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Intellectica, 2008/3, 50, pp. 177-252 © 2008 Association pour la Recherche Cognitive. Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques ¤ Victor ROSENTHAL , Yves-Marie VISETTI # RÉSUMÉ. À titre de première étape dans un travail théorique sur les modèles et pen- sées de l’expression, on discute de l‟apport des approches microgénétiques aux con- ceptions expressivistes et sémiotiques de la perception. En se tenant en deçà de toute question spécifique de narration ou d‟actance, on s‟efforce de décliner trois plans d‟une problématique expressiviste, menant par degrés jusqu‟aux sémioses instituées : expressivité originaire de l‟expérience, action comme expression, et expression comme institution, introduisant alors l‟exigence de la réexpression et de la reprise, avec la diversification des genres et des modalités (virtuel/actuel, possible/nécessaire). Il s‟en dégage une problématique-noyau, et un imaginaire scientifique, appuyés à une réflexion sur les modèles de l’actualisation. On s‟inspire pour cela des modèles de champ thématique et de thématisation développés antérieurement. Le problème de la reprise se reformule comme celui d‟une nécessaire diversification des modalités (plus ou moins capacitantes ou contraignantes), en relation à différentes phases microgéné- tiques, dont chacune peut sous-tendre des modes propres de perception et de mémori- sation. À l‟opposé de conceptions générativistes de l‟actualisation, souvent solidaires d‟a priori formalistes ou substantialistes, on expose ainsi les principes d‟une problé- matique continuiste et dynamiciste des généricités, indexées sur différentes phases de constitution d‟une activité. Inhérente à ce dispositif, l‟anticipation, avant que de se dé- cliner en plan ou prédiction, est motivation passant d‟un niveau à l‟autre, et aussi protention, tension vers un à-venir. Le principe théorique est alors d‟accentuer, en fonction des phases microgénétiques, la qualification modale et temporelle de ce qui n‟est éventuellement que motivation (préparation, sensibilisation) pour le déploiement de formations dans un champ. Présentés en annexe, des diagrammes illustrent cer- taines étapes de ce parcours, qui débouche sur les sémioses instituées et l‟énonciation, organiquement liées mais non confondues à leurs dimensions expressives. Mots clés : expression, sémiose, perception, microgenèse, modèles, phases, actualisation, modalités, anticipation, motivation, champ, formes, thématisation, diagrammes. ABSTRACT. Theories and Models of Expression: a Microgenetic Perspective. We assess the contribution of microgenetic thinking to “expressivist” and semiotic theories of perception. Three layers of expression are distinguished: (i) originary expressivity of experience, (ii) action as expression, and (iii) expression as institution, this latter layer involving the necessity of re-expression and of reprise, along with a diversification of genres and modalities (virtual/actual, possible /necessary). As we ¤ Nous nous inspirons ici directement du titre de l‟ouvrage de J. -M. Salanskis, Modèles et pensées de l’action (2000). La présente étude a été réalisée dans le cadre du projet ANR « Perception sémiotique et socialité du sens » (ANR-06-BLAN-0281). MoDyCO, UMR 7114 CNRS - Université Paris-Ouest Nanterre La Défense et EHESS-CELITH, e- mail : [email protected]. # CREA, UMR 7656 CNRS et École Polytechnique, e-mail : [email protected].

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Intellectica, 2008/3, 50, pp. 177-252

© 2008 Association pour la Recherche Cognitive.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives

microgénétiques¤

Victor ROSENTHAL, Yves-Marie VISETTI#

RÉSUMÉ. À titre de première étape dans un travail théorique sur les modèles et pen-

sées de l’expression, on discute de l‟apport des approches microgénétiques aux con-

ceptions expressivistes et sémiotiques de la perception. En se tenant en deçà de toute

question spécifique de narration ou d‟actance, on s‟efforce de décliner trois plans

d‟une problématique expressiviste, menant par degrés jusqu‟aux sémioses instituées :

expressivité originaire de l‟expérience, action comme expression, et expression

comme institution, introduisant alors l‟exigence de la réexpression et de la reprise,

avec la diversification des genres et des modalités (virtuel/actuel, possible/nécessaire).

Il s‟en dégage une problématique-noyau, et un imaginaire scientifique, appuyés à une

réflexion sur les modèles de l’actualisation. On s‟inspire pour cela des modèles de

champ thématique et de thématisation développés antérieurement. Le problème de la

reprise se reformule comme celui d‟une nécessaire diversification des modalités (plus

ou moins capacitantes ou contraignantes), en relation à différentes phases microgéné-

tiques, dont chacune peut sous-tendre des modes propres de perception et de mémori-

sation. À l‟opposé de conceptions générativistes de l‟actualisation, souvent solidaires

d‟a priori formalistes ou substantialistes, on expose ainsi les principes d‟une problé-

matique continuiste et dynamiciste des généricités, indexées sur différentes phases de

constitution d‟une activité. Inhérente à ce dispositif, l‟anticipation, avant que de se dé-

cliner en plan ou prédiction, est motivation passant d‟un niveau à l‟autre, et aussi

protention, tension vers un à-venir. Le principe théorique est alors d‟accentuer, en

fonction des phases microgénétiques, la qualification modale et temporelle de ce qui

n‟est éventuellement que motivation (préparation, sensibilisation) pour le déploiement

de formations dans un champ. Présentés en annexe, des diagrammes illustrent cer-

taines étapes de ce parcours, qui débouche sur les sémioses instituées et l‟énonciation,

organiquement liées – mais non confondues – à leurs dimensions expressives.

Mots clés : expression, sémiose, perception, microgenèse, modèles, phases,

actualisation, modalités, anticipation, motivation, champ, formes, thématisation,

diagrammes.

ABSTRACT. Theories and Models of Expression: a Microgenetic Perspective. We

assess the contribution of microgenetic thinking to “expressivist” and semiotic

theories of perception. Three layers of expression are distinguished: (i) originary

expressivity of experience, (ii) action as expression, and (iii) expression as institution,

this latter layer involving the necessity of re-expression and of reprise, along with a

diversification of genres and modalities (virtual/actual, possible /necessary). As we

¤ Nous nous inspirons ici directement du titre de l‟ouvrage de J.-M. Salanskis, Modèles et pensées de

l’action (2000). La présente étude a été réalisée dans le cadre du projet ANR « Perception sémiotique et

socialité du sens » (ANR-06-BLAN-0281). MoDyCO, UMR 7114 CNRS - Université Paris-Ouest Nanterre La Défense et EHESS-CELITH, e-

mail : [email protected]. # CREA, UMR 7656 CNRS et École Polytechnique, e-mail : [email protected].

178 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

proceed, we delineate the core issues of “expressivism” and define a generic this latter

layer involving the necessity of re-expression and of reprise, along with a diversifica-

tion of genres and modalities (virtual/actual, possible /necessary). As we proceed, we

delineate the core issues of “expressivism” and define a generic framework on which

to base a theory of expression. Mathematical models of actualization and theories of

thematic field and of thematization provide in this respect valuable conceptual tools.

The question of reprise is then restated as that of a necessary diversification of mod-

alities (whether empowering or constraining) relative to different “phases” of micro-

genesis, each of which potentially involving its own modes of perception and

memory. The continuous and dynamical setting laid out in the article enables us to ac-

count for various kinds of genericity that are constitutively correlated with different

phases of activity (modes of organization) co-occurring in the field. Critical in this re-

spect is the genetic concept of anticipation which subtends varying motivation build-

ing upon protention or forward tension. Depending on the phase of microgenesis, it

becomes possible to highlight different modal and temporal characters involved in the

constitution of forms in the field. A series of diagrams illustrates various stages of this

development, which culminates in instituted semiosis and enunciation, each intrinsi-

cally related to, but distinct of, its expressive dimensions.

Key words: expression, semiosis, perception, microgenesis, models, phases,

actualization, modalities, anticipation, motivation, field, forms, thematization,

diagrams.

INTRODUCTION

Cet article prend pour sujet l‟expression, dimension consubstantielle de notre humanité (voire de notre animalité), thème a priori démesuré, assez peu cerné scientifiquement, mais thème critique pour nombre de penseurs, philo-sophes ou théoriciens du vingtième siècle. Nous l‟abordons ici sous une pers-pective particulière, qualifiée de microgénétique, qui en limite heureusement les contours, mais n‟en simplifie pas pour autant le premier abord. Le lecteur voudra bien prendre patience, et accepter que notre propos ne s‟éclaire que très progressivement.

Dans une acception ordinaire du terme, on qualifie d‟expressifs les faits qui manifestent, incarnent, le caractère général, l‟état d‟esprit, l‟attitude d‟un être vivant – personne ou animal. La dimension expressive attribuée à d‟autres entités naturelles, ou aux productions culturelles – par exemple aux artefacts –, n‟en serait alors que dérivée, par une forme ou une autre de mécanisme asso-ciatif.

Mais dans un sens plus fondamental, caractéristique par exemple du pre-mier Romantisme allemand, retravaillé ensuite par les philosophies et les courants scientifiques d‟obédience phénoménologique, ou encore par Cassirer, le terme d‟expression qualifie une dimension tout à fait générale – originaire si l‟on veut – de l‟expérience. Si bien que, par exemple, toute « extériorité » perceptive peut en droit être qualifiée d‟expressive, dès lors qu‟elle est saisie comme la manifestation d‟une intériorité animatrice, qui lui confère précisé-ment une physionomie.

L‟expression ne se limiterait donc nullement aux cas où elle serait l‟action d‟un être vivant, qui dévoilerait par là, de façon plus ou moins délibérée, ses dispositions, ses émotions et ses désirs. On affirme ainsi le caractère universel, primaire et non dérivé, du caractère expressif, qui concerne potentiellement l’ensemble des phénomènes, qu‟ils soient naturels ou artificiels, réels ou ima-ginaires (et par là, on revient nécessairement au vivant comme à leur source ou

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 179

destination singulière). Loin d‟équivaloir à une sorte de projection anthropo-morphe, l‟expressivité originaire serait la manifestation d‟une couche de sens « antérieure » aux distinctions entre humain et non-humain, vivant et non vivant, animé et inanimé, intérieur et extérieur. Peut-être devrait-on parler alors plus justement d‟une thématique de l‟expressivité, prise comme une première entrée sur la question générale de l‟expression.

Quoiqu‟on puisse soutenir avec raison qu‟il est impossible de parler d‟expression sans mobiliser quelque instance (inter-)subjective pour en ré-pondre (serait-ce sous la forme masquée d‟une modalité abstraite : Auteur, Narrateur, Lecteur, doxa anonyme), on soulignera qu‟un tel concept d‟expression ne renvoie pas à un sujet, ou à une subjectivité, qui seraient prépositionnés à titre de fondation. Sujet, ou subjectivité, n‟apparaissent, le cas échéant, que comme attenants au phénomène de l‟expression, et non comme ses fondements. S‟ils sont bien attestés, c‟est en tant qu‟ils co-adviennent, et se découvrent, dans le mouvement même de l‟expression, à titre de répondants, si l‟on veut1.

En repartant donc d‟une conception affine de l‟expérience comme expres-sion, on s‟efforcera de présenter quelques étapes d‟un parcours censé mener de cette première guise, originaire, à d‟autres, intimement liées aux sémiotiques instituées (linguistiques, essentiellement – mais on se limitera à des considéra-tions très génériques)2. Recomposer la thématique de l‟expression à partir de la question de l‟expressivité permet précisément de ne pas s‟arrêter à un niveau (qu‟on peut dire actantiel), où elle serait envisagée comme une forme d‟action délibérée et finalisée. Au lieu même que la notion d‟expression se dégage unilatéralement à partir de celle d‟action, il apparaît, à l‟inverse, que l‟action ne pourrait être qualifiée comme telle, si on la dissociait d‟un désir qui s‟y joue, et qu‟elle exprime. Toute action est, en ce sens, expression, ainsi que l‟a soutenu C. Taylor. En se tenant alors en deçà de toute question spécifique de narration ou d‟actance, on dégagera trois plans d‟une problématique expressiviste : expressivité originaire de l‟expérience, action comme expression, et expression comme institution, introduisant alors l‟exigence de la réexpression et de la reprise, avec la diversification des genres et des modalités (virtuel/actuel, possible/nécessaire).

Le propre de toute sémiose, et donc de toute expression qui tend à l‟évoquer ou à la servir, est d‟introduire dans l‟expérience ce qu‟on peut appeler une profondeur, polarisée entre un plan de la « manifestation » et un plan du « contenu » (souvent rapportés à une opposition externe/interne). Profondeur constitutive et problématique, puisque la distinction entre ces deux plans, tout en étant organiquement commandée, ne correspond à rien de pré-donné, et ne

1 Ainsi, le rabattement sur une perspective éco-éthologique n‟élimine pas à coup sûr l‟instance d‟un

sujet, comme s‟attache à le montrer D. Lestel (2001). 2 Précisons que, même s‟il s‟agit de rejoindre quelques-unes des caractéristiques de l‟expression

sémiotique dans sa spécificité langagière/linguistique, expression n‟est pas à entendre ici dans le sens

marqué d‟une « fonction » sémiotique, comme par exemple dans le modèle de l‟Organon de Bühler, qui

distingue les fonctions d‟expression, de représentation et d‟appel. S‟il fallait (mais nous ne le ferons

pas) se situer par rapport à de tels modèles, on serait plutôt amené à repérer des dimensions expressives

actives au cœur de chacune des fonctions distinguées, et non pas seulement dans telle ou telle fonction

éponyme.

180 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

peut se retraiter comme une séparation, ou une scission3. Il s‟agira pour nous d‟inscrire cet étirement dans l’épaisseur d’une microgenèse, en opposition radicale au principe d‟une scission : ce qui implique d‟installer une co-diffé-renciation des plans au sein d‟une diversité de phases de la sémiose, déployant divers « états » du signe, au sein d‟un mouvement de thématisation. Il s‟agira aussi d‟étayer la distinction classique entre expression (ou manifestation, peu importe à ce stade), et contenu, sur le fait-même d‟une réexpression, qui re-mette à chaque fois en jeu le principe de leur équivalence.

Ainsi, et pour le dire d‟une formule, notre problématique expressiviste se met-elle en place à partir de deux déplacements : de l‟expression, à l‟expressivité ; et de l‟expression, à la réexpression.

Dès le moment ensuite qu‟une sémiose s‟établit en pratique, et s‟institue (en un sens plus ou moins marqué), elle se fait elle-même instituante, et l‟exigence de reprise devient définitoire de son jeu – à la fois norme et disposition, con-formité et innovation, retour et rupture. Les formes produites s‟en trouvent nativement modalisées : ce qui veut dire qu‟elles relèvent d‟un plus ou moins possible (aléthique/ontique comme déontique) qui s‟annonce avec elles, et se retrouve au principe même de leur perceptibilité. Relativement d‟abord à une variabilité au sein de laquelle s‟ajuste leur expressivité, et leur recevabilité ; relativement ensuite à une généricité familière, qui est à la clé de leur identifi-cation. Nous reviendrons sur cette modalisation constitutive de la sémiose, et discuterons les statuts du possible et de l‟actuel, en tant que dimensions du mouvement expressif, aussi bien que comme « opérateurs » dans une recons-truction scientifique4.

En rassemblant alors ces réflexions sur les phases microgénétiques et les modalisations dans la sémiose, nous chercherons à mieux cerner les usages du concept d‟anticipation dans les sciences du langage et de la culture, et dans toute psychologie qui se saurait organiquement liée à elles. L‟anticipation sera relue dans le droit fil de la tradition phénoménologique, comme l‟ouverture du

3 Nous sommes bien conscients, en écrivant cela, que bien des traditions sémiotiques, et d‟abord

linguistiques, se sont édifiées sur la base prétendue d‟une telle scission. Mais peu importe ici. 4 Nous ne ferons pas usage ici de la distinction terminologique introduite par Deleuze (1968) entre

possible et virtuel. Nous ne reprendrons pas a fortiori le carré d‟oppositions qu‟il trace entre les paires

possible/réel et virtuel/actuel. Nous utilisons d‟abord les termes de possible et d‟actuel, dans la mesure

où ils se retrouvent chez certains auteurs commentés ici (notamment en section 5). Mais il ne s‟agit pour

nous que d‟un relais en direction d‟une conception génétique, qui n‟est pas sans rapport avec celle que

Deleuze avance dans Différence et répétition à partir de sa notion de virtuel, terme dont nous faisons

également usage, à notre façon, à partir de la section 5. En bref, nous partons d‟une notion générique de

possible, qui s‟étire au cours du texte en un continuum modal possible-virtuel, prenant effet dans une

diversité de 'phases' de perception/formation/réquisition. Virtuel, ou virtualité, s‟entendent alors comme

des modalités de participation à un champ de formes (et indistinctement, d‟activités). Une comparaison

systématique n‟a pas sa place ici. Tout juste peut-on souligner l‟écart entre l‟inspiration

« monadologique » leibnizienne, fondamentale dans Différence et répétition, et celle, propre à notre

travail, de la phénoménologie. L‟ouvrage de Deleuze, d‟autre part, est paru en 1968, avant que ne

s‟affirme un certain imaginaire scientifique dynamiciste, bien au-delà de la seule pensée de l‟espace et

du mouvement. À rebours, ou en deçà, la pensée deleuzienne de l‟actualisation consiste d‟abord en une

« genèse sans dynamisme », une « genèse statique » (op. cit., p. 238). La question de la morphogenèse

se résorbe dans une métaphysique de l‟individuation et de l‟Idée comme multiplicité différenciante. La

problématique de la forme sera plus directement abordée, mais toujours secondarisée, dans la pensée

ultérieure du diagramme (sur cet autre concept deleuzien, cf. le numéro de la revue TLE (2004),

coordonné et présenté par Noëlle Batt).

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 181

possible : ouverture tensive et problématique, en même temps que mode de constitution des données elles-mêmes. Avant que de se décliner en plan ou prédiction, elle est motivation passant d‟un niveau à l‟autre, et aussi protention, tension vers un à-venir. Déclinable selon divers types de généricités, et diver-sement modalisée, l‟anticipation apparaît ainsi nativement solidaire d‟une actualité à laquelle elle participe, sous un certain régime de reprise.

Il s‟en dégage une problématique-noyau, et un imaginaire scientifique, ap-puyés à une réflexion sur les modèles de l’actualisation : modèles continuistes et dynamicistes, à vocation physicienne, mais à la portée bien plus large, ainsi que l‟ont montré les travaux de R. Thom. En faisant le pari de les approfondir dans un cadre d‟inspiration phénoménologique, gestaltiste et microgénétique, on cherche à mettre en évidence un genre commun qui traverse l‟ensemble des problématiques expressivistes. Nous reprendrons pour cela nos modèles anté-rieurs de champ thématique et de thématisation.

Une épistémologie solidaire d‟une pensée modélisante en attend évidem-ment des clarifications, des simplifications utiles, et, idéalement, des ouvertures essentielles. Mais c‟est à la condition d‟adresser en retour question-nements, mises en garde, suggestions constructives. Ainsi le dialogue avec la pensée physico-mathématique de l‟actualisation, passera par un réexamen des concepts aristotéliciens de puissance et d‟acte, et de leurs traces, bien différentes, dans les sciences de la nature, et dans les sciences de l‟homme. À l‟opposé des conceptions générativistes de l‟actualisation, de leurs a priori formalistes ou substantialistes, on exposera ainsi les principes d‟une probléma-tique continuiste et dynamiciste des généricités, indexées sur différentes phases de constitution d‟une activité.

Le texte est organisé comme suit5. 1) Perspective générale. 2) L‟expérience

comme expression. 3) L‟action comme expression. 4) Réorientation microgé-

5 Une remarque liminaire, en réponse aux observations fort justes d‟un rapporteur. Si long que soit cet

article, il ne vise à aucune confrontation systématique avec les auteurs qui ont marqué la thématique de

l‟expression, que ce soit du point de vue de la sémiotique, de la phénoménologie, ou des deux. Articuler

notre propos, mettre l‟accent sur ce qu‟il a d‟original, demandait du temps et un espace propres. Il en

résulte des impasses, ou des biais de citation : Peirce, Wittgenstein, Husserl, ne sont pas explicitement

mis à contribution, même s‟ils sont présents en filigrane ; Hjelmslev est totalement absent ; et même les

auteurs cités ne le sont que sous l‟angle restreint requis par notre exposé. Ce n‟est d‟ailleurs pas

seulement pour des raisons de place, ou de difficulté. Avec certains, la rencontre aurait sans doute pris

une tournure polémique, qui nous aurait détournés de notre objectif. Hjelmslev, par exemple, a bien

proposé de dédoubler la paire signifiant/signifié en un couple d‟oppositions expression/contenu et

forme/substance. Mais sa conception principalement systémique et formaliste (voire algébrique) de la

forme, sépare irrémédiablement phénoménologie et objectivité sémiotique, et finalement expulse la

manifestation (nom que prend chez lui l‟implication de la forme dans la substance) du domaine de la

perception. Peirce, de son côté, nous aurait posé des difficultés considérables. Comment retrouver, dans

son œuvre si vaste (et loin d‟être univoque), les répondants nécessaires ? Prenons l‟exemple de la

catégorie phanéroscopique de priméité, essentielle pour nous en ce qu‟elle conjugue nativement

l‟impression qualitative immédiate (feeling) à la modalité du may-be. Dans quelle théorie du champ, des

formes et de la perception reverser alors ces conceptions, que l‟on trouve développées par Peirce sur un

mode tantôt réaliste-ontologique, tantôt logique, tantôt quasi-phénoménologique ? Le concept

d‟iconicité, premier répondant dans la vulgate peircéenne, est en tout état de cause insuffisant : il n‟est

que de lire les commentaires laborieux de Eco sur l‟iconicité primaire (1997, chap. 2.8 et 6), pour

réaliser qu‟il s‟agit plus du titre d‟un problème, que de l‟amorce d‟une solution nécessairement plus

englobante et structurée (sur ce terrain, on donnera la préférence aux travaux de J.-F. Bordron, qui

s‟attachent à définir un moment iconique au sein des dynamiques de constitution perceptive, cf. par ex.

2002 ; 2004). Ce qui nous importe ici, c‟est l‟idée d‟une perception dont chaque phase puisse être

182 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

nétique. 5) Modalités, reprises et anticipations. 6) Conclusion. Une annexe présente quelques diagrammes, qui prolongent la réflexion sur un autre mode.

1. PERSPECTIVE GÉNÉRALE

On se bornera dans ce texte à esquisser les linéaments d‟un cadre transver-sal, qui motive sans les déterminer les montages plus spécifiques – et bien plus explicites – requis pour l‟abord effectif de champs disciplinaires (qu‟il s‟agisse de théories, d‟analyses, ou de modèles)

6. On s‟inscrit ici dans une ligne de

pensée génétique et non causale, caractéristique de bien des travaux d‟inspiration phénoménologique, et parfois constructiviste. Quelques re-marques sont néanmoins nécessaires, pour mieux situer notre approche, relati-vement à toute une variété de perspectives apparentées, mais aussi souvent divergentes.

Dans certains de ces travaux (et la phénoménologie husserlienne en serait le parangon), le but paraît être de retracer l‟apparaître des phénomènes, en les rapportant à des parcours de constitution, dialectiquement scandés par des niveaux ou des phases, dont chacune reflète des modalités propres d‟organisation, et représente un « chargement » progressif, un « moment » ou un « aspect » significatif dans ce qu‟il est convenu de nommer la constitution du champ.

Le sens d‟un tel parcours, cependant, ne doit pas être rabattu sur un enchaî-nement temporel ou causal (processuel) univoquement déterminé. Quand bien même il serait question, par exemple, de temporalité, de mouvement ou d‟action, on peut dire que la perspective délivrée est en un sens statique, puisqu‟il s‟agit, par principe, de redéployer le sens des phénomènes, en tant que structure délivrée dans le présent, à distinguer de l‟effectivité dynamique des actes, analysés parallèlement en fonction des strates de sens dont ils sont les corrélats. On semble ici davantage préoccupé par une « logique » de l‟apparaître et de son sens, qui se traduit par une perspective plus « architectu-rale » que narrative.

Il y a certes une contrepartie éminemment dynamique à cette « logique » de l‟apparaître, dans la mesure où le sens se confond finalement avec un procès de constitution qui présente les mêmes qualités de fluence qu‟une expérience comprise sur le modèle d‟un flux animé par des actes. Mais cela semble fina-lement un effet de perspective créé par le télos d‟un sens à restituer : télos auquel se voient rapportés, à titre de précurseurs, de conditions, ou de res-sources, de multiples plans d‟organisation, impliqués ou enveloppés dans son avènement. Leur description dépend de façon essentielle d‟une conversion du regard ainsi recruté. La constitution est alors à entendre comme l‟explicitation du bâti interne, de la « structure » du phénomène, pris comme sens, ainsi que nous l‟avons dit, et non comme réalité psychologique. La phénoménologie husserlienne a pensé pouvoir accéder à ce type d‟idéalités sans que la réflexion

originairement travaillée par la sémiose ; et, solidairement, celle d‟une sémiose, dont tous les

« niveaux » et les « modalités » présentent un caractère perceptif et pratique. L‟affinité avec ce qu‟il est

convenu d‟appeler l‟école sémiotique de Paris est évidente : mais, compte-tenu des limites du présent

travail, il ne pouvait être question de rendre justice à la diversité des perspectives (voir au moins le

recueil dirigé par A. Hénault, 2002). 6 On ne traitera pas non plus de l‟expression dans le domaine des arts. Encore une fois, l‟objectif est

simplement de présenter les premiers éléments d‟une recherche sur l‟apport des approches

microgénétiques aux conceptions expressivistes et sémiotiques de la perception.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 183

les affecte (en raison précisément de leur caractère intrinsèquement réflexif). Mais on ne peut que constater, d‟un auteur à l‟autre, la variété des versions et des logiques de parcours qui en ont résulté. Cette diversité fait contraste avec la croyance maintenue dans un critère ultime d‟évidence, pris comme fondement du vrai. C'est plus généralement le propos fondationnel de la phénoménologie de filiation husserlienne, rémanent dans le programme de la constitution, qui fait obstacle à la prise en compte de la pluralité des perspectives possibles, et notamment de leurs conditions sémiotiques et herméneutiques.

D‟autres travaux, relevant plus directement de la pratique scientifique, se rattachent quant à eux clairement à une perspective génétique (le plus souvent développementale), relative à diverses échelles de temps. Le genre englobant est plus systématiquement narratif : il s‟agit de raconter des transformations, consistant en une succession de stades (avec ruptures qualitatives, et causalité), instanciant des logiques de progression ou de déclin, l‟évolution pouvant prendre un tour aussi bien positif (facilitation, accommodation) que négatif (inhibition, destruction).

Nous avons quant à nous privilégié d‟autres approches – qualifiées de microgénétiques7 – où les phases pertinentes ne sont pas nécessairement à comprendre comme des étapes ou des composantes dissociables d‟un proces-sus. Ces phases ne s‟identifient pas non plus à des niveaux hiérarchiquement ordonnés, ou à des paliers d‟intégration. On les conçoit d‟abord comme des modes qualitatifs d‟organisation, éventuellement repérables à différents ni-veaux ou paliers. Jouant en effet sur l‟analogie, autant spatiale que temporelle, de phases de la matière composant un milieu physique au sein duquel elles se développent et interagissent, nous avons favorisé une compréhension en termes de modalités d‟organisation hétérogènes, co-présentes, et s‟interpénétrant dans une dynamique ou un champ global.

Dans les domaines qui nous concernent (et l‟on touche là aux limites de l‟analogie précédente), la qualification temporelle, causale ou logique de ces phases peut rester ouverte. Elle ne se précise qu‟en fonction d‟interventions et de situations d‟observation, et à partir de conventions herméneutiques qui pluralisent et font se chevaucher les échelles de temps pertinentes. Ainsi, dans le cadre d‟analyses microgénétiques d‟un champ expérientiel, on s‟intéressera, à l‟échelle du temps présent, à telle ou telle phase, valant comme trace et anticipation de modalités de conduite qui relèvent d‟une toute autre échelle temporelle (e.g. biographique). L‟analyse microgénétique d‟une telle « dispo-sition » n‟aurait guère de sens si elle restait enfermée dans sa temporalité étroite. Elle est nécessaire, cependant, puisqu‟il faut bien qualifier, dans leur continuité et leur flottement, les formes d‟accrochage du sujet à telle modalité de conduite, traversée au présent.

Ce type de modèles trouve historiquement son origine dans un ensemble de travaux (allant principalement de la phénoménologie à une psychologie cultu-relle) qui ont placé au cœur de leurs préoccupations les questions du sujet et de la conscience. Il n‟en reste pas moins qu‟ils peuvent être mobilisés utilement dans la construction de parcours objectivés, liés à des normes, des méthodes, ou des instruments foncièrement articulés aux interactions sociales. Les mo-dèles en cause peuvent en effet se transposer, et valoir pour une diversité de champs et de formes, considérés comme des productions sociales. On élabore à

7 En reprenant d‟une façon qui nous est propre le terme original de H. Werner (1956).

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partir de là des théories qui ne portent pas directement sur l‟expérience indivi-duelle, mais sur les structures et procès socio-sémiotiques qui en sont des conditions. Ainsi peut-on mettre entre parenthèses les questions cognitives, et même celle du « sujet de l‟interprétation », et de cette façon rejoindre les herméneutiques foncièrement publiques, propres aux sciences des textes, de la culture, de la société. On s‟écarte ainsi d‟une vision expérientialiste de la signification : le sens n‟est pas « dans » l‟expérience, mais vient à travers l‟activité de langage (plus généralement, à travers toute activité sémiotique, en tant que répétable et sociale). Par une sorte de présomption – et sûrement pas d‟identification – réciproque, sémiose linguistique et expérience partagent in fine un même modèle générique. Modèle dont on dira qu‟il structure le temps intime des sémiogenèses « vives », en même temps qu‟il réalise comme une sémiographie, ou stratigraphie, de ce qui se trame dans le temps long du dépôt, de la transmission, de la réinterprétation.

Au plan des modèles scientifiques, il convient de construire des appareil-lages dynamiques : du moins certaines composantes, ou phases, de ces appa-reillages, qui pourront être décrites sans que leur synthèse exacte au sein d‟un éventuel processus ne soit elle-même déterminée. Il est clair que, selon l‟attitude ou l‟intérêt du moment, telle ou telle phase sera majorée, ou à l‟inverse oblitérée. On pourra dans certains cas indexer telle phase sur tel segment spatio-temporel privilégié, et de cette façon idéaliser des scénarios canoniques, voire reconstruire des processus8. Dans les sciences humaines et sociales, la façon de sonder expérimentalement le champ, ou les exigences propres de telle ou telle analyse thématique, remettent en jeu l‟importance ou l‟actualité relative des phases, jusqu‟à en donner des images dissociées, ou des projections réifiées, sous-tendant alors toutes sortes d‟hypostases9.

D‟une façon générale, on évitera de penser le jeu des phases sur le mode d‟une division du travail, renvoyant à une architecture modulaire, ou à un répertoire de fonctions. Le principe premier est celui d‟une co-différenciation de phases, dont aucune ne se développe d‟une façon autonome, ni ne repré-sente une simple émergence à partir d‟autres.

Le premier mode d‟intelligibilité de ces modèles se trouve donc dans la structure descriptive-narrative qui leur est la plus immédiatement adaptée. Toute évolution du champ s‟y représente d‟abord comme une modification de composition en termes de phases co-présentes et de leurs corrélations, inter-prétées alors comme anticipations et modalisations réciproques (e.g. potentiali-sations). L‟explication y prend souvent la forme dialectique d‟un chiasme (comme chez Merleau-Ponty). Ainsi par exemple pour caractériser la sémiose comme expression socialement médiée, instituée et instituante, on se ratta-chera, sans s‟y réduire, à une conception globale de l‟expérience comme déjà expressive. De même, on retrouvera dans d‟autres explications une structure de

8 Processus dont les phases caractéristiques doivent être identifiées en termes de sens : si bien que de

telles phases ne reçoivent leur détermination qu‟en fonction de parcours institués qui ont leurs structures

et leurs temporalités propres. Construire un processus, dans ce cas, suppose donc d‟articuler plusieurs

plans d‟établissement des significations. 9 Ainsi la structure arborescente, voire linéaire (et non en réseau complexe), caractéristique de bien des

parcours de constitution, suggère facilement des remises en forme narratives, et peut conduire, à partir

d‟un petit nombre de « mises en intrigue », à des interprétations directement fonctionnelles : qu‟il

s‟agisse de « composantes » ou de « phases » dans un développement, ou de « niveaux d‟organisation »

pour une action.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 185

cercle herméneutique. Un modèle de cette action singulière qu‟est l‟énoncia-tion, par exemple, devra se situer dans une relation de circularité génétique et de confirmation réciproque avec des modèles de structures narratives et praxéologiques. Ce faisant, il perdra sa fausse autonomie, pour s‟intégrer à un modèle d‟une toute autre échelle, croisant discours et pratiques sociales.

2. L’EXPÉRIENCE COMME EXPRESSION

Expressivité originaire

Parler d‟une expressivité originaire de l‟expérience n‟est peut-être qu‟une façon de manifester que la perception est le fait des vivants, et par là se trouve traversée de tonalités affectives, marquée de styles et de façons d‟être anté-rieurs à tout registre objectivant de propriétés, comme au cadre d‟une spatialité géométrique. Le paradoxe est évidemment que ce qui incarne au mieux cette expressivité renvoie à des registres de formes et de sens sophistiqués élaborés par les cultures. Il est impossible par exemple d‟en parler sans éveiller certains niveaux clés du sémantisme linguistique, perçus dans nos cultures comme liés à des genres littéraires particuliers, ou plus localement aux tropes et à l‟idiomaticité10. Ainsi l‟expressivité originaire, sitôt qu‟on prétend la gloser, prend la forme d‟un mythe des origines, concernant la source toujours renou-velée des gestes expressifs, des valeurs sensibles et doxales, tramées au sein des pratiques sémiotiques établies. Tout cela se retrouve dans les développe-ments que Cassirer lui a consacrés, notamment dans sa Philosophie des formes symboliques. En témoignent les passages suivants, tirés du tome 3.

« [Les racines de la perception] ne consistent pas dans les 'éléments' de l'impression sensible, mais dans des caractères expressifs originels et immédiats. La perception concrète ne se dégage pas entièrement de ces caractères même quand elle foule avec toujours plus de fermeté et de conscience le chemin de l'objectivation pure. Elle ne se résout jamais en un simple complexe de qualités sensibles – comme clair ou sombre, froid ou chaud, mais s'accorde chaque fois à une tonalité d'expression déterminée et spécifique ; elle n'est jamais réglée exclusivement sur le 'quoi' de l'objet, mais saisit le mode de son apparition globale, le caractère du séduisant ou du menaçant, du familier ou de l'inquiétant, de l'apaisant ou de l'effrayant qui réside dans ce phénomène pris purement comme tel et indépendamment de son interprétation objective » (pp. 82-83).

En somme: « Le sens expressif adhère ... à la perception même, dans la-quelle il se trouve saisi et 'éprouvé' immédiatement. » (p. 84).

Ou encore, venant cette fois de l‟article Perception des choses et perception de l’expression, (reproduit dans la Logique des sciences de la culture) :

« Et cette racine n‟est rien d‟autre que la perception de l‟expression. Le primat de celle-ci sur la perception des choses est la caractéris-tique proprement dite de la vision mythique du monde. Il n‟y a pour elle pas encore de « monde de faits » rigoureusement défini et dis-tinct, car il lui manque encore ces unités constantes que toute con-naissance théorique vise à obtenir en premier lieu. Chaque figure peut se changer en une autre et tout sortir de tout. La forme des

10 Il s‟agit là d‟un thème fondamental pour la Gestalt berlinoise, comme pour l‟école génétique

wernerienne : la correspondance essentielle qu‟il y aurait entre, par exemple, les synesthésies et les

physionomies perceptives, et, au plan linguistique, les phénomènes de figuralité, plurivocité, polysémie

et métaphore (pour plus de détails, on pourra se reporter à nos publications antérieures).

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choses menace à chaque instant de devenir floue, car elle ne s‟édifie pas sur des propriétés permanentes. « Propriétés » et « modes d‟être » sont des facteurs que seule l‟observation empirique nous ap-prend à reconnaître, dans la mesure où elle retrouve, dans des essais constamment renouvelés et largement étalés dans le temps, les mêmes déterminations et les mêmes rapports. Le mythe, lui, ne con-naît pas une telle identité d‟espèce ou de forme. Pour lui le monde peut à chaque instant prendre un autre visage, car c‟est l‟affect qui définit ce visage » (op. cit., pp. 120-121).

Cette connivence entre mythe et expressivité originaire au cœur des mondes perçus ne doit pas faire oublier qu‟on retrouve cette même dimension expres-sive sous des formes moins spectaculaires, dès le moment qu‟on y décèle le motif esthétique d‟une « vie de l‟âme ». C‟est alors le concept de caractère physionomique qui se trouve mis en avant :

« Nous pouvons prendre une image optique, par exemple un simple tracé de ligne, dans son sens de pure expression. C'est un caractère physionomique propre qui s'adresse à nous quand nous nous plon-geons dans la formation du dessin en la reprenant à notre compte. C'est une 'tonalité' distinctive qui met son empreinte dans la détermi-nation purement spatiale : la montée et la descente des lignes dans l'espace impliquent une mobilité interne, un flux et un reflux dyna-miques, un être et une vie de l'âme. Et il ne s'agit pas là d'une simple projection affective, subjective et arbitraire, de nos propres états in-ternes dans la forme spatiale : mais c'est cette forme même qui s'offre comme une tonalité animée, comme une manifestation spon-tanée de la vie. Sa prolongation continue et paisible ou son interrup-tion immédiate, sa rondeur et sa clôture ou son profil sautillant, sa raideur ou sa mollesse : tout cela émane d'elle-même comme une détermination de son être propre, de sa 'nature' objective. Mais tout cela s'en va et semble anéanti et effacé dès qu'on prend le tracé li-néaire en un autre 'sens', comme image mathématique, comme figure géométrique » (PFS, v.3, pp. 226-227).

Dans un registre plus contemporain – et dans la double filiation de Merleau-Ponty et Wittgenstein – le philosophe Charles Taylor part d‟un concept très enveloppant d‟expression, pour y inscrire progressivement les caractères propres d‟une sémiotique générale, constituant l‟arrière-plan permanent de l‟expérience humaine.

« Que voulons-nous dire par expression ? Je voudrais suggérer que nous pouvons expliciter ce que ce mot signifie dans une vaste gamme d‟usages par la formule suivante : une expression rend quelque chose manifeste dans une incarnation. Les deux termes es-sentiels, « manifeste » et « incarnation », soulignent des conditions nécessaires » (in L’action comme expression, 1979/1997, p. 67-68).

Autrement dit, dans les propres termes de Taylor, une « chose » est expri-mée quand elle est incarnée de telle façon qu‟elle est rendue manifeste. Mani-feste, c‟est-à-dire « directement disponible à la vue de tous ». Cette formule rassemble de fait plusieurs idées. La disponibilité directe s‟oppose à toute forme d‟inférence ou de procédé indirect, sans pour autant les proscrire à jamais (une remise en forme inférentielle est toujours possible, dans un second temps). L‟expression à la vue de tous emblématise le caractère intersubjectif, public et finalement « extérieur » du phénomène expressif (qui bien loin de se concevoir sur un mode subjectiviste, se prête constitutivement à des retombées objectivantes, liées à une réification de ses traces). Le terme incarné (embo-

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died) ne fait que renforcer le caractère direct et essentiel de la manifestation. D‟une part l‟incarnation compromet la séparation ontologique de l‟exprimant et de l‟exprimé (en la rendant par exemple aussi périlleuse que celle de l‟âme et du corps). D‟autre part elle pointe la présence vivante, empathique, de l‟exprimé dans l‟exprimant. Ainsi, dit Taylor, la voiture d‟un collègue garée sur le parking manifeste possiblement sa présence, mais ne l‟exprime pas11.

Notons le caractère paradoxal de l‟expression, en ce qu‟elle annonce une « profondeur » qui se cache et se montre directement en elle. Elle donne son nom à ce qu‟il y a de plus vivace dans notre expérience, et en même temps recèle une fragilité constitutive, puisque la « profondeur » délivrée peut s‟étirer jusqu‟à se scinder en deux plans dès lors dissociés – l‟exprimé X devenant „contenu‟, et l‟exprimant Y „expression‟ en un sens marqué, qui l‟oppose au précédent.

Reprenant à son compte le terme et le concept de physionomie, Taylor sou-ligne qu‟un phénomène n‟est véritablement expressif qu‟à la condition de passer par une « lecture physionomique ». Ainsi, dit-il, de l‟édifice en passe de s‟écrouler et dans la façade duquel je « lis physionomiquement » (c‟est-à-dire « à coup sûr » et « sans inférence ») l‟imminence de l‟écroulement12. Cette lecture physionomique s‟oppose à d‟autres, plus analytiques, géométriques, ou instrumentales (toutes ces lectures pouvant se combiner, comme, par exemple, face à l‟inclinaison remarquable de la tour de Pise). L‟emploi par Taylor du mot de lecture fait en tout cas transition vers des modes herméneutiques moins immédiats, et dépendants des sémiotiques instituées.

On peut dire que le concept taylorien de physionomie occupe une position médiane entre le degré zéro de l‟expression originaire, et le plan d‟une sémiose instituée. Avec lui viennent en effet les questions de l‟identité, de la singularité, de la récurrence d‟une forme avec « ses » fluctuations. En réalité, l‟idiosyncrasie d‟une physionomie ne peut se creuser qu‟à la condition d‟y rapporter un complexe ouvert d‟expériences ou d‟activités (imaginaires ou non), dont le rassemblement dépend de la promotion d‟un emblème récurrent, dont il est convenu qu‟il fixe par excellence, et réclame cette mise en conti-nuité. On admettra alors qu‟on se tient déjà, ce faisant, dans une « tradition » sémiotique de gestes ou de rituels expressifs, élisant une singularité à nulle autre pareille, puisque désormais appropriée par des emblèmes exclusifs.

S‟il était question de rapporter la « lecture » physionomique des phéno-mènes aux deux plans usuels de la sémiose (expression, ou manifestation, d‟une part, contenu, d‟autre part), on serait de toute façon forcé de reconnaître le caractère physionomique de ce qui se forme sur chacun de ces plans. Chan-

11 Le mode de présentation de ce dernier exemple appelle quelques réserves. On y reconnaît la marque

d‟un certain « monde ordinaire », prosaïque et neutralisé, caractéristique de la philosophie analytique.

Taylor réussit l‟exploit de développer une problématique phénoménologique et herméneutique dans ce

cadre peu propice. Notons par ailleurs que l‟effet propre de toute sémiose, à commencer par

l‟expression linguistique, est de refondre la structure du champ relativement à toutes les dimensions

évoquées : profondeur et direction de la manifestation, incarnation, accès direct. Tout, finalement, peut

se présenter sous un jour immédiatement et directement expressif. On dira ainsi, apercevant la voiture

du collègue : tiens, il est encore là, et instantanément la voiture occupera le terrain, exprimant une

forme de présence lourde et insistante. 12 Encore une fois la glose de Taylor privilégie le prosaïsme plat du « monde ordinaire ». L‟exemple

serait peut-être plus parlant si au lieu de se borner à la mention d‟un écroulement imminent, Taylor

parlait de décrépitude, d‟abandon, voire de déchéance.

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ger de mode de lecture ne se pourrait que dans un second temps, ou bien à un autre niveau concomitant, permettant une re-thématisation, comme lorsque l‟on passe de la considération d‟un visage fatigué, à une interrogation explicite sur cette fatigue.

Taylor dégage ensuite le moment de l‟expression au sens fort, qui ne se conçoit en réalité qu‟au sein des sémiotiques instituées. Il s‟agit dans ce dernier moment de différencier plus avant le Y exprimant et le X exprimé, et, dans cet écart, de qualifier une relation qui puisse donner lieu à convention, tout en remplissant une fonction ontogonique13. S‟opposant aux conceptions qui font de l‟expression la manifestation d‟un X déjà posé à son départ, Taylor affirme une certaine antécédence, logique comme génétique, du Y exprimant sur le X exprimé au sein du mouvement d‟expression. Cette antécédence n‟est en aucun cas une scission : Y, en tant que manifestation, ne peut se présenter sans que X ne vienne corrélativement à s‟esquisser. Pourtant, c‟est en un sens véritable-ment ontogénétique qu‟il faut entendre que Y rend X manifeste : soit un mode révélatoire radicalement autre que de laisser simplement voir quelque chose de préexistant ou d‟extérieur à l‟expression.

Pour le comprendre, il faut éviter de se représenter l‟exprimant Y sur le modèle d‟un pur signifiant saussurien, ou d‟un strict plan de l‟expression hjelmslevien. Retranscrit dans une théorie linguistique, le Y de Taylor (du moins tel que nous décidons de le comprendre) devrait empiéter sur les deux plans du signe saussurien (signifiants comme signifiés, ressaisis toutefois suivant divers états de phase microgénétiques), tandis que le X se polariserait sur les couches moins directement ou univoquement linguistiques de la théma-tique. Mais nous aurons l‟occasion d‟y revenir.

Si l‟antécédence de Y au sein du mouvement d‟expression exclut qu‟on en fasse un simple instrument de la communication de X, elle ne signifie pas davantage que l‟on puisse à bon droit abstraire Y, en tant que manifestation de X, du mouvement expressif qui les porte tous deux à l‟existence. Autant que X, quoique d‟une manière différente, Y est ontogénétiquement tributaire de l‟expression, et son antécédence, comme nous venons de le dire, n‟implique aucune scission. Il est cependant inscrit dans la structure même de l‟expression (au sens fort) que l‟on tende à fétichiser la manifestation Y, en la détachant du moment expressif, et en la rabattant sur quelque versant « extérieur » (par exemple en la retraitant comme une morphologie indépendante). On tend alors à lui imputer tout le faire expressif, dans sa portée ontogénétique. De même, il est toujours possible de retraiter le X comme un résultat dissociable de son expression. Mais pour accéder de nouveau à ce X (le faire exister à nouveau), une autre expression sera nécessaire, ainsi qu‟un cadre de thématisation qui permette l‟identification des X successifs14.

13 Le sourire (et non l‟expression linguistique) sert ici d‟exemple à Taylor, qui en fait le signe-opérateur

d‟une disposition bienveillante immédiatement reçue, et l‟oppose à d‟autres types de manifestations

(e.g. un visage fatigué), qui ne sont pas nécessairement adressées, ni créatrices des états qu‟elles

indiquent. 14 Pas plus ici que dans le reste du texte, nous ne distinguons entre production et réception au sein de

l‟expression. Certaines formulations devraient sans doute être ajustées, si l‟on décidait de majorer l‟une

ou l‟autre perspective.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 189

Un tel « expressivisme » ne se confond surtout pas avec un subjectivisme, il n‟est pas la quête d‟une intériorité fondatrice15. Il entend en effet découvrir et articuler cela même qui est exprimé (p. 66), c'est-à-dire, répétons-le, non des « contenus » indépendants, mais le déploiement solidaire d‟un X et d‟un Y, pris dans un gradient de manifestation. Le langage en est le premier exemple, dès le moment où, à rebours des conceptions désignatives usuelles, l‟on recon-naît la précession des « mots » sur les « choses », au sein même du flot expres-sif/interprétatif qui les porte ensemble à l‟existence.

On voit donc se préciser le puzzle que nous avons à résoudre. D‟une part, selon un premier point de vue, l‟expression (au sens fort) co-produit X et Y, et se confond finalement avec leur advenue. X et Y naissent, se développent, et meurent en elle et avec elle. D‟autre part, selon un second point de vue, X et Y co-adviennent à travers la mise en avant de Y. Celle-ci, dans l‟expression proprement sémiotique, déborde la simple manifestation pour prendre la forme d‟une « avance » de Y sur X, soit une médiation par Y de l‟advenue de X, qui peut s‟interpréter sur un mode statique-logique, aussi bien que dynamique-génétique, comme lorsque l‟on dit que „Y exprime X‟.

Remarque. Nous ne pouvons ici nous attarder sur d‟autres dimensions du phénomène de l‟expression. Le fait, par exemple, de s‟accompagner d‟une redistribution de l‟intériorité et de l‟extériorité, cela dans l‟ensemble du champ, et non pas seulement relativement au corps propre (ainsi, dans la sémiose, expression et contenu peuvent comporter toutes deux un versant intérieur comme extérieur). La dualité également entre un versant actif de l‟expression, et un versant passif, que l‟on pourra symétriquement nommer impression. L‟affect ou l‟émotion, qui en sont le vécu dynamique, le motif et l‟impulsion. Le fait aussi d‟une assomption de la manifestation par quelque instance, qui représente comme un mode de gestion d‟une intersubjectivité primaire. Le fait enfin que le milieu entier se trouve requalifié en champ d‟expression (dans ses figures locales, comme dans ses ambiances).

Gestalt berlinoise et microgenèse wernerienne

L‟école gestaltiste de Berlin, avec celle de la microgenèse de H. Werner, représentent en psychologie les principaux courants qui se sont inscrits dans une telle conception expressiviste de l‟expérience. Elles ont d‟ailleurs ample-ment contribué à la nourrir, jusque dans les nombreux exemples repris par Cassirer ou Merleau-Ponty. Comme nous avons proposé ailleurs des recons-tructions détaillées de ces courants, nous nous contenterons ici d‟en reprendre quelques éléments, compilés de façon syncrétique. L‟idée essentielle est que, pour tous ces auteurs, formes, sens et/ou valeurs ne sont pas à considérer comme des entités séparées ou indépendantes. Tout ce qui acquiert une indivi-dualité figurale présente, ipso facto, une valeur, qu‟on la conçoive comme émotionnelle, motivationnelle, ou expressive sur un plan plus spécifique ; chaque forme fixe localement un sens englobant, fonction d‟une attitude ou orientation, d‟une tâche, d‟une ambiance dont le champ tout entier se trouve marqué. Et le fait que toute perception soit d‟emblée investie de valeur, que chaque forme soit immédiatement comme le profil d‟un sens, vaut pour tous les états dynamiques du champ perceptif : cela, du global au local, du géné-

15 Cf. aussi Cassirer, PFS, t3, p. 86 : « Si on veut décrire ce monde de formes [mythiques] sans

prévention théorique il faut en écarter, outre un faux concept de choses, un concept de sujet sinon faux,

du moins insuffisant et inadéquat. »

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rique ou de l‟indéfini au spécifique et mieux défini. C‟est par là que chacun des points suivants, caractéristiques de cette conception du champ perceptif, il-lustre la nature et les modalités d‟une expressivité originaire de l‟expérience :

constitution multimodale et synesthésique du champ et des unités (exemples de la vague, du crescendo, de la rigidité/froideur directement perçues dans la vision du verre ou du métal)16 ;

valeurs causales, fonctionnelles ou agentives immédiatement perçues, jusqu‟à une différenciation des rôles dans le cadre d‟une élaboration ac-tantielle (travaux de Heider & Simmel, Michotte, Kanizsa)17 ;

dimensions de la requiredness de Köhler, de l‟Aufforderungscharakter de Lewin, ou des affordances de Gibson (valeurs de réquisition, d‟exigence, d‟appel, de suggestion…, avec l‟exemple archétypique de la perception des artefacts) : il y a une solidarité constitutive immédiate entre objets et routines pratiques ; objets et champs pratiques expriment dans leur aspect-même les projets d‟action dans lesquels nous nous trouvons saisis ;

identifications stylistiques/comportementales immédiates (par ex. reconnaissance des silhouettes et de leurs allures naturelles : courir, sauter, ramper, nager…), avec une perception immédiate de la valeur émotion-nelle des formes : non seulement au sens d‟une humeur, d‟une ambiance, ou d‟un affect, mais aussi au sens de modalités événementielles singu-lières, telles que : excitation, violence, brusquerie, monotonie, envahisse-ment, rupture… ;

dimensions physionomiques de la perception : sous cette désignation très générique, les gestaltistes, à la suite de H. Werner, rangent toute une série d‟aspects, qui ne procèdent pas d‟une structuration analytique ou morpho-logique du champ, et qui tendent d‟ailleurs à y diffuser plutôt qu‟à rester strictement cantonnés dans les limites d‟entités-supports18. Il ne s‟agit pas, comme nous l‟avons déjà dit, d‟une sorte de projection subjective, qui viendrait investir une première couche d‟objectivité neutre. Le concept de physionomie ici évoqué concerne directement la donation même des choses, en solidarité avec les valeurs instituées par les langues et les cul-tures. Il établit une continuité entre les dimensions thymiques, axiolo-giques, et modales (désir, réquisition, etc.) de la perception. On remarquera également que l‟idiosyncrasie des physionomies ne s‟oppose nullement à la transposabilité de leurs traits (rejoignant ici toute une polysémie sur fond de synesthésie : doux, amer, dur, clair, etc.).

L‟intrication entre forme, sens et valeur, tient donc d‟abord à une sorte d‟entre-expression originaire des dimensions de l‟expérience (notamment dans l‟intermodalité synesthésique). Mais une autre caractéristique fondamentale de

16 Cf. chez H. Werner la notion de sensorium commune qui reflète cette unité primordiale des sens (cette

« entre-expression »), et en même temps la redécline en modalités objectivantes, subjectivantes, ou

globalisantes, comme les perceptions d‟ambiances (Rosenthal, 2004a, b). 17 Les expériences de Heider et Simmel (1944) portent sur la perception des intentions, étudiée à travers

des petits films d‟animation où l‟on ne voit jamais que des figures géométriques très simples (triangles,

cercles, bâtonnets), en mouvement les unes par rapport aux autres. Les sujets les perçoivent alors

comme engagées dans autant de scénarios (agression, combat, fuite, protection, marques d‟affection).

Michotte (dès 1946) a proposé à ses sujets des animations de formes semblables, dont les mouvements

peuvent donner immédiatement l‟impression de chocs, poussées, lancements, poursuites,

contournements. Tous ces exemples illustrent à leur façon la notion d‟expressivité. 18 Cf. Rosenthal, 2004a, b ; Rosenthal & Visetti, 2003, p. 177-193.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 191

ce modèle de la vie perceptive est le dynamicisme, dont Köhler a été le princi-pal promoteur. Tout champ se comprend en effet à partir d‟une dynamique qui l‟engendre (une notion plus ou moins intuitive de stabilisation jouant ici un rôle-clé). Ce dynamicisme d‟inspiration physicienne (chez Köhler), ou orga-nismique (chez Werner), fournit un modèle explicatif, celui de l‟actualisation dynamique, en profonde affinité avec la notion même d‟expressivité originaire de l‟expérience. Köhler, par exemple, proposait d‟expliquer les synesthésies comme l‟effet d‟une même structure dynamique (une « physionomie for-melle », si l‟on veut) chevauchant de façon homologue plusieurs modalités perceptives, ainsi unifiées d‟une façon caractéristique. Arnheim, à sa suite, a avancé le cadre général d‟une théorie psychologique de l‟expression, au terme de laquelle la couche morphologique de la perception fonctionnerait comme un plan d‟expression pour son processus de production – ou du moins pour une part de ce processus. On conçoit alors naturellement que les configurations perceptives – visuelles, par exemple – puissent retenir quelque chose de ce processus de production, et ainsi valoir comme emblèmes de certaines de leurs dimensions dynamiques formatrices (par exemple émotionnelles : c‟est l‟exemple du saule, dont la flexion caractéristique présenterait immédiatement, à qui veut bien la sentir, une forme de tristesse, ou de mélancolie). La théorie de Arnheim se présente ainsi comme un début d‟explication naturaliste de la production des physionomies et des gestes expressifs, sans pour autant aller jusqu‟à la sémiose proprement dite.

Une intuition commence toutefois de se préciser : l‟expression, quand elle prend la forme spécifique d‟une action, et l‟expressivité de l‟expérience, re-formulée comme perception physionomique, procèdent de structures dyna-miques largement homologues. Physionomique signifie que nous percevons les objets comme exprimant directement une « forme de vie » (indistinctement la nôtre et la leur), et que ce sont alors les mêmes dynamiques qui leur confèrent, à eux comme à nous, une intériorité agissante dont nous sommes ensemble la manifestation.

Ces vues expressivistes et dynamicistes ont été approfondies par les théo-ries de la microgenèse. Celles-ci décrivent l‟expérience (perception, pensée, geste, imagination) comme un développement ressaisi sur plusieurs échelles temporelles. Au même titre que tout organisme biologique suit son parcours d‟ontogenèse, toute expérience immédiate suit son parcours de microgenèse ou de micro-développement, mais à l‟échelle du temps présent.

Au-delà des questions proprement doxographiques, nous avons trouvé utile (qu‟il s‟agisse de linguistique ou de psychologie) de reconstruire le cadre théorique microgénétique comme une radicalisation de la Gestalt berlinoise, et cela sur une série de plans, qui prolongent et enrichissent son dynamicisme : sur un plan génétique, en majorant les concepts de développement et de phases (au sens de modes d‟organisation) ; sur le plan de la composition, ou texture, de l‟expérience perceptive, en donnant toute leur place aux dimensions praxéologiques, évaluatives et modales, souvent secondarisées dans d‟autres théories ; sur un plan plus sémiotique, dans la prise en charge, à toutes les phases des microgenèses, de déterminations culturelles inséparables des dispo-sitions expressives et des médiations sémiotiques instituées.

Pour clore cette partie, remarquons que le concept d‟expressivité (plus ou moins originaire) de l‟expérience a été mis en place sans qu‟y soit nécessaire-ment promue (mais sans évidemment l‟exclure) la dimension de l‟action, dans

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ses aspects intentionnels ou téliques, comme dans ses composantes motrices. Il nous a semblé en effet important de présenter d‟abord l‟expression comme une dimension fondamentale de la vie perceptive, avant que d‟en venir à l‟expression comme dimension constitutive de l‟action.

3. L’ACTION COMME EXPRESSION.

La section qui précède illustre la structure dialectique du chiasme, tant pra-tiquée par Merleau-Ponty : la question de l‟expression dans un cadre artefac-tuel ou conventionnel y cède le pas devant celle, englobante, d‟une expressivité originaire de l‟expérience. De même ici, la question de l‟expression, envisagée comme une forme d‟action, sera reprise dans le cadre d‟une conception géné-rale de l‟action comme expression, inversant de ce fait le sens de présentation qu‟une certaine intuition aurait pu favoriser. Taylor, Merleau-Ponty et Ricœur en sont les relais principaux.

Taylor : le désir en action

Dans son article L’action comme expression, Taylor part de sa définition de l‟expression (rendre quelque chose manifeste dans une incarnation), pour retrouver en toute action la nécessaire dimension d‟expression qui la constitue. Comme dans le cas de l‟expression physionomique, la réflexion emprunte le chemin d‟une expérience de pensée, où nous sommes invités à appréhender le phénomène dans un cadre – mythique, dirons-nous – où la qualification de l‟action, la saisie de ses articulations, pourraient se penser hors tout langage, hors même toute forme explicite d‟adressage ou de destination (les mimiques, par exemple). C‟est dans ce cadre minimaliste que Taylor présente sa concep-tion qualitative de l‟action, par contraste avec les théories dites dualistes.

Les théories dualistes, dont Davidson serait le promoteur le plus connu, conçoivent l‟action comme un type d‟événement produit par un type particulier de causes : soit des causes psychiques, que certaines langues identifient sous les noms de désirs, intentions ou croyances, soit des causes physiques, identi-fiées de nos jours à des états du cerveau. Ces théories, dit Taylor, s‟appuient au principe d‟une séparation ontologique entre cause et événement : quelle que soit la méthode retenue, l‟action et ses causes (qui bien sûr la précèdent) doi-vent pouvoir être identifiées séparément, et l‟on doit pouvoir, à partir de là, juger de la conformité du déroulement de l‟action, en fonction des causes qu‟on lui aura reconnues (avec notamment le problème des chaînes causales déviantes).

À l‟inverse, une théorie qualitative de l‟action ne détachera pas l‟action de ses fins : la nature même d‟une action est de comporter intrinsèquement une fin qui l‟oriente, et s‟élabore avec elle tant que « dure le mouvement ». Ou tout du moins, on dira que l‟action est intrinsèquement dirigée, qu‟elle est comme un milieu orienté par une finalité en suspens. Défendre une théorie qualitative de l‟action, c‟est d‟abord défendre l‟inséparabilité des actions et des fins – ou plutôt, pour Taylor, l‟inséparabilité des actions et des désirs. Évoquer dans ce contexte des désirs inconscients, à titre de cause cachée, ne changerait rien à l‟affaire. Car, réciproquement, nos désirs sont définis par les actions qu‟ils nous disposent à (ne pas) entreprendre.

Qu‟on adopte une approche métaphysique (ontologies), ou bien sémiotico-sémantique, on ne pourra donc identifier séparément l‟action et ses fins, indivi-duer et nommer les nœuds dans le réseau des actions, indépendamment de celui des fins – et réciproquement. Les arguments que certaines théories dualistes

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 193

croient pouvoir avancer, à partir d‟analyses du lexique et des prédications de l‟action dans le « langage ordinaire » ne font qu‟hypostasier des modes de thématisation (des dénominations, des mises en séquence, des disjonctions thématiques) dont la reprise, en tout contexte spécifique, laisse toujours réap-paraître l‟inséparabilité sémio-ontologique de l‟action et de ses fins.

Plus généralement, il faut considérer que désir, action et agent sont des termes primitifs et interdépendants. La distinction entre action et non action ne se présente à nous que dans la mesure où nous sommes des agents, constitués par notre capacité d‟agir, et de saisir ce qu‟il en est de l‟action. La connais-sance qu‟a un agent de sa propre action (mais aussi de celle des autres) ne s‟établit que dans l‟articulation progressive d‟un faire, dévoilant le sens d‟un désir encore inarticulé à l‟entame de l‟action (sauf déploiement sémiotique préalable, impliquant déjà de l‟action).

On voit donc de quelle manière Taylor valorise le thème de l‟expression dans sa présentation générale et simple de l‟action19 : en affirmant la dépen-dance constitutive d‟une manifestation (l‟action comme extériorité sensible), d‟un manifesté (la finalité, revue comme désir en action), et d‟un agent expres-sif, chaînon jusque là manquant entre expression et action. En mettant l‟accent sur le désir, Taylor nous engage à ne jamais envisager les fins de l‟action sous la perspective réduite d‟une positivité, disjointe du désir qui s‟y joue. La di-mension d‟expressivité est de ce fait immédiatement attenante, d‟autant plus que le mode premier de lecture du désir dans l‟action est physionomique. On retrouve facilement aussi le thème de l‟incarnation, dans l‟exacte mesure où le medium de la manifestation est cette fois l‟action, qui engage un agent.

Il en va de même pour la dimension ontogénétique (ou constitutive) de la manifestation, relativement au désir : l‟action réalise le désir, le provoque ou l‟institue parfois. Cela couvre toute une gamme de cas, allant de l‟auto-catalyse (l’appétit vient en mangeant) jusqu‟à l‟adresse ré-instituante (dites-le avec le sourire). La relation entre désir et action y est toujours celle que Taylor appelle expression au sens fort, à la différence d‟autres situations, telles lesdites « chaînes déviantes », où l‟action n‟est qu‟indirectement expression d‟un désir, dont elle offre cependant une certaine lecture physionomique20.

En quoi finalement l‟action est-elle expression du désir, en quoi sont-ils in-séparables ? Pour le saisir tout à fait, il faut, dit Taylor, examiner la situation normale ou de base, celle de l‟action sans réticence ni contrainte, « l‟action heureuse ». Selon lui, « l‟action sans réticence ni contrainte est la forme para-digmatique du désir, la forme de son autoconscience que rappellent toutes les autres formes, son débouché naturel » (p. 85). Le désir est dans l‟action heu-reuse comme un poisson dans l‟eau, et l‟action sans contrainte est son « lieu », « la forme qu‟il prend naturellement ».

Le point de vue de Taylor semble glisser ici du phénoménologique au transcendental : l‟action heureuse, prise comme référence centrale et schème fondateur, l‟emporte sur une perception plus diversifiée du domaine praxéolo-

19 Cf. la formule proposée en ouverture de son article « L‟expression naturelle de vouloir quelque chose

est d‟essayer de l‟obtenir » (p. 67). 20 Un exemple donné par Taylor : si je désire fortement briser votre vase Ming pour vous apprendre à

être si méchant avec moi, et que ce puissant désir destructeur me rend si nerveux que le vase m‟échappe

et se brise sur le sol, mon action exprime indirectement (et d‟ailleurs physionomiquement) un désir de

vous punir, mais non pas au sens fort, où l‟action (comme medium d‟expression) et le désir (d‟une

expression sans retenue) seraient inséparables.

194 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

gique. La démarche peut surprendre. Si l‟on peut admettre en effet, qu‟au niveau simplement physionomique de l‟expression, une relation fondamenta-lement harmonique s‟instaure entre l‟exprimé et sa manifestation, cela semble beaucoup plus difficile, voire inapproprié, s‟agissant du couple désir/action. Il paraît essentiel au contraire d‟y reconnaître une négativité inhérente, une tension définitoire – qu‟on l‟appelle manque, intrigue, drame, ou même patho-logie (désirs tyranniques ou de l‟impossible, recherche de l‟échec, paralysie, insatisfaction, etc.). Cela ne remet nullement en cause l‟inséparabilité de l‟action et du désir, mais rend leur couple plus incertain, plus instable. Incarna-tion et manifestation renferment toujours les germes d‟un décalage, d‟une épreuve, d‟une polémique. En dépit de cela, Taylor semble privilégier les contextes iréniques, l‟unité dans le passage à l‟acte, l‟accomplissement « sans réticence ni contrainte ». On lui opposera facilement, pourtant, que dès que l‟action est soumise à des normes, ou à des lois, le point de vue de l‟expression semble atteint dans sa primauté. L‟action devient un faire, une mise en étapes, une confrontation, la cible d‟une sanction, et non un déploiement spontané, le débouché naturel du désir. Quant au désir, une fois momentanément comblé, que devient-il ? Loin de l‟éteindre, l‟action heureuse devrait l‟attiser, et donc relancer l‟attente, se métamorphoser peut-être en passion.

Typique aussi de la tradition phénoménologique est la tendance à créditer le sujet de tout ce qui le traverse authentiquement. Or, le désir, pourquoi serait-il forcément le propre, ou la propriété authentique du sujet qu‟il affecte ? Mais peut-être tout cela n‟est-il qu‟un artifice de présentation, lié au contexte anglo-saxon du débat ? Puisqu‟en réalité, le concept taylorien d‟action, tout comme celui d‟expression, se veut non subjectiviste, et même ouvert à toute négativité qui devrait s‟y inscrire21.

Nous reconnaîtrons donc avec Taylor (quitte à compliquer la dialectique in-hérente à son dispositif) que la perception de l‟action comme telle ne se peut sans référence à un désir qui s‟y joue, et advient avec elle (cela, pour des êtres parlants, dans une contrariété et altérité qui les divise, intérieurement comme extérieurement). L‟action exprime cet enjeu ; par là elle comporte toujours (sans s‟y réduire) une dimension expressive. Ainsi, l‟expression adressée ne se comprendrait pas sans référence à la possibilité de l‟action (mal)heureuse : c‟est bien parce que l‟action est nativement l‟expression d‟un désir (qui se découvre en elle, en tant que concernée par l‟Autre), que l‟expression (au sens fort d‟adressée) est possible.

Merleau-Ponty : le geste dans l’action

La théorie de Taylor est à bien des égards une réécriture, dans un genre analytique, d‟une part essentielle de la philosophie merleau-pontienne de l‟Être-au-monde. Comme on le constate à la lecture de la Phénoménologie de la perception et de la Prose du monde, le thème de l‟expression joue dans cette philosophie un rôle fondamental : celui, notamment, d‟assurer la continuité génétique de la nature et de la culture, du corps et du langage, en faisant se recroiser la perspective de l‟herméneutique et des significations, avec celles du

21 Ainsi qu‟en atteste l‟article « Esprit et action dans la philosophie de Hegel », qui fait converger

philosophie hégélienne, théorie « qualitative » de l‟action, et théorie « expressiviste » de la

signification. Taylor réinterprète dans ce contexte le principe dialectique hégélien d‟une avance

constitutive de l‟activité et des formes publiquement manifestées (pratiques et institutions), relativement

à une histoire de la conscience et des significations réfléchies.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 195

geste et de l‟action. Deux ouvrages de Jean-Michel Salanskis s‟en font l‟écho d‟une façon particulièrement claire, en rejoignant d‟ailleurs les préoccupations des sciences cognitives et de la culture. Nous en reprenons ci-dessous quelques-unes des formulations22.

Dans la Phénoménologie de la perception le corps est l‟acteur central, et son génie propre est fondamentalement expressif. C‟est lui qui, en tant que vivant, apporte et impose les formes dans le monde. Revenant à celles qu‟il y a déjà introduites, il en repart de façon nouvelle, invente de nouveaux « gestes » et « prises de position », ébauche de nouvelles routines, esquisse des modifica-tions de son milieu et des significations qui s‟y trament. En cela le corps n‟est que le premier nom de l‟Être-au-monde, dont tout engagement « est ultime-ment compris comme expression, advenue de formes et échappement de sens » (Salanskis, 2000, p. 161). Ainsi la donation de sens ou Sinngebung s‟interprète comme « épopée expressive du corps […] qui s‟affiche en extériorité, dans l‟effectivité biologique, écologique et symbolique de la vie » (ibid., p. 158).

L‟action proprement dite se comprend alors suivant le modèle d’une double motilité, ainsi que l‟appelle Salanskis (2003). Ce modèle raccorde l‟une à l‟autre (i) une motilité corporelle originaire conçue comme un germe génétique infinitésimal, opérant en deçà d‟une spatialité déjà déployée, et (ii) une motri-cité dite ontique : celle des gestes effectifs, des mouvements ordonnés et ob-servables dans un espace intersubjectivement déployé où ils prennent valeur, et se laissent capter dans une géométrie. Ces deux motilités se tiennent dans une relation de motivation réciproque (et non de causalité déterminante), qui s‟apparente à une forme d‟accommodation, à une résonance harmonique, entre la puissance originaire du corps et le champ-réseau des trajectoires et des référentiels déjà tracés. De cette façon, le concept de motivation « fait le pont entre la motricité ineffable pré-spatiale du corps, et la motricité ontique sou-mise à la géométrie » (2003, p. 39). Ainsi, le mouvement finement ajusté d‟une main qui se déplace le long d‟un objet pour en apprécier la texture (motricité ii) est préparé, et en permanence ressourcé, par une anticipation (motilité i), qui enveloppe une estimation et une appétence pour la sensation particulière procu-rée par le contact ; cette anticipation elle-même se trouvant en permanence reconditionnée dans l‟effectivité du geste.

Ce modèle fait la part belle aux dimensions motrices de l‟expérience, mais à la vérité il concerne tout aussi bien ses autres dimensions (crucialement, émotionnelles), et engage immédiatement des perspectives que l‟on peut quali-fier de catégorielles. Les exemples classiques viennent de Goldstein, Metzger, Straus ou Werner, et selon les présentations valorisent l‟un ou l‟autre sens de la double flèche motivationnelle. On citera le cas des modifications de tonicité musculaire, qui accompagnent dans certaines conditions particulières la per-ception des couleurs (celles-ci ne se précisant que progressivement). Ces modifications ne sont pas simplement des effets de bord, mais orientent – à titre de germes infinitésimaux – la genèse de l‟expérience perceptive d‟un sujet engagé dans la tâche de qualifier « ce qu‟il sent ».

Présenté initialement comme une structure originaire du mouvement corpo-rel, ce modèle, qui repose sur le co-déploiement de deux phases prises dans une

22 Voir Salanskis (2000, pp. 157-162, 126-151 ; 2003, pp. 35-41).

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relation de double motivation, a une portée tout à fait générale23. La structure d‟ensemble de l‟action est celle d‟une expression dont le corps en mouvement apparaît comme le foyer et l‟emblème. Lancé dans le « sentir-et-se-mouvoir », le corps exprime, et s‟exprime, au sens où « sa motilité „être-au-monde-ique‟ ne cesse pas de se traduire en déplacements ou routines comportementales objectives » (ibid. p.39).

Cette vision expressiviste de l‟action se prolonge naturellement en une théorie de la parole comme achèvement expressif de l‟Être-au-monde corporel. Déjà l‟expression qu‟est toute gesticulation engagée fait d‟elle une parole potentielle ; réciproquement, la parole sera d‟abord approchée comme modula-tion engagée du corps, parachèvement d‟un procès de « motivation ». Ainsi, on pourra comprendre l‟activité de langage suivant le principe d‟une double motivation, jouant au sein du procès d‟expression. C‟est à ce point qu‟intervient la célèbre distinction entre parole parlée et parole parlante. La parole parlée fait fond sur un répertoire de formes-sens déjà tracés et dispo-nibles, tandis que la parole parlante serait comme l‟invention motivée du signe dans sa profération même. Ce modèle dupliqué de la parole ne s‟identifie pas exactement à celui du mouvement corporel : mais il lui est profondément homologue. Il reconduit, au cœur de l‟activité de langage, l‟idée d‟une motiva-tion primaire, incompatible avec toute vision de la langue qui en disposerait comme d‟une structure préformée. Dans la parole en tant que parlante, le signe se fait expressif avant même de se fixer au sein d‟une convention passivement reprise. Et si passivité il y a dans la reprise des formes acquises, elle serait plutôt l‟effet second d‟un engagement premier, le parleur se constituant lui-même en récipiendaire de sa propre action éprouvée.

Centré sur un corps vecteur de motivations primaires, l‟Être-au-monde merleau-pontien se tient en amont d‟une différentiation acquise du sujet et de l‟objet, toujours envisagés comme deux « moments » d‟un procès qui les englobe. Concernant d‟autre part le sens, il introduit, comme le remarque Salanskis (2003, p. 38), une perspective dans laquelle le point de vue (peut-être) plus subjectiviste de l‟intentionnalité, et celui (éventuellement) plus objectivant de l‟interprétation, se rejoignent dans une même conception de l‟expression, vue alors comme explicitation. Ainsi, par exemple, l‟espace intelligible (infini, neutre, homogène) de notre culture se présentera-t-il comme une explicitation (médiée par nos pratiques, nos dispositifs techniques) de l‟espace-orienté-pour-le-corps.

À ce point, on remarquera qu‟une certaine tension se fait jour dans le dispo-sitif merleau-pontien. D‟une part, on valorise dans l‟expression le moment infinitésimal (germe), ou celui de l‟esquisse (geste), comme la source fonda-mentale. D‟autre part, on souligne que l‟expression n‟est pas la venue au dehors d‟un dedans pré-formé, qu‟elle est toujours élaboration de sens, et rencontre de soi, comme « expulsé au dehors », dans une forme susceptible d‟appréhensions et de reprises objectivantes. On ne saurait donc réduire l‟exprimé à un germe, ou à un geste initial. Et l‟on doit convenir que l‟exprimé s‟étire tout au long d‟un parcours dans lequel il vient à l‟existence pour donner lieu à un résultat.

23 On retrouve une structure semblable dans la double circulation entre motifs et thèmes introduite dans

la théorie des formes sémantiques (Cadiot et Visetti, 2001).

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 197

De ce point de vue, nous partageons le diagnostic de Salanskis (2000, p. 160) quant à la difficulté, dans cette conception, de penser le résultat. Résultat qui, dans le cas du langage, devrait s‟apprécier sur plusieurs plans : celui d‟abord d‟une composition au présent, qui devrait mêler parole parlante et parole parlée ; celui ensuite du jeu constituant, ou simplement régulateur, des structures déjà accumulées ; celui enfin d‟une dimension instituante, ouvrant un avenir de reprises.

S‟il est bien vrai que Merleau-Ponty n‟a jamais cessé de s‟interroger sur ces questions, à partir d‟un vaste ensemble de lectures en linguistique, anthropolo-gie, sociologie, psychologie (dont témoignent les nombreux manuscrits et notes de cours publiés dans les années récentes), il n‟en reste pas moins que le modèle inauguré dans la Phénoménologie de la perception n‟a jamais été refondu et reformulé au même niveau d‟achèvement, de façon à intégrer l‟ensemble de ces réflexions. Il subsiste comme un hiatus dans l‟œuvre de Merleau-Ponty, entre la part directement expressiviste de sa pensée, et celle dans laquelle il s‟efforce de rejoindre un niveau proprement herméneutique et sémiotique, tel qu‟il savait par exemple le retrouver chez Cassirer, ou s‟efforçait de l‟imaginer à partir du Cours de linguistique générale. Le tableau de l‟action qui nous est donné en porte la marque. On dira d‟abord qu‟il y manque la dimension du drame ou de la narration. Ensuite qu‟est restée à l‟état de chantier la construction d‟une théorie de l‟action, qui permette de la décrire comme relance et reprise, auto-rectification, identification et évaluation de son tracé à travers un réseau de dispositifs socio-sémiotiques.

Tout en réaffirmant donc la nécessité d‟une approche expressiviste affine à celles que nous venons d‟évoquer, nous nous attacherons dans la suite à en préciser le mode d‟emploi, et tisser des liens plus sûrs avec des perspectives véritablement sémiotiques. La démarche reste la même que précédemment : comprendre l‟expression sémiotique (au sens fort d‟instituée) en l‟étayant sur un modèle de l‟action dont la structure s‟homologue par avance – ou du moins résonne avec – un niveau essentiel de la sémiose, en l‟occurrence celui de la textualité. Parmi les quelques auteurs qui pourraient ici être mis à contribution (Cassirer, Gurwitch dans une certaine mesure), Paul Ricœur se distingue comme celui qui a été le plus loin dans cette direction, notamment dans son modèle de l‟action sensée comme texte (1986, [1971]), puis dans celui du récit comme mimesis (1983).

Ricœur : de l’action sensée comme texte, à l’action comme mimesis

Ricœur s‟intéresse à l‟action en tant que sensée : il l‟envisage principale-ment à travers sa reconfiguration et sa validation dans les réseaux et pratiques des herméneutiques reçues. On observe toutefois une tension significative, peut-être une évolution, entre un premier point de vue, tributaire de l‟ambiance structuraliste des années 1960 (présenté initialement dans un texte de 1971, repris dans un recueil de 1986), et un second point de vue, développé ensuite dans Temps et récit.

Dans un premier temps, Ricœur propose un modèle de « l‟action sensée comme texte », formé à partir de quatre traits caractéristiques de la textualité. Ces quatre traits sont autant de façons d‟entrer dans une histoire propre, « au-tonome ». Un texte se détache en effet : (i) de la temporalité ponctuelle d‟une profération, (ii) de l‟horizon particulier d‟un auteur empirique, (iii) de la réfé-rence toujours située d‟une parole vivante, (iv) de l‟adresse singulière (à des destinataires particuliers) dont toute parole est nativement porteuse. En se

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constituant comme sensée, l‟action épouse ces mêmes caractéristiques : (i) s‟émancipant de son ancrage temporel, elle ne devient compréhensible, à d‟autres comme à son agent/auteur, qu‟à la condition de se fixer comme un contenu manipulable par l‟interprétation (but, déroulement, sanction finale) ; (ii) s‟émancipant de son auteur empirique, elle échappe à son horizon inten-tionnel, et peut prendre d‟autres significations, plus ou moins exemplaires pour d‟autres acteurs ; (iii) retirée d‟une première situation où elle a trouvé son actualité, elle se laisse transposer à d‟autres situations, sur un mode plus ou moins fictif ; (iv) de même, son adresse se fait potentiellement universelle, et ouvre sur une série indéfinie de « destinataires » possibles, plus ou moins concernés par sa signification et sa possible réédition.

On voit ainsi que l‟action en « devenant » sensée part à la rencontre de sa propre généricité, et finalement ne vaut que par son retentissement : comme modèle d‟une pratique, et comme trace inscriptible dans une histoire. Quasi-ment réduite au statut de dépôt dans une archive, elle n‟est plus essentiellement considérée à partir du geste qui l‟a portée à l‟existence, ni comme l‟événement singulier qu‟elle a été pour ceux qui l‟ont vécue, mais comme le prétexte et le support d‟un conflit d‟interprétations.

Dans un second temps, celui de Temps et récit, Ricœur avance un autre modèle, reposant sur une lecture de la Poétique d‟Aristote ainsi que sur une discussion plus explicite des concepts de la sémiotique narrative. C‟est le récit (on notera la plurivocité du terme), et non le texte comme signification géné-rique fixée dans un support, qui se propose cette fois comme le paradigme de toute action, ou, plus exactement, comme son cadre de montage, de perceptibi-lité, d‟intelligibilité. La structure de ce « récit » se déploie sur trois niveaux montés en boucle : celui de la configuration de l‟action dans l‟expérience, celui de la configuration de l‟action imaginée, celui enfin de la reconfiguration de l‟existence comme existence qui se raconte et se vit parmi les récits. Ces trois mimesis, ainsi que les nomme Ricœur, sont dès l‟origine inhérentes les unes aux autres.

C‟est à Aristote que Ricœur dit emprunter le modèle de mimesis projeté sur chacun de ces trois niveaux. Cette mimesis, dans son sens le plus général, comporte deux plans d‟organisation : celui de la mimesis au sens restreint, et celui du muthos – analogues finalement à ceux que la folkloristique, puis la narratologie du vingtième siècle, ont avancés dans leurs analyses (en distin-guant par exemple les motifs figuratifs des fonctions narratives). L‟action-récit est donc irréductiblement mimesis et muthos. D‟un côté, la mimesis : enchaî-nement d‟épisodes retracés dans leur figurativité, en respectant un contrat mimétique et d‟exécution (de la simple ressemblance à l‟efficacité véritable). De l‟autre, le muthos : mise en intrigue sous la forme d‟un drame, comportant tension, nœud, crise, résolution – chaque phase jouant un rôle fonctionnel dans l‟ensemble.

Ce modèle se voit réinscrit dans une anthropologie symbolique d‟inspiration cassirerienne. L‟action est en effet symboliquement médiée. Mimesis comme muthos se structurent à partir d‟une trame symbolique socia-lement constituée et sémiotiquement articulée, notamment à travers des dispo-sitifs (codes, rituels, rôles, programmes, genres) valant comme modèles pour les protagonistes.

L‟action-récit, enfin, est temporelle et temporalisante : c‟est d‟elle que le temps, dans ses diverses acceptions (cosmique, social, biographique, dialo-

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 199

gique…), reçoit ses articulations significatives. Cette temporalité ne se dis-tingue pas, finalement, du tempo singulier des engagements, de l‟alternance des rôles et des positions, de la montée des enjeux, des fluctuations de la ten-sion dramatique.

Paradoxalement, la richesse du dispositif présenté dans Temps et récit s‟accompagne d‟un effacement relatif de la phénoménologie. Les dimensions de la temporalité, de l‟engagement dans la praxis, de l‟action effective, sont bien sûr reconnues. Mais le problème de les constituer en objets d‟une connais-sance scientifique ne semble plus se poser dans une discussion prioritaire avec le corpus de la phénoménologie. Et si le terme de structure s‟efface devant ceux de configuration, d‟expérience, d‟histoire, de discours, l‟impression demeure qu‟une part importante de l‟analyse ne pourrait trouver de références objectivantes, sinon en revenant aux perspectives structuralistes si prégnantes dans la réflexion de Ricœur. Ce faisant, on y gagnerait sans doute une meil-leure proximité aux études socio-sémiotiques et anthropologiques qui se sont inscrites dans ces perspectives. Mais on aurait au passage perdu la probléma-tique philosophique comme scientifique de l‟expression.

Cela n‟est pas étonnant, en un sens, eu égard au programme affiché par Ricœur dans les années 1960 : il s‟y montre tout à fait explicite vis-à-vis de Merleau-Ponty. Dans La Question du sujet et le défi de la sémiologie (in Le conflit des interprétations, 1969), Ricœur affirme en effet vouloir poursuivre et dépasser Merleau-Ponty sur la question du langage. Il lui reproche d‟avoir brûlé l'étape de la science objective des signes, pour se porter trop vite à la parole. Jugeant sa philosophie du langage comme un demi-échec, Ricœur entend aller plus loin en direction des langues et de la parole, en s‟appuyant davantage aux savoirs de la linguistique et de la sémiotique, contrairement, dit-il, à M.-P., dont la philosophie limite radicalement les rapprochements pos-sibles entre l'attitude objectivante et la phénoménologie. M.-P. accuse l‟attitude objectivante d‟aborder le langage sous l‟angle du seul fait accompli, comme un enregistrement de formes et de significations, et par là, de manquer la clarté propre du parler. La phénoménologie merleau-pontienne semble ainsi mettre toute la synchronie saussurienne à la disposition du sujet parlant, si bien que l'objectivité de la langue se voit subordonnée à un jeu d‟incorporations (au sujet, ou du moins à l‟intersubjectivité). Ainsi la parole serait la réanimation d'un certain savoir linguistique venu des paroles des autres hommes, lesquelles se sont déposées, sédimentées, instituées, jusqu'à devenir cet avoir disponible par lequel le sujet donne une chair verbale au « vide orienté » qu'est en lui l'intention significative quand il va parler.

Cette conception, affirme Ricœur, prolonge naturellement celle de la Phénoménologie de la perception, qui rapprochait langage et geste à travers les notions d'habitus et de fait acquis. Dans ces conditions le fait structural, en tant que tel, serait manqué. Merleau-Ponty lui aurait opposé des questions prématu-rées, concernant l'usage et l'histoire, au lieu d'approfondir le défi spécifique lancé à la phénoménologie par le structuralisme : déplacer le lieu de la signifi-cation ailleurs que dans le champ des visées intentionnelles d'un sujet, sans pour autant que cet ailleurs soit celui de la nature physique ou biologique.

On ne reconnaîtra pas nécessairement dans ces critiques un tableau équili-bré de la pensée de Merleau-Ponty. Le point de départ de sa philosophie n‟est-il pas l‟Être-au-monde, et non une conception égologique de la conscience ? La conception du « sujet parlant » qui se cherche dans La Prose du monde, dans

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Signes, ou dans les Notes de cours à la Sorbonne, ne se laisse pas si simple-ment qualifier de subjectiviste ou d‟intentionnaliste24. Nul n‟ignore d‟autre part que Merleau-Ponty fut un excellent lecteur et commentateur d‟une vaste litté-rature scientifique, notamment en sciences humaines.

D‟un autre côté, on pourrait soutenir que Ricœur défend lui aussi une cer-taine expressivité de l‟action, et même une double expressivité, enveloppant simultanément le muthos et les schèmes pratiques de l‟action. De manière plus large, l‟action fait toujours signe vers un imaginaire, et un réseau de pratiques symboliques qui la caractérisent et la font entrer dans une histoire.

Une des façons de relancer la problématique de l‟expression, sans pour au-tant sortir du dispositif précédent, serait alors de remettre en cause la prépondé-rance de la dimension du récit et de l‟histoire (qui s‟est accompagnée chez Ricœur d‟une discussion poussée des modèles narratologiques). La vision du texte comme de l‟action en sortirait diversifiée (ainsi que l‟ont montré par exemple les travaux de l‟école sémiotique de Paris, dans leur évolution à partir des premiers modèles de Greimas). On pourrait y faire droit à des aspects plus stylistiques et qualitatifs, et ressaisir d‟abord des formes de vie, comme en-sembles de motifs expressifs, de formes emblématiques, d‟activités envisagées comme des façons de faire et sentir, des « modalités d‟être », et non d‟abord comme des actions finalisées25.

On peut également prendre l‟option plus radicale de faire revenir l‟expression au cœur même du modèle de l‟action comme texte, en affirmant sa nécessité pour une problématique herméneutique comme celle qu‟entend défendre Ricœur. C‟est la thèse du sujet de texte, soutenue par J.-M. Salanskis : la lecture, conçue comme une ré-expression, devient inséparable d‟un sujet expressif de cette lecture (2000, pp. 144-151).

Salanskis constate en effet que les thématiques croisées de l‟action et du texte se trouvent renvoyées par Ricœur à une forme d‟extériorité symbolique, où priment absolument des procédures publiques d‟évaluation de traces défini-tivement arrachées aux impulsions vivantes. Certes, le premier niveau de la mimesis (configuration de l‟action) organise la pratique des agents en conti-nuité avec une actualité, une effectivité, qui ne se conçoivent pas sans une initiative déployée au présent. De son côté, le troisième niveau (existence comme récit) reconfigure l‟agent en destinataire, elle en fait bien une instance de réception, le lieu d‟une impression ; mais c‟est, d‟une certaine façon, pour

24 Ricœur tend à caractériser de façon semblable toute la phénoménologie. Par exemple, dans La

Question du sujet et le défi de la sémiologie (op.cit., p. 242-243), il la présente comme tenant ensemble

« trois thèses : 1) la signification est la catégorie la plus englobante de la description

phénoménologique ; 2) le sujet est le porteur de la signification ; 3) la réduction est l‟acte philosophique

qui rend possible la naissance d‟un être pour la signification. Ces trois thèses sont inséparables et

peuvent être parcourues dans les deux sens ». La thèse 2, en particulier, met la phénoménologie en

porte-à-faux vis-à-vis des conceptions fondatrices des sciences sociales. Mais en réalité, cette

caractérisation ne vaut, et encore, que pour une certaine tradition husserlienne. 25 On pensera par exemple : à la durée brève d‟une physionomie ou d‟un geste ; à celle indéfinie d‟un

rythme, d‟un leitmotiv ou d‟une ambiance (répétition, monotonie) ; à l‟idiosyncrasie d‟une personnalité

ou d‟une posture ; à la persistance d‟un désir dans la trame d‟une intrigue. Selon que l‟on s‟intéresse à

l‟action dans ses dimensions de conduite, d‟action proprement dite, ou enfin d‟acte, on y trouvera de

l‟expression corrélée, sous la forme : d‟un style, d‟une personnalité, d‟une ambiance, d‟un

accomplissement de désir, d‟un geste ou protocole codifié.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 201

mieux valider la « prise » en lui de structures d‟interprétation largement exter-nalisées. Face à cela, Salanskis réaffirme la nécessité d‟une pensée philoso-phique du sujet : non seulement pour ce qui est de la conception des objets ou des thèmes, dont une majorité dépend de coordonnées subjectives incontour-nables, mais aussi pour ce qui est du pôle subjectif, inéliminable de tout espace herméneutico-phénoménologique en tant qu‟il abrite le moment expressif.

« Le pas supplémentaire que je franchis consiste à appeler sujet en général cela qui s‟exprime à partir de l‟état comprimé du signifiant : faire exprimer le texte, dans ma terminologie, c‟est donc toujours dévoiler un sujet. […] Je dénie que la valeur d‟expression attachée à un texte puisse jamais être d‟une autre nature que celle fixée ainsi par l‟analogie subjective » (p. 149).

L‟interprète est ainsi « le médiateur de l‟expression, de l‟extériorisation d‟une valeur » (p. 148). Le phénomène expressif rassemble le couple je-texte, producteur de configurations textuelles qui expriment de nouvelles cohérences ou tensions. Le texte est « en attente d‟expression » – plus exactement de réexpression. Par là revient irrépressiblement « l‟analogie subjective » : un sujet qui s‟exprime en ré-ouvrant par son interprétation ce que la matérialité signifiante du texte présente sous une forme comprimée et en apparence figée. On peut dire alors que ce sujet de texte n‟est plus seulement lecteur, mais re-destinateur du texte, ré-émetteur de son adresse, d‟une façon qui reste fonda-mentalement attachée à la re-saisie de dimensions expressives singulières de la textualité.

La position défendue par Salanskis représente donc une sérieuse prise de distance vis-à-vis de la pensée de Ricœur. L‟objet de notre travail, toutefois, n‟est pas le procès philosophique du sujet, mais la question de l‟expression. Nous cherchons à l‟articuler à un ensemble de problématiques scientifiques, sur la base des convergences que nous pensons trouver entre les auteurs con-voqués : un certain tropisme d‟abord pour les conceptions structuralistes en anthropologie, linguistique et sémiotique ; en même temps une ferme recon-naissance de leurs limites, tantôt au titre d‟une problématique phénoménolo-gique de l‟action et de l‟expression, tantôt au titre d‟une conception de l‟interprétation dans une tradition. C‟est ainsi, par exemple, que Ricœur justi-fiait naguère sa contestation du structuralisme – au nom d‟une nécessaire ré-institution du sens et des formes dans une tradition de reprises (aussi bien routinières que novatrices) :

« Le point critique [dans les relations avec le structuralisme] sera atteint lorsque nous serons en face d‟une véritable tradition, c‟est-à-dire d‟une série de reprises interprétantes, qui ne peuvent plus être considérées comme l‟intervention du désordre dans un état de sys-tème » (Ricœur, 1963/1969, p.36).

En recomprenant la sémiose à partir d‟une nécessaire déclinaison du phé-nomène de l‟expression, nous ne prétendons évidemment pas réduire l‟une à l‟autre, ni même les inscrire dans une trop simple continuité. Ce qui nous importe, c‟est de conjuguer les trois plans, de l‟expressivité originaire de l‟expérience, de l‟action comme expression, et de l‟expression comme institu-tion, laquelle introduit l‟exigence de la reprise, de ses modalités et de ses genres. L‟expérience individuelle et les jeux socio-sémiotiques s‟en trouveront plus naturellement articulés ; et l‟on se met en mesure de dépasser les concep-tions réplicatives (d‟une occurrence à l‟autre), ou applicatives (d‟un type dans une occurrence), du phénomène de reprise.

202 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

Nous comprenons bien que l‟écart puisse sembler infranchissable, entre une problématique expressiviste du sémiotique, et une problématique de la trans-mission ou de la tradition, qui négocie toujours le « résultat » relativement à des lignées et des modèles, et non en fonction des temporalités personnelles et du temps de l‟énonciation. Nous affirmons cependant que le problème de la reprise ne peut être correctement posé si on le disjoint de celui de l‟expression. Il faut impérativement conjoindre les deux perspectives. Pour éviter, d‟une part, que l‟expression apparaisse comme un acte isolé, ainsi que la présentent trop souvent les conceptions énonciativistes en linguistique. Pour éviter, d‟autre part, de se cantonner à un point de vue adverse, que l‟on pourrait quali-fier de textualiste. Passer par les genres, les textes et l‟intertextualité, pour comprendre comment se reconstituent en permanence le milieu, et les modèles, de l‟expression linguistique, est bien sûr nécessaire. Mais cela ne peut en aucun cas être considéré comme suffisant : sauf à se contenter de comprendre la reprise sur le seul modèle d‟une transformation, menant d‟une première forme achevée (texte1) à une autre forme achevée (texte2), comme si l‟expression, dans sa singularité comme dans ses formes génériques, devait se comprendre exclusivement comme un prélèvement et un recyclage de passages textuelle-ment indexés.

Pour concilier les points de vue de la reprise et de l‟expression dans un même cadre théorique, nous revenons dans la section suivante à des considéra-tions microgénétiques. L‟expression, au sens fort de sémiotique, doit en effet aller de pair avec une focalisation, voire une thématisation – d‟un « contenu », si l‟on veut. Elle doit elle-même se prêter à thématisation (par ex. dans une perspective ouvertement métalinguistique). Nous nous inspirerons donc des modèles de champ thématique et de thématisation que nous avons développés antérieurement26. Le problème de la reprise s‟y trouvera reformulé comme celui d‟une nécessaire diversification de ses modalités (plus ou moins capacitantes ou contraignantes), en relation à différentes phases microgénétiques, dont chacune peut sous-tendre des modes propres de perception et de mémorisation.

On retrouve ce faisant la structure de chiasme évoquée plus haut : la nature foncièrement textuelle de la sémiose se trouve mise en résonance avec une forme générale de « proto-textualité » de l‟expérience, dont le principe, en deçà de toute perspective actancielle définie, réside dans la structure d‟une expressi-vité qui soit indémêlable d‟un procès de thématisation, perçu dans sa continuité et ses scansions.

4. RÉORIENTATION MICROGÉNÉTIQUE

Les éléments rassemblés jusqu‟ici nous conduisent à identifier – dans un premier temps – le problème de l‟expression à celui de la constitution d‟un champ de formes, pensé dans un cadre rigoureusement continuiste et dynami-ciste, accueillant l‟homogène tout aussi bien que l‟hétérogène. L‟objectif est d‟abord de présenter une structure très générique, et non de prendre position sur un certain nombre de dimensions distinctives, dont d‟autres approches font un préalable pour une théorie de l‟expression.

S‟agissant ainsi de la distinction entre perception et action, on conçoit bien qu‟il reste intuitif de présenter l‟expression comme l‟action de produire une forme ou manifestation perceptible. Mais comme nous ne l‟avons déjà que trop dit, la distinction entre deux moments ou deux modalités générales n‟est pas

26 Cadiot & Visetti, 2001; Rosenthal, 2004a, b ; Visetti, 2004a, b; Visetti & Cadiot, 2000, 2006.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 203

toujours viable, ou pertinente. Cela se traduit de multiples façons, que la phé-noménologie a largement anticipées, et qui se trouvent à présent de mieux en mieux attestées (Petit, 2003a,b ; Berthoz & Petit, 2006). La relation entre perception et action y prend d‟abord la forme d‟une co-constitution, et non celle d‟une corrélation entre des modalités séparément identifiables. Les champs perceptifs présentent certes des caractéristiques modales propres : mais celles-ci apparaissent comme le résultat d‟une activité constituante. De son côté l‟action ne se déploie pas sans un régime de perceptibilité propre, qu‟il s‟agisse de soi ou d‟autrui.

Ces considérations valent tout autant au plan plus spécifique d‟une sémiose, et ne font que se radicaliser au moment de différencier plan de l‟expression et plan du contenu : cela qu‟on se situe dans un cadre expressiviste général comme celui que nous avons tracé, ou bien que l‟on se rattache à de nom-breuses traditions linguistiques. La différence entre les deux plans ne se con-çoit qu‟au sein d‟une structure de co-génération. Plus encore, la tendance est d‟y voir une structure en miroir : sans que cela implique nécessairement un isomorphisme, perception ou action, en tant que contenus signifiés, relèvent organiquement des mêmes modèles que la perception et la production des formes signifiantes. Et la sémiose apparaît, indistinctement, comme une action et comme l‟objet d‟une perception, dont l‟organisation sur chacun de ces deux versants ne se développe que par l‟évocation concomitante de ce qu‟elle peut être sur l‟autre27.

En même temps, ces homologies (entre perception et action, expression et contenu) doivent apparaître comme le résultat d‟une co-différenciation, qui maintient organiquement les plans, ou les modalités concernées, dans un état de dépendance et d‟anticipation réciproques. On ne pourra ainsi décrire cor-rectement un champ perceptif sans que les formes distinguées ne portent trace et anticipation des actions (ou à tout le moins des attitudes) qui les ont pro-duites et qu‟elles suscitent, et sans lesquelles elles ne sauraient être perçues comme elles le sont.

Nous ne traiterons pas non plus d‟autres oppositions, telles que intériorité vs. extériorité, caché vs. manifeste, ou encore corps propre vs. monde naturel28, que l‟on trouve avancées chez certains auteurs comme des distinctions prélimi-naires, vis-à-vis desquelles il conviendrait de situer d‟emblée tout phénomène expressif. Tout ce qui nous importe est de pouvoir retrouver ces distinctions dans un second temps, sans préjuger de la façon dont elles se redistribueront en fonction de la problématique et du type de phénomènes.

Certaines conceptions voient systématiquement le mouvement expressif comme un passage de l‟indéterminé au déterminé, ou encore comme une sortie du caché vers le manifeste. Ces conceptions tendent à provoquer un rétrécis-sement du regard sur une seule dimension de l‟expression ; elles se trouvent

27 Référence obligée ici aux théories articulatoires de la reconnaissance de la parole, connues

notamment à partir des travaux de Liberman – en réalité plus anciennes. Référence également à la

notion plus récente de neurone-miroir issue des travaux de Rizzolati (dans un registre praxéologique-

perceptif général), ou de Fadiga (pour ce qui est de la perception de la parole). Notons toutefois que

beaucoup de ces travaux reconduisent plus ou moins explicitement une césure anatomo-fonctionnelle

entre perception et action, alors même que leurs auteurs semblent chercher à promouvoir une vision

plus interactionniste, dont la logique devrait conduire à envisager des « états » ou modalités moins

différenciés. 28 Sur cette dernière paire, cf. Fontanille (2003, pp. 33-36).

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ensuite contraintes de donner de la substance à l‟indéterminé ou au caché, au point de lui subordonner tout le procès (à titre de potentiel pré-formé). Nous nous inscrivons en faux contre ces approches, et pas seulement pour la sé-miose : ainsi, comme on l‟a vu plus haut en discutant la position de Taylor, l‟action exprime bien le désir, mais non comme une puissance cachée déjà positionnée en amont ; désir et action se déterminent et se manifestent en-semble tout au long.

Microgenèse et champ thématique

Quels sont alors les ingrédients nécessaires d‟un modèle microgénétique de constitution de champ, qui soit compatible avec une conception gestaltiste du déploiement des formes ? Très schématiquement, on distinguera d‟abord une méréologie et une microgenèse gestaltistes minimalement représentées par les points suivants :

rapports tout-partie : détermination réciproque, partie comme lieu différen-cié dans un procès global (individuation, pas d‟unité primitive) ;

fluctuations / modulations continues des formes, en même temps que délimitations par discontinuités ;

présence d‟un substrat continu : toute discrétisation en est constitutivement tributaire ;

temps de constitution (intégration, stabilisation, présentation par enchaîne-ment d‟esquisses) impliquant une structure non ponctuelle du Présent (« épais ») ;

prévalence de l‟organisation par figures se détachant sur un fond ;

transposition fond/forme : (i) l‟actualité des formes consiste en l‟effet localement manifeste de « schèmes » dynamiques relationnels, actifs dans une région plus englobante du champ, où ils contribuent à la répartition fi-gures/fonds ; (ii) des conditions plus englobantes encore les rendent opé-ratoires, à titre d‟émergences récurrentes, dans une variété indéfinie de milieux.

Une part significative de ces notions s‟est vue mathématisée – cela depuis Köhler – à travers tout l‟appareillage des systèmes dynamiques et de la géo-métrie différentielle : les concepts-clés étant alors ceux de stabilisation (tran-sitoire), et de délimitation par repérages de discontinuités (plus généralement de singularités). Au total, on dispose avec cette première liste d‟une version minimale d‟une méréologie et d‟une microgenèse des champs de formes, héritée de la Gestalt berlinoise. Il nous faut maintenant y ajouter des éléments plus caractéristiquement microgénétiques.

Pour embrasser en effet dans un même modèle tout le spectre de l‟expression, depuis l‟expression originaire (que l‟on pourrait déjà passable-ment capter, sur son versant perceptif, dans un cadre simplement gestaltiste) jusqu‟à l‟expression sémiotique, il apparaît nécessaire d‟enrichir la dynamique d‟individuation des formes, de façon à pouvoir y inscrire l‟organisation propre à une dynamique de thématisation. Il faut impérativement diversifier et singu-lariser la structure attentionnelle opérant au cœur du phénomène percep-tif/expressif, de sorte que l‟on puisse jouer sur différentes phases des dynamiques de constitution, développer une conscience de la variation et de la réexpression possibles, et ainsi distinguer plan de l‟expression et plan du contenu. Il faut, en somme, que tout le procès d‟expression soit thématisable comme tel. À partir de là sa conformité aux normes peut s‟apprécier, et réci-

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 205

proquement les normes se former, en prise différenciée avec lesdites phases de thématisation. Cette sanction réciproque, qui se conçoit d‟abord comme stylis-tique, représente, avant même la fonction métalinguistique retenue par Jakobson, un aspect de la thématisation du phénomène de l‟expression29.

Remarque. Si l‟on voulait reprendre ces observations dans une perspective évolutionniste, il faudrait donc, pour accéder à une dimension véritablement sé-miotique (instituée, avec exigence de reprise et de réponse), que s‟opère d‟abord ou en même temps une thématisation du phénomène de l‟expression, qui en fasse un phénomène distinct des autres manifestations comportementales, lesquelles sont pourtant déjà expressives à leur façon. Est expression en ce sens, non pas le symp-tôme d‟un état intérieur, ou la simple poursuite d‟un résultat extérieur (ce qu‟est pourtant toujours, en même temps, une expression), mais la manifestation que quelque chose se produit de l’intérieur même de l’événement expressif, et en raison de lui. Pour cela il faut que le rapport de l‟expression à l‟exprimé devienne partici-pation à une même structure, symbolisation de l‟intérieur par l‟extérieur au sein de cette structure commune qui les co-définit ; que cette opération s‟accompagne par essence de la possibilité de variations expressives autour du même thème ; et enfin, que la même structure puisse se répéter, c‟est-à-dire s‟intégrer à une indéfinité de moments expressifs, et manifester par là leur parenté structurelle. Ainsi, à ces conditions, l‟expression dépasse nécessairement le simple moment de son extério-risation, pour se connecter à un au-delà expressif, vers lequel une autre expression pourra toujours se diriger. Loin de se réduire à la spontanéité de son mouvement, qui reste pourtant inentamée, une telle expression découvre au sujet un hors-soi qui le retient et l‟engage à distance : elle va donc vers l‟institution d‟une égalité de principe entre production et réception, chaque moment anticipant sur le suivant, qui le réexprime. De cette façon se met en place une structure plus ouvertement contextuelle et différentielle, au terme de laquelle le sens d‟une expression ne se découvre que dans son rapport à d‟autres (qu‟elle présuppose, qui la contestent, la rectifient, la confirment).

Notre modèle du champ thématique s‟inscrit bien sûr dans la suite du dy-namicisme gestaltiste, radicalisé par les conceptions morphogénétiques de R. Thom, conforté ensuite par le développement des modèles de systèmes com-plexes. Cette première couche se trouve rectifiée et enrichie par des thèmes propres à la microgenèse. S‟y ajoute enfin une lecture de la théorie thématique du champ de conscience par A. Gurwitsch. Mais de tout cela nous ne voulons retenir ici qu‟une épure formelle, détachée des contextes phéno-psychologiques ou linguistiques où nous avons originellement travaillé ces questions. Autant que possible, on fera abstraction de toute considération processuelle, générative ou causale, cela quand bien même la dimension temporelle serait définitoire pour chaque aspect du modèle.

Si le concept de champ thématique reste pour nous fondamentalement soli-daire de celui d‟ordre par stabilisation, il se présente en même temps comme une diversification de cet ordre. Il comporte, de façon essentielle, une diversité de niveaux de stabilisation (quel que soit le sens que l‟on entende donner à ce terme), dont la fonction ne consiste pas nécessairement à scander une montée

29 Ces remarques restent valables dès qu‟une dimension proprement sémiotique est en cause,

indépendamment de toute question d‟expressivité. Pour que l‟instrument, par exemple, devienne outil,

c‟est-à-dire signe d‟instrumentalité, il faut bien qu‟il puisse être thématisé à son tour, et donc être

mobilisé dans toutes les phases des thématisations, aussi bien comme prothèse oubliée-intégrée

(zuhanden) que comme objet plus ou moins détaché et mis à distance (vorhanden).

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vers des niveaux plus stables faisant fonction de cible. L‟image la plus adé-quate dans ce cas est bien celle de phases composant ensemble un milieu matériel où elles se co-différencient, et connaissent des interactions et des transitions. Il s‟agit donc de modes d‟organisation hétérogènes, susceptibles d‟une indexation spatio-temporelle évolutive. Insistons sur la continuité du milieu, ainsi que sur la notion corrélée de discontinuité (excluant toute saisie autonome de niveaux discrets).

Dans le cadre par exemple d‟une description de l‟expérience orientée par l‟objectif d‟une reconstruction scientifique, on pourra rechercher les indices de l‟activité de phases « précoces », occultées ou non par d‟autres phases « fi-nales », et qui se manifesteraient de façon écliptique ou diffuse (comme dans les expériences de présentation subliminale avec masquage). Une heuristique fondamentale consiste à rapprocher génériquement ces impressions brèves et évanescentes, d‟autres liées à la perception flottante, non thématique, de for-mations étales (soubassements rythmiques, textures, ambiances, engageant des saisies duratives-imperfectives). Une contrepartie théorique possible consiste à considérer les premières comme des versions compactes et coalescentes des secondes.

Il est alors possible de retravailler solidairement tout un ensemble de des-criptions phénoménologiques et de principes gestaltistes.

Les synesthésies, par exemple, sont souvent présentées comme un phéno-mène de communication intermodale, de l‟ordre de la suggestion (comme celle de la froideur ou de la dureté, dans la vision du verre ou du métal), de la corré-lation (entre sons et couleurs), voire de l‟identification (des lettres et des cou-leurs, chez certains sujets). Il convient cependant de prendre en compte des formes plus originaires et fusionnelles de synesthésie, où la distinction entre modalités sensorielles ne serait pas encore acquise. « Le rouge déchire, le jaune est piquant » disait un patient de Goldstein. Et par là il faut entendre tout autant que la déchirure est rouge, et que ni le jaune ni le piquant ne s‟identifient de façon indépendante. On peut y voir comme des états du champ dans lequel la liberté de thématiser à part chaque dimension serait (pathologiquement) blo-quée. De façon comparable les sujets (sains) de Werner ressentent dans cer-taines conditions d‟éclairage l‟apparition des couleurs comme des sensations corporelles (au niveau du torse, ou des mâchoires), qui se propagent ensuite seulement dans le domaine visuel. Toutes ces manifestations peuvent être considérées comme le symptôme d‟une organisation intersensorielle du champ perceptif, dans laquelle la différenciation qualitative des impressions est à rapporter à un certain état de différenciation des phases concernées.

Bien au-delà du cas des synesthésies au sens étroit, on peut faire valoir des considérations analogues à propos de l‟interaction entre différents plans sé-miotiques (dont chacun est déjà peut-être intermodal). Postures, gestes co-verbaux, intonations, et modalités énonciatives, peuvent certes être objectivés séparément. Mais on aura tout intérêt à conserver l‟hypothèse de phases moins différenciées, donnant ainsi consistance à des « gestes » ou « points de crois-sance » (growth points, selon l‟expression de McNeill) n‟appartenant en propre à aucun de ces plans, et auxquels il sera possible de rapporter la singularité des événements recueillis sur tous, en tant qu‟ils sont en résonance les uns avec les autres. De même, en théorisant une sémiose particulière (par ex. linguistique), on pourra trouver avantage à donner consistance à un type non domanial de généricité (motifs, dans la terminologie de Cadiot & Visetti, 2001), corrélatif

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 207

d‟une transposabilité originaire des formes, qui ne se réduit pas à une afférence ou transformation d‟un champ constitué à un autre.

À travers ces exemples, se dessine une façon de qualifier la différence des phases du champ. Certaines, moins différenciées et/ou moins stabilisées, com-parées à d‟autres plus facilement accessibles et prégnantes dans les conditions ordinaires de thématisation (en référence aux objectifs de telle pratique éta-blie), se voient attribuer, à la faveur d‟une inversion de perspective, un rôle-pivot de couplage, de lieu de croissance ou de décroissance de singularités, ou encore de niveau générique intervenant dans la transposition des champs, en deçà ou au delà de la répartition entre figures et fonds.

Déjà tributaire, de cette façon, de phases d‟organisation distinctes, la structure figure/fond doit être encore complexifiée, pour devenir proprement thème et champ thématique. Dégagée au début du siècle précédent, à partir de champs visuels composés d‟images planes et de fonds uniformes, la structure figure/fond ne représente en effet qu‟une épure très réduite, statique et mono-dimensionnelle. Gurwitsch (1957) a proposé une articulation universelle du champ de conscience en thème, champ thématique et marge – ce dernier terme englobant des aspects fluctuants et mal définis (les franges, inspirées de W. James), en même temps qu‟un ensemble de dimensions et d‟activités, plus ou moins attenantes à la constitution du thème, mais n‟en faisant pas partie. La théorie de Gurwitsch privilégie ainsi dans la thématisation le versant formes et contenus, et devrait certainement être rééquilibrée, de façon à mieux différen-cier l‟action suivant ses modalités attentionnelles, et lui reconnaître d‟autres rôles que celui de soutenir le procès thématique du moment30. Quoi qu‟il en soit, nous en rappellerons plusieurs idées fondamentales : le contexte ou la relevance, définissant les ordres thématiques (idéalisés comme des ensembles de parcours thématiques possibles, organisant l‟attention dans le moment présent) ; le parcours de thématisation lui-même consistant en une série de modifications du champ, dont Gurwitsch a cherché à décliner des figures génériques (élargissement, prise de détail, éloignement/ rapprochements, transposition sur d‟autres fonds, restructuration, détachement, synthèse glo-bale…) ; les thèmes, identifiés aux réseaux de transformations qui les consti-tuent et les affectent ; enfin les horizons, ensembles de perspectives non nécessairement saillantes ou explicites, étant donné le profil sous lequel le thème apparaît dans le moment, mais caractéristiques du sens idiosyncrasique d‟une visée, comme de l‟inscription du thème dans tel ou tel ordre thématique éprouvé (ainsi les horizons d‟un bâtiment seront différents selon qu‟on le voit comme habitation, obstacle ou architecture).

On en tirera l‟image simple suivante : une organisation thématique, en tant que parcours, donne lieu à des anticipations génériques, liées ou non à un ordre thématique particulier ; certaines de ces anticipations se conçoivent comme des formes génériques de modulation régionale du champ, se profilant éventuelle-ment en méréologies ou en séquences ; d‟autres anticipations sont repliées dans la structure du thème, sous forme d‟horizons plus ou moins implicites, esquis-sés dans le moment ; ces horizons, sans déterminer les modifications du champ à venir, n‟en fournissent pas moins des directions qu‟elles peuvent exploiter ; l‟identité d‟un thème se conçoit alors comme une forme continue et cohésive d‟évolution de ces divers ordres d‟anticipations.

30 En jouant par exemple sur une différenciation entre activité, action et acte (cf. Rastier, 2001). Voir

aussi la théorie sémio-logique du cours d’action, telle qu‟élaborée par J. Theureau (1992).

208 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

D‟un point de vue plus génétique, champ et parcours paraissent constitués par la mise en œuvre et la réélaboration permanente d‟anticipations qui n‟ont pas le caractère d‟un programme ou d‟une prédiction. Le rapport entre antici-pations locales (horizons en tant qu‟esquisses ou profils), et anticipations globales (horizons comme macrostructures), est en effet d‟abord un rapport de co-génération et de résonance harmonique, semblable en cela à un cercle herméneutique. Le global anticipe sur le local, mais réciproquement le local qui s‟individue en lui anticipe sur l‟articulation à venir du global. Sous le nom d‟anticipation, par conséquent, on ne renvoie pas à des composantes pré-ob-jectivées, mais à des modalités récurrentes dans les dynamiques de constitution – à des « ressources » si l‟on veut, disponibles dans une indéfinité de champs. Ainsi l‟activité sémiotique se présente comme un processus de croissance et de différenciation de formes thématisées au sein d‟anticipations qui « cadrent et donnent accès ». Elle implique d‟élaborer ces anticipations dans les divers états de phases intervenant dans la microgenèse, jusques éventuellement sous la forme détachée qu‟elles prennent dans le moment de l‟évaluation ou de la sanction.

Dans la mesure où ces considérations ne porteraient que sur un ordre de thématisation bien cerné (pratique, théorique, technique – manipulant un en-semble restreint de domaines), elles pourraient ne concerner que des phases d‟organisation stables, et régulièrement articulées. Mais on peut les prolonger à d‟autres phases, présentant des motifs moins stables, plus diffus, ou coales-cents, motifs locaux ou étalés, transposables à une indéfinité d‟ordres théma-tiques, et régulés par d‟autres types d‟anticipations génériques (ainsi qu‟il apparaît dans l‟analyse lexicale et textuelle, par exemple).

Lorsque dans le jeu des anticipations, on s‟intéresse aux parcours allant du général au particulier, ainsi qu‟à la discrimination entre parcours, on rejoint l‟idée de catégorisation. Celle-ci, conformément à la philosophie générale de notre modèle, doit être repensée dans la perspective d‟une différenciation suivant les phases. Plus précisément, la conception holiste d‟une caractérisation commençant par la saisie d‟une physionomie globale avant que de se reporter sur des discriminations locales, doit se redistribuer suivant les phases. Si deux phases se distinguent suffisamment, on conçoit que les dynamiques de catégo-risation relèvent dans chacune de principes différents. On ne peut les aligner au sein d‟une dynamique homogène, mais seulement tracer entre elles d‟autres sortes de couplages : facilitation, motivation, ou plus simplement premier repérage, pré-conditionnement.

Soulignons également que catégoriser, par exemple une unité paraissant dans le champ, signifie toujours catégoriser, non un item détaché, mais une unité-située-dans-un-entour, promue, par le fait-même, en point focal de cet entour. La catégorie imputée n‟est donc pas une propriété de l‟unité conçue en isolation. Elle n‟épuise pas davantage l‟identité de l‟unité, mais est plutôt une façon de la caractériser plus avant au sein d‟un parcours thématique déjà en-gagé, de la distinguer et de la doter d‟un horizon, suivant une certaine perspec-tive ou orientation structurante31.

En résumé, nous avons décrit ici les linéaments d‟une conception microgé-nétique du champ thématique, qui repose sur le principe d‟une co-différencia-

31 On trouve par exemple dans la Radical Construction Grammar (Croft, 2001) une tentative de mettre

en œuvre des principes comparables pour définir les catégories lexico-syntaxiques.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 209

tion de phases distinctives. L‟intuition est celle d‟une organisation hétérogène, dont les phases peuvent être différemment caractérisées, suivant les objectifs de la recherche. S‟il s‟agit de modélisation effective, on rejoint les modèles physico-mathématiques de systèmes complexes, avec leurs critères propres de discrimination : phases d‟organisation dans un milieu (comme dans les réseaux de Hopfield), types d‟instabilité, types d‟attracteur (ex. chaotiques), parcours de stabilisation. Si l‟approche est développementale, on pourra reconstruire d‟éventuels « stades » comme des compositions de phases dotées de qualités propres. Dans les études de psychologie de la perception, ou en linguistique, on a affaire directement à des questions de forme et de sens : les phases se com-prendront comme des « moments » coexistants, ou des « strates » de constitu-tion, déployant des anticipations génériques d‟un certain type ; elles pourront aussi représenter des « niveaux » de catégorisation, dont chacun sous-tend des modes propres de reconnaissance et de mémorisation.

Modèles de l’actualisation

Cette conception générale, et en même temps déjà réduite, du champ thé-matique, offre un cadre propice pour l‟élaboration de modèles et de pensées de l‟expression. Sa prédisposition pour une certaine forme de pensée mathéma-tique des champs (via les systèmes dynamiques) la rattache aux modèles de l’actualisation décrits par Salanskis (2000, pp. 32-44). Et l‟on peut bien dire avec lui que ces modèles, caractéristiques de la physique moderne (post-gali-léenne) se situent dans un rapport de « prolongation réfutatrice avec la „science‟ aristotélicienne ». Sans plus se préoccuper en effet de traduire des catégories aristotéliciennes et scolastiques, ces modèles n‟en permettent pas moins de jouer avec une même tradition de questions et d‟intuitions.

Préoccupé avant tout par le vivant, Aristote considère tout changement comme spontanéité et finalité. Comprendre le mouvement, c‟est savoir où il va : là où le changement, ayant atteint ses fins, cessera. Galilée écarte la fina-lité, remplace la spontanéité par l‟inertie, et conçoit le mouvement comme déplacement local dans un espace. La rupture est profonde, et pourtant l‟on retrouve, dans la physique post-galiléenne, la trace toujours active des problé-matiques aristotéliciennes de la puissance et de l‟acte, de la causalité motrice, finale, ou formelle. La causalité motrice s‟épure dans le concept de champ de vecteurs – qui ne renvoie plus nécessairement à quelque causalité que ce soit, mais juste au sens possible d‟une évolution. La causalité finale cède la place aux principes téléonomiques d‟optimisation ou de minimisation d‟une fonc-tionnelle définie sur l‟ensemble des trajectoires possibles. Cette perspective, qui conserve quelque chose encore de l‟ancienne idée d‟une entéléchie, i.e. d‟un état achevé définissant asymptotiquement la cible de l‟actualisation (idée encore rémanente dans certains modèles évolutionnistes), se voit ensuite elle-même abandonnée, au profit de dynamiques atéliques, aux résultats toujours transitoires, bordées seulement par des contraintes de viabilité. Quant à la causalité formelle, elle se retrouve sous la forme d‟espaces de formes et de transformations virtuelles, dont seules certaines pourront être actualisées (par ex., selon le critère qu‟elles sont les seules à pouvoir se stabiliser dans un temps formel, qui n‟est pas nécessairement celui de la physique ou de l‟histoire). On n‟y recherche plus l‟image d‟une détermination causale effec-tive ou efficace, mais seulement celle d‟un repérage du possible ou de

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l‟impossible, éventuellement indexés – plutôt qu‟identifiés – par des paramètres spatio-temporels32.

Initialement physicienne, cette pensée mathématique de l‟actualisation a une portée bien plus large. Comme le dit Salanskis (p. 39) : « C‟est à beaucoup d‟égard ce que René Thom a rendu clair pour la communauté scientifique en concevant et en exposant sa „théorie des catastrophes‟. On peut imaginer, en effet, que toute acquisition de qualités par une entité substrat „résulte‟ d‟une actualisation de ce type […] René Thom y a vu le moyen de „mathématiser‟ a priori l‟immense diversité des processus d‟organisation de champs, de structu-ration, de différenciation, de catégorisation (diversité que le structuralisme, justement, mettait au programme de ses descriptions) ».

Salanskis observe que ce « modèle de l‟actualisation » ne constitue pas comme tel un modèle de l‟action. S‟il offre toute possibilité d‟imager une continuité entre impulsion et résultat (et surtout de figurer leur co-existence structurelle dans chaque moment), il ne représente pas par lui-même un com-portement imputable à un agent qui s‟y verrait impliqué. La remarque s‟applique bien entendu à notre cas, tout comme elle s‟appliquerait à n‟importe quel modèle de champ et de forme – cela quand bien même on s‟attacherait à y distinguer perception et action, ou à refléter des distinctions phénoménolo-giques entre intériorité et extériorité, caché et manifeste, tacite et explicite.

Ce qui paraît en tout cas fondamental dans la perspective ouverte par R. Thom, c‟est la possibilité d‟aborder le problème de l‟actualisation dans un esprit aussi bien naturaliste que culturaliste, le concept mathématisé de forme, dynamiquement repris dans celui de morphogenèse, se prêtant au même style d‟objectivation d‟une extrémité à l‟autre du spectre33. Bien que Thom ait tou-jours voulu inscrire son travail dans le cadre d‟une philosophie déterministe de la nature, ses modèles ont connu leur plus grand impact dans les domaines où la recherche avait rompu avec la perspective causale et quantitative – cela tout

32 Cf. Visetti, 2004c. Nous reviendrons sur la paire puissance/acte dans la section suivante. On ne

soulignera jamais assez à quel point toute réflexion sur l‟actualisation est vaine dès le moment qu‟elle

ne prend pas la mesure de ce qui s‟est inauguré avec la mathématisation. L‟objectivation, par la

médiation d‟une sémiose mathématicienne, a pu se substituer à la pensée de l‟ontologie – sans

nécessairement rompre tout lien avec elle. L‟imaginaire de la puissance et de l‟acte, définitoire du

mouvement chez Aristote (« l‟acte de ce qui est en puissance en tant que puissance »), s‟est fondu dans

le calcul différentiel et intégral. S‟est instituée alors une complète réciprocité de perspectives, et une

dialectique opératoire de co-constitution : la vitesse, en effet, se définit comme la dérivée du

mouvement du mobile sur sa trajectoire (différenciation), tandis que réciproquement le mouvement

s‟obtient comme intégrale d‟un champ de vitesses (intégration). 33 Thom a proposé en effet de comprendre la croissance et la différenciation des organismes, et plus

généralement toute morphogenèse, comme un processus de stabilisation progressive d‟une dynamique

initiale, originairement instable, qui définit le noyau identitaire du processus morphogénétique étudié.

Une morphogenèse, dans quelque domaine qu‟elle se présente, correspond à l‟évolution d‟une

dynamique régulatrice, en général dans le sens d‟une diminution de son degré d‟instabilité, que la

théorie définit également pour une certaine gamme d‟exemples. Le modèle peut être complexifié en

représentant la morphologie étudiée comme le déploiement simultané d‟une famille de variantes plus ou

moins stabilisées de la dynamique instable tenant lieu de germe central, chacune de ces variantes

régulant une portion seulement de l‟espace occupé par la morphologie. Le domaine morphologique

entier se présente alors partitionné en régions connexes, chacune d‟entre elles correspondant à des

dynamiques régulatrices de type qualitatif constant. Modéliser les morphologies, c‟est donc de toute

manière explorer l‟ensemble des stabilisations d‟une famille restreinte de germes instables donnés au

départ. Pour plus de détails, et une discussion dans le cadre des sciences cognitives, ou du langage, cf.

Rosenthal & Visetti, 1999, 2003 ; Cadiot & Visetti, 2001 ; Visetti, 2004c.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 211

particulièrement en sciences humaines. Objectiver le qualitatif, donner forme à l‟événement, en décliner les formes génériques, notamment dans un esprit de dépassement conservateur des approches structuralistes, tel est apparu le nou-veau programme dynamiciste, élaboré ensuite par J. Petitot, ou encore, dans un esprit parfois cassirerien, par W. Wildgen.

On y a vu, à juste titre, une conciliation de la Gestalt avec de nouvelles perspectives développementales ou émergentistes, si importantes pour la biolo-gie, la psychologie, ou les sciences sociales. Et l‟on peut considérer qu‟une même visée se retrouve à présent dans le vaste ensemble de modélisations connu sous le nom de systèmes complexes. Une série de progrès remarquables enregistrés sur les trois dernières décennies a conduit en effet des physiciens, des mathématiciens, des biologistes, des informaticiens, des modélisateurs en sciences cognitives et sociales, à poser les bases d‟un cadre d‟objectivation transversal à leurs diverses disciplines, et dans lequel les questions de stabilité et d‟instabilité, d‟invariant et de variation, de régulation et de viabilité peuvent être repensées, à défaut de pouvoir toujours donner lieu à modélisation effec-tive. Avec ces recherches, la question des formes peut se poser désormais sans plus se diviser entre ses aspects individuels et collectifs, internes et externes, synchroniques et diachroniques. La multiplicité des niveaux d‟organisation, leur émergence progressive, les causalités circulaires qui les sous-tendent, l‟adaptation des systèmes à un environnement propre, constituent autant de possibilités d‟élaborer le programme gestaltiste, en achevant de le doter de la dynamicité vers laquelle il pointait.

Il n‟en reste pas moins qu‟une certaine ambiguïté fondatrice persiste à tra-vers toutes ces entreprises. S‟agit-il, avec elles, de reconduire une perspective causale, ou du moins générative, sur les phénomènes ? Ou s‟agit-il plutôt de déployer les formes d‟un possible, en revenant à ce qui nous semble être le cœur de la conception thomienne des morphologies comme formes du sens ? Si l‟on est dans ce deuxième cas, la question n‟est pas d‟engendrer causalement des résultats (mécanisme), mais d‟abord d‟expliciter la constitution de l‟apparaître morphologique comme distribution (différenciation et couplage) de microstructures, ou qualités locales, représentées par des systèmes dynamiques variables (dynamicisme formel). Car c‟est dans cette corrélation même que réside le phénomène morphologique, susceptible éventuellement de constituer la cible d‟une explication causale. Quelles que soient donc les réserves que l‟on puisse formuler sur l‟apriorisme de l‟approche thomienne, et sur sa tendance à réduire le praxéologique au morphodynamique, on y reconnaîtra le germe d‟une problématique microgénétique, qui puisse s‟attacher à expliciter les formes génériques d‟un possible contextuel (défini au sein même de l‟actualité où on le perçoit). L‟explication par une générativité cède alors le pas devant la recherche de généricités, comprises elles-mêmes comme champ de formes et dynamicité34.

Pour toutes ces raisons, nous voyons dans une élaboration microgénétique de ces « modèles de l‟actualisation » le moyen d‟aborder dans de meilleures conditions la diversité des niveaux de l‟expression déclinés plus haut. Un certain nombre d‟apories nous paraissent en tout cas faciles à écarter. Un tel modèle, s‟il est convenablement compris, ne présentera pas l‟expression

34 Par là se trouve encore déplacée l‟opposition que Cassirer, par exemple, établissait entre « explication

par la forme » et « explication par la cause » (cf. son article « Le problème de la forme et le problème

de la cause », reproduit dans la Logique des sciences de la culture).

212 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

comme l‟effet d‟une puissance donnée préalablement, ou indépendamment, des activités et formes qui en relèvent. Il l‟approchera simplement comme variété toujours contextualisée des déploiements possibles dans un champ, pris lui-même dans la continuité d‟un flot d‟activité : cette activité se relançant en permanence à partir de ses propres résultats, dont on dira qu‟ils la suscitent, la provoquent, et même l‟instituent. On ne représentera pas non plus l‟expression comme l‟acte de donner forme à quelque chose qui en serait initialement dépourvu : on est toujours en effet dans la modification d‟un champ de formes – possédant certes divers états de phase, ou, si l‟on préfère, présentant divers « états » de la forme ou de l‟organisation.

Cela est d‟autant plus décisif s‟agissant de l‟expression sémiotique, au sens précisément d‟instituée. L‟expression ne consiste pas à passer d‟un état interne, non sémiotiquement organisé, à un plan externe de manifestation, qui serait alors dit proprement sémiotique. Elle ne consiste pas à transformer en signes quelque chose de non sémiotiquement organisé. Elle ne sera pas davantage l‟effet d‟un programme interne préexistant à l‟histoire et à l‟actualité toujours renouvelée de ses « résultats ». Mais, repartant toujours de phases co-existantes au sein du champ sémiotique (de divers « états du signe », si l‟on veut), l‟expression, envisagée comme une action, consistera à modifier, recomposer, ce champ à la fois hétérogène et sémiotisé de part en part.

En valorisant ainsi une notion de phase transversale à la distinction entre sensible et intelligible (aussi bien qu‟à celle d‟un plan de l‟expression et d‟un plan du contenu), on rompt avec la vision problématique d‟une sémiose qui consisterait à passer d‟un premier plan à un second, – en allant par exemple du sensible à l‟intelligible. La question n‟est plus, en effet, de traduire des « va-lences » sensibles en « valeurs » intelligibles35, par l‟opération d‟un jugement empruntant les voies d‟une architecture d‟inspiration kantienne (reliant l‟intuition à l‟entendement à travers le schématisme, pour délivrer les trois synthèses de l‟appréhension, de la reproduction et de la recognition). Sans exclure de trouver des décalages temporels et fonctionnels qui confèrent une certaine validité à ce type de reconstruction, on en subordonnera l‟examen à une première élaboration en terme de phases d‟organisation transversales, en lesquelles sensible et intelligible, valences et valeurs, et bien sûr contenu et expression, se co-différencient dans une même actualité expressive36.

Ces remarques valent tout autant pour les théories d‟inspiration phénomé-nologique. Ainsi « l‟antécédence » de l‟exprimant Y sur l‟exprimé X, dont C. Taylor fait une marque de l‟expression au sens fort (cf. supra, section 2), se comprendra, non comme une succession, ou une dissociation, mais comme un décalage (y compris éventuellement en termes de phases), d‟un Y et d‟un X qui se différencient de façon solidaire : Y finissant éventuellement plus vite de croître, pour se résorber dans un X retenu par le procès de thématisation (en même temps peut-être que s‟amorce la suite du mouvement expressif).

S‟agissant enfin du problème de la reprise, nous dirons qu‟elle ne se com-prend qu‟à la condition « d‟accrocher » la perception à un certain niveau de généricité, solidairement évoqué. Or, en termes de théorie des formes, la géné-

35 Nous reprenons la paire valence / valeur à l‟exposé de Fontanille (2003). 36 Et quand bien même on retrouverait entre ces instances une structure d‟enchaînement, analogue à

celle des vulgates kantiennes, on n‟oubliera pas qu‟une éventuelle précession, par exemple du sensible

sur l‟intelligible – si on pouvait les distinguer –, proviendrait d‟une histoire antécédente de

thématisations, donc de sémioses, devenues invétérées.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 213

ricité se redéfinit comme une transposabilité, qui s‟oppose radicalement au schéma de l‟instanciation ou de la paramétrisation de quelque entité univo-quement définie, et qu‟on aurait extraite du flot expressif pour l‟autonomiser. Dans notre modèle, la transposabilité se comprend, non à partir d‟une forme déjà fixée, mais à partir d‟une variété intrinsèquement fluctuante de structures multi-phases plus ou moins différenciées37. Chaque événement expressif en-gage des modifications de la structure « dispositionnelle » du champ, en sorte que cette variété des possibles évolue, se redifférencie elle-même. Ne serait-ce que pour cette raison, la reprise ne se trouve pas nécessairement indexée sur tel ou tel événement antérieurement attesté38.

5. MODALITÉS, REPRISES ET ANTICIPATIONS

Penser l‟apport d‟une approche expressiviste aux modèles de la sémiose ne se peut sans traiter des modalités, et des régimes de la reprise. C‟est l‟objet de cette dernière partie, qui propose également quelques réflexions sur la notion d‟anticipation. Par commodité, nous procèderons par série de points.

Modalités et sémiose

Comme le remarque J. Fontanille (2003, pp. 67-68), toutes les théories du langage doivent se doter de « niveaux épistémologiques qui sont définis comme les modes d’existence des grandeurs sémiotiques », ou, si l‟on préfère, comme leurs modalités d‟existence

39. Et le parleur ordinaire se trouve ici dans

la même situation que le linguiste : « les énonciations concrètes exploitent elles aussi ces modes d‟existence : tout se passe comme si elles reproduisaient, dans le discours, les „niveaux d‟existence‟ nécessaires à la théorie. La question épistémologique du statut des grandeurs linguistiques et sémiotiques devient alors, dans les discours concrets, une question méthodologique, celle des modulations de la présence de ces grandeurs en discours. Ainsi la litote (Je ne te hais point) joue-t-elle sur deux modes de présence : un contenu dont la présence est réelle – l‟énoncé négatif – et un contenu dont la présence est potentielle – l‟énoncé positif sous-jacent, Je t’aime – ». Pour diverses raisons, parmi lesquelles celle d‟éviter une démultiplication des types de signes, comme chez Peirce, Fontanille propose « d‟affecter la distinction des modes d‟existence à une et une seule catégorie : celle de la présence. Ainsi les modes d‟existence de la signification (question générale d‟épistémologie) deviennent des modes d‟existence dans le discours, des modalités de la présence en dis-cours (question de méthode et d‟analyse) ».

37 La structure figure/fond, si importante qu‟elle soit, n‟en est qu‟une dimension, corrélée à un certain

niveau de profilage. 38 C‟est d‟une certaine façon ce qu‟ont illustré les modèles connexionnistes, et plus largement

adaptatifs : la possibilité de reprises conditionnées par une série d‟occurrences, dont plus aucune n‟est

mémorisée comme telle. Possibilité terriblement limitée en même temps, puisqu‟une notion plus large

de reprise, conçue comme co-évocation de formes-ressources (notamment de variantes, actives sous la

modalité du possible, et non pas seulement au titre de complétions nécessaires), n‟y a jamais reçu de

traitement satisfaisant. 39 Modalités que Fontanille décline ainsi, selon les auteurs : Saussure : langue virtuelle vs. parole

actuelle ; Guillaume : langue virtuelle, effectuation actuelle, discours réalisé ; Hjelmslev : réalisable

(système), réalisé (procès) ; Greimas : virtualité (système), actualité (déploiement sémio-narratif),

réalisation (discours) ; Peirce : virtuel (tous les possibles d‟un langage), actuel (faits réalisés, ancrage

situationnel), potentiel (lois, règles, usages programmant l‟existence). Fontanille opte lui-même pour

une structure quadrimodale : virtualisé, actualisé, réalisé, potentialisé.

214 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

Par voie de conséquence, toutes les modalités, coutumières de la métaphy-sique, qui disent le nécessaire et le possible, se trouvent relativisées au « dis-cours », entité dont l‟actualité reste elle-même équivoque (car elle se situe jusqu‟à plus ample informé entre le dire et le dit).

On peut dans une certaine mesure rapprocher cette position de celle que prend F. Rastier, à partir d‟une réflexion sur l‟énonciation comme parcours de production et d‟interprétation (2003). Rastier ne traite pas directement de la question des modalités, mais revient plutôt aux catégories aristotéliciennes de la puissance et de l‟acte (dunamis, energeia, ergon), pour en constater la per-sistance à travers une procession multiséculaire de montages philosophiques et théoriques, cela jusqu‟en linguistique. Ainsi certains auteurs modernes se rattacheraient plutôt à une conception de la dunamis comme potestas, ou souveraineté, prêtée par exemple à un sujet de l‟énonciation. D‟autres conçoi-vent plutôt la dunamis comme une potentia, ou capacité illimitée, d‟un esprit traité comme une part de la nature (mécanisme génératif à la Chomsky). D‟autres enfin auraient tenté une synthèse cognitive de ces deux conceptions (comme dans la psychomécanique de Guillaume). Par ailleurs, la modernité aurait inversé la hiérarchie antique qui plaçait la perfection de l‟acte, en tant que déterminé et achevé, devant le caractère peu formé, voire amorphe, de la puissance, par définition inachevée. Désormais la puissance précèderait l‟acte, qui ne peut la réaliser qu‟en la limitant, c‟est-à-dire en l‟aliénant. Par un com-plet renversement de la problématique aristotélicienne, la puissance, promue au rang de principe de détermination, et même de génération aux potentialités illimitées, serait devenue le premier objet justiciable d‟une connaissance (sous le nom par exemple de « syntaxe », ou de « signification linguistique »), tandis que l‟acte n‟en serait plus qu‟une réalisation imparfaitement formée, puisque toujours surdéterminée (comme « sens » ou « effet de sens »).

Même si l‟on peut trouver hâtives les caractérisations proposées par Rastier (du reste elles ne sont pas proposées autrement que comme un premier repé-rage), deux raisons se dégagent, qui expliquent la péjoration dont il frappe l‟ensemble de ces approches, entraînant d‟ailleurs avec elles le terme d‟actualisation. D‟une part, la reprise d‟une ontologie dissociée de la puissance et de l‟acte précipite le plus souvent une séparation de la pensée et du langage. L‟énonciation, qui fait passer de l‟une à l‟autre, joue alors sur des „entrées‟ et des „sorties‟ incommensurables – à moins de tailler d‟avance le langage sur le modèle de la pensée. D‟autre part, et cela quand bien même on penserait la puissance et l‟acte comme fondamentalement tributaires de la singularité des langues ou du « langage » (par opposition à d‟autres facultés), l‟image généra-tive et déterminée de la puissance s‟impose, et fait passer les actes pour des réalisations de programmes ou de types, fixés au niveau de la puissance, au lieu que types et occurrences soient considérés comme des co-productions de l‟acte lui même. En somme « l‟actualisation » irait de pair avec une conception hypostasiée, réifiante, d‟un possible dont l‟a priori s‟imposerait à toute reprise qui s‟en recommande.

Pour frayer alors la voie à un modèle pratique et non dualiste de l‟énonciation (c‟est-à-dire qui ne repose pas sur une séparation préalable d‟une puissance et d‟un acte), Rastier annonce vouloir poursuivre « dans la voie, peu fréquentée, jadis ouverte par les Mégariques : la puissance ne préexiste pas à l‟acte, elle en est indissociable et l‟on ne peut l‟en distinguer que par une rationalisation ultérieure. […] Bref, le rapport entre compétence et perfor-mance ne se réduit pas à l‟actualisation d‟une puissance : la langue reste un

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 215

modèle explicatif constitué par les linguistes à partir des régularités indéniables d‟une classe d‟énoncés qu‟ils ont choisis » (op. cit., p.226).

Ainsi le modèle de l‟énonciation proposé par Rastier sera-t-il « plat », comme il le qualifie lui-même, c‟est-à-dire dénué de la fallacieuse épaisseur qui traduit chez d‟autres auteurs, la séparation fondatrice de la puissance et de l‟acte. On obtient alors un diagramme minimal figurant une action, permettant de passer d‟un signe à celui qui le suit40 : action qui se comprend comme une transformation et (dans l‟esprit de l‟auteur, non tant dans son diagramme) une création d‟une objectivité sémiotique qu‟il n‟est pas besoin de considérer comme l‟expression d‟une subjectivité41.

Très affirmative sur la question de la puissance et de l‟acte, la thèse de Rastier n‟avance rien, cependant, sur le traitement philosophique ou linguis-tique des modalités, liées à plus d‟un titre. Elle ne dit rien a fortiori sur la modalisation constitutive de l‟objectivité sémiotique en cause, qui va de pair avec celle des sujets qu‟elle fait vivre. Nous souscrivons, nous aussi, à l‟idée que puissance et acte (pour reprendre cette terminologie) ne se distinguent qu‟à partir d‟une actualité d‟où on les perçoit et les signifie : mais c‟est pour d‟autres raisons, que nous devons d‟abord aux traditions phénoménologiques.

Que l‟ensemble de l‟expérience, à ses pôles subjectifs comme objectifs, soit à retracer à partir de la structure du temps délivrée dans le Présent, voilà bien le message premier de la phénoménologie. On y retrouve un certain écho de la pensée aristotélicienne de la forme, en même temps qu‟une vision de l‟expérience comme activité comportant en son centre une certaine modalité puissantielle (le „je peux‟ invoqué par Husserl, rehaussé par Merleau-Ponty). Mais tous ces thèmes se trouvent profondément réélaborés, une fois rapportés au projet original de rendre compte de l‟expérience comme sens et apparaître à constituer, et non comme rapport à une ontologie prépositionnée. Ainsi le principe hylémorphique aristotélicien, encore reconnaissable dans la distinction husserlienne entre data hylétiques et morphè intentionnelle, se recompose dans l‟idée d‟une corrélation noético-noématique, liant organiquement l‟advenue de

40 Le digramme de Rastier renvoie, semble-t-il, à un imaginaire hybride, à la fois saussurien et peircéen.

Il présente en effet une procession de signes saussuriens (signifiant/signifié), reliés par des flèches,

plutôt évocatrices d‟une sémiose peircéenne : chaque signe amorçant ceux qui le suivent, et valant

comme un interprétant de ceux qui le précèdent. On trouve des diagrammes pareillement hybrides dans

certains articles de Coseriu, pour représenter cette fois un rapport entre signifiés, i.e. la signification

d‟un signe en tant qu‟explicitée par un autre signe (reproduits dans Coseriu, 2001, pp. 250, 315). 41 En réalité, le modèle de Rastier n‟est pas aussi plat que son nom le laisse entendre. Monoplan au

début de l‟article qui le présente, il se différencie en fin de parcours en un ensemble de plans plus ou

moins systématiquement articulés, dont chacun correspond à des niveaux ou modes de caractérisation

de la forme linguistique (on retrouve les départements habituels : phonétique, prosodie, morphologie,

syntaxe, etc., jusqu‟aux contraintes de genre, répartis suivant des gradients système-norme). Mais

l‟auteur ne revient pas à son interrogation philosophique initiale, pour se demander si cette

diversification polysystémique ne devrait pas le conduire à considérer chaque plan comme l‟analogue

d‟une « puissance » alimentée par, et alimentant, l‟activité des autres. Interrogation qui se ferait plus

pressante encore si le modèle s‟élargissait jusqu‟à prendre en compte des couplages avec d‟autres

sémioses, ou plans d‟activité. Mais alors, l‟effet d‟une immanence de l‟activité de langage, créé par la

qualification initialement « plate » du modèle, s‟évanouirait. De façon générale, on observera que le

principe même d‟un couplage ne se comprend pas sans revenir aux modèles de l‟actualisation, évoqués

plus haut.

216 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

l‟eidos au nomos d‟une action42. L‟intentionnalité, initialement centrée sur la visée déterminante des objets, se recomprend comme activité de thématisation, et par là s‟ouvre à la prise en compte de façons d‟être, d‟activités, qui ne sont plus exactement thématisantes. Les dimensions non intentionnalistes de la passivité et de l‟institution, initialement occultées par l‟idée d‟une conscience auto-constituante, conçue selon un modèle égologique, font ensuite retour, à travers la réflexion sur les conditions corporelles, techniques ou sociales de l‟action. D‟où, en définitive, la diversité des approches de la subjectivité dans le corpus de la phénoménologie, certaines tendant à l‟arrimer à une extériorité de nature sémiotique (comme on peut le constater dans de nombreux passages de Merleau-Ponty).

Solidairement – et c‟est là une valeur essentielle de la phénoménologie – il n‟est jamais question, chez les auteurs de filiation husserlienne, de rompre le lien avec une pensée scientifique moderne, qui a pourtant disqualifié l‟expérience subjective, comme illusion, passion, faux savoir, objet inconsis-tant ou impertinent, en même temps qu‟elle se détachait de la tradition aristo-télicienne.

Ainsi pensons-nous qu‟il y aurait quelque amalgame à réduire la pensée de l‟actualisation aux avatars qu‟elle a connu dans les sciences humaines. Ici, l‟enseignement vient plutôt des sciences de la nature, à travers leur option fondamentalement mathématisante, et non pas logique. Passant en effet par les idéalités mathématiques de l‟infini, du continu, de l‟espace, il est devenu possible de construire des modèles éclairants, qui ne dérivent pas simplement d‟un aristotélisme philosophique. D‟où un certain nombre de divergences de principe et de méthode, dont les effets sont sensibles au cœur même des ana-lyses et descriptions.

Un peu de philosophie antique

Le principe de ne pas séparer le possible de l‟actuel se retrouve chez les Mégariques (évoqués par Rastier), aussi bien que dans toute la phénoménolo-gie, dont on peut dire qu‟elle met au premier plan la transformation dans le temps du statut modal des dimensions de l‟expérience (toujours assortie d‟un „je peux‟ constitutif). Les Mégariques, dit Aristote, sont ces philosophes pour qui « il n‟y a puissance que lorsqu‟il y a acte et, lorsqu‟il n‟y a pas acte, il n‟y a pas puissance ». La critique générale qu‟Aristote adresse à une telle philoso-phie est qu‟elle « anéantit mouvement et devenir ». De plus, elle ne reconnaît pas d‟autres modalités logiques que le nécessaire et l‟impossible, si bien que possible, nécessaire et actuel – pris dans son ensemble – ne forment plus qu‟une seule et même modalité

43.

42 Principe hylémorphique épinglé par A. Gurwitsch, qui cherchait à définir autrement la corrélation

noético-noématique, en se référant notamment aux travaux de l‟école gestaltiste de Berlin (Gurwitsch,

1929/1966 ; 1957). 43 Aristote traduit leur thèse dans son langage, les Mégariques ayant utilisé le langage logique de la

possibilité, plutôt que celui ontologique de la puissance. Le plus connu des philosophes de l‟école de

Mégare est Diodore, qui prolonge la tradition éléate et cherche, comme Zénon d'Élée, à nier

dialectiquement l'existence du mouvement. Selon la note que lui consacre l‟Encyclopædia Universalis

(2007), Diodore admet l'existence d'atomes (indivisibles), qui se trouvent en des lieux eux-mêmes

indivisibles ; ces atomes ne pourront donc se mouvoir ni dans le lieu où ils se trouvent (puisqu'ils le

remplissent), ni dans un lieu différent (puisqu'ils n'y sont pas encore). Il n'y a donc pas de mouvement,

mais mutation brusque, succession d'instantanés (ce qui, selon certains potaches grecs, rend

particulièrement difficile de « poursuivre dans la voie ouverte » par de pareils théoriciens). Un même

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 217

Face à cela, Aristote se veut le penseur de la contingence, dans le domaine de la causalité comme dans celui de la logique : la nécessité pour lui est condi-tionnelle, elle suppose la continuité actuelle des causes, des séries causales nouvelles pouvant surgir à tout moment. Il se veut également le penseur du mouvement comme passage et devenir, et c‟est dans ce contexte, non d‟abord dans celui d‟une théorie de la causalité ou de l‟action, qu‟il introduit la distinc-tion entre puissance et acte. Pour Aristote, l‟être est modalement équivoque, puissance et acte y sont co-extensifs, et l‟actuel comprend des possibles qui ne se réalisent pas nécessairement. Les Mégariques, à l‟inverse, auraient défendu l‟unité et l‟entière nécessité de l‟être ; la conséquence paradoxale en est qu‟ils sont amenés à le fragmenter à l‟infini. Comme l‟écrit P. Aubenque :

« Les Mégariques ignorent à la fois le rôle dissociateur du mouve-ment et sa force unifiante : ils ne voient pas qu‟il supplée lui-même par sa continuité, qui rend possible le progrès, à la scission qu‟il in-troduit dans l‟être. C‟est parce que l‟être devient, qu‟il n‟est pas ce qu‟il est, mais c‟est aussi pour devenir ce qu‟il est, qu‟il devient. Fi-nalement, les Mégariques, pour avoir voulu sauver l‟unité [la non équivocité] de l‟être, ont dû le multiplier à l‟infini ; pour n‟avoir pas reconnu la profondeur du monde, ils l‟ont fragmenté en une juxtapo-sition d‟épisodes. Pour éviter l‟ambiguïté, ils sont tombés dans la discontinuité, substituant un pluralisme physique à la pluralité de sens qu‟ils refusaient. Pour avoir voulu que l‟être ne naquît ni ne mourût, ils lui ont refusé le devenir et l‟ont réduit par là à une suc-cession de morts et de renaissances. Pour avoir voulu que Socrate fût un, ils l‟ont en fait dédoublé en un Socrate assis et un Socrate de-bout, entre lesquels il n‟y a d‟autre passage que la naissance de l‟un et la mort de l‟autre. Ainsi la rigidité mégarique, héritière de la rigi-dité éléatique, fragmente-t-elle le monde en une pluralité indéfinie d‟existences discontinues » (1962, pp. 453-454).

Il semblerait donc que les Mégariques aient été enclins à arrêter définitive-ment l‟identité (atomistique, souvent) des « états » ou « épisodes » de l‟être, contrairement à Aristote, qui se place dans une perspective d‟individuation continue et de processus dont la détermination peut rester ouverte. Toute la discussion, par ailleurs, joue sur un double registre, logique (modalités du vrai) et ontologique (puissance vs. acte). Pour le dire d‟une formule : pas de mou-vement ou de devenir, sans présence du possible. Ce n‟est pas un hasard si les mêmes – Diodore en tête – nient le mouvement, la génération, et l‟existence de possibles qui ne se réalisent pas.

On a beaucoup agité la question de savoir, lequel, de la puissance ou de l‟acte, était premier par rapport à l‟autre. Qu‟il nous suffise ici de rappeler la thèse de leur co-extensivité (« les mêmes choses peuvent être dites selon la puissance et l‟acte », Physique). Une actualisation qui se recommanderait

refus de la notion de virtualité ou de possibilité se retrouve dans le fameux argument imaginé par

Diodore, que l'on appelle argument du dominateur (étudié dans Vuillemin, 1984). Cet argument veut

prouver qu'il n'y a que du nécessaire ou de l'impossible. Si on dit par exemple : il y aura une bataille

navale demain, cette proposition doit être vraie ou fausse. Si elle est vraie, il est nécessaire que cette

bataille ait lieu ; si elle est fausse, il est impossible que cette bataille se réalise. Autrement dit, ce qui

demain sera vrai ou sera faux doit déjà être vrai ou faux aujourd'hui. C'est encore ce refus de la notion

de potentialité que l'on voit s'exercer dans la critique à laquelle Diodore soumet la notion d'ambiguïté.

Un mot ne peut pas avoir deux sens en même temps (c'est-à-dire deux sens potentiels). Celui qui le

prononce ne lui donne effectivement qu'un sens, celui qui l'entend en fait de même : si locuteur et

auditeur ne donnent pas le même sens au mot, il y a obscurité, non ambiguïté.

218 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

d‟Aristote ne renvoie pas nécessairement à une puissance dissociée de l‟acte, mais plus sûrement au métabolisme constant de l‟une dans l‟autre. Comme le dit Aubenque (ibid., p. 454) : « la puissance et l‟acte ne sont pas les termes entre lesquels le mouvement se meut, mais des déterminations du mouvement lui-même »44.

Il est certain, par ailleurs, que la notion de puissance chez Aristote couvre un spectre ontologique et modal large, voire disparate. Cela d‟autant plus que puissance et acte, selon Aristote lui-même, s‟étendent au delà des cas où l‟on se réfère seulement au mouvement (Métaphysique Thêta). Il s‟agit, en réalité, d‟une théorie générale du changement. L‟empiètement sur la théorie de la causalité (avec les quatre causes) tend aussi à compliquer les choses. Parfois principe passif et amorphe (comme la matière, en attente du ciseau du sculp-teur), la puissance dépend entièrement d‟un acte extérieur pour se réaliser. Parfois aussi, comme dans le mouvement des corps, elle est un principe de contrariété ou de tension interne entre ce qui est et ce qui pourrait être, comme tel générateur de devenir. Comme l‟écrit J. Vuillemin : « tous les êtres maté-riels, en tant que tels, souffrent de privation, en vertu de leur contrariété, et le contraire dont la chose est privée possède une sorte d‟existence fantomatique qu‟Aristote nomme puissance et qui, produisant une inquiétude due à l‟incomplétude, appelle le changement

45 » (1984, pp. 169-170, note 31). Par-

fois enfin, la puissance intervient dans un registre plus qualitatif : la puissance est alors « la présence fantomatique du contraire (le blanc) dans une chose possédant une qualité donnée (le noir) » – et comment ne pas y voir un ana-logue de la présupposition réciproque des contraires dans une classe lexi-cale

46 ?

Les difficultés ne font que croître au moment de faire de la puissance et de l‟acte des catégories de l‟action proprement dite – problème qui nous concerne directement ici. Tout le mouvant, en effet, se caractérise par ce que la scolas-tique appellera une « composition » d‟acte et de puissance. Seuls y contrevien-nent les cas-limites de la puissance pure, donc amorphe (la matière), et, symétriquement, celui de l‟immobilité vue comme acte pur (le « Dieu » aristo-télicien). Mais que deviennent ces distinguos lorsqu‟il s‟agit de l‟action d‟un vivant, et singulièrement d‟un humain ? Tout le champ lexical mobilisé semble frappé d‟instabilité : dunamis, energeia, ergon, entelecheia. Comment répartir alors le gradient actif/passif le long de ces dimensions ? Comment redistribuer

44 Ou encore : « Toute l‟analyse aristotélicienne du temps repose sur l‟idée de la permanence du

maintenant… La permanence du maintenant est fondée sur la permanence du mobile, qui est toujours

maintenant ce qu‟il est. Mais cette permanence ne va pas sans une certaine altérité [du mobile, comme

du thème d‟un discours] » (p. 436).

« La permanence du maintenant ou de la matière ou du sujet logique est moins celle d‟un être que d‟une

puissance d‟être ; ce qui se maintient dans le mouvement, c‟est la mutabilité toujours présente de ce qui

se meut, moins une présence que ce par quoi une présence en général est possible » (p. 437). 45 Mais attention, comme le dit Aubenque (op. cit., p. 434), si les contraires étaient seuls en présence

dans le mouvement, l‟apparition de l‟un serait la mort de l‟autre. Les contraires, en advenant

successivement et en s‟excluant par là-même, ne mettent pas pour autant en cause la permanence de la

chose qui devient et qui demeure sous le changement. Nous parlerons, quant à nous, de continuité, voire

de mise en continuité, et non de permanence. 46 Revenant à la controverse avec Diodore, on dira avec Vuillemin (op. cit.) : « Ainsi Diodore soutient

la synonymie de l‟être et de la puissance, Aristote son ambiguïté. Diodore réduit la puissance à

l‟occurrence dans le temps présent et futur, Aristote la conçoit comme la co-existence simultanée de

contraires ».

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 219

et contraster praxis et poiesis – qui de toute façon font appel à d‟autres re-gistres (ceux, par exemple, des savoir-faire, ou de la délibération) ? Comment ne pas voir s‟inverser le manque ou la passivité initialement caractéristiques de la dunamis, en une puissance opérante, devenue en latin potestas ? Comment gérer l‟étirement de l‟acte entre energeia (évocation du mouvement dans l‟activité artisanale, donc activité et orientation vers un ergon produit) et ente-lecheia (non pas tant cause finale, que sens accompli) ?

Il n‟est évidemment pas de notre ressort de réanimer tout ce dispositif : tout juste voulons-nous pointer la pertinence d‟un certain nombre de questionne-ments pour ce qui concerne le thème de l‟expression, et notamment sémiotique (instituée). Peut-on s‟inspirer de ces débats millénaires pour penser ensemble, dans une certaine mesure, actualisation, expression et savoir-faire ? On rap-pellera, par exemple, l‟argument de l’architecte, opposé par Aristote aux Mégariques : l‟est-il seulement quand il bâtit effectivement ? et comment se fait-il que ce soit le même homme qui après une interruption se remette à bâtir ? A la discontinuité des actes s‟oppose la continuité d‟une « nature » sans laquelle l‟être, à chaque instant mouvant, à chaque instant nouveau, perdrait toute « unité », pour reprendre ici les termes de Aubenque (op. cit., pp. 453-454). Seule la puissance rendrait possible l‟accumulation des expériences, et par elle, l‟acquisition d‟un savoir, l‟apprentissage d‟un savoir-faire, la forma-tion d‟une habitude, la croissance d‟une vertu. Toutes caractérisations qui pourraient nous convenir, à la condition que « unité » ne s‟entende pas au sens d‟une homogénéité, mais à celui de passages toujours possibles entre les sup-posés genres – de l‟être, ou du langage, comme on voudra47 ; et à la condition aussi que « puissance » soit toujours pris comme un terme co-extensif à un certain niveau de l‟actualité, et non comme un terme antérieur au devenir même.

Philosophie du langage et théorie linguistique

Que le langage aristotélicien de la puissance et du devenir, convenablement manié, soit plutôt compatible avec le développement d‟une théorie moniste du langage (qui ne dissocie pas ontologiquement langue et parole), c‟est ce que montre l‟œuvre du linguiste E. Coseriu, du moins dans ses réflexions des années 1950 sur système, norme et diachronie. Dans un texte de 1958, Coseriu se démarque en effet d‟un certain durcissement structuraliste de la linguistique saussurienne, qui tend à faire de la langue un système antérieur à l‟activité de langage elle-même

48. Or, dit-il, le langage ne peut être prédéterminé de cette

façon : il constitue plutôt une « activité libre et finaliste qui porte en elle sa propre fin et qui, de plus, est idéalement antérieure à la puissance », c'est-à-dire antérieure au « savoir parler » que constitue la langue.

47 Sur ce terrain, par contre, on se séparera de la vision aristotélicienne d‟une généricité repérée à deux

niveaux : celui d‟abord des genres et des espèces, qui partitionnent l‟être empirique ; celui d‟autre part

des catégories, qui sont autant de façons distinctes et générales de prédiquer l‟être. On retrouve des

traces de ce modèle, d‟inspiration taxinomique et grammaticale, jusque chez Husserl, qui oppose ainsi

ontologies régionales et ontologie formelle. Nous nous rattachons, quant à nous, à une toute autre vision

du langage comme de l‟individuation. 48 E. Coseriu, Sincronia, diacronìa e historia. El problema del cambio linguistico, 1958, Montevideo,

Faculdad de humanidades e ciencias. Une traduction intégrale par T. Verjans (2007) est disponible sur

http://www.revue-texto.net/Parutions/Parutions.html. On pourra aussi se reporter utilement aux analyses

de L.F. Lara sur la notion coserienne de norme linguistique (1976).

220 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

Coseriu, d‟autre part, cherche à redéfinir la place – importante, mais se-conde – de la dichotomie saussurienne entre langue et parole dans le cadre d‟une conception originaire du langage comme activité, ou energeia (selon ses propres termes). La linguistique est en charge du produit de cette activité, i.e. doit analyser les formes réalisées du langage, non sans doute sa dimension de bagage psychologique, ou d‟institution, qui relèvent d‟autres disciplines. On peut donc dire, en un premier sens, superficiel, que la langue (au sens de patri-moine archivé, comme à celui, plus abstrait, de reconstruction théorique), et la parole (au sens de discours réalisé, qui vient s‟y ajouter, ou s‟y confronter) s‟apparentent à des ergon, puisqu‟ils émergent comme des produits de l‟activité de parler, passant éventuellement par l‟observation et la théorisation de cette même activité. Types et occurrences apparaissent, et se rapportent les uns aux autres, au sein de cette activité fondamentalement créatrice : « Comme l‟activité artistique, l‟activité de parler est une activité libre, et l‟objet de l‟activité libre est nécessairement infini, il n‟est jamais complètement réalisé. Par conséquent, étant energeia au sens humboldtien et aristotélicien, l‟activité de parler est idéalement antérieure à la „langue‟, et son objet (qui est la signifi-cation) est nécessairement infini. Ainsi, ce ne serait pas bien définir le langage que de prétendre qu‟il s‟agit d‟une activité dans laquelle on emploie des signes (déjà établis) car il représenterait plutôt une activité créatrice de signes » (1958, chap. II, 2.2).

Si donc, en un sens, « la langue », en tant que modèle établi (à un titre ou à un autre), a la nature d‟un résultat, ou ergon, elle est tout autre chose lorsqu‟elle apparaît dans la forme d‟un patrimoine vivant, et non pas archivé : si bien que le terme d‟ergon, évocateur d‟un produit fini, n‟est absolument pas adéquat. Les termes que Coseriu mobilise alors pour inscrire ce pseudo-ergon dans une boucle dynamique de constitution sont précisément ceux de forme, de puissance, de devenir : « Cette langue, constamment déterminée (et non déterminée une fois pour toutes) par sa fonction, est non pas faite mais plutôt se fait continuellement dans l‟activité linguistique concrète ; elle n‟est pas ergon, mais energeia, ou, pour mieux dire, elle est la „forme‟ et la „puissance‟ d‟une energeia. En un certain sens, la langue est un résultat. Toutefois, en général le résultat n’est pas le tout de ce qui est effectivement réel ; il ne l’est que lorsqu’il est lié avec son devenir. D‟autre part, dans le cas de la langue, le résultat est en même temps et immédiatement puissance, soit la condition requise pour poser des actes » (II, 1.1).

En sorte que s‟il convient, idéalement, de définir le langage comme activité créatrice de signes, il faut en même temps admettre, selon Coseriu, que « histo-riquement, la „puissance‟ est antérieure à „l‟acte‟. Il faut ainsi intégrer la liberté avec l‟historicité : en tant qu‟activité historique, parler est toujours parler une „langue‟, qui est sa dunamis historique ; et, en tant qu‟activité libre, parler ne dépend pas entièrement de sa puissance, il la dépasse » (II, 2.2).

Coseriu reprend donc la grille terminologique héritée d‟Aristote49, tout en la tirant dans un sens que nous pouvons, rétrospectivement, qualifier de dynami-ciste et constructiviste. Sans une version ou une autre de la puissance, pas de pensée de la répétition. Pour une théorie générale du langage (sans préjuger de ce qu‟en fera une linguistique scientifique), la langue est dunamis, et pourtant s‟approche aussi comme un ergon, dès qu‟on l‟archive et l‟étudie ; tandis que

49 Tout en s‟abstenant, bien évidemment, de reprendre le concept aristotélicien d‟expression, qui en

ferait la simple manifestation de la pensée par un langage.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 221

la parole est à la fois energeia, ergon, et dunamis ou puissance, en tant qu‟activité qui se connaît elle-même comme réalisation, évocation et modifi-cation d‟un possible.

Il paraît alors difficile de souscrire à la thèse présentant la distinction entre puissance et acte comme le seul effet d‟une « rationalisation ultérieure » (Rastier, op. cit.). Elle nous paraît déjà constitutive de la sémiose, dans son caractère, il est vrai très difficile à cerner, de réflexivité immédiate : non pas exactement une réflexion seconde, ni une immédiateté ou spontanéité pure, mais plutôt une médiation immédiate, qui installe l‟activité dans un champ de possibles qui lui sont inhérents. Ces possibles se conçoivent en plusieurs sens : non seulement ceux qui ont en quelque sorte déjà eu lieu (des possibles attes-tés, effectués), mais aussi ceux qui ne se trouvent indexés sur aucun lieu, des possibles génériques déliés, si l‟on peut dire, qui n‟auront peut-être jamais lieu comme tels. Ce sont ces possibles flottants – ces virtualités – qui font lien entre les épisodes attestés, et installent l‟acte dans la conformité d‟un usage, ou bien donnent un avenir à la différence dérogatoire, à la relance problématique. On ne pourrait donc représenter valablement la constitution d‟un objet sémiotique sans préciser les formes de participation de ces possibles, qui en sont des moments intrinsèques.

En cela, le possible entre dans la décision de ce qui est actuel (raison pour laquelle on parle d‟actualisation). Comment, sinon, déciderait-on de ce qui est actuel ? Il n‟y a pas d‟actualité qui se continue, si ce n‟est sous un certain régime de généricités dont elle relève, et qui la font percevoir comme telle. Ce qui est actuel ne se décide qu‟en fonction d‟un mode de captation plus ou moins générique, et d‟une présomption de continuité50. Or il est difficile de penser que l‟interruption, ou la diversion (le changement de genre, que ce soit dans l‟être, ou dans le discours), fassent barrage de façon absolue à la transmis-sion, ou à la reprise, de toute généricité. L‟apparition contingente d‟une nou-velle série générique (d‟un nouveau genre) n‟est pas à tous égards une discontinuité, et l‟hétérogénéité ne signifie pas que l‟être (ou le langage, peu importe ici) soit un ensemble parfaitement discontinu de domaines (ou d‟histoires), entre lesquels aucun passage ne serait possible. Si bien qu‟il reste toujours possible, à travers l‟hétérogène, d‟établir la continuité de certains niveaux de l‟activité, liés à certaines généricités en devenir51.

On voit donc le problème : nous avons besoin de modèles qui permettent de rétablir une continuité de l‟activité sous la discontinuité apparente des actes. Mais ce faisant, on fait presque inévitablement revenir le possible comme puissance, étant donné l‟impossibilité de qualifier cette activité, et cette conti-nuité, uniquement comme un ensemble discontinu de résultats déposés (« at-testés »), inscrits dans des genres ou des domaines insularisés. La contrepartie en est que l‟on doit se tourner vers une conception bien moins déterminée du fait ou de l‟épisode, et par voie de conséquence, de toute reprise, comme, au-delà, de la diachronie. Deux conceptions, en effet, peuvent être opposées à cet

50 Revenant au vocabulaire aristotélicien, nous dirions alors que la continuité de l‟activité dépend d‟une

présomption de puissances qu‟elle réalise et suscite tout à la fois : tout à l‟opposé d‟une conception

comme celle des Mégariques, qui nient le mouvement comme devenir et passage, et ne reconnaissent de

transition, d‟un état A à un état B, que par le seul forçage de la nécessité logique. 51 À l‟opposé, on retrouve la thèse structuraliste dure d‟une discontinuité radicale de l‟histoire,

argumentée par C. Lévi-Strauss au dernier chapitre de La pensée sauvage (1962, notamment pp. 342-

347).

222 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

endroit. La première, exemplariste et textualiste, indexe toujours la reprise sur des formes présentées comme entièrement actées (achevées-déterminées), au motif qu‟elles seraient attestées. La seconde, que nous souhaiterions qualifier de microgénétique, conçoit la reprise à partir de virtualités accompagnant de toute façon la ressaisie des formes attestées. Ces virtualités peuvent se conce-voir comme des « fragments » microgénétiques, flottants ou indexés, ano-nymes ou imputés, par lesquels se réalise le rattachement de l‟acte présent à un possible englobant. Comprendre par exemple que l‟on puisse dire en français monter une maquette ou la mayonnaise, tout autant que monter un escalier ou une valise, n‟impose nullement de scinder le monde pratique en deux domaines ou séries disjointes d‟épisodes, pour ensuite se poser le problème artificiel de « transformer » une série en l‟autre. C‟est autrement qu‟il faut rendre compte de la (possible) continuité générique (sémiotiquement informée) passant à travers tous ces gestes (dès le moment qu‟ils sont dits) : et cela implique sans doute une vision moins univoque de ce qui se joue à l‟occasion de chaque épisode. D‟où l‟intérêt d‟une conception multi-phases, qui crée l‟épaisseur nécessaire à la prise en compte de généricités de factures distinctes, autorisant des mises en continu de portées elles aussi distinctes52.

Ces considérations nous semblent valoir, non seulement pour la théorie lin-guistique et sémiotique, mais aussi directement en psychologie, dès lors que celle-ci intègre au sujet, ou au psychisme, l‟idée d‟une constitution sémiotique, qui soit aussi définitoire d‟elle-même en tant que discipline de la cognition. Nous dirons en somme que actualisation renvoie au fait de reconnaître une nécessaire intrication des modalités, avec une modification permanente du statut modal (entre possible et actuel) de ce qui est acté. Le possible se conçoit comme l‟enveloppe de ce qui fait continuité dans le glissement d‟une actualité à l‟autre, en même temps que comme une modulation au sein de l‟actuel (mo-dalité proprement dite). Sans lui prêter de pouvoir déterminant ou génératif autonome, il reste loisible de le considérer comme une forme d‟anticipation, c‟est-à-dire comme l‟esquisse ou la préparation d‟un devenir, faisant transition vers d‟autres actualités possibles (non nécessairement réalisées). On soulignera que, comme en physique, la variété des possibles peut fort bien comporter des états dont on ne se soucie pas nécessairement de savoir s‟ils sont réalisables,

52 À l‟opposé, la tradition structuraliste, préoccupée de garantir l‟immanence, en tout cas la spécificité

du sémiotique, attachée également à la détermination différentielle et non pas substantielle du signe, a

tendu à doter classes et intertextes d‟une objectivité univoquement modalisée, et essentiellement

discrétisée (transformée donc par substitutions, permutations, combinaisons). Les modèles proposés par

Rastier nous paraissent représenter une position intermédiaire, qui ne va pas sans tensions. En dépit

d‟une amorce de réécriture de la Sémantique interprétative dans les termes continuistes et dynamicistes

d‟une théorie des formes sémantiques, l‟imaginaire hérité du structuralisme est toujours là. Le concept

de sème, par exemple, s‟étire entre plusieurs définitions : extrémité d‟une relation binaire entre

sémèmes (1987), ou encore plus petite unité de signification définie par l‟analyse (Arts et sciences du

texte, glossaire, 2001), mais aussi plus récemment moment interprétatif, voire simple trait entrant dans

la description de formes sémantiques. Les concepts passablement métaphysiques d‟inhérence, afférence,

inhibition, virtualisation, actualisation de sèmes, centraux dans la Sémantique interprétative, n‟ont guère

été révisés dans l‟esprit des évolutions récentes. La notion de transformation (d‟une forme en une autre)

conduit à discrétiser des états sémantiques, réduits à des structures figure-fond, pour les imputer comme

tels à des formes attestées, prises comme seuls étalons de la détermination et de la reprise. Toutes les

formations mobilisées semblent se présenter dans la reconstruction sous une même modalité, alors qu‟il

conviendrait de modaliser le type de présence des formes et des textes, ressaisis alors comme champs et

microgenèses.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 223

leur fonction première étant de continuiser et géométriser l‟espace de détermi-nation des événements.

Si enfin, l‟on entend voir la sémiose comme un phénomène social et indivi-duel, naturel aussi bien que culturel, on ne peut éviter de jouer sur tout le spectre modal. Il faut bien convoquer les trois figures de la possibilitas (lo-gique), de la potestas (pouvoir et institution), et de la potentia (nature), en évitant toutefois de rabattre potentia sur le modèle déterministe laplacien, potestas sur celui de la souveraineté, et possibilitas sur celui, logique, de l‟inférence ou de la vériconditionnalité, ou bien sur celui, ontologique, d‟une réalité achevée à laquelle on aurait simplement ôté l‟existence. La phénomé-nologie s‟est préoccupée de ces trois ordres modaux, sans doute inégalement, puisque traiter de potestas (dans le langage, par exemple) aurait impliqué de se placer immédiatement sous un régime socio-sémiotique de constitution des phénomènes. Mais d‟une façon générale, on peut dire que l‟actualité n‟y fait sens qu‟à partir d‟un je peux, je dois, il m’incombe… qui comportent de se projeter vers… à partir de… Merleau-Ponty, Schutz, Gurwitsch, et même Heidegger, conduisent ainsi facilement à envisager le „je peux‟ des sujets parlants à l‟entrecroisement des modalités déontiques, logiques et ontolo-giques.

Microgenèses : formation des unités, modalisations

Comme nous l‟avons déjà souligné à plusieurs reprises, une qualité essen-tielle des modèles dynamicistes, tout particulièrement de ceux que nous appe-lons microgénétiques, est de pouvoir mettre en scène la dépendance de toute forme de puissance, vis-à-vis des actes. Puissance à la fois motivante et moti-vée, déjà à l‟œuvre dans le modèle merleau-pontien de la double motilité (cf. supra, section 3.2). Ces mêmes modèles, comme il est devenu évident, dépas-sent le statisme et l‟univocité qui ont été souvent attachées à la notion de structure, pour inscrire les formes dans un devenir, fait de fluctuations et d‟individuations sans état final.

On donne ainsi forme à l‟activité, parce que réciproquement la forme ne se sépare pas d‟une activité. Sans qu‟on ait plus à choisir, il est loisible d‟y re-trouver à la fois l‟image d‟une puissance (dunamis), d‟une activité (energeia), et d‟un résultat (ergon), sans pour cela céder à une conception générativiste de l‟actualisation. Nous avons déjà souligné dans ce cadre la co-extensivité et la complète réciprocité de perspectives entre dunamis et energeia. Il en va de même (au moins théoriquement) pour energeia et ergon, les produits (ergon) vivant leur vie propre, et continuant de se transformer, même éloignés du théâtre de l‟action (à laquelle ils participent aussi par leur absence).

Ce qu‟apporte plus spécifiquement un modèle de facture microgénétique, c‟est, comme on l‟a vu, l‟idée d‟une co-différenciation de phases, valant comme autant de modes d‟organisation dans un champ de thématisation (champ qui, envisagé sur le versant de l‟action, se nommera plutôt champ de « praxématisation » – si l‟on nous permet ce néologisme).

À chaque phase correspondent des indices plus ou moins étalés ou diffus dans le champ d‟expression, un postulat heuristique fondamental étant de rapprocher, dans leur mode de composition générique, des formes compactes plus ou moins instables et coalescentes, d‟autres formations étales (comme des textures, des rythmes, des ambiances), engageant des saisies flottantes, dura-tives-imperfectives, tantôt promues, tantôt se résorbant dans un arrière-plan. Entre les deux s‟établissent naturellement des relations métaboliques, ou de ré-

224 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

expression, les premières valant comme des versions compactes et coalescentes des secondes.

La linguistique comme la psychologie se sont surtout préoccupées du pro-blème de segmenter et typer des unités compactes (lettres, mots, énoncés, images, « concepts » vus comme représentations unitaires). Les questions des formations étales, des arrière-plans et des attitudes, ont été bien souvent lais-sées de côté, faute de savoir comment les aborder. Les dispositifs que nous avons évoqués rendent possible, et même nécessaire, leur étude solidaire, que ce soit au titre d‟un possible englobant, éventuellement de nature systémique, ou à celui d‟une performance singulière. Bien qu‟elles ne soient pas les seules à se situer dans cette perspective, les approches microgénétiques se distinguent ici par la reprise d‟un cadre dynamiciste, et par une réflexion sur les « modèles de l‟actualisation ».

Si par unité, on entend toute forme récurrente, relativement compacte, qui se laisse capter dans un flux d‟impression ou d‟expression, on ne s‟étonnera pas que la conception microgénétique en affecte tous les modes de détermina-tion. Le possible ne consiste pas en potentiels appropriés par des unités pré-existantes. C‟est dans l‟activité globale que les unités s‟individuent, et se laissent reconnaître comme indices d‟un possible en suspens. Toute catégori-sation, par exemple, sera relative à une organisation de champ, dont l‟unité en cause n‟est que le point focal. En raison du métabolisme constant entre formes compactes et formes étales (elles-mêmes perçues de façon plus ou moins holiste), une unité (par exemple un lexème, à un certain niveau de son séman-tisme) s‟identifiera naturellement à un réseau de formes englobantes et/ou solidaires (collocations, colligations, phraséologies, idiomatismes) dont elle devient du même coup l‟index essentiel, et le foyer de coalescence. On souli-gnera de façon générale les caractéristiques suivantes.

Local/global. Ce qu‟on appelle „unité‟ se comprend comme différenciation et individuation locale sous la dépendance de conditions globales co-actives, voire antécédentes dans le champ (point de vue de la passivité). En même temps, l‟individuation en cours de l‟unité se comprend comme montée solidaire d‟anticipations concernant possiblement la globalité du champ (point de vue de l‟activité).

Holisme. Non détachable, si ce n‟est par transposition dans un autre cadre thématique, la forme locale n‟est jamais qu‟un point de condensation ou de fixation dans un parcours dont les résultats ne s‟attestent qu‟au niveau de formes et de champs plus englobants.

Composition comme résonance. Qu‟il s‟agisse de structures actuelles ou virtuelles (i.e. à différencier et parcourir plus avant), la relation entre les unités de différents paliers perceptibles au sein d‟une forme englobante ne relève pas d‟une composition d‟éléments donnés préalablement, mais d‟un faisceau de procès, en résonance plus ou moins harmonique, dont chacun doit se comprendre comme différenciation d‟un champ (ainsi toute identification locale signifie l‟actualité de conditions ou opérations globales).

Phases. Une unité n‟étant jamais qu‟une manifestation plus ou moins locale d‟un procès affectant possiblement tout le champ, elle se comprend sur le même modèle multi-phases, dans ses virtualités comme dans sa transitoire actualité. C‟est ce caractère multi-phases qui permet de repenser les notions d‟assemblage, ou même la notion trop simplement méréologique de paliers de catégorisation (par ex. lettres, syllabes, mots). Et il en va de même pour les

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 225

jeux de catégories concernés : reconnaissance et identification se redistribuent sur plusieurs phases. On pourra donc envisager des phases où la reconnaissance est à proprement parler sans identité (cf. l‟exemple des morphèmes en linguistique).

Les considérations précédentes éclairent de notre point de vue le rôle de la modalité comme potentia (image naturalisante héritée des modèles de l‟actualisation), ou comme possibilitas (logique de constitution des formes et des champs). Mais c‟est aussi la dimension de la potestas, qui peut s‟en trouver mieux représentée, si on la comprend, non comme souveraineté, mais comme disposition et normativité : puisqu‟il convient en effet de modaliser nativement les signes de cette façon aussi, d‟intégrer le „je peux, je dois‟ à leur reconnais-sance et production, à leur identité même. Un „je peux, je dois‟ – „ça se peut‟, „ça se doit‟ – qui se redistribue à partir de diverses instances : institutions, genres, pratiques, rôles, acteurs, ritualisations, corps, et qui, pour chacune, se module entre habitus et capacité, stéréotype et improvisation, observance et innovation53.

Modaliser la sémiose, c‟est aussi, réciproquement, instituer les modalités par la médiation d‟un appareil sémiotique approprié. D‟où l‟importance d‟un modèle du champ sémiotique qui puisse refléter la prise diversifiée des moda-lités dans une diversité de phases de constitution. „Norme‟ ne pouvant se résoudre simplement en „consigne‟, on pourra repenser le jeu de la modalisa-tion, depuis la simple dotation de capacité jusqu‟à des modes plus « obli-geants », dans le cadre d‟une théorie microgénétique des formes et des champs. On pose ainsi plus adéquatement la question de savoir quelles sont les généri-cités définitoires des enjeux, et suivant quel type de modalisation elles circu-lent. On situe mieux les principes de transmission et de transformation des normes, en dépassant les conceptions réplicatives (d‟une occurrence à l‟autre), ou applicatives (d‟un type à une occurrence) de la reprise. Si, comme l‟écrit Coseriu, parler, c‟est créer des signes, cela signifie par là-même que reprendre, ou répéter, consiste à créer de la transposabilité. On rend ainsi justice à la diversité des modes sous lesquels apparaît ce „je peux, je dois‟ : distinguant au moins celui qui situe l‟expression présente dans un horizon de variantes ou de continuations autorisées, de celui qui fait simplement éclore l‟expression présente sur une impression de conformité/familiarité, non homologuée à quelque référence explicite que ce soit.

En résumé, si l‟on peut bien dire que tout renvoie à des normes, puisque toute forme mobilisée comporte une teneur de modalisation (des acteurs, des actions, comme des ressources sémiotiques), il convient d‟en déployer les modalités suivant : (i) les différentes phases de sens déployées dans la thémati-sation, (ii) les différentes phases de l‟action, ou praxématisation (iii) les diffé-rents régimes de la reprise : habitus/capacité, stéréotype/improvisation, observance/innovation.

Anticipations et théories microgénétiques

Nous avons soutenu dans ce texte la thèse d‟un nécessaire approfondisse-ment des modèles dynamicistes dans un sens que nous avons qualifié de mi-

53 Le point de vue de la modalité comme potestas se retrouve par exemple dans les problématiques de

l‟actorialité (rôles et modes d‟existence), dans les approches d‟inspiration phénoménologique et

pragmatiste des institutions du « monde ordinaire » (cf. l‟ethnométhodologie), dans l‟analyse des

idéologies, et déjà aussi dans la notion de genre (au sens d‟une poétique).

226 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

crogénétique. Au-delà des usages particuliers que nous avons pu en faire auparavant, nous avons voulu présenter ici ces modèles comme des schèmes d‟intelligibilité, très partiels, certes, mais irremplaçables pour l‟ensemble des théories expressivistes. En s‟inscrivant, comme nous l‟avons dit, dans la lignée des modèles de l‟actualisation, ils permettent de penser mouvement et activité comme deux variétés d‟un genre commun du devenir.

Il nous faut à présent souligner à quel point le concept d‟anticipation, une fois convenablement formulé, est inhérent à ce type de dispositif, l‟anticipation s‟identifiant pour ainsi dire à la constitution de l‟activité elle-même. C‟est encore une fois la phénoménologie qui a promu ce topos : pas d‟expérience qui ne soit ouverture immédiate d‟un sens, or, pas de sens sans anticipation. Du même coup, l‟anticipation n‟est plus que secondairement plan ou prédiction : elle est bien plus fondamentalement motivation passant d‟un niveau à l‟autre dans une dynamique de constitution, et solidairement protention, ou tension vers un à-venir. On peut même penser l‟anticipation comme définitoire du devenir attaché à la singularité d‟un vivant : soit qu‟elle apparaisse engendrée par lui, soit qu‟elle en fasse son destinataire. C‟est alors comme une version de la finalité, inscrite dans l‟expérience prêtée à l‟animal : non plus exactement une protention, mais une tension, ponctuelle ou non, qualifiant son devenir (et par là on rejoint une nouvelle fois l‟imaginaire aristotélicien de la puissance).

En dépit de ses acceptions communes, anticipation ne se comprend pas né-cessairement comme anticipation positionnée dans un temps déjà constitué, mais comme anticipation vers un temps et des formes à constituer. En somme, il est loisible de parler d‟anticipation en deçà de toute différenciation claire des aspects temporels et modaux : comme simple actualité du possible, sous les espèces d‟une préparation, ou sensibilisation. Le principe théorique est alors d‟accentuer, en fonction des phases microgénétiques, la qualification modale et temporelle de ce qui n‟est initialement que motivation pour le déploiement de formations dans un champ (l‟espace et le temps eux-mêmes se présentant sous divers états de phase54).

D‟un point de vue physiologique, l‟anticipation est généralement comprise comme une condition d‟accueil et d‟estimation des événements à venir (voir par exemple le concept de réafférences). Cette vision reste assez prédictive, et attachée à la notion d‟une „donnée‟ sur laquelle porterait la prédiction. Dans le cadre d‟une problématique héritée de la Gestalt et de la phénoménologie, on voit d‟abord l‟anticipation comme le mode de constitution des données elles-mêmes (cf. les expériences fondatrices de Wertheimer sur le mouvement apparent). Ce que la problématique microgénétique apporte ici, c‟est précisé-ment la possibilité de mettre en continu une diversité d‟organisations modales et temporelles, dans un jeu intra- comme interphases, obtenant ainsi divers « états » de l‟anticipation, comme on obtient divers « états » de la forme et de l‟activité.

Si les anticipations entrent bien dans la constitution de ce que l‟on continue d‟appeler « données », les systèmes adaptatifs (notamment connexionnistes) ont rendu possible de penser certains principes d‟une évolution en retour des anticipations. Cela étant dit, ces modèles ont en général reconduit une dualité

54 Il est bien connu en tout cas que les dites illusions perceptives se manifestent de façons très

différentes – jusqu‟à ne pas se produire – selon le type d‟engagement du sujet (tâche, délais précoces).

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 227

marquée entre anticipation implicite (e.g. via le poids des connexions dans un réseau) et explicite (e.g. telle activité sur telle couche de sortie)55.

Le jeu des anticipations que la reconstruction fait opérer au sein des activi-tés étudiées, a son pendant au niveau épistémologique encadrant le montage théorique lui-même. S‟il convient de se distancier de l‟apriorisme des philoso-phies kantienne et husserlienne, il n‟en reste pas moins que le concept d‟anticipation ici défendu résonne parfaitement avec le principe transcendantal d‟une constitution de l‟objet par le dispositif même appelé à le connaître. On rappellera simplement que, selon la façon de constituer le domaine d‟études, l‟anticipation présentera un caractère plus ou moins, voire pas du tout, déter-minant. Dans les domaines où l‟emporte une détermination spatio-temporelle des phénomènes, on peut envisager des lois elles aussi déterminantes, et des généralisations de large portée. Il n‟en va pas de même lorsque les phénomènes sont d‟abord qualifiés en termes de sens, et ne sont qu‟indexés (et non pas réduits ou identifiés) par des paramètres spatio-temporels. On cherche souvent dans ce cas à dégager des corrélations statistiques. On peut aussi tenter une approche génétique par stades – ce qui comporte de les repérer et de les quali-fier, et donc d‟affronter le problème des généricités attenantes. On peut enfin procéder à des modélisations consistant à déployer des espaces de variantes et de parcours génériques relatifs à telle classe de phénomènes (modèles ana-logues à ceux qui en physique représentent une version mathématisée de la « causalité formelle » aristotélicienne, cf. supra, section 4.2). Le temps des dynamiques n‟est pas alors un temps physique ou psychologique, mais un temps d‟explicitation, de prise en compte progressive, d‟équilibration réci-proque des différents paramètres ou descripteurs. Le rapport des cas singuliers à la généralité du modèle n‟est pas non plus celui d‟une subsomption sous une loi déterminante : ce qui est en jeu, c‟est l‟interprétation du cas par rattache-ment à des généricités jugées éclairantes – des généricités qui le qualifient proprement. C‟est en quelque sorte la rencontre de deux exemplarités, celle du cas traité, en tant qu‟équilibre singulier repéré par ces généricités, avec celle de la variété générique elle-même, en tant qu‟elle déploie méthodiquement une densité significative de cas de figure56.

Remarque sur le représentationalisme. On conçoit bien que l‟épistémologie, et l‟imaginaire scientifique, liés à une telle notion d‟anticipation, soient incompatibles avec le représentationalisme, comme avec l‟objectivisme dont il procède

57. L‟approche développée ici consiste

fondamentalement à décrire des modes de donation ou d‟apparition, et plus

55 La référence la plus intéressante du point de vue d‟une théorie perceptive de la catégorisation reste la

série des modèles ART de S. Grossberg. 56 La problématique mathématique de l‟investigation des espaces fonctionnels à travers des sous-

ensembles denses, dits génériques, considérés comme suffisamment représentatifs – problématique à

laquelle se rattachent les travaux de R. Thom – n‟est pas sans rapport avec l‟épistémologie de la

généricité évoquée ici. On notera à ce propos que l‟extension du schématisme mathématique en sciences

humaines et sociales ne signifie pas ipso facto une extension du jugement déterminant (au sens kantien).

Il s‟agit bien d‟un progrès de l‟objectivation, mais plutôt sous le régime réfléchissant. Il n‟y a en effet,

dans la plupart des cas, aucune couche des phénomènes qui se détermine, intégralement et de façon

autonome, par rattachement à tel ou tel modèle générique. On y verra d‟abord des façons de voir et de

juger, procédant de « genres communs » qui ont pour fonction de qualifier, en mettant l‟accent sur telle

ou telle dimension. 57 Sur l‟histoire, ancienne ou récente, du représentationalisme dans les sciences cognitives, on pourra se

reporter à la synthèse de Lassègue et Visetti (2002).

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précisément les formes d‟un apparaître, sans les rattacher a priori à une objectivité sous-jacente – consistant par exemple en représentations. Connaître en effet une objectivité, c‟est d‟abord décrire ses modalités de constitution et d‟accès dans un champ où elle apparaît. Ce qui s‟impose alors à une problématique scientifique inspirée par cette démarche, c‟est l‟idée de dyna-miques de constitution, à travers lesquelles les formes caractéristiques de tel ou tel champ de phénomènes se différencient et s’individuent. On théorise de cette façon une activité transformatrice d‟un champ, une activité orientée par une « attitude », et transitoirement centrée sur des « thèmes ».

Le premier problème est alors celui de la présentation, de la mise en présence, et de l‟individuation – toujours en cours – des formes et des conduites. Ce serait nécessairement entrer dans un cercle vicieux que de remonter jusqu‟à des représentations pré-objectivées, par elles-mêmes déterminantes des constructions à venir : si en effet ces représentations avaient déjà le statut d‟objet, il faudrait les constituer à leur tour. La solution est de faire en sorte que les anticipations et les présentations se développent dans la même actualité, et ne se distinguent que par leurs qualifications modales et temporelles relativement à un devenir. Pas plus les unes que les autres ne sont des objets : ce sont des états de la forme, présents au sein d‟une actualité qui comporte divers états de phase. La première tâche est donc de déployer correctement la structure du champ, telle qu‟on la perçoit au présent ; ensuite seulement peut-on se demander comment, passant de moment en moment, le champ, qui est de toute façon un champ de possibles – de virtualités – plus ou moins différenciés, s‟interprète comme une préparation ou motivation pour ce qu‟il devient (éventuellement de façon déceptive).

Ainsi les présentations ne seront-elles pas des structures achevées, mais aussi toujours des anticipations, suffisamment différenciées et développées toutefois pour circonscrire un foyer thématique, et caractériser la situation dans les registres temporels et modaux (déterminant ainsi cela qui est envisagé, possible ou impossible, passé ou à suivre, selon la perspective en cours). Les modélisations effectives n‟en ont donné qu‟une image restreinte (bien que déjà remarquable) en traitant les anticipations comme des paramètres, eux-mêmes dynamiques, intervenant dans la formation des présentations, assimilées à des activités.

Dans un tel cadre, on ne voit même plus à quoi pourraient servir des représentations (celles du représentationalisme, en tout cas). Car dans les phases précoces de la constitution, des représentations trop déterminées seraient gênantes. Et dans les phases plus spécifiées, à quoi bon des représentations (si ce n‟est, dit-on, pour reproduire une objectivité externe faisant référence) ? Il se peut bien sûr que certaines étapes du procès soient plus précisément anticipatrices des étapes qui suivent : mais il aura fallu les constituer sous une orientation globale, elle-même en cours de constitution et de rectification.

En réalité, le représentationalisme pense pouvoir déterminer, sur un mode spéculatif, un certain régime intentionnel ou sémiotique susceptible de valoir comme canon, et même comme organon, pour tous les autres. Ses deux corrélats sont, sur le versant interne, la représentation mentale, et sur le versant externe, la chose en soi, ou l‟objet qui se laisse découper dans une ontologie univoque. Intérieur et extérieur ne peuvent se nouer l‟un à l‟autre, si ce n‟est sous le régime miraculeux de l‟adéquation, qu‟elle soit conçue en terme de

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vérité ou de fitness. Par voie de conséquence l‟intentionnalité se ramène à une programmation interne du sens, rectrice du procès qui s‟engage. En même temps, elle vise paradoxalement une extériorité constituée sans elle : on ne voit plus comment elle pourrait se découvrir et se former elle-même, avec son objet, dans l‟action et l‟expression. Connaissance et savoir-faire se réduisent à la possession de représentations, préexistant à leur mise en œuvre, tandis qu‟expression et sémiose se réduisent à la communication d‟information.

De façon notoire, le représentationalisme, même envisagé sur un plan purement spéculatif, a rencontré des problèmes insurmontables devant tout ce qui présente de la variabilité, de la plasticité. La créativité, l‟innovation, la contingence des formes biologiques comme culturelles, semblent hors de sa portée. Les représentationalismes ont en effet toujours cherché – en vain – à déterminer des universaux qui feraient loi, sur le mode très déterministe propre à leur épistémologie : ce qui les a conduits à traiter la variation comme une manifestation secondaire, ou dérivée – ou bien comme un pur aléa, défini par son type matériel, sur le modèle néodarwinien d‟une mutation (cf. la psychologie évolutionniste).

Il leur serait a fortiori insoutenable de reconnaître qu‟une interaction, même routinière, soit de l‟ordre de l‟hapax ; que la répétition ne soit pas réplication, mais récurrence, ou retour proche (émergence récurrente, et non instanciation de types pré-donnés), et que cela soit parfois sans effets, parfois de conséquence dramatique.

La tradition philosophique du représentationalisme est ancienne ; les sciences cognitives ont voulu en imposer une version logiciste-computationaliste originale, étayée sur une ontologie du mental dédoublée entre types et occurrences. Après des années d‟un affrontement, bruyamment mis en scène, entre formats représentationnels rivaux (analogique vs. logico-symbolique), le cerveau et ses états sont revenus au premier plan, forçant les anciens partisans à se renier, au profit d‟un physicalisme localisationniste, toujours aussi ignorant de l‟épistémologie et des ressources conceptuelles offertes par la modélisation d‟inspiration physicienne. En sorte que les notions dynamicistes de forme et de champ continuent d‟être étrangères à cette mouvance.

Ces quelques rappels sur les représentationalismes n‟avaient pas d‟autre but que de souligner la différence radicale qui les sépare d‟une problématique de l‟anticipation. Pour mieux en cerner les contours, nous conclurons sur les points suivants, qui reprennent et complètent ceux déjà exposés ci-dessus et dans la section 4.

Anticipation est ici un concept de part en part génétique : on cherche à doter les modèles de l‟actualisation de qualifications modales et temporelles, mais du même coup, on comprend les modalités et les temporalités comme se formant dans une microgenèse.

Conformément aux diagrammes proposés en annexe, il faut penser l‟anticipation dans l‟épaisseur bidimensionnelle d‟une dynamique de constitu-tion : pas seulement comme succession ou déroulement, mais comme motiva-tion, et même double motivation, sur le modèle de la double motilité merleau-pontienne (recomprise comme résonance entre phases). Motivation n‟est en fait qu‟un des noms de l‟anticipation, qui en accentue la dimension de sensibilisa-tion, de valuation, de mobilisation, de protention immédiate, en deçà donc des

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structures temporellement et intentionnellement élaborées de l‟action et de la thématisation.

En toute rigueur, il n‟y a pas de contenu achevé à l‟anticipation, seulement des indices d‟anticipation, toujours tributaires d‟une orientation de sens glo-bale. La question des types de généricité, sur laquelle roule l‟anticipation, est fondamentale.

L‟anticipation se redécline bien sûr suivant une diversité de perspectives : méréologique, fonctionnelle, intentionnelle, normative… Anticipation peut se dire par exemple concernant les rapports de partie à partie, ou de tout à partie, au sein d‟un ensemble crédité d‟un degré d‟actualité uniforme, comme lorsque l‟on dit que « la partie exprime le tout » (e.g. dans la synecdoque ou l‟emblème). Mais, rappelons-le, anticipation ne renvoie pas ici à quelque notion de « programme » disponible (sur le mode par exemple d‟une catégorie) au niveau d‟entités locales autonomes, dont la reconnaissance vaudrait ipso facto comme identification bien arrêtée.

Remarque sur anticipation et méréologie. Les explications constructivistes valorisent les approches méréologiques de l‟anticipation : on cherche à com-prendre comment telle structure globale, une fois déployée, conditionne telle de ses parties à se configurer de telle façon ; ou, réciproquement, comment telle partie, déjà configurée, engage le développement du tout dans une certaine direction. Une approche microgénétique permet une approche holiste, dans laquelle on n‟explique pas le global par assemblage ou même couplage de structures seulement locales. C‟est une autre vision de la dialectique lo-cal/global qui se propose : le devenir global se comprenant par différenciation, et couplage, d‟anticipations dont chacune concerne potentiellement la totalité méréologique du champ (étant entendu que chacune n‟intervient pas partout dans les mêmes termes, ou dans les mêmes phases de l‟organisation). On peut en proposer un modèle simplifié comme indexation réciproque, mise en réso-nance, et déploiement solidaire de formations relevant de différents paliers d‟intégration, ou de niveaux d‟individuation – formes dont le co-déploiement dépend toujours nativement de conditions globales actives dans le champ (à titre d‟exemple, on rappellera la question de la motivation réciproque entre unités lexicales de différents formats, du morphème à l‟expression idiomatique, en passant par la phraséologie).

On note ici le contraste avec les approches qui se fondent sur l‟idée d‟une composition (et même parfois d‟un couplage) d‟éléments pré-donnés, en défi-nitive traités comme des types : comment pourrait-on alors éclairer les réso-nances entre formes, qui ne passent pas par de tels modes compositionnels ?

D‟un point de vue plus systémique – pour les domaines où cela paraîtrait pertinent – on soulignera enfin que la notion d‟anticipation développée ici conduit à une conception des « systèmes » comme cadres de constitution où il n'y a pas de différence essentielle entre fonctionnement et changement.

6. CONCLUSION

Pour clore, nous dirons, décalant à nouveau le titre de l‟ouvrage de J.-M. Salanskis (2000), que nous avons tenté tout au long de ce parcours de travailler des modèles et pensées de l’expression. Il s‟en dégage une problématique-noyau, et un imaginaire scientifique, appuyés à une réflexion sur les modèles de l’actualisation. En faisant le pari de les approfondir dans un cadre d‟inspiration phénoménologique, gestaltiste et microgénétique, nous avons mis

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en évidence un genre commun qui traverse l‟ensemble des problématiques expressivistes. Il s‟agit bien d‟un genre, non d‟une théorie générale de l‟expression, encore moins d‟une sémiotique générale, comme chez Peirce. On peut si l‟on veut parler d‟une structure de motivation, active à tous les niveaux, de l‟expression originaire à la sémiose instituée.

À l‟opposé donc de conceptions générativistes de l‟actualisation, souvent solidaires d‟a priori formalistes ou substantialistes, on a exposé les principes d‟une problématique continuiste et dynamiciste des généricités, comprises comme des phases qui se différencient et interagissent dans la microgenèse des champs. Solidaires de mises en continu de portées variables, elles sont l‟illustration d‟une energeia qui enveloppe sa propre dunamis, sans pour autant se confondre dans un seul mode de l‟actualité (à quoi chaque Présent se rédui-rait).

Nous nous sommes ainsi intéressés à l‟expression en divers sens : celui, d‟abord, d‟une expressivité générale de l‟expérience, celui ensuite d‟une ex-pression solidaire d‟une thématisation (elle-même thématisable), celui enfin d‟une sémiose abordée comme réexpression, reprise, différence entre expres-sion et contenu. Nous n‟avons guère traité de l‟expression comme un genre spécifique d‟action, où la sémiose se verrait investie de dimensions narratives et actantielles – impasse sans doute nécessaire pour que se précise la notion préalable d‟une expressivité de l‟action, et avec elle, la variété des modes, plus ou moins explicites, de l‟adresse, ou de la destination.

Toujours est-il que le rapport entre perception sémiotique et « perception du monde naturel » se trouve éclairé à partir d‟une matrice expressiviste com-mune, dont le modèle vaut pour tout champ phénoménal, et procède in fine d‟une notion d‟expressivité originaire de l‟expérience. La pomme, peinte ou prise à l‟étal, est bien ainsi une structure expressive, qui occupe, comme la parole pomme dans un discours, un pan d‟un même modèle expressiviste englobant, construit ici à partir de trois dimensions principales de différencia-tion : (i) phases microgénétiques et motivations, (ii) anticipations (temporali-sations, modalisations), (iii) expression et contenu.

La question de la perception et de la formation des valeurs peut alors se re-prendre à partir de cette structure de base, appelée elle-même à se différencier en autant de versions, induites par différents régimes de sensibilités et de pratiques sociales (notamment sémiotiques). On retrouve aussi, sans les con-fondre, les conditions d‟une continuité, entre d‟une part des valeurs dites subjectives, comprises comme modalités d‟affect, pouvoirs d‟affecter et d‟être affecté, et d‟autre part des valeurs objectivées, promues et déterminées au sein des pratiques instituées.

Il en va de même pour l‟expression et la sémiose : se développant à partir de cette matrice commune, elles ne peuvent pour autant se confondre, ni se voir réduites l‟une à l‟autre.

D‟une part, le phénomène expressif dans sa généralité ne recoupe que par-tiellement la sémiose dans ses diverses dimensions. Il faut, pour qu‟il y ait expression, que se manifeste, en elle, et par elle, quelque principe de vie, ou plutôt d‟animation. Et en définitive, il faudra bien qu‟il y aille d‟un vivant, toujours susceptible de valoir comme un sujet du sentir, du désir, de la destina-tion. Bien que, dans les faits, il n‟y ait pas non plus de sémiose, si ce n‟est en relation à des vivants, le concept lui-même ne présuppose qu‟un flux de pro-duction et d‟interprétation de signes – quels que soient les supports, et les

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instances en charge. Ainsi un concept de sémiose non directement tributaire de l‟expression conviendra peut-être pour l‟analyse de ce qui se présente comme transaction, communication, et, dans une certaine mesure, institution, vue comme convention ou norme anonyme.

D‟autre part, en tant que pratique objectivante, productrice de traces ou de réseaux, la sémiose est bien entendu irréductible à l‟expression. Mais la dimen-sion expressive lui est nécessaire, à moins de la réduire à une instrumentalité, ou à une matérialité : au point d‟en faire une technique opaque, un simple matériau à traiter, une action sans désir, une trace à travers laquelle aucun absent ne s‟adresse. L‟expression est ainsi le motif même de la reprise, qui n‟est rien d‟autre que le nom expressiviste de la répétition dans l‟ordre sémio-tique : répétition, qui, comme dans bien d‟autres ordres, physiques, biologiques ou sociaux, déborde tout principe de réplication, instanciation, ou même repro-duction analogique.

On trouvera donc l‟expressivité dans la sémiose, dès lors que l‟on y cher-chera des motivations, à l‟un quelconque des pôles, peut-être confondus, d‟une destination : qu‟il s‟agisse de motiver une adresse, ou une reformulation. Du même coup on verra la sémiose, dans une première démarcation, comme un redoublement de l‟expression dans une réexpression, notion que nous souhaite-rions distinguer, et de la réponse (les coups peuvent déjà répondre aux coups), et de la reprise (qui suppose, plus encore qu‟une convention, l‟exigence d‟une institution). Une telle notion de réexpression nous paraît être une condition essentielle de la distinction entre plan de l‟expression et plan du contenu, en tant qu‟elle traverse l‟actualité de chaque forme dans une sémiose.

Comme toute dimension proprement sémiotique, la distinction entre ex-pression et contenu passe en effet par une perception de variation dans la répétition (de la simple réitération, à la reprise). A ce titre, elle a pour précur-seur un nécessaire redoublement de l‟expression en une réexpression. Celle-ci installe l‟événement dans une lignée variationnelle évaluatrice, et perçoit ainsi dans la forme une « valeur », esthétique ou éthique (on pensera d‟abord à la voix humaine, et sans doute à la musique). Valeur qui n‟est pas simplement occasionnelle, variation qui n‟est pas seulement libre ou hasardeuse, puisque désormais sensible dans une hiérarchie différenciée. Si la perception de cette « valeur », qui n‟est peut-être à ce stade que le fait d‟un goût, ou d‟une pré-occupation, s‟avère constituer la première, voire l‟unique, voie d‟accès à ce qui importe dans un « objet » ou une « situation », on se rapproche singulièrement de l‟idée d‟un contenu. L‟activité de langage apparaît ainsi au confluent de deux processus : forme-valeur comme réexpression, et thématisation.

Avec la problématique de l‟expression, revient immanquablement la ques-tion du sujet, dont l‟instance fut naguère destituée, par les philosophies mar-xistes comme structuralistes. Laissant à chacun le soin de négocier sa dette avec l‟instance subjective, nous nous contenterons d‟observer que les contem-porains que nous sommes doivent les théories les plus accomplies du champ et de la forme à des penseurs qui mettaient au premier plan de leur préoccupation les questions du sujet, sinon de la conscience (même bâtie sur d‟autres trames philosophiques, une œuvre comme celle de G. Simondon continue d‟en dé-pendre). En même temps, ces penseurs, philosophes ou savants, n‟ont pas voulu, ou réussi à écrire une phénoménologie qui soit originairement sémio-tique, et qui se subordonne à la fois les phénoménologies réflexives, motivées par la connaissance objective, les phénoménologies anti-réflexivistes, centrées

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sur l‟Être-au-monde corporel et pratique (comme celle du premier Merleau-Ponty), et les phénoménologies herméneutiques, comme celle de Heidegger.

ANNEXE : DIAGRAMMES, OU FIGURES

Pourquoi proposer des diagrammes, en annexe à un texte de nature plutôt épistémologique ? Si c‟est bien en effet de l‟épistémologie, elle n‟est pas seulement réflexive et critique, mais avant tout prospective. On y verra comme un canevas polyvalent, précurseur de montages théoriques allant de pair avec une certaine façon de constituer les phénomènes. On y reconnaîtra en tout cas une perspective unifiante pour tout un ensemble de travaux – à commencer par ceux évoqués ici.

À ce niveau, où se dessinent ensemble texte, phraséologie et imaginaire scientifiques, on écartera l‟idée de diagrammes valant comme plans, organi-grammes, architectures, ou machines abstraites. Il ne pourrait s‟agir non plus de schémas, offrant des grilles de perception qu‟on voudrait opératoires, à la façon de planches d‟anatomie. On recherchera plutôt des résonateurs, des figures susceptibles d‟exprimer et susciter des connivences avec des recherches plus avancées sur leurs propres terrains – qui parfois recoupent les nôtres. On voudrait aussi que certains de ces diagrammes fassent écho à d‟autres, d‟origine philosophique ou ludique, traditionnellement évocateurs d‟un univers de formes, et de problèmes.

On a souvent comparé le jeu d‟une telle diagrammatique à celui de la méta-phore, ou plus simplement à l‟analogie. Comme d‟ailleurs cela a été dit de la modélisation en général, il s‟agirait alors d‟une fiction, plus ou moins surveil-lée. Sans doute, mais à la condition de souligner que cette fiction est d‟abord une figuration plurivoque, vouée à plusieurs jeux sémiotiques, dont chaque lecture pourrait redéfinir le nombre et les règles. En physique, ou en mathéma-tique, on a pu y voir une symbiose de l‟image et du calcul, du dessin et de la notation : à la fois perception directe, synopsis, et réserve de virtualités sus-ceptibles de faire surgir de nouveaux questionnements. La grande richesse d‟exemples dans ces domaines permet de retrouver un large spectre de fonc-tions et de modes de vie du diagramme dans la pensée, différents sans doute de ceux que l‟on attend de l‟ingénieur ou de l‟architecte : à une extrémité, motif formel indéfiniment répété et stabilisé dans son apport, le diagramme devient, à l‟autre, passage critique, forme en gestation, insight vécu au ralenti. Structure hautement métamorphique, comparable au diagramme (graph) de « l‟oiseau-parapluie-carcasse », invoqué par le peintre F. Bacon, et conceptualisé par Deleuze (1981), il doit alors céder la place à autre chose, qui ne lui ressemble plus, mais où il se réexprime (Batt, 2004, p. 20)58.

Débordant alors l‟acception traditionnelle, qui en ferait l‟icône d‟un jeu ar-rêté de termes et de relations, ou bien la simple représentation graphique d‟un processus, un diagramme, ou plutôt une diagrammatisation, consiste en la différenciation d‟un ensemble opératoire au sein d‟une figure en devenir, travaillée à la façon d‟une matière première : différenciation donc de lignes, de zones, de points singuliers et de motifs non délimités, à travers lesquels se profile comme une articulation fonctionnelle, canalisant l‟advenue de toute une série d‟autres figures. A la fois geste, forme, et trace-ouverture d‟un avenir, le diagramme, en ce sens que l‟on pourrait dire deleuzien, mais aussi merleau-

58 L‟article de N. Batt, et d‟ailleurs le numéro entier de la revue TLE auquel il introduit, incitent

puissamment à diagrammatiser. La présente réflexion, en tout cas, en est tirée. Voir aussi Batt (2007).

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pontien, précipite une histoire singulière, ou tout aussi bien, inaugure une série générique de variations, fondant ainsi une « dynastie de problèmes », ainsi que le disait G. Châtelet dans son livre sur Les enjeux du mobile.

Une condition en est sans doute que le diagramme ne se sépare jamais des figures qui le portent ; c‟est-à-dire qu‟on ne puisse exactement, ou définitive-ment, arrêter ce que de la figure il capte, ingère, et métabolise en projet. Cela n‟empêche nullement – bien au contraire – que des formalisations puissent être ainsi relayées. Et c‟est dans cet esprit, quelque peu aventureux, qu‟ont été composées les figures présentées dans cette Annexe59.

En dépit de sa fréquente présentation comme manifestation d‟une « pensée non verbale », il nous semble enfin qu‟un diagramme, s‟il n‟est pas toujours explicitement annoté, ne peut fonctionner sans une esquisse de dramaturgie. Il y a toujours, même mouvante, une textualité, une lexicalité, qui soutient l‟épure scénographique du diagramme. Ainsi en ira-t-il en tout cas dans ceux qui suivent.

Une problématique microgénétique se passerait difficilement d‟une ré-flexion sur les diagrammatisations du temps. Nous commencerons donc par quelques variations inspirées des propositions husserliennes en la matière. Mais ce sera, on le verra, pour en constater la difficulté, et y renoncer aussitôt.

59 À ceci près que nous ne considérons pas ces figures comme une sorte d‟heuristique préalable, ou

exclusive. Nous n‟y voyons pas davantage un moment inaugural dans une problématisation, et en cela

nous ne souscrivons pas nécessairement à ce que Deleuze, ou Châtelet, semblent avancer à travers leurs

(multiples) concepts de diagramme. Déjà la diversité de style et de composition des figures présentées

ici indique que ce qui se trame dans le passage des unes aux autres ne pourrait se comprendre sans une

théorie sémiotique plus compréhensive, ouverte à l‟hétérogénéité des plans de perception et de

symbolisation, et avant tout à l‟activité de langage, qui intervient nécessairement dans la définition de

l‟espace problématique virtuel travaillé par la diagrammatisation. Il n‟y a pas non plus dans notre cas de

ponctuation qui permettrait de situer ces figures dans un rapport d‟antériorité, vis-à-vis d‟une

« époque » de la réflexion (comme ce fut le cas, naguère, pour les innombrables diagrammes repris de

la théorie des catastrophes). Pour nous, les diagrammes – même regroupés en annexe – interviennent

plutôt au milieu de la pensée, dans le corps du texte : pas seulement à titre de commentaire, mais

comme rencontre, épreuve, relance. En somme, « pour voir ce qui arrivera », aussi bien que « pour faire

parler autrement », sans préjuger du caractère nécessaire ou contingent du désir d‟en passer par là, ni de

la nature de ce qui, effectivement, peut recommencer avec eux.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 235

Diagramme husserlien du temps

À vrai dire il ne s‟agit pas exactement d‟un des diagrammes proposés par Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, puisque nous y avons ajouté, au risque d‟une trompeuse symétrie, une représentation des protentions, qui ne figure pas dans les originaux. Toujours est-il que comme Husserl le souligne lui-même, ce type de diagramme renvoie à une intuition géométrique impropre, qui laisse imaginer des lignes et des points déjà individués : alors que c‟est la structure du temps elle-même qui devrait soutenir toute individuation. On dira même que le diagramme ouvre sur une certaine portion du temps, dans laquelle l‟individualité du présent ne devrait pas pouvoir être exactement assignée. Ainsi ne doit-on pas identifier le présent à une ligne géométrique verticale comme M P1‟, mais plutôt se le représenter comme une ligne « épaissie », dit Husserl, ou un « germe » de ligne, si l‟on préfère, qui retient dans sa structure interne le glissement perpé-tuel du futur vers le passé.

La partie protention du diagramme s‟avère encore plus difficile à penser, et à tracer. Nous ne l‟avons d‟ailleurs ajoutée que pour en rappeler la nécessité. Entre autres défauts majeurs, la représentation qui en est donnée suggère que chaque maintenant a été effectivement compris naguère dans la protention des présents antérieurs : si bien qu‟il ne lui aurait alors manqué que l‟actualité pour surgir et « être là » – ce qui paraît être une conception bien conservatrice du temps.

On notera également que le diagramme ne figure aucune différenciation des phases temporelles par l‟entremise d‟autres modalités (rêverie, imaginaire, évocation d‟un possible). Très homogène dans sa facture, il ne fait pas non plus apparaître les qualités rythmiques, la pulsation d‟un temps vivant, dont la continuité se présente aussi comme réédition, ou retour, de « moments » pré-

P1 P2

M

P1‟

P2‟

RE

TE

NT

ION

PR

OT

EN

TIO

N

Ligne horizontale P1 P2 M : série des « maintenant ».

Lignes obliques comme P1 P1‟ : descente dans le passé.

Lignes verticales comme M P1‟ : continuum des phases temporelles au sein d‟un

présent.

236 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

sentant une même qualité générique. Il y manque enfin – mais on ne peut considérer que ce soit un défaut, s‟agissant d‟une temporalité comprise comme auto-affection originaire – les dimensions du futur ou du passé décrochés, qui relèvent, quant à elles, d‟un temps thématisé.

Transmission d’un petit disque

Le temps du diagramme précédent n‟est pas qualifié par une variation de qualités sensibles qui viendraient le remplir. Mais supposons que l‟on veuille à présent l‟étoffer en se situant au niveau mésotemporel d‟une saynète. On imaginera par exemple la transmission d‟un petit disque passant d‟un triangle à un rectangle. Le temps s‟emplirait alors d‟anticipations et de rétentions ouvrant sur un tout autre horizon – en réalité déjà celui d‟une action.

Le diagramme présente ainsi trois moments successifs censés former une unité, avec, pour chaque moment (ou présent étiré), une distribution schéma-tique des phases temporelles entre rétention, pointe actuelle du maintenant, et protention. La redondance de la représentation n‟est bien sûr qu‟apparente : anticipations ou rétentions ne devraient pas se confondre avec la reproduction fantomatique, en grisé, des « maintenant » qu‟ils annoncent ou retiennent. On conçoit en tout cas que ce type de figuration ne soit gérable qu‟à la condition de se limiter à des épures très pauvres.

L‟axe de symétrie horizontal aligne les agencements successifs ressaisis dans l‟actualité maximale de chaque maintenant. En restreignant le regard à ce qui se présente sur cet axe, on retrouve la convention usuelle de figuration du mouvement dans l‟espace, qui suppose de saisir chaque étape au moyen d‟une sorte de photogramme indépendant, sous une modalité d‟actualisation uni-forme. Cette convention fait perdre à chaque présent ses phases internes de rétention / protention et ouvre la voie à une sériation du mouvement, et sans doute à une paramétrisation du temps.

P1 P2 P3

RE

TE

NT

ION

P

RO

TE

NT

ION

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 237

Muybridge – Marey

La série suivante, reprise des études de E. Muybridge (ca. 1880), applique la convention des photogrammes, sur laquelle reposera techniquement le cinématographe, peu de temps après. D‟une certaine façon, les écritures pho-nétiques ont fait de même avec la parole, en la réduisant à une succession de moments sonores susceptibles de caractérisations graphiques alignées sur un support : en sorte que l‟on sera tenté de penser à la lecture comme à la restitu-tion d‟une temporalité de la parole, avec ses protentions et ses rétentions.

Les chronophotographies de E.-J. Marey, contemporain et inspirateur de Muybridge, se prêtent davantage à un rapprochement avec l‟attitude et la méthode phénoménologiques (dont plusieurs auteurs ont souligné la dette qu‟elle entretenait vis-à-vis de l‟imaginaire technique du cinématographe). En superposant dans un même espace différentes phases du mouvement d‟un corps, les réalisations de Marey, dont la démarche se voulait pourtant purement analytique, suggèrent bien davantage la dimension temporelle qui les unit et les distingue à la fois. On est alors facilement entraîné à y adjoindre un système glissant de fenêtres dont chacune représente un présent épaissi aux dimensions d‟une rétention et d‟une protention fantomatiques, incarnées par des positions voisines du mobile. En voici un exemple construit à partir du célèbre Perchiste de Marey60.

Un tel diagramme, dont on appréciera le caractère équivoque, réalise comme un compromis entre la vision scientifique du mouvement comme extériorité paramétrable dans l‟espace, et une autre vision, davantage préoccu-pée de discerner des moments et des formes anticipantes et rétensives dans la continuité glissante d‟un temps. On ne se préoccupe plus d‟expliciter la struc-ture d‟un Présent, mais plutôt de figurer le changement comme la reproduction, avec décalages, d‟une certaine structure générique formatrice. Le diagramme husserlien, encore évocateur d‟un temps uniforme et préalable, cède la place à un temps plus différencié, tributaire d‟une différenciation des formes dans un champ d‟action. Temps de l‟action qui est alors intrinsèquement rythme, scan-

60 Remerciements ici à Muriel Beckouche pour la capture diagrammatique de ce perchiste.

238 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

sion, tension vers une fin ; et temps d‟une perception sémiotique, qui ouvre la voie au temps composé et normé d‟une semiosis.

On notera en particulier le format variable et le chevauchement des fe-nêtres, qui renvoie à une question centrale de la conscience de répétition, constitutive de l‟expérience sémiotique et de son temps propre : sur quoi en effet la répétition porte-t-elle ? et dans quels multiples formats se perçoit-elle ? La répétition, tout comme déjà l‟auto-reproduction du temps, n‟est jamais la simple juxtaposition d‟items ou d‟instants isolés, mais le geste, ou l‟accueil, de plages ou de moments non limités, intérieurement différenciés en figures elles-mêmes déjà répétées.

Milieu physique hétérogène (pluri-phases)

Ce diagramme figure l‟évolution d‟un système physique comprenant plu-

sieurs phases, ou modes d‟organisation. Il pourrait être constitué par des en-sembles matériels mono- ou multisubstances ; par des ensembles plus ou moins ouverts ou fermés, et plus ou moins à l‟équilibre (donc plus ou moins dans un état stationnaire à l‟intérieur de chaque phase). Le temps invoqué est un temps physique, en sorte que les seules interactions possibles (flèches verticales) sont internes à chaque tranche temporelle (segments verticaux représentés aux instants Ti). N‟oublions pas cependant que les équations gouvernant le système peuvent faire appel à des dérivées d‟ordre arbitraire, grandeurs en quelque sorte rétensives, puisque déductibles de l‟évolution infinitésimale antérieure, et

T1 T2 T3 T4 T5

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 239

de la même façon protensives, puisque participant à la détermination des évolutions à venir.

En T1, par exemple, le système comporte trois phases ; une 4e vient

s‟ajouter lors d‟une transition en T2 ; elle disparaît en T4 ; on voit apparaître ensuite, puis disparaître, une structure faite de phases imbriquées, sur le mo-dèle fractal du mélange de liquide et de vapeur dans l‟ébullition (par exemple en T5). Le diagramme bidimensionnel figure mal l‟imbrication possible des phases, et par voie de conséquence les interactions qui pourraient en résulter. On pourrait du reste imaginer différentes échelles spatio-temporelles d‟interaction (diffusion, rayonnement) ou même réorganiser complètement la structure spatiale (comme avec les connexions dans un réseau de neurones).

En physique statistique, on caractérise les phases à partir de groupes de sy-métrie, ou de paramètres d’ordre, représentatifs d‟un état macroscopique moyen, calculé à partir de moyennes sur les populations concernées. Il est clair que dans les champs qui nous préoccupent, les modélisations qui ont reposé jusqu‟ici sur ce type d‟analogie physique, ne peuvent, si sophistiquées soient-elles, que concerner des propriétés extrêmement génériques : ainsi, par exemple, des réseaux de Hopfield, pour lesquels les résultats les plus connus portent sur les capacités de « mémorisation », en fonction du rapport entre le nombre de neurones du réseau et le nombre de patterns en cause, non spécifi-quement définis (cf. Amit, 1989, diagramme de phases p. 305).

La co-existence de deux phases, ou davantage, est étudiée bien sûr lors des transitions, pendant lesquelles une phase se transforme progressivement en une autre. Mais les milieux physiques que nous voudrions voir ici servir de mo-dèles devraient être constitués en permanence de plusieurs phases, à l‟exemple de milieux chimiques réactifs, étudiés par exemple avec les modèles de réac-tion-diffusion ; ou bien à l‟exemple de réseaux de neurones, hétérogènes d‟abord dans leurs architectures locales (tissus neuronaux différents), et dont les différentes parties seraient de surcroît exposées à des „températures for-melles‟, et à des ensembles plus ou moins denses de patterns, conduisant à l‟émergence de phases multiples en interaction. Projetés dans un registre so-ciologique, ces modèles se transposeraient en ceux de foules ou de masses, dont les individus, même faiblement différents initialement, se trouveraient ensuite engagés dans des collectifs aux comportements fortement caractérisés, cela à plusieurs échelles.

Pour les profanes que nous sommes, cet imaginaire physicien atteint rapi-dement ses limites, non pas bien sûr sur le plan de sa portée épistémologique (la discussion restant ici ouverte), que sur celui du type de propriété générique qui se laisse objectiver dans le cadre de ces modèles (du moins le croyons-nous). Les sciences humaines et sociales s‟intéressent en effet à des qualités qui sont génériques sans être universelles, et bien souvent il n‟a pas été pos-sible de représenter ces qualités au moyen de modèles pour lesquels les seuls résultats opératoires (déjà très difficiles) concernent précisément des propriétés extrêmement générales, voire « universelles ». En linguistique ou en psycholo-gie, c‟est la notion de forme qui s‟impose d‟abord, et la généricité se comprend alors comme transposabilité d‟un champ à l‟autre. On a besoin dans ce cas de modèles comportant une forme élaborée de cohérence topologique, condition-nant (et conditionnée par) la croissance et la différenciation de phases qualita-tivement différentes. On retrouve en somme le problème de la morphogenèse, complexifié encore par celui d‟assurer des développements homologues d‟un

240 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

milieu à l‟autre (au titre d‟une transposabilité). À l‟heure actuelle, les modèles de type réaction-diffusion donnent sans doute de ces situations les images les plus intéressantes.

On évoquera enfin la difficulté de rapprocher sur ces terrains – ce qui serait pourtant fort utile – le langage mathématique des systèmes dynamiques, de celui de la physique statistique. Il faudrait ici un travail analogue à celui qu‟avait proposé naguère J. Petitot dans le chapitre « Épistémologie des phé-nomènes critiques » de sa Physique du sens : mais étendu cette fois à un en-semble plus vaste de systèmes dynamiques, oscillants ou chaotiques, et à des milieux physiques non fermés, hors équilibre (sur l‟intérêt des modèles de réaction-diffusion pour la pensée morphologique, voir le livre de J. Lassègue sur Turing (1998) ; ainsi que les remarques dans Petitot, 2004, chapitre 3).

Scène de bal dans un champ de thématisation

En s‟inspirant du diagramme d‟un milieu physique hétérogène, on repré-sente ici un champ de perception et d‟action thématiquement structuré. On reprend le principe d‟une diversité de phases co-existantes, pour figurer – ici, comme des régions, ou des zones – la différenciation caractéristique d‟un champ de thématisation (hétérogénéités et fluctuations). Le diagramme est fondamentalement équivoque, et se comprend comme une structure de transi-tion, ou de transaction, entre plusieurs langages théoriques. À l‟instar des planches de Marey, il appelle à trouver des passages, entre d‟un côté la repré-sentation d‟une structure physique évolutive, et de l‟autre, une figuration de champ phéno-sémiotique dont les articulations temporelles restent à décider. On s‟est donc abstenu de symboliser, par exemple au moyen de flèches passant d‟une plage à l‟autre, les couplages (valeur physique), les interactions (valeurs fonctionnelle), les motivations et les anticipations (valeur phéno-sémiotique), qu‟il faudrait de fait distinguer, et redistribuer dans d‟autres diagrammes moins équivoques.

PH

AS

ES

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 241

Spatialisant simplement les phases, le diagramme pourrait induire l‟idée fallacieuse d‟une disjonction, alors qu‟elles se trouvent fusionnées dans la structure perçue du champ. On a fait ici le choix d‟un modèle à trois phases, comparables à celles appelées motifs (ici, couche supérieure), profils (couche intermédiaire), thèmes (couche inférieure), dans la théorie des formes séman-tiques (Cadiot & Visetti, 2001).

Chacun projettera le récit de sa convenance sur ces naïves figurations. Con-venons d‟y voir au moins une série de profils faisant interagir une figure trian-gulaire, avec une autre, rectangulaire, tout au long d‟un scénario dont l‟issue reste indéterminée (moins cependant que les enjeux). Ces profilages se trou-vent agrégés et identifiés dans les différents blocs d‟une séquence thématique (couche inférieure), et en même temps indexés sur des figures actorielles représentant un principe de mise en continuité. En-deçà, ou au-delà, de cette structure actorielle et praxéologique, se perçoivent, sur d‟autres registres plus fluctuants, ou moins définis (couche supérieure), des rythmes, des textures, des ambiances, des valeurs ou des rôles agonistiques, qui composent des motifs, tantôt flottants librement, tantôt liés aux profils, qu‟ils viennent précisément motiver.

Si fondamentale soit-elle, la structure gestaltiste figure-fond – qui est déjà au fond elle-même un diagramme – ne représente qu‟un aspect, de fait très épuré, d‟une telle structure microgénétique (cf. supra, section 4). Visuellement, le schéma figure-fond n‟est valable que pour certaines organisations théma-tiques (parcimonie, cinétique simple, délimitation des figures). De même, dans l‟activité de langage, ce schéma ne capte qu‟une part de la structure de théma-tisation, sous la condition d‟une composition domaniale nettement déterminée. Dans tous les cas, l‟on a toujours besoin de phases de motivation actives dans le champ : pour toute qualification ou désignation inédite ou re-motivante, à titre de pontage inter-domanial, ou encore comme motif flottant, sans inscrip-tion définie (ex. la douceur d‟un moment, partout répandue). Ces phases peu-vent bien sûr se redistribuer et se stabiliser au sein de la structure figure-fond, mais elles peuvent tout aussi bien perdurer, et constituer ainsi des plans ou des foyers d‟indétermination ou de singularisation.

242 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

Différenciation du champ en expression et contenu

On reconnaîtra d‟abord dans la face avant du présent diagramme une re-prise du précédent. Toutefois, ce nouvel ensemble ne représente pas le produit cartésien de ladite Scène de bal avec une nouvelle dimension indépendante. Il faut plutôt concevoir ce nouveau diagramme génétiquement, comme le résultat d‟une différenciation interne affectant toute phase, et possiblement tout élé-ment, de la Scène de bal (elle-même déjà structurée comme un champ de thématisation), pour y faire émerger une distinction entre des aspects valant selon le cas comme expression, ou comme contenu. Le dessinateur (malhabile) a représenté cette distinction de façon différente suivant les phases concernées, aboutissant à la vision de trois plans superposés. L‟inspiration linguistique de la figuration serait difficile à cacher. On notera par exemple, à l‟arrière-plan de la couche médiane, comme des dalles profilées, qui font penser à des consti-tuants, qui se recouvrent parfois. De même, au fond de la couche inférieure, on distingue comme une surface texturée, dont à un autre niveau la composition ferait penser à celle d‟une page.

CONTENU

Vue B

T4

T5

Vue A

T4

T5

TEMPS & ANTICIPATIONS

PH

AS

ES

EXPRESSION

T4

T5

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 243

La phase représentée au plan supérieur se comprend ici encore comme mo-tivation, plan d‟indétermination ou de singularisation, comparativement aux individualités et aux identités plus arrêtées caractérisant les autres plans. Con-trairement aux schémas les plus répandus, on n‟y a pas figuré la distinction entre expression et contenu au moyen d‟une coupure rectiligne, mais préféré l‟image plus intriquée d‟un puzzle, évoquant l‟imbrication des zones, l‟idée d‟un accrochage à chaque fois singulier, et aussi la perception fluctuante de la constitution interne, selon les modulations attentionnelles et la distance. Mal-heureusement, les talents limités du dessinateur ne lui ont pas permis de repré-senter comme il aurait fallu l‟indistinction possible de l‟expression et du contenu, leur indécision foncière.

Ainsi, expression et contenu apparaissent comme des régions imbriquées l‟une dans l‟autre au sein de ce diagramme tridimensionnel, chaque région se ventilant elle-même suivant les phases. Le diagramme ne représente évidem-ment qu‟un principe abstrait de distinction, et non telle ou telle élaboration que chacune des deux couches classiquement constitutives de la sémiose pourrait connaître, en fonction d‟autres dimensions non traitées ici (e.g. perception vs. action, langagier vs. gestuel/pratique, intériorité vs. extériorité). Le statut modal des diverses composantes du diagramme n‟est pas davantage précisé.

Expressivité et motivation

Reprenons sous une forme très simplifiée la vue A du dernier diagramme. On conserve donc la différenciation en phases, tout en faisant à nouveau abs-traction de la distinction entre expression et contenu. Nous reportons dans le diagramme des éléments jusque là implicites : motivations (flèches larges et incurvées), modalisations et anticipations temporalisées (segments ou flèches en pointillé gras), intra- comme interphases.

Comme écrit dans le corps du texte, il faut penser l‟anticipation dans

l‟épaisseur bidimensionnelle d‟une dynamique de constitution : pas seulement

PH

AS

ES

TEMPS & ANTICIPATIONS

Vue A

244 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

donc comme succession ou déroulement, mais comme motivation, et même double motivation, sur le modèle de la double motilité merleau-pontienne (recomprise comme résonance entre phases). Motivation sera compris comme une forme d‟anticipation constitutive du champ thématique, où se voient ac-centuées les dimensions de sensibilisation, de valuation, de mobilisation, de protention immédiate. Elle se traduit par des couplages non déterminants entre phases, ou bien par l‟auto-reproduction de motifs étalés, éventuellement in-ducteurs d‟un certain tropisme.

On distinguera alors cette dimension de l‟organisation du champ, d‟autres formes d‟anticipations, temporellement et intentionnellement élaborées, et mieux caractérisées au plan modal.

Venant à ce point de notre série diagrammatique, une telle structure em-blématise un modèle minimal de la vie perceptive, entendue comme expressi-vité originaire (section 2) – pour autant bien sûr que cela ait un sens de l‟imaginer hors de toute sémiose instituée. Une éventuelle distinction entre expression et contenu n‟est pas pertinente à ce stade : ce qui compte, c‟est la saisie, du reste fluctuante, de physionomies, de traits expressifs, valant comme « manifestation dans une incarnation » (Taylor). Ce que l‟on perçoit, dans le murmure de la mer (évoqué par Leibniz), dans un ciel d‟orage, dans une pomme peinte ou vue à l‟étal, c‟est la symbiose singulière de tonalités synes-thésiques, thymiques, praxéologiques, diffractées en fonction de phases du champ prises dans un jeu d‟anticipations locales et de motivations réciproques (comprises comme couplages inter-phases, ressentis dans leur variation même). Comment penser alors, d‟instant en instant, le dégagement, au sein d‟une physionomie, de ce qui vaut comme dimension promue, tracé corporel de tel ou tel trait expressif ? Nous touchons ici aux limites de l‟abstraction diagram-matique, incapable (même avec notre concours) d‟entrer dans la vraie vie d‟une physionomie, de présenter les fluctuations caractéristiques que nous ressentirions alors comme relance, pulsation, aspectualité, auto-affection, redoublement de l‟apparaître dans un « se montrer à », valant déjà comme donation ou destination. Physionomie ressentie également comme intériorité, gestualité, identification d‟une force productrice dans et par un « résultat ». La théorie minimaliste de l‟expressivité se voit alors contrainte de se dépasser dans une théorie, bientôt sémiotique, des esthésies, de l‟affect, du corps propre et de l‟action. Tandis qu‟au pôle thématique, figures, gestes, objets de préoccu-pation, s‟organisent en champs génériques, et prennent une autre consistance, en se faisant signes de pratiques régulières, d‟ordres institués. On y verra bien encore de l‟expression, mais non plus seulement d‟affects : expression de projets, de programmes, de problèmes, rendus manifestes, non tant dans la précision de leurs méthodes ou de leurs enjeux, mais d‟abord dans leur dimen-sion esthétique, comme l‟incarnation d‟un certain style cognitif et pratique, caractérisant un ethos.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 245

Répétition et réexpression

Vue A, encore une fois. Variété des phases. Temps et anticipations ne sont

envisagés que comme dimensions de la variation et de la répétition « d‟unités » d‟un certain format. Penser si on le souhaite à la musique, aux refrains, aux ritournelles. Faire encore abstraction de la sémiose linguistique.

Truisme : pas de réexpression, en tant que geste s‟inscrivant dans une lignée variationnelle, sans une pensée concomitante de la répétition, de la perception de répétition et des formats perçus comme répétables. Et récipro-quement.

Encore le puzzle : imbrication, singularité des accrochages, perception et saisie fluctuante par blocs variables, impression de monotonie. Différence et répétition. Même les pièces élémentaires ne sont pas tout à fait mono-phase.

[Dans la mesure où il s‟agit d‟un assemblage de pièces solides, pré-formées – et non, par exemple, d‟un jeu de dynamique des fluides – l‟analogie du puzzle comporte bien sûr des inconvénients – non rédhibitoires toutefois pour ce qui nous concerne immédiatement.]

Questions (cf. supra, diagramme de Marey) : sur quoi la répétition porte-t-elle ? Qu‟est-ce qui dans la répétition se répète ? On ne sait jamais exactement ce qui est répété, et qui consonne comme un retour du même (rythme, motif musical, ou autre) : variété des phases entraînées dans le retour de la « même » unité, étendue et composition intérieure du répété. Ce qui revient, est-ce le bloc ABC, ou bien B sur fond de AC, ou C seulement, encombré des inutiles A et B ? Du reste, distingue-t-on réellement A, B et C ?

On peut continuer indéfiniment ce genre d‟interrogation : lorsque revient A‟‟B‟‟C‟‟, est-ce le bloc isolé que l‟on perçoit, ou plutôt l‟ensemble formé de A‟‟B‟‟C‟‟ sur fond d‟une rétention de A‟B‟C‟, c'est-à-dire la répétition de l‟ensemble formé de A‟B‟C‟, sur fond d‟une rétention de ABC ? Comme l‟écrit Deleuze (1968, pp. 31 sq.), pas de répétition sans un geste accrochant l‟item actuel à un passé, qui est comme le souvenir d‟une série virtuelle de répétitions. Dans son exemple du motif décoratif (dans un pavage, disons), ce qui se répète, c‟est un principe de disposition de chaque nouveau carreau dans un puzzle partiel, déjà lui-même composé de motifs répétés – de motifs de la répétition elle-même, de blocs de taille variable, non de carreaux isolés, le geste lui-même se répétant, légèrement différent, à chaque nouvelle dépose. A la fois familiarité, et ligne de variation immédiatement donnée, où s‟inscrit

A

C

B

A‟ A‟‟

B‟ B‟‟

C‟ C‟‟

PH

AS

ES

Vue A

246 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

l‟occurrence : ce qui sonne comme familier, c‟est justement le retour et la relance d‟un certain continuum variationnel, virtuellement marqué de répéti-tions (repérées le long de dimensions principales, parfois par l‟esquisse d‟un type). Comme l‟a souligné Maniglier (2006) à propos des signes linguistiques, il doit s‟agir là d‟une caractéristique essentielle, originaire, pour une perception sémiotique.

Cette pensée de la répétition est par essence une pensée de la reprise, qui se prolonge immédiatement à l‟activité de langage. On peut alors énoncer trois conceptions de la répétition-reprise linguistique, dont seule la troisième s‟accorde à la vision deleuzienne du motif décoratif, ou, pour nous ici, du puzzle.

La conception exemplariste considère comme déterminée l‟individualité de l‟occurrence, et voit dans la reprise (et même dans l‟apprentissage) l‟effet d‟une reproduction analogique, ou d‟une combinaison, de patterns individuels.

La conception structuraliste-textualiste conçoit l‟individualité à partir de classes, lexicales ou textuelles : l‟item qui fait retour n‟est que la partie émer-gée de cet ensemble dont il procède, et qui délimite son espace de variation. Dans une version plus constructiviste de cette conception, l‟occurrence – toujours occurrence de classes et de textes – recompose les types et les genres dont elle procède. Mais ce qui ne change pas, c‟est le mode d‟individuation, l‟abord exclusif de la forme comme une transformée d‟autres formes déjà actées, considérés comme attestées (déterminées finalement comme dans la conception exemplariste, mais à une autre échelle). Un mot, ainsi, sera toujours passage dans un texte, élément lui-même de tel corpus.

La troisième conception, microgénétique, conçoit la reprise à partir de vir-tualités accompagnant de toute façon la ressaisie des formes attestées. Ces virtualités peuvent se concevoir comme des « fragments », flottants ou indexés, anonymes ou imputés, par lesquels se réalise le rattachement de l‟acte présent à un possible englobant. « Fragments, lambeaux, dépouilles », disait Deleuze, belles guenilles toujours bonnes à porter, et qui font encore leur effet, et même de nouveaux effets. Ou bien : éclats dans un terrain vague, qui font des pierres à lancer. Ou encore : matériaux pour des « ruines en construction », comme le disait, à propos d‟autre chose, un personnage de Robbe-Grillet dans les Glis-sements progressifs du plaisir (mais c‟aurait pu être dans un film de Godard – qu‟importe, ne soyons pas textualistes à ce point).

Ainsi, un « mot » – forme ou formule – sera-t-il aussi passage entre textes, passage possible d‟un moment à un autre. Passage flottant, d‟autant plus as-sumé peut-être qu‟il paraîtra désindexé. Passage délié autant que lié, pré-texte et modulateur d‟intertextes, qui le modulent tout aussi bien. Non plus, en définitive, passage, inscrit ou extrait, mais motif en formation, fragment de microgenèses, pour les temps comme pour les textes : cela même qui nous permet de revenir au texte, sans cesser d‟être là.

Plus généralement, on conçoit bien que la question de la reprise, insépa-rable de celle d‟une conscience de variation (plus ou moins oblitérée), ne puisse se jouer sur un seul degré, ou un seul mode, de perceptibilité. Il faut, au moins, accepter la variation comme modulation continue, intensification ; la variation comme transposition et métamorphose ; la variation comme déploie-ment de singularité ; la variation comme mise en continuité, rattachement motivé ; et aussi, bien sûr, la variation usuellement pensée comme déclinaison, transformation, jeu d‟opérateurs.

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 247

Sémiose et énonciation

Vue B : la sémiose, avec les deux faces de l‟expression et du contenu. À nouveau l‟image du puzzle, pour les mêmes raisons que précédemment : im-brication, singularité des accrochages, perception et saisie fluctuante par blocs variables, impression de monotonie. Différence et répétition, au sein d‟un flot qui s‟écoule : parole, énonciation.

Une fois encore, le statut modal (par ex. virtuel vs. actuel vs. acté) des di-verses pièces ou plages du diagramme n‟est pas précisé. Ce que l‟énonciation engage au plan de l‟expression, par exemple, ne se réduit pas à ce qui s‟explicite dans l‟acte d‟une profération (cf. ci-dessus, suivant les conceptions de la reprise).

Deux diagrammes du flot : le premier, qui accentue la différence entre ex-pression et contenu, et souligne une certaine composition ; le second, qui dégage un moment unitaire d‟expression et de contenu, en estompant la dis-tinction.

CO

NT

EN

U

E

XP

RE

SS

ION

Vue B

CO

NT

EN

U

E

XP

RE

SS

ION

Vue B

C

E

248 V. ROSENTHAL, Y.-M. VISETTI

On notera le mode particulier de l‟imbrication des pièces : au lieu de s‟accrocher à une pièce unique du voisinage, les reliefs s‟encastrent dans des espaces ouverts par la disposition solidaire de plusieurs autres pièces. Cela reste valable quelle que soit la nature plus ou moins unitaire des pièces (ex-pression, contenu, ou expression/contenu), chacune, d‟ailleurs, s‟accrochant systématiquement aux deux faces de la sémiose.

Une fenêtre temporelle glissant le long du diagramme comportera toujours de l‟expression et du contenu. Pas d‟expression qui ne s‟entame sans être adossée à un contenu déjà disponible, et vice-versa.

Dans la différenciation et l‟appropriation réciproque des faces de l‟expression et du contenu, apparaissent comme des décalages, traduits par le positionnement oblique des unités perçues. De ce fait, le diagramme se con-forme à l‟idée d‟une expression au sens fort (Taylor, section 2), passant par la nécessaire mise en avant d‟une couche expressive, condition ontogonique de l‟advenue solidaire d‟un contenu singulier. En même temps, expression et contenu restent indissociables, et de fait se portent l‟un l‟autre à l‟existence. Comme on peut s‟en assurer en faisant glisser la même fenêtre imaginaire, on n‟a jamais affaire à une plage de pure expression, qui rendrait manifeste une zone de pur contenu, mais toujours à un mélange, qui fait advenir un autre mélange.

On peut illustrer partiellement cette même idée à partir d‟un petit croquis très simple de Saussure (2002, p. 95), qui, tel que nous le comprenons, repré-sente l‟unité linguistique comme une sorte de déroulement solidaire (mais en proportion variable) d‟une forme expressive (signifiant), et d‟un contenu (signifié).

Diagramme que l‟on peut choisir de symétriser (c‟est du reste le choix de

Saussure, op. cit. p. 104), en donnant au signifié, cette fois, un temps d‟avance sur le développement du signifiant.

Signifiant

Signifié

Signifié

Signifiant

Modèles et pensées de l’expression : perspectives microgénétiques 249

On peut préférer la représentation saussurienne, plus courante, de forme ovoïde, pour figurer toutes sortes d‟unités linguistiques (signifiant/signifié). En connectant alors plusieurs de ces ovales par des flèches, on obtient, selon les nécessités du moment : le diagramme d‟un paradigme (interdéfinition, associa-tion), celui d‟un syntagme (constituance, dépendance), ou bien, finalement, celui d‟une énonciation, vue comme constitution et parcours de formes. On arrive ainsi au diagramme proposé par Rastier (2003), pour illustrer son mo-dèle « plat » de l‟énonciation – modèle dont nous avons eu l‟occasion d‟indiquer qu‟il choisit d‟ignorer la structure microgénétique du champ (igno-rant par là même celle des transpositions placées au principe de toute reprise – et cela jusque dans les développements récents sur la notion de passage).

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