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2 Secret, ésotérisme & société Entre attraction et suspicion Il ne se passe pas un été sans qu’un hebdomadaire ne fasse sa couverture sur telle “révé- lation” à propos de la Franc-Maçonnerie. Société secrète paraît-il, emplie de secrets, elle fascine tout en provoquant la méfiance. Pourquoi tant de mystères? Quels sont ces fameux secrets? Faut-il les dévoiler? Et en définitive ont-ils un quelconque sens ou une utilité au XXIe siècle? Que ce soit au travers de romans, de films, d’émissions de télé-réalité ou encore de théories sociales complotistes, le secret attire toujours. Aujourd’hui, dans une société dite de l’information 1 , sans doute plus que jamais. Objet qui se dérobe, il n’en devient que plus désirable et sa possession est un enjeu qui se monnaie cher 2 . Le présent travail tentera de cerner la notion de secret, ses rapports avec la société ainsi que les raisons qui fondent son existence pour enfin se demander dans quelle mesure il pourrait être indispensable à l’être humain. I) Le secret : sens général Avant de prétendre pénétrer le secret, il appa- raît utile de définir au préalable ce dont l’on va parler. Une telle démarche pourrait sembler fas- tidieuse ou naïve de prime abord, mais elle a le mérite d’éviter l’écueil de la superficialité. Sur ce point comme à propos de bien des éléments du savoir humain, il faut se méfier des évidences et de l’illusion née de la trop grande familiarité avec 1 Le concept de société de l’information formulé en 1948 par Norbert Wiener insiste sur l’idée qu’une condition nécessaire à l’exercice de la démocratie est la circulation de l’information. 2 Des paparazzis à l’espionnage industriel, il existe un continuum de professions qui vivent de la captation des informations qui tentent d’échapper à la sphère publique. les mots. À y regarder de plus près, le sujet est moins simple qu’il n’y paraît. A) Le secret, une définition quelque peu tautologique 3 Lorsqu’un individu parle de secret, la plupart du temps, il fait part une méconnaissance. Il perçoit qu’une donnée qui lui échappe ou qu’elle lui est soustraite. Dans une telle situation, la curiosité humaine, piquée au vif, redouble généralement d’effort pour percer le voile. Que le secret persiste à se dérober et c’est immanquablement les soupçons et les accusations qui ne tardent pas à s’élever. Car dans l’imaginaire collectif, avoir quelque chose à cacher est toujours synonyme d’avoir quelque chose à se reprocher. Beaucoup plus que son contenu, c’est dans l’ébruitement de sa seule existence que la puissance d’attraction du secret réside. Car après tout, un secret dévoilé ou détenu n’est au final qu’une simple information. Comment dès lors cerner ce qui est de l’ordre du contenant plus que du contenu? Comment tenter de donner un contour à quelque chose qui, par vocation, 3 Tautologie : Répétition d’une même idée sous une autre forme.

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Secret, ésotérisme & sociétéEntre attraction et suspicionIl ne se passe pas un été sans qu’un hebdomadaire ne fasse sa couverture sur telle “révé-lation” à propos de la Franc-Maçonnerie. Société secrète paraît-il, emplie de secrets, elle fascine tout en provoquant la méfiance. Pourquoi tant de mystères? Quels sont ces fameux secrets? Faut-il les dévoiler? Et en définitive ont-ils un quelconque sens ou une utilité au XXIe siècle?

Que ce soit au travers de romans, de films, d’émissions de télé-réalité ou encore de théories sociales complotistes, le secret attire toujours. Aujourd’hui, dans une société dite de l’information1, sans doute plus que jamais. Objet qui se dérobe, il n’en devient que plus désirable et sa possession est un enjeu qui se monnaie cher2. Le présent travail tentera de cerner la notion de secret, ses rapports avec la société ainsi que les raisons qui fondent son existence pour enfin se demander dans quelle mesure il pourrait être indispensable à l’être humain.

I) Le secret : sens général Avant de prétendre pénétrer le secret, il appa-raît utile de définir au préalable ce dont l’on va parler. Une telle démarche pourrait sembler fas-tidieuse ou naïve de prime abord, mais elle a le mérite d’éviter l’écueil de la superficialité. Sur ce point comme à propos de bien des éléments du savoir humain, il faut se méfier des évidences et de l’illusion née de la trop grande familiarité avec

1 Le concept de société de l’information formulé en 1948 par Norbert Wiener insiste sur l’idée qu’une condition nécessaire à l’exercice de la démocratie est la circulation de l’information.2 Des paparazzis à l’espionnage industriel, il existe un continuum de professions qui vivent de la captation des informations qui tentent d’échapper à la sphère publique.

les mots. À y regarder de plus près, le sujet est moins simple qu’il n’y paraît.

A) Le secret, une définition quelque peu tautologique3

Lorsqu’un individu parle de secret, la plupart du temps, il fait part une méconnaissance. Il perçoit qu’une donnée qui lui échappe ou qu’elle lui est soustraite. Dans une telle situation, la curiosité humaine, piquée au vif, redouble généralement d’effort pour percer le voile. Que le secret persiste à se dérober et c’est immanquablement les soupçons et les accusations qui ne tardent pas à s’élever. Car dans l’imaginaire collectif, avoir quelque chose à cacher est toujours synonyme d’avoir quelque chose à se reprocher.

Beaucoup plus que son contenu, c’est dans l’ébruitement de sa seule existence que la puissance d’attraction du secret réside. Car après tout, un secret dévoilé ou détenu n’est au final qu’une simple information. Comment dès lors cerner ce qui est de l’ordre du contenant plus que du contenu? Comment tenter de donner un contour à quelque chose qui, par vocation,

3 Tautologie : Répétition d’une même idée sous une autre forme.

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voudrait échapper au regard? Une première définition nous est livrée par le dictionnaire et l’étymologie. Notons d’emblée que la définition apporte peu d’éléments de compréhension.

Selon cette définition, est secret ce qui serait caché. Ce qui revient à expliquer le mot par l’un de ses synonymes. L’étymologie, quant à elle, permet de faire un pas de plus en rapprochant la notion de secret, d’un phénomène analogue à celui qui fonctionne au coeur de l’ésotérisme et du sacré4. Mais tout ceci ne permet pas véritablement de caractériser de manière précise ce que peut être un secret.

Une autre manière d’aborder la question serait de rechercher les éléments communs à toute forme de secret.

B) Les éléments du secret

Pour Arnaud Lévy5, un secret se compose de trois éléments : un savoir, la dissimulation de ce savoir et une relation à l’autre qui s’organise à partir du refus de partager ce savoir.

1°) Un savoir.Un secret peut recouvrir à la fois des processus comme un secret de fabrication, des pensées comme un désir inavouable, un projet tel qu’un complot ou encore un sentiment, comme l’amour. Il peut aussi être constitué d’objets matériels tels que le double fond d’une valise. Cette apparente diversité de contenu se ramène toujours au final à un savoir. Ce qui constitue le secret n’est jamais la chose elle-même, c’est toujours le savoir de

4 « La seule chose qu’on puisse affirmer valablement » à propos du sacré, écrit Eliade, « c’est qu’il s’oppose au profane ». MIRCEA ELIADE, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964, p. 12.5 LEVY A., « Évaluation étymologique et sémantique du mot « secret », in « Du secret», Nouvelle revue de psychanalyse (1976). N° 14, Automne. pp.118-129.

Le secret, définition et étymologieSecret: n.m. Ce qui est caché. L’origine du mot français re-monte au XVIe siècle, auparavant on utilisait le terme se-gret (segrai, segroi). Provient du verbe latin secerno dont le participe passé est secretus, secretum. Le sens premier du terme signifie séparé, à part, particulier, distinct, spé-cial ou encore isolé. La racine cerno signifie « passer au crible », c’est à dire séparer le bon grain de l’ivraie

cette chose.2°) Un savoir dissimulé.Ce savoir n’est pas équitablement distribué, il est réservé à un individu seul ou à un groupe qui est justement dans le « secret des dieux ». Comme le note A. Lévy, les techniques d’occultation qui permettent cette distribution sélective jouent sur 3 niveaux : « la non-communication, le refus de la demande de savoir de l’autre, la dissimulation derrière un cache. Au niveau de la parole, ce sont respectivement le non-dit, le silence en réponse à la question, le mensonge. Au niveau visuel, c’est ne pas montrer, refuser de montrer, et montrer un maquillage.6»

3°) Une relation à autrui basée sur le refus de communiquer un savoir.

« La notion de secret implique la présence d’un autre. Cet autre est supposé intéressé par ce savoir, curieux de le connaître, et le lui dissimul-er a valeur de refus.7 ». Scrupuleusement protégé par une série d’occultations8, le secret crée une division de fait entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Ce refus peut n’être que temporai-re ou assorti de conditions. Il peut parfois encore n’être qu’un moyen habile pour attirer l’attention et en dernier lieu, rapprocher les êtres9.

6 LEVY A., « Évaluation étymologique et sémantique du mot « secret », in « Du secret», Nouvelle revue de psychanalyse (1976). N° 14, Automne. p.120.7 LEVY A., loc. cit.8 La non-occultation flagrante peut également con-stituer le comble de la dissimulation. Ce principe est illustré par la nouvelle d’ E. A. Poe, La Lettre volée où l’on cherche en vain une lettre cachée alors qu’elle se trouve bien en évidence sur le bureau du coupable. Cacher pour attirer, montrer pour cacher.9 Tel serait par exemple le cas d’une société secrète comme la Franc-Maçonnerie, qui, si elle était vraiment secrète, ne pourrait, en toute logique, recevoir aucune candidature.

La Parole a été divisée en quatre parts, trois sont déposées dans le secret, les hommes ne parlent que la quatrième. 

Rig VedaLe masque ou montrer pour mieux cacher.

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On le voit, le secret, en ce qu’il implique néces-sairement une forme de relation à autrui, con-duit naturellement à questionner les usages so-ciaux et les fonctions qu’il peut remplir.

C) Les fonctions du secret

Si le secret a de tout temps existé, c’est sans doute qu’il répond à un ou plusieurs besoins sociaux fondamentaux. Il est ainsi possible de dégager les fonctions principales que le secret remplit dans une société humaine.

1°) Une fonction de pouvoirComme l’a abondamment montré le philosophe Michel Foucault, tout savoir est un pouvoir10. Posséder un secret d’industrie, des informations relatives à un État, donne un avantage sur autrui. De même, maintenir un individu ou un groupe dans l’ignorance est une stratégie de domination des plus efficace. A contrario, le secret permet de résister à un pouvoir qui serait jugé trop in-quisiteur et ceci explique que nombre de sociétés secrètes à visées politiques aient dû adopter la voie du silence et de la clandestinité. Bref là où il y a pouvoir, l’on est sûr de rencontrer une forme ou l’autre de dissimulation11.

2°) Une fonction structurante12

Le secret peut recouvrir ce qu’un individu con-sidère comme une donnée précieuse, person-nelle, privée et intime. Il s’agit ici d’une dimension d’intériorité qui peut structurer le psychisme. Dans tous les cas « la découverte de son secret, son appropriation par autrui sont vécues comme une dépossession, comme une perte tragique en ce sens qu’il ne s’agit pas de la perte d’un bien éventuellement récupérable, mais d’une perte ir-rémédiable définitive13». Ce type de secret peut être transmis ou encore confié à une personne jugée digne de confiance.

10 « Il faut constater que le pouvoir produit du savoir ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relations de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. »FOUCAULT M., Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.3611 « On nous cache tout on nous dit rien » chantait Jacques Dutronc. Les zones d’obscurité qui entourent le pouvoir sont le ferment d’une l’éternelle méfiance, qui fait le lit de toutes les théories du complot. Ces théories fonctionnant toutes sur le mode de « la vérité est ailleurs ». Sur ce point, voir par exemple, TAGUIEFF P.-A., L’imaginaire du complot mondial : Aspects d’un mythe moderne, Mille et une nuits, coll. Les Petits Libres, 2006, 213 pages.12 Cf le souvenir d’enfance de C. G. Jung, relaté à la fin de ce travail.13 LE VY A., op. cit.

3°) Une fonction protectriceTout à l’opposé d’un bien précieux, il est des se-crets terribles qui rongent et que l’on cache pour éviter la honte ou le châtiment14. En effet, toute société produit des valeurs qui, si l’on s’en écarte, conduisent à être réprouvé. Les sanctions en cas de manquement à la norme peuvent aller de la moquerie jusqu’à la peine de mort. Le fameux « cadavre dans le placard » se substitue ainsi à l’individu pour lui éviter une mort sociale ou phy-sique. Cacher son secret devient en quelque sorte vital et sa découverte par autrui est un moyen de pression redoutable. Dans cette perspective, le secret n’est que le corollaire de la norme.

Cette première approche du secret nous ayant permis de mieux cerner sa nature et ses fonc-tions, nous pouvons nous intéresser plus préci-sément au secret dans le cadre de l’ésotérisme.

14 Le roman de Nathaniel Hawthorne, La lettre écarlate, a précisément pour thème l’histoire d’une femme frappée d’un signe extérieur qu’elle porte comme une marque infamante qu’elle ne peut cacher.

St-Jean représenté avec un doigt couvrant la bouche. Signe du silence de l'initié

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II) Ésotérisme15 et secretL’ésotérisme est tout entier traversé par la no-tion de secret. Qu’il s’agisse de sociétés secrètes aux rites dissimulés ou d’éléments que la tra-dition enjoint à ne pas mettre entre toutes les mains, l’ésotérisme est le domaine par excel-lence du caché. Il est même au coeur de toutes les formes d’initiation. Comment fonctionne le secret dans un cadre initiatique ? Pour quelles raisons le secret est-il cultivé, voire imposé ? Peut-il être dévoilé ? Quels sont les fameux se-crets des francs-maçons ? Autant de questions qui seront abordées dans les lignes suivantes.

A) Se taire ou la discipline de l’arcane

Tout ésotérisme établit une distinction entre l’intérieur et l’extérieur, le sacré et le profane. Cette distinction s’assortit d’une promesse so-lennelle de ne pas dévoiler le contenu ésoté-rique aux profanes. C’est ce que l’on appelle la discipline de l’arcane. Elle se définit justement « comme l’obligation rituelle de garder secret un enseignement ou une pratique ésotérique »16. Cette discipline se compose de plusieurs aspects solidaires :

1°) La mise en place d’un double obscurcissement.

Il s’agit ici de cacher les mystères dans leurs formes aux « profanes » mais également d’occulter le message ésotérique lui-même. Une multitude de moyens sont utilisés à ces fins : depuis les conduites d’évitement jusqu’aux stra-tégies élaborées de cryptage, en passant par le recours aux allégories. L’Évangile de Marc, par exemple, déclare à ce propos que pour « ceux qui sont dehors, tout est annoncé en paraboles afin que, voyant de leurs yeux, ils ne voient pas, qu’en entendant de leurs oreilles ils n’entendent point17». Notons qu’il s’agit uniquement de dis-simuler les formes, car nous verrons qu’en ce qui concerne le fond, le secret initiatique demeure, par essence, inviolable.

15 Du mot grec esô qui signifie « au-dedans » auquel on ajoute le suffixe ter qui marque une opposition entre deux termes. 16 RIFFARD. P. A., L’ésotérisme, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1990, p. 246.17 Marc, IV, 12.

2°) La sélection des dépositaires.

Toutes les traditions ésotériques établissent des critères et des procédures de sélection des candidats jugés dignes d’être reçus aux mys-tères. Une fois sélectionnés, ceux-ci doivent encore prêter serment afin d’avoir accès aux formes, instruments, rituels, savoirs et sym-boles qui véhiculent les connaissances propres à cette tradition. Les deux éléments allant de pair, car « le serment et le sacrement sont les deux faces d’un unique phénomène. Le ser-ment sacre le secret .»

Par exemple, « Dans les Mystères, n’étaient admis ni les Barbares (les étrangers) ni les as-sassins, à qui s’ajoutèrent par la suite les épi-curiens et les chrétiens . » En ce qui concerne la maçonnerie opérative, nul ne pouvait y en-trer s’il n’était du métier. Le Manuscrit Régius (1390), dans son article cinquième, précise en-core que les excentriques, les amputés et les boiteux étaient exclus d’office18.

Ce fonctionnement interne propre à tous les ésotérismes pourrait sembler étrange ou il-légitime. On comprend dès lors pourquoi il se-rait de nature à alimenter une certaine forme de suspicion. La question de la raison d’être de telles précautions émerge alors instantané-ment. C’est pourquoi les initiés avancent toute une série de raisons pour justifier le recours au secret.

B) Pourquoi le secret ? Les justifications à la discipline de l’arcane.

Celui qui cache son secret est maître de sa route.Proverbe arabe

Pour justifier le secret, les initiés avancent trois séries d’arguments, les premiers sont relatifs aux profanes, les deuxièmes sont relatifs à l’initié et les troisièmes concernent l’ésotérisme lui-même19.

18 RIFFARD. P. A., op. cit., p. 320. Une traduction du Régius est consultable sur: www.unionfrancaise.org/texteRegi-usManuscrit.html19 Selon la classification proposée par RIFFARD P. A., op. cit, pp 303-306

Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas. Lao Tseu

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1° Les arguments relatifs aux profanes

a) Le non-initié ne serait pas en mesure de comprendre.Il s’agit là essentiellement de la question des qualifications20 qui permettent au candidat d’espérer être reçu à l’initiation. D’emblée une forme de discrimination, une sélectivité prési-dent à la divulgation des secrets. Les Upanishad indiquent par exemple 21:

La première justification est donc, n’en dé-plaise aux esprits entichés d’égalitarisme absolu, d’ordre élitiste. Afin de pouvoir espérer compren-dre et progresser, le candidat devrait disposer de certaines qualifications ainsi que d’une prépa-ration qui est justement l’objet de l’initiation22. L’initiation n’est donc pas réservée au plus grand nombre et la porte qui y mène est réputée étroite.

b) Le non-initié déformerait l’enseignement.Corollaire de la notion de qualifications, cet ar-gument vise à la fois à protéger la transmission de la tradition, mais aussi à lui témoigner le re-spect qui lui est dû en tant qu’elle est une image

20 Sur la transmission du secret initiatique et les qualifica-tions, voir GUENON R, Aperçus sur l’Initiation, éd. Traditionnelles, 2005, en particulier les chap. XIII et XIV, pp 89-108. 21 Mahâvakyâ Upanishad, 1-2, trad. J. Varenne, Les Upani-shad du Yoga, Gallimard, coll. Idées, n° 308, 1974, p. 162.22 [...] ce qui est transmis par l’initiation n’est pas le secret lui-même, puisqu’il est incommunicable, mais l’influence spiritu-elle [...] qui rend possible le travail intérieur au moyen duquel [...] chacun atteindra ce secret [...] selon la mesure des ses propres possibilités [...].GUENON R, Aperçus sur l’Initiation, éd. Traditionnelles, 2005, p.90

de la transcendance. Ce respect, tous les indivi-dus, comme il est aisé de s’en rendre compte, ne sont pas disposés à en faire preuve. Le Tao Tö King de Lao Tseu23 débute ainsi par ce constat éternel :

On retrouve ce type de préoccupations dans l’Évangile selon St-Matthieu. Le chap. 7 invite à la fois à faire preuve de circonspection dans le jugement, à ouvrir sa porte à quiconque y frappe, mais aussi à ne point transmettre sans discerne-ment :

c) Le non-initié courrait un risque trop grand.Par manque d’une préparation adéquate, en ma-niant une connaissance qu’il serait incapable de maîtriser, l’audacieux pourrait compromettre son développement spirituel de manière irré-médiable. On retrouve cette idée illustrée dans le thème de l’apprenti sorcier. Dans la Kabbale, on la devine au travers de la parabole des quatre qui montèrent au Pardès24 (c’est-à-dire qui pé-nétrèrent dans le paradis pour s’approcher du secret des secrets) :

24 Talmud de Babylone, Traité Haggigah 14 ; Talmud de Jerusalem, Tr. Haggigah 2:1. En Hébreu, Pardès s’écrit PRDS. La tradition voit ce mot comme l’acrostiche des quatre niveaux d’interprétation de la Torah : pchat (sens littéral), remez (sens allusif), drach (sens al-légorique), sod (sens secret).

En ce temps-là, Brahman le Seigneur annonça :« La doctrine que je vais révéler dépasse de très loin les possibilités d’un esprit ordinaire :secret des secrets,elle ne doit pas être divulguée, mais réservée à l ’homme de bien qui, fermé à l ’illusion du monde, désire l ’entendre seule ! ».

Lorsqu’un esprit supérieur entend le Tao, il le pratique avec zèle. Lorsqu’un esprit moyen entend le Tao, tantôt il le conserve, tantôt il le perd. Lorsqu’un esprit inférieur entend le Tao, il en rit aux éclats. S’il n’en riait pas, le Tao ne serait plus le Tao.

Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les porcs, de peur qu’il ne les foulent aux pieds, et que, se retournant, ils ne vous déchirent.

Matthieu 7:6

Nos Sages ont enseigné : 4 hommes sont entrés au Pardès : Ben Azaï, Ben Zoma, A’her et Rabbi Akiva. [...]

Ben Azaï contempla [la gloire divine] et mourut.Ben Zoma contempla et perdit ses esprits. A’her coupa les racines [renia sa foi]. Rabbi Akiva entra en paix et sortit en paix.

Sculpture représentant un gardien de temple, Corée

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d) La présence d’un non-initié pourrait rendre inefficace, voire même annuler les effets du rite.

En effet l’égrégore25, en tant qu’entité auto-nome produite par la réunion des initiés pour-rait se voir détruite par la présence d’individus aux buts étrangers à cet esprit collectif.

2° les arguments relatifs à l’initié

a) Ne pas s’exposer à la malveillance ou à la persécution.Selon le vieil adage « pour vivre heureux, vi-vons cachés », l’initié préfère en général la dis-crétion. Se dévoiler à tous serait prêter le flanc à l’incompréhension, s’exposer à de l’hostilité, voir même à des persécutions. La raison en est simple : le mysticisme et l’ésotérisme, en ce qu’ils revendiquent une expérience directe et sans intermédiaires s’attirent facilement les foudres des autorités en charge de garantir la conformité aux dogmes (qu’ils soient laïcs ou religieux). Il est bien peu de mystiques, de mou-vements ou d’écoles qui, s’écartant de la voie « officielle », ne firent pas l’objet d’oppression. Par exemple, les soufis furent régulièrement persécutés et sont aujourd’hui encore poursui-vis pour hérésie, en Lybie notamment. Quant à la « Sainte » Inquisition, la simple évocation de son nom suffit à réanimer des images de bûch-ers, de meurtres et de tortures qu’on aurait tort, tant le fanatisme humain n’a pas d’âge, de considérer comme d’un autre temps.

b) Laisser à chacun la possibilité d’éprouver par lui-même.Les initiés considèrent volontiers que la pa-role humaine ne témoigne que de la vérité de celui qui l’énonce. Chaque être étant parfaite-ment unique, la démarche spirituelle, même si elle peut s’accomplir dans un cadre col-lectif, est avant tout personnelle. De plus, un récit de seconde main ne remplacera jamais l’expérience vécue. Plus grave même, révéler à autrui ce qu’il doit voir de ses propres yeux pourrait diminuer l’intensité, voire biaiser son expérience. L’on trouve cette idée notamment chez Plotin dans les Ennéades lorsqu’il écrit: « l’ordre donné dans les Mystères de ne rien

25 Un égrégore est une assemblée d’hommes étroite-ment unis entre eux par des mystères, des serments communs. Par des rites et des symboles partagés. RIFFARD P. Dictionnaire de l’ésotérisme, Grande Bibliothèque Payot, Payot, 1993p. 110-111. Cette assemblée créerait une entité psychique autonome ou une force capable de produire des phénomènes.

révéler aux non-initiés ; c’est à vrai dire que le divin ne peut se révéler, qu’on refuse de le faire voir à qui n’a pas eu le bonheur de le voir lui-même. »

e) Ne pas peser sur la liberté d’autrui.Conformément à ce qui vient d’être dit, toute forme de coercition, qu’elle soit subtile ou qu’elle fasse appel à la force brute ne pourrait produire aucun effet initiatique valable. Mieux vaut le se-cret à une publicité tapageuse ou encore à un embrigadement idéologique. De telles pratiques nieraient l’unicité et le libre arbitre du candi-dat pour le réduire à un conscrit. Ceci ne pour-rait qu’étouffer dans l’oeuf toute possibilité de développement spirituel, ôtant par là même tout sens à l’initiation. C’est ici sans doute que réside la différence principale entre une société initia-tique et un mouvement sectaire.

Dans le cas de la Franc-Maçonnerie, le rituel d’initiation précise par trois fois que le candi-dat ne peut espérer être admis aux Mystères de l’Ordre que s’il est libre et de bonnes moeurs. Le prosélytisme actif, en ce qu’il pourrait exercer une pression extérieure sur la décision d’un indi-vidu est dès lors exclu. Une démarche initiatique se doit, encore une fois, de procéder d’une volon-té personnelle. Elle ne peut, idéalement, émaner que du plus profond de l’être, là où la passivité et le calcul cessent de jouer. La marque d’une can-didature profonde et sincère se jugerait alors à l’aune de son autonomie et de sa fermeté.

3°) Les arguments relatifs à l’ésotérisme lui-même.

a) L’ésotérisme est par essence indicible.Le caractère ineffable de l’expérience spirituelle est une constante du vécu ésotérique ou mystique. Ce caractère constitue d’ailleurs l’inviolabilité du secret initiatique, notion qui sera abordée plus avant. Des auteurs comme Maître Eckhart in-sistent sur cette dimension d’intériorité, sur une révélation ou un éblouissement incommunica-ble par définition, et qui ne peut s’expérimenter que dans le silence le plus parfait, tant intérieur qu’extérieur26.

26 Voir également le poème de St-Jean de la Croix, re-produite plus bas.

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Un tel état de disponibilité est la condition de l’Éveil entendu comme une compréhension uni-taire, une adhésion plénière et lumineuse avec la transcendance. Cet aboutissement se retrouve sous une forme ou une autre (et chacune selon ses modalités propres) dans la plupart des tradi-tions. On la nomme Satori dans le zen, Samādhi dans l’hindouisme, Devekut chez les Hébreux et Fanâ dans le soufisme.

L’on comprend aisément que toute tentative pour décrire un tel chemin, relève non pas de l’impossible, mais du suprahumain. Parvenu à un tel degré de clarté, le langage, en tant que mé-diation servant à la connaissance d’un objet, ne fait plus aucun sens et n’a plus de raison d’être.

b) Cacher le secret, c’est contribuer à renforcer sa valeur et son efficacité

Pour la plupart des traditions, diffuser le secret reviendrait à le galvauder et à porter atteinte à son efficacité. Selon Plutarque, « le secret aug-mente la valeur de ce qui s’apprend ». Le semer aux quatre vents diminuerait donc ses vertus opératives.

c) Les conditions temporelles s’opposent au dévoilement

Bon nombre d’ésotérismes appréhendent le temps sur un mode cyclique. Il existerait ainsi des périodes plus propices à la révélation des Mystères et d’autres qui s’y opposeraient. La cos-mogonie hindoue par exemple connaît ainsi qua-tre âges dont le plus sombre, nommé Kali Yuga, se caractérise par un éloignement maximal des hommes par rapport au divin. La tradition gré-co-romaine, quant à elle, divise les cycles cos-miques en âge d’or, âge d’argent, âge de bronze et âge de fer. Dans cette perspective, l’Esprit du

Temps jouerait donc un rôle majeur dans les conditions de transmission des secrets ini-tiatiques. Notons que, paradoxalement, c’est peut-être dans les âges les plus sombres que cette transmission serait la plus nécessaire, tout en devenant la plus difficile.

Après ce survol des éléments caractérisant le secret dans ses formes usuelles et ésotériques il nous reste à aborder, la question du secret initiatique plus précisément.

C) Le secret initiatique, une communica-tion impossible

Le secret initiatique est ce contenu indicible et éternel qui se dévoile à chacune selon sa mesure propre. « Il est lié à la transcendance et à l’intériorité »27. Les soufis le désignent par le mot Sirr, ce qui signifie tout à la fois secret, coeur, origine, centre et principe28. »

Par essence son contenu est au-delà des mots et de toute tentative de réduction conceptuelle. À la différence d’un secret conventionnel, le secret initiatique est impossible à divulguer. Il procède d’un lent et continu travail intérieur et spirituel29 ou encore d’une grâce. Ce secret est en lui-même paradoxal. D’une nature exclu-sive, il est présent en chacun (pour le moins à l’état latent), il est personnel bien que touch-ant à l’universel, inédit tout en étant de la plus parfaite banalité, immensément lointain et pourtant tout proche. Ce secret est de nature spirituelle et participe du sacré qui, par défini-tion, se constitue dans l’écart et la séparation avec le profane. Le secret initiatique est ce bien précieux qui attend le chercheur en un lieu clos, à l’abri du tumulte du monde. Il s’oppose donc absolument à toute tentative de dévoilement. Il demeure inaccessible à celui qui le recherch-erait par simple curiosité ou pour des raisons

27 KELEN J., Le secret – Leçons de clartés, La Table Ronde, coll. Les petits livres de la sagesse, p. 928 KELEN J., loc. cit.29 GUENON R., Aperçus sur l’Initiation, éd. Traditionnelles, 2005, p.90.

...Des mots ! Qui sans répit m’épuisent : j’irai toutefois au bout de la possibilité misérable des mots.J’en veux trouver qui réintroduisent – en un point – le souverain silence qu’interrompt le langage articulé.

Georges Bataille

« Allez au-delà du chemin, vers un rivage plus lointain où le monde se dissout et tout devient clair. Au-delà de ce rivage et du rivage plus lointain, au-delà de l ’au-delà, où il n’y a ni début, ni fin, sans crainte, allez-y. »

Bouddha

« Il faut être dans le calme et le silencepour que cette parole puisse être entendue.On ne peut servir cette parole avec rien de mieux que le silence et le calme. »

Maître Eckhart, Sermon 102.

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troubles. C’est pourquoi l’une des premières choses que le candidat à l’initiation maçonnique découvre dans le Cabinet de Réflexion est cette mise en garde : Si la curiosité t’a conduit ici, va-t’en.Va-t’en, car tu n’as rien a faire en ces lieux, tu n’as rien à y chercher et tu n’y trouveras que le vide et la déception.

Ce secret, nul ne peut se l’approprier de force. Dans cette perspective, n’a part au sacré que ce-lui qui s’en est préalablement rendu digne. La condition le permettant réside dans la capacité à s’affranchir des préoccupations mondaines et de la pesanteur du monde matériel30. Un poème de St-Jean de la Croix illustre cette démarche de manière limpide.

On le voit, le secret initiatique est par nature inviolable et ne se révèle qu’à chacun selon cer-taines conditions et selon ses capacités propres.

30 La Franc-Maçonnerie utilise l’image « se défaire des métaux ».

D) Le secret maçonnique

Comme toute société initiatique, la Franc-Ma-çonnerie connaît un certain nombre de secrets. À écouter les partisans des théories du complot et autres chasseurs d’Illuminatis, ces secrets se-raient inavouables, car totalement criminels. Le secret maçonnique protégerait ainsi les agisse-ments terrifiants d’une confrérie maléfique qui gouvernerait le monde. La réalité est bien plus banale et ne manquerait pas de décevoir les es-prits avides de révélations scabreuses. Les secrets maçonniques, à proprement parler, se comptent au nombre de trois31.

1°) Le secret d’appartenanceLe secret d’appartenance consiste en la promesse solennelle de ne pas dévoiler au pub-lic l’appartenance d’un Frère à la maçonnerie. Il s’agit essentiellement d’une précaution his-torique liée à l’hostilité catholique vis-à-vis de la Franc-maçonnerie ainsi qu’aux diverses formes d’aversion que peut susciter une telle ap-partenance dans le monde profane. Quant à sa propre appartenance, tout maçon est parfaite-ment libre de la dévoiler.

2°) Le secret des délibérationsIl consiste à ne pas dévoiler l’identité et le con-tenu des paroles prononcées lors d’une assem-blée. Il est d’usage également de ne pas consigner le nombre de votes positifs ou négatifs lors d’une procédure d’admission. Cette forme de secret sert principalement à garantir une parfaite lib-erté d’expression lors des Tenues.

3°) Le secret des rites et du gradeLa réception aux divers Degrés de la Franc-Ma-çonnerie s’accompagne toujours d’une obliga-tion rituelle et d’un serment de ne point révéler les éléments du Grade ou Degré à celui qui ne le détient pas encore. Cette occultation permet à chaque maçon d’aborder sa progression d’un oeil neuf et avec un esprit vierge32.

On le voit, les secrets maçonniques sont d’une nature essentiellement pratique et ne recouvrent en rien un appel à la solidarité criminelle ou l’omerta. Cette rapide étude des divers aspects du secret nous permet d’envisager mainten-

31 Les Cahiers de la Franc-Maçonnerie, N° 12. La Franc-maçonnerie et le secret, Oxus, 2012, pp 35-4332 Voir point b) des justifications à la discipline de l’arcane, exposé plus haut.

Prends-moi dans ton silence, loin des bruits et de l ’agitation du monde.

Dans un silence où tout mon être se retrouve en sa vérité, en sa nudité, en sa misère, car ce silence me permet de me découvrir moi-même.

Fais taire en moi ce qui n’est pas de toi, ce qui n’est pas ta présence.

Impose silence à mes désirs, à mes caprices, à mes rêves d’évasion, à la violence de mes passions.

Imprègne de ton silence ma nature trop impatiente de parler, trop encline à l ’action extérieure et bruyante.

Fais descendre ton silence jusqu’au fond de mon être, et fais remonter ce silence vers toi, en hommage d’amour.

St-Jean de la Croix

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ant les rapports qu’entretiennent la société, ou, pour le dire autrement, le monde profane avec l’ésotérisme.

III. La société face au secretSeul l’inconnu épouvante les hommes.

Antoine de Saint-Exupéry

Les rapports qu’entretiennent les sociétés mod-ernes avec le secret sont complexes et ambiva-lents. Tantôt, elles le jugent dangereux, tantôt elles le permettent dans une certaine mesure.

A) Quand le secret fait problème

Dans une société démocratique, des valeurs tout à fait louables, comme l’égalité et le part-age du savoir, peuvent provoquer une méfiance vis-à-vis de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un secret. L’injonction à la transparence, l’étalage permanent de la vie privée des stars, et désormais aussi, des inconnus, la multiplica-tion des outils de captation d’images et de leur diffusion, tout ceci semble dessiner les contours d’une modernité toujours plus avide de tout voir et de tout connaître. Société sur le modèle du panoptisme33, décrit par Michel Foucault dans Surveiller et punir.

33 Le panoptique est un type d’architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Samuel Bentham et son frère, Jérémy Bentham, à la fin du XVIIIe siècle. L’objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d’observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puis-sent savoir s’ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi créer un « sentiment d’omniscience invisible » chez les détenus. Le philos-ophe et historien Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), en fait le modèle abstrait d’une société disciplinaire. Le panop-tisme est un dispositif qui voudrait tout voir en permanence.

Un tel type de société semble aspirer à faire disparaître tout secret. René Guénon va même jusqu’à déclarer que « La vérité est que cet es-prit moderne, chez tous ceux qui en sont affec-tés, implique une véritable haine du secret et de tout ce qui y ressemble de près ou de loin, dans quelque domaine que ce soit34 [...]. » Cette posi-tion est néanmoins très radicale, les secrets de fonction, ceux attachés à la profession de mé-decin et d’avocat, les secrets industriels étant, a contrario, défendus par l’ordre juridique.

B) Les sociétés démocratiques ou l’illusion du « tout communicable », une société qui voudrait liquider le secret ?

Dans l’imaginaire social qui fonde les démocra-ties modernes, le secret en tant qu’il serait une information soustraite au plus grand nombre ne peut que faire problème. En effet au coeur de la conception démocratique, le droit à l’information et l’accès universel à celle-ci sont des enjeux ma-jeurs. Car comment assurer l’égalité des droits aux des citoyens si l’information n’est pas acces-sible à tous ? Comment élire des dirigeants si des pans entiers de leur existence, de nature à influer sur leur comportement (et parfois leur intégrité), sont passés sous silence ? L’accès à l’éducation, le développement des libertés publiques et en particulier le droit de la presse, la multiplication des moyens de communication sont autant de domaines au centre duquel le savoir doit néces-sairement circuler librement. La science, elle-même ne fonctionne que sur un constant part-age des nouvelles connaissances. Certains de ses concepts sont d’ailleurs construits sur le présup-posé que l’information est entièrement et en tout temps accessible35.

Rejoignant peut-être tout en le niant, le modèle chrétien ou communiste36, qui font de la confes-

34 GUENON R, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Gallimard, 2005, p.88.35 Tel est le cas par exemple du concept de concurrence pure et parfaite enseigné en économie politique. L’une des con-ditions de la concurrence parfaite est justement la transparence de l’information : tous les participants au marché ont une con-naissance complète de tous les facteurs significatifs du marché. L’information parfaite de tous les agents sur tous les autres et sur le bien échangé suppose une information gratuite et immédi-ate. Inutile de dire que cette condition, pour utile qu’on puisse la considérer, n’a jamais été réalisée.36 Sous le communisme soviétique et le maoïsme, l’autocritique consistait à reconnaître publiquement et devant les dirigeants du Parti, ses erreurs et ses « déviations ». L’extorsion de la parole n’est donc pas liée à une quelconque forme religieuse, mais plutôt à l’exercice d’un pouvoir. Car qui contrôle les secrets intimes d’un homme le tient à sa botte.

Être visible en permanence, l'un des objectifs de l’univers péniten-tiaire.

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sion un acte qui mène au Salut, la société mod-erne démocratique voit dans le « tout communi-cable » un idéal hautement désirable.

C) La transparence totale ou le grand déballage

Transparence financière, transparence de l’information, transparence politique, la trans-parence agirait comme la panacée propre à dissoudre tous les dysfonctionnements, et ap-porterait enfin la solution qui fait défaut aux hommes depuis que le monde est monde37. Elle pourrait également garantir la sécurité de tous face au terrorisme international38. Causes tout à fait louables, mais qui portent forcément at-teinte aux libertés individuelles39. De plus, elle ne feraient que renforcer les soupçons de malveil-lance ou de criminalité qui tendent de plus en plus à être attachées à la notion de secret; tant il est vrai que la transparence est devenue syno-nyme d’authenticité, de vérité et de justice. La société en voulant liquider le secret affirme se protéger. En retour les citoyens, en dévoilant les malversations réelles ou supposées des élites, veulent se préserver des abus de pouvoir. Entre Big Brother et Anonymous40, la valse pourrait durer longtemps.

37 « Glasnost » ou transparence était le nom choisi par Gor-batchev pour désigner sa politique novatrice, destinée à sauver l’URSS.38 En juin 2013 éclatait l’affaire Snowden où un ancien em-ployé de la CIA et de la NSA, Edward Joseph Snowden, révélait l’existence d’un vaste programme américain de surveillance des appels téléphoniques ainsi qu’un système d’écoute sur Internet. Rappelons que le USA Patriot Act, loi antiterroriste adoptée suite au 11 septembre 2001 prévoyait déjà des procédures renforcées en matière de surveillance.39 Le risque est poussé à son paroxysme dans le roman d’anticipation de George Orwell paru en 1949, 1984 dépeint une société policière et totalitaire où la surveillance est complète et les libertés presque réduites à néant.40 Anonymous (en français : « Anonyme ») désigne des membres de certaines communautés d’internautes agissant de manière anonyme dans un but particulier (souvent pour défendre la liberté d’expression).

Paradoxalement cette injonction à la transpar-ence, n’attise-t-elle pas la soif de dévoilement. N’encourage-t-elle pas la traque et par suite, la création permanente du secret? À quoi il faut ajouter que cette sorte de curiosité qui ferait pâlir de jalousie les concierges du monde enti-er, n’a pas être poussé longtemps pour partir en roue libre. C’est peut-être sous cet angle que l’on pourrait analyser l’incroyable succès des émis-sions de reportage, d’investigation ou de télé-réalité dont une partie non négligeable est toute entière centrée autour de la notion de secret. La transparence agirait-elle comme une drogue, sa prise devant aller croissante?

Est-ce à dire que la société veut la fin du secret, ne souffre plus d’aucune zone d’ombre ? À cela il faut répondre par la négative, car l’ordre ju-ridique reconnaît un certain nombre de cas où le secret s’impose.

D) Le secret institutionnalisé

Nul ne pourra, dans une affaire criminelle, être obligé de témoigner contre lui-même.

Vème Am. de la Constitution des États-Unis

Pour nuancer les propos radicaux de René Gué-non qui voit au coeur de la modernité une vérita-ble « haine du secret », toute forme de dissimula-tion n’est pas forcément bannie ou suspecte dans les sociétés modernes. Il en est même qui sont jugées nécessaires et qui sont consignées dans la loi. Tel est le cas par exemple en Suisse du secret de fonction (art. 20 CP) et du secret profession-nel (art. 21 CP). À ceci s’ajoutent des dispositions issues de la loi sur la protection des données (LPD) qui protège la sphère privée des atteintes à la réputation et qui réprime la violation du de-voir de discrétion. De même, la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste institue

La procédure doit toujours être faite en public, parce qu’alors la vérité,

n’ayant pas à craindre d’être étouffée par l ’intrigue, l ’artifice, la violence,

peut se montrer dans toute sa pureté, parce que le public est le premier juge

des choses qui le concernent »Marat

Secret Story, L'une des nombreuses émissions de télé réalité jouant la carte du secret à dévoiler.

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le secret rédactionnel et permet de ne pas révéler les sources des informations obtenues.

On le voit au travers de ces exemples, le secret peut être promu et défendu par une société.

E) Franc-maçonnerie, société et secret, l’incessante suspicion.

On l’a dit, dans une société occidentale moderne qui promeut, voire sacralise, des valeurs d’égalité des droits, de chances ou d’opportunités, de démocratie, de citoyenneté, de bien commun, de transparence et qui dispose plus que jamais de moyens quasi instantanés de diffusion de l’information, la discipline de l’arcane paraît volontiers suspecte, inadmissible, voire même dangereuse. D’où les sempiternelles objections, réserves, questions, et injonctions à « communi-quer » adressées à la Franc-Maçonnerie.

En ce qui concerne les secrets du rite et du grade, n’importe lequel des curieux les trouvera expo-sés en cherchant dans une bibliothèque ou sur le web. Il y a fort à parier que sa déception le poussera à tenir ces informations pour men-songères. Toujours est-il que ces secrets ne sont pas les plus problématiques.

Le problème est bien plus aigu en ce qui con-cerne le secret d’appartenance et des délibéra-tions. Le raisonnement commun est invariable-ment le même : « celui qui n’a rien à cacher, qui à la conscience tranquille, n’a besoin d’aucun secret. ». Ce raisonnement par sa simplicité dispose d’une force qui emporte facilement l’adhésion. Il présente néanmoins un défaut majeur celui d’être partiel en conférant à un terme, somme toute neutre, une connotation entièrement négative.

Dans l’imaginaire (ou le délire) complotiste, le doute exacerbé est de mise, l’analogie sauvage et les rapprochements les plus fumeux sont une preuve de clairvoyance. L’absence de preuve, chose extraordinaire constitue la preuve su-prême de l’existence d’un crime ou d’un com-plot. Dans cette forme de raisonnement, le se-cret devient ainsi le signe de la corruption, de la fraude et de la forfaiture. Il suffit ensuite d’y adjoindre quelques exemples de compromis-sions maçonniques réelles (et il en existe, la Franc-Maçonnerie étant une société humaine, elle est loin d’être exempte de défauts) pour que l’affaire soit jugée et la démonstration « ronde-ment » menée. Les médias et leurs marron-niers saisonniers ne laissent pas de fournir des faits croustillants pouvant être exploités à de telles fins.

Comme le rappelle Pierre-André Taguieff, les théories du complot répondent à un besoin légitime de comprendre un monde de plus en plus complexe. Leur défaut est d’apporter une grille de lecture manichéenne et des répons-es simplistes à des situations qui sont loin de

Quelques exemples récurrents de numéros dédiés à la FM.

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l’être41. Dans ces théories, la Franc-Maçonnerie est associée à un réseau d’intérêts mondial qui oeuvre dans l’ombre pour dominer le monde. En définitive il faut rappeler que ce qui fait les éléments indispensables d’un bon roman sont par contre d’une bien piètre utilité pour analyser avec rigueur les phénomènes sociaux et économiques. Question d’équilibre, de méthode dont dépendent étroite-ment les résultats. Raison pour laquelle les maçons sont enjoints à travailler non seulement avec Force, mais aussi avec Sagesse pour parve-nir à la Beauté.

Dans cet environnement moderne, il n’est pas étonnant que le « profane » peine à comprendre ou à accepter les raisons qui pourraient légitimer le secret42. Il s’agit là d’un problème insoluble lié au niveau de conscience de chaque individu. Car pour être à même de juger du bien-fondé d’une chose, il faut avoir atteint un certain palier cognitif43. Les psychologues David Dunning et Justin Kruger ont établi « qu’il est intrinsèquement très difficile de se faire une idée de ce que nous ne savons pas ». Version mod-erne et scientifique de la parabole de la grenouille coincée dans un puits et qui nie l’existence de la montagne...

Encore une fois, rien de neuf sous le soleil, la plupart des sagesses antiques constatent les travers de la pensée humaine. Ainsi la difficulté à appréhender la dimension spirituelle ou ésotérique et son corollaire, l’incompréhension et de la méfiance face aux groupes qui s’en revendiquent ne sont que les deux faces éternelles d’une même pièce. Elles confirment en un certain sens que l’initiation nécessite une préparation et des qualifications individuelles réelles. Et qu’en l’absence de celles-ci, il n’y a nulle compréhension possible. Cette aporie, aucun dévoilement, aucun discours, aucune ouver-ture ou communication ne peut la résoudre pour la simple et bonne raison qu’on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif et qu’un âne, pour avoir soir, doit avoir conscience qu’il est un âne. - Pour comprendre il faut d’abord être.

Pour le public, un franc-maçon sera toujours un vrai problème,Qu’il ne saurait résoudre à fond qu’en devenant Maçon lui-même.

Ricault, 1737

41 TAGUIEFF, P.-A. L’imaginaire du complot mondial : Aspects d’un mythe moderne, Coll. Les Petits Libres, Mille et une nuits, 200642 « La mentalité moderne est donc ainsi faite qu’elle ne peut souffrir aucun secret ni même aucune réserve [sur ce qui relève du secret initiatique, NDA] puisqu’elle en ignore les raisons [elles] ne lui apparaissent d’ailleurs que comme des « privilèges » établis au profit de quelques-uns. [...] Non seulement elle se vante [...] de supprimer tout « mystère » par sa science et sa philosophie exclusive-ment « rationnelles » et mises « à la portée de tout le monde » ; mais encore cette horreur du « mystère » va si loin [...] qu’elle s’étend même à [...] « la vie ordinaire ». » GUENON R, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Gallimard, 2005, p.89.43 Voir l’excellente intervention de John Cleese à ce propos : http://www.youtube.com/watch?v=7G_zSos8w_I

parano-magazine, un site satirique qui reprend au 2ème degré, les clichés com-plotistes. À lire sur:http://paranomagazine.blogspot.fi/

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Conclusion : de la nécessité du secret. Garder une pensée, une activité où un sentiment exclusivement pour soi demeure un aspect indis-pensable à l’équilibre du psychisme humain. C. G. Jung, dans son autobiographie, rapporte un épisode fondateur de son développement. Al-ors enfant, il était en proie à des sentiments de grande angoisse, d’insécurité et de division in-térieure. Il éprouvait en particulier une terreur inexplicable des églises, du sang, des chutes et des ... Jésuites. Le petit Jung résolut cette crise intérieure en sculptant un petit personnage qu’il cacha sur une poutre de la charpente du grenier de la maison familiale. Il écrit à ce propos44 :

L’enfant s’était guéri lui-même en recréant sym-boliquement un espace sacré et inviolable. Cette anecdote illustre la nature indispensable d’une intériorité pour soi seul. Ce fameux jardin se-cret qui protège les individus d’une intrusivité assassine qui voudrait les soumettre en totalité. Jusqu’au tréfonds de ce qu’ils ont de plus intime. Sorte de viol psychique aux conséquences mor-tifères.

Le rêve d’une humanité totalement transparente ne peut aboutir qu’à une dérive totalitaire. Le se-cret loin d’être une donnée suspecte ou superflue est une dimension essentielle à tout être humain. À l’image d’un édifice dont la porte définit un es-pace extérieur et intérieur, il fonde la possibilité d’Être pour chacun. Dans son unicité propre et irréductible. Cette unicité est la raison première de l’existence. Elle fonde le droit de chacun à la vie et au respect de ce qu’il porte en lui de sacré45. Elle constitue la richesse inépuisable du monde. Sans cet espace enclos du secret, l’homme ne sa-urait qu’une forme vide, qu’un couloir balayé par le vent.

44 JUNG C. G. « Ma vie », Souvenirs, rêves et pensées, coll. Folio, Gallimard, 1973, p. 51.45 Les hindous se saluent en utilisant l’expression Namasté qui signifie « je salue le divin qui est en vous ».

De même que la graine pousse dans les profon-deurs de la terre, à l’abri des regards, l’âme de l’homme ne s’épanouit que dans le secret du silence.

L’Eternel [YHVH] Dieu [elohim] forma l ’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle46 de vie et l ’homme devint un être vivant.Genèse 2:7

Sans secret, pas d’intériorité. Sans intériorité, pas d’Esprit. Sans Esprit, il n’y a ni Vie ni Hom-me.

46 Le mot hébreu utilisé pour souffle est neshamah (noun, shin, mem, he). Le mot désigne également l’une des portions les plus élévées de l’âme. Sur ce sujet voir STEINSALZ A., Néchama: Écoute ton âme, Coll. Matanel, Avant-Propos, 2013, 187 pages.

«  J’en éprouvais une grande satisfaction, car personne ne le verrait. Je savais que personne ne pouvait le trouver là, que personne ne pouvait découvrir et détruire mon secret. Je me sentais sûr de moi et le sentiment troublant de désunion d’avec moi-même disparut .»