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PIERRE DE BOISDEFFRE LA REVUE LITTERAIRE Pierre Goubert : Initiation à l'histoire de France. Georges Duby : Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde. Pierre Chaunu : l'Historien dans tous ses états. Claude Imbert : Ce que je crois. Bernard Ledwige : de Gaulle. Raoul Aglion : De Gaulle et Roosevelt. Guy Sabatier : Bourgeois, es-tu mort ? Michel de Saint Pierre : Sous le soleil de Dieu. L'Histoire est en mue, nous le savons. Et dans cette mutation, l'Ecole française, née avec les prestigieuses Annales de Marc Bloch et de mon vieux maître Lucien Febvre, baptisée par Fernand Braudel, conduite au succès par des historiens comme Chaunu, Duby, Le Roy Ladurie, Le Goff, Delumeau et quelques autres, a joué un grand rôle. Sa réputation est internationale : universités et revues savantes américaines retentissent des exploits de la « Nouvelle Histoire ». En voici un témoignage récent, tout à fait remarquable : l'Initiation à l'histoire de France de Pierre Goubert (1). Spécialiste du xvn c siècle, excellent connaisseur de l'Ancien Régime, Pierre Goubert, qui s'est intéressé comme Chaunu à l'Histoire quantitative et à la démographie rurale, est essen- tiellement un non-conformiste. Aucune gloire, aucune réputation ne lui en impose. Les paysans du Grand Siècle lui paraissent tout aussi dignes d'intérêt que le Grand Roi. Si l'étude qui lui a (1) Pierre Goubert : Initiation à l'histoire de France, un vol., 490 p., suivi d'une chronologie, de cartes et de tableaux (Tallandier, avril 1984).

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PIERRE DE BOISDEFFRE

LA REVUE LITTERAIRE

Pierre Goubert : Initiation à l'histoire de France. — Georges Duby : Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde. — Pierre Chaunu : l'Historien dans tous ses états. — Claude Imbert : Ce que je crois. — Bernard Ledwige : de Gaulle. — Raoul Aglion : De Gaulle et Roosevelt. — Guy Sabatier : Bourgeois, es-tu mort ? — Michel de Saint Pierre : Sous le soleil de Dieu.

L'Histoire est en mue, nous le savons. Et dans cette mutation, l'Ecole française, née avec les prestigieuses Annales de Marc Bloch et de mon vieux maître Lucien Febvre, baptisée par Fernand Braudel, conduite au succès par des historiens comme Chaunu, Duby, Le Roy Ladurie, Le Goff, Delumeau et quelques autres, a joué un grand rôle. Sa réputation est internationale : universités et revues savantes américaines retentissent des exploits de la « Nouvelle Histoire ». En voici un témoignage récent, tout à fait remarquable : l'Initiation à l'histoire de France de Pierre Goubert (1).

Spécialiste du xvn c siècle, excellent connaisseur de l'Ancien Régime, Pierre Goubert, qui s'est intéressé — comme Chaunu — à l'Histoire quantitative et à la démographie rurale, est essen­tiellement un non-conformiste. Aucune gloire, aucune réputation ne lui en impose. Les paysans du Grand Siècle lui paraissent tout aussi dignes d'intérêt que le Grand Roi. Si l'étude qui lui a

(1) Pierre Goubert : Initiation à l'histoire de France, un vol., 490 p., suivi d'une chronologie, de cartes et de tableaux (Tallandier, avril 1984).

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donné rang parmi les historiens est sa thèse de doctorat — sur Beauvais et le Beauvaisis au xvir" siècle —, son livre le plus célèbre — et le plus controversé — reste ce Louis XIV et vingt millions de Français (1966), récemment réédité (2), qui brisait la statue d'une des figures de proue de notre passé.

Le gros livre que Goubert a intitulé modestement Initiation à l'histoire de France est d'une lecture passionnante. Tout en étant bourré d'informations, de chiffres et souvent (mais oui !) de dates, il nous invite à remettre en question les clichés et les stéréotypes qui entourent encore notre image de l'Histoire. Ce n'est ni un essai ni un survol mais un Précis, comme on disait autrefois, un rappel de la plupart des événements, petits et grands, qui ont tissé notre passé.

Mille ans d'Histoire, mille ans seulement : 987-1914. Nous n'entendrons parler ni de l'Empereur à la barbe fleurie, ni du baptême de Clovis. Pour Goubert, la France commence en juillet 987, à Noyon, avec l'élection d'Hugues Capet. Mais l'historien n'a pas la même révérence à l'égard de nos Capétiens que Bain-ville ou Charles Maurras : « Le grand mérite de cette lignée apparemment médiocre et de moralité incertaine [...] fut au fond de durer. » De durer en arrondissant le « pré-carré ». Pourtant, que de désastres ! Crécy, Azincourt, la folie de Charles VI, la guerre de Cent Ans, héritée du coûteux mariage de Louis VII avec Aliénor d'Aquitaine... Goubert réhabilite le Moyen Age. Mais Louis IX apparaît moins simple que nous ne le pensions («Ce fervent chrétien était fort jaloux de son autorité [...] Ce doux pouvait être dur »). Jeanne d'Arc, moins extraordinaire. La Pucelle est d'ailleurs rapidement expédiée (« Pourquoi Charles VII se serait-il soucié d'elle quand elle échoua ? Elle avait achevé son rôle. »). Le « bon roi Henri » reste conforme à l'imagerie popu­laire, dames comprises. Richelieu et Mazarin surtout sont magni­fiés. J'attendais Pierre Goubert à son jugement sur Louis XIV. J'ai trouvé le Roi-Soleil moins étrillé que je ne l'imaginais. Certes, l'automne et l'hiver du Grand Siècle sont tristes : « La très grande période de la puissance anglaise démarre exactement en 1713. » Mais notre auteur se garde de juger : « Grand roi ? Grand règne ? Grand siècle ? Prononcer la sentence n'appartient pas à l'histo­rien. »

(2) Fayard, puis dans la collection « Pluriel ».

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Indulgent envers le Régent, l'historien avoue un faible pour Louis XV, et cet homme de gauche rejoint ici curieusement Pierre Gaxotte. « A deux siècles de distance, il est facile de condamner le gouvernement de Louis XV, et les Québécois le font toujours. Mieux vaut tenter de comprendre [...] Garder la Martinique et Saint-Domingue avec leur énorme production de sucre et de café, si faciles à vendre, constituait sûrement alors le meilleur choix. »

Vient la Révolution, amenée moins par les philosophes que par l'ambition du tiers état et la désastreuse récolte de l'été 1789, Pierre Goubert distingue bien « la Révolution dans la paix » (1789-1792) de «la Révolution dans la guerre» (1792-1799); celle-ci amène la Terreur avec son cortège d'épreuves et de sang, la stupide « chasse aux prêtres » et la suppression du dimanche. A partir de Thermidor, « les hommes du "Marais", prudents, sages, souvent médiocres ou pires, qui avaient su survivre au torrent jacobin, allaient désormais occuper le devant de la scène ».

Le personnage de Bonaparte n'en impose pas à notre histo­rien : Moreau, Hoche ou Pichegru eussent aussi bien fait l'affaire. Mais il consent à reconnaître que « la geste napoléonienne repose sur du granit » (Code civil ; administration départementale ; Université ; Concordat ; Légion d'honneur). Pour le reste, quel gaspillage !

L'Histoire ne s'apprécie pas seulement en batailles gagnées ou perdues, mais en niveau de vie, en productivité et en chiffres. A chaque étape, l'historien détaille l'état des moissons, des épidé­mies, des famines, le progrès des villes ou le recul de la démo­graphie. Au xix* siècle, il note que les Etats-Unis, déjà, détiennent la moitié des chemins de fer du globe ; que l'Angleterre, en 1840, en a six fois plus que nous ; elle ne sera dépassée que par l'Alle­magne ; en 1870, elle produit encore près du tiers de l'industrie mondiale. La France produit trois fois moins ; en 1913, elle n'est plus qu'à 6 %, quand les Etats-Unis écrasent le reste du monde. «Mieux qu'un long discours», ces chiffres mettent en relief le glissement de la France « des performances excellentes vers les honorables ».

L'historien clôt son récit au 2 août 1914. « Depuis la peste noire du xiv* siècle, c'était la première fois que tant de millions d'hommes étaient appelés à mourir. » Son Epilogue est désabusé :

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les Français vivent mieux, mais ont-ils encore une âme ? « L'on se prend à songer à ceux qui sont morts dans la boue ou dans les chambres à gaz. Etait-ce pour quelque chose ? » Il n'est pas mauvais que cette conclusion émane d'un historien « matéria­liste ». On ne saurait trop recommander ce livre, si dense et si nourri, aux élèves de nos collèges et même aux étudiants de nos universités — à quelques professeurs aussi — qui « du passé font table rase ». Acceptons-le comme un signe de la renaissance de l'Histoire dans notre enseignement !

* La remarquable Initiation de Pierre Goubert met en évi­

dence la double importance du Moyen Age : dans la formation du sentiment national comme dans la réalisation de notre unité. Le temps où l'on parlait de la « longue nuit » du Moyen Age est aujourd'hui bien dépassé. Cette période, longtemps mal connue ou méconnue, fait aujourd'hui l'objet d'innombrables travaux. Un des plus récents et des plus intéressants est l'étonnante biographie que M. Georges Duby — l'historien du Temps des cathédrales et du Dimanche de Bouvines (3) — vient de consacrer à Guillaume le Maréchal, « le meilleur chevalier du monde » (4).

Né — sans doute — autour de 1145, Guillaume, le comte maréchal, l'homme de confiance des rois d'Angleterre, en un temps où les destins de nos deux pays étaient étroitement liés, passait pour le meilleur chevalier de son temps, le plus loyal et le plus fidèle, au jugement de tous ceux qui l'ont connu. Beaucoup, à commencer par le roi de France, lui rendirent hom­mage au moment de sa mort, en 1229. C'est par le récit de cette mort, précédée d'une longue agonie, et suivie de funérailles solennelles, que débute le beau récit de Georges Duby. En ce temps-là, « les belles morts » sont encore des fêtes. Elles se déploient devant quantité de spectateurs ; le défunt lui-même en a réglé tous les détails. « Beau fils, quand j'étais outre-mer, je donnai mon corps au Temple pour y reposer à ma mort... Sei-

(3) Gallimard, 1977 et 1973. (4) Georges Duby : Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du

monde, un vol., 190 p. (Fayard, col. « Les inconnus de l'Histoire », dirigée par Jean Montalbetti, septembre 1984).

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gneurs, regardez ces draperies, je les ai depuis trente ans... On les étendra sur mon corps, quand je serai porté en terre. »

La lignée du Maréchal s'éteignit vite. Pourtant, sa mémoire ne devait pas être oubliée : car un trouvère — surnommé « Jean l'Anonyme » — la célébra, dont les vers sont parvenus jusqu'à nous. « Les seules déformations tiennent à ce que ce document littéraire est un panégyrique, comme l'étaient les Vies de saints et de rois. »

Panégyrique, mais qui laisse passer la vérité humaine. Et quel trésor d'anecdotes sur la vie au Moyen Age, une vie bien plus libre et bien plus contrastée qu'elle ne le sera quelques siècles plus tard ! Un moine à cheval s'avance, déguisé en che­valier ; il a enlevé la sœur de Mgr de Lens : le Maréchal les laisse repartir, mais non sans avoir confisqué l'or de leurs cein­tures, qui servira aux plaisirs des chevaliers. La reine Margue­rite, l'épouse du roi d'Angleterre — elle est la sœur de notre Philippe Auguste —, a dix ans de moins que le Maréchal et, seulette, s'ennuie. Notre Maréchal la console et... est accueilli dans son lit. « La présomption d'adultère est latente dans les maisons nobles. Tous les chevaliers jeunes font le siège de l'épouse du seigneur. » Guillaume, dénoncé, doit quitter la cour. La reine, répudiée, est renvoyée en France où son frère, bientôt, lui trouve un autre parti. Tout cela, sans violence ni tapage : nous sommes loin des supplices raffinés qu'infligera Philippe le Bel aux amants de ses belles-filles ! Guillaume aura plus tard l'occasion de payer sa dette à son roi, qui lui devra la victoire lors d'un tournoi.

Se battre est pour ces chevaliers, à la fois mystiques et char­nels, comme un sacerdoce.

« Qu'est-ce que manier les armes ? S'en sert-on comme d'un crible, d'un van, d'une cognée ? Non, c'est un bien plus dur travail. Qu'est-ce donc que chevalerie ? Si forte chose et si hardie, et si fort coûteuse à apprendre qu'un mauvais ne l'ose entreprendre... »

Ayant tenu à sa merci Richard Cœur de Lion, mais s'étant contenté de tuer son cheval sous lui, Guillaume se verra donner en mariage l'héritière des Clare, Isabelle, « la Pucelle de Striguil »,

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la deuxième fortune d'Angleterre : il vient d'avoir cinquante ans ; il a plus de trente ans de plus qu'elle mais il lui fera dix enfants. Désormais, il touche à la ligne royale. En son grand âge, il recevra la garde de l'enfant-roi — simplement parce qu'il est réputé « le meilleur chevalier du monde ». Il faut lire cette extraordinaire histoire, qui nous parle d'un temps révolu.

* Si vous continuez, comme moi, à préférer les essais aux

romans — comme beaucoup de lecteurs, qui ont fait le succès de Françoise Chandernagor (l'Allée du roi) — et si vous vous passionnez pour les enquêtes de la « nouvelle Histoire », si vous ne redoutez pas les gros volumes, vous lirez Pierre Chaunu, qui, comme Georges Duby, se multiplie (5) sans lasser ni décevoir.

Avec l'Historien dans tous ses états (6), il ajoute un gros dossier (680 pages bien tassées) à une œuvre déjà considérable, dont il faut bien dire qu'elle est souvent répétitive. Mais il le fait avec tant de conviction, de sérieux, et une sorte d'allégresse opi­niâtre qu'il emporte (souvent, et même presque toujours) notre conviction.

Cette fois, il commence par nous parler de lui, et ce n'est pas le moins intéressant du livre. Michel Winock a défini Chaunu comme un « réactionnaire progressiste ». La formule est bonne, elle me conviendrait aussi, je crois. Et elle aurait convenu mieux encore à Philippe Ariès, si longtemps méconnu (au lieu d'ensei­gner, comme tout le monde, à la Sorbonne, il achetait des bananes et s'intéressait au tiers monde !).

Vivant et bien vivant, Dieu merci, Pierre Chaunu, 1' « his­torien dans tous ses états », ouvre et déploie devant nous un énorme dossier, celui de notre histoire, classé et commenté de main de maître, c'est le cas de le dire. Il commence par rendre hommage à de grands anciens, aux compagnons trop tôt disparus : Victor Tapié ; Maurice Baumont ; Philippe Ariès. Nous assistons à la remise de son épée d'académicien le 3 mars 1983. Suivent les débats et des dialogues, fructueux et animés, avec d'autres

(5) Histoire et décadence, Perrin, 1981 ; Ce que je crois, Grasset, 1980 ; Pour l'Histoire, Perrin 1982...

(6) Pierre Chaunu : l'Historien dans tous ses états, un vol., 680 p. (Librai­rie académique Perrin, coll. « Pour l'Histoire », août 1984).

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confrères. On entend René Rémond, l'auteur, pudique et souvent trop discret, trop accommodant aussi, des Droites en France ; un grand éthologiste comme Rémy Chauvin, l'homme des « sur­doués ».

Pierre Chaunu se fait de l'Histoire — qu'il a contribué à établir comme une science, devenue sérielle et quantitative — une conception militante, mais il accepte volontiers d'en discuter avec ceux qui ne sont pas de son bord : avec un sociologue comme Alain Touraine, resté marqué par Mai 1968, et hanté par le fait que la France « est probablement le seul des pays occidentaux dont le système d'enseignement supérieur ne soit pas centré sur les universités » ; avec un juriste comme Maurice Duverger. A l'occasion de la sortie de ses ouvrages, il répond aux questions des journalistes, des hommes politiques, des chefs d'entreprise. L'historien scrute la folie et la mort à travers la peste de Marseille et l'œuvre de Michel Foucault ; il dépiaute l'empire de Charles Quint et l'œuvre des Habsbourg ; suit les progrès de la Réforme catholique ; aborde les événements de l'Histoire contemporaine, le drame de Chypre : Watergate, la chute d'Allende ; il plaide pour la reconnaissance de l'inégalité (« Dans une certaine mesure, l'égalité est un des cancers de notre société. Au nom de l'égalité on a commis les pires crimes. [... 1 au lieu de parler d'inégalité, il faut parler de différence ») ; combat l'expérience socialiste ; refuse la décadence occidentale et dénonce avec force le dérapage des Eglises ; il nous demande de revenir à « l'immuable parole de Dieu ».

Cette croisade « pour l'Histoire » est aussi une croisade pour l'avenir. L'historien revient sur « l'apocalypse démographique » déjà dénoncée dans ses livres précédents. Il a été frappé par cette odeur de décadence qui « flottait dans l'air dans les derniers mois de la présidence de Valéry Giscard d'Estaing ». Dès 1974, il a tiré la sonnette d'alarme en constatant un recul massif de la vie dans notre monde industriel dit civilisé. Le déficit annuel des naissances en Occident passait de 3 millions en 1974 et en 1975, à 4 millions en 1976 et en 1977. « Ces 14 millions en quatre ans sont à rapprocher des 10,5 millions de morts de la guerre 1914-1918. »

A quoi tient cette chute de la natalité, ce « déficit de l'espé­rance » ? Serait-ce le premier signe de l'agonie ? Chacun note à

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ce propos que les institutions qui portaient « la mémoire du monde » — école, famille, religions — sont en pleine crise. Les Eglises ont perdu, en quinze ans, la moitié de leur audience et, ce qui est plus grave, une bonne partie du contenu de leur message traditionnel. « // ne reste pratiquement plus rien de l'ancien discours sur la mort. »

Le déficit — à la fois physiologique et moral — atteint aussi les pays socialistes. L'U.R.S.S. ne maintient son étiage démographique qu'en raison de la fécondité de ses provinces musulmanes (« qui ont à elles seules presque autant d'enfants que la Russie et le bloc de l'Est réunis »). « La forte natalité de l'Asie russe est à porter à l'actif de l'échec du communisme. [...] le marxisme, comme le christianisme, est sans prise sur l'islam. »

Conçue par l'Occident pour limiter l'expansion des peuples de couleur, la contraception le ruine, annonçant une décadence sans précédent. « L'effet le plus prévisible et, cependant, le moins prévu de la fameuse révolution contraceptive 1... 1 aura été de faire changer de couleur l'humanité, radicalement, dans le laps d'une génération. L'arsenal avait été conçu pour freiner l'explosion du tiers monde. Jamais l'effet boomerang n'aura été aussi brutal. »

Existe-t-il des remèdes ? Chaunu en voit deux. D'abord, un effort considérable de l'Etat, analogue à celui qu'a déployé la France ruinée des années 1939-1946, pour encourager les nais­sances. Ensuite, un ressaisissement en profondeur qui coïncide­rait avec la redécouverte du sacré : ainsi reprendrions-nous le fil d'une histoire commencée avec Abraham.

* L'essai de Claude Imbert est d'un style tout différent. On

connaît la célèbre collection « Ce que je crois » (vingt-cinq titres à ce jour) dont j'ai souvent signalé les titres aux lecteurs de la Revue. Claude Imbert (7) n'est pas (pas encore) académicien. Il n'est ni homme d'Etat comme Edgar Faure ; ni médecin comme le fut Robert Debré ; ni historien comme Chaunu ; ni économiste comme Fourastié ; ni philosophe comme Clavel et Jean Guitton ; ni biologiste comme Jean Rostand. Journaliste et rien que jour­naliste, il a roulé sa bosse autour du monde, vécu les révolutions

(7) Claude Imbert : Ce que je crois, un vol., 316 p. (Grasset, août 1984).

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africaines, travaillé pour l'A.F.P. Il a quitté l'Express pour fonder le Point (1972) et n'a cessé d'observer ce monde en mutation qui le passionne, quelquefois l'attriste, mais ne le laisse jamais indif­férent.

Claude Imbert n'est ni croyant, ni athée ; agnostique seule­ment, et de bonne volonté. Il ne demanderait qu'à croire mais les engagements absolus lui font peur. Ils sont trop mêlés de sottise. Pourtant, dans son Aveyron natal, il a sucé le lait de la chrétienté. La destruction, si rapide, de la morale et de la civi­lisation judéo-chrétiennes le navre. « Vous l'imaginez bien, c'est une situation inconfortable pour un non-croyant de ma sorte que de se sentir en même temps solidaire d'une histoire, d'une civi­lisation, d'une culture labourées et ensemencées par l'imaginaire judéo-chrétien. Comme je ressens avec chagrin le déclin d'une épopée occidentale qui fut longtemps celle de la Croix, et que je trouve dans le déclin de la foi chrétienne une forte composante de cette décadence, j'ai le sentiment que, dans mon incroyance, je trahis ma propre histoire. Du moins ce déchirement m'aide-t-il à comprendre que cette inclination puissante de l'Occident à la transcendance, qui fit son essor, pourrait bien désormais faire son malheur. »

Est-ce parce qu'un intellectuel aujourd'hui — à moins d'avoir fait ses preuves dans le domaine scientifique et de bénéficier ainsi d'une présomption de certitude — est présumé manquer de bon sens ? Claude Imbert a cru bon d'appuyer sa démonstration sur les propos d'une humble femme. Geneviève Plessis est de ces octogénaires comme il y en a, paraît-il, près de deux millions en France (8), et termine paisiblement ses jours dans une retraite municipale. Mariée à l'église, elle a eu une fille qui s'est mariée civilement et une petite-fille qui ne s'est pas mariée du tout. « Quatre enfants, puis deux, puis pas d'enfant. » Une petite-fille qui ne vient plus voir sa grand-mère, même aux fêtes, parce qu'elle préfère aller au Club Méditerranée : nous retrouvons ici la triste litanie de Chaunu.

La Geneviève de Claude Imbert pense, avec Soljénitsyne, que tous nos malheurs viennent de ce que les hommes ont oublié Dieu. C'est pourquoi des gens, qui, il y a un siècle, s'ils avaient vécu comme ils vivent aujourd'hui, se seraient cru au Paradis,

(8) Exactement 1736 259 au 1" janvier 1984.

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se plaignent de tout et de tous. Les riches se croient pauvres ; les jeunes n'ont plus ni foi ni loi, ne respectent plus le bien d'autrui, ni leurs parents ; la présence religieuse baisse inexora­blement : l'Eglise rassemble encore cinq millions de fidèles, mais c'est trois fois moins qu'il y a vingt ans, et l'on « pratique » de moins en moins. Le pape parle, on l'applaudit, mais combien de catholiques lui obéissent-ils, notamment en matière de contracep­tion ?

Claude Imbert a repéré trois «vertiges», qui, dit-il, mesu­rent le déclin de notre civilisation : le « déclin démographique », si bien que les berceaux ne suffisent plus à remplacer les cer­cueils ; 1' « escamotage de la mort », caractéristique d'une société qui ne veut plus la regarder en face ; l'explosion de 1' « érotisme », qui met en péril le couple conjugal. Le verdict a été prononcé vingt fois, mais il est incontournable. L'union des conjoints, menacée par le divorce, ne vise plus la survie de l'espèce, mais celle d'un fragile bonheur. Le « fonds culturel commun » s'effrite, et cet effritement retentit sur la morale, sur la vie quotidienne elle-même. On travaille de moins en moins en France : deux cent cinquante heures de moins chaque année qu'au Japon, en Suisse, ou même en Amérique. « L'obésité de l'Etat-providence » a pris la place du métier salvateur. Gustave Le Bon notait déjà qu' « un peuple qui réclame sans cesse l'égalité est bien près d'accepter la servitude ».

Bien que désabusée, la conclusion de l'agnostique Claude Imbert est assez claire : nous ne nous passerons pas si facilement de religion ! Les peuples ont besoin d'un « ensemble de vérités symboliques » susceptibles de s'imposer au citoyen. « Nous quit­terons peut-être une religion, mais notre société, quoi qu'elle en ait, aura toujours besoin d'une idéologie. » Mais que sera cette idéologie ? Celle de Marx, celle de Freud ont fait leur temps. Claude Imbert croit voir naître une « religion de la liberté ». Mais s'il n'existe plus de principes universels pour fixer les limites de nos libertés, et pour assortir les droits de l'homme de devoirs correspondants, que se passera-t-il ? «Optimiste agnostique», notre Claude ne voit pas pourquoi « une idéologie de la liberté serait incapable d'inventer ses propres règles ». Sans doute peut-on l'espérer, mais au bout de quelles expériences, à travers quelles difficultés ! Ne serait-il pas plus simple de s'en tenir à celles de

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nos croyances qui ont fait leurs preuves ? Le christianisme a-t-il vraiment perdu tout son pouvoir ? La défaillance n'est-elle pas plutôt celle de l'Eglise ? Je ne fais que poser la question.

La fin de cet intéressant Ce que je crois nous laisse un peu sur notre faim. Les chats de Venise que l'auteur invoque à la dernière page de son essai n'ont rien à nous apporter — et même rien à faire ici. Peut-être l'essayiste n'est-il pas allé assez loin dans son analyse ? La crise de la société moderne, la mise en question des valeurs et des modèles traditionnels, la fin de la notion de péché et, par voie de conséquence, de toute morale universelle, tout cela est patent, évident. Mais s'ensuit-il qu'il faille baisser les bras ? Claude Imbert, devenu sceptique, nous propose peu de remèdes. Peut-être la crise de notre système édu­catif, le recul de la foi, les hésitations des Eglises n'auront-ils qu'un temps ? Peut-être. Mais une chose est sûre : la nature a horreur du vide, et nous devrons bien un jour remplacer ce que nous avons imprudemment détruit. On ne construit rien de grand sans ce désir de l'Absolu dont Claude Imbert, trop épris de relatif, parle avec quelque désinvolture...

* Claude Imbert cite plus d'une fois, presque toujours avec

sympathie, le général de Gaulle qui fut, lui aussi, à sa manière, un bon observateur des mutations de notre temps. Le De Gaulle de Jean Lacouture, qui vient de reparaître au Seuil, méritera une recension. Mais il y a quelques mois, un diplomate britan­nique, Bernard Ledwige, qui après avoir épousé notre Flora Groult (9) a terminé sa carrière comme ambassadeur en Israël, a consacré à de Gaulle une biographie bien documentée et, éma­nant d'un auteur anglais, remarquablement impartiale (10).

Bien qu'il soit excessif de prétendre que cette biographie de Charles de Gaulle soit « la première à paraître depuis dix ans » (11), il s'agit là d'un excellent travail, même s'il n'apporte pas de révélations particulières sur la vie et la carrière du Général

(9) Auteur, avec sa sœur Benoîte, du Journal à quatre mains, puis, sous sa seule signature.

(10) Bernard Ledwige : De Gaulle, traduit de l'anglais par Inès Heugel et Dominique Rist, un vol., 460 p. (Flammarion, avril 1984).

(11) il y a eu celles de Jean Lacouture, Olivier Guichard... Pierre de Bois-deffre (De Gaulle malgré lui)...

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(sauf peut-être, à un certain moment, sur ce qu'on a appelé l'Affaire Soames). Bernard Ledwige suit pas à pas son grand homme, avec un souci de clarté et de continuité remarquables. Ses rapports difficiles avec les Britanniques sont bien mis en valeur, comme l'appui constant que lui a apporté Churchill, malgré des passes difficiles. On voit un « homme d'Etat sans Etat, vivant en exil et condamné à mort », commencer son aventure en soldat de métier, confronté à une tâche politique dont il ignore à peu près tout, pour se retrouver finalement au premier rang, sans avoir jamais abdiqué un seul des droits qui appar­tenaient à son pays, vaincu et humilié. Mais une question se pose : un homme moins entier, plus au fait de la psychologie anglo-saxonne, n'aurait-il pas obtenu de meilleurs résultats ? Quel intérêt pouvait avoir de Gaulle à « braquer » Roosevelt, à préférer, presque toujours, même avec ses alliés, l'affrontement à l'accord ? Est-ce en 1943 qu'il décida de s'appuyer, comme le croit M. Led­wige, non plus sur les Anglo-Saxons, mais sur les Russes et, plus tard, sur les Allemands ?

Puisse, quoi qu'il en soit, de Gaulle avoir légué aux Français divisés « une confiance renouvelée dans la capacité de la France à faire ce qu'il faut pour rester elle-même » !

* Ces rapports difficiles et parfois désastreux de De Gaulle

et de ses alliés anglo-saxons — américains surtout — ont fait l'objet de nombreux commentaires. Aucun ne m'a paru plus éclairant que le livre que M. Raoul Aglion vient de consacrer à De Gaulle et Roosevelt (12). M. Aglion s'est rallié au Général en 1940. A partir de 1941, il a représenté la France libre aux Etats-Unis pendant une période très difficile où de Gaulle était mal perçu par l'opinion. Son témoignage sur la vie à New York à partir de janvier 1941 est du plus haut intérêt. M. Aglion montre d'une manière aveuglante que la présence d'une impor­tante colonie française aux Etats-Unis au moment de la guerre (200 000 personnes), encore renforcée par une émigration sélec­tive de près de 20 000 personnes (parmi lesquelles des hommes

(12) Raoul Aglion : De Gaulle et Roosevelt, un vol., 294 p. (Pion, coll. « Espoir », août 1984).

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comme Alexis Léger, Henry Torrès, Henri Bernstein, André Maurois, Jules Romains, Saint-Exupéry, Kerillis, Geneviève Tabouis, etc.), loin de renforcer l'audience de la France libre, l'a au contraire contrecarrée. Un sondage effectué aux Etats-Unis a montré que 85 % des Français exilés se méfiaient de De Gaulle ; la plupart restèrent fidèles à Vichy. Le livre confirme en outre l'influence décisive d'Alexis Léger sur Roosevelt. Le grand poète, véritable Eminence grise, d'ailleurs moralement irréprochable, avait associé de Gaulle à la haine qu'il portait à Paul Reynaud, coupable de lui avoir ravi, en mai 1940, le secrétaire général du département des Affaires étrangères. Vingt ans plus tard, à Paris, au cours d'une conversation privée de près de trois heures, j'ai constaté, à ma stupeur, que cette haine n'avait pas désarmé ! Ajoutez à cela la médiocrité d'une partie de l'entourage gaulliste qui n'était pas toujours à la hauteur de sa tâche. En outre, des hommes irréprochables, des écrivains de la stature de Jacques Maritain et de Saint-Exupéry refusèrent toujours de rejoindre les organismes dirigeants de la France libre.

On ne trouve pas seulement dans le livre de Raoul Aglion un plaidoyer pour la politique et l'action du général de Gaulle en ces temps difficiles mais aussi une vivante évocation de la colonie française à New York, avec ses bistros, ses maisons d'édi­tion, ses couturiers « repliés » ou des institutions, comme l'Ecole libre des hautes études et France for ever, qui ont contribué à rétablir le prestige d'un pays que son effondrement militaire et les disputes de ses ressortissants n'avaient certes pas contribué à grandir.

* Puisque nous en sommes venus à l'actualité, il est temps

de lire : Bourgeois, es-tu mort?, de Guy Sabatier (13). Généra­lement, lorsqu'on pose une telle question, la réponse n'est pas douteuse ! J'imagine qu'à l'aube des temps modernes, on aurait pu demander aussi : « Chevalier, es-tu mort ? », tant les mœurs décrites dans le portrait de Georges Duby paraissaient déjà obso­lètes. Depuis YEloge du bourgeois français de René Johannet, il est paru beaucoup de livres sur la bourgeoisie, la plupart sur un

(13) Guy Sabatier : Bourgeois es-tu mort ?, un vol., 216 p. (Editions France-Empire, août 1984).

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ton de plus en plus désenchanté. Malgré les apparences — et quelques réflexions amères sur l'après-mai 1981 —, l'essai de M. Sabatier n'a rien d'un faire-part d'enterrement ; il conserve même, d'un bout à l'autre, un ton vif et allègre. Il est vrai que l'auteur, qui fut député et maire de Laon, rapporteur du Budget de l'Assemblée nationale, a le goût du combat et qu'il n'a nulle­ment désarmé.

Je conseille de commencer son livre par l'excellente partie centrale qui débute sur ces mots : « Les bourgeois, je les connais, j'en suis un ! » Loin de s'excuser de ses origines, le parlemen­taire — qui descend de notables bretons, à l'aise et bien-pensants — en est fier. Sur la formation de la bourgeoisie et, sans prétendre faire œuvre d'historien, il rejoint certaines observations déjà formulées par Pierre Goubert. Il choisit pour ancêtres — et modèles — de sa classe trois hommes, à vrai dire d'exception : Etienne Marcel, Jacques Cœur et Colbert. Mais sont-ils vraiment représentatifs ? Je n'arrive pas à le croire ! Comment tenir Etienne Marcel, cet organisateur d'émeutes, lié à la plus basse tourbe de l'époque, aux mains sanglantes d'écorcheur, pour un « bour­geois » ? Et même Jacques Cœur ? Volontiers ferais-je mien le mot de notre maître André Siegfried : « Un bourgeois, c'est un homme qui a des réserves. » Jacques Cœur avait des flottes, des entrepôts, des palais, mais avait-il des réserves ? J'en doute, et c'est pourquoi je le rangerais plutôt parmi les aventuriers du premier rang. De nos jours, Guy Sabatier et moi en avons connu un autre, qui n'avait rien, non plus, d'un bourgeois : c'était André Malraux. Quant à Colbert (assez malmené par Pierre Goubert), avait-il conscience d'être un bourgeois ? J'en doute.

Finalement, c'est lorsqu'il parle d'expérience que Guy Saba­tier me convainc. « Vous vous imaginez que les bourgeois sont privilégiés, riches, omnipotents, entourés d'un réseau d'influences et animés de sentiments désagréables à l'égard des ouvriers. Que vous êtes loin de la réalité !... A vous qui exercez un métier, qui avez été heureux de recevoir en héritage l'habitation de vos parents et qui recueillerez un jour les terrains de votre belle-mère, je vais faire une confidence : à vingt-cinq ans, riche de mes seuls diplômes..., sans appui ni soutien..., je suis devenu avocat, j'ai travaillé pour un "patron"..., puis j'ai glané les com­missions d'office, les petits dossiers qui assurent la subsistance..., j'ai connu la hantise des factures et l'attente anxieuse des hono-

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raires, puis j'ai gagné de l'argent — allez-vous me le discuter ? —, puis j'ai avancé dans la vie, n'espérant aucune faveur de per­sonne. »

La définition me plaît, volontiers la ferais-je mienne ! Et je me sens d'accord avec l'auteur pour reconnaître que la notion de « lutte de classes », au sens marxiste étroit du terme, dans un pays comme le nôtre, a perdu beaucoup de son sens. Elle ne répond plus à grand-chose. Mais je note qu'en dehors de nos frontières — et même à l'intérieur : voyez les prêtres-ouvriers — des clercs continuent à y croire ! Ce seront bientôt les seuls.

En France en tout cas (mais le Père Cardonnel ne serait sûrement pas de cet avis !), ni les bourgeois, ni même les ouvriers ne forment plus aujourd'hui un front de classe, au sens marxiste du terme. La mobilité, la multiplicité, l'inconsistance des classes sociales modernes l'excluraient. Guy Sabatier invoque ici son expérience de président d'une société nationale — la Société nationale des entreprises de presse (S.N.E.P.) qu'il a dirigée pendant près de neuf ans — pour récuser, non seulement la lutte des classes, mais aussi l'autogestion, « pyramide à l'envers » dont, au demeurant, dit-il, les travailleurs ne veulent pas. Les essais de reprise ouvrière, genre Lip ou Chaix, ont tous plus ou moins tourné court. Mis au pied du mur, c'est-à-dire confrontés à l'existence du compte d'exploitation, les syndicats se récusent. Pour conclure ce chapitre, Guy Sabatier propose une définition paisible — la dirons-nous : giscardienne ? — des classes sociales : « un ensemble d'hommes et de femmes qui, dans leur comporte­ment quotidien, ont des usages et une mentalité si semblables qu'ils finissent par avoir une manière d'être ».

Bref, la lutte de classes ne serait plus de nos jours, si j'ai bien compris, que le paravent idéologique d'une revendication vieille comme le monde, celle qui consiste à détester « tout ce qui est supérieur : patronat, élite, situations d'autorité ». Cette vue n'est-elle pas un peu courte ? A l'appui de sa thèse, l'auteur cite un propos tenu à la télévision par un enseignant : « L'enseigne­ment primaire est trop sérieux pour donner lieu à compétition. » Bourde édifiante d'un universitaire qui n'aurait pas compris que « la compétition est le meilleur enseignement de la vie » ? Mais la phrase incriminée ne pourrait-elle avoir un autre sens, et suggérer que l'enseignement est une chose trop sérieuse pour être un objet de contestation ?

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Le chapitre sur la « Mécanique socialiste » qui termine l'ouvrage relève plus des opinions politiques que d'une philo­sophie sociale. Je ne m'aventurerai pas sur ce terrain, sinon pour remarquer que, depuis quelque temps, notre gouvernement s'est beaucoup rapproché des thèses défendues par l'auteur au point de réhabiliter l'entreprise, l'initiative individuelle et l'économie de marché. N'est-ce point un pas en direction du consensus social que M. Guy Sabatier appelle de ses vœux ?

En tout cas, son livre est vif, intelligent, bien écrit, ce qui ne gâte rien. Il appelle la discussion et il mérite le succès.

* J'ai découvert avec surprise que Pierre Chaunu avait lu

la Foi des anciens jours (14) et qu'il en avait approuvé la «modération». En effet, sur l'évolution de l'Eglise postconci­liaire, l'historien protestant est plus sévère que nous. « S'en prenant à sa propre tradition, écrit-il, l'Eglise catholique se nie, et, se reniant, elle se détruit et avec elle une partie du commun héritage. » Ce qu'il définit comme une « implosion des Eglises » lui paraît être au centre du malheur de ce temps. Chaunu — et il rejoint ici, sans le savoir, ce que m'avait confié à Venise, à la veille de devenir pape, le cardinal Luciani, angoissé de voir s'étendre l'influence du célèbre théologien suisse — critique verte­ment l'œuvre de Hans Kung, et s'indigne de voir propager ce qu'il appelle « un christianisme aplati ».

Je doute que Michel de Saint Pierre ait lu Hans Kung. Mais, non moins que Chaunu, le romancier des Aristocrates est un combattant de la foi. Je n'ai pas toujours été d'accord avec sa conception de la littérature, ni avec ses essais religieux, où le pamphlétaire l'emporte souvent sur l'historien (15). Certains de ses jugements à l'emporte-pièce désolaient notre ami commun, inoubliable, inoublié, Gilbert Cesbron. Mais quoi ! Veuillot, Léon Bloy, Georges Bernanos ont aussi manié le fouet de la satire et commis plus d'une injustice. Niera-t-on qu'ils aient été des hommes de foi dont l'influence s'exerce sur nous et que leurs livres aient, sans doute, plus fait pour convertir leurs contem­porains et célébrer la gloire de Dieu que bien des mandements

(14) Fayard, 1977. (15) Sainte Colère ; les Fumées de Satan, etc.

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épiscopaux ? Saint Pierre s'inscrit dans cette grande — et parfois héroïque — tradition. Sous le soleil de Dieu (16) est un beau livre, doublé d'une grande action ; on serait fier de l'avoir écrit, plus fier encore de l'avoir menée. Un combat, oui, avec ses risques et ses chances, le cri poignant d'une chrétienté bafouée, qui ne consent pas à mourir, étranglée par les nouveaux docteurs qui n'en finissent pas d'interpréter l'Evangile à la lumière de Marx ou de Freud.

Il y a, dans le dernier essai de notre fécond romancier, comme une lumière d'automne, grave et presque surnaturelle, qui m'a rappelé celle qui baigne les Dialogues des carmélites de Bernanos. Et comme le romancier parle bien de l'admirable Jacques d'Arnoux, qui fut l'ami de mon beau-père ; du pape actuel ; du Biafra étranglé et du Liban crucifié : et du Padre Pio persécuté par les siens ! de Lourdes ou de Fatima. Et même s'il cède, parfois, à de « saintes colères », le fondateur de Credo n'oublie jamais que le chrétien est fait pour la joie, la plus haute et la plus pure. Il l'a rencontrée, cette joie, à Lourdes et à Fatima.

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P.-S. Ma chronique est déjà longue. Je ne voudrais pas l'alourdir encore ! Et pourtant, comment ne pas signaler aux lecteurs de la Revue une petite sœur, provinciale, bien juteuse, qui porte comme titre : l'Ingénu ? Elle n'est pas si ingénue que cela, cette accorte Nîmoise qui publie Marie-Louise Audiberti, Michel Laclos, Jean Lescure, Edouard Roditi — et le Rébus bimestriel de Mose ! Au sommaire de cet été (vol. XX), une étonnante nouvelle de Pierre-Yves André (le Lit d'Ulysse), une autre de Jack Chaboud (le Voyageur du temps), qui font le pont entre notre époque et la science-fiction, une interview de Diderot (par Michel Perrin).

On trouve la revue à Paris, chez Gallimard et 73, boulevard Saint-Michel. On peut aussi s'abonner à Uzès, 5, rue du Plan-de-l'Oume.

A signaler aussi une intelligente collection, chez l'éditeur Téqui : « L'auteur et son message », où viennent de paraître un François Mauriac de Théodore Quoniam et un Louis Veuillot de Benoît Le Roux. Celui-ci sera pour beaucoup une révélation : nous ne connaissions (le plus souvent que

(16) Michel de Saint Pierre : Sous le soleil de Dieu, un vol., 384 p. (Pion).

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de nom, assorti d'une réputation détestable) que le polémiste, le sectaire tourné vers le passé, et nous découvrons une riche nature, un puits de connaissances, un homme profondément bon, encore qu'indécrottablement peuple et exagérément soumis à l'Eglise (si contestable) de son temps. Veuillot lui-même ne se vantait-il pas d'aimer « l'Eglise plus que le Bon Dieu » ?

« Comment peut-on écrire quand on n'a rien à prouver ? », demandait Veuillot à Sainte-Beuve. Gide aurait pu lui répondre que l'art exclut toute notion d'utilité. Il n'empêche que ce vaincu a grande allure.

« Paix sur toi, grand chrétien ! Je le vois au cours de ses dernières années qui erre tout seul au fond d'un sombre appartement de Paris. Il n'a plus l'épée à la main, il n'a plus qu'un chapelet. » : cette belle épitaphe est de Claudel. Mais l'essai de Benoît Le Roux est plus qu'une épitaphe : c'est un monument.

Un fou de littérature, M. Aranco, qui vit et enseigne au Maroc, et dont j'ai déjà signalé les deux livres nourris sur Paul-Jean Toulet, publie un choix de Cent poèmes de Tristan Derême (Editions Subervie, Rodez). Quel trésor, quelle fraî­cheur, quelle fantaisie — et, parfois, quelle amertume !

Cette grande chambre et ce lit défait... Un rouge-gorge sur la branche se balance. Cela vaut mieux pour lui que d'aller au café.

Cette grande chambre et ce lit défait... T'en souviens-tu de ce dimanche ?

Ou encore :

Lorsque tu étais vierge (Le fus-tu? Le fus-tu?) Nous dînions à l'Auberge Du caniche poilu.

C'était une bicoque Sous un vieux châtaignier ; Tonnelle pour églogue, Lavoir et poulailler.

A travers une paille Tu suçais des sirops. [...] Un grand liseron jaune Fleurit sur le passé.

Décidément, on voudrait tout citer.

P. B.