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1 Les politiques culturelles de la Communauté française de Belgique : fondements, enjeux et défis. Jean-Louis Genard Jean-Louis GENARD est philosophe et docteur en sociologie. Directeur de l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française « La Cambre » à Bruxelles, il est également chargé de cours à l’Université Libre de Bruxelles et aux Facultés universitaires Saint-Louis, il dirige le GRAP, groupe de recherches en administration publique, attaché à l’ULB. Il a publié de nombreux articles et ouvrages. Ses travaux portent principalement sur l’éthique, la responsabilité, le droit, les politiques publiques, la culture, l’art et l’architecture. Abstract. Dans le cadre du fédéralisme belge, les politiques culturelles sont gérées par les Communautés. Les politiques actuelles de la Communauté française de Belgique sont les héritières du dynamisme des années 60-70, où elles se sont déployées sous le référentiel de la « démocratie culturelle », concept s’ajoutant et parfois s’opposant à celui de « démocratisation de la culture ». Ces politiques ont marqué profondément le paysage culturel de la Belgique francophone. Leur poursuite a toutefois rencontré, dès les années 80, divers obstacles qui les ont conduites à des réorientations : restrictions financières, montée des industries culturelles audiovisuelles, logiques managériales, internationalisation des politiques et des pratiques… Le texte cherche à saisir les manières dont les politiques de la Communauté française ont cherché à répondre à ces contraintes nouvelles et à ces changements contextuels. Il tente ensuite de cerner les enjeux auxquels ces politiques sont actuellement confrontées. Pluralisation des référentiels, articulation d’échelles, transversalité, recomposition des enjeux politiques, territorialisation, participation, multiculturalisme, politiques économique, spatiale, temporelle et démographique de la culture… tels sont, parmi d’autres, les thèmes qui sont abordés. I. Introduction. Géographiquement, la Belgique se situe sur la ligne de partage entre langues latine et germanique, fixée juridiquement par une frontière linguistique en 1963 (Mabille, 1986). Durant le 19 e et la première moitié du 20 e siècle, son organisation politico-administrative a été dominée par une bourgeoisie francophone, au Nord comme au Sud du pays, la création de richesse se situant par ailleurs principalement en Wallonie. Les revendications culturelles flamandes se sont développées dès le 19 e siècle et se sont fortement accentuées à partir des années 60 (De Schouwer, 2008). Depuis une cinquantaine d’années, l’histoire de la Belgique se présente comme un grand chantier institutionnel en perpétuelle évolution. Celle-ci s’opère presque exclusivement dans le sens d’un transfert de compétences vers les Régions et Communautés, privant donc le gouvernement fédéral de plus en plus de compétences 1 . 1 La rédaction de cet article s’est appuyée sur un certain nombre de discussions collectives avec différents responsables de l’administration de la culture de la Communauté française de Belgique. Je tiens à remercier tout d’abord Michel Guérin et Michel Jaumain de l’Observatoire des politiques culturelles qui m’ont confié en toute indépendance la rédaction de ce texte. En plus de leurs apports, les réunions collectives ont pu bénéficier de ceux de Jean-Louis Blanchart, Muriel Colot, Catherine Demeester, Christine Guillaume, France Lebon, Myriam Lenoble, Kim Mai Dang Duy, Philippe Pépin, Jean-Philippe Van Aelbrouck, Guy Vandenbulcke…….. Tous ont enrichi de leurs commentaires et réflexions le contenu de ce texte.

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Les politiques culturelles de la Communauté française de Belgique : fondements, enjeux et défis.

Jean-Louis Genard Jean-Louis GENARD est philosophe et docteur en sociologie. Directeur de l’Institut Supérieur d’Architecture de la Communauté Française « La Cambre » à Bruxelles, il est également chargé de cours à l’Université Libre de Bruxelles et aux Facultés universitaires Saint-Louis, il dirige le GRAP, groupe de recherches en administration publique, attaché à l’ULB. Il a publié de nombreux articles et ouvrages. Ses travaux portent principalement sur l’éthique, la responsabilité, le droit, les politiques publiques, la culture, l’art et l’architecture. Abstract. Dans le cadre du fédéralisme belge, les politiques culturelles sont gérées par les Communautés. Les politiques actuelles de la Communauté française de Belgique sont les héritières du dynamisme des années 60-70, où elles se sont déployées sous le référentiel de la « démocratie culturelle », concept s’ajoutant et parfois s’opposant à celui de « démocratisation de la culture ». Ces politiques ont marqué profondément le paysage culturel de la Belgique francophone. Leur poursuite a toutefois rencontré, dès les années 80, divers obstacles qui les ont conduites à des réorientations : restrictions financières, montée des industries culturelles audiovisuelles, logiques managériales, internationalisation des politiques et des pratiques… Le texte cherche à saisir les manières dont les politiques de la Communauté française ont cherché à répondre à ces contraintes nouvelles et à ces changements contextuels. Il tente ensuite de cerner les enjeux auxquels ces politiques sont actuellement confrontées. Pluralisation des référentiels, articulation d’échelles, transversalité, recomposition des enjeux politiques, territorialisation, participation, multiculturalisme, politiques économique, spatiale, temporelle et démographique de la culture… tels sont, parmi d’autres, les thèmes qui sont abordés. I. Introduction. Géographiquement, la Belgique se situe sur la ligne de partage entre langues latine et germanique, fixée juridiquement par une frontière linguistique en 1963 (Mabille, 1986). Durant le 19e et la première moitié du 20e siècle, son organisation politico-administrative a été dominée par une bourgeoisie francophone, au Nord comme au Sud du pays, la création de richesse se situant par ailleurs principalement en Wallonie. Les revendications culturelles flamandes se sont développées dès le 19e siècle et se sont fortement accentuées à partir des années 60 (De Schouwer, 2008). Depuis une cinquantaine d’années, l’histoire de la Belgique se présente comme un grand chantier institutionnel en perpétuelle évolution. Celle-ci s’opère presque exclusivement dans le sens d’un transfert de compétences vers les Régions et Communautés, privant donc le gouvernement fédéral de plus en plus de compétences1. 1 La rédaction de cet article s’est appuyée sur un certain nombre de discussions collectives avec différents responsables de l’administration de la culture de la Communauté française de Belgique. Je tiens à remercier tout d’abord Michel Guérin et Michel Jaumain de l’Observatoire des politiques culturelles qui m’ont confié en toute indépendance la rédaction de ce texte. En plus de leurs apports, les réunions collectives ont pu bénéficier de ceux de Jean-Louis Blanchart, Muriel Colot, Catherine Demeester, Christine Guillaume, France Lebon, Myriam Lenoble, Kim Mai Dang Duy, Philippe Pépin, Jean-Philippe Van Aelbrouck, Guy Vandenbulcke…….. Tous ont enrichi de leurs commentaires et réflexions le contenu de ce texte.

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La Belgique est aujourd’hui un état fédéral (Mabille, 2003). Elle est divisée en trois Régions, flamande, wallonne et bruxelloise qui disposent principalement de compétences économiques et de gestion du territoire. Et en trois Communautés, française, flamande et germanophone, détentrices des compétences culturelles et éducatives2. Communautés et Régions furent instaurées constitutionnellement en 1971, mais ne reçurent une véritable autonomie, avec exécutif et pouvoir décrétal, que plus tard, en 1980 pour les Communautés (Dumont, 1996). Démographiquement, la Belgique compte approximativement 10.500.000 habitants, un peu moins de 6.000.000 résidant en Flandre, un peu moins de 3.500.000 en Wallonie et 1.000.000 en Région de Bruxelles-Capitale. Seule cette dernière Région connaît une démographie en croissance, et une population jeune, ce phénomène étant essentiellement alimenté par l’immigration. Bruxelles est une ville à la fois très multiculturelle et majoritairement francophone (Janssens, 2008) à tout le moins dans la mesure où le français y est la langue de communication très largement dominante (plus de 95% de la population le maîtrisent). La population néerlandophone y représente aux alentours de 10%, et depuis peu de temps l’anglais est devenu la deuxième langue au niveau de la maîtrise (35% contre 28% pour le néerlandais). Les traditions politiques sont différentes au Nord et au Sud du pays (De Coorebyter, 2005). Historiquement, le Nord est majoritairement social chrétien et libéral. S’y manifestent aujourd’hui des revendications autonomistes portées notamment par une extrême-droite qui est une des plus importantes d’Europe. Par contre, le Sud a été marqué, à la suite de son industrialisation, par l’imaginaire socialiste. La Belgique est une démocratie « consociationniste » (Genard, 2000) : son organisation institutionnelle repose sur des « piliers » au travers desquels s’opérait et s’opère encore, mais de manière déclinante, une partie importante de la socialisation et de l’encadrement social des individus. Leur sont transférées, partiellement et parfois totalement, de nombreuses missions de service public, comme l’éducation, les politiques de jeunesse, la gestion de l’assurance-maladie-invalidité, du chômage, la concertation sociale… Ces piliers regroupent de multiples organisations (syndicats, réseaux d’école…) et associations couvrant le terrain social et culturel. Ils sont historiquement associés à des familles politiques et pèsent d’un poids lourd sur les décisions politiques, y compris dans le domaine culturel, de nombreuses associations culturelles, et surtout socio-culturelles, y étant directement liées. Parmi les « matières culturelles » transférées aux Communautés en 1980, on trouvait principalement la défense et l’illustration de la langue, les beaux-arts y compris le théâtre et le cinéma, le patrimoine culturel, les musées, bibliothèques, discothèques3 et services assimilés, l’essentiel de la radiodiffusion, le soutien aux institutions scientifiques culturelles, l’encouragement à la formation des chercheurs, la jeunesse, l’éducation permanente et l’animation culturelle… A ces matières spécifiquement « culturelles », s’ajoute un ensemble de matières parmi lesquelles le sport (traditionnellement lié à la culture), la prévention en matière de santé, l’aide à la jeunesse… et surtout, depuis 1988, l’enseignement, mais aussi les aides à la presse écrite et la régulation de la publicité commerciale dans les médias (Dumont, 1996). 2 Si les matières culturelles ont été dans leur grande majorité communautarisées, il convient de préciser que d’importantes institutions artistiques et scientifiques, situées principalement à Bruxelles, sont demeurées des compétences de l’Etat fédéral qui les finance : Musées royaux d’art et d’histoire, Musée des Beaux-Arts de Belgique, Théâtre royal de la Monnaie, Orchestre national de Belgique, Palais des Beaux-Arts… 3 Par « discothèques », il faut ici comprendre des services de prêts de disques.

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Ce processus politique de « communautarisation » de la culture a permis aux politiques culturelles de se construire un champ d’action autonome. C’est ce qu’exigeaient les mouvements flamands et ce dont sauront profiter les responsables politiques francophones de ces matières, mais cela eut aussi pour effet de créer une sorte d’insularisation des matières culturelles alors même qu’il allait vite s’avérer que d’autres matières –non communautarisées- étaient également « culturelles » et/ou avaient des implications culturelles importantes (tourisme, image de la ville, urbanisme, patrimoine4…) : l’évolution même des conceptions du politique allait intégrer davantage des dimensions culturelles dans de nombreuses politiques (politique de la ville, politiques économiques, dispositifs socio-pénaux…), tandis que les politiques culturelles commençaient à prendre en compte des dimensions non directement culturelles (emploi, statut des artistes, fiscalité…). Constituant peut-être un atout durant la période fondatrice, les divisions institutionnelles allaient bien vite représenter un obstacle au développement de politiques cohérentes dès lors que celles-ci nécessitaient la collaboration d’autres niveaux de pouvoir. Le poids des piliers et donc des familles politiques sur les politiques culturelles s’est traduit par la signature d’un « Pacte culturel » (1973) qui garantit le pluralisme de la représentation au sein des institutions culturelles créées par les pouvoirs publics, et rend obligatoire la mise sur pied de commissions d’avis encadrant les politiques culturelles (De Coorebyter, 2003 ; Dumont, 1996). Des commissions qui n’ont, contrairement à ce qui peut se passer dans d’autres pays (Royaume-Uni…), à priori pas de pouvoir décisionnel, mais qui, dans certains domaines, pèsent néanmoins fortement sur celui-ci. En réalité, ce dispositif de « pacte culturel » a conduit à assurer une sur-représentation des piliers dans les institutions et politiques culturelles, sur-représentation devenue d’autant plus déséquilibrée que la représentativité de la société civile par les piliers d’érode. Ce qui, au départ, se présentait comme répondant à un souci démocratique en vient à apparaître comme un obstacle au dynamisme des politiques culturelles et à une représentation participative des acteurs culturels les plus innovants. C’est dans ce contexte socio-institutionnel que vont se développer les politiques culturelles en Communauté française de Belgique. Elles prendront leur véritable envol dans les années 60-70 du siècle dernier, connaîtront des freins et de profondes remises en question durant les années 80, notamment du fait de la réduction de leurs marges de manœuvre financières, pour se trouver confrontées à de nouveaux défis à partir des années 90 en particulier en raison à la fois des transformations profondes de la place de culture au sein du processus de globalisation, mais aussi de la mise en question des référentiels qui avaient encadré leur développement initial. C’est en fonction de ce partage séquentiel en trois temps que nous développerons notre propos. II. La période fondatrice : démocratisation de la culture versus démocratie culturelle. Dès le 19e siècle, les politiques culturelles se sont construites essentiellement autour de la promotion des Beaux-Arts au travers du financement d’institutions (musées…) et, dans la première moitié du 20e, de politiques de démocratisation de la culture dont l’arrière-plan était, dans la logique de l’Etat social, de faire accéder les classes populaires à des produits culturels susceptibles d’assurer leur émancipation. Ainsi, en 1921, la Belgique connut une législation tout à fait progressiste sur les bibliothèques publiques et plus généralement sur ce qui 4 Sans entrer dans le détail, on peut néanmoins préciser que certaines matières, initialement communautarisées, comme le tourisme, ont été ensuite régionalisées, en raison notamment des difficultés financières de la Communauté française.

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s’appelait alors « l’octroi de subventions aux œuvres complémentaires de l’école ». On peut aussi évoquer la création du Théâtre national (1945) auquel vont être confiées des missions de démocratisation de la culture, celle des Tournées Arts et Vie chargées d’aides à la diffusion de spectacles (1950), celle de la discothèque nationale (1953), la reconnaissance d’orchestres… (de Wasseige, 2000) Le développement d’une politique de la culture rénovée date des années 60-70. Il est indissolublement lié à la personnalité de Marcel Hicter, directeur général de la « Direction générale de la jeunesse et des loisirs », qui mit en place une stratégie volontariste dont l’objectif était d’obtenir une plus forte autonomisation des politiques culturelles par rapport aux politiques artistiques (face à l’autre direction générale des « arts et lettres ») et d’éducation (ces directions faisant à l’époque partie d’un « ministère de l’éducation nationale et de la culture »). A cette époque, le développement des politiques culturelles fut porté par un ensemble de représentations fortes grâce auxquelles la Belgique francophone connut une notoriété internationale. Elles lui donnèrent une physionomie originale parmi la plupart des pays européens dont les politiques culturelles, à l’image de la France de Malraux, demeuraient surtout marquées par le seul objectif de démocratisation de la culture. Ce fut sans doute une période où les politiques furent guidées par ce que Pierre Muller appelle un « référentiel », c’est-à-dire un ensemble cohérent de représentations articulant une politique et générant des dispositifs la concrétisant et la stabilisant (Muller, 2003). Ces représentations s’appuyaient sur la revendication d’une démocratie culturelle venant s’ajouter voire se substituer au processus de démocratisation de la culture qui avait orienté les politiques antérieures (Genard, 2001). Au travers de l’expression « démocratie culturelle », il s’agissait notamment d’assumer une reconnaissance des productions culturelles populaires ou minoritaires face à des standards culturels qui étaient considérés comme liés aux classes dominantes, contribuant ainsi à la reproduction des inégalités sociales. Il s’agissait aussi de confier aux acteurs eux-mêmes leur destin culturel. Ce développement nouveau des politiques culturelles s’inscrivait dans le contexte socio-politique des années 60-70, contexte marqué par un climat de dénonciation de la domination culturelle5 et l’affirmation de la valeur des cultures minoritaires ou dominées, mais aussi, plus généralement, par les mouvements de libération, par la montée de l’individualisme ou encore par celle de l’esthétisation de la vie quotidienne6 ou de l’éthique de l’authenticité7. Idéologiquement, ce climat conduisait à la fois à la valorisation d’une culture pensée comme expressivité, comme créativité personnelle (Genard, 2002), comme animation 5 Parmi les lectures circulant dans les milieux culturels de l’époque figuraient ainsi des ouvrages comme La reproduction de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1970) qui voyait dans l’arrière-plan culturel de l’enseignement un « arbitraire culturel » assurant la reproduction sociale et le déclassement des enfants issus de milieux défavorises, ou encore le texte de Louis Althusser, Idéologies et appareils idéologiques d’Etat, qui dénonçait le rôle des appareils culturels dans les processus de domination (Althusser, 1976). On pourrait y ajouter les travaux de Gramsci (Gramsci, 1975), de Gaudibert (Gaudibert, 1972)… ou encore de Marcuse (Marcuse, 1968) qui, à la suite de l’école de Francfort, voyait dans le monde culturel –et non plus dans le prolétariat- le seul espace d’un changement social possible au sein d’un monde devenu « unidimensionnel » 6 Par l’expression « esthétisation de la vie quotidienne » (Bell, 1979), il faut comprendre le processus par lequel les valeurs centrales du monde « artiste », créativité, originalité, spontanéité… vont devenir des valeurs constitutives d’une « éthique de vie », pertinente pour tout un chacun. 7 L’éthique de l’authenticité (Taylor, 1994) est une éthique de vie qui appelle chacun à « être soi-même », à « devenir ce que l’on est » (pour reprendre une expression nietzschéenne), à se réaliser… et dès lors, pour se libérer, à mettre en question les obstacles notamment institutionnels à cette réalisation. Les années 60-70 seront celles de la critique des institutions centrales, dont celles héritées du développement de l’Etat social : l’école, l’Université, le musée, l’hôpital psychiatrique, la télévision qui à l’époque est largement de service public… Le discours socio-culturel de l’époque embrayera largement sur cette critique.

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(plutôt que comme diffusion), ou encore comme implication politique. C’est en fait durant cette période que se sont largement construites les bases institutionnelles des politiques culturelles de la Communauté française. Elles se sont concrétisées par la création d’un « maillage » culturel considérable où se côtoient maisons des jeunes (1971), maisons de la culture et foyers culturels (1970), centres d’expression et de créativité (1976), télévisions locales et communautaires (1976)… auxquels s’ajoute l’ensemble du secteur de l’éducation permanente (1971 et 1976) qui regroupe une multitude d’associations définies par des objectifs explicitement socio-culturels, et dont l’origine est à chercher du côté des efforts faits par les mouvements ouvriers pour développer un pan culturel à leur action. Peut-être ce concept d’éducation permanente identifie-t-il finalement le plus directement le tournant vers la « démocratie culturelle » que représente cette période, l’idée d’éducation permanente étant d’ailleurs appelée à s’incruster progressivement dans les finalités des autres secteurs (de Wasseige, 2000). Cette période de développement adossée au référentiel qui vient d’être évoqué va institutionnaliser un formatage des politiques culturelles dont les effets se traduiront dans le long terme. Parmi ses traits les plus marquants, on peut notamment relever :

- le principe de l’organisation des politiques culturelles au travers d’une délégation de missions de service public à un maillage institutionnel dense, créant ainsi, dans le champ culturel, un tiers secteur comme il s’en développera à la même époque dans d’autres champs en développement (travail social, santé mentale ambulatoire…). Des champs qui ne s’organiseront, se professionnaliseront et se coaliseront dans leurs revendications que plus tard ;

- l’instauration, selon différents axes, d’une forte segmentation du champ culturel. Ainsi, cette période, initiera-t-elle une séparation entre le domaine artistique, héritier des Beaux-Arts, et le domaine socio-culturel en développement accéléré. A cette coupure, qui est aussi celle entre démocratisation de la culture et démocratie culturelle, s’en ajouteront d’autres liées notamment aux catégories qui, à l’époque, constituaient les cadres interprétatifs de la définition des publics-cibles des politiques culturelles, notamment les classes sociales (avec un bénéfice donné aux associations travaillant à la « promotion socio-culturelle des travailleurs), mais aussi par exemple les catégories d’âge (avec un privilège, baby boom oblige, à la jeunesse en contraste avec le vieillissement actuel de la population) ;

- en lien avec les idées d’expressivité et de participation, le privilège donné aux institutions de proximité ce qui, couplé à la très grande variété des dispositifs, a conduit à une multiplication institutionnelle qui illustrera la richesse et la diversité des politiques mises en œuvre, mais organisera un saupoudrage des moyens qui, rapidement, posera question, surtout lorsque les ressources financières de la Communauté française révèleront leurs limites ;

- l’émergence d’une nouvelle figure professionnelle, celle de l’animateur socio-culturel (personnage central des dispositifs institutionnels créés à cette époque), qui s’imposera bientôt à côté, et en concurrence avec celle, centrale dans la logique des politiques des Beaux-Arts, de l’artiste ;

- l’instauration d’une séparation entre des secteurs dépendant largement des subsides publics et des pratiques laissées à des formes de régulation liées largement au marché. Ceci sera particulièrement vrai pour certaines pratiques de création artistique comme en arts plastiques où les galeries d’art continueront de jouer de fait un rôle central sans bénéficier d’aides publiques, ou encore en littérature où les maisons d’édition seront les acteurs centraux, pouvant quant à elles bénéficier d’aides conditionnelles ;

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- le principe d’une extension potentiellement quasi infinie du domaine culturel qui n’ira pas sans poser question par la suite.

III. Le poids des évolutions contextuelles Les années 80 : une contradiction structurelle entre ambitions politiques et moyens budgétaires. A propos des années 80, on a souvent parlé de « crise des idéologies », de montée du néo-libéralisme, de politiques d’austérité… Pour la Communauté française, ces années seront celles de la limitation de ses capacités financières. Alors qu’il s’agira d’assumer les engagements économiques découlant de la créativité institutionnelle des années précédentes, la Communauté française va se trouver plongée dans une situation structurelle de difficultés budgétaires, en particulier à partir de 1988, année durant laquelle est négociée au niveau fédéral une loi spéciale de financement qui lui sera défavorable. Ce cadre financier difficile couplé à un contexte général marqué par le néo-libéralisme et la montée de la pensée managériale va alors entrer en tension avec la volonté de poursuivre et de développer les ambitions culturelles héritées de la période précédente. D’un côté donc, outre le développement des créneaux initiés durant la période précédente, les années 80 seront l’occasion de poursuivre l’élan des années fondatrices, notamment en étendant la reconnaissance de productions culturelles demeurées jusque là en marge : musiques non classiques, rock, théâtre jeune public (1993), théâtre-action (1986), radios libres (1991)… entreront parmi les dispositifs de reconnaissance et de subsidiation, dans la logique de l’extension du champ culturel8. Toutefois, le contexte de restriction drastique des possibilités financières va être aussi l’occasion d’une reconsidération des relations entre pouvoirs publics et opérateurs culturels. A un niveau plus général, les années 80 sont celles de la mise en question des politiques de l’Etat social et notamment du caractère inconditionnel de ses prestations sociales et de ses politiques de subventionnement. L’Etat social, sous la poussée néo-libérale mais aussi sous l’horizon des déficits publics, se voit accusé de « déresponsabiliser » les acteurs, d’en faire des « assistés » (Genard, 2007). Toutes proportions gardées, on assistera, au sein des politiques culturelles, à des processus comparables. De plus en plus, les pouvoirs publics chercheront à dépasser des logiques d’intervention qu’ils commenceront à juger unilatérales, sollicitant de la part des opérateurs culturels, des contreparties (en termes de diversification du financement ou d’audience par exemple) et une plus grande responsabilisation. Par ailleurs, comme dans d’autres secteurs basés sur la subsidiation, social, santé mentale…, les années 80 verront se manifester de la part des pouvoirs subsidiants mais aussi de manière interne des exigences de professionnalisation, en phase avec la logique de contrepartie qui s’installe. Ces jeunes institutions culturelles qui lentement se stabilisent seront désormais appelées à sortir de l’amateurisme et des logiques de quasi bénévolat sur lesquelles elles s’appuyaient. Elles commenceront à être soumises à des exigences de reddition de comptes. Commenceront à se faire jour, sous la poussée ambiante du discours néo-managérial (Boltanski et Chiapello, 1999), des attentes gestionnaires qui étaient souvent très éloignées de l’enthousiasme des débuts. Là se situe sans doute un tournant dans les logiques d’intervention qui préparera les futures logiques de contractualisation qui se développeront largement dans les années 90.

8 Cette logique demeure aujourd’hui présente avec par exemple les arts de la rue.

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La problématisation des idéaux fondateurs

a. L’internationalisation des enjeux culturels. Les années 70-80 seront celles de la montée des effets de la globalisation sur les politiques culturelles et, de la part des décideurs politiques, de la prise de conscience de l’importance de développer une politique internationale de la culture. Deux éléments se dégagent ici :

- le plus significatif est sans doute le déplacement du cadrage des politiques culturelles vers les instances internationales dont les acteurs principaux seront l’Union européenne, le GATS, l’OMC… L’enjeu essentiel de ces interventions sera à chaque fois le statut même des biens culturels de plus en plus considérés comme des biens économiques sous l’horizon du libre échange et de la globalisation du marché. Cette intégration des biens culturels au sein des logiques économiques ira à l’encontre de l’interventionnisme étatique, en particulier dans les secteurs les plus exposés à la marchandisation. Elle obligera les défenseurs des politiques culturelles à initier de nouveaux registres argumentatifs comme celui de l’exception culturelle (repris à certains égards par l’Union européenne9) ou encore celui du maintien de la diversité (assumé notamment par l’Unesco10) ;

- le second est le développement d’une politique européenne de la culture et le fait que l’Union européenne deviendra un important pourvoyeurs de moyens, développant de nombreux programmes11 et opérant essentiellement selon des logiques de projet assorties de fortes obligations réticulaires12.

L’inscription institutionnelle de la question de l’international se traduira en Communauté française par la création du CGRI, commissariat général aux relations internationales qui se manifestera par une présence active au sein de l’Agence pour la Francophonie, par la création de délégations Wallonie-Bruxelles dans un certain nombre de pays partenaires privilégiés, par la signature d’accords de coopération initiant des appels à projets… L’ambition étant avant tout d’assurer une présence de la Communauté française dans les pays concernés, de favoriser des échanges culturels et la promotion à l’étranger de ses artistes et productions.

b. La montée des industries culturelles audiovisuelles : subvention versus régulation. On ne saurait saisir les évolutions et tensions propres aux politiques culturelles sans accorder une place centrale aux importantes transformations que connaîtra le secteur audiovisuel principalement à partir les années 80. Ce phénomène n’est évidemment pas propre à la Communauté française ? S’inscrivant dans la transition entre fordisme et postfordisme13, il se 9 Le traité de Maastricht en 1992 ne développera pas de politique culturelle communautaire, mais inscrira plutôt ses ambitions culturelles dans le prolongement des politiques des Etats membres. 10 C’est en 2005 que l’Unesco adoptera une convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. 11 Interreg, Fonds social, Léonardo, Culture 2000, programme Média… 12 C’est-à-dire des obligations de constitution de réseaux internationaux d’acteurs 13 Le concept de « société fordiste » caractérise l’essentiel des formations sociales développées durant le 20e siècle jusque dans les années 60-70 où se constitue alors le « post-fordisme ». Les sociétés « fordistes » se caractérisent par différents éléments : une production fordiste, c’est-à-dire alliant taylorisme (c’est-à-dire division du travail) et redistribution relative des gains de productivité vers les ouvriers de manière à accroître la demande, développement de la consommation alimentée par le crédit, montée des classes moyennes, régulation politique

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marque notamment par le développement d’un capitalisme culturel dans lequel, de plus en plus, les biens assurant les profits sont des biens immatériels14, des copyrights, des images de marque… mais aussi des biens qui circulent dans des réseaux dont une des caractéristiques majeures est la délocalisation ou la déterritorialisation, avec pour effet un affaiblissement des marges de manœuvre des pouvoirs publics. Particulièrement visible dans le secteur audiovisuel, cette transition le sera d’autant plus que la Communauté française constitue un espace ouvert et vulnérable par rapport aux stratégies de médias privés qui concurrenceront progressivement les chaînes publiques15. Cette compétition sera liée, en Belgique, au développement précoce de la câblodistribution. Dans ce contexte, la question de l’accès qui était au centre des politiques antérieures va devoir être reconsidérée, celui-ci échappant désormais largement aux opérateurs publics. Quant au public, il sera confronté à une ouverture inédite des choix à l’intérieur desquels l’offre des institutions culturelles devra se repositionner. A bien des égards, le secteur audiovisuel sera dès les années 80 un espace d’expérimentation politique, les pouvoirs publics y occupant une position non dominante, avec des capacités d’action limitées et des possibilités financières marginales par rapport aux opérateurs commerciaux. Là devront donc s’inventer de nouvelles manières d’agir, différentes des autres domaines où l’essentiel des ressources des opérateurs provenait des pouvoirs publics (Annuaire, 2007). Les conventions signées avec les télévisions, notamment privées, mettront en place des dispositions relatives à la contribution de celles-ci à la production audiovisuelle indépendante en Communauté française (co-production, pré-achat, versement au Centre du cinéma et de l’audiovisuel…) ; les opérateurs de la câblodistribution seront soumis à des obligations de contribution à la création audiovisuelle et de développement des télévisions locales ; l’autorisation de recours à la publicité sera assortie de mécanismes de répartition et de redistribution (vers les télévisions publiques et la presse écrite), d’obligations au niveau de la production, coproduction, achats de programmes… ; la production cinématographique sera désormais soutenue par un système d’aides sélectives attribuées sous forme d’avances remboursables sur recettes… Bref, par rapport à des formes d’action publique centrées presque exclusivement sur le principe du subventionnement, le secteur audio-visuel en viendra à inventer des formes d’action publique basées plutôt sur la définition d’obligations à finalités culturelles imposées en contrepartie à des droits d’accès au marché audiovisuel sur le territoire de la Communauté française. Face à un espace qui s’apparente très clairement à un marché, les pouvoirs publics en viennent donc à se positionner comme instance régulatrice. Ce qu’illustre peut-être le plus

au travers de l’Etat social et le cas échéant de politiques keynésiennes, politiques sociales d’accès, échelle de l’Etat-Nation, stabilisation des identités et des institutions, dominance du contrat à durée indéterminée et du salariat, luttes sociales calquées sur un imaginaire « ouvriériste » et mouvements sociaux liés principalement au syndicalisme… Beaucoup de ces dimensions se trouveront problématisées à partir des années 70 : la globalisation diminuera les espaces de souveraineté des Etats-Nations, les déficits publics empêcheront le développement des politiques sociales et des interventions keynésiennes, le capitalisme délaissera la production industrielle pour s’orienter vers les services et les biens immatériels, le salariat et le CDI verront leur aire d’influence décroître, de nouveaux mouvements sociaux dénonçant des dominations ne se laissant pas réduire à des variables économiques émergeront, les identités et les institutions connaîtront de fortes déstabilisations… (Cantelli et Genard, 2007). 14 Durant les années 80-90, parmi les entreprises qui voient leurs profits s’accroître avec le plus d’ampleur figurent clairement celles de ce capitalisme culturel, Disney, Sony, AOL Time Warner, Microsoft… 15 La reconnaissance de RTL se fera en 1987, celle de Canal+ en 2001. Un des enjeux importants de la régulation du secteur audiovisuel sera bien entendu l’accès à la publicité commerciale.

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explicitement la création en 1987 d’un Conseil supérieur de l’audiovisuel dont les missions s’étofferont par la suite, passant du statut d’instance d’avis à celui d’instance régulatrice avec pouvoir de sanction en 1997 et pouvoir d’autorisation administrative indépendante en 2003. Par ailleurs, cette évolution de l’action publique vers des formes régulatrices ouvrira également la porte à des dispositifs se situant entre régulation et auto-régulation16 comme la rédaction de chartes, de codes de déontologie ou de bonne conduite auxquels les acteurs sont libres d’adhérer mais qui entendent agir au travers de leur responsabilisation.

c. Pluralisation et dissémination des référentiels culturels.

Les sociétés fordistes furent marquées par la domination d’un imaginaire économique. Ces sociétés se pensaient, pensaient leurs conflits sociaux sous l’horizon de la domination économique. L’ébranlement de leurs certitudes initiales entraînera une pluralisation des référentiels parallèle à l’émergence de ce que les sociologues ont appelé les « nouveaux mouvements sociaux » liés à la transition vers le post-fordisme et dont les revendications ne se réduiront plus aux seuls référentiels de la dénonciation de la domination économique. Au sein de l’imaginaire social et des politiques publiques, la culture gagnera en crédibilité et les « problèmes sociaux » en viendront à être bien davantage lus en faisant place à des variables culturelles. Plusieurs auteurs ont théorisé ce déplacement en y décelant des exigences de reconnaissance dont les logiques ne seront plus identiques aux exigences d’accès, caractéristiques de l’Etat social et de ses politiques de redistribution. Féminisme, homosexualité, revendications identitaires, multiculturalisme ou diversité culturelle, droits des minorités, des usagers, écologie et développement durable… viendront relayer et problématiser les anciens référentiels du handicap socio-culturel et de la démocratie culturelle (Offe, 1984). Par ailleurs, le déclin de l’échelle de l’Etat-Nation –caractéristique des sociétés fordistes- ouvrira la place à une concurrence accrue entre les métropoles : la question de la ville, celle de l’urbanité deviendront les horizons de certains mouvements émergents et, à une échelle plus englobante, s’imposeront les questions de l’altermondialisme, de l’humanitaire… A distance de la relative cohérence du discours culturel des années fondatrices, s’imposera un paysage référentiel largement pluralisé dont les enjeux vont à la fois se déplacer et se multiplier.

d. La revalorisation des Beaux-Arts La période fondatrice avait contribué à une délégitimation des hiérarchies culturelles, en particulier celles liées à la tradition des Beaux-Arts, dénoncée en termes de « domination symbolique » ou au nom d’idéaux expressivistes. Parce qu’elles en étaient venues à certains égards à jouer la démocratie culturelle contre la démocratisation de la culture, les politiques culturelles de la Belgique francophone des années 60-70 avaient accusé cette tendance comparativement à d’autres pays qui, comme la France, demeuraient fortement attachés aux traditions initiées par Malraux. Ce sera toutefois déjà durant les années 80 qu’émergeront les premières mises en question de certains effets des choix de la période fondatrice, notamment des effets de « relativisme ». Les années 90 seront quant à elles celles des débuts de la revalorisation des genres culturels liés historiquement aux Beaux-Arts et des dispositifs institutionnels qui en sont caractéristiques. En Communauté française, cela se traduira notamment par des créations institutionnelles17 et par des initiatives architecturales 16 Si cette évolution se marquera particulièrement dans le secteur audiovisuel, on en retrouvera également la logique dans de nombreux autres secteurs où s’imposera le principe de la négociation de cahiers des charges à respecter pour l’obtention des moyens financiers octroyés par la Communauté. 17 Par exemple, en 1985, près de Charleroi, un important musée de la photographie.

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significatives, le secteur des institutions culturelles étant, en Belgique francophone, le seul où se feront des choix assumant la contemporanéité18 architecturale. Cette même période sera aussi celle de la mise en œuvre de politiques volontaristes de la part de ces institutions culturelles, cherchant à intégrer les évolutions des attentes culturelles, mais aussi des pratiques inspirées du monde managérial.

e. La montée du marketing culturel. Ce ne serait pas rendre justice aux évolutions des pratiques culturelles des années 90 que de passer sous silence la montée des pratiques de marketing au sein du monde culturel. Ce phénomène n’est pas propre à la Belgique (Chiapello, 1998). Se développant parallèlement à la montée des exigences de professionnalisation des acteurs et d’audience des activités, il affectera d’abord les institutions culturelles importantes, les musées par exemple ou certains événements culturels, comme l’opération Bruxelles 2000 « capitale européenne de la culture ». Pratique banalisée dans le monde des industries culturelles ou du show business, la montée du marketing au sein d’institutions culturelles s’appuyant largement sur des financements publics atteste de ce rapprochement entre mondes culturel et économique caractéristique de cette période de transition. Ce rapprochement suscita des réflexions, des colloques19 mais, avec des intensités variables, il s’immisça dans les pratiques. Historiquement liées à la contre-culture des années 60, à un positionnement politique de gauche et à une conception des politiques publiques insistant sur la responsabilité des pouvoirs publics par rapport à leur financement, beaucoup d’institutions du paysage culturel de la Communauté française résisteront néanmoins à cette tendance nouvelle et hésiteront à se lancer dans des politiques de partenariat avec le privé ou des pratiques rappelant le fonctionnement de celui-ci. Vers de nouvelles formes d’intervention publique Les transformations des années de transition vont amener au devant de la scène de nouvelles manières de concevoir les politiques et notamment les politiques culturelles. J’ai développé ailleurs l’idée selon laquelle ces mêmes années peuvent être considérées comme celles où émerge une nouvelle strate d’action publique que j’ai, avec d’autres, appelée Etat-réseaux ou Etat réflexif qui est venue non pas remplacer l’Etat social mais progressivement se superposer aux strates historiques de l’Etat libéral (avec au niveau culturel l’instauration de droits culturels aussi importants que la liberté d’expression ou d’association…) et de l’Etat social (avec ses politiques d’accès), amenant avec elle de nouveaux modes d’action et de nouvelles finalités20… Cette nouvelle strate a vu se développer une sémantique où se côtoient des termes comme réflexivité, contractualisation, projet, efficacité, management, évaluation, territorialisation, responsabilisation, procéduralisation, individualisation, qualité (Genard, 2007). Elle n’a évidemment pas manqué d’entrer en tension, voire en conflit avec les « anciennes » et d’en problématiser certains dispositifs. Quatre éléments me paraissent 18 Mac’s, musée d’art contemporain, au Grand-Hornu, Théâtre national à Bruxelles, Maison Folie à Mons, Salle de spectacle des Grignoux à Liège… 19 On peut par exemple évoquer ici les initiatives prises par la Fondation Roi Baudouin à propos du quartier du Mont des Arts à Bruxelles, où se regroupent nombre d’importantes institutions culturelles demeurées fédérales (Palais des Beaux-Arts, Bibliothèque Royale, Musée d’art contemporain…) et dont un des objets était la valorisation de cette richesse culturelle. 20 Cette hypothèse a été développée à l’occasion d’une recherche collective sur les transformations des politiques publiques en matière de santé mentale, en particulier avec Jean De Munck (UCL), Olgierd Kuty et Didier Vrancken (Ulg). Elle a été ensuite testée sur d’autres politiques publiques dans le cadre de recherches ciblées (Cantelli et Genard, 2007).

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intéressants dans le contexte du reformatage des politiques culturelles dans les années 80-90 : la procéduralisation de la norme, la contractualisation, la transparence et la réflexivité. a) De manière générale, les années 70-80 furent marquées par ce que l’on a appelé un processus de procéduralisation de la norme. Le secteur culturel n’échappa pas à la tendance qui prit là principalement la forme de l’instauration, dans de nombreux secteurs, de commissions d’avis, composées de représentants des secteurs concernés et chargées d’éclairer le politique sur les décisions supposant des évaluations qualitatives. Ce mouvement, en phase avec la délégitimation de l’administration et l’externalisation de certaines de ses prérogatives, se renforcera dans les années 80 et aboutira récemment à un décret global sur les instances consultatives (2003 modifié en 2007) destiné à en conforter et pérenniser le principe. Il n’est pas sûr que le fonctionnement de ces commissions d’avis, comme dans certains secteurs leur composition, aboutisse à dynamiser les secteurs concernés, ni par exemple que les procédures en place permettent réellement de mettre fin à des subventionnements qui ne sont plus en fait que des « rentes de situation ». C’est la raison pour laquelle se fait de plus en plus jour, chez certains acteurs comme chez les fonctionnaires de la culture21, une demande de dispositifs d’évaluation qui puissent constituer des outils de travail fiables, et qui, pour cela, s’appuient sur les critères habituels des standards d’évaluation : indépendance des évaluateurs, clarification de la méthode, co-construction des critères… périodes de transition en cas d’évaluation négative… L’articulation du travail des « commissions d’avis » avec l’instauration d’une culture évaluative constitue très certainement un enjeu important pour le pilotage futur des politiques culturelles. b) Comme on l’a vu, les interventions publiques passent progressivement de logiques de subventionnement institutionnel à des logiques de contractualisation sur base de projets négociés, assortis de durées de temps limitées avec comme horizon de plus en plus explicite la délégation de missions de services publics. Le projet et le contrat sont deux modes d’intervention qui se sont immiscés dans les interventions publiques avec le déclin de l’Etat social et ses modes d’intervention inconditionnels. Leurs logiques sont notamment liées au processus d’externalisation des missions de services publics, voire à l’autonomisation ou à la privatisation d’institutions publiques, notamment d’entreprises publiques. Pour la Communauté française, cette externalisation s’observe ainsi dans l’évolution du statut de la RTBF ou encore dans la création de l’ETNIC, organisme chargé de la gestion informatique de l’ensemble du Ministère. Dans le même ordre d’idées, au sein des politiques culturelles, des dispositifs de contrat de gestion se sont par exemple imposés aux médias de service public, mais aussi à des institutions comme les théâtres par exemple sous l’appellation contrats-programmes. De nouveaux créneaux d’interventions vont également se développer sous le couvert de conventions. Par ce nouveau mode d’action pointent évidemment des objectifs qui sont ceux liés aux nouvelles formes d’intervention étatiques qui se sont bâties sur les critiques de l’Etat social. Souplesse, flexibilité, capacité d’adaptation dans un monde en constante évolution… mais aussi capacité des pouvoirs publics d’orienter davantage les finalités d’interventions confiées à des opérateurs extérieurs. Et, enfin, injection d’une logique de concurrence entre opérateurs, dans un univers aux moyens financiers limités, et permettant l’émergence d’opérateurs innovants. Même si cette logique s’est clairement étendue depuis les années 80, elle est loin de s’être généralisée comme en Communauté flamande où l’idéologie managériale, d’inspiration anglo-saxonne, connaît moins de résistances.

21 Une étude récente a mis en évidence une très grande ouverture des fonctionnaires de la Communauté française à l’égard du développement d’une culture évaluative (Varone et Jacob, 2002).

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c) C’est dans cette même logique de « bonne gouvernance » que le ministère de la Culture a mis récemment en place des objectifs de transparence, dont la traduction la plus visible réside dans l’organisation de l’accessibilité aux informations budgétaires22. d) Un autre élément de ces transformations de l’action publique caractéristique des années 90 se situe dans l’émergence de dispositifs réflexifs. Les politiques culturelles connurent cette évolution avec notamment la création d’un Observatoire des politiques culturelles23 mais aussi par exemple l’initiation, en 2004, d’Etats généraux de la culture24 qui occupèrent une année entière et conduisirent à l’établissement de priorités culture pour les années à venir. Ceux-ci connurent un succès certain mais aboutirent plus à la mise à plat des difficultés vécues par les différents secteurs qu’à l’émergence d’ambitions nouvelles, capables de redynamiser le champ culturel. Cette orientation réflexive mériterait une « réflexion » sur les conditions permettant de dépasser le moment « expressiviste » où se sont souvent cantonnés les Etats généraux. Sans doute est-il nécessaire que le développement de pratiques réflexives puisse s’articuler sur une politique de recherche dans le domaine culturel qui, actuellement, en Communauté française, fait défaut. IV. Défis actuels et enjeux prospectifs. Ces derniers éléments pointaient déjà clairement vers des défis, notamment celui de la bonne gouvernance et de l’évaluation. Cette dernière partie va chercher très brièvement à en expliciter d’autres. a) Penser les relations entre culture et économie : politique économique de la culture et politique de services25. Comme je l’ai déjà souligné, le capitalisme a rapidement évolué depuis les années 70. Ainsi peut-on légitimement parler aujourd’hui de capitalisme culturel, non plus au sens où l’école de Francfort parlait depuis les années 50 d’industries culturelles en décrivant la montée d’un nouveau domaine industriel, mais bien au sens où désormais le capitalisme se développe principalement autour de biens immatériels et où le secteur industriel classique se voit progressivement supplanté par un secteur post-industriel dans lequel ces biens deviennent des sources majeures de profit. De nombreux ouvrages (Landry, 2000, Florida, 2002), ont popularisé cette évolution en soulignant à quel point le dynamisme des villes était lié à leur capacité créatrice et notamment à leur dynamisme culturel, insistant sur les corrélations fortes entre celui-ci et la création d’emplois. Ces liens qu’illustre le renouveau de Bilbao à partir d’un projet culturel, l’implantation du musée Guggenheim construit par Frank Gehry. Eve Chiapello (Chiapello, 1998) a mis en évidence comment les logiques économiques et artistes se sont rapprochées durant les années 70-80. Avec Luc Boltanski (Boltanski, Chiapello 1999), elle a indiqué comment la pensée néo-managériale a intégré une grande partie des valeurs issues des mouvements sociaux des années 60-70 (créativité, autonomie…), récupérant pour son intérêt nombre d’éléments que la « critique artiste » adressait au capitalisme (aliénation, inauthenticité…). Les travaux récents de Scott Lash et Celia Lury (Lash, Lury, 2007), ont montré comment des produits industriels, chaussures, vêtements… 22 Les informations budgétaires de la Communauté française sont accessibles sur le site http://www.budget.cfwb.be/ 23 Voir http://www.opc.cfwb.be/ 24 Les résultats de ces Etats généraux peuvent être consultés sur le site http://www.forumculture.be 25 Je remercie Alain de Wasseige d’avoir attiré mon attention sur l’importance de cette dimension de « services ».

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deviennent des produits culturels (Nike, Prada, Swatch…), des marques qui circulent avec de fortes identités culturelles, cherchant à définir des « styles de vie », s’attachant des vedettes du show business, faisant appel à des architectes star, apparaissant dans des sphères culturelles plus autorisées, sponsorisant des événements culturels prestigieux, développant un merchandising culturel… Dans ce monde où, par ailleurs, le branding est depuis longtemps sorti de la seule sphère économique et a notamment gagné la concurrence que mènent entre elles les villes, émergent de nouveaux opérateurs culturels formatés sur cette logique du capitalisme culturel et de nouveaux lieux culturels initiés d’abord selon des logiques privées. Un marketing qui touche de plus en plus de grandes institutions culturelles comme les musées qui deviennent des lieux de convivialité, avec leurs espaces de shopping, leurs événements mondains… Un monde où le web reconditionne la question de l’accès aux biens culturels, que ce soit au niveau des contenus, des capacités de diffusion (y compris des cultures émergentes), de l’âge de l’exposition… C’est désormais dans ce contexte que doivent agir les politiques culturelles, avec, cela va sans dire, des moyens dérisoires par rapport à certains des opérateurs devenus des concurrents, et quelquefois aussi des partenaires. Si l’on considère les choses globalement –c’est-à-dire à l’échelle de tout ce que l’on peut grouper aujourd’hui sous le concept de culture- il faut alors admettre un changement de position radical des politiques culturelles en une trentaine d’années. D’une fonction initiatrice avec un quasi monopole sur le secteur culturel via les pratiques de subventionnement, ces politiques seraient passées à un rôle de plus en plus résiduaire, la question de l’intervention politique devant par la force des choses s’orienter plutôt vers une fonction régulatrice, et, ce faisant, à côté des logiques pro-actives, vers un déplacement des moyens d’action vers l’invention et la mise en place d’outils de régulation dans lesquels la dimension économique devient de plus en plus dominante. Ce qui s’invente et doit donc s’inventer aujourd’hui, c’est en réalité une nouvelle politique économique de la culture par rapport au développement de laquelle la position institutionnelle de la Communauté française, qui ne dispose pas des compétences économiques sur les matières culturelles, est fragilisée. S’il fallait spécifier les tendances les plus récentes, on pourrait affirmer qu’aux stratégies d’obligations et de contractualisation des années 80, se sont ajoutées plus récemment diverses mesures agissant directement sur des outils économiques et dont, de ce fait, la Communauté française ne détient pas les compétences. Ainsi en est-il des dispositifs de défiscalisation, en particulier le Tax Shelter26, qui dépendent de l’Etat fédéral. On pourrait d’ailleurs envisager une défiscalisation du sponsoring dans un pays où les entreprises privées sont extrêmement frileuses à ce niveau, mais à nouveau cette question ne relève pas des compétences communautaires. En Région wallonne (la Région disposant de compétences économiques), a été créé un fonds régional d’investissement (Wallimage) qui accorde des aides économiques sous forme d’apports et de prêts en contrepartie de dépenses audiovisuelles engagées en Région wallonne, cherchant notamment à encourager le développement et la venue sur son territoire d’entreprises de services audiovisuels (Annuaire, 2007 : 519), le tout visant à développer une industrie audiovisuelle en Wallonie. En Wallonie toujours, la société Promimage lance, depuis 2000, tous les deux ans, des appels à projets dont l’objectif est la promotion des technologies de l’image et du son, plus particulièrement « le financement de la mise au point ou de l’utilisation d’outils ou de procédés numériques nouveaux… » (Annuaire, 2007 : 521).

26 Dispositif de défiscalisation des investissements audiovisuels.

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Un autre élément important relatif à ces rapprochements entre économie et culture touche à l’émergence de nouveaux acteurs dont la nature ou les fonctionnements sont liés à cette imbrication croissante. Apparaissent aujourd’hui de nouveaux acteurs présentant une offre culturelle à partir des standards culturels montants. Ainsi certaines sociétés de communication qui se positionnent comme créateurs d’événements en phase avec les politiques de marketing urbain, ainsi certaines sociétés qui se spécialisent dans le montage d’expositions dans une logique autant voire davantage économique que culturelle et dont le financement est d’abord assuré par le sponsoring, ainsi des sociétés organisatrices de salons centrés sur des disciplines culturelles (salon d’art actuel, design, mode…), ainsi certaines sociétés de consultance qui se sont spécialisées dans le formatage de réseaux d’acteurs pour répondre aux logiques de financement européennes, ou encore des projets à dominante économique et liés à des lieux qui entendent assurer l’animation de ceux-ci au travers de projets culturels27. En très peu de temps – une vingtaine d’années- le paysage des acteurs et de l’offre culturelle s’est ainsi profondément diversifié et complexifié et il faut admettre que les opérateurs culturels classiques, fortement liés aux politiques publiques –ceux issus de la période fondatrice- ont très peu occupé ces terrains nouveaux. Seules peut-être certaines télévisions locales se sont inscrites de plein pied dans cette nouvelle économie de la culture notamment en négociant des coopérations avec des opérateurs de plus grande échelle, mais aussi en se positionnant de manière suffisamment intéressante pour attirer l’attention d’importants opérateurs de distribution d’images (comme Belgacom par exemple). De manière générale, la montée des relations entre culture et économie a conduit les opérateurs économiques à porter une attention de plus en plus intéressée aux créateurs culturels qui peuvent bien entendu également se révéler dans les secteurs subventionnés. Dans ce contexte, ces opérateurs peuvent trouver intérêt à investir le secteur spécifiquement culturel en favorisant –souvent à peu de frais- l’émergence de talents, mais également en s’assurant un contrôle sur les carrières ultérieures de ces produits et acteurs culturels. Là se créent des espaces de négociation entre pouvoirs publics et acteurs privés dont un des enjeux pourrait être une sorte de « retour sur investissement », actuellement délaissé par les pouvoirs publics. La reconnaissance des liens entre économie et culture a également attiré l’attention du secteur privé sur la question de l’emploi culturel. C’est ainsi que se sont créées en Communauté française plusieurs sociétés, la plus connue étant Smart, association sans but lucratif qui cumule des fonctions de secrétariat social et d’intermédiaire dans les contrats d’artistes, en libérant les artistes d’une part importante des tâches administratives liées à la complexité de leur statut et à la multiplication de leurs employeurs, et cela contre une commission sur cachets. Le succès remporté par cette initiative donne des indications sur l’importance que peut avoir pour la dynamisation du secteur culturel la création de structures d’accompagnement (juridique, production…). Bref, dans un monde qui tend de plus en plus à se penser selon les standards du marché, se pose la question de l’émergence de dispositifs de services, clairement orientés par des ambitions politiques, occupant notamment l’espace intermédiaire entre l’offre et la demande, avec tout ce que cet espace suppose au niveau de ses implications administratives (notamment la vieille question du statut de l’artiste), de ses conditions d’accès au financement, de la mise en relation de l’offre et de la demande (ce qu’avaient initié les Tournées Art et Vie), de la promotion internationale... Dès sa création, le CGRI s’était orienté dans cette voie en créant des agences co-gérées par la Communauté

27 On peut évoquer à Bruxelles, le projet Flagey, projet mêlant sauvegarde d’un immeuble à valeur patrimoniale, création d’espaces de bureaux de prestige et projet culturel. Projet au départ porté principalement par le secteur privé, le caractère prestigieux des espaces de bureau mis en location étant clairement associé aux dimensions culturelles du projet

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française et le CGRI dans différents secteurs culturels28, les collaborations avec la Région wallonne et en particulier l’AWEX (agence wallonne à l’exportation) renforçant par ailleurs les liens entre promotion culturelle et intérêt économique, et favorisant dès lors les productions culturelles auxquelles s’attache l’espérance d’une valeur marchande directe ou indirecte. b) Quelles réponses aux déplacements des espaces de la culture ? Un des signes majeurs de ce développement d’un capitalisme culturel se lit dans le déplacement de la socialisation culturelle mais aussi de parts importantes de la créativité vers les lieux des technologies de la communication. Cette situation est à vrai dire largement inédite si on la compare à la situation dominante jusque dans les années 60 où les politiques publiques nationales exerçaient un quasi monopole sur les politiques éducatives et culturelles. Le temps passé par les jeunes face à leurs ordinateurs, la migration des productions et de la consommation culturelles vers le web, conduisent à s’interroger sur la place que peuvent prendre à ce niveau les politiques culturelles sans que ne s’impose actuellement de réponse bien convaincante. c) Repenser les relations entre culture et démocratie Comme je l’ai signalé, les référentiels politiques des politiques culturelles ont fortement changé depuis la période fondatrice, comme ont d’ailleurs changé leurs publics prioritaires, les associations représentatives des luttes sociales ou encore les types d’attentes portées par ces associations nouvelles et leurs publics. Parmi les enjeux essentiels où se joue la question des relations entre culture et politique, il me semble possible de relever actuellement quatre axes :

1°) la démocratisation en régime d’exclusion et d’insertion : repenser l’accès sous l’horizon de la capacité

Depuis les années 70 et ses objectifs de démocratie culturelle s’imposant à côté voire contre ceux de démocratisation de al culture, la question sociale s’est déplacée faisant apparaître de nouveaux groupes sociaux définis moins en termes de domination à l’intérieur de la sphère économique que d’exclusion. Des taux de chômage élevés et durables, des personnes vivant en dehors du système des protections sociales, des jeunes déscolarisés, des sans papier, des groupes « vulnérables »… constituent désormais des populations nombreuses et structurelles face auxquelles se repose la question délaissée de l’accès et de la démocratisation. Si l’on s’intéresse aux réflexions politiques les plus contemporaines touchant aux transformations de l’Etat et aux métamorphoses de l’Etat social, on peut observer l’émergence des concepts de capacité ou de capacitation. Ainsi, l’économiste indien Amartya Sen défend-il l’idée que la responsabilité de l’Etat n’est pas seulement de garantir des égalités formelles d’accès à des biens nécessaires à la dignité humaine mais qu’il doit également veiller à ce que les acteurs disposent des capacités leur permettant de jouir de ces biens (Sen, 1993), et donc d’accéder à des libertés réelles. Pour illustrer cela, Sen fait souvent référence aux populations handicapées, mais l’idée de handicap illustre chez lui un propos vaste, incluant par exemple des déficits de capacité liés à la culture, à la mobilité… Au-delà de cette référence théorique, l’usage du concept de capacité est actuellement très présent au sein des politiques sociales,

28 Il s’agit de Wallonie-Bruxelles Théâtre, Wallonie-Bruxelles Musique, Wallonie-Bruxelles Image et Wallonie-Bruxelles Arts plastiques et design

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notamment des politiques d’insertion, où il s’agit surtout de (re)construire avec les bénéficiaires des capacités accroissant leurs chances d’intégration sociale, notamment dans le marché de l’emploi. Par rapport à la question sociale telle qu’elle se pose aujourd’hui, ce sont sans doute les associations qui s’inscrivent dans une telle logique et qui réécrivent, dans le contexte actuel, la question de l’accès à la culture, qui présentent les innovations les plus intéressantes. L’association « ATD quart-monde » par exemple, responsable de l’introduction de la sémantique de l’exclusion ou de la nouvelle pauvreté a joué un rôle pionnier dans ce domaine. Une association comme « Lire et écrire » qui s’emploie à lutter contre l’analphabétisme, ou comme « article 27 »29 qui facilite l’accès aux spectacles pour les plus démunis. Ou encore, les initiatives visant les populations souffrant de pathologies ou de handicaps mentaux et qui mettent en place des initiatives mêlant valorisation et capacitation au travers de pratiques culturelles ou artistiques. Ou enfin, l’émergence d’associations qui, tout en se positionnant dans le champ culturel, développent des sections directement centrées sur l’insertion (par exemple des sections reconnues et financées comme opérateurs d’insertion professionnelle) dont les ateliers travaillent essentiellement sur la production de biens culturels (mobiliers urbains, design…). Sans oublier les initiatives qui ont pour objet la lutte contre la « fracture numérique », dans un contexte social « connexionniste » dans lequel l’exclusion est toujours davantage liée au déficit de potentiel relationnel, à l’incapacité de s’insérer dans des réseaux de communication et de se donner des moyens de mobilité (Boltanski et Chiapello, 1999).

2°) Développer la médiation culturelle, repenser le rôle de l’école dans la formation culturelle La notion de capacités est, à mon sens, susceptible à la fois d’éclairer les raisons de l’échec –relatif- des politiques de démocratisation de la culture- et de leur rendre une nouvelle plausibilité. Elle attire l’attention sur l’importance du rôle des politiques publiques dans la formation (Bildung mais aussi capacitation) artistique et culturelle. Cet enjeu de la formation appelle de nombreuses pistes parmi lesquelles :

- celle des politiques entourant la socialisation des jeunes, politiques médiatiques et peut-être surtout scolaires. A ce dernier égard, il faut insister sur le fait que le développement des politiques culturelles dans les années 60-70 s’est accompagné, non seulement de la séparation forte entre culture et éducation, mais aussi du reflux quasi total de la formation culturelle-artistique au sein de l’école. Là se trouve sans doute un des enjeux essentiels des futurs développements des politiques culturelles.

- celle de l’instauration de politiques de médiation culturelle, à peu près inexistantes en Communauté française, et notamment de politiques d’accompagnement des populations démunies culturellement.

3°) Diversité culturelle et multiculturalisme, questionner la laïcité « à la belge ».

Aujourd’hui, un des enjeux politiques fondamentaux, sous-jacents aux politiques culturelles, qui est venu côtoyer voire supplanter à l’agenda politique l’enjeu de l’exclusion sociale, est celui de la diversité culturelle ou du multiculturalisme. Le socle politique sur lequel se sont bâties les politiques culturelles à partir des années 60-70 prédisposait à un accueil favorable des expressions culturelles des populations d’origines étrangères30. Nombre d’associations 29 En référence à l’article de la déclaration universelle des droits de l’homme qui définit le droit à la culture. 30 On sait à quel point aux Etats-Unis les mouvements et intellectuels de gauche inscrits dans la mouvance ou la continuité des événements des années 60 et de la contre-culture se sont rapidement orientés vers la défense de

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culturelles furent ainsi pionnières dans les politiques d’intégration de ces populations, dans la défense du droit à l’affirmation des spécificités et des différences, ou dans la lutte contre le racisme. Depuis cette période, la donne a progressivement changé face à la montée de revendications identitaires qui en sont venues à ce que doive se poser la question des limites de l’affirmation des spécificités culturelles, notamment mais pas seulement au sein de l’espace public. Les « affaires » du port du foulard, du refus de certaines pratiques éducatives, ou de la montée des thèses créationnistes31 s’agissant du rapport aux institutions publiques, ou, s’agissant cette fois de la sphère privée, celle très largement tue des mariages forcés, et quelques autres encore (les crimes d’honneur…), ont mis en scène cette question des limites, posée plus généralement au niveau politique au travers de la question du communautarisme. Parmi les enjeux politiques actuels, peut-être est-ce celui-ci qui suscite le plus de difficultés de positionnement. La question des limites se heurtant à l’affirmation du droit à la différence, à l’argument de l’ethnocentrisme occidental, voire du racisme… Le rejet du communautarisme se voyant opposer l’argument de céder au républicanisme français ou encore de vouloir penser la société dans une relation duale entre l’Etat d’un côté et des individus atomisés de l’autre en oubliant l’importance des groupes intermédiaires pour assurer la socialisation et l’identification (et bien entendu vice versa). Face à ces questions complexes, le pouvoir politique demeure jusqu’à présent hésitant. Si la problématique du multiculturalisme se pose de manière très générale, en Belgique elle a cette particularité d’interroger certains soubassements de son agencement politique, en particulier sa conception de la laïcité, la place des religions dans son organisation politique ainsi que ses partages « communautaires » qui se limitent à la reconnaissance de ses trois communautés linguistiques (De Coorebyter, 2000). En réalité, le principe de la pilarisation d’une part, comme les divisions entre Communautés de l’autre, ont donné à la Belgique une organisation institutionnelle où se révèlent de nombreux traits du « communautarisme », qui peuvent donner au débat sur le multiculturalisme des colorations tout à fait spécifiques. Un pays qui accorde au pilier catholique des missions d’organisation d’enseignement, du système de santé…, qui institue à certains égards le monde laïc sur le modèle du monde catholique32… se trouve évidemment confronté à des difficultés lorsque s’élèvent des demandes venant d’autres identités culturelles, par exemple islamique. Un pays où les politiques culturelles développées dans sa capitale le sont au travers de deux Communautés en concurrence, francophone et néerlandophone, éprouve inévitablement des difficultés à assumer une politique multiculturelle, d’autant que ces deux communautés, en particulier la Communauté flamande, impulsent des politiques visant à ce que les populations d’origine allochtone s’identifient à elles33, et développent des résistances face aux coopérations entre elles, voire

thèses identitaires et « communautaristes », vers des politiques de quotas ou de discrimination positive. En Belgique, la gauche, sans doute plus fortement marquée par le mouvement ouvrier (même s’il s’agissait de prendre ses distances avec lui) s’est montré plus réservée et plus divisée à cet égard. 31 Par exemple, le refus de participer aux cours de natation pour les filles musulmanes, ou l’arrivée de jeunes musulmans adeptes des thèses créationnistes comme enseignants du darwinisme dans l’enseignement primaire ou secondaire.. 32 Au sein de son système public d’enseignement, la Belgique oblige les étudiants à suivre un cours dit « philosophique », leur offrant le choix entre un cours de morale laïque, et des cours des religions reconnues (chrétienne, protestante, israélite, musulmane et anglicane) prêtant donc à la laïcité un statut comparable à celui des religions. Un tel pays ne peut évidemment qu’éprouver des difficultés de positionnement face à la montée des « communautarismes » dès lors que ceux-ci revendiquent pour eux-mêmes ce qui a été accordé à d’autres (par exemple un enseignement islamique…). 33 C’est par exemple le cas à l’égard des populations de primo-arrivants à l’office des étrangers. De la même manière, la Communauté flamande entend mettre en place actuellement un centre culturel marocain flamand.

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mettent des barrières aux mixages entre publics francophones et néerlandophones. Certaines questions politiques relatives au multiculturalisme se trouvent ainsi très directement pré-formatées par des enjeux politiques belges, notamment communautaires, en empêchant tout abord serein. Ainsi, le gouvernement flamand s’oppose-t-il à ce que la Belgique signe la charte européenne relative au respect des minorités parce que cela l’obligerait à considérer les francophones de Flandre comme une minorité avec ce que cela suppose comme protections qu’il se refuse à leur accorder. Pour toutes ces raisons, la Belgique n’arrive pas à poser publiquement la question de l’enjeu du multiculturalisme.

4°) Démocratie participative, « citoyenneté responsable » : quelle place pour les associations sur la scène politique ? Le référentiel de la démocratie participative prolonge celui de la démocratie culturelle qui a très certainement contribué à le construire et à en imposer la pertinence. Il s’est stabilisé théoriquement dans les années 90, notamment sous l’influence des travaux de J. Habermas (Habermas, 1989, 1997) dont une part importante des intuitions normatives est centrée sur l’exigence de réactivation d’un espace public articulé sur les associations qui deviennent les espaces de médiation entre société civile au sens libéral du terme et lieux de la décision politique. Les associations ont alors à jouer un rôle tout à fait central dans la formation de la parole publique (en faisant office de milieu dans lequel les plaintes sociales peuvent monter en généralité et acquérir force d’argument) et dans la mise à l’agenda des problèmes sociaux. Dans cet environnement théorique s’est également imposée la sémantique de la « culture politique » ou de la « politique comme culture », illustrée en Communauté française par l’expérience « Culture et citoyenneté » (Lebon, 2002). Principal interlocuteur du tissu associatif, la Communauté française se trouve en fait aujourd’hui confrontée à une tension entre différentes conceptions du politique qui se trouvent en arrière-plan des organisations qu’elle subventionne. Aux organisations traditionnelles, liées aux structures pilarisées de la démocratie représentative belge, et dont beaucoup ont perdu progressivement leur potentiel critique, s’est ajouté un paysage fortement pluralisé d’associations « émergentes », mais aussi de ce que Lascoumes, Callon et Barthe ont appelé des « forums hybrides » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001), c’est-à-dire de mouvements nés autour de « questions sociales », parfois globales, parfois locales, rassemblant pour l’occasion des acteurs d’horizons, de statuts sociaux parfois très différents. Cette modification du tissu associatif va poser des questions nouvelles à des politiques publiques désormais appelées à rééquilibrer leur soutien entre la reconnaissance des acquis historiques et celle de dynamiques sociales émergentes et davantage porteuses de l’intérêt des citoyens. A cet horizon sémantique, s’est superposé celui de la « citoyenneté responsable » ou de la « citoyenneté active ». Héritier sans doute des années 80, le vocabulaire de la responsabilité présuppose ici une conception de la citoyenneté étayée sur l’idée d’engagement et d’implication dans un contexte souvent marqué par la méfiance envers la classe politique et par le diagnostic de la « crise de la citoyenneté ». L’idée même de responsabilité sous-entendant celle de contrepartie, plus précisément peut-être celle de devoirs des citoyens. L’idée congruente « d’activité » est attachée au même horizon théorique, on la retrouve d’ailleurs aussi dans l’idée d’Etat social actif ou dans les politiques d’activation des chômeurs. Dans chacun de ces cas, l’horizon –qui s’inscrit évidemment dans la droite ligne des revendications des années 60-70- est celui de l’autonomie, du citoyen capable de se prendre en charge lui-même. Si, dans les politiques sociales, on a pu déceler des processus de pression à la responsabilisation sur des acteurs ne disposant pas des ressources pour se

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prendre en charge eux-mêmes ou dénoncer l’illusion d’une pression à l’autonomie des chômeurs dans un contexte de pénurie objective d’emplois, dans le domaine culturel, certains auteurs ont mis en évidence le développement d’une sorte d’injonction à la participation souvent en profond décalage par rapport aux bénéfices que les acteurs peuvent réellement tirer de cette participation, voire également d’une instrumentalisation des dispositifs participatifs permettant quelquefois des stratégies populistes de la part de décideurs locaux (Berger, thèse en cours et Damay, 2006). Bref, à la période d’engouement pour la démocratie participative propre aux années 80-90, a succédé une période marquée plus nettement par le scepticisme. Se pose maintenant sans doute davantage la question des délimitations de la participation et de ses modes de mise en œuvre ainsi que des nouvelles formes de l’engagement citoyen dégagées à la fois du militantisme et du bénévolat, en même temps que se pose la question de la disposition des autorités politiques à assumer véritablement les évolutions de la citoyenneté.

5°) Intégrer le référentiel de la durabilité Enfin, le dernier axe qui apparaît comme nouveau référentiel des politiques culturelles, mais de manière encore marginale, est celui du développement durable. Même s’il est d’abord porté par des enjeux environnementaux, les analyses théoriques comme le développement d’initiatives pratiques (ainsi la création de quartiers durables) montrent à quel point la réussite de ces politiques environnementales nécessite l’intégration de changements culturels, en l’occurrence la promotion de manières de vivre différentes davantage communautaires, davantage responsabilisées, s’appuyant sur la prise en charge collective du territoire, des espaces publics autant que des attitudes privées. La durabilité suppose en effet une transformation assumée des modes de vie en commun et l’adoption de comportements dont l’horizon est ce que Hans Jonas a appelé le principe responsabilité (Jonas, 1990). d) Dédifférenciation, transversalité et omniprésence de la culture dans les finalités politiques : repenser les divisions institutionnelles. La période fondatrice du développement des politiques culturelles se caractérisait par un fort processus de « différenciation fonctionnelle ». Celle-ci était encouragée et stabilisée au travers des logiques mises en place par l’Etat. Politiques économiques, de santé, de justice, fiscale… et politiques culturelles se sont ainsi développées à l’abri l’une de l’autre, dans une très large autonomie renforcée par la séparation des grands ministères qui les mettaient en œuvre tout en en organisant la séparation. En Belgique, la communautarisation de la culture a encore amplifié ce processus. Au sein des politiques culturelles, le même processus de séparation s’est opéré, entre les genres artistiques d’abord, entre les politiques initiées plus tard sous l’emblème de la démocratie culturelle. De nombreux sociologues décèlent dans les processus sociaux actuels une tendance opposée à la dé-différenciation (Lash, 1999) qui remet radicalement en question les partages administratifs et institutionnels. Ainsi, au sein même du champ culturel, voit-on se développer des pratiques, souvent parmi les plus innovatrices, qui transgressent constamment les frontières administratives et sectorielles : la danse se mêle à l’architecture et au multimédia ; l’art devient événementiel, se fait urbain, participe à l’image des villes et à leur retentissement touristique… Mais la principale difficulté se situe à un niveau plus large. Dans un contexte où la culture soulève des enjeux qui dépassent ses limites institutionnelles (des enjeux de statut des artistes,

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d’emploi, de fiscalité… relavant des Régions ou du Fédéral) et où, à l’inverse, de nombreuses politiques s’assignent elles aussi des finalités culturelles (politiques sociales, de sécurité, de santé…), c’est la question des frontières de ce qu’on entend par « culture » qui se trouve posée. Ce problème est actuellement général et il se pose dans tous les pays, mais en Belgique, il prend un relief tout particulier parce qu’à travers lui en vient, pour des raisons politico-institutionnelles, à se poser à la fois la question des accords de coopération entre niveaux de pouvoirs différents, voire même la question de l’existence de la Communauté française, certains plaidant pour une redistribution des compétences culturelles vers les Régions34 ou, du moins, pour de nouvelles articulations institutionnelles entre Communauté française et Régions wallonne et bruxelloise. e) Les enjeux de territorialisation : vers des politiques spatiale, temporelle et démographique de la culture. Face à ces processus de dédifférenciation mais aussi face à un grand éparpillement d’institutions culturelles qui se sont bâties sur l’échelle de la proximité, semble s’imposer l’exigence de coordination. J’ai déjà évoqué les dispositifs d’accords de coopération entre entités fédérées distinctes ou entre entités fédérées et pouvoir fédéral. Toutefois, un autre référentiel, le territoire, semble s’être dégagé depuis peu. L’émergence du concept de « territoire » est intrinsèquement lié à l’évolution des politiques publiques et à la sortie progressive des logiques de l’Etat social qui, elles, se caractérisaient par un fort souci de « décontextualisation » des interventions sous l’horizon de l’égalité des citoyens et de leur droit à un accès équivalent à des services publics partout comparables. La nouvelle strate étatique qui se constitue depuis les années 80-90 fait au contraire une large place à une contextualisation qui se traduit par des politiques territorialisées mais aussi visant des publics-cibles, voire se fixant des finalités d’individualisation ou de subjectivation (comme les politiques d’activation des dépenses sociales). Comme dans d’autres pays, le territoire s’est ainsi imposé comme horizon possible de la recomposition de politiques culturelles (et autres) jusque là peu coordonnées. Dans les grandes villes, en particulier en Région bruxelloise, le concept d’urbanité s’est ainsi imposé comme référentiel englobant, susceptible d’encourager à une recomposition des politiques. De nombreuses initiatives culturelles parmi les plus dynamiques –dont certaines héritières de Bruxelles 2000- s’y sont clairement construites avec comme horizon le référentiel urbain, transgressant au passage les clivages communautaires (le financement provenant des autorités néerlandophones et francophones), les clivages entre instances décisionnelles (les financements alliant sources spécifiquement culturelles et sources régionales, celles-ci pouvant devenir majoritaires) ainsi que les découpages entre genres culturels (action sociale de fond et création d’événements…), tout en s’ajustant à des logiques contemporaines par exemple de fonctionnement en réseaux, et de collaborations internationales35.

34 Pour une discussion actuelle sur cette question, on pourra consulter le dossier que la Revue Nouvelle lui consacre dans son numéro de mai 2008. 35 C’est le cas par exemple de la Zinneke parade, du Kunstenfestivaldesarts… Récemment, se sont par ailleurs constituées des plateformes des arts, l’une francophone, l’autre néerlandophone, qui ont pris un certain nombre d’initiatives politiques visant notamment à déverrouiller les clivages communautaires qui entravent le développement de politiques culturelles bruxelloises intégrées. Bref, comme cela se vérifie au niveau de la programmation de certains lieux de spectacle, ou au niveau de leurs politiques de traduction… se manifeste, à partir du secteur des pratiques et revendications politiques innovantes qui en appellent à une reconsidération du positionnement de la culture et des stratégies politiques au sein des dispositifs politiques belges.

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L’enjeu territorial ouvre la voie à des manières jusqu’ici inédites, ou en tout cas peu explorées, d’envisager les politiques culturelles, par exemple au travers de politiques spatiales de la culture (intégrant par exemple des variables comme la mixité, l’accessibilité, les relations centre-périphérie…), de politiques temporelles de la culture (intégrant dans la conception du territoire, par exemple sa mobilité, les rythmes de la vie culturelle), de politiques démographiques de la culture (tenant par exemple compte des structures générationnelles…)… c’est-à-dire de politiques globalisantes qui s’appuient sur des lectures intégrant les spécificités des territoires où elles entendent s’appliquer. f) Articuler les échelles de la culture : culture de proximité, ouverture à l’international La période fondatrice de l’actuel paysage culturel avait œuvré à la valorisation de la proximité. Progressivement toutefois, les enjeux culturels se sont déplacés vers l’international, en particulier bien entendu dans les grandes villes et spécifiquement à Bruxelles, capitale de l’Europe. Un des enjeux actuels des politiques culturelles est très clairement d’introduire en leur sein cette dimension, tout en gardant les acquis des périodes antérieures. Bruxelles qui à cet égard possède des atouts exceptionnels a pris un retard important par rapport à cette dimension et ce n’est que depuis une dizaine d’années qu’elle en vient à se penser réellement comme ville internationale, dans laquelle la dimension culturelle constitue un vecteur essentiel. Cette nouvelle stratégie d’internationalisation – qui s’exprime notamment dans la sémantique de l’attractivité- vient de se traduire par la mise en place d’un PDI36 dont la rédaction a été confiée à un bureau international de consultance, et dont un des axes majeurs sera de construire une « image » internationale de la ville. Ce plan invitera notamment –avec incitants financiers- les acteurs bruxellois et notamment les Communes à penser leurs finalités politiques à l’échelle de l’internationalisation. Là se poseront des questions d’articulation d’échelles et de réorientation des investissements culturels (grandes infrastructures, politique d’attractivité qui risque de reformater certaines politiques culturelles vers l’événementiel ou vers des pratiques dont les publics-cibles seront des publics « extérieurs »…). Cette intégration dans des logiques de branding urbain risque d’entrer en contradiction avec les logiques de proximité. Un des défis majeurs sera d’étayer ces politiques internationales sur les acquis des dynamiques culturelles existantes plutôt que de les développer selon d’autres logiques, avec d’autres acteurs, en visant d’autres publics…. V. Conclusion. Comme on le voit, les défis ne manquent pas. Comme l’attestent de nombreux forums qui naissent à divers endroits, les politiques culturelles sont aujourd’hui en attente et en demande de refondation, mais dans un contexte où aucun référentiel ne semble s’imposer avec évidence. Les récents Etats généraux de la culture ont ainsi bien davantage fonctionné comme des espaces d’expressivité où chacun pouvait venir faire part de ses attentes et de ses récriminations, où se sont faites jour surtout des demandes de meilleure gouvernance ou d’amplification des moyens disponibles que comme des occasions de voir se dégager de nouveaux référentiels mobilisateurs. Pour saisir les tendances évolutives qui risquent de marquer les années à venir, mieux vaut sans doute se pencher vers les stratégies innovantes d’acteurs culturels émergents. Là se dessinent certaines avancées qui ne trouvent pas encore à s’expliciter clairement ou qui demeurent très minoritaires.

36 Plan de développement international.

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Ainsi, beaucoup d’indices laissent aussi entrevoir un recentrement vers une culture pensée plutôt dans la filiation des Beaux-Arts, rompant donc peu ou prou avec ce qui avait fait la spécificité de la période fondatrice, à savoir le développement du secteur socio-culturel et de l’éducation permanente. Le statut de Bruxelles comme capitale de l’Europe, l’attraction des « capitales européennes de la culture », l’importance prise par des projets culturels liés à une architecture contemporaine dans l’attractivité internationale des villes, le développement de réseaux d’acteurs centrés plutôt sur les disciplines artistiques, comme le Réseau des Arts et son pendant néerlandophone, le Kunstenoverleg à Bruxelles attestent de cette tendance qui laisse peut-être présager d’une accentuation de la dualisation des politiques culturelles. De la même manière, les liens entre culture et économie constituent un facteur que cherchent à s’approprier certains acteurs du secteur culturel qui demeurent toutefois marginaux. Ainsi, ceux qui assument l’idée d’une intensification inévitable des liens entre créativité et développement des villes, insistent-ils sur la nécessité de penser politiquement les liens qui se construisent entre culture et économie et, par exemple, de centrer les politiques urbaines sur la création de clusters culturels, sur le rassemblement de viviers de talents ou encore sur des politiques incitatives et accompagnatrices visant à aider des initiatives culturelles à franchir le pas de la professionnalisation. Une optique qui ne manquerait pas alors d’obliger à repenser les frontières des politiques culturelles en y intégrant pleinement le secteur marchand à l’égard duquel devraient alors se penser des politiques régulatrices susceptibles d’éviter une instrumentalisation économique de la culture. De manière générale, face à l’affaiblissement des Etats-Nations, la concurrence qui se jouait entre eux tend aujourd’hui à se déplacer vers les villes, et dans ce contexte la culture est appelée à occuper une position croissante, que ce soit en terme de développement, d’attractivité ou encore de lien social. Les conséquences de ce processus ne seront pas minces par rapport à des politiques publiques qui continuent de s’exercer à une échelle qui n’est pas celle des villes, mais celle d’un territoire plus vaste. Au niveau culturel, les villes et singulièrement les grandes villes ne deviendront-elles pas des acteurs culturels de plus en plus importants aux dépens des acteurs nationaux ou sous-nationaux, mais aussi aux dépens des zones moins urbanisées allant à l’encontre des finalités de démocratisation de la culture. Le référentiel de l’urbanité ne deviendra-t-il pas alors essentiel pour réfléchir les politiques culturelles ? Et si on assiste à un recentrement des enjeux culturels vers les Beaux-Arts d’une part et l’attractivité des villes de l’autre, qu’en sera-t-il de l’héritage et de l’avenir du secteur dit « socio-culturel ». Il est déjà arrivé en Communauté française que ces secteurs en viennent à relever de Ministres différents, et, de toute manière, les interférences entre le secteur socio-culturel et les secteurs connexes des politiques sociales ne cessent de s’intensifier. Se dirige-t-on dès lors vers une dualisation ou trouvera-t-on les ressources pour établir ou rétablir des continuités ? Toutes ces questions et sans doute beaucoup d’autres sont peu thématisées aujourd’hui. Sans doute relèvent-elles d’un refoulé qui ne parvient pas réellement à s’expliciter parce qu’il obligerait les acteurs à affronter les questions qui fâchent. Et, s’agissant de la Communauté française de Belgique, toutes ces questions sont d’autant plus complexes qu’elles se doublent d’une question institutionnelle sur le positionnement de la culture au sein des réformes politiques que connaît et qu’inévitablement connaîtra encore

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bientôt la Belgique. Faut-il maintenir les Communautés au risque de devoir assumer les désavantages de leur insularisation comme de déficits chroniques de moyens ? Faut-il régionaliser la culture au risque de rompre la solidarité francophone ? Et quid de Bruxelles que la communautarisation des compétences culturelles voue à en faire une terre d’affrontement et de concurrence entre Communautés en décalage de plus en plus profond par rapport à la réalité sociale de la ville comme à ses capacités d’action culturelle eu égard à son statut de capitale de l’Europe ? VI. Bibliographie. Althusser, Louis (1976) « Idéologie et appareils idéologiques d’État.” (Article originalement publié dans la revue La Pensée, no 151, juin 1970), dans Positions (1964-1975), Paris, Les Éditions sociales, p. 67-125. Annuaire de l’audiovisuel 2007 (2007), Communauté française de Belgique, Bruxelles. Boltanski, Luc et Chiapello, Eve (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. Bell, Daniel (1979), Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF. Berger, Mathieu, Répondre en citoyen ordinaire. Une ethnographie des compétences citoyennes dans un dispositif de concertation bruxellois, thèse de doctorat en cours (ULB) Bourdieu, Pierre (1970), La Reproduction, Paris, Minuit Callon, Michel, Lascoumes, Pierre, Barthe, Yannick (2001), Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil. Cantelli, Fabrizio et Genard, Jean-Louis (éd) (2007), Action publique et subjectivité, Paris, Droits et société, LGDJ. Chiapello, Eve (1998), Artistes versus managers, Paris, Métailié. Damay, Ludivine (2006), « L’action publique délibérative au niveau local: l’habitant expert de son quotidien » dans Cantelli, Fabrizio, Jacob, Steve, Genard, Jean-Louis et de Visscher, Christian, Les constructions de l’action publique, Paris, L’Harmattan : 203s. De Coorebyter, Vincent (2000), Cultes et laïcité en Belgique, Crisp, Dossier n° 51. De Coorebyter, Vincent (2003), Le pacte culturel, Bruxelles, Crisp, Dossier n° 60. De Coorebyter, Vincent (2005), Les partis et la démocratie, Bruxelles, Crisp, Dossier n° 64. De Schouwer, Kris (2008), «Comprendre le nationalisme flamand», Fédéralisme Régionalisme, Volume 1 : 1999-2000 - Nationalisme et démocratie, http://popups.ulg.ac.be/federalisme/document.php?id=285 consulté en décembre 2008 de Wasseige, Alain (2000), Communauté Bruxelles-Wallonie : quelles politiques culturelles ?, Bruxelles, Quorum. de Wasseige, Alain (2006), Refonder les politiques culturelles. Le cas de la Communauté française de Belgique, Bruxelles, Sans titre- 100 titres. Dumont, Hugues (1996), « Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge » (2vol), Bruxelles, Bruylant. Florida, Richard (2002), The Rise of the creative Class, New)York, Basic Books. Genard, Jean-Louis (2000), « Spécificités de l’administration publique belge et réformes administratives » dans Gobin, Corinne et Rihoux, Benoît (éd), La démocratie dans tous ses états, Bruxelles, Academia Bruylant : 163-175 Gaudibert, Pierre (1972), L’action culturelle : intégration et/ou subversion », Tournai, Casterman Genard, Jean-Louis (2001), Les pouvoirs de la culture, Bruxelles, Labor. Genard, Jean-Louis (2002) « L’idéologie de la créativité et ses contradictions », dans Enjeux de la créativité, réflexions et perspectives, Bruxelles, Communauté française, Bruxelles : 21-30.

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