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MARIE DE BOURGOGNE

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MARIE DE BOURGOGNE

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YVES CAZAUX

MARIE DE

BOURGOGNE témoin d'une grande entreprise

à l'origine des nationalités européennes

ÉDITIONS ALBIN MICHEL 22, RUE HUYGHENS

PARIS

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© Éditions Albin Michel, 1967.

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PERCHE NESSUNA COSA SI PUO AMARE NE ODIARE, SE PRIMA NON SI A COGNIZION DI QUELLA

Car on ne saurait rien aimer ou haïr qui ne soit d'abord connu

LÉONARDO DA VINCI Codice atlantico, Folio 226, verso b.

tr. Louise Servicen.

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CARTE DES ÉTATS MÉDIANS DE BOURGOGNE

Cette carte comporte, outre les États de Bourgogne stricto sensu, ceux que le protocole d'accord avec l'Empereur mettait, en novembre 1473, sous la domination du duc Charles, à l'occasion de la création du nouveau royaume de Bourgogne. Il s'y serait ajouté la succession du comté de Provence par héritage du roi René. (Carte dessinée par M. André Leroux.)

Erratum : Au lieu de Landsgraviat d'Alsace, lire : Landgraviat d'Alsace.

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INTRODUCTION

Pour le monde antique qui connaissait l' Orient et le Septentrion, qui n'ignorait pas la profondeur de l'Afrique, qui déjà naviguait sur la rivière océane, — la Méditerranée, la Grande Mer des Écritures, n'était pas unique, mais nulle autre n'était, comme elle, la source de toute pros- périté, le grand chemin de la richesse et de la connaissance par où passaient les hommes et les biens, les dieux et la beauté.

Le Moyen Age à son déclin, avant même les envols sur les océans déserts, s'il n'avait pas compromis le prestige de la Méditerranée, lui avait enlevé son exclusivité : en lui ouvrant un nouveau champ d'expan- sion, il lui avait aussi suscité des rivales.

La mer du Nord et la Baltique rejettent leur immémorial anonymat et font irruption sur le théâtre du monde, à l'ère médiévale entre le IX et le XI siècle.

Une civilisation urbaine, d'origine maritime, éclot dans les Flandres, bientôt suivie, avec la poussée germanique vers l'est, d'un second foyer, sur les rivages de la mer Baltique, au moment du grand essor de la démo- graphie européenne, entre le XI et le XIV siècle, qui sera le domaine des communautés marchandes et maritimes de la Hanse.

Désormais les échanges avec l'Orient parcourent deux courants — la voie traditionnelle du Sud, par la Méditerranée, — le second par Novgo- rod, sous le contrôle de la Hanse, en direction des Flandres et d'Angle- terre.

A la civilisation du groupe des villes italiennes, Venise, Florence et Milan, fait écho celle de Bruges, de Gand et de Cologne.

Le monde a désormais acquis de nouvelles dimensions. L'histoire des villes d'Italie va-t-elle se renouveler en Flandre?

L'aristocratie de la fortune et de la réussite va-t-elle s'imposer au Nord, comme au Midi, et faire triompher, avec la plus éclatante civilisation artistique, le particularisme des intérêts? Les jalousies locales, nobles ou sordides, les ambitions d'une élite parvenue, vont-elles morceler la chose publique et conduire aux inextricables intrigues nouées, dénouées et renouées qui font de l'histoire des villes italiennes de singuliers imbroglios ?

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Tout le laisse redouter parce que les deux « systèmes » urbains ont longtemps obéi à un destin parallèle.

Cependant le groupe des villes flamandes, après avoir échappé à l'emprise du royaume de France et à la faible autorité des empereurs, se heurte à la volonté des ducs valois de Bourgogne, qui créent un véritable État entre le duché de Bourgogne, la Comté de Bourgogne qui est d'Em- pire et les pays d'en deçà, Flandre, Artois, Brabant, Hainaut, Lim- bourg, Gueldre, Picardie..., en dépit des enclaves qui les dispersent.

Un État auquel il n'aura manqué que la consécration du temps, mais qui, en dépit de l'effondrement du grand dessein de Charles de Bourgogne en 1477, a survécu, à travers cinq siècles de discordes européennes, dans la Belgique et dans les Pays-Bas.

Au cours du XV siècle, où meurt le Moyen Age, où se forgent les clefs de l'histoire moderne, où s'accumulent en chaîne, sur toute l'Europe, des faits sans retour, il semble que, devinant et préparant une étape de l'extension du monde, les entités politiques aient cherché, dans un vaste mouvement de regroupement, de nouvelles formes physiques et morales, leur raison d'être et le sens de leur évolution : c'est que les nationalités en quête de leurs contours commencent à s'affirmer.

Il suffit de se remémorer les principaux événements qui jalonnent le XV siècle et en accusent l'originalité, pour mesurer l'ampleur et la portée des aspirations de ces temps.

Avec la chute du royaume de Grenade, l'Islam perd son dernier bastion en Europe occidentale et n'y reprendra plus pied.

Mais, par les Turcs, il compensera cette perte, en assaillant désormais l'Europe par les Balkans, après avoir détruit Byzance et l'Empire romain d'Orient. Tamerlan et son second empire des steppes aura retardé la chute de Byzance; mais en achevant de ruiner Kiew, il fera des ducs moscovites, qui relèvent l'héritage de l'Empire d'Orient, les créateurs et les unificateurs de la Russie. C'est en 1492, au moment où Christophe Colomb découvre les abords du continent américain, que la première ambassade moscovite fait son apparition en Europe, à Florence, par une coïncidence de date qui n'est pas sans frapper notre imagination.

La victoire polono-lithuanienne de Jagellon et de Vitold a stoppé la poussée vers l'est des Chevaliers teutoniques, fourriers des marchands germains, et les a fixés en Prusse.

Le mouvement d'inspiration à la fois spirituelle et nationaliste de Jean Huss en Bohème préfigure la réforme.

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Le Grand Schisme d'Occident ruine l'Impérium temporel de la papauté qui en avait reçu l'héritage de Rome.

En Espagne libérée, le mariage d'Isabelle la Catholique et de Ferdi- nand d'Aragon, préparé par le vieux roi Jean II d'Aragon, assure l'unité de l'Espagne.

La guerre de Cent Ans, que termine Charles VII, réduit le royaume d'Angleterre à son destin insulaire, après trois cents ans d'ambitions et d'espérances continentales.

Au sein de cette multitude d'événements, ceux de la cour de Bourgogne, qu'ils expliquent et éclairent, n'apparaissent pas de moindre importance.

Prenant appui sur un grand passé historique et prolongeant les ambi- tions des trois ducs de sa race, Charles de Bourgogne aura tenté de reconstituer au centre de l'Europe, entre le royaume et l'Empire, entre la France et l'Allemagne, un État intermédiaire rhodano-rhénan, ultime tentative pour faire renaître, après trois longues apparitions dans l'His- toire, un royaume de Bourgogne.

Sans doute fut-il parfois bien près d'atteindre son but. Mais le particularisme des villes qui avait dû, sous la poigne des

ducs, se plier aux exigences de cet État naissant, ne comprit pas à quel destin il était sacrifié. Pour avoir confondu révolution et conservatisme, et mis la passion de la liberté à la solde des privilèges oligarchiques, il affaiblit et ruina l'entreprise à laquelle il était convié. Comme il était fier, il dut, avec ses seules forces, défendre mal et à grand prix ce qui pouvait être sauvé de l'héritage de ses ducs — et son combat dut se pro- longer longtemps contre la tyrannie étrangère qui ne lui promettait plus rien des gloires bourguignonnes.

Quoique le dernier Valois ait été bien prêt d'atteindre son but, on peut se demander si le monde européen occidental pouvait souffrir la création d'un pareil empire, et se résigner à la soumission.

En face d'un État fort des richesses des pays d'en deçà (qui avaient suffi à faire l'incomparable puissance et la fortune inégalée des ducs), mais auquel se seraient ajoutées celles d'une partie de l'Italie du Nord, — qui aujourd'hui unirait Rotterdam à Gênes, la puissance indus- trielle rhénane et mosellane à celle de la Suisse occidentale, de la vallée du Rhône et du bassin septentrional italien, que serait-il resté à l'Europe ?

Le grand rêve des Valois de Bourgogne était-il de ceux qui ne se réalisent jamais parce qu'ils dépassent en ampleur le domaine du possible ?

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En vérité, les ducs furent bien prêts de reconstituer l'Empire d' Occi- dent. Leur État, fédérateur par sa puissance économique et par le rayonnement de sa culture, aurait confiné la papauté dans sa mission spirituelle, supplanté le Saint Empire et étendu à l'Europe, qu'on la nommât Chrétienté ou Occident, la paix bourguignonne.

Avec la chute de Charles de Bourgogne, l' Occident renonce en outre à dessiner entre Gaule et Germanie un grand État médian; la France et l'Allemagne s'affronteront sur une frontière commune; il ne subsis- tera de l'État bourguignon que Belgique et Pays-Bas pour les séparer sur les grandes plaines du Nord, que la France perd à jamais, malgré ses incessantes entreprises pour porter ses frontières sur le Rhin, tandis que la Suisse restera l'héritière de la plus ancienne Burgundie.

Dans une Europe en quête d'un équilibre sans cesse compromis, la France allait payer de quatre cents ans de lutte pour « l'abaissement de la maison d'Autriche », jusqu'en 1919, l'erreur à la fois morale et politique de Louis XI. Car, acculée à la défensive par son parrain qu'aveuglent la vengeance et l'impatience, Marie de Bourgogne, en épousant Maximilien d'Autriche, fils de l'empereur d'Allemagne, va donner naissance à Jean le Beau dont le mariage avec Jeanne la Folle a été préparé par l'ancienne et ferme alliance de Charles de Bourgogne avec Jean II d'Aragon, et l'on sait que de ce mariage va naître Charles Quint.

En respectant les volontés de son père, Marie de Bourgogne allait faire la puissance de la maison d'Autriche, en lui léguant à la fois le demeurant de ses domaines et cette alliance hispano-bourguignonne.

L'existence éphémère de Marie de Bourgogne, de 1457 à 1482 au troisième quart du XV siècle, aurait pu tenter le théâtre romantique français ou allemand : le contenu de cette vie, chargée d'émotions, où le heurt des contrastes confine au drame, suffirait à constituer un sujet de vif attrait. L'intérêt pourtant de notre sujet n'est pas seule- ment ici.

Sur cette tête d'enfant unique, de sexe féminin, s'est concentrée la somme de tant d'espérances et de tant d'ambitions, elle a été le témoin d'une telle entreprise, sur elle a pesé, d'un soir au lendemain, le poids d'un tel désastre, que les brefs instants de sa vie comptent parmi les heures privilégiées de l'Histoire!

N'est-il donc pas juste de prêter à cette courte existence, réduite à cinq années d'activité politique, qui servent d'épilogue au règne de

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son père, l'attention que lui consacrent ces pages? Il est de plus tumul- tueuses carrières, objet de toutes les curiosités, qui n'ont pas exercé sur le destin des peuples d'aussi profonde et durable influence.

Si l'on ajoute que tous les visages, qui composent autour de Marie le cercle de la vie de cour, se profilent sur un fond de haute civilisation et dans un climat de raffinement, on conviendra que ces événements politiques sont à la mesure d'une époque de lumière, où le contre-point et la polyphonie sont portés à leur perfection, où l'art pictural géné- ralise l'emploi de l'huile comme support de la couleur et ouvre à l'artisan peintre la joie ineffable de découvrir la virtuosité, où la pensée, sous ses formes les plus diverses, cherche à s'évader du symbolisme sacré qui, trois siècles durant, a fait sa force et son inspiration, où enfin, dans l'immatériel creuset des civilisations, bouillonne et resplendit la coulée lumineuse de la Renaissance.

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PREMIÈRE PARTIE

La chronique de l'enfance et de la jeunesse de Marie de Bourgogne

En cest an mil quatre cent cinquante-six, par ung mardy, dix septième jour de fébvrier, Madame Catherine, femme du comte de Charol- lais et fille du duc de Bourbon, en la ville de Bruxelles accoucha d'une fille. Et la tint sur fonts monseigneur le daulphin de Vienne, la duchesse de Bourgoingne et la dame de Raves- tain; ...et lui donna icelluy daulphin à nom Marie, pour l'amour de la reine de France, sa mère, laquelle s'appelait Marie.

JACQUES Du CLERCQ, Mémoires. Livre III, chapitre XXVI.

... Ci ont été les pays des parties d'Occident les plus populeux, les mieulx édifiez de forts et de villes, les mieulx stabititez et pourveuz de loix, les mieulx et les plus submis à justice, les mieulx usant et habituez de marchandises, les plus certaines pour touttes nations recepvoir, les plus sages et les plus expers en toutes nations subtilles, les plus riches et les plus habondans en biens, les mieulx et les plus hautement gouvernez de haulx princes et les mieulx tenus en francise et en grant police qui fussent en la terre.

JEHAN DE WAVRIN, Anciennes et nouvelles croniques d'Angleterre.

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La cent et unième nouvelle nouvelle.

Quels mobiles dictèrent à Philippe le Bon le projet de marier Charles son fils à sa cousine germaine, Isabelle de Bourbon ?

Les Bourbons, princes du sang, ont à cette époque très haut rang, maigre fortune et onze enfants. Entre Bourgogne et France, ils seront dans un camp ou dans l'autre, voire simulta- nément dans l'un et l'autre. Deux sont princes d'Église : Charles, cardinal archevêque de Lyon; Louis, évêque de Liège. Pierre, sire de Beaujeu, sera gendre du roi et plus tard régent de France. Marie a épousé un Angevin, Jean de Calabre; Catherine, Adolphe d'Egmont futur duc de Gueldre; Jeanne sera princesse d'Orange et Marguerite princesse de Savoie. Jacques portera à la fois l'ordre de Saint-Michel et celui de la Toison d'Or. Mais le duc Charles, et bientôt, à sa mort, le duc Jean II seront pauvres.

Nous sommes en 1454. Charles, comte de Charolais, qui, en premières noces, avait épousé une fille de France, morte dans l'enfance avant la consommation du mariage, avait dix-neuf ans. Il était temps pour lui de songer à un nouvel établissement.

Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne, qui avait un grand ascendant moral sur son fils, proposait avec insistance un mariage avec la fille aînée du duc d'York, auquel Philippe le Bon ne voulait pas consentir. Isabelle, parce qu'elle était Lancastre, était très vivement hostile au roi de France et souhai- tait allier son fils, fût-ce à une princesse de rose blanche, mais en Angleterre « où elle avait le cœur par nature ».

Philippe le Bon, en dépit de ses rapports assez froids avec Charles VII, ne voulait à aucun prix s'aliéner le roi de France qui était à ce moment parvenu au sommet de sa gloire. Le chétif roi de Bourges, le jeune homme sans confiance et sans espoir des premières années, avait réussi à forger les instruments

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de ses victoires, à réorganiser l'administration de son royaume, à disposer, grâce à une fiscalité claire et bien tolérée, grâce à une stricte comptabilité publique, de finances fortes et d'une mon- naie saine. Assuré des moyens de ses entreprises, il avait créé une armée nationale comme la France en a rarement connu. Entre 1451 et 1453, il a libéré son royaume et gagné la guerre de Cent Ans, en reconquérant en quelques mois la Normandie, puis, à plus grande peine, la Guyenne que tiennent les Anglais depuis trois siècles. Le vieux Talbot, le capitaine de toutes les victoires anglaises, était reparu un instant, dans un dernier sursaut de gloire, pour tomber en plein combat, comme il sied à un héros, sous la pression de trois armées françaises et l'impla- cable artillerie de Charles VII, à la bataille de Castillon, le 17 juillet 1453, en même temps que son fils et son neveu. Pour- quoi la journée de Castillon n'aura-t-elle jamais le prestige de celle de Bouvines? Ce sont là mystères de l'Histoire. Le 19 octobre 1453, Charles VII, commandant lui-même ses armées, avait fait son entrée en vainqueur irrécusable dans Bordeaux.

L'événement était tout récent. Philippe le Bon, pendant toute la campagne, s'était maintenu dans une stricte neutralité. On peut tenir pour certain qu'il ne souhaitait pas, par un mariage avec une princesse de rose blanche, mécontenter à la fois Charles VII, à la puissance redoutable, et Henri VI, le roi vaincu, qui cependant conservait une enclave dans ses terri- toires, à Calais.

Néanmoins, Philippe le Bon avait d'autres préoccupations dans l'esprit. Regardons vers l'Orient.

Le 29 mai, cette même année 1453, réduit depuis longtemps à l'ombre de lui-même, n'ayant survécu à son affaiblissement devant la puissance turque qu'à la faveur des craintes inspirées par Tamerlan, le prestigieux Empire de Byzance, héritier de Rome, venait de s'écrouler à grand fracas.

La nouvelle avait impressionné l'Occident. Or, le duc de Bourgogne, dont l'esprit avait été fort influencé

dans sa jeunesse par la défaite glorieuse et la captivité orientale de son père Jean sans Peur, avait eu depuis longtemps le désir de secourir Byzance. Répondant à l'appel de l'empereur Fré- déric, il venait de se rendre avec les princes chrétiens à Ratis- bonne pour y préparer un projet de croisade contre les Turcs. A son retour, et en dépit de la déception que lui avait causée

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l'absence de l'Empereur, le duc de Bourgogne était décidé à s'engager dans la grande aventure dont il souhaitait prendre la direction. Il avait même délégué auprès de Charles VII Nicolas Rollin et le seigneur de Croy pour solliciter la ban- nière de France, le congé du roi, la protection de son fils Charles et de ses territoires, durant la longue absence qu'il prévoyait.

Il y avait alors « apparence d'amour » entre le roi et le duc, mais il n'y avait qu'apparence. Les deux hommes ne s'étaient jamais rencontrés. Ils ne peuvent oublier qu'entre eux gît le cadavre du duc Jean, assassiné à Montereau dans des conditions jamais élucidées, sous les yeux du dauphin Charles.

Philippe le Bon préparait donc sincèrement son départ pour une longue absence et devait mettre ses affaires en ordre : marier le comte de Charolais s'imposait d'urgence. L'impor- tant n'était point de trouver la meilleure ni la plus brillante solution dynastique mais de conclure un mariage qui présentât du moins l'avantage d'en interdire tout autre qui pourrait contrarier la politique ducale. C'est ici que Philippe va s'aban- donner à sa malice ironique, en se souvenant qu'il saura être bientôt l'un des conteurs des Cent nouvelles nouvelles. Il est très attaché à sa sœur Agnès, duchesse de Bourbon, qui vit à sa cour, et il aime sa nièce, la petite princesse Isabelle, délicate et douce, qu'emportera assez vite une maladie de poitrine.

Rien n'empêche de penser que le comte Charles n'était pas indifférent aux charmes juvéniles de sa cousine. Mais Philippe savait l'influence de la mère sur son fils, et aussi le sens du devoir qu'elle lui avait inculqué.

« Il vouloit voir marier son fils, premier qu'il allast nulle part en voiage, de peur de sa mère la duchesse, dont il se def- fioit d'alliance quise ailleurs... il sentoit son fils assez enclin au conseil de sa mère, non bien utile pour lui, ne à ses pays », nous dit Chastellain.

Il fallait agir vite. C'est à Nevers, du samedi 21 octobre au samedi suivant,

qu'en apparat, mais selon les usages des grandes familles de tous les temps, le duc reçoit pour un conseil de famille le duc d'Orléans, Charles, le poète, récemment libéré d'Angleterre, grâce à la caution bourguignonne, et sa femme, la duchesse d'Orléans, la duchesse de Bourbon, Agnès de Bourgogne, enfin Jehanne de France, comtesse de Clermont; seul le duc de

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Bourbon est absent, retenu par la goutte, mais en dépit de la présence de sa femme, une ambassade le représente.

A l'annonce de ce projet de mariage, Charles de Bourbon avait éprouvé, dit-on, une immense joie, car il ne pouvait trou- ver meilleur parti pour sa fille. « Vers le ciel en getta des larmes aussy toutes grosses par abondance de joye. »

Si l'on pleure beaucoup en ce XV siècle, sentimental et rude, on n'en demeure pas moins attentif à ses intérêts. Philippe le Bon demandait en dot pour Charolais le comté de Château- Chinon qui, enclavé en Bourgogne, portait préjudice au pays en temps de guerre.

Mais Bourbon avait de nombreux fils qu'il ne voulait pas priver de cette seigneurie.

Au bout de trois jours, les entretiens de Nevers tournent court. Philippe se tient raide et rétif, et veille à bien laisser entendre qu'il n'est pour rien dans la rupture de ce mariage « que droit là, on pensoit à traiter par amour ». Agnès de Bourbon, navrée, ne pouvait étancher ses larmes. Elle eut avec son frère, en par- ticulier, un long entretien, six heures durant. Et ce fut tout. Philippe le Bon honore et festoie ses invités, spécialement Jehanne de France et l'on se sépare, tandis que le 20 septembre le duc de Bourbon écrit à Bourgogne ses regrets et ses excuses de devoir conserver une terre importante pour ses nombreux héritiers.

Au départ de Nevers, sur les routes sinueuses du Morvan en direction d'Autun et de Dijon, le duc Philippe fait appeler à lui un très jeune chevalier de sa cour, Philippe Pot, au début de sa grande fortune, pour le charger d'une mission bien déli- cate : celle d'aller à Lille convaincre le comte Charles d'épouser immédiatement sa cousine Isabelle et de consommer aussitôt le mariage, sans différer, quelque instance qu'y mette sa mère.

« ... Et de fait, par longs mistères de paroles et d'aucunes difficultés que le comte y mist au commencement, ce chevalier tant labora qu'il les fit espouser... faire toutes les solemniptés des noces, sans nullui évoquer, et finalement couchier et consommer le mariage, en merveilleuse et grande admiration du monde d'un cas si soudain. »

Ainsi, le 30 octobre 1454, Charles de Bourgogne épousait à Lille Isabelle de Bourbon, en des noces rapides, sans faste, honorées néanmoins de quelques joutes, comme il se devait, en

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présence d'Adolphe de Clèves et d'Antoine, grand bâtard de Bourgogne.

Le lendemain, la jeune comtesse de Charolais dut envoyer « ferrant battant et à tuer cheval » la nouvelle à son père et à sa mère « de ce qui étoit fait et la manière comment ».

Il était temps qu'elle y pensât. La duchesse Isabelle voulut cependant, huit jours après

les noces, recevoir les dames de Lille en l'honneur du mariage de son fils en un banquet sans protocole.

Alors se produisit le revirement attendu sans doute de la malice du duc Philippe. Bourbon, satisfait de l'avoir emporté, mais frappé par la générosité de son beau-frère, ne voulut pas demeurer en reste. Il lui envoya par une ambassade un contrat de mariage, daté du 12 novembre 1454, faisant donation du comté de Château-Chinon au comte de Charolais. L'entretien de l'ambassade et du duc devant la cour fut théâtral : le duc de Bourgogne ne saurait accepter! — Ce serait faire injure au duc de Bourbon de lui refuser une offre faite d'un tel cœur! — Faut-il ajouter que le contrat de mariage fut ratifié à Dijon par Philippe le Bon, le 28 novembre, et que Château-Chinon devint bourguignonne ?

Mais, en contrepoint de cet événement, une autre situation anecdotique trahit mieux encore la malicieuse rouerie du duc de Bourgogne.

Charles VII, nous l'avons dit, portait un vif intérêt au mariage de Charolais et suivait de près les négociations matri- moniales avec Isabelle. L'entêtement du duc de Bourbon à refuser toute dot à sa fille l'avait alarmé. Il craignait que Bour- gogne en tirât prétexte pour se rabattre sur le mariage anglais qu'il redoutait par-dessus tout. Des ambassades et des lettres royales furent dépêchées à l'un et à l'autre duc. Auprès de Bour- gogne à Dijon, ce fut le bailli de Berry qui se présenta, heureux de remplir une mission plaisante et sans périls, auprès d'une cour qu'il brûlait de connaître. Il est écouté; on lui fait bon accueil; on lui répond évasivement que l'on songe à ce projet mais qu'il s'y présente bien des difficultés. Il est traité généreu- sement et fait bonne chère pendant huit à dix jours.

A peine Philippe Pot est-il de retour à Dijon, que le bailli de Berry est mandé auprès du Duc.

« Vecy qui vient de Flandres tout prestemant : « Demandez- « lui des nouvelles et oez ce qu'il vous dira», lui dit-on. «Quelles

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nouvelles, monseigneur, nous portez-vous de par-delà ?.. » Et le chevalier en riant respondit : « Ce sont que monseigneur de Charolais est marié. — Marié et à qui ?... — ... A qui ? à sa cousine germaine, la niepce de monseigneur que vecy. Et le duc riait à pleine bouche de la menée. »

Le rire du duc est partagé par le grand Chastellain qui se plaît à en faire le conte. L'anecdote, comme toutes les circons- tances de ce mariage dont devait bientôt naître Mademoiselle Marie, laisse filtrer, sous la trame des grandes préoccupations politiques en ce milieu du XV siècle, un vieux parfum d'essence bourguignonne.

Les avatars de la « naçion » de Bourgogne.

A cette époque, l'histoire bourguignonne est déjà millénaire, et prestigieuse. Une si longue période représente le double de celle qui nous sépare aujourd'hui des événements que nous avons projeté d'observer. C'est dire assez qu'au cours de cette aventure de mille ans, des habitudes politiques, des engagements économiques, des affinités intellectuelles comme des répulsions entre les peuples ont pris une dimension et une pesanteur qui constituent quelques-unes des données principales de la situa- tion du moment.

Nous ne pouvons éluder, quelque austère que soit cette néces- sité, de feuilleter certaines de ces fiches signalétiques et d'état civil qui situent non pas seulement la Bourgogne mais les « Bourgognes » dans l'histoire antérieure au XV siècle. L'indul- gence et l'attention du lecteur sont indispensables à cette diffi- cile entreprise.

La géographie bourguignonne est une sorte de construction perpétuelle qui se fait et se défait autour de deux structures permanentes : le duché classique que nous connaissons à peu près, et la comté de Bourgogne, l'actuelle Franche-Comté, encore que ces régions ne soient pas, elles-mêmes, le point initial de fixation des Burgondes.

Ceux-ci, originaires de Norvège, ont émigré vers le sud sous l'effet de modifications climatiques; fixés longtemps dans l'île de Bornholm en Baltique, ils descendent en Poméranie puis s'infléchissent vers l'ouest et s'installent dans la région de Worms, en bordure du Rhin, où s'ébauche leur royaume, chargé par les

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Romains de la défense frontalière entre le « limes » abandonné et le Rhin. Mais parce qu'ils ont tenté de se répandre sur la rive gauche du Rhin, le Patrice Aétius et les Huns, ses mercenaires, leur livrent combat; l'événement, daté de 435, a donné nais- sance à la légende épique des Niebelungen. Après quoi, le roi Gondioc et ses quelque cinquante mille Burgondes descendent en Sabaudia, où Aétius les installe avec un nouveau contrat de fédération.

Voici donc le premier royaume burgonde — sans doute y en eut-il d'autres auparavant — fondé sur la rive occiden- tale du Rhin entre Neuchâtel et Grenoble, avec Genève pour capitale, dans cette région qui devait tenir une si grande place, lorsque la puissance de la Bourgogne du XV siècle dut se mesu- rer à la puissance naissante de la Suisse.

A la faveur des désastres du V siècle qui emportent les débris de l'Empire romain d'Occident, le royaume burgonde s'étend vers Lyon en 458, vers Dijon en 481 et sur toute la Provence. Vers le nord, où ils progressent, les Burgondes rencontrent les Francs, s'allient tout d'abord avec eux puis en deviennent les adversaires ; — la victoire francque entraîne la mutilation du royaume et son partage entre les fils de Clovis.

C'est alors qu'apparaît le phénomène cyclique dont l'histoire bourguignonne est faite. Un prince franc, Gontran, petit-fils de Clovis, joint à ses possessions parisiennes le royaume burgonde qui va, vers ces temps-là, prendre le nom de Bourgogne, en restaure l'unité et le prestige, et lui donne un dessin géogra- phique durable : de Valence à Blois par la vallée de la Loire, de Paris à Toul, de Bâle à Grenoble par Aoste, les Gallo-Bur- gondes voient avec satisfaction s'imposer le vieux regnum bur- gundiæ.

Puis l'anarchie de la fin des temps mérovingiens, le déclin commercial de l'Occident, la brume qui envahit la Méditer- ranée ramènent les ruines et les ronces sur ce vieux sol ambi- tieux. Les invasions, les raids brutaux, ce flux et ce reflux des hommes venus de loin, attirés par la faiblesse et la décomposi- tion, y sèment la terreur. Ce sont d'abord les musulmans; puis un défenseur plus dangereux qu'eux peut-être, Charles Mar- tel, le maire du palais d'Austrasie qui, aux lendemains de Poitiers, s'installe en Bourgogne. Le début des Carolingiens pour le regnum est une période destructrice : les partages, qui précèdent et suivent les quarante années apaisantes,

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mais aussi dissolvantes, du règne de Charlemagne pour l'âme bourguignonne, traversent, dans les directions les plus variées, la géographie mérovingienne sans rien apporter de saillant à l'Histoire. Le partage de Verdun lui-même, qui introduit la Lotharingie dans le vocabulaire européen à partir de 843, n'a pour notre Bourgogne rien de plus original que les autres; tout ce qui mérite d'être relevé dans les études érudites pour cette époque est la sympathie que les princes, fonctionnaires palatins pour la plupart, conçoivent pour leurs circonscrip- tions gallo-burgondes dont ils épousent les causes.

Mais en ce milieu du IX siècle vont apparaître les grandes personnalités de quelques princes carolingiens et guelfes qui vont se saisir du thème politique de la Bourgogne et tailler des royaumes ou des duchés originaux entre les Francs et les Germains, entre le royaume de France et l'Empire d'Alle- magne, sans y parvenir jamais totalement, jusqu'à ce qu'un état de fait amène à constater qu'à la faveur du système féodal, par le jeu contractuel des vassalités et des suzerainetés, un partage des compétences s'est établi sur la ligne médiane de l'Europe, et qu'une Bourgogne est d'obédience royale tandis qu'une autre dépend de l'Empire.

On s'aperçoit qu'à dater de ce moment la frontière du monde romain est devenue, suivant l'expression d'Arnold Toyn- bee, le centre de la nouvelle société, « une ligne de base pour l'expansion latérale à l'est et à l'ouest, et en toute direction ».

Nous évoquerons les noms et les prestiges du comte Girart de Roussillon, de Boson, de Richard le Justicier et de Rodolphe de Guelfe, prédécesseurs des ducs Valois et de Marie de Bour- gogne, sur tout ou partie de leurs possessions.

Comte de Viennois et de Lyonnois, descendant de Charles Mar- tel, propriétaire de grands domaines en Bourgogne francque, Girart est le fondateur des abbayes de Pothières et de Vézelay qu'il érige et dote à la mort de son fils, le petit Thierry, en 859. Devenu régent du royaume de Bourgogne-Provence, de 855 à 863, il se bat avec succès contre les bandes normandes, venues du Sud par Nîmes et Arles, qu'il arrête à Valence. Placé entre trois souverains, qui se disputent le royaume que l'un d'eux lui a confié avant sa mort, il le défend en politique habile puis est contraint de se retirer en Avignon devant les armées de Charles le Chauve. Ses restes reposent à Pothières, à côté de sa femme Berthe et du petit garçon d'un an, à la mort

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prématurée duquel la civilisation occidentale doit l'abbaye de Vézelay et les splendeurs qui en provinrent.

Mais il se trouva que Girart de Roussillon avait un lien de parenté avec un certain comte Bivin, descendant aussi de Charles Martel. Bivin eut de son mariage avec la sœur de Lothaire II, roi de Lorraine, deux fils. L'un et l'autre atta- chèrent leurs noms à la restauration de la Bourgogne, quoique sous des aspects très différents.

L'aîné, Boson, en une soudaine flambée, fait revivre à la fin du IX siècle l'unité et la gloire bourguignonnes. C'est un collège d'archevêques, avec l'acquiescement du pape Jean VIII, qui, à Mantaille, près de Vienne, le 15 octobre 879, lui confie la royauté d'une grande Bourgogne. Ce second royaume, inti- mement lié à l'imagerie populaire ancienne, emprunte les deux rives de la vallée du Rhône depuis la Provence, par un large couloir, s'évasant au nord de la Loire à l'Aar, écornant la Champagne et trouvant son terme aux abords de Châlons- sur-Marne, de Meaux et de Melun. La papauté voyait en Boson l'organisateur d'une nouvelle unité du royaume des Francs et même un futur empereur. Aussi sa déception fut- elle très vive de le voir s'attacher à la grande Bourgogne et s'en tenir à cette seule ambition, qui brisait l'unité du regnum francorum. Abandonné par la papauté qui le déclare dès lors usurpateur et tyran, mis au ban de l'église, attaqué à l'ouest et au nord par les deux rois francs, Louis III et Carloman, à l'est à travers la Suisse par Charles le Gros, Boson résiste à ses assaillants qui devront lever le siège de Vienne, sa capitale ; mais son royaume était amputé, assailli de toutes parts, de telle sorte que, lorsqu'il mourut le 11 janvier 887, son entre- prise ne lui survécut pas.

Le cadet du comte Bivin, Richard, portera le beau nom de Justicier. Lui aussi s'est taillé un magnifique domaine bour- guignon, mais avec plus de bonheur, sur le plan de l'Histoire, en préfigurant et en préparant le prochain duché capétien. En épousant la fille d'un marquis de transjurane qui était également comte d'Auxerre, le frère du roi Boson devient le beau-frère de Rodolphe I de Guelfe, créateur, sous l'obédience impériale d'un autre royaume de Bourgogne, le troisième du dénombrement historique courant. Entre son frère aîné et son beau-frère, animés successivement d'une identique ambition, Richard va, en un moment important de l'histoire européenne, réaliser

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œuvre durable. Par son courage et sa valeur humaine, il anime et conduit une résistance heureuse contre les invasions nor- mandes venues cette fois du nord par la vallée de la Seine. Devant la résistance de Sens, les bandes normandes se succèdent et mènent en direction de Troyes, d'Auxerre, de Vézelay, de redoutables coups de main qui dévastent. A deux reprises, Richard bat aux alentours de Tonnerre les pillards de Rollon, puis les chasse d'Auxerre et les écrase définitivement devant Chartres, le 20 juillet 911. Tant de dangers, affrontés avec tant de succès, l'ont fait reconnaître Dux ou Marchio. Lorsqu'il meurt en 921, il pourrait dire, s'il savait l'avenir, qu'il a définitivement créé le duché de Bourgogne. C'est qu'il a fait épouser à son fils aîné Raoul une princesse robertienne qui sera la tante d'Hugues Capet, de telle sorte qu'à la mort de son second fils, auquel était échu le principat bourguignon, la maison robertienne et capétienne n'a guère de difficultés, sous la pression des armes et des dramatiques invasions hongroises qui ravagent le pays, à s'emparer, moitié par la force, moitié par dévolution légitime, du duché de Richard.

Nous voici donc parvenus au duché capétien; et sans doute cette vision du schéma historique de la Bourgogne pourrait- elle toucher à son terme, s'il ne nous restait à dire, de façon aussi sommaire, pourquoi ce duché si tôt parvenu à la nou- velle dynastie française n'est pas entré dans le domaine de la couronne, et comment s'est amorcée la scission entre le duché et la comté.

Les deux frères d'Hugues Capet furent, l'un après l'autre, ducs de Bourgogne. Au décès du dernier, et selon ses volontés, la succession de Bourgogne échut dans des conditions juridiques et matérielles assez compliquées à Otte-Guillaume qui n'était que le fils d'un roi d'Italie, né d'un premier mariage de la veuve du testateur : ainsi le frère cadet d'Hugues Capet n'avait pas rendu la Bourgogne à sa propre famille, mais l'avait donnée à celle de sa femme. Robert le Pieux, second roi de France capétien, s'acharna, comme on s'en doute, à reprendre à Otte-Guillaume une Bourgogne dont celui-ci, plus attentif à ses droits italiens qu'aux réalités bourguignonnes, se laissa dépos- séder jusqu'à la Saône, au cours d'événements obscurs. Mais s'ils se rendent maîtres à nouveau du duché, pour une partie importante, les capétiens ne pourront pas l'annexer. Quand, à la mort de son père, Robert le Pieux, en 1031, et à celle presque

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simultanée de son frère aîné, l'héritier du trône de France veut joindre à sa couronne celle de Bourgogne, une guerre civile éclate qui le contraint d'abandonner le duché, en pleine indépendance et souveraineté, à son frère cadet. Les actes de l'époque désignent comme souverains égaux et indépendants le rexfrancorum et le dux burgundiæ. Cette indépendance, acquise par la révolution, pourra sans doute être atténuée par Philippe Auguste qui contraindra le duc de Bourgogne à prêter hommage au roi de France; mais elle subsistera dans la pensée poli- tique et juridique des Bourguignons, s'imposera, nous le ver- rons bientôt, à Jean le Bon; et l'on s'en souviendra sous les ducs de Valois, comme Charles Quint lui-même saura s'en souvenir devant François I pour revendiquer le duché ravi par Louis XI à sa grand-mère, Marie de Bourgogne.

Faisons un léger retour en arrière pour retrouver le beau- frère de Richard le Justicier, ce Rodolphe I de Guelfe dont nous avons dit qu'il était le quatrième homme après Girart, Boson et Richard à s'être fait le champion à la fin du IX siècle de l'idée bourguignonne.

A l'exemple de Boson, et neuf ans après lui, en janvier 888, Rodolphe de Guelfe se fait couronner roi de Bourgogne trans- jurane ou de Haute-Bourgogne par une assemblée ecclésias- tique et laïque en Bas-Valais. Ce royaume, à l'origine, partait des confins de la Lorraine et descendait jusqu'en Savoie. Il est fort agrandi par un second Rodolphe, fils du précédent, qui le porte à la Saône, c'est-à-dire l'étend de toute la comté jusqu'au-delà du lac de Constance et le fait descendre jusqu'à la Provence par la Savoie et la vallée du Rhône. Conrad, son fils, au long d'un règne d'un demi-siècle, ne se contente pas de le défendre contre les Hongrois et les Sarrazins, mais en déve- loppe la prospérité, de façon singulière.

Après lui, malheureusement, le déclin du royaume va commencer. Lorsque le dernier Rodolphien mourra, en 1032, un an après Robert le Pieux en France, le royaume sera réuni à l'Empire pour être confié en gérance à Rodolphe de Rheinfel- den. Au cours du grand conflit entre les papes et les empereurs, Berchtold II de Zahringen, héritier des Rheinfelden, tirera son épingle du jeu; son autorité, renforcée des avoueries de Zurich, de Genève, de Lausanne et de Sion, il sera investi d'une sorte de vice-royauté, intitulée « rectorat », sur les très beaux restes du royaume bourguignon transjuran, après l'amputation de

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la comté entre Saône et Jura qui demeurera dans le domaine des Hohenstauffen. La Suisse doit à la domination des Zahrin- gen, qui implantèrent en des lieux bien choisis un certain nombre de points fortifiés nouveaux, la création de quelques- unes de leurs villes les plus importantes : telle fut précisément l'origine de Berne dont la seigneurie urbaine se considéra l'héritière des Zahringen, à l'extinction de leur race, jusqu'au point d'en relever les symboles héraldiques que l'on trouve aujourd'hui encore dans les armes de la ville moderne. La disparition du royaume laissa place à de puissantes cités qui obtinrent l'immédiateté d'Empire ainsi qu'à trois familles seigneuriales, les Kiburg, les Savoie et les Habsbourg. Les ducs de Valois, deux siècles et demi plus tard, retrouveront sur leur chemin, dans cette région, Savoie et Habsbourg, et surtout les villes et les cantons affranchis.

Quant à la comté de Bourgogne, elle était devenue d'Empire avec les Rodolphiens et elle allait le rester.

Au terme de cette évolution historique, les historiens seront en mesure de distinguer quatre Bourgognes bien distinctes :

— la Bourgogne francque, sur l'aire du futur duché royal ; — la Bourgogne transjurane, en Comté et en Suisse occi-

dentale, sur le cours de l'Aar, le Pays de Vaud, autour des lacs de Genève et de Neuchâtel, jusqu'aux frontières de Taren- taise. Cette Bourgogne bourguignonne tient les routes commer- ciales qui de la Méditerranée à la mer du Nord font passer, d'un bout à l'autre de l'axe médian européen, l'air marin et la civilisation maritime;

— la Bourgogne gallo-romaine occupant les deux rives du Rhone, d'Uzès à Mâcon par Viviers, Valence et Lyon et s'en- fonçant en Tarentaise;

— enfin, extension historique traditionnelle de la Bourgogne et lui ouvrant la Méditerranée, la Provence.

Telles sont quelques-unes des leçons de l'Histoire, à l'avène- ment des Valois.

Le cérémonial de naissance et de baptême d'une prin- cesse.

Le ménage princier du comte et de la comtesse de Charolais allait connaître, deux ans durant, un bonheur calme. Isabelle

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était douce et effacée. Il y avait dans le caractère de Charles de l'austérité, de la piété et une grande sincérité de cœur mais avec l'enjouement et la gaieté de la jeunesse. Il eut pour sa femme — on ose à peine l'écrire, mais tous les chroniqueurs et les témoins de l'époque l'attestent unanimement — un profond amour conjugal qui ne fut jamais trahi. « Laquelle... il aima tant que c'estoit belle chose de la vie touchant marriage qu'ils menoient. »

Au lendemain du mariage, le comte de Charolais, outre une importante pension paternelle, se voit attribuer en propre plu- sieurs riches seigneuries rurales dont il assume la gestion, avec cette diligence et cette minutie qui ne le quitteront jamais. C'est aussi de cette courte période que naît entre la famille de Croy, très en faveur auprès du duc, et Charles de Charolais une violente animosité, fondée sur des contestations d'intérêt. A la cour du duc, n'étaient les projets de croisade, l'atmosphère serait sereine. Charles VII lui a accordé son congé et le Pape lui a fait tenir la bannière pontificale.

Sur la frontière ouest du duché, les villes de la Somme cons- tituent désormais le seul sujet d'inquiétude. Le gage confirmé au traité d'Arras n'est pas de ceux que l'on puisse négliger.

Le duc est allé faire visite à ses sujets de Hollande chez les- quels le bruit avait couru de sa mort, depuis dix ans qu'on ne l'avait vu. Il y tient des États pour le financement de la croisade, mène une opération de police en direction d'Utrecht pour y installer, au siège de l'évêché, contre les opposants menacés d'excommunication, son fils bâtard, David de Bourgogne. Nous savons en outre que l'intervention du duc correspond fort opportunément à une période où l'étape de Bruges vient d'être déplacée à Deventer puis à Utrecht où elle semble devoir se fixer à la faveur d'un blocus dirigé contre la Flandre et son industrie drapière. L'occupation d'Utrecht mit fin au blocus et aboutit à un accord au terme duquel l'étape de Bruges devait être rétablie. Il investissait Deventer, dernière ville hostile, quand une nouvelle lui parvint, importante et surprenante : le dauphin Louis demandait asile dans ses États. Le duc, qui dut mesurer tous les périls et les inconvénients que pouvait lui valoir le transfuge, vit aussi le parti qu'il en pouvait tirer. Il

1. C'est la place de commerce de la Hanse où un certain nombre de produits essentiels doivent transiter et doivent être négociés pour pouvoir être ensuite redistribués.

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n'avait pas oublié le temps où il s'efforçait comme son père et son grand-père de gouverner le trône de France : n'était-ce pas là une nouvelle occasion inespérée de s'assurer, par un service éminent, la reconnaissance du futur Louis XI? L'événement cependant « sembloit estre chose à contrepoil, et contre commun cours de fortune, considérées les circonstances maintes du temps passé ».

Le dauphin qui avait si longtemps contrevenu aux ordres de son père, trahi même sa politique étrangère, s'est pris d'inquié- tude. Il semble que l'inépuisable indulgence de Charles VII ait atteint son terme : des troupes royales font mouvement vers le Dauphiné.

Le prétexte dont Louis couvre sa fuite est bien dans la manière de toute sa politique : il informe son père et les évêques de France que son intention est de se joindre à bel oncle de Bour- gogne dans la Croisade qu'il entreprend.

Suivi de près par Tristan l'Hermite, prévôt des maréchaux de France, personnage inquiétant qu'il n'avait pas encore assu- jetti à son service, le dauphin se présente à Louis de Chalon, prince d'Orange, au début de septembre 1456, puis s'en remet à Jean de Neuchâtel, maréchal de Bourgogne, de le conduire à Saint-Claude par la Lorraine puis jusqu'à Louvain, à marche rapide, tant son inquiétude était grande. Jean de Croy, le comte d'Étampes et des seigneurs picards de Saveuse, de Roye et de Moreuil allèrent le chercher à Louvain pour le conduire à Bruxelles où la duchesse de Bourgogne et la comtesse de Cha- rolais, enceinte de Marie, l'attendaient à la porte du Couden- berghe pour lui faire honneur. Charles tout d'abord, puis le duc Philippe vinrent le rejoindre et l'entourèrent de grands égards.

Quelque temps plus tard, quand Charlotte de Savoie, sa jeune femme, l'eut retrouvé à son tour, pour la consommation du mariage, le dauphin et sa suite s'en furent habiter Genappe où le duc avait mis une belle résidence et une généreuse pension à sa disposition. Il y vécut selon le goût du temps dans une oisiveté peuplée de chiens et d'oiseaux qu'il aimait et d'hommes renommés qu'il achetait à prix d'or. Le séjour de Genappe dura cinq ans environ.

Cinq années, durant lesquelles une sorte de guerre froide pleine de menaces s'établit entre Charles VII et Philippe le Bon. La Bourgogne était soucieuse, car de tous côtés « l'approi- choit-on par semblance de mauvais exemple, huy cy, demain

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là, et sembloit qu'on lui préparast menasces icy par gens d'armes, là par journées et conventions secrètes ».

C'est dans ce climat, peu de temps après l'arrivée troublante du dauphin Louis, qu'Isabelle de Bourbon, comtesse de Charo- lais, prépara ses couches.

Le 13 février 1457, entre midi et une heure, au château de Coudenberghe, la jeune comtesse de Charolais ressentit les douleurs de l'accouchement et entra en travail parce qu' « estoit venu son terme, du plaisir de Dieu ». Le temps était assez beau et clair, note Chastellain.« Mais advint qu'à l'heure du droit et grant traveil de la dame, un merveilleux et très impétueux coup de tonnoire vint férir par-dessus la maison. » Peu après, la comtesse accouchait d'une fille.

Charles n'est pas à Bruxelles. Il a suivi le dauphin à Nivelles, en une partie de chasse. Les deux princes ne sont cependant point ensemble à l'annonce de la nouvelle, puisque Olivier de La Marche, sans nécessairement infirmer Chastellain sur ce point de détail, nous rapporte que c'est en nombreux et brillant équipage qu'il alla rejoindre le dauphin et le prier de tenir l'enfant sur les fonts baptismaux.

A leur retour, le dauphin et le comte durent, comme il est vraisemblable, aller au chevet de la comtesse pour la saluer et la complimenter, ainsi que le firent les princes et princesses de la Cour.

On entrait dans l'appartement de l'accouchée par une grande chambre de parement tendue de soie rouge avec des rideaux de « samyt cramoisy ». Un grand lit d'apparat dont la décora- tion mêle le satin cramoisy et la tapisserie brodée d'or fin, don de la ville d'Utrecht à Philippe le Bon, en constitue le prin- cipal ameublement avec le dressoir qui, à l'opposite, porte l'altière et étincelante fortune des ducs. A trois degrés, haut et large, recouvert de nappes, ce dressoir présente les flacons et les pots, les vaisselles d'or et d'argent, les tasses et les drageoirs, toute une orfèvrerie somptueuse où s'investit le trésor de l'épargne. Non loin de là, ne l'oublions pas, une petite chaise, une seule, couverte de velours, avec un cous- sin de drap d'or.

Par cette grande pièce d'apparat, l'on entrait dans la grande chambre de la comtesse, toute de vert tendue, et décorée comme il sied à une accouchée de tel rang. L'ameublement ici est plus complet. Deux grands lits, séparés par une allée de quatre à

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cinq pieds de large, en marque l'axe; un immense ciel de damas vert, bordé de franges et de soie verte, les surmonte, d'où tombe jusqu'au niveau de la couche, des rideaux de demi-satin vert, coulissant sur anneaux, laissant le jour l'allée dégagée mais se refermant le soir. Entre les deux lits, au chevet, au fond de l'allée une grande chaise à haut dossier, « comme ces grandes chaises du temps passé », toute recouverte d'un drap d'or cra- moisy. Derrière la chaise, un rideau encore, ou courtine, le troisième et dernier — car seules les reines de France en ont quatre dans leur chambre — tombe du ciel, en fond de lit, retroussé « de haut » et resserré juste au-dessus de la chaise. Le lit est fait de fins draps violets et de deux beaux draps de « fin couvre chef » de soie fine comme mousseline. Sur le tout, deux couvertures d'hermines mouchetées retombent sur les côtés, mais laisse dépasser les draps violets pendant bien à terre.

A l'opposite, dans une vaste cheminée, suivant le temps, un grand feu. Devant le feu, une couchette basse, à roulettes, sur- montée d'un pavillon carré tendu de satin vert et laissant retomber d'amples « courtines » répandues et relevées où l'on voulait. Cette couchette — sûrement celle où s'allongeait l'ac- couchée pour recevoir — était, comme le lit, faite de draps violets, de mousseline, et recouverte d'hermines.

Dans cette même chambre enfin, un autre dressoir à quatre degrés recouvert de nappes, porte, ultime luxe que l'on n'at- tendait plus, la plus riche vaisselle de Bourgogne, de cristal, garnie d'or et de pierreries, joaillerie et non plus seulement orfèvrerie, toutes pièces hautement précieuses, « lesquels on n'y met jamais qu'en tel cas » — entre autres trois drageoirs d'or et de pierreries, estimés l'un « à quatre mil écus ». Sur ce grand dressoir est tendu un dosseret de drap d'or cramoisy bordé de velours noir où sont, de fils d'or fin, rebrodés les armes et la devise du duc Philippe.

La pièce est recouverte « tout partout » d'un tapis velu, et les fenêtres sont fermées quinze jours durant. Et deux grands flambeaux ardents éclairent seuls ce luxe clos, ouaté de soie et de haute laine.

L'enfant repose un peu plus loin dans une autre chambre, faite à peu près de même. Les couleurs dominantes y sont le vert et le violet. Deux lits de même facture et de même décor ornent massivement la pièce; mais ils ne sont plus seulement garnis de damas vert; un damas violet se mélange, en parties

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égales, au damas vert, comme, sur les murs, se marie la soie violette avec la soie verte. Plus de dressoir. Plus de couchette. Devant le feu, surmonté d'un pavillon de damas vert et violet, dans un « bers » recouvert d'hermines, Marie repose, emmail- lotée comme momie. On vient la contempler, avec les gestes et la mimique de tous les temps, dans son sommeil d'innocence, à pas comptés, qu'étouffent les lourds tapis, tandis que dans tout Bruxelles sonnent à toute volée les cloches de cette nativité, dans l'allégresse populaire.

Tout cet appareil de luxe et les échos de la fête médiévale environnent la frêle existence et n'empêchent ni le comte Charles ni le duc Philippe, ni le père ni le grand-père, de laisser percer leur déception. Ils eussent fait, en eux-mêmes, un tout autre accueil à l'héritier mâle, attendu, qui eût pu, dans la continuité de la lignée, supporter le poids écrasant de l'incom- parable héritage.

Ni l'un ni l'autre, pourtant présents à Bruxelles, le 17 février, quatre jours après la naissance, n'assisteront — pour quel motif? — aux cérémonies du baptême qui furent solennelles et éclatantes « plus que vu n'a esté pour fille ». L'église de Coudenberg, toute proche de l'hôtel des ducs, avait été préférée à Sainte-Gudule pour sa proximité. Les torches tenaient une grande place dans ces festivités : c'était par la lumière qu'on y répandait que se jugeait l'importance d'un événement public. La ville de Bruxelles offrit quatre cents torches, le comte de Charolais en fit faire deux cents. De l'hôtel à l'église, une double rangée de barrières permit au peuple badaud de participer au spectacle, et au noble cortège de se dérouler dignement. En livrée de la ville, quatre cents bour- geois immobiles de chaque côté du cortège, le long des bar- rières, tenaient les quatre cents torches municipales ; dans l'église cent officiers de l'hôtel, immobiles, prolongeaient cette haie lumineuse, tandis que cent gentilshommes de Bourgogne por- teurs des cent autres torches ouvraient le cortège devant Marie que portait sa grand-mère, la duchesse Isabelle de Bourgogne en robe « toute ronde », manteau à traîne que tenait Madame de Ravenstein dont la robe de drap d'or bleu, garnie d'her- mines, avait une traîne troussée que personne ne retenait.

Quand le cortège en franchit l'entrée, il vit, dans l'église illuminée de deux cents torches, jouer, avec tout l'éclat de leur fraîcheur, les coloris chatoyants des innombrables tapisseries

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tendues dans la nef, dans le chœur et la chapelle. Il vit, aussi, devant l'autel, un grand bassin d'argent reposant sur un socle de drap d'or cramoisy et surmonté d'un pavillon de samyt vert. Il vit encore dans la chapelle une sorte de lit de drap de toi- lette de Hollande recouvert, à grands plis abondants, d'un drap violet jeté jusqu'à terre, et par-dessus encore, d'une cou- verte d'hermine, amplement débordante.

Le dauphin Louis était-il présent? Tint-il l'enfant sur les fonts baptismaux? Aucun témoin ne le précise. Sa présence n'apparaît qu'en des documents de seconde main, tardifs. Représenté ou présent il fut bien le parrain de Marie. Ce fut sa grand-mère qui porta l'enfant et la tint sur les fonts. Jean de Bourgogne, M. d'Étampes, cousin germain du duc Philippe, porta le cierge, M. de Ravenstein, neveu du duc Philippe, le sel en une coupe couverte, Adolphe de Gueldre fils du duc de Gueldre, les bassins couverts.

Madame de Charolais attendait, couchée dans son grand lit — lequel était à la main droite dans la chambre verte — le retour de sa fille et du cortège. Madame la duchesse remit l'enfant dès la première chambre de parement à Madame de Berzé, sa gouvernante, qui la remit à sa nourrice. Après qu'elle eut été présentée à sa mère, on la mit dans sa chambre, dans son berceau. Et commença la méticuleuse cérémonie du drageoir et de l'hippocras, offert suivant des règles strictes aux personnes présentes qui avaient envahi, autant qu'elles en pouvaient contenir, les chambres de la comtesse.

Le Patrimoine ducal des Valois.

Marie de Bourgogne qui, pour l'instant, repose dans son berceau princier, sera le dernier souverain de sa race à régner sur les possessions rassemblées par les quatre ducs valois en un siècle. Le premier d'entre eux, Philippe le Hardi, avait accédé au duché, au milieu du XIV siècle.

Comme si l'Histoire se plaisait à marquer certaines étapes de son évolution par la répétition surprenante des mêmes coups du destin, les Capétiens directs vont s'éteindre, presque en même temps — à trente-trois ans d'écart seulement — dans la branche royale de France et dans la branche ducale de Bourgogne. C'est dans ce double événement que la guerre de

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Cent Ans prendra sa source et trouvera les occasions de ses multiples rebondissements. Le drame n'eût pas été complet s'il ne s'était alimenté et amplifié dans les malheurs de ce temps, à l'une des phases les plus tragiques du Moyen Age. Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, que dans les premiers temps de ce XIV siècle, après trois ans de pluies persistantes, commence une ère de famines qui compte parmi les grands désastres de l'humanité : on meurt au décuple dans les villes et les villages au cours des grandes crises frumentaires qui commencent après 1318 et vont se prolonger longtemps; les survivants, atteints au physique et au moral, demeurent affaiblis et troublés, de telle sorte que la peste, lorsqu'elle fait sa réap- parition en Europe occidentale à partir de 1348, est impi- toyable et achève l'œuvre mortelle des disettes. La démographie européenne s'effondre : des villes et des bourgs disparaissent définitivement de la carte; la culture régresse sur la terre qu'envahissent à nouveau les ronces et la forêt, comme si brusquement la nature voulait reprendre à l'homme ce qu'au cours de la période de prospérité du X au XIII siècle il lui avait arraché à force de travail. L'ouvrage destructeur du destin est terrifiant. Derrière tous les événements de cette époque, derrière les fêtes princières, les horreurs des guerres, les révoltes urbaines ou paysannes, les retournements de for- tune entre catégories sociales, derrière toutes les palpitations de la vie et de la mort, qui s'expriment en autant d'événe- ments, il faut replacer en toile de fond ce climat physique et moral. Sans cet effort de synthèse on serait réduit à mal comprendre les transformations sociales, le foisonnement des idées politiques et économiques par lesquels va s'annoncer la Renaissance proche et les prémices du capitalisme. C'est qu'après un siècle d'épreuves si nombreuses et si profondes, à la reprise du travail, lors du retour au calme, les hommes, préparés à toutes les contestations, vont réviser les valeurs traditionnelles qui leur avaient servi d'assises jusqu'alors; la civilisation féodale entrera en déclin.

Aucun des trois fils de Philippe le Bel ne laisse de descen- dance lorsque meurt le dernier en 1328. Le problème de la succession au trône de France soulève d'autant plus de passion que l'héritier le plus direct par les femmes est Edouard III, roi d'Angleterre, neveu du défunt, mais que l'héritier le mieux accueilli par le sentiment « national », qui déjà se fait jour,

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est Philippe de Valois, cousin des derniers rois français en ligne masculine. Les barons du royaume font, sans hésiter choix de Philippe VI, en invoquant comme on le sait, un texte apocryphe, la fameuse loi salique, sans que jamais personne ait douté du sens politique de leur décision. La suite n'est que trop connue : Edouard III refusa de reconnaître le roi de France, temporisa pour se préparer à une intervention armée qu'il fut à partir de 1337 en état d'engager, avec l'appui de l'empereur d'Allemagne et l'alliance des Flamands.

Le 21 novembre 1361, Philippe de Rouvres, dernier duc de Bourgogne dans la lignée directe des capétiens, devait mourir à son tour sans descendance à l'âge de dix-neuf ans, ne lais- sant qu'une fiancée convoitée, Marguerite de Flandre. A cette date, Jean le Bon, battu et fait prisonnier par les Anglais à Poitiers, venait à peine de rentrer de captivité, grâce au talent de son fils aîné le dauphin Charles — futur Charles V — qui, tout en faisant face à Étienne Marcel, avait pu rassem- bler les fonds d'une énorme rançon. L'affaire de la succession de Bourgogne est de première importance, mais le roi de France n'est pas en mesure de l'évoquer sur le plan politique; la succession sera donc traitée par le droit privé, en affaire de famille. Par chance, les solutions juridiques selon cette voie sont favorables ou acceptables pour les intérêts de la cou- ronne, du moins pour l'immédiat; car nous verrons qu'elles se révéleront plus tard bien gênantes quand Louis XI voudra donner une justification juridique à l'acte de force par lequel il s'emparera du duché, aux dépends de Marie de Bourgogne.

Bien qu'ayant, comme son père, mal inauguré la dynastie des Capétiens-Valois, Jean le Bon avec l'aide de Charles V va, tout compte fait, se tirer à son honneur des dangers de la succession bourguignonne. Elle ira à son dénouement, comme une comédie bien composée, en trois actes.

Au premier acte, la succession. Suivant leurs origines, les possessions de Philippe de Rouvres, en vertu de titres de droit privé, iront à Jean de Boulogne, ami et en l'occurrence remar- quable compère du roi, pour les comtés de Boulogne et d'Au- vergne; à Marguerite de Flandre, la fiancée du jeune mort, pour la Champagne et l'Artois; au roi lui-même pour le duché de Bourgogne, revendiqué à titres égaux mais avec maladresse par Charles le Mauvais. Avant que ce dernier ait eu le temps de réagir, le roi, dont les troupes avaient été

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massées à Corbigny, paraissait à Dijon, le 28 décembre 1361, pour une réunion des États de Bourgogne. Tout se passait bien. Malheureusement, les lettres patentes manquaient de pru- dence et ne tenaient pas compte des fiertés locales; que la seigneurie bourguignonne revînt au roi de France, sympathique et valeureux au combat, soit; mais dans la liberté ! Trois siècles d'indépendance rendaient les Bourguignons intransigeants sur leur refus d'être annexés à la couronne. L'opposition des États allait en s'amplifiant. Serait-ce bientôt la guerre civile comme en 1032? Le rideau tombe sur l'acte premier.

Au suivant, nous assistons aux cheminements très secrets par lesquels Jean le Bon se décide à conférer le duché à son fils Philippe qu'il aime de grande affection, parce qu'il a été avec courage son compagnon de combat à Poitiers et de captivité à Londres, en dépit de son jeune âge. On fait espérer cette solution aux Bourguignons, semble-t-il, puisque le climat s'apaise; mais aucun texte officiel ne la rend publique. Cepen- dant, les archives nous apprennent qu'en 1363, par lettre secrète du 15 janvier, l'empereur d'Allemagne, Charles IV, avait assuré à Philippe la succession éventuelle de la comté, premier résultat tangible de la diplomatie française dans cette voie. Un peu plus tard, dans le courant de l'été de cette même année, Philippe est chargé de la lieutenance générale du duché : à ce titre, il assiste avec bonheur aux États ; sa position s'affirme. Tout va-t-il être compromis quand Jean le Bon meurt et que Charles V monte sur le trône? Non, bien au contraire, car le nouveau souverain promulgue aussitôt en les confirmant des lettres patentes posthumes de son père qui faisaient dona- tion grata et laude servitia, c'est-à-dire en rémunération de services rendus, du duché de Bourgogne au duc Philippe le Hardi.

Nous voici parvenus à l'acte trois qui va durer cinq ans. Le duché de Bourgogne, tel que l'hérite le premier Valois, est bien étriqué par rapport à ce qu'il était encore ces années dernières ; il faut donc en retrouver de beaux morceaux passés à Marguerite de Flandre, notamment l'Artois, et cette comté par laquelle l'Empereur a consenti une option conditionnelle en faveur du nouveau duc. En outre, les raisons politiques du mariage projeté avant la mort de Philippe de Rouvres avec cette même Marguerite de Flandre demeurent. Elles se renforcent d'un fait nouveau : si Marguerite de Flandre

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MARIE DE BOURGOGNE Marie de Bourgogne fille de Charles le Téméraire fut le témoin de son Entreprise. Elle vécut vingt-cina ans.

régna cinq ans. Princesse d'origine française, elle méritait bien qu'une étude lui fût enfin consacrée.

Elle a hérité ses seigneuries après un des plus grands désastres

qui aient jamais atteint un souverain de la valeur de son père. Elle a dû faire

face à une révolution intérieure brève et dure. Elle a soutenu contre Louis XI, acharné à sa perte, une guerre « totale ». Qu'elle ait pu, avec l'aide d'une noblesse en majeure partie fidèle, avec le concours et par le sacrifice de ses peuples loyaux, opposer à son adversaire une résistance qu'il n'attendait certes pas, a amené Yves Cazaux à reconsidérer avec attention le destin et la force de l'idée bourguignonne à la fin du XVe siècle.

Cette jeune princesse, vigoureuse et intelligente, fit choix de Maximilien d'Autriche pour époux, fut mère et grand-mère de deux ducs de Bourgogne, élevés, selon sa volonté, en seigneurs naturels des pays d'en-deçà — dont l'un fut roi d'Espagne, l'autre empereur du Monde ! L'Europe des cinq derniers siècles a continué à percevoir les échos de sa vie éphémère, des inquiétudes et des tumultes de son temps. Àvec Marie de Bourgogne, Yves Cazaux offre en même temps qu'un portrait inou- bliable, une étude historique pleine de révéla- tions sur une des plus passionnantes périodes de notre histoire. ÉDITIONS ALBIN MICHEL

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