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Percer le Secret Traité sur la dualité

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Percer le Secret

Traité sur la dualité

«Entrer dans le secret alchimique, c'est entrer, par la contemplation, dans la réalité métaphysique du Symbole.»1

1 Luc-Olivier d'Algange, L'étincelle d'or, p.22

Sommaire

De la personnalité à l'essenceObjets et analogieIdées diversesOuroborosUn monstreCheminement sur le RéelL'intelligibilitéActif / réactifGénéalogieGénéalogie IIExhaustivitéPoésie et proseDevenir ChevalierParasitisme métaphysiqueLa chute et les dieuxMaîtrise

De la Personnalité à l'Essence

«Il faut faire la paix comme Jacob qui, après avoir lutté toute la nuit contre un ange ténébreux, a pu voir Dieu avant le lever du jour et se réconcilier ensuite avec son frère Esaü à qui il avait volé le droit d'aînesse.»2

Cette courte citation peut être interprétée de la manière suivante: Jacob représente l'égo tyrannique (personnalité) coupée de la profondeur du moi réel (symbolisé par Esaü). C'est par la ruse qu'il se prévaut de son frère, en lui retirant son droit d'aînesse (contre un plat de lentilles). Fuyant l'ire de son frère, il part durant vingt années en exil. C'est sur le retour qu'il passera une nuit à se battre contre un homme inconnu (l'ange ténébreux).

«25 - Jacob resta seul; alors un homme lutta contre lui jusqu'au matin,26 - Et, voyant qu'il ne pouvait l'emporter, il toucha le gras de la cuisse de Jacob, qui s'engourdit dans la lutte.27 - L'ange lui dit: Laisse-moi partir, car l'aurore s'est levée; il répondit: Je ne te laisserai point partir que tu ne m'aies béni.28 - L'ange repartit: Quel est ton nom? il répondit Jacob.29 - Tu ne te nommeras plus Jacob, reprit l'ange, Israël sera ton nom: parce que tu as été fort contre Dieu, et que tu seras fort contre les hommes.30 - Jacob lui fit cette question: Apprends-moi ton nom. Pourquoi, répondit-il, me demandes-tu mon nom? et sur le lieu même il le bénit.31 - Jacob nomma cet endroit Vision de Dieu; car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face, et la vie m'a été conservée.32 - La vision de Dieu s'étant évanouie, le soleil se leva sur lui, et Jacob boitait de la cuisse.»3

Le retour à l'Essence (Esaü) et le pardon (réconciliation, reconnaissance du droit d'aînesse) ne semblent possibles qu'à la condition d'un combat contre l'ange inconnu, notre soleil obscur, notre divinité en germe. Ce combat s'inscrit dans la dynamique d'un retour vers soi. Il a pour but d'éprouver les forces (la volonté) du pèlerin. Ainsi, nous pouvons citer Luc-Olivier d'Algange lorsqu'il écrit :

«Nous devenons ce que notre Oeuvre nous prescrit d'être.»4

Nous pouvons nous interroger sur la signification du geste de l'ange, touchant la cuisse de Jacob pour mettre un terme à la lutte. Le choix de cet organe est, en effet, loin d'être anodin

«Par sa fonction dans le corps, support mobile, la cuisse signifie également la force. La Kabbale insiste sur cette fermeté analogue à celle de la colonne.La cuisse de Jupiter (Zeus), à l'intérieur de laquelle, selon la légende grecque, Dionysos aurait opéré une seconde gestation, mériterait toute une analyse symbolique, qui lui prête, de toute évidence, une signification sexuelle et matricielle. (...) Il (le mot cuisse) rejoindrait alors directement le symbolisme de la grotte, ou plus encore de l'arbre creux, ce qui n'est pas en contradiction avec

2 Pascal Bouchet, Les forgerons de l'aura, P.1583 Génèse 324 Luc-Olivier d'Algange, L'étincelle d'or, p.37

la cuisse considérée extérieurement comme une colonne, c'est-à-dire un symbole à la fois d'élévation et de force.»5

Nous retrouvons ici le symbole de l'arbre creux, bien connu des alchimistes.

«Tiphereth représente le moi le plus élevé dans l'homme. Le Christ intérieur par lequel la personnalité peut consciemment atteindre le père. Ce principe est parfois figuré sous la forme d'un enfant: l'enfant royal dans le berceau ou dans l'arbre creux. Ceci montre à quel point le coeur est sacré pour la personnalité.»6

Nous nous trouvons ici encore face aux mêmes symboles, agencés d'une différente façon: la personnalité, l'essence (l'aîné ou l'enfant royal), la cuisse (ou arbre creux).La personnalité est le vecteur de la force existentielle, l'écorce de l'arbre creux. Ce qui est dans l'arbre, ce qui est caché, c'est la force christique essentielle, seule à même de nous amener à dépasser l'existence et rejoindre le Père. Mais pour ce faire, la personnalité / Jacob doit avant tout se réconcilier avec l'essence / Esaü.

5 Jean Chevalier, Dictionnaire des symboles6 http://johfra.no.sapo.pt/LeaoPage.htm

Objets et analogie

Tout évènement qui se déroule dans le temps et l'espace n'est-il pas l'impression horizontale d'un sens (archétypal) vertical ?Le monde est alors aussi réel qu'une oeuvre d'art, des idées y sont imprimées selon une logique qui n'apparaît qu'à l'Artiste. Derrière l'apparence se cache un "autre chose", une obscure volonté.

Il est, par exemple, possible de découvrir le cheminement d'un auteur de philosophie, en parcourant ses travaux, aussi dogmatiques soient-ils : c'est l'impression du moment d'un parcours philosophique, d'une tendance (comme une image sur une photographie) ou plus simplement, d'un mouvement. On peut se perdre dans les mots sans rien en dégager, et se faire à son tour le chantre d'une certaine philosophie (regarder le doigt du sage), ou bien dégager les liens qui sous-tendent l'oeuvre dans une certaine direction (découvrir la lune).

«6. Peu à peu j'ai appris à discerner ce que toute grande philosophie a été jusqu'à ce jour: la confession de son auteur, des sortes de mémoires involontaires et qui n'étaient pas pris pour tels; de même, j'ai reconnu que les intentions morales (ou immorales) constituaient le germe proprement dit de toute philosophie. De fait, si l'on veut comprendre ce qui a donné le jour aux affirmations métaphysiques les plus transcendantes d'un philosophe, on fera bien (et sagement) de se demander au préalable: à quelle morale veulent-elles (ou veut-il) en venir?»7

Pour toute chose, on peut observer une succession d'étapes: chaos, génération, croissance, épanouissement, fructification, dégénérescence, pourrissement, mort (chaos). Rien ne déroge à la règle.

Il y a un double mouvement: un mouvement perpétuel qui se fait l'image de certaines règles immuables.

Le progrès est une insomnie.

La Vérité n'existe pas.Aucun fait présenté où donné, la source fut-elle la plus crédible possible (nos propres sensation), n'est fondamentalement vrai.

Les données que notre mental acquiert ne doivent rester que des supports pour l'introspection. Et non pas des pierres venant composer une cathédrale intellectuelle.La première attitude aboutit sur la vivacité d'esprit et d'imagination, la souplesse intellectuelle et la vie (mouvement permanent, kaléidoscopique). La seconde, le savoir croupissant, l'érudition rigide et sclérosée puis, au final, la mort de l'esprit (la cathédrale est terminée).

La donnée n'est rien, ce sont les liens que l'on tisse à partir d'elle qui sont importants.Car nous ne tissons ni plus ni moins que notre âme (ou centre magnétique8) – j'y

7 Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal8 Cf Ouspensky, Gurdjieff, Mouravieff

reviendrais.

La terre est-elle plate ou ronde? Elle est ronde. Comment le sais-je? Pourquoi le sais-je? Le sais-je? Qu'est-ce que je cherche? Pourquoi je cherche? Qui cherche?

L'accumulation incessante de données, non employées à des fins d'introspection (même si elles y sont destinées), en plus d'être un exercice fastidieux (on contraint la mémoire à conserver des éléments ne possédant aucune signification) et inutile, réduit petit à petit notre capacité à plonger dans les profondeurs du sens: le mortier se fixe. Il devient impossible d'envisager un fait sans un autre (forme de la terre et gravité, par exemple).

Mieux vaut s'en tenir à très peu de chose et jouer avec, de toute les façons possible et inimaginables. Le déclic peut se faire par la simple observation d'une chaise.

Accumuler les données et tenter de dégager une logique de leur agencement est l'attitude digne d'un fou, d'un moderne. Il suffit de réfléchir cinq secondes pour comprendre que l'agencement des objets, quels qu'ils soient (mentaux - concepts, physiques - objets, historiques - événements) se fait de façon totalement arbitraire. Autant chercher à comprendre pourquoi une goutte de pluie tombe ici plutôt que là.

En vérité, nul besoin d'amasser, la simplicité est prescrite: les liens que nous formons par l'exercice de la pensée analogique (pensée vivante) rencontrent, par hasard, certains objets, des "points de repère" qui semblent venir à nous. Nous découvrons alors des similitudes, des symboles ancestraux, des archétypes, qui viennent d'eux-même s'agencer dans un ordre mouvant.

Nous devenons riches par accident.

Idées diverses

L'expérience s'accumule d'elle-même, il n'y a pas d'acte volontaire derrière son organisation. Tout au plus nous décidons de nous sacrifier, d'aller souffrir sans certitude du résultat de nos actions. Il sera, à la rigueur, prédictible mais importe peu au final. C'est ce qui l'entoure qui fait l'expérience. Succès ou échec, cela n'a pas beaucoup de sens. L'important est de s'impliquer totalement (d'où le sacrifice) pour recueillir un maximum d'informations.

Les objets (qu'ils soient physiques, historiques, métaphysiques, etc.) n'ont pas de sens en soi, mais en tant qu'ils présentent des similitudes (archétypes).

Un arbre croît au travers des saisons. C'est par la Nature et non par sa propre volonté qu'il s'élève.

Ouroboros

Etant donné que c'est par ma conscience (ou plus précisément, via le prisme de la conscience corporelle, c'est-à-dire la personnalité, l'égo) que je prête essence aux choses, la pure essence (qualité pure) ainsi que la pure forme (quantité pure) se situent donc hors de moi (de l'égo).

Plus une chose est rare et unique (c'est-à-dire présente le moins de similitudes possibles avec autre chose - sachant que l'opposition est un acte subjectif qui dévoile une égalité, j'y reviendrais juste après), plus cette chose a de valeur (c'est bien évidemment une considération totalement subjective, c'est je qui considère la chose comme rare et unique).

Exemple bateau: un homme affamé qui trouve un bon pour un hamburger gratuit accordera à ce bon une valeur infiniment plus élevée qu'un enfant gâté.On en déduit que ce qui est le plus rare et le plus unique, absolument, c'est tout et rien.Je suis riche de ce que je ne possède pas, pauvre de ce que j'ai.

J'ai écrit que l'opposition implique l'égalité. Il n'y a en effet aucune différence de valeur entre tout et rien: ce sont des valeurs absolues. Traduisons cela en termes plus simples: la valeur en soi n'existe pas. Donner une valeur à quelque chose, c'est le définir selon des critères plus ou moins précis, mais toujours arbitraires (socle traditionnel d'une civilisation, par exemple ou, mieux, notre personnalité). Ainsi on se retrouve à opposer un objet (positif) à un autre (négatif) pour la seule raison que leur direction correspond ou non à la notre propre (conceptions du bien et du mal).

Objectivement, tout ce que l'on peut dire d'un homme qui en tue un autre, c'est qu'il en tue un autre.

Retournons dans le monde, et parlons de choses sérieuses, concrètes, parlons d'ARGENT.J'en suis venu, au cours mes cogitationes privatae, à définir l'argent ainsi: l'argent est la foi à son degré le plus inférieur.

En terme d'analogie, l'argent est à la foi ce que la terre est au feu (dans la conception hermétique, bien entendu). Il n'y aurait donc qu'une différence de degré, et non de nature, entre la foi et l'argent. On peut dire de l'une qu'elle est valeur de la qualité (essence) et l'autre, de la quantité (forme). La foi est, par conséquent, plus proche de l'en soi du monde (la source, la conscience pure) que l'argent (qui lui tend vers la forme pure).

On commence à entrevoir le serpent se mordant la queue: les pays ayant adopté un système économique capitaliste (ou son opposé, socialiste - cf ce que j'ai écrit plus haut), dont les seuls intérêts sont économiques, sont les premiers victimes du nihilisme (comparons les taux de suicide de la France ou de la Lituanie avec ceux de la Somalie, par exemple, c'est édifiant). Là ou l'intérêt est porté sur les questions économiques, il n'y a pas de foi, la vie devient alors son propre sens (immanence, matérialisme, quête superficielle du bien être, peur de la mort). Que font les pays du tiers-monde de leur foi? Ils la placent dans l'argent! (Cela explique donc leur incapacité a émerger d'eux-même, car leur confiance est excentrée, hypnotisés qu'ils sont par le faste ostentatoire,

l'artificielle beauté cachant le néant du grand Stavroguine9.

Le serpent se mord la queue, comme toujours, mais en sens négatif... A moins qu'il n'en ait toujours été ainsi.

Pour finir, la sortie du monde (son dépassement) se fait nécessairement par sa source. Un gland ne poussera que s'il est mis en terre. Méditez sur l'accouchement: nous sortons de la matrice par là ou nous y sommes entrés.

9 Dostoïevski, Les possédés

Un monstre

Elle reste essentiellement la même, mais se pare de mille couleurs, mon âme. Que je veille, que je rêve, son regard reste d'une parfaite équanimité.Les rêves sont des vies, d'une infinité de formes différentes, mais naissant d'une même et unique source.Les vies sont des rêves, d'une infinité de formes différentes, mais naissant d'une même et unique source.Comme les échos d'un unique et perpétuel son de cloche.Et moi, qui suis-je? Cette immuabilité, origine autour de laquelle vient s'agencer le monde à la manière d'un kaléidoscope.

Que devient la Lumière? Les rayons captés de Jésus Christ s'épuisent et le somnambule retourne à l'obscurité. Gonflé d'orgueil, il prétend être à l'origine de ce qu'il reflète faiblement; nature lunaire face à un astre mourant.Son esprit n'est qu'un rêve et il ne le voit pas. Je suis réel, s'exclame-t-il, je suis vrai - et il s'endort. Au crépuscule d'un temps, il ignore la mort séparant la Nature de ses illusions. Aveugle et sourd aux signes des temps, son jeu était faussé depuis le début; empli de bonnes intentions, il est l'incarnation de l'Enfer. Sa création, c'est la destruction, sa liberté, l'enchaînement, sa paix, la guerre.Quel messie peut bien attendre un tel être? Celui qu'il attend est une limite, une mécanique, un tic-tac rapide et régulier, une habitude, une prévision, un repère, l'incarnation de l'Illusion, un séducteur, une lune sans éclat, il est l'absurde, l'impossible, l'incarnation de la corrosion, de la matière, de ce qui est le plus bas et le plus froid, il est le reptilien, le serpent tentateur, la mer inconsciente, le chaos.Comment dès lors ne pas frissonner d'effroi et de dégoût à sa vue? Même en possédant une nature similaire, on ne peut survivre à son contact. Toute la question réside là : le voile de Mâyâ peut-il être incarné?

Le Dasein est le reflet imparfait de l'incréé. Il est inaccessible car projection, à l'instar des ombres du mythe de la caverne. La question de l'Etre ne se pose pas autrement qu'ainsi: qui suis-je? Qui voit, s'attache, pense?

Le peuple juif est le plus orgueilleux que la Terre n'ait jamais eu à porter. Il a, jusqu'à présent, ignoré chaque Signe qui lui aurait permis de s'éclairer et s'est entêté dans l'attente d'un messie en tout point conforme à sa nature illusoire. Ouvrant les yeux, je compris que sa nature, c'est la Chute, et son messie, la Mort. Qui sont les maîtres aujourd'hui? Ce sont eux, seuls capables de fournir l'effort surhumain de maintenir un monde de Séduction, tirant toute chose à contre-courant afin de les changer en leur nature. Mais dans cette logique, le masque doit finir par tomber. Qui de Méduse ou du Miroir sera pétrifié?Ils ont donc, tout comme la femme, un intérêt vital à conserver une aura de Mystère, car ce ne sont pas leurs intentions, mais leurs promesses que les somnambules suivent aveuglément, papillons de nuits hypnotisés par la lueur d'un flambeau.

Aspirer à la paix, c'est désirer la mort.Aspirer à la mort, c'est désirer la paix.Seuls les morts se reposent; a vrai dire, hors de l'existence, peu importe. Guerre et Paix en sont des degrés, car tout ici est relatif. En toute chose, son contraire.

Les pensées elles-mêmes sont relatives et floues. Elles ne peuvent être appliquées et considérées que comme formes artistiques. Tout peut-être perfectionné, à l'infini: quelque chose n'est jamais parfait. Le rien l'est.L'Art ne peut diriger: appliqué aux hommes, il tue. Il n'y a qu'une façon de gouverner: ne pas gouverner.

«(...) c'est par les idées que les hommes vivent et c'est pour elles qu'ils mourront sans murmurer. Or, toutes nos idées sont meurtrières, aucune d'elle n'obéit aux lois de l'objectivité, de la mesure et de la cohérence, et nous, qui perpétuons ces idées, nous marchons à la mort comme des automates. (...) La Révélation nouvelle a beau nous sembler plus que nécessaire, il faut auparavant que le scandale éclate et que nos idées meurtrières épuisent leur démence en exhalant leur malfaisance (...)»10

Le Maitre n'a aucun effort à fournir.Car ceux qui contrôlent ne maîtrisent pas.

«Le Maître éminent est ignoré du peuple.Ensuite vient celui que le peuple aime et loue.Puis celui qu'il redoute.Enfin celui qu'il méprise.

Si le maitre n'a qu'une confiance insuffisante en son peuple,celui-ci se méfiera de lui.

Le Maître éminent se garde de parler.Et quand son oeuvre est accomplie et sa tâche remplie,le peuple dit: "Cela vient de moi-même."»11

Il faut maintenir l'effort avec foi, jusqu'à la maîtrise: «ora, lege, lege, relege, labora et invienes.»12 C'est le travail qui libère: comment avancer si je ne donne aucune impulsion?

10 Albert Caraco, Bréviaire du Chaos, p.1711 Lao Tseu, Tao-tö king, XVII12 Altus, Mutus Liber

Cheminement sur le Réel

Le monde qui nous entoure est sans cesse changeant. Les falaises s'érodent ou apparaissent au gré des mouvements géologiques, les arbres poussent puis finissent par mourir, les cellules composant les corps se renouvellent à chaque instant. Toute une série de lois interdépendantes, applicables du macrocosme au microcosme maintiennent l'édifice indéfinissable, sans cesse changeant, des apparences.

J'en viens à mon propos: je définis le monde apparent comme la permanence impermanente (et vice-versa) ou, en d'autres termes, le mouvement perpétuel.

Le monde est donc tiré entre deux forces: l'une de création et d'unité, l'autre de dispersion et de multiplicité. Ces deux forces sont étroitement liées: sans l'unité, tout s'effondrerait, sans multiplicité, rien ne s'unifierait. Nous redécouvrons les concepts guénoniens de qualité et de quantité, que l'on retrouve à divers degrés (mais jamais à des degrés purs, cela n'existe pas).

Ce qui caractérise le monde manifesté, c'est le mouvement. Tout comme une tornade se forme lors de la rencontre d'un courant d'air froid avec un courant d'air chaud, la quantité rencontrant la qualité forme le mouvement du monde. Un objet peut certes sembler immobile, mais c'est selon une échelle de perception temporelle particulière, subjective: soyons certain que le mur qui se dresse face à nous finira par disparaître, même s'il est construit dans les matériaux les plus résistants.

La Réalité, ainsi que la Vérité se tiennent hors du monde: on peut dire de ces concepts qu'ils n'existent pas. Toute chose étant impermanente et changeante, que ces objets soient physiques ou mentaux (une idée est un objet, métaphysique certes, mais un objet en ce sens qu'il possède des limites spatiotemporelles - pour s'en convaincre, il n'y a qu'à observer l'évolution des concepts philosophiques), on en déduit que rien ne peut être absolument saisi13 ou, plus précisément, que l'on ne peut rien posséder, que la chose soit un objet ou une idée. Exit, donc, la Vérité: nul ne peut en revendiquer la possession exclusive (absolue).

Le Monde est une image du Réel (souvenons-nous de l'allégorie de la caverne). Tout ce qui est manifesté est image. Nos sens, en tant qu'ils existent, ne peuvent donc que témoigner de l'image du réel et non du réel lui-même. Si, par la peinture, je projette ma perception d'une atmosphère sur une toile, cette projection ne pourra en aucun cas être tenue pour ma perception, et encore moins pour être le réel perçu: la toile est une image de ma perception, et l'image de l'image que j'ai du réel.

«La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve.»14

Le Réel se reflète dans l'existence, tout est un reflet du Réel : tout objet est la synthèse d'une qualité essentielle permanente et d'une quantité formelle impermanente, la synthèse du Tout et du Rien, de l'Absolu et de Lui-Même, de l'Alpha et de l'Oméga. Par exemple, les cellules composant mon corps se renouvellent sans cesse selon un modèle génétique

13 Cf Clément Rosset, Fantasmagories14 Mawlânâ Djalâl Od-Dîn Rûmî

précis.

On peut en quelque sorte dire que le monde manifesté est un écho du Réel. Un fait acoustique est qu'il est impossible de déterminer la nature d'un son sans son impulsion, en se basant uniquement sur son écho; de même un son ne peut exister s'il n'a d'écho (dans l'espace par exemple). On en déduit que le Réel se manifeste à chaque instant - précisons - dans chaque instant. Le présent est le moment ou l'éternité (permanence absolue) et l'absence de temps (impermanence absolue) se rencontrent. Il est insaisissable.

L'intelligibilité

Il est inutile de chercher à être clair. J'affirme cela en raison de ma propre expérience. Ceux qui veulent comprendre sont ceux qui peuvent comprendre. Obscurcir ses paroles permet, en outre, de séparer le bon grain de l'ivraie. Je ne parle évidemment pas d'un incompréhensible amphigouri sans queue ni tête, mais de l'application de ceci :

«Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas les perles aux pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant contre vous, ils ne vous déchirent.»15

Je n'ai plus l'envie de maintenir les liens qui m'apparaissent, encore moins de les formaliser. Pourtant cela me semblait être un bon exercice, on m'a répété toute ma jeunesse que ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Mais comment énoncer ce que l'on ne peut saisir, ni par l'intellect, ni par les sens? Le silence s'impose.

«Vous arrive-t-il d'écouter quelqu'un? Non, vous n'écoutez jamais que vous-mêmes. Quand vous laissez agir de lui-même votre sens auditif il n'y a plus que la pure vibration du son et les mots se répètent en vous comme l'écho à l'intérieur d'une pièce. Ce sens fonctionne exactement de cette même manière en ce qui vous concerne; la seule différence est que vous croyez que les mots que vous entendez viennent de l'extérieur. Soyons clairs: vous n'entendez jamais un seul mot de quelqu'un d'autre quelles que soient les relations d'intimité que vous croyez avoir avec cette personne ; vous n'entendez que vos propres traductions; ce sont vos mots que vous entendez. Tous les mots formulés par cette autre personne peuvent bien être pour vous un bruit, une vibration, saisie par le tympan et transmise au cerveau par la voie du nerf auditif. Vous traduisez continuellement ces mots en essayant de les comprendre parce que vous désirez tirer quelque chose de ce que vous entendez. C'est parfait lorsqu'il s'agit d'une conversation du type: "Voilà de l'argent; donnez-moi un demi kilo de carottes" mais c'est la limite de vos relations, de votre communication avec qui que ce soit.»16

15 Matthieu 7:616 Rencontres avec un éveillé contestataire : U.G.

Actif / réactif

«La lumière divine se répand sur tout pareillement, pourtant, elle n'est pas assimilée pareillement: le coeur grossier d'en bas l'absorbe comme un trou noir, le coeur subtil d'en haut la reçoit et la réfléchit.»17

La lumière divine, c'est le Réel.

Le coeur grossier d'en bas correspond au réactif chez Nietzsche ou au SDS chez Laura Knight-Jadczyk. C'est le coeur mental (ego, "je", etc.) qui, de nature illusoire, doit absorber et interpréter les sensations reçues afin d'assurer sa subsistance. L'homme endormi, non conscient de lui-même, celui qui incarne des idées et des illusions et vit (peut-on appeler ça vivre?) au nom de ces illusions. Il s'accroche a ses identités.

Le coeur subtil d'en haut correspond quant à lui à l'actif nietzschéen et au SDA LKJien. «Celui qui pense tromper son maître ne fait que se tromper lui-même.»18 Celui qui se trouve dans un tel état peut être nommé éveillé, übermensch, miroir, Homme, réalisé, maître, parfait. Il a cessé le jeu de Mâyâ et incarne désormais la Nature, libéré de la tyrannie de l'ego. Il est libre.

«Parmi les maximes du Zen qui indiquent la direction dont il s'agit, nous citerons celles-ci: la "grande révélation", que l'on atteint après une série de crises mentales et spirituelles, consiste à reconnaître qu'il "n'existe aucun au-delà, rien "d'extraordinaire", que seul existe le réel. Mais le réel est perçu dans un état où "il n'y a pas de sujet de l'expérience ni d'objet expérimenté", un état caractérisé par une sorte de présence absolue, où "l'immanent se fait transcendant, et le transcendant immanent".»19

«La démarche initiatique n'est qu'une illusion de plus, pour faire tomber toutes les illusions.»20

17 Robert Fludd, Philosophia Sacra18 AZac Dante, J'ai bu le sang des étoiles19 Julius Evola, Chevaucher le tigre, pp.158-15920 AZac Dante, J'ai bu le sang des étoiles, p.33

Généalogie

Quelques précisions:La réalité ontologique est vide, il n'y a plus de sens. L'intellect ne peut se déployer qu'entre les deux absolus (+ et -), il ne peut en aucun cas accéder à la réalité. Le champ de manifestation est donc vide aussi (ce sont l'Alpha et l'Omega). Deux concepts apparemment opposés, prenons par exemple la guerre et la paix désignent, lorsque l'on effectue une remontée ontologique, la même réalité mais en sont, bien évidemment, distincts. En (la) réalité, il n'y a ni guerre, ni paix.

Les limites du champ intellectuel (intellect, mental, ego, jus d'orange ou ce que vous voulez) et surtout la nature illusoire de l'ensemble apparaît clairement. Quel est l'intérêt d'effectuer tout ce satané travail? Il y en a plusieurs, toutes liées :

- Résistance à la séduction (illusion).- Acquérir une autonomie intellectuelle en ne se basant plus que sur son expérience propre (exit l'attachement aux croyances venant de Dieu sait ou). Il devient de plus en plus difficile d'incarner des concepts, des idéologies, cela provoquant des tensions.- L'âme acquiert donc progressivement son équanimité. Avant de disparaître (car c'est un concept).- Plus rien, la paix !

Petite poussée de concept:Aller dans le sens de la paix, c'est-à-dire s'éloigner de la réalité ontologique a laquelle fait référence ce symbole, c'est se diriger vers le vide de façon inconsciente. La paix absolue c'est la dissolution via l'affaiblissement: éloge de la faiblesse, de la différence, de la tolérance, de l'amour, etc. (symboliquement, la mer/mère, l'élément eau). La guerre absolue, la dissolution via la destruction: boum, pif, paf, ouille, du sang des tripes et du désert, l'apocalypse de type film de série B avec des bombes nucléaires partout, etc. (symboliquement, l'élément feu). Dans tous les cas, cela revient à détruire le monde au nom d'une idée.

Pour ma part, je préfère l'inverse, détruire les idées au nom du monde.

Généalogie II

Légende:A = champ de la médecineB = champ de la science de l'armementC = champ du langageD = champ de l'art(Ce sont bien évidemment des exemples, il est impossible d'être exhaustif)

Analyse:Plus l'on s'éloigne du centre ontologique Alpha (c'est-à-dire du Réel) et plus l'on s'enfonce dans l'illusoire sujet (se diriger vers Oméga), plus la somme d'énergie nécessitée pour progresser est importante et plus les distinctions sujet/objet et objet/objet prennent de l'importance (mouvement allant de l'unité vers la multiplicité).

J'ai choisi de découper les "champs de manifestation" représenté sur le schéma en 3 parties. C'est totalement arbitraire: il n'y a pas de "saut" entre chaque partie, juste une différence de degrés:

Par exemple, a1 peut correspondre à l'antique sorcier guérisseur, que l'on peut retrouver dans les peuples dits primitifs. Il détient toute la connaissance de la médecine et a une vue globale sur son art. Il est capable de le maîtriser. Au niveau a2, les spécialisations commencent à apparaître et créent des voies qui se distinguent au fur et à mesure de la chute (du principe Alpha vers le néant Oméga). Ainsi ce stade peut correspondre à l'apparition d'une distinction entre une médecine de l'esprit (psychanalyse) et médecine du corps. Au cours de la progression, il y aura de plus en plus scission entre les objets du champ de la médecine. Ainsi, en a3, les spécialisations deviennent innombrables.

Médecine nucléaire, médecine allopathie, naturopathie, psychothérapie, hypnothérapie, kinésithérapie, chimiothérapie, psychanalyse, etc. Les principes arbitraires nécessités pour avancer dans telle ou telle voie deviennent tôt ou tard des dogmes qui, s'ils sont erronés (entendre, trop éloignés de la nature, donc de la réalité), deviennent, au cours du temps, de véritables scléroses (pensons au mythe de la vaccination, par exemple). La médecine se change en meurtre de masse.

Pour b1, b2 et b3, on peut imaginer la progression ayant mené de la première arme (une massue en bois, peut-être) aux diverses bombes atomiques, bombardiers, grenades, mitrailleuses, etc.

Pour ce qui est du champ du langage, l'ontologie que je pratique se situe complètement à contre-courant des divers mouvements philosophiques, linguistiques, analytiques contemporains (je pense notamment à un ouvrage que j'étais censé étudier, La logique des noms propres de Saul Kripke, une horreur). D'un témoignage originel de la réalité (s'incarnant nécessairement dans une forme linguistique arbitraire, par exemple la parole de Jésus Christ telle qu'on peut la retrouver dans l'évangile apocryphe de Thomas), on aboutit au final aux infinis fantasmes d'esprits presque totalement coupés de la nature.Pour employer une analogie, les paroles d'un Maître sont comme les rayons du soleil: en les suivant, on se dirige vers le néant et cela crée de plus en plus d'espace, de temps et d'obscurité tandis que si l'on remonte à la source, on finit par atteindre la lumière et la simplicité, transcendant toute illusion pour atteindre la suprême réalité du hic et nunc.

Enfin, dans le dernier exemple que j'ai utilisé, le champ artistique, on part d'une représentation anonyme de la nature pour finalement aboutir aux éructations d'égos en mal de considération. Hélas pour ces derniers, ils n'existent pas en Réalité. D'une même façon, il n'y a ni pure prose (langage séparé du sujet), ni pure poésie (langage et sujet fondus ensemble): le langage n'est que prose poétique (ou vice-versa pour les pinailleurs).

Je ne cherche pas à expliquer mes propos plus que de raison (cela demanderait trop d'effort et un risque de dispersion non négligeable), j'emploie suffisamment d'analogies et de rapprochement symboliques pour que les liens puissent transparaître. Il y aurait mille déductions à faire, rien qu'avec ce schéma. Lisez Mircea Eliade, il exprime les choses de façon très claire dans deux de ses ouvrages, à savoir Le sacré et le profane et Le mythe de l'éternel retour. Le primitif est plus proche du Réel que l'homme moderne de nos civilisations. Bernard Ruaud l'a ainsi très clairement exprimé :

«Aujourd'hui aucun culture n'est digne d'intérêt, mais suivie par tous: la nature seule est vraie et n'intéresse personne.

Comment à la naissance la représentation des 5 sens se construit, avec l'élément uniformisant de l'inconscience, de l'habitude et de la culture ?La paresse ou l'incapacité ou les deux, nous oblige a nous rabattre sur les croyances avec leur autorité du passé, aide du merveilleux.

La vie naturelle est bousculée par la vie culturelle.

La culture est la prétention de corriger la nature, (la culture n'est pas tout le savoir, mais essentiellement ce qui éloigne de la nature jugée trop

inhumaine).»21

21 http://groups.msn.com/GeorgesGurdjieffetsonenseignement – rubrique : mots du maître

Exhaustivité

Concrétiser la compréhension d'une question de façon exhaustive est quelque chose d'impossible pour plusieurs raison. La première, qui me saute aux yeux, c'est le phénomène de dispersion qui apparaît tôt ou tard: a chaque idée, une arborescence de concepts annexes apparaît, il faut donc choisir une direction arbitraire au risque de devoir faire référence aux points n'ayant pas pu être traités. Un exposé exhaustif sur la question qui m'intéresse, celle de l'être, me semble être impossible.

Alors quoi? Il y a, avant tout exposé, un choix à faire: aller vers l'exhaustivité au prix de l'intelligibilité ou l'inverse. Le premier choix possède ses inconvénients et ses avantages : il est plus aisément accessible à la majorité car plus structuré mais demande d'avantage d'effort intellectuel pour que son essence puisse être saisie, le risque d'incompréhension est beaucoup plus important. L'amphigouri finit souvent par apparaître. Un bon exemple du choix d'une telle méthode: Etre et temps de Martin Heidegger. Le second choix me semble avoir pour seul inconvénient, si tant est qu'il puisse en être un, d'aboutir à des discours élitistes, je renvoie à mon billet intitulé l'intelligibilité.

L'écriture vraie (ayant pour prétention de refléter le Principe masqué derrière une question) doit être vivante et dynamique. Internet offre d'intéressante possibilités à ce titre.

Ma méthode de prédilection reste donc de choisir un thème au hasard (ou comme il se présente à mon esprit) et de "fuguer" dessus, afin de remonter au Principe (qui est inaccessible, méta-intellectuel). Les multiples analogies finissent par former une trame entre les diverses fugues principielles.

«Pour ceux qui connaissent le sens profond des choses, les paroles brèves sont des commentaires;Pour ceux qui se fient aux apparences, les vastes discours ne sont que des abrégés imprécis.»22

22 Mawlânâ Djalâl Od-Dîn Rûmî

Poésie et prose

Qu'est-ce que le silence? Pouvons-nous en avoir l'expérience? De façon indirecte oui, lorsque l'on se réveille. Dans le sommeil profond, il n'y a plus de mental, donc plus d'expérience, donc le silence. Essayons de voir comment le silence s'articule avec le langage.

Prose et poésie sont indissociables, ce sont des noms caractérisant des degrés de langage différents tout comme chaud et froid caractérisent des températures différentes. Cela induit bien entendu des composantes subjectives (sensibilité, impressions sur soi) et objectives (lois, impressions sur le monde). On ne fait pas bouillir de l'eau avec des glaçons, de même l'âme ne peut s'échauffer sans poésie.

Le langage poétique est imagé, la prose elle, est mentale. Cette dernière découle de l'acte créateur de la poésie. En effet, les objets n'ont pas été nommés avant d'être. Les images merveilleuses s'offrant à l'esprit dans la contemplation adamique ont chuté avec l'homme en prenant nom, se sont matérialisées. Ce qui se tenait de toute éternité dans l'Etre, le hic et nunc, s'est mis à exister. C'est par la poésie que le fils prodigue reviendra au paradis, que son âme adamique retrouvera le chemin d'Eden.

Le rêve beaudelairien de prose poétique23 m'amuse: essayons d'accorder deux personnes sur la notion de tiède. Absurde !

Comment exprimer l'absence de mental, le silence? Je pense que c'est une histoire de sensibilité. La poésie peut avoir recours à des images différentes, voire opposées, de façon souple et cela sans se contredire, sans devenir incohérente et tendre, d'une certaine façon, vers le centre principiel d'où toute chose découle. Un peu à l'instar du doigt du sage, pointant vers la lune. La prose, plus éloignée, demande plus d'effort, reste rigide et froide, et ne peut réellement éclairer l'âme qui cherche. Pour remployer les termes de Rûmî, elle n'est qu'un abrégé imprécis.

23 Beaudelaire, Petits poèmes en prose

Devenir Chevalier

«L'addition de choses étrangères est la lèpre de nos métaux.»24

La lèpre de notre corps, c'est l'ego, élément étranger par excellence. Ce sont en effet les croyances qui corrompent le corps et conditionnent nos comportements. Ces idées sont très malignes et redoublent d'ingéniosité pour assurer leur relative pérennité. Nous pouvons reprendre le schéma habituel que voici :

Quelques précisions, pour commencer : j'ai choisi d'écrire "intrinsèque" et "extrinsèque" mais ces mots n'existent que pour l'ego qui instaure la division entre le monde et l'esprit (le champ mental n'a aucune réalité, il est une illusion, la Mâyâ des hindouistes). Eloigné de la réalité, il la rend inaccessible et utilise tout un panel de ruses afin de subsister. Ce sont la justification (comme on la rencontre en psychologie, par exemple), le désir de possession (fusionner avec un objet afin d'assurer son immortalité - ce qui est une chimère), l'attachement (idem), la séduction (utiliser le mensonge pour s'auto-confirmer), etc. L'ego n'est autre que Tantale, souffrant de la faim et de la soif, de ses désirs.

J'ai instauré deux degrés d'ego différents sur le schéma, l'ego blanc, dit Chevalier, et l'ego noir, dit Dragon. Ce sont des images souvent employées dans la tradition hermétique, très claires je pense. D'après mon schéma, donc, ils apparaissent comme deux pôles d'une seule et même chose: le mental. Le Chevalier apparaît chez celui qui s'efforce de remonter vers la Réalité intrinsèque et éclaire, par la lumière de sa conscience, sa nature illusoire. D'où les propos de Cyliani :

«Lorsqu'on a tout perdu, que l'on a plus d'espoir,La vie est un opprobre et la mort, un devoir.»25

Le Chevalier a perdu ses illusions et rencontre, sans peur, le Gardien du Seuil.On observe, chez celui qui travaille à devenir un Chevalier, une succession d'étapes de crises et de reconstruction: le solve et coagula des alchimistes. Ces étapes permettent de blanchir l'ego, en attendant la rencontre finale.

24 Basile Valentin, Les douze clefs de la philosophie25 Cyliani, Hermès dévoilé

Parasitisme métaphysique

Les conflits psychiques sont toujours basés sur le langage: un mot (concept, notion, idée) s'ancre dans le mental (on peut même en l'occurrence employer le terme de parasiter) en se définissant comme partie de l'ego et s'attribuant une certaine valeur. Ce mot n'étant pas la réalité, il se met à l'interpréter en fonction de ses besoins. Grâce à deux mécanismes précis que nous allons voir, il filtrera ce qui le nie et ce qui le confirme, éloignant la conscience de l'un et l'orientant vers l'autre. La fixation dépend de deux facteurs: la culture (éducation et milieu culturel) et l'expérience. C'est la culture qui crée la valeur, qui vient se fixer dans le champ mental à l'aide de l'expérience de l'individu.Un concept parasitant crée la sensation d'identité (séparation d'avec le monde: je suis cela) et parvient à subsister via deux mécanismes: l'émotion (peur face à ce qui me nie, plaisir face à ce qui me confirme) et l'intellect (justification, croyances). Je définis par conséquent la personnalité comme un faisceau de concepts, insondable car irréelle. Ce qui fait de la culture un véritable parasite métaphysique.

Il est intéressant de voir à quel point ces concepts peuvent façonner une existence. L'illusion métaphysique prend peu à peu contrôle du corps en lieu et place de la Nature. Le brouhaha illusoire de l'égo, tel mille dieux ricanants, gémissants et grimaçants, masque peu à peu le Silence originel de la pure réalité ontologico-biologique. Mis à part le sommeil ou le mental s'efface progressivement (passant d'un mode conscient à un mode inconscient, avant de s'arrêter tout à fait puis de reprendre sur un même mode, inconscient puis conscient), le Silence n'est rencontré qu'à la mort. Une personnalité non chevaleresque sera terrifiée par ce passage. De façon plus générale, le Silence se manifeste à l'aide d'une sensation bien connue : l'ennui. Qui ressent l'ennui cherche aussitôt à le fuir, en se plongeant dans l'existence, dans l'activité. Je ne sais pas quoi faire. Cette phrase, nous l'avons entendu des centaines de fois. Pourquoi agir? Pour oublier cet ennui, pour fuir cette insupportable vérité: je ne suis rien.Un Chevalier ressent en permanence cet ennui qui l'accompagne, car il est très conscient. Nulle activité ne peut effacer cette sensation, contrairement aux esprits plus chtoniens, dragonesques, qui s'oublient facilement dans l'action.

Pour en revenir au sujet du parasitisme métaphysique, j'ai eu l'occasion expérimenter la ruse et la malignité de ces idées parasites à plusieurs reprises, sur moi-même et sur d'autres. Je suis incapable d'expliquer comment ces expériences sont arrivées. La dernière fois j'ai simplement laissé les choses venir, sans faire de saisie et les choses se sont fait naturellement: j'ai pu guider une amie à se défaire d'un mot qui limitait son comportement dans un grand nombre de situations. La situation est apparue d'elle-même: j'ai d'abord ressenti intensément le blocage (il est venu s'opposer à un élan naturel), ensuite un choix est apparu pour cette amie: ou elle se débarrassait de ce concept parasite, ou je m'en allais. Mes expériences sont sensiblement similaires: ou je me débarrassais du mot qui m'empêchait de vivre, ou je mourais. Car cette dissolution est vécue par l'ego comme une mort, l'évènement est toujours placé sous le sceau de la terreur. Puis le bruit s'efface et laisse la paix du Silence s'écouler.

La chute et les dieux

Est-il possible d'agir sur ces parasites?

«3 Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.4 Alors le serpent dit à la femme: Vous ne mourrez point;5 mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.»26

Une jolie ruse. Le serpent n'a pas menti, cela dit. Incarner les dieux, c'est être comme eux.

Les dieux sont les forces qui façonnent les paysages, qu'ils soient intérieurs (personnalités) ou extérieurs (mondes). Leur essence même échappe à toute saisie, mais l'homme possède un pouvoir: celui de les nommer, partant de les invoquer. Le nouveau-né pénétrant dans le monde possède un esprit vierge, son paysage intérieur n'est encore qu'un chaos, une mer informe: il est inconscient et heureux jusqu'à sa naissance. Dès lors, le serpent, autrement dit l'illusion du monde, s'adresse à l'enfant sur le mode de la séduction (visant la partie féminine, émotionnelle, encore non nommée) et le fait, d'une certaine façon, choir dans le monde mental, seule façon de conquérir la conscience en germe. Ce sont les dieux qui façonnent ce chaos primordial. Situons ces archétypes: le serpent représente le rêve du monde, doté d'une infinité de dieux eux-mêmes soumis et renvoyant au Principe Créateur, source de tout ce qui est. La chute est à analyser d'un point de vue ontologique.

Il est possible de s'enfoncer dans la soumission aux forces du monde en se dirigeant vers l'inconscient (l'esprit mineur, qui est inconsciemment dominé par une pléthore de dieux) ou de s'élever vers la lumière du Réel (l'esprit majeur qui conquiert son indépendant et se libère du joug des archétypes - cf. Devenir Chevalier). L'esprit mineur est attiré par

26 Génèse 3

l'obscur reflet du principe (les archétypes se situent dans l'inconscient collectif et agissent dans l'ombre): il est incapable de se tourner vers soi et sa mauvaise interprétation des symboles l'égare dans le monde (et, pour notre plus grand malheur, il égare souvent les autres). L'esprit majeur a quant à lui acquis une connaissance personnelle et consciente de ces archétypes. Il les situe en soi et observe leur influence, sans effectuer de saisie.

«Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux.»27

Les dieux formant l'esprit et le monde dépendent de la relation entre culture et nature, leur rôle étant totalement minimisé, si ce n'est nié dans la civilisation occidentale. Ils sont des forces de vie et, à l'instar de Janus, chacun possède un double visage. Honorés dans les lumières de la conscience, ils manifestent leurs potentiel de création, mais abandonnés aux ténèbres de l'inconscience, ils phagocytent toute tentative physique d'émancipation (la culture est un phénomène mental, elle est antinaturelle et ne peut être réalisée, matérialisée). Ainsi qui cherche à atteindre la Paix absolue finira par aboutir à une tension absolue, donc la Guerre absolue. Qui cherche la Guerre absolue aboutira à la destruction absolue, donc la Paix absolue. Nous ne révérons plus le dieu de la Guerre et de la Paix et prétendons agir à sa place, contrôler ce qui arrive. D'où les troubles de ce siècle.

Mircea Eliade l'a souligné dans son ouvrage Mythes, rêves et mystères, le rôle qu'a joué aux XIXe et XXe siècles l'idéologie marxiste n'est pas sans rappeler des thèmes mythologiques bien connus: le combat du bien contre le mal, l'âge d'or, la fin du temps. Tout cela était bien sûr inconscient et finit par aboutir à un contrôle dans le but de réaliser cette dimension mythologique dans l'existence. Pour se convaincre de l'impossibilité d'une telle matérialisation, ou plutôt devrais-je dire désacralisation du Sacré, situons les nombreux échecs subis par cette idéologie au cours du XXe siècle et les dégâts qu'elle a créée.

«Quoique l'on pense des vélléités scientifiques de Marx, il est évident que l'auteur du Manifeste communiste reprend et prolonge un des grands mythes eschatologiques du monde asiatico-méditerranéen, à savoir: le rôle rédempteur du Juste (l'élu, l'oint, l'innocent, le messager, de nos jours, le prolétariat), dont les souffrances sont appelées à changer le statut ontologique du monde. En effet, la société sans classes de Marx et la disparition conséquente des tensions historiques trouvent leur plus exact précédent dans le mythe de l'Age d'or qui, suivant les traditions multiples, caractérisent le commencement et la fin de l'Histoire.»28

La volonté de contrôle s'intensifie alors que l'écart entre la culture et la nature se creuse. Cette volonté de contrôle implique à terme l'oubli des dieux et l'oubli du monde. Poussée à l'extrême, l'homme de la chute inconscient tirant à son plan d'existence les symboles finit par n'en manifester que les parties obscures. La mort, la destruction et le chaos s'abattent sur ceux qui tentent de corrompre les dieux, car c'est à l'homme de s'élever et non à ces puissances de s'abaisser.

«Le rapport de la Culture a la Nature, c'est le vice !»29

27 Inscription célèbre gravée à l'entrée du temple de Delphe et reprise par Socrate.28 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, p.2429 Bernard Ruaud (voir note Généalogie II)

Je vais plus loin: contrôler, c'est se soumettre inconsciemment aux dieux. Lorsque nous les écoutons, ils sont nos guides, mais gare à nous si nous les ignorons, leur colère peut être terrible.Pour finir, voici un exemple: une personne contrôlant sans cesse son aspect physique se soumet au double visage de la Beauté. Dépendant de critères subjectifs, l'appréciation de la Beauté est toujours relative au lieu, à l'époque et à la race, je n'apprends rien à personne. Cette personne, donc, se sentira laide si elle n'effectue pas tel ou tel rituel (se déroulant le plus souvent dans le temple de la Beauté, autrement nommée salle de bain). Bien sûr, il faut voir tout cela en terme de degré. Plus un individu contrôle son image, plus il veut être parfait, plus il devient obsédé par la Beauté, plus il épuise son énergie dans une succession de rituels qui aurait de quoi effrayer les plus simples d'entre nous (qui passons à peine 5 minutes par jour dans ce temple). Tout est une question d'harmonie: dans ce cas l'excès de zèle tue (l'excès d'hygiène affaiblit le corps), l'absence de zèle pue.

Maîtrise

La volonté d'imitation est une volonté d'incarnation d'archétype (idée, dieu, esprit). L'incarnation (ou intégration) n'est réalisable qu'à la suite d'une soumission, consciente ou non. Dans la première situation, nous pouvons ranger tout art (au sens technique). Analysons cela: le pratiquant doit tout d'abord se soumettre, s'il veut espérer apprendre; il se soumet à celui qui est désigné comme maître, incarnation de la loi. C'est une fois la soumission effective qu'il pourra commencer à observer et pratiquer afin d'intégrer, de canaliser l'esprit de l'art. Selon la richesse et la profondeur de la technique étudiée, et du potentiel de l'étudiant (volonté et intelligence), l'intégration se fera plus ou moins rapidement. Une fois intégré, au terme d'un grand labeur, l'étudiant devenu maître apportera ses propres contributions: l'esprit de l'art est dompté, le maître et l'esprit vivent en harmonie. Les véritables maîtres, de ce point de vue, sont rares. Je songe par exemple à Jean de Sainte-Colombe, maître de Marin Marais reconnu comme maîtrisant à la perfection l'art de la viole de gambe30.

L'imitation en vue d'incarner un esprit suit donc ce modèle très général: soumission, observation, pratique et incarnation, les trois premiers éléments devant être pratiqués simultanément et le dernier n'étant pas un but à atteindre, mais se manifestant le moment venu. On retrouve la célèbre formule du Mutus Liber: «Ora, lege, lege, relege, labora et invenies»31 (prie, lis, lis, relis, travaille et tu trouveras).

C'était ici le cas d'une intégration consciente. L'ego, quant à lui, est un amalgame d'intégrations non-conscientes effectuées durant l'enfance. Les esprits ne sont pas contrôlés, il n'y a pas d'harmonie avec le mental, mais une domination. Nous sommes soumis à des dieux dont nous ignorons le nom (les nommer, ou du moins les désigner semble faire partie du processus de libération). Les tics du langage sont par exemple révélateurs de ces soumissions.

On peut se demander quel est l'intérêt d'intégrer un archétype, étant donné que sa nature même est illusoire (l'esprit d'un art ne peut se manifester que s'il est invoqué, c'est-à-dire manifesté dans la conscience, il n'existe pas à l'état pur). C'est pour la simple raison qu'un archétype offre sa puissance à celui qui l'invoque. Croître, c'est acquérir de la force, sans esprits, l'enfant ne pourrait vivre bien longtemps dans le monde: c'est une nécessité naturelle. Notre éducation est telle que nous n'apprenons plus à maîtriser ces esprits (et que, plutôt d'en invoquer un précis qui pourrait nous guider, nous les évoquons en masse - songeons à l'importance de l'apprentissage théorique vis à vis de l'apprentissage pratique à l'école), par conséquent la majorité de la population est soumise, perdue et souffre. Mais nous pouvons imaginer qu'une époque plus spirituelle (comme le modèle de société évoqué par Scott Baker dans ses livres Kyborash et La Danse du Feu) ne permet à l'enfant de n'être accompagné que par un seul archétype précis, choisi de la façon la plus juste (c'est là que les systèmes de castes semble trouver sa justification).

Il y a une remarque à faire, concernant la vie sacrée et la vie profane: il faut prendre en compte la pratique, consciente ou non des archétypes. La vie profane est la vie manifestée, le champ de pratique des archétypes, mais la différence est notable entre un maître accompli et un inconscient. La vie sacrée, c'est le retour au temps pur des origines, 30 Pascal Quignart, Tous les matins du monde31 Altus, Mutus Liber

in illo tempore, à l'instant du Principe. Un esprit mineur est quasiment prisonnier de la vie profane; aujourd'hui, les seuls moyens d'évasion dont bien souvent il dispose sont les distractions et loisirs offerts par le monde moderne. Rien de tout cela dans une société saine, le travail est en lui-même un lieu sacré. Mais je m'égare. Une personne maîtrisant un art dépasse la dualité Sacré/Profane lorsque qu'il invoque l'esprit qui le guide (un maître de guerre sur le champ de bataille, un maître d'art martial sur le tatamis, un maître de musique dans une salle de concert, etc.).

Les dieux possèdent, comme je l'ai évoqué une autre fois, un double visage. Qui est soumis à eux subira les tensions, batailles et intrigues qui se déroulent dans son champ mental incontrôlable. En fonction des stimuli reçus, tel esprit obtiendra ce qu'il cherche, tel autre tentera de s'enfuir, créant de véritables contradictions internes, dépendant de l'importance et de la force de chacun des archétypes. Comment s'en sortir? Comme un véritable étudiant, il convient de choisir l'esprit qui nous guidera et aspirer à la maîtrise, sans penser à rien d'autre, sans se laisser détourner. Bientôt les esprits s'ordonnent autour d'un seul et l'étudiant faible devient petit à petit fort et se centre progressivement (devient droit). Les parasites inutiles sont éliminés, parfois non sans souffrance, mais si la volonté est présente, il n'y a rien d'insurmontable. Le maître n'est plus victime des deux visages de l'esprit qu'il a choisi de suivre; au contraire, il les incarne.

Ceux qui ont déjà eu la chance d'observer un maître en action comprendront mon propos.