISS.