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Quel paradigme international ? Claude Marcotte* Universiti Concordia pour I’entrepreneuriat Rbsumb L’entrepreneuriat international partage avec les uutres sous-champs de 1 ‘etrtrepreneuriat la mime hitirogkniitk des sujets d’itude et des approches kpistimologiques des chercheurs. Ces apptvches ne sont que rarement clari- pies ou analyskes. Est-il possible Ci 1 ‘heure actuelle d’identifier clairement les principales positions ipisti- mologiques et les courants paradigmatiques en entrepre- neuriat international? LU premier objectif de cette dude est d’apporter des iliments de riponse a cette question en analysant 1 ’heritage ipistimologique de ce domuine d’itude ainsi que les courants paradigmatiques dans les deux champs dont est issu ce dontaine, l’entrepreneuriat et la gestion internationale. Une meilleure connaissance des positions adoptkes par les chercheurs peut con- tribuer a mieux definir 1 ’entrepreneuriatinternational, et ce malgri la diversite des sujets d’ktude. L.e deuxikme objectif est d’itudier la question de la spicialisation ver- sus l’intigration des paradigmes dans la recherche en entrepreneuriat international. Lloit-on, comme le pro- posent certains chercheurs, riduire le nombre et la diversiti des sujets d’itude et des mithodes employies de facon a favoriser l’imergence d’un paradigme unique, ou au contraire tenter d’intigrer diffirents paradigmes ? Abstract International entrepreneurship, like the other subfields of entrepreneurship, covers many different topics. Research in this area is based on different epistemologi- cal assumptions that are rarely clarified or analyzed. Is it possible to identify the main epistemological positions and the paradigmatic trends in international entrepre- neurship? The first objective of this paper is to analyze the epistemological background of the area and to iden- tify the main paradigmatic trends in the two fields from which international entrepreneurship is derived: entre- preneurship and international business. A better under- standing of these positions and trends may make the area easier to define, even if the topics are varied. The second objective is to std-v the question of specialization versus integration of paradigms in this area. Should researchers reduce the number and diversiry of topics and methods. so that a unique paradigm ntay emerge, or should they rather try to integrate differentparadigms? L‘entrepreneuriat est un champ d’Ctude particulikre- ment vaste et difticile ii dCfinir. La multiplicitC et I’hCtCrogCnCitCdes domaines qui le composent, ainsi que la grande diversid des approches theoriques utiliskes par les chercheurs constituent des facteurs frkquemment tvoquts pour expliquer 1’Ctat de fragmentation des con- naissances en entrepreneuriat (Gartner, 2001; Low & MacMillan. 1988). La recherche dans ce champ n’a pas encore atteint un degrC de cohCsion suffisant pour qu’on puisse parler d’un paradigme de I’entrepreneuriat-ou d’un Ctat de science normale-en ce sens que la recherche qui s’y fait n’est pas bas& sur (< un ou ‘Professeur adjoint. kcole de gestion John Molson. Univenite Concordia. 1455 de Maisonneuve Ouest. Montdal (Quebec). Canada H3G IM8. Coumel : [email protected] 0 ASAC 2004 97 quelques accomplissements scientifiques pasds, accom- plissements qu’une communautC scientifique reconnait pendant un certain temps comme le fondement de sa pra- tique N (Kuhn. 1970. p. 10). Dans leur Ctude sur I’Cvolu- tion du champ de I’entrepreneuriat entre 1986 et 1995. Aldrich et Baker (1997) ont conclu que la recherche dans le domaine n’Ctait pas basbe sur un paradigme clair: Coherence, from the normal science perspective, consists in pursuing research that results in the cumulation of findings over time, both within and across individual scholars’ work. Cumulation is gen- erated when a group of scholars comes to accept as a world-view the discipline of a research paradigm that defines both what are legitimate and interesting ques- tions and what are legitimate methods for attempting to answer them. Progress from this perspective has been limited, in comparison both with past work and Canadian Journal of Administrative Sciences Revue canadienne des sciences de I’administration a( I ), 97- I06

Quel paradigme pour l entrepreneuriat international

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Quel paradigme international ? Claude Marcotte* Universiti Concordia

pour I’entrepreneuriat

Rbsumb L’entrepreneuriat international partage avec les uutres sous-champs de 1 ‘etrtrepreneuriat la mime hitirogkniitk des sujets d’itude et des approches kpistimologiques des chercheurs. Ces apptvches ne sont que rarement clari- pies ou analyskes. Est-il possible Ci 1 ‘heure actuelle d’identifier clairement les principales positions ipisti- mologiques et les courants paradigmatiques en entrepre- neuriat international? LU premier objectif de cette dude est d’apporter des iliments de riponse a cette question en analysant 1 ’heritage ipistimologique de ce domuine d’itude ainsi que les courants paradigmatiques dans les deux champs dont est issu ce dontaine, l’entrepreneuriat et la gestion internationale. Une meilleure connaissance des positions adoptkes par les chercheurs peut con- tribuer a mieux definir 1 ’entrepreneuriat international, et ce malgri la diversite des sujets d’ktude. L.e deuxikme objectif est d’itudier la question de la spicialisation ver- sus l’intigration des paradigmes dans la recherche en entrepreneuriat international. Lloit-on, comme le pro- posent certains chercheurs, riduire le nombre et la diversiti des sujets d’itude et des mithodes employies de facon a favoriser l’imergence d’un paradigme unique, ou au contraire tenter d’intigrer diffirents paradigmes ?

Abstract International entrepreneurship, like the other subfields of entrepreneurship, covers many different topics. Research in this area is based on different epistemologi- cal assumptions that are rarely clarified or analyzed. Is it possible to identify the main epistemological positions and the paradigmatic trends in international entrepre- neurship? The first objective of this paper is to analyze the epistemological background of the area and to iden- tify the main paradigmatic trends in the two fields from which international entrepreneurship is derived: entre- preneurship and international business. A better under- standing of these positions and trends may make the area easier to define, even if the topics are varied. The second objective is to std-v the question of specialization versus integration of paradigms in this area. Should researchers reduce the number and diversiry of topics and methods. so that a unique paradigm ntay emerge, or should they rather try to integrate different paradigms?

L‘entrepreneuriat est un champ d’Ctude particulikre- ment vaste et difticile ii dCfinir. La multiplicitC et I’hCtCrogCnCitC des domaines qui le composent, ainsi que la grande diversid des approches theoriques utiliskes par les chercheurs constituent des facteurs frkquemment tvoquts pour expliquer 1’Ctat de fragmentation des con- naissances en entrepreneuriat (Gartner, 2001; Low & MacMillan. 1988). La recherche dans ce champ n’a pas encore atteint un degrC de cohCsion suffisant pour qu’on puisse parler d’un paradigme de I’entrepreneuriat-ou d’un Ctat de science normale-en ce sens que la recherche qui s’y fait n’est pas bas& sur (< un ou

‘Professeur adjoint. kcole de gestion John Molson. Univenite Concordia. 1455 de Maisonneuve Ouest. Montdal (Quebec). Canada H3G IM8. Coumel : [email protected]

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quelques accomplissements scientifiques pasds, accom- plissements qu’une communautC scientifique reconnait pendant un certain temps comme le fondement de sa pra- tique N (Kuhn. 1970. p. 10). Dans leur Ctude sur I’Cvolu- tion du champ de I’entrepreneuriat entre 1986 et 1995. Aldrich et Baker (1997) ont conclu que la recherche dans le domaine n’Ctait pas basbe sur un paradigme clair:

Coherence, from the normal science perspective, consists in pursuing research that results in the cumulation of findings over time, both within and across individual scholars’ work. Cumulation is gen- erated when a group of scholars comes to accept as a world-view the discipline of a research paradigm that defines both what are legitimate and interesting ques- tions and what are legitimate methods for attempting to answer them. Progress from this perspective has been limited, in comparison both with past work and

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with more general, high quality organizational research. (p. 395)

L‘Ctat pdparadigmatique de ce champ serait attribuable selon Bygrave (1993) au fait que les chercheurs en entrepreneuriat ont adopt6 prCmaturC- ment les orientations thkoriques et mCthodologiques du paradigme plus mature des sciences physiques. II incombe donc aux chercheurs de dkvelopper un para- digme de I’entrepreneuriat qui tienne compte de la nature unique, non continue et non IinCaire des com- portements des entrepreneurs. Ce caracttre plutbt chao- tique des comportements entrepreneuriaux oblige le chercheur h s’Cloigner des approches thCoriques diter- ministes calquCes sur les sciences dites exactes, et h Cviter I’utilisation de methodes statistiques sophis- tiqukes. Gartner (2001). quant A lui, soutient que la crdation d’un paradigme plus mature en entrepreneu- riat passe par la division plus formelle du champ en communautCs spCcialisCes dans un domaine spCcifique tel que I’entrepreneuriat ethnique, I’entrepreneuriat international, etc. Cependant Gartner ne prCcise pas comment les contributions au sein de chacune de ces communautCs pourront favoriser davantage le dCveloppement d’un paradigme unique pour tout le champ de I’entrepreneuriat.

Plut6t que d’envisager une fragmentation encore plus grande du champ de I’entrepreneuriat. nous nous concenttons dans ce texte sur les limites et les potentia- lit& thtoriques communes entre I’entrepreneuriat en gCnCral et le domaine Cmergent de I’entrepreneuriat international. Nous nous intdressons Cgalement aux par- ticularitis de ce domaine qui se situe au confluent de I’entrepreneuriat et de la gestion internationale.

Malgri son jeune Ige, I’entrepreneuriat international partage avec les autres domaines de ce champ la meme hCtCrog6nCitC des sujets d’Ctude. Quelques-uns de ces sujets recensCs dans la IittCrature sont: I’entrepreneuriat organisationnel dans diffkrents pays, les initiatives de dCveloppement 6conomique. les caractdristiques et les motivations des entrepreneurs, les alliances interentre- prises et le transfert international de technologie, la crCa- tion et le financement d’entreprises. les modes d’entde sur les march& internationaux, et les pays en transition d’Europe de I’Est (McDougall & Oviatt. 1997, 2000; Oviatt & McDougall, 1994). Comme le soulignent McDougall et Oviatt (2000) dans leur synthtse des arti- cles soumis lors du forum de recherche en entrepre- neuriat international:

All of the topics identified above would appear to be important theoretically and relevant for practice. but their disparate quality makes it clear that there is no unifying paradigm present within international entre- preneurship. Similarly, there is great variety in the

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theoretical and methodological approaches em- ployed by authors. (p. 905)

A la lecture de ce constat, on peut craindre que I’tmergence de I’entrepreneuriat international contribue ii allonger la liste des sous-champs difflciles A cerner et ir dCfinir, parce que reposant sur des paradigmes encore imprkcis. Est-il possible ir I’heure actuelle d’identifier clairement les principales positions CpistCmologiques et les courants paradigmatiques en entrepreneuriat interna- tional? Le premier objectif de cette Ctude est d’apporter des ClCments de riponse ir cetk question en analysant I’hCritage Cpisthologique de ce domaine d’Ctude ainsi que les courants paradigmatiques en entrepreneuriat et en gestion internationale. Une meilleure connaissance des positions adoptkes par les chercheurs peut contribuer h mieux dCfinir le domaine de I’entrepreneuriat interna- tional. et ce malgd la diversit6 des sujets d’dtude. Le deuxitme objectif est d’Ctudier la question de la @cia- lisation versus I’intCgration des paradigmes dans la recherche en entrepreneuriat international. Doit-on. comme le proposent certains chercheurs, riduire le nom- bre et la diversit6 des sujets d’6tude et des mCthodes employCes de fason h favoriser I’Cmergence d’un para- digme unique, ou au contraire tenter d’intkgrer les dif- firents paradigmes?

Dans la premitre section du texte, nous suggkrerons une definition de I’entrepreneuriat international. Dans la deuxitme section, nous analyserons I’hCritage Cpisti- mologique de ce nouveau sous-champ. Les principales positions CpistCmologiques et les courants paradigma- tiques en entrepreneuriat et en gestion internationale seront dkrits. II nous semble important d’insister sur le fait qu’il s’agit bien dans ces deux domaines de courants de penske qui ne sont que rarement discutks dans la lit- tCrature, et non pas de prises de position mitathdoriques claires de la part des chercheurs. Nous adoptons le point de vue de Burrell et Morgan (1979). h I’effet que les pos- tulats CpistCmologiques des chercheurs contribuent h dCterminer les paradigmes d’une discipline. Ces postu- lats concernent la nature et les formes de connaissance. Afin d’illustrer I’impact de ces postulats sur les approches thioriques en entrepreneuriat international. nous fournirons des exemples issus du domaine du trans- fert international de technologie, qui est le domaine de spdcialisation de I’auteur. Dans la troisitme section, nous soultverons la question de la sp6cialisation versus I’intCgration des paradigmes. Nous apporterons des exemples de sp4cialisation paradigmatique puiks dans les articles publits dans I’Cdition d’octobre 2000 de la revue Academy of Management Journal, dans le cadre du forum de recherche en entrepreneuriat international. Nous proposerons tgalement un exemple d’indgration ir partir d’une Ctude de I’auteur. Finalement, en conclu-

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sion, nous examinerons les impacts thCoriques et pra- tiques de ces considkrations CpistCmologiques.

Wfinition de I’entrepreneuriat international

Bien avant que I’entrepreneuriat international ne soit identitie comme un sous-champ Cmergent, la dimen- sion internationale Ctait dCjB sous-jacente B quelques- unes des Ccoles de pensbe en entrepreneuriat. Ainsi McClelland (1961) dans ses etudes sur les motivations des entrepreneurs, a recueilli des donnCes empiriques dans plusieurs pays afin de dCmontrer que le besoin d’accomplissement, qui expliquerait le comportement entrepreneurial, dimre d’un pays B I’autre et est corrCIC avec le dCveloppement Cconomique des nations. De son cat6 Hagen (1960). suggdrait que le dCsir de rebellion contre certaines valeurs de la sociCtC traditionnelle explique les comportements des entrepreneurs, particu- litrement dans les rigions en dCveloppement.

L‘entrepreneuriat international se diffdrencie tout d’abord de ces autres Ccoles de penke en se situant B la jonction entre I’entrepreneuriat et la gestion interna- tionale (McDougall & Oviatt, 2000). Ensuite, des efforts sont maintenant dtployds afin de dCfinir plus clairement le domaine et d’intCgrer la dimension internationale au caeur meme des propositions thCoriques issues de cette dCfinition, plut6t que de I’introduire comme une exten- sion d’une autre approche thborique-telle que I’ap- proche des traits de personnalitd ou encore celle des fac- teurs culturels.

La contribution de McDougall et Oviatt (2000) au chapitre de la ddfinition de I’entrepreneuriat internation- al s’avtre particulitrement importante. Cette dtfinition. basie en partie sur trois variables mesuries par Covin et Slevin (1989). est la suivante: u International entrepre- neurship is a combination of innovative, proactive, and risk-seeking behavior that crosses national borders and is intended to create value in organizations n (cite par McDougall et Oviatt, 2000. p. 903). De plus, le domaine inclut selon ces auteurs autant les grandes entreprises que les PME: I’entrepreneuriat organisationnel dans les grandes entreprises est donc au programme de la nou- velle discipline. Finalement, les Ctudes dans le domaine peuvent Etre faites au niveau des individus. des groupes et des organisations.

Cette dkfinition a le mCrite d’inclure toutes les tailles d’entreprise, contrairement B une difinition prCcC- dente offerte par Wright et Ricks (1994). qui associaient entrepreneuriat international et PME. I1 faut Cgalement remarquer I’orientation comportementale de cette dbfini- tion: ce sont les comportements entrepreneuriaux mesurables, selon la mCthodologie dCvelop@e par Covin et Slevin (1989). qui constituent le sujet d’Ctude de I’en-

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trepreneuriat international. McDougall et Oviatt (2000). dans leur recension de la documentation, citent des Ctudes faisant Ctat de deux aspects de I’entrepreneuriat: les comportements et les attributs qui sont A I’origine de ces comportements, par exemple la cognition, I’appren- tissage et la stratkgie. Cependant seuls les comporte- ments sont int6grC.s dans la dkfinition. En ce sens, cette dCfinition est davantage schumpeterienne.

Comparons cette definition avec la conception des entreprises internationales propoke p&&emment par McDougall, Shane, et Oviatt (1994). Les entreprises internationales sont des firmes qui, dts leur creation, ont des activitCs dans plusieurs pays. L‘explication fournie par McDougall et al. repose sur la thCorie de Kirzner ( 1973). L e s entrepreneurs qui mettent sur pied des firmes internationales se distinguent par leur capacid B 2tre CveillCs aux informations et connaissances sur les oppor- tunitCs potentiellement profitables. Les aspects cognitifs tels que la vigilance et la capaciti d’apprentissage cons- tituent les variables indipendantes qui dCbouchent sur des comportements entrepreneuriaux.

II y a dans ces deux faqons de concevoir I’entrepre- neuriat international une dualit6 tpisttmologique qui est symptomatique de la situation actuelle en entrepreneu- riat et en gestion internationale. Cette dualit6 est relike B la conception qu’ont les chercheurs de I’acquisition des connaissances, qui est un des aspects importants de I’ipistCmologie. Lorsque les connaissances sont conques comme des ClCments tangibles et explicites, I’objet de la recherche est davantage comportemental et directement observable. Cependant quand on les conqoit sous leur forme plus intangible et tacite, I’angle de la recherche pourra etre davantage interprktativiste et cognitif. II s’agit dans ce dernier cas de tenter de connaitre comment les entrepreneurs en viennent B acquCrir puis B utiliser les connaissances qui sont sources d’opportunitds.

Supposons pour le moment qu’on peut dCfinir I’en- trepreneuriat international de facon ouverte en y intC- grant les aspects cognitifs et comportementaux. Le con- cept de changement est B la base de notre dCfinition. II s’agit d’un concept clef en entrepreneuriat (Venkatara- man, 1997) et il est prisent dans I’approche dynamique de Schumpeter ( 1961) et Kirzner (1973). Cependant. au lieu de considCrer le changement uniquement comme un dsultat des comportements entrepreneuriaux comme le fait Schumpeter, nous le concevons comme un processus actif chez les individus, les groupes ou les organisations. Nous proposons une dkfinition de I’entrepreneuriat inter- national en deux volets. II s’agit tout d’abord d’un processus de changement dans la capacid des individus, des groupes. ou des organisations B percevoir les oppor- tunitCs au plan international et B apprendre comment Cvaluer ces opportunids. Cette capacitC n’est donc pas inn& ou fixbe. Elle est plutat en processus de change-

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ment continuel. Le rCsultat Cventuel de ce processus-et le deuxitme volet de notre dCfinition-st I'augmenta- tion des comportements d'innovation, qui peuvent Ztre par exemple la mise sur pied de nouveaux produits ou services conjointement avec un partenaire d'un autre pays.

En proposant une dkfinition de I'entrepreneuriat international qui englobe d'une part les aspects de dtcouverte et d'kvaluation des opportunitCs, et d'autre part la dimension comportementale d'innovation, nous demeurons ouverts aux deux composantes importantes du phCnomtne entrepreneurial. comme le suggtrent Shane et Venkataraman (2000). Chacune de ces deux composantes est issue d'une approche CpistCmologique diffkrente. Une analyse de I'hCritage CpistCmologique de I'entrepreneuriat international nous permettra de mieux situer ces approches.

Heritage CpistCmologique de I'entrepreneuriat international et courants paradigmatiques actuels

L'entrepreneuriat international a cette particularid de puiser des approches CpistCmologiques issues de deux champs diffkrents qui faqonneront son evolution au plan paradigmatique. Nous proposons dans cette section une synthtse des courants Cpistkmologiques en entrepre- neuriat et en gestion internationale. Afin de mieux com- prendre I'impact des postulats CpistCmologiques sur les approches thioriques des chercheurs, nous fournirons des exemples issus du transfert international de tech- nologie, un domaine qui a dCjja CtC analysd sous I'angle de I'entrepreneuriat (Baumol, 1993).

Le terme 4pisrPntofogie est u t i l id ici au sens de la u connaissance de la connaissance >). c'est-&dire de la conception plus ou moins consciente qu'ont les chercheurs par rapport ii la nature et aux formes de con- naissance. Dans le cas de la recherche en entrepreneu- riat, la question CpistCmologique que nous soulevons est la suivante : de quelle fason les chercheurs consoivent- ils I'acquisition et I'utilisation des connaissances rela- tives aux opportunitCs de la part des entrepreneurs? Comme le soulignent Von Krogh and Roos (1995). les Ctudes en gestion incluent rarement cette question CpistC- mologique. Les postulats des chercheurs quant B la nature et aux formes de connaissance sont la plupart du temps implicites et peu articulCs.

Burrell et Morgan (1979) proposent une grille d'analyse qui permet de situer la position Cpistb- mologique des chercheurs. Cette grille prisuppose que les postulats CpistCmologiques sont mutuellement exclusifs; autrement dit il est impossible de concevoir les connaissances en mZme temps sous leur aspect tangible et intangible:

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These assumptions entail ideas. for example. about what forms of knowledge can be obtained, and how one might son out what is regarded as 'true' from what is to be regarded as 'false'. Indeed this dichoto- my of 'true' and 'false' itself presupposes a certain epistemological stance. I t is predicated upon a view of the nature of knowledge itself: whether. for exam- ple, it is possible to identify and communicate the nature of knowledge as being hard, real and capable of being transmitted in tangible form. or whether knowledge is of a softer. more subjective, spiritual or even transcendental kind, based on experience and insight of a unique and essentially personal nature. (pp. 1-2)

Lorsque les connaissances sont consues par les chercheurs comme des ClCments tangibles et explicites, le paradigme est, selon le modtle de Bur- rell et Morgan, de nature positiviste. Le but des chercheurs est alors d'identifier les relations stables entre ces Cltments considCrCs de I'extCrieur. L'ap- proche est objectiviste et calquCe sur les mtthodes des sciences naturelles. Par contre, lorsque les connais- sances sont conpes comme Ctant de forme tacite et intangible, le point de vue adopt6 par les chercheurs est davantage subjectiviste. Le but est alors de dicou- vrir les schCmas de pensee adopt& par les repondants, sans chercher B imposer de I'extCrieur certaines stru- ctures cognitives. Le paradigme est de ce point de vue interpretatif et cognitif. MZme si cette fason dichotomique d'analyser les positions CpistC- mologiques des chercheurs est contestable-dans la prochaine section, nous soultverons la question de I'intCgration des diffCrents points de vue CpistC- mologiques-elle peut nous servir de point de dipart B notre analyse des positions CpistCmologiques en entrepreneuriat et en gestion internationale.

Notre analyse est prCsentCe au tableau 1. Nous avons rCsumC les deux formes de connaissance que Burrell et Morgan disignent par les termes (( connais- sances tangibles )) et a connaissances intangibles ou personnelles n. Puis nous mentionnons les thCoriciens qui illustrent I'une ou I'autre de ces formes d'une fason particulitrement Claire, tout d'abord en entepre- neuriat puis en gestion internationale. II va sans dire que les auteurs qui sont mentionnts ici ne sont pas les seuls qui ont contribuC 31 la recherche B I'intCrieur de leur cadre CpistCmologique. Cependant leur approche B la connaissance Ctait assez explicite pour que nous les considCrions comme des reprbsentants d'une posi- tion Cpisthologique. Chacun d'eux a propose une conception spCcifique des connaissances et reprbsente un courant paradigmatique que nous analysons tout d'abord dans la sous-section suivante sur I'hCritage de I'entrepreneuriat, puis dans celle de la gestion internat ionale.

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Tableau 1 Positions ~pist~mologigues en entrepreneuriat et en gestion internationale

Postulats Principaux Conception spCcifique Courant CpistCmologiques reprksentants des connaissances paradi gmatique

Entrepreneuriat Connaissances tangibles

Schumpeter (1961) Facilement accessibles : Cgalement distribuees

Instrumentaliste

Bien public Baumol(1993)

Kirzner ( 1973, 1985) Connaissances intangibles, personnelles

InCgalement distribuCes : sources d'opportunitb et d'apprentissage

InterprCtatif - cognitiviste

Shane et Venkataraman (2000)

InCgalement distribukes : processus de dCcouvene et de dalisation d'opportunitCs

InterprCtatif - cognitiviste

Mitchell, Busenitz, Lant, et McDougall (2002)

In fCrCes e t in terprdties selon science cognitive

InterprCtatif - cognitiviste

Gestion Connaissances internationale tangibles

Buckley et Casson ( 1976)

Bien public Positiviste

Connaissances intangibles, personnelles

Dunning ( 1993; 1999) Tacites et codifCes Positiviste

Evolutionniste Kogut et Zander ( 1993) Surtout tacites

L'hiritage de 1 'entrepreneuriat doing the thing, of which the leader's function con- sists. (1961. p. 88)

L'influence schunipeterienne. L'approche schum- peterienne conGoit I'entrepreneuriat comme le rCsultat d'une nouvelle combinaison de ressources tangibles. Le processus cognitif de perception et d'interprktation des opponunitCs ne figurait pas dans la thCorie de Schum- peter. Seule comptait I'action: les entrepreneurs sont des gens qui agissent sur la base de (( possibilitts m-ou de nouvelles combinaisons des ressources-ui sont per- ceptibles pour un grand nombre de personnes dans la sociCtC. Mais p2s peu de ces gens passent ii I'action. En parlant du leader qu'il associe avec I'entrepreneur, Schumpeter dit

II en va de meme pour les connaissances dans les organisations. Elles sont largement codifiCes ou facile- ment codifiables. Examinons I'impact de cette Cpistt- mologie sur la faqon de concevoir le transfert des con- naissances d'une entreprise 2i I'autre.

Pour Schumpeter, les connaissances dCtenues par les entreprises innovatrices sont facilement rep6rables par les concurrents et donc facilement imitables. Le monopole temporaire que dCtenaient les innovateurs est alors brisC. Par condquent, pour Schumpeter, les con- naissances ne sont pas des ressources que les entreprises peuvent exploiter de fason suffisamment durable en les transfkrant ii d'autres entreprises. Ces dernibres, surtout si elles sont dirigks par des entrepreneurs intuitifs, sont capables par elles-memes de se les approprier et de devenir des concunentes. Aussi les comportements des innovateurs se veulent-ils dCfensifs. I1 s'en suit que le

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It is no paq of his function to 'find' or to 'create' new possibilities. They are always present, abundantly accumulated by all sorts of people. Often they are known and being discussed by scientific and literary writers. In other cases, there is nothing to discover about, because they are quite obvious ... It is the

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transfert de technologie ne peut &re considCrC comme un processus entrepreneurial, ni chez les fournisseurs ni chez les receveurs.

Baumol, dont I’inspiration est largement schum- peterienne, parle lui aussi du caracttre de M bien public B des connaissances dans les entreprises et de la grande rapidit6 avec laquelle elles sont diffusks d’une organi- sation il I’autre (Baumol, 1993, pp. 174-176). Cependant il a M amend6 n la thCorie schumpeterienne en ce qui concerne le transfert international de technologie; sa ver- sion met I’accent sur I’attitude offensive de cenaines entreprises lors du transfert de technologie: Ever since the beginnings of the industrial revolution and undoubt- edly earlier, there has been a group of innovative entre- preneurs who have found it profitable to allocate their talent to the innovative dissemination of technology n (Baumol. 1995, p. 26). Baumol dkcrit le caracttre inno- vateur du processus de transfert de technologie autant chez les fournisseurs qui adaptent leur technologie au contexte du pays hate que chez les receveurs qui innovent en amCliorant les praduits et procCdCs des fournisseurs.

Schumpeter et Baumol dCcrivent les comportements factuels des entrepreneurs, sans proposer de thdorie dlaborie qui engloberait les facteurs qui dkterminent ces comportements et qui expliquent le processus par lequel les entrepreneurs transforment les connaissances en action. Cette absence de cadre thCorique ClaborC a CtC soulevte par Bygrave (1993). qui soutenait que les chercheurs en entrepreneuriat se laissent guider par le paradigme des sciences physiques. Ce paradigme selon Bygrave ne peut tenir compte de la nature des change- ments en entrepreneuriat, qui sont souvent discontinus et difticiles 1 prddire et il expliquer en termes de rbgression statistique. Un paradigme propre il I’entrepreneuriat devra pouvoir expliquer comment Cvolue ce processus de changement chez les entrepreneurs. A cette fin. Bygrave recommandait I’utilisation d’Ctudes sur le ter- rain, sous forme d’Ctudes de cas et aussi d’Ctudes longi- tudinales. Douze annks plus tard, Gartner (2001) con- cluait que peu de progrts avait CtC accompli au niveau paradigmatique en entrepreneuriat. II n’y a selon lui que peu de dCbats entre les chercheurs et aucun question- nement sCrieux sur les postulats qui orientent les choix d’approches thioriques et mCthodologiques.

Ces observations laissent croire que les propos de Kuhn (1970) ne s’appliquent pas au champ de I’entre- preneuriat. En effet, une discipline qui n’a pas encore atteint le stade paradigmatique serait caractCrisie selon Kuhn par des dCbats et des questionnements constants sur des aspects fondamentaux de la discipline, que ce soit au plan thCorique ou mCthadologique. Une explica- tion possible est qu’il existe dCjh un courant paradigma- tique dominant en entrepreneuriat, largement influencC

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par I’aeuvre de Schumpeter. II s’agit du paradigme instrumentaliste (tableau I , colonne de droite). Ce para- digme, qui a plusieurs afinitCs avec le paradigme posi- tiviste (Keat & Uny, 1975). correspond bien il la fagon de concevoir I’CpistCmologie chez Schumpeter:

According to Schumpeter’s instrumentalism. a theo- ry is an instrument and should be evaluated in light of its effectiveness in dealing with the problems it addresses, within whatever perspectives it is con- structed. The forward looking view of a theory (for what it is made) is much more important than the backward-looking view (how it is made). The notion of effectiveness provides an alternative criterion to what is ordinarily conceived of as a truth .... (Shionoya. 1997. p. 69)

En demeurant aussi ouvert que possible aux dif- firentes approches thtoriques et mdthodologiques et en privilkgiant I’Ctude des faits directement observables prClevCs dans des domaines d’Ctude disparates. ce para- digme peut regrouper une majorit6 d’btudes dans le champ de I’entrepreneuriat. Mais cette largeur de vue et cette polyvalence emptchent en meme temps la vCritable mise en aeuvre d’une communautC de chercheurs au sens KhunCsien du terme. Cette communautd de chercheurs approfondirait un nombre restreint de probltmes il I’aide de dkfinitions prdcises et de rtgles qui leur seraient pro- pres et exclusives.

L’upproche cognirive. Un mouvement issu des sci- ences cognitives prend forme depuis quelques annCes en entrepreneuriat. Les concepts et les thdories qui sont i I’Ctude sont relativement bien articules et pourraient per- mettre I’imergence d’un paradigme interprktatif en entrepreneuriat. Ce paradigme s’articule autour de la perception des phinomtnes par les sujets eux-memes, par opposition ii I’approche positiviste oh les phCno- mtnes sont CtudiCs de I’extbieur (Burrell & Morgan, 1979). Les mCthodes sont alors plus qualitatives que quantitatives, meme si ces dernitres peuvent aussi etre intCgrdes dans une approche multimdthode.

Venkataraman ( 1997). Shane et Venkataraman (2000). et Mitchell, Smith, Seawright, et Morse (2000) ont proposC une telle approche qui prkconise une analyse du processus entrepreneurial plus << micro n que celle des deux approches prkcddentes. Venkataraman et Shane et Venkataraman ddfinissent le champ de I’entrepreneuriat comme I’etude des sources d’opportunids, du processus de dCcouverte, d’dvaluation et d’exploitation des oppor- tunitCs, et des individus qui dkcouvrent, Cvaluent et exploitent les opportunitCs, autant lors de la crkation de nouvelles entreprises que lors de changements dans les entreprises existantes. Ces chercheurs ont intCgrt5 dans leurs travaux les principaux concepts utilids par Hayek (1945) et Kixzner (1973) il savoir: la diffusion inkgale des connaissances dans I’Cconomie (Hayek), I’apprentis-

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sage et la vigilance ou la capacitC d'Cveil face aux infor- mations (Kirzner).

Pour Mitchell et al., les cognitions entrepreneuri- ales-ou les fasons dont les entrepreneurs et les firmes acquitrent, Cvaluent et utilisent les connaissances-sont des variables andckdentes ou indkpendantes qui peuvent permettre de pr6dire I'identification des opportunitCs et les comportements entrepreneuriaux chez les individus ou dans les organisations. Leurs travaux sur les cogni- tions entrepreneuriales se rapprochent de ceux effectuis en sciences cognitives (Simon, Egidi, & Marris, 1992 ; Simon & Siklossi, 1972). La mCthode qu'ils utilisent est celle des << scripts >>. qui permet d'infirer les processus cognitifs qui guident les entrepreneurs lors de la crkation d'entreprises: N The degree of mastery of scripts appro- priate for venture creation can only be measured indi- rectly by inference or by observing objects that represent the attributes under study, since scripts. as internal men- tal operations, are not directly observable n (Mitchell et al., 2000, p. 982).

Pour les cognitivistes, les connaissances sont largement tacites et difficiles A transformer en habiletCs. Dans ce cadre, le transfert de technologie apparait comme un processus complexe parce que met- tant en jeu les capacitds d'interprktation des humains. Les limites cognitives des dtcideurs font en sorte que ces derniers sont souvent incapables d'interpriter adiquatement les informations: leur myopie et leur cadre d'analyse trop Ctroit ralentissent souvent le processus de transfert. En Ctudiant le processus d'ac- quisition, d'interprdtation et d'utilisation des informa- tions chez les dkcideurs, ces auteurs tentent de mieux comprendre comment certaines personnes et certaines organisations parviennent B saisir les opportunitCs entrepreneuriales tandis que d'autres ne les voient pas ou ne les utilisent pas.

Tous ces chercheurs qui partagent I'approche cogni- tive s'interessent davantage au processus sficifique de traitement de I'information qui prCctde les comporte- ments entrepreneuriaux. Les dsultats de ces comporte- ments, tels que la crCation d'entreprises ou I'innovation dans les entreprises existantes. sont consus comme des variables dkpendantes, contrairement A I'approche schumpeterienne.

L'htiritage de la gestion internationale I,

II est intCressant de constater que les positions CpistCmologi4ues des chercheurs en gestion interna- tionale semblent avoir suivi la meme tvolution qu'en entrepreneuriat. Jusqu'aux annks 1970, la conception des connaissances dans ce champ Ctait surtout apparen- tCe A un bien public (Buckley et Casson, 1976 ; Johnson, 1970). Ainsi Buckley et Casson ont vu dans cette forme

de connaissances un argument pour la thCorie de I'inter- nalisation:

There is a special reason for believing that internal- ization of the knowledge market will generate a high degree of multinationality among firms. Because knowledge is a public good which is easily transmit- ted across national boundaries. its exploitation is log- ically an international operation; thus unless compar- ative advantage or other factors restrict production to a single country, internalization of knowledge will require each firm to operate a network of plants on a' worldwide basis. (p. 45)

Les contributions de Buckley et Casson (1976) et Dunning (1993, 1999) se situent dans un cadre posi- tiviste. Chez Dunning, meme si les connaissances tacites sont importantes. I'approche demeure quand meme axCe sur I'analyse des faits explicites. La revue de la IittCra- ture faite par Sullivan (1998) confirme que le paradigme positiviste, issu surtout de la science Cconomique, est encore dominant, mais qu'un changement de paradigme semble en voie de s'opkrer en gestion internationale. Cepemdant il ne rentre pas dans les dCtails du contenu exact de ce paradigme naissant. La domination du para- digme positiviste dans un domaine aussi complexe a CtC critiquke par Hench (1997). L'argument principal Cvo- quC par ce dernier est que la science Cconomique, et par- ticulitrement I'approche classique et nCo-classsique, ne peuvent Etre utilises en gestion internationale pour com- prendre le processus entrepreneurial dans les organisa- tions. La crCativitC et la capacitC de dCcouvrir de nou- velles opportunitks sont des sujets rarement abordts en science Cconomique.

Dans les dernitres dkcennies, cette conception des connaissances s'est progressivement nuancCe et plusieurs chercheurs ont intCgrC les distinctions entre les connaissances tacites et codifides proposks par Polanyi (1964). Ainsi, Dunning (1993) reconnait que les con- naissances sont h la base des activitds internationales des entreprises, et qu'elles constituent un capital lors de I'in- vestissement direct h 1'Ctranget au meme tiue que les autres types d'actifs ou de ressources. Son M paradigme Cclectique M de la production internationale inclut les formes de connaissances tacites et codifiCes, qui permet- tent aux firmes internationales de se donner des avan- tages uniques et spkifiques.

De leur cat&. Kogut et Zander (1993) ont propod une thCorie tvolutionniste des entreprises multina- tionales, qui se veut le contrepoids de la thCorie de I'in- ternalisation. Pour les auteurs Cvolutionnistes, les con- naissances codifiks servent seulement de point de dCpart I'apprentissage d'habiletbs nouvelles. Par la suite, ce sont les connaissances tacites qui permettent le dCveloppement de ces habiletks. Les entreprises multina- tionales se sp6cialiseraient donc dans le transfert de

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connaissances tacites et uniques. La nature sp6cifique de leur savoir-faire prottge les firmes innovatrices contre I'imitation de la part de leurs concurrents. Meme si ces derniers obtiennent des informations sur les innovations en cours dans I'entreprise, ils ne peuvent ni les utiliser rapidement ni les utiliser adiquatement parce qu'elles sont insuffisantes. II leur manque les connaissances spC- cifiques et tacites, ainsi que les habiletCs qui sont le rdsultat d'un apprentissage localid et propre B chaque firme.

Le paradigme Cvolutionniste auquel adhtrent Kogut et Zander (1993) vise a dCpasser les limites du para- digme positiviste. Le transfert et I'exploitation des con- naissances tacites par les entreprises sont au caeur de ce paradigme. Les ivolutionnistes tels que Nelson et Win- ter (1982) proposent une dCmarche qui tient compte des capacitCs entrepreneuriales des individus et des entre- prises. Ce paradigme difere aussi du paradigme posi- tiviste et instrumentaliste par I'emphase mis sur I'ap- prentissage et les habiletCs nicessaires pour reconnaitre les opportunitCs (Witt, 2002).

Sptkialisation ou intdgration des paradigmes en entrepreneuriat international?

Deux thtses s'affrontent sur la question de la com- patibilitC possible entre les paradigmes. D'un c6tC. Kuhn (1970) et Burrell et Morgan (1979) soutiennent que les chercheurs ne peuvent travailler qu'a I'intCrieur d'un paradigme unique. Toute intkgration paradigmatique est impossible puisque les postulats de chaque paradigme sont incompatibles entre eux. Les chercheurs en entre- preneuriat international semblent avoir adopt6 ce point de vue de la spicialisation paradigmatique. Ainsi. les articles publids dans I'Cdition d'octobre 2000 de la revue Academy of Management Journal, dans le cadre du forum de recherche en entrepreneuriat international, sont tous issus du paradigme positiviste, B I'exception de I'ar- ticle de Mitchell et al. dCcrit plus haut. Par exemple, Autio, Sapienza, et Almeida (2000) ont CtudiC les effets de I'Lge des entreprises, des connaissances acquises et de I'imitation sur la croissance internationale des entre- prises. De mCme, Zahra, Ireland. et Hitt (2000) ont CtudiC la relation entre la diversit6 au plan international, le mode d'entrbe sur les marches internationaux, I'ap- prentissage technologique et la performance. Aucune allusion n'est faite dans ces travaux A la possibilitk que les phCnomtnes en prksence puissent Ctre mieux compris grLce a I'inclusion des points de vue subjectifs des acteurs. MCme si ces travaux sont importants et con- tribuent B I'augmentation des connaissances en entrepre- neuriat international, ils auraient une portCe encore plus grande si leurs auteurs avaient pris en considCration,

comme le soulignait Bygrave ( 1993). la complexitk et la nature dynamique des phCnomtnes entrepreneuriaux.

La possibilit6, voire meme I'avantage de I'intCgration paradigmatique a CtC soulevie par Denzin (1978). Brewer et Hunter (1989). et Hassard (1993). La recherche bas& sur plus d'un paradigme est possible et souhaitable selon eux. La triangulation et I'approche multimCthode rendent possible I'intCgration des paradigmes. Un exemple d'intC- gration paradigmatique et de triangulation des mdthodes d'Ctude dans le domaine du transfert international de tech- nologie est fourni par Marcotte et Niosi (2000). Lors d'une Ctude sur le transfert de technologie en Chine, ces auteurs ont u t i l id I'enquCte par questionnaire et les Ctudes de cas afin de mieux connaitre les aspects de connais- sances et d'apprentissage lors du transfert. Une partie de ces aspects se pretait 21 une approche objectiviste, mais une autre partie de I'itude, notamment sur le processus d'ap prentissage, nkessitait I'utilisation de mCthodes interpri- tatives telles que les Ctudes de cas. Celles-ci Ctaient nkes- saires B cause du manque de donnks disponibles dans la litdrature: le caracttre relativement nouveau, complexe et dynamique du processus d'apprentissage lors du transfert international de technologie ne permettait pas la construc- tion et I'utilisation de mCthodes quantitatives. La synergie entre I'approche objectiviste et interpktativiste a permis aux auteurs de mieux cerner les differentes facettes de I'apprentissage.

La nature complexe, dynamique et encore ma1 con- nue des phCnomtnes entrepreneuriaux fait en sorte que les chercheurs se doivent de demeurer ouverts aux dif- fkrents points de vue CpistCmologiques. I1 peut paraitre prematurd d'ignorer I'un ou I'autre de ces points de vue. que ce soit le point de vue objectiviste ou subjectiviste. II serait Cgalement inopportun de considCrer I'un des paradigmes comme << supdrieur B B I'autre. et de souhaiter I'Cmergence d'un paradigme unique en entre- preneuriat. L'intCgration paradigmatique doit Ctre con- sidCrCe comme un objectif dalisable.

Conclusion

Nous avons proposC au debut de ce texte une dCfini- tion de l'entrepreneuriat en deux volets. L'entrepreneu- riat est d'abord I'Ctude des changements dans la capacitd des individus, des groupes ou des organisations a percevoir les opportunitis au plan international et B apprendre comment Cvaluer ces opportunitis. Le second volet est I'Ctude des comportements d'innovation chez les individus. les groupes ou les organisations. Chacune des composantes de notre dkfinition est issue d'une approche CpistCmologique diffdrente.

L'une de ces approches voit dans la rbpartition inkgale des connaissances entre les individus ou les

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organisations des opportunitCs d'apprentissage. Les con- naissances sont intangibles et tacites. Cette approche est A la base du paradigme interprktatif et cognitiviste qui semble Cmerger en entrepreneuriat. L'autre approche consid2re les connaissances comme Ctant explicites et facilement accessibles. Cette conception est A la base du paradigme instrumentaliste.

Nous avons not6 en gestion internationale une rCori- entation vers des positions CpistCmologiques diffdrentes. La prkdominance des connaissances tacites et les possi- bilitds d'apprentissage et de concurrence par I'acquisi- tion et le transfert de ces connaissances est caractdris- tique du paradigme Cvolutionniste.

Est-ce que les approches CpistCmologiques et les courants paradigmatiques en entrepreneuriat internation- al peuvent Ctre intCgrCs, ou est-ce qu'une seule approche et un seul paradigme doivent dominer pour que ce domaine accUe vraiment au stade paradigmatique tel que le prCtend Kuhn (1970)? Ce dernier parle de I'in- commensurabilitC des paradigmes qui renvoie A I'incom- patibilitC entre les facons de voir des chercheurs, leur incapacitk A s'entendre sur ce qu'est << la vraie science >>. Or, il n'est pas impossible qu'avec davantage de recul et de perspectives, certains chercheurs et surtout des Cquipes de chercheurs puissent en arriver A une intCgra- tion des paradigmes qui rendrait possible la mise sur pied de schCmas de recherche plus complets. L'approche multimkthode permet alors la triangulation non seule- ment au plan mkthodologique mais aussi au plan thCorique et paradigmatique. Les dimensions moins tan- gibles, plus complexes et moins Maires du champ de I'entrepreneuriat pourraient alors Ctre davantage prises en considkration. La nature complexe, changeante et encore ma1 connue des phCnom2nes entrepreneuriaux fait en sorte que les chercheurs ne peuvent ignorer les diffirentes points de vue Cpisthologiques, que ce soit le point de vue objectiviste ou subjectiviste. II serait Cgale- ment prhaturk de considkrer I'un des paradigmes comme << supirieur >> I'autre, et de souhaiter I'Crner- gence d'un paradigme unique en entrepreneuriat.

Les considirations m6tathCoriques contenues dans ce texte peuvent avoir un impact sur la perception qu'ont les entrepreneurs. les gestionnaires et les dkideurs de la recherche en entrepreneuriat. En prenant le plus possible en considdration le point de vue des acteurs, les chercheurs peuvent augmenter non seulement la port& scientifique de leurs travaux, mais aussi susciter davantage I'intkrCt des praticiens pour les n%ultats de leurs recherches.

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