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PAUL GAUGUIN & STÉPHANE MALLARMÉ : le peintre et son poète Cahier n° 24 Conditions de vente conformes aux usages du Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne et aux règlements de la Ligue Internationale de la Librairie Ancienne N° de TVA.: FR21 478 71 326

PAUL GAUGUIN STÉPHANE MALLARMÉ - de Proyart PROYART-GAUGUIN-CAHIER... · Charles Morice avait conduit Paul Gauguin chez Stéphane Mallarmé, une première fois, en janvier 1891

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PAUL GAUGUIN&

STÉPHANE MALLARMÉ :

le peintre et son poète

Cahier n° 24

Conditions de vente conformes aux usages du Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne

et aux règlements de la Ligue Internationale de la Librairie Ancienne

N° de TVA.: FR21 478 71 326

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GAUGUIN, Paul[Portrait gravé de Stéphane Mallarméadressé par l’enveloppe autographe de Paul Gauguin à André Fontainas]Janvier 1891-mars 1899 “ELLE EST RETROUVÉE”.

EXTRAORDINAIRE REDÉCOUVERTE DE LA GRAVURE DE PAULGAUGUIN REPRÉSENTANT STÉPHANE MALLARMÉ, ET DE SONENVELOPPE, JADIS JOINTES À L’UNE DES PLUS BELLES LETTRESDE PEINTRE JAMAIS ÉCRITE 1. Gravure originale de Paul Gauguin à l’eau-forte, pointe-sèche et aquatinte(157 x 115mm)TIRAGE : épreuve sur Japon épais.ANNOTATION autographe d’André Fontainas au verso de la gravure : “Envoyé de Tahiti par Gauguin après la mort de Stéphane Mallarmé”.CENSUS : un des douze ou treize exemplaires aujourd’hui connus. Cinq sont conservés dans des institutions : deux à la bibliothèque Jacques Doucet (épreuves Morice et Manfreid), un au MoMA, un à l’Albertina, un à Tahiti (épreuve Segalen).

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POUR MÉMOIRE : transcription de la lettre du 8 mars 1899 qu’écrivit Paul Gauguin à André Fontainas, jadis jointe à la gravure et l’enveloppe :

Tahiti, Mars 1899

Un grand sommeil noirTombe sur ma vieDormez, tout espoirDormez, toute envie Verlaine

2. Enveloppe (140 x 212mm). Cachet de la poste : “8 mars 99 Taïti”. Déchirures. La gravure a été découpée au format de l’enveloppe.

ENVELOPPE AUTOGRAPHE DE PAUL GAUGUIN : “Monsieur André Fontainas. Homme de Lettres au Mercure de France. 15 rue de l’Échaudé. St Germain. Paris” [corrigé par la poste en “5 rue Franklin”].

Au verso, adresse de l’expéditeur, probablement de la main de l’employé de poste de Tahiti : “Monsieur Gaugain [sic] Punaauia Papeete”

[Joint :] Lettres de Gauguin à André Fontainas, Paris, Librairie de France, 1921. Première édition. In-12 (164 x 122mm). BROCHÉ, sous couverture vert bouteille

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couleurs arbitraires, etc.Oui tout cela doit exister, existe. Parfois, cependant, volontaires - ces répétitions de tons, d’accords monotones au sens musical de la couleur, n’auraient-elles pas une analogie avec ces mélopées orientales chantées d’une voix aigre : accompagnement des notes vibrantes qui les avoisinent, les enrichissant par opposition. Beethoven en use fréquemment (j’ai cru le comprendre) - dans la sonate pathétique par exemple.Delacroix avec ses accords répétés de marron et de violets sourds, manteau sombre vous suggérant le drame. Vous allez souvent au Louvre ; pensant à ce que je dis, regardez attentivement Cimabue. Pensez aussi à la part musicale que prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur qui est vibration de même que la musique est à même d’atteindre ce qu’ il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature : sa force intérieure.Ici, près de ma case, au plein silence, je rêve à des harmonies violentes dans les parfums naturels qui me grisent. Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l’ immémorial Autrefois, odeur de joie que je respire dans le présent. Figures animales d’une rigidité statuaire, je ne sais quoi d’ancien, d’auguste religieux dans le rythme de leur geste, dans leur immobilité rare. Dans des yeux qui rêvent, la surface trouble d’une énigme insondable.

Monsieur Fontainas,Mercure de France, n° de janvier, deux articles intéressants : Rembrandt, Galerie Vollard. Dans ce dernier, il est question de moi ; malgré votre répugnance vous avez voulu étudier l’art ou plutôt l’œuvre d’un artiste qui vous émotionne, en parler avec intégrité. Fait rare dans la critique coutumière.J’ai toujours pensé qu’ il était du devoir d’un peintre de ne jamais répondre aux critiques mêmes injurieuses - surtout celles-là ; non plus à celles élogieuses - souvent l’amitié les guide.Sans me départir de ma réserve habituelle, j’ai cette fois une folle envie de vous écrire, un caprice si vous voulez, et - comme tous les passionnels je sais peu résister. Ce n’est point une réponse, puisque personnelle, mais une simple causerie d’art : votre article y invite, la suscite.Nous autres peintres, de ceux condamnés à la misère, acceptons ces tracas de la vie matérielle sans nous plaindre, mais nous en souffrons en ce qu’ ils sont un empêchement au travail. Que de temps perdu pour aller chercher notre pain quotidien ! de basses besognes ouvrières, des ateliers défectueux et mille autres empêchements. De là bien des découragements et par suite l’ impuissance, l’orage, les violences. Toutes considérations dont vous n’avez que faire et dont je ne parle que pour nous persuader tous deux que vous avez raison de signaler bien des défauts. Violence, monotonie de tons,

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Un critique ! Un monsieur qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.En son souvenir, voulez-vous me permettre de vous offrir ces quelques traits une minute esquissés, vague souvenir d’un beau visage aimé au clair regard dans les ténèbres. Non un cadeau, mais un rappel à l’ indulgence dont j’ai besoin pour ma folie et ma sauvagerie.Très cordialement,Paul Gauguin

PROVENANCE : Pierre Bergé, Paris, 14 décembre 2018, IV, n° 916, €143.000 avec les frais

Et voilà la nuit - tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l’espace infini qui fuit devant moi ; et j’ai la sensation douce de la marche dolente de mes espérances.Louant certains tableaux que je considérais comme insignifiants vous vous écriez - ah ! si Gauguin était toujours celui-là. Mais je ne veux pas être toujours celui-là.Dans le large panneau que Gauguin expose, rien ne nous révélerait le sens de l’allégorie, si …Mon rêve ne se laisse pas saisir, ne comporte aucune allégorie : - poème musical, il se passe de libretto (citation Mallarmé - Par conséquent immatériel et supérieur, l’essentiel dans une œuvre consiste précisément dans ce qui n’est pas exprimé ; il en résulte implicitement des lignes, sans couleurs ou paroles, il n’en est pas matériellement constitué.)Entendu aussi de Mallarmé devant mes tableaux de Tahiti :Il est extraordinaire qu’on puisse mettre tant de mystère dans tant d’ éclat.Reparlant du panneau : l’ idole est là non comme une explication littéraire, mais comme une statue, moins statue peut-être que les figures animales, moins animale aussi, faisant corps dans mon rêve devant ma case avec la nature entière, régnant en notre âme primitive, consolation imaginaire de nos souffrances en ce qu’elles comportent de vague et d’ incompris devant le mystère de notre origine et notre avenir.Et tout cela chante douloureusement en mon âme et mon décor, en peignant et rêvant tout à ma fois, sans allégorie saisissable à ma portée - manque d’ éducation littéraire peut-être.Au réveil, mon œuvre terminée, je me dis, je dis : D’où venons-nous, que sommes-nous ? où allons-nous ? Réflexion qui ne fait plus partie de la toile, mise alors en langage parlé tout à fait sur la muraille qui encadre ; non un titre mais une signature.Voyez-vous j’ai beau comprendre la valeur des mots abstrait et concret – dans le dictionnaire, je ne les saisis plus en peinture. J’ai essayé dans un décor suggestif de traduire mon rêve sans aucun recours à des moyens littéraires, avec toute la simplicité possible de métier : labeur difficile. Accusez-moi d’avoir été là impuissant, mais non de l’avoir tenté, me conseillant de changer de but pour m’attarder à d’autres idées, déjà admises, consacrées. Puvis de Chavannes en est le haut exemple. Certes Puvis m’ écrase par son talent, et l’expérience que je n’ai pas ; je l’admire autant et plus que vous mais pour des raisons différentes. (Ne vous en fâchez pas, avec plus de connaissance de causes). Chacun son époque. L’État a raison de ne pas me commander une décoration dans un édifice public, décoration qui froisserait les idées de la majorité, et j’aurais encore plus tort de l’accepter n’ayant d’autre alternative que celle de la tricher ou de me mentir à moi-même.À mon exposition chez Durand-Ruel un jeune homme demandait à Degas de lui expliquer mes tableaux qu’ il ne comprenait pas. Celui-ci en souriant lui récita une Fable de la Fontaine : “Voyez-vous, lui dit-il, Gauguin c’est le Loup maigre, sans collier”.Voilà une lutte de quinze ans qui arrive à nous libérer de l’École, de tout ce fatras de recettes hors lesquelles il n’y avait point de salut, d’ honneur, d’argent. Dessin, couleur, composition, sincérité devant la nature, que sais-je : hier encore, quelques mathématiciens nous imposaient (découvertes Charles Henri) des lumières, des couleurs Immuables.Le danger est passé. Oui nous sommes libres et cependant je vois luire à l’ horizon un danger : je veux vous en parler. Cette longue et ennuyeuse lettre n’est guère écrite que pour cela. La critique d’aujourd’ hui, sérieuse, pleine de bonnes intentions et instruite tend à nous imposer une méthode de penser, de rêver, et alors ce serait un autre esclavage. Préoccupée de ce qui la concerne, son domaine spécial, la littérature, elle perdrait de vue ce qui nous concerne, la peinture. S’ il en était ainsi je vous dirais hautainement la phrase de Mallarmé.

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1. Rue de Rome.

Charles Morice avait conduit Paul Gauguin chez Stéphane Mallarmé, une première fois, en janvier 1891. Mallarmé écrivit alors à Octave Mirbeau : “J’ai vu, avec Morice, Gauguin, si intéressant” (lettre du 17 janvier 1891). Gauguin admirait depuis longtemps les poèmes de Mallarmé, notamment Brise marine, d’inspiration baudelairienne :

“Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres”.

Henri de Régnier décrit la présence du peintre contrastant avec l’auditoire habituel du salon de Mallarmé :

“il me semble encore réentendre la grosse voix rauque de Gauguin. Entre deux de ses voyages à Tahiti, il vint plusieurs fois aux soirées du Mardi. Il asseyait lourdement son corps massif. Le torse couvert d’un tricot de matelot, le visage rude, le teint boucané, les mains énormes, il donnait une impression de force et de brutalité et faisait contraste avec l’exquise civilité et l’extrême distinction physique de Mallarmé. Gauguin ressemblait à un capitaine de caboteur. Mallarmé à quelque commandant d’un fin voilier de plaisance qui n’avait connu d’autres aventures que celles que l’on rencontre en montant ou en descendant la Seine, tandis que Gauguin avait longé les côtes lointaines que baignent les mers polynésiennes” (Faces et profils, Paris, 1931).

Une vente des tableaux de Gauguin fut organisée à l’Hôtel Drouot le 23 février 1891 pour financer son voyage à Tahiti. Charles Morice sollicita l’aide de Mallarmé pour obtenir des articles d’Octave Mirbeau, journaliste au Figaro et à l’Écho de Paris. Mallarmé décrivit à Mirbeau ce “transfuge de la civilisation”, dans une lettre datée 5 janvier 1891 :

“Cet artiste rare, à qui, je crois, peu de tortures sont épargnées à Paris, éprouve le besoin de se concentrer dans l’isolement et presque la sauvagerie. Il va partir pour Tahiti, y construire sa hutte et y vivre parmi ce qu’il a laissé de lui là-bas, y travailler à neuf, se sentir. Six mille francs lui sont nécessaires, pour quelques années, avant de revenir ; et la vente de son œuvre actuelle, dans

des conditions heureuses, peut lui donner cette somme. Seulement il faudrait un article, pas sur la vente, rien de commercial ; mais attirant simplement l’attention sur le cas étrange de ce transfuge de la civilisation”.

Autoportrait, 1893, Musée d’Orsay

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Toujours en 1891, peu de temps avant d’embarquer, Paul Gauguin réalisa le portrait de Stéphane Mallarmé à l’eau-forte.

2. Le portrait de Stéphane Mallarmé : “ces quelques traits une minute esquissés”.

Paul Gauguin vouait “une admiration sans borne” à Édouard Manet, grand ami de Mallarmé, illustrateur du Corbeau (1875) et de L’Après-midi d’un faune (1876). Il ne fait pas de doute que Mallarmé lui montra des exemplaires de ces deux livres.

Paul Gauguin esquissa d’abord un dessin préparatoire à la plume (ancienne collection Vollard). Au-dessus du portrait de trois quarts de Mallarmé, se trouvent deux croquis représentant une tête de faune et un profil de corbeau. Paul Gauguin réalisa ensuite l’eau-forte selon la technique que lui avait montrée Eugène Carrière :

“Gauguin s’aidant simplement d’un dessin attaqua le cuivre avec audace. Pointe, plume, burin, grattoir, tous les moyens lui sont bons. Dans la fièvre du travail, il renverse l’eau-forte et l’éponge avec les étoffes qui lui tombent sous la main” (J. de Rotonchamp)

Noblesse et force se dégagent de ce portrait de Mallarmé. Paul Gauguin conclut sa lettre à André Fontainas du 8 mars 1899 par ces mots :

“En son souvenir, voulez-vous me permettre de vous offrir ces quelques traits une minute esquissés, vague souvenir d’un beau visage aimé au clair regard dans les ténèbres – Non un cadeau, mais un rappel à l’indulgence dont j’ai besoin pour ma folie et ma sauvagerie”.

La présence inquiétante du corbeau sur l’épaule gauche du poète et les oreilles pointues de faune constituent un hommage, en abîme, à l’amitié de Mallarmé et de Manet. Le corbeau est l’emblème d’Edgar Poe en même temps qu’un symbole du deuil et de l’amour défunt. C’est pourquoi aussi, Paul Gauguin envoya cette gravure à André Fontainas au lendemain de la mort de Mallarmé.

Le premier état n’est connu qu’à deux épreuves. Notre deuxième état est connu seulement à douze ou treize épreuves (voir census supra). Paul Gauguin offrit deux épreuves de ce portrait en deuxième état, chacun avec envoi, à Stéphane Mallarmé. Cette eau-forte est la seule jamais réalisée par le peintre.

Dessin préparatoire au portrait gravé de Stéphane Mallarmé

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3. Les lettres de Paul Gauguin à André Fontainas.

Paul Gauguin et André Fontainas fréquentent donc tous deux Stéphane Mallarmé dans les années 1890. Ils n’appartiennent cependant pas à la même génération. Au moment où le peintre de Pont-Aven embarque pour Tahiti, André Fontainas a quitté depuis peu le lycée Condorcet.

Le nom d’André Fontainas (1865-1948) reste indissociablement lié au Mercure de France puisqu’il y sera critique pendant plus de cinquante ans, de 1890 à sa mort, y tenant successivement la critique d’art, de théâtre et de poésie. Il publiera plusieurs dizaines d’ouvrages dont des recueils de poésie, une histoire de la peinture française, des monographies d’artistes (Franz Hals, Gustave Courbet, Honoré Daumier, John Constable), des romans, des Notes d’un témoin : de Stéphane Mallarmé à Paul Valéry, des Souvenirs du Symbolisme, les Confessions d’un poète, des traductions de Thomas De Quincey, John Keats, George Meredith, Shelley, Swinburne et une biographie d’Edgar Poe.

À l’été 1895, Paul Gauguin est définitivement reparti dans les îles du Pacifique. Trois ans plus tard, le 9 septembre 1898, Mallarmé meurt. Étant donné son éloignement, Paul Gauguin n’apprend sa mort que quelques mois plus tard. Du moins, évoque-t-il cette mort dans une lettre à Daniel de Monfreid datée du 12 décembre 1898.

En janvier 1899, André Fontainas consacre quatre pages à l’exposition Gauguin (Galerie Vollard), dans le Mercure de France :

“Rien de plus, c’est une parfaite harmonie de formes et de couleurs”

Gauguin est abonné à titre gracieux au Mercure de France. Il ne reçoit son exemplaire qu’en février ou mars 1899. Il a l’intuition qu’André Fontainas peut comprendre son art, ce qu’il écrit à Daniel de Monfreid le 2 mars 1899 : “je ne sais pourquoi, exceptionnellement, je viens de m’atteler à lui répondre”.

Paul Gauguin adresse alors une lettre d’une importance capitale à André Fontainas. Cette célèbre lettre - citée dans toutes les études sérieuses sur Gauguin - dévoile, au cours d’une confession épistolaire unique, le très haut enjeu de son art. Gauguin joint à sa lettre le précieux portrait de Mallarmé dont il avait emporté quelques épreuves à Tahiti. Il coupe les marges de la gravure à la taille de l’enveloppe pour ne pas la plier. La lettre, l’eau-forte et l’enveloppe de Mallarmé sont indissociables.

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“Et voilà la nuit. Tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l’espace infini qui fuit devant moi ; et j’ai la sensation douce de la marche dolente de mes espérances… Et tout cela chante douloureusement en mon âme et mon décor, en peignant et rêvant tout à la fois” (pp. 3 et 4)

La lettre de Paul Gauguin constitue un poème de peintre, en prose, au même titre que Rimbaud qualifiait les Illuminations de “painted plates”. Les considérations métaphysiques naissent de ces aplats de couleurs. Au matin, le rêve peint est devenu questionnement de mots, la peinture s’est transformée en pur langage :

“Au réveil, mon oeuvre terminée, je me dis, je dis : d’où venons-nous ? que sommes-nous ? où allons-nous ? Réflexion qui ne fait plus partie de la toile, mise en langage parlé tout à fait à part sur la muraille qui encadre ; non un titre mais une signature” (p. 4)

La mort de Mallarmé et la solitude insulaire affectent fortement Paul Gauguin. Son tableau D’où venons nous ? Que sommes-nous ? Où allons nous ? - qu’il évoque dans sa lettre à André Fontainas - correspond à une crise existentielle. En décembre 1897, Paul Gauguin tente de se suicider à l’arsenic, miné par sa mauvaise santé, sa pauvreté et sa solitude. Il confie à Monfreid juste avant son suicide : “j’ai voulu, avant de mourir, peindre une grande toile que j’avais en tête et, durant tout le mois, j’ai travaillé jour et nuit dans une fièvre inouïe”.Le suicide ratera. Mais l’attention d’André Fontainas à son égard, peu de temps après, exactement au moment de la mort de Mallarmé, ne pouvait que le toucher.

4. La lettre de Gauguin, un poème écrit par un peintre.

On est étonné lorsqu’on lit cette lettre de Gauguin pour la première fois, de la vigueur qui soutient sa phrase et sa pensée. Tout dans cette lettre qui commence par quatre vers de Verlaine (“le magnifique Verlaine” écrit Mallarmé) est poésie : la tournure des phrases, les images remarquables, la description onirique des paysages, une intimité mêlée de fulgurances métaphysiques :

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1319 x 3746 mm) Tahiti, hiver 1897-1898. Museum of Fine Arts de Boston.

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6. “Citation - Mallarmé”.

Tahiti est ce “temple plein de vivants piliers” (Baudelaire, vers du poème Correspondances), ce lieu où “tout y parlerait à l’âme en secret sa douce langue natale” (Baudelaire, L’Invitation au voyage). Gauguin nomme “âme primitive” - formule qu’il souligne dans sa lettre (p. 4) - cet état d’avant la chute où l’homme ne serait pas divisé. Or cet écart, pour l’artiste - peintre ou poète -, se joue dans la toile ou sur la page. La langue de Baudelaire est une langue de l’évocation, de la comparaison, des Correspondances. Baudelaire maintient sans la résoudre cette opposition du spleen et de l’idéal, de la vie et du rêve.

Pour sortir de cette impasse, Mallarmé fera de ces Correspondances la matière même de son poème en élaborant une “mystique de substitution” (Bertrand Marchal). Le poème deviendra avec lui l’espace clos d’une réf lexivité infinie, par un jeu de résonances, de miroirs et de suggestions. En quelque sorte, les Correspondances baudelairiennes se déplaceront, chez Mallarmé, dans la matière même du poème, le vers.

Paul Gauguin fait explicitement référence à Mallarmé dans sa lettre :

“poème musical, il se passe de libretto - citation Mallarmé … l’essentiel dans une oeuvre consiste précisément dans ce qui n’est pas exprimé ; il en résulte implicitement des lignes, sans couleurs ou paroles, il n’en est pas matériellement constitué” (p. 3)

Paul Gauguin parvient à une “formule” qu’il nomme “signature”. Mallarmé voulait “donner un sens plus pur aux mots de la tribu” (Le Tombeau d’Edgar Poe).

Cette lettre de Gauguin s’apparente, par sa beauté, à un poème en prose mais aussi à un “art poétique”, c’est-à-dire à un poème dans lequel le poète donne l’explication théorique de son art.

La poésie imprègne tant le style de Paul Gauguin, qu’on lit, par exemple, un quasi alexandrin blanc au détour d’une phrase, écrit dans une réminiscence baudelairienne :

“Delacroix, manteau sombre vous suggérant le drame” (p. 2)

Cette tournure en apposition, rappelle inévitablement le vers des Phares de Baudelaire :

“Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges”.

5. Baudelaire et Mallarmé.

La modernité de Baudelaire et Mallarmé imprègne entièrement la lettre de Gauguin. Les Correspondances de Baudelaire (du poème du même nom) où “les parfums, les couleurs et les sons se répondent” sont bien celles que Gauguin décrit dans la première partie de sa lettre. Dans une de ses pièces condamnées, Les Bijoux, Baudelaire “aime à la fureur Les choses où le son se mêle à la lumière”. Gauguin rappelle cette théorie des Correspondances au début de sa lettre à Fontainas :

“Pensez aussi à la part musicale que prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur qui est vibration de même que la musique est à même d’atteindre ce qu’il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature : sa force intérieure. Ici, près de ma case, au plein silence, je rêve à des harmonies violentes dans les parfums naturels qui me grisent. Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l’immémorial Autrefois, odeur de joie que je respire dans le présent” (p. 2)

L’alchimie de ces Correpondances invite le rêveur éveillé à retrouver “l’immémorial Autrefois” (p. 3) où l’homme était uni à lui-même, dans un présent éternel.

Ces Correspondances sont ce que Mallarmé nommera “rapports” :

“les choses existent, nous n’avons pas à les créer ; nous n’avons qu’à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres” (réponse à l’enquête de Jules Huret Sur l’ évolution littéraire).

Paul Gauguin les nomme “analogies” (p. 2) dans sa lettre.

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En écho, Paul Gauguin rappelle à la fin de sa lettre le “beau visage aimé au clair regard dans les ténèbres” de Mallarmé. Il joint à sa lettre une des rares épreuves du portrait qu’il avait fait de lui au temps de leur rencontre, comme un ultime hommage de l’importance de Mallarmé dans son oeuvre. Ce “ beau visage aimé” trône dans sa création parmi ces “figures animales d’une rigidité statuaire”, présentes dans ses toiles et qui entourent sa case.

En 1893, au retour de son premier voyage, Paul Gauguin apporta à Stéphane Mallarmé une petite statue en bois de tamanu à laquelle il donna le titre de L’Après-midi d’un faune. Cette sculpture en bas-relief représente deux divinités inspirées de la mythologie polynésienne. Mais, offerte à Mallarmé, l’œuvre change de sens et les deux figures se transforment. L’oeuvre sculptée du peintre, en adoptant le nom d’une oeuvre majeure de Mallarmé, retourna à la littérature.

Stéphane Mallarmé posa la statue sur le buffet de son appartement parisien où elle reçut le surnom familier de “la bûche”. Elle est aujourd’hui visible au Musée de Valvins (inv. 995.5.1). À la mort de Paul Gauguin, en 1903, on retrouva dans sa case un exemplaire de L’Après-midi d’un faune portant cet envoi autographe : Au sauvage et bibliophile, son ami Stéphane Mallarmé.

RÉFÉRENCES : Paul Gauguin, Lettres à André Fontainas, Paris, 1994 -- Paul Gauguin, Catalogue raisonné of his prints, Bern, Galerie Kornfeld, 1988, pp. 40 et suiv. -- Jean-Michel Nectoux, Mallarmé, un clair regard dans les ténèbres, 1998 -- Gauguin, Lettres à Daniel de Monfreid, Paris, 1950 -- J. de Rotonchamp, Gauguin, Paris, 1906, p. 73 (il attribue l’impression de l’eau-forte à Eugène Delâtre)EXPOSITION : Gauguin, Fondation Gianadda, Martigny, 1998, n° 70 (eau-forte) et 141 (enveloppe) : reproductions à pleine page de la gravure, l’enveloppe, la lettre, et jusqu’à l’annotation d’André Fontainas au dos de la gravure -- Gauguin. Maker of Myth, Tate Modern, Londres, National Gallery of Art, Washington, n° 138 (eau-forte) p. 208, et 4e col. p. 244 95.000 €

Cette “citation Mallarmé” que Gauguin suppose connue de Fontainas est celle que le poète donna à Jules Huret, en réponse à son Enquête : “Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve”.

La tâche du poète sera dès lors de réduire à rien la distance entre la chose et son symbole. Nommer une chose c’est la faire immédiatement disparaître, ce que Mallarmé exprime admirablement par la f leur “absente de tous bouquets” : “Je dis : une f leur ! et musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets”. Le mot est symbole. Paul Gauguin se défend, pour la même raison, d’être un peintre de l’“allégorie” : “mon rêve ne se laisse pas saisir, ne comporte aucune allégorie” (p. 3)

Le rêve et la suggestion sont les clés pour retrouver une présence unie au monde : “peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit”, écrivait déjà le jeune Mallarmé, à propos de L’Azur (lettre à Henri Cazalis, 30 octobre 1864).

Paul Gauguin est fondé en peinture par le double parrainage des Correspondances de Baudelaire et l’art de suggérer de Mallarmé. Baudelaire révéla ces Correspondances. Mais l’écart entre le signifiant et le signifié était maintenu. À sa suite, le poème de Mallarmé et le tableau de Gauguin deviennent entièrement métaphore.

7. Le “clair regard dans les ténèbres”.

Les figures de Baudelaire et Mallarmé se dressent comme des phares dans l’île oubliée de Gauguin. Les deux phrases les plus célèbres de cette lettre sont celles où chacun, Mallarmé et Gauguin, reconnaît la lumière dans le regard de l’autre. Paul Gauguin rapporte, dans sa lettre, ces propos de Mallarmé :

“Entendu aussi de Mallarmé devant mes tableaux de Tahiti :il est extraordinaire qu’on puisse mettre tant de mystère dans tant d’éclat” (pp. 3 et 4)

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