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LES LIENS DE LA MÉMOIRE Sociabilité et visibilité à travers un blog d’anciens habitants des cités de transit de Nanterre Margot Delon Presses Universitaires de France | « Sociologie » 2017/1 Vol. 8 | pages 23 à 38 ISSN 2108-8845 ISBN 9782130788591 DOI 10.3917/socio.081.0023 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-sociologie-2017-1-page-23.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 19/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 19/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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LES LIENS DE LA MÉMOIRE

Sociabilité et visibilité à travers un blog d’anciens habitants des cités de transit deNanterre

Margot Delon

Presses Universitaires de France | « Sociologie »

2017/1 Vol. 8 | pages 23 à 38 ISSN 2108-8845ISBN 9782130788591DOI 10.3917/socio.081.0023

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-sociologie-2017-1-page-23.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

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Les liens de la mémoire Sociabilité et visibilité à travers un blog d’anciens habitants des cités de transit de Nanterre

Memory links Sociabilities and mobilizations through a blog created by slum children in Nanterre (France)

par Margot Delon*

Enquêtes

* Doctorante en sociologie, Observatoire sociologique du changement (Sciences Po/CNRS, Paris) ; boursière Marie Curie, ITN INTEGRIM, Instituto de Geografia e de Ordonamento do Territorio (Universidade de Lisboa, Portugal)

OSC, Sciences Po, 98 rue de l’université, 75007 Paris, [email protected]

R É S U M É

À partir d’une enquête de terrain multi‑méthodes sur

un blog de souvenirs des bidonvilles et cités de tran‑

sit de Nanterre de l’après‑guerre en France, cet article

décrit les différentes dynamiques constitutives d’une

entreprise de mémoire en ligne et hors ligne. Support

de légitimation de trajectoires d’ascension sociale pour

ses initiateurs, ce dispositif numérique favorise la re‑

constitution d’un groupe plus large d’anciens habitants

des cités de transit nanterriennes. Alors qu’ils avaient

été dispersés lors de la résorption des cités de tran‑

sit, les anciens habitants qui s’impliquent dans le blog

accèdent à un espace collectif de remémoration qui

réactive les sociabilités. Cette structuration des liens

est également le produit de la façon dont le blog a été

administré. Les pratiques de gestion, d’animation et de

modération du site ont favorisé l’unification des récits

autour de l’hommage à un jeune habitant de la cité de

transit assassiné dans les années  1980, ainsi que la

construction d’un public prêt à se mobiliser pour dé‑

fendre cette cause auprès de la Ville de Nanterre. Cohé‑

sion et consensus ne doivent cependant pas être sures‑

timés : en fonction de leur trajectoire, ces enfants des

bidonvilles et cités de transit, tous immigrés et enfants

d’immigrés originaires d’Algérie et du Maroc, n’ont pas

la même capacité et le même intérêt à se mobiliser pour

rendre cette histoire plus légitime à l’échelle locale.

A B S T R A C T

Based on a multi‑methods investigation, this article fo‑cuses on a blog dedicated to the memories of slums and transit camps in Nanterre in post‑war France. The article deals with the various dynamics constitutive of memory crusades. While the digital device was initially built to support the legitimization of the upwardly mobile trajectories of its administrators, it also helped a larger group of inhabitants to reconstitute itself and overcome the physical dispersion brought on by rehousing proce‑dures. By engaging themselves in the blog, the former inhabitants access a space in which it is possible to remember and reconnect with each other. The man‑aging practices of the webmasters have also built and organized bloggers’ relationships: They contributed to the unification of narratives around a tribute to a young inhabitant murdered in the 1980s and to the mobiliza‑tion of a public ready to lobby the City Hall of Nanterre to gain recognition. However, internal group cohesion and consensus should not be overestimated. Accord‑ing to their trajectories, these slum children –migrants from Algeria and Morocco and their descendants– do not have the same capacities and interests to mobilize to make this past more legitimate at the local level.

MOTS‑CLÉS : mémoire, blog, liens sociaux, bidonvilles, immigration

KEYWORDS: Memory, blog, social ties, slums, immigration

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« Ouvrez le grand livre de vos souvenirs ! » En avril 20121,

deux frères, Karim et Ali, créent un espace en ligne

consacré à la mémoire de la cité de transit dans laquelle ils

ont grandi, la cité du Viaduc2 à Nanterre (voir Encadré  1).

Tous deux ont eu l’idée de ce projet après l’anniversaire de

leur mère, au cours duquel ils disent s’être rendus compte que

leurs enfants « n’avaient peut‑être pas un dixième de l’histoire

de leurs grands‑pères et grands‑mères » (Karim). Ils pensent

initialement écrire un livre, avant de songer à la forme du blog

qui leur permettrait de disposer d’un « outil commun à tous » et

de « partager » leurs souvenirs avec d’autres anciens habitants

âgés, comme eux, de 40 ans à 60 ans.

Ce blog connaît dans les deux années qui suivent3 un succès

important. D’avril  2012 à décembre  2014, ce sont plus de

5 700 commentaires qui sont rédigés pour environ 200 articles4.

Avec l’aide d’un comité qui se constitue rapidement autour

d’eux (une dizaine de blogueurs), les deux frères organisent

1. Je tiens à remercier Yannick Savina pour son aide précieuse dans l’ex‑traction des données du blog. Je remercie également pour leurs relectures les évaluateurs de ce numéro ainsi que Lorraine Bozouls, Louise Caron, Clémentine Gaide, Gaspard Lion et Alice Olivier.

2. Le nom de la cité (et donc du site), ainsi que des enquêtés, a été changé.

une petite dizaine d’événements à Nanterre, réunissant jusqu’à

plusieurs centaines de personnes. Une mobilisation d’anciens

habitants se constitue également à partir du blog afin d’obtenir

de la municipalité qu’elle nomme un bâtiment ou une artère

en hommage à un jeune tué par un voisin de la cité en 1982,

Abdenbi Guemiah.

À plusieurs égards, ce dispositif numérique en ligne présente

des particularités intéressantes. Ni blog affinitaire, politique

ou de spécialistes, ni journal intime, « Cite‑du‑viaduc.com »

occupe déjà une place relativement à part dans la blogosphère

étudiée (Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006). Recouvrant dif‑

férentes formes d’énonciation, il comporte très peu de liens

externes vers le web et repose sur un ancrage hors ligne et

local. Tout en s’organisant de manière très classique selon la

loi de puissance (un très grand nombre d’articles et de com‑

mentaires est publié par un très petit nombre d’auteurs), il per‑

met la participation de profils d’usagers ordinairement très peu

3. Cette période correspond à celle pendant laquelle l’enquête a été menée (voir Encadré 2).

4. Annexe électronique, Graphiques  1 et 2 : https://sociologie.revues.org/2990.

5. Pour une revue des études sur Nanterre, voir par exemple l’annexe de la thèse de Victor Collet (2013, p. 877) « l’ascension de la nanterrologie ».

ENCADRÉ 1. LES BIDONVILLES ET CITÉS DE TRANSIT À NANTERRE, UN ENJEU DE MAÎTRISE DU TERRITOIRE ET DU PEUPLEMENT

Le cas de Nanterre occupe une place singulière parmi les municipalités qui ont dû faire face à l’arrivée des bidonvilles et de leurs habitants. Il s’agit en effet d’une ville très étudiée5 et très visible à l’échelle nationale, du fait des événements historiques qui s’y sont déroulés et de sa position importante dans la métropole parisienne. Gérée depuis 1935 par des maires communistes et de différents partis de gauche, la ville compte en 2015 plus de 90 000 habitants (80 000 personnes en 1962). Dès le début des années 1950, de nombreux bidonvilles, peuplés prin‑cipalement de travailleurs et de familles d’origine algérienne, marocaine et portugaise, se constituent sur le territoire de la ville, comme ailleurs en France (Gastaut, 2004 ; Sayad, 1995). À la fin des années 1960, les baraques sont détruites et les habitants relogés dans plusieurs cités de transit, construites dans l’urgence, comme dans celle du Viaduc, qui a accueilli de 1971 à 1985 près de 200 familles issues des bidonvilles de Nanterre. Gérées par des bailleurs spécialisés, ces cités étaient censées favoriser l’« assimilation » de leurs habitants par le logement (Cohen, 2013). Ces ensembles de bâtiments préfabriqués se dégradent cependant rapidement et perpétuent une forte ségrégation aux marges de la ville jusqu’au milieu des années 1980. Comme dans le cas des bidonvilles, les procédures de relogement sont ralenties par un conflit important entre la municipalité, la préfecture et différents bailleurs sociaux autour de la responsabilité de ces populations et de leur « juste » répartition entre plusieurs communes (Blanc‑Chaléard, 2012 ; De Barros, 2005). Par ailleurs, certains des habitants des cités de transit se politisent et militent pour obtenir un relogement. En 1982, un voisin de la cité du Viaduc tire sur Abdenbi Guemiah, un jeune habitant qui succombe quelques jours plus tard à ses blessures. L’événement, relayé par la presse nationale, entraîne une très forte mobilisation des habitants et accélère le processus de relogement, à Nanterre ou dans des logements sociaux d’autres villes de la région parisienne.

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présents sur Internet (Granjon, 2011), relativement âgés, peu

diplômés et féminisés.

Le blog « Cite‑du‑viaduc.com » est également singulier

lorsqu’on le compare aux « entreprises de mémoire » (Pollak,

1993) constituées en ligne et hors ligne autour de l’histoire

de l’immigration et plus particulièrement des bidonvilles et

cités de transit. Aux échelles nationales et locales, on observe

depuis le début des années 2000 la tenue de débats autour de

la guerre d’Algérie (House & MacMaster, 2008), la publication

de témoignages, documentaires et films de fiction, le dévelop‑

pement de pages web qui lui sont consacrées (Gebeil, 2014)

ou encore l’ouverture de musées, comme celui de l’Histoire de

l’Immigration en 2007. Tout en s’inscrivant dans la continuité

de ce mouvement d’ouverture, le blog présente la particularité

intéressante de constituer une tentative de conversion de l’his‑

toire passée en ressource politique directement mobilisable

par ses auteurs6. De fait, il aborde frontalement certains des

aspects les plus conflictuels de cette histoire, à l’opposé de

la municipalité nanterrienne qui a eu tendance à porter un

récit très partiel, ne mentionnant jamais le fait que les habi‑

tants algériens et marocains des bidonvilles et cités de transit

ont longtemps fait figure d’« indésirables » (Steiner, 2004).

Distants des équipes municipales, Karim et Ali bénéficient en

outre d’un soutien important des anciens habitants qui assure

à leur entreprise un certain succès.

Ces particularités invitent à interroger la façon dont un dispositif

numérique tel que le blog peut façonner différents types de

liens sociaux et comment ces liens, en retour, font évoluer le

dispositif en fonction des rapports de pouvoir qui le traversent.

En effet, tous les acteurs ne participent pas à cette entreprise

de la même manière et tous n’en tirent pas les mêmes profits.

Ces usages différenciés du dispositif numérique dépendent

pour beaucoup des trajectoires socio‑résidentielles et des

« rapports sociaux de production et de reproduction dans

lesquels la construction des histoires […] est prise » (Billaud

et al., 2015, p. 8).

Dans cet article, j’analyse l’articulation entre trois types de liens :

quête de reconnaissance, reconstruction d’une interconnais‑

sance autour de sociabilités passées et mobilisation politique.

6. Ce dispositif en ligne se rapproche de la sorte des entreprises mémo‑rielles hors ligne décrites par Victor Collet (2011) à Nanterre au sujet

Après avoir exposé les modalités de l’enquête (Encadré 2), je

décris le projet initial des créateurs du blog, Karim et Ali, en

soulignant le poids de leurs propres trajectoires d’ascension

sociale dans la forme et l’orientation données au dispositif. Je

montre ensuite comment ce projet est investi par les autres

anciens habitants qui saisissent cette occasion pour renouer

des liens détruits par la procédure de relogement de la cité

de transit. Enfin, j’explique comment un consensus émerge et

unifie temporairement ces deux catégories d’usagers autour de

la mobilisation face à la municipalité.

Des mobiles ascendants en quête de légitimité

Pour les groupes issus des pays colonisés ou anciennement

colonisés, stigmatisation et discrimination constituent des élé‑

ments structurants du monde social (Kokoreff & Lapeyronnie,

2013 ; Simon, 2010) et des aspects centraux de l’engagement

dans les entreprises de mémoire (Hourcade, 2015). À l’exclu‑

sion autrefois subie dans les bidonvilles et cités de transit qui

a marqué les mémoires ont succédé d’autres formes d’altéri‑

sation ethno‑raciale, territoriale, mais aussi religieuse. Centrale

dans l’histoire des périphéries urbaines et de dizaines de mil‑

liers de travailleurs et de familles d’origine immigrée, cette his‑

toire est en outre restée longtemps « indicible » (Pollak, 1990)

pour de nombreuses familles et effacée du paysage urbain

(Delon, 2014).

C’est une situation particulièrement problématique pour les

anciens enfants de bidonvilles qui, comme Karim et Ali, ont

connu une mobilité sociale ascendante. Le blog est initié dans

la perspective de combattre ce stigmate toujours persistant

du passé et d’y puiser des ressources valorisantes pour mieux

transmettre le récit qu’ils font d’eux‑mêmes à leurs environ‑

nements familiaux et professionnels. Cette entreprise exige

cependant un travail actif de constitution d’un public qui puisse

valider leur entreprise et lui donner une légitimité.

L u t t e r c o n t r e l e s t i g m a t e à t r a v e r s l e b l o g

À 51 ans, Karim occupe une position de cadre supérieur dans

un établissement d’hébergement pour personnes âgées. Ali,

d’Abdelmalek Sayad et par Renaud Hourcade (2015) à Nantes et Bordeaux sur le thème de l’esclavage.

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ENCADRÉ 2. L’ENQUÊTE SUR LE BLOG

Cette enquête s’inscrit dans le cadre d’une thèse portant sur les incidences biographiques de l’expérience des bidonvilles et cités de transit de Nanterre et Champigny‑sur‑Marne (Delon, 2017). Plusieurs méthodes ont été mises en œuvre dans la collecte de matériaux pour cet article : des observations des commémorations et de leurs coulisses ; un travail d’aspiration et d’analyse du texte de tous les articles (n = 206) et commen‑taires (n = 5 750) publiés de 2012 à 2014 sur le blog ; des entretiens avec les administrateurs et les blogueurs (n = 10).En parallèle de mon terrain « hors ligne » (Pastinelli, 2011), je me suis rendue pendant cette période plusieurs fois par semaine sur le site pour prendre connaissance des nouveaux articles et commentaires, et j’ai consigné de façon régulière des remarques sur l’évolution du design et sur les interactions en ligne. J’ai également appliqué plusieurs analyses de statistique textuelle à un corpus constitué par les articles et les commen‑taires, à l’aide des logiciels R.TeMiS et Iramuteq : une analyse de classification descendante hiérarchique, des statistiques descriptives et des calculs de spécificités*. Grâce à ces données, j’ai pu cerner les contours des différents usages du blog et des formes prises par la mémoire de ce passé des bidonvilles et des cités de transit. La CDH a notamment permis d’identifier quatre grands registres de narration et d’interaction en ligne7 : Le récit distancié du passé (Classe 4, 27,8 % des segments), L’hommage municipal (Classe 3, 15,8 %), Les retrouvailles des anciens

habitants (Classe 2, 26,1 %) et Le récit collectif du quotidien (Classe 1, 30,3 %). Des analyses de statistiques descriptives et des calculs de spécificité ont ensuite servi à identifier les dynamiques d’évolution temporelle de ces usages ainsi que les lignes de fracture qui les séparent. En étudiant les écarts entre les registres, j’ai pu saisir des différences de contexte temporel (les premiers mois suivant la création du blog, la mobilisation, la période postérieure au vote du conseil municipal sur le baptême des rues), de contexte de rédaction (article ou commentaire) et de profil des blogueurs (sexe, trajectoire socio‑résidentielle et intensité de la participation). Cette phase d’observation et d’analyse des articles et commentaires a été déterminante dans la construction de l’argumentaire de cet article. Elle m’a également permis de repérer et de contacter différents profils de participants. J’ai conduit avec eux des entretiens très peu directifs, abordant à la fois leur parcours, leur rapport à la mémoire et leur implication dans le blog8. Six hommes et quatre femmes ont été rencontrés, tous nés entre 1958 et 1968. Majoritairement originaire d’Algérie, le groupe de ces enquêtés est constitué à la fois d’immigrés et d’enfants d’immigrés (pour plus de la moitié d’entre eux, ils sont nés en France). La plupart de leurs pères étaient ouvriers, aucune mère n’a travaillé. Les fratries sont de taille relativement grande (rarement moins de cinq enfants). Si les deux créateurs du blog ont connu une très forte ascension sociale (après des études dans le supérieur, ils ont atteint des positions d’encadrement dans le privé et le public), les autres blogueurs occupent une diversité de professions : agent de nettoyage, assistante maternelle, conducteur de travaux, secrétaire, agent administratif à la retraite, travailleur social, chauffeur‑livreur… Plusieurs d’entre eux, notamment ceux qui s’impliquent le plus dans la mobilisation, ont des capitaux militants importants, acquis au cours d’expériences syndicales, associatives et politiques. Enfin, ces enquêtés ont tous passé entre quinze et vingt‑cinq années dans les bidonvilles et cités de transit de Nanterre, et notamment à la Cité du Viaduc. Aujourd’hui, ils sont locataires dans des ensembles HLM de différentes communes de la banlieue ouest de Paris et trois d’entre eux sont restés à Nanterre9.Se concentrer sur un seul blog restreint sans doute la portée « représentative » de l’enquête, mais ce choix densifie considérablement l’analyse (Small, 2009). Il préserve l’unité de contexte d’énonciation, tout en étant attentif aux liens potentiels avec d’autres espaces numériques ainsi qu’aux pratiques hors ligne. En combinant plusieurs méthodes d’enquête et d’analyse et en adoptant une approche localisée des faits sociaux (Briquet & Sawicki, 1989 ; Laferté, 2014), l’étude d’un espace numérique en particulier permet de tenir compte de la pluralité des usages du dispositif ainsi que de ses dynamiques d’insertion dans des configurations socio‑politiques particulières.

* Ces analyses et leurs résultats sont présentés de façon détaillée en annexe électronique (https://sociologie.revues.org/2990).

48 ans, a pour sa part créé sa propre entreprise de conseil. Tous

deux ont obtenu un baccalauréat général et ont poursuivi leurs

études supérieures jusqu’au niveau de la maîtrise. Ils résident

aujourd’hui dans les Hauts‑de‑Seine, l’un comme locataire en

7. Annexe électronique, Figure 1 : https://sociologie.revues.org/2990.

8. À l’exception d’Ali, l’un des deux frères, rencontré une première fois en 2013, les entretiens avec les blogueurs ont tous été réalisés en 2015‑2016, soit après le pic d’activité le plus important du blog.

voie d’accession à la propriété, l’autre comme propriétaire,

non loin de leur famille et de l’ancien emplacement du bidon‑

ville et de la cité dans lesquels ils ont passé leurs enfance

et adolescence.

9. Ces caractéristiques sont globalement similaires à mes autres interviewés de Nanterre (n = 20), si ce n’est que ces derniers sont un peu plus âgés et qu’ils ont connu des trajectoires résidentielles plus diversifiées.

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Karim, Ali et d’autres font depuis longtemps face à une « ten‑

sion » propre à leur trajectoire de mobilité (Naudet, 2012) :

comment concilier leur enfance et les expériences de mar‑

ginalisation qui la composent, avec leur position actuelle ?

Interpellés par leurs entourages familiaux et professionnels

souvent incrédules, ils ressentent des difficultés pour produire

un récit cohérent sur leur parcours. Ainsi Samir (49 ans, travail‑

leur social, hébergé par son employeur) me décrit‑il la réaction

d’un de ses collègues, qui a habité dans un bâtiment proche de

la cité du Viaduc, lorsqu’il apprend où il vivait :

J’ai dit : « Oui. On fouillait vos poubelles pour prendre les jouets dont

vous n’aviez plus besoin. Et on avait peur de se faire attraper ». Et je

lui ai dit : « Tu sais, Sylvain là maintenant… », il en revenait pas, j’ai

dit : « T’es dans mon bureau ». [Rires] Ça, c’est une petite anecdote.

Et il n’en revenait pas, et il disait : « Non, mais t’étais à la Cité du

Viaduc ? » Je lui ai dit : « Ben oui, tu vois la Cité du Viaduc. Moi, j’ai

mordu personne, j’ai tué personne ». Et je lui ai dit : « Puis tu vois,

t’es assis dans mon bureau ».

À l’instar de cette stratégie de retournement du stigmate

(Goffman, 1975), l’engagement dans une démarche mémo‑

rielle permet d’utiliser l’histoire comme ressource pour rendre

sa trajectoire plus légitime (Frigoli & Rinaudo, 2009). C’est

ce qu’ont fait Karim et Ali en construisant le blog comme un

espace de production et de publicisation d’un récit valorisable

sur leur passé. Ce blog devait initialement permettre de « chan‑

ger les idées que les gens pouvaient avoir sur nous, pour mon‑

trer que les enfants des bidonvilles ont pu devenir des avocats,

écrivains, politiciens, artistes… » (Ali, notes de terrain, réunion

de préparation d’une soirée, printemps 2014). Et à la différence

de la plupart des stratégies déployées lors des interactions quo‑

tidiennes pour contrer le stigmate, il permet une accessibilité

immédiate à un nombre important d’informations écrites et

audiovisuelles. Il suffit en effet de « faire un clic  [en disant]

voilà, vous avez ma vie en quelque sorte là [sur le blog] »

(Karim). Partagé, reconnu, le récit du passé est vécu comme

plus légitime qu’auparavant : « bibliothèque ouverte pour les

nouvelles générations » (Samir), le blog permet de se représen‑

ter concrètement l’expérience qu’a pu constituer le fait de vivre

dans un bidonville ou une cité de transit.

Contrairement à des supports plus élitistes comme le livre ou

le documentaire, le blog souffre cependant d’un déficit de

10. Annexe électronique, Figure 1, Classe 4, 27,8 % des segments : https://sociologie.revues.org/2990.

légitimité culturelle. Dès le début de l’entreprise, ses auteurs

s’attachent donc à produire un dispositif rendant crédible son

« sérieux », ce qui est une démarche commune à de nombreux

concepteurs de sites (Bergström, 2011 ; Brossard, 2013). Cet

effort se lit dans les entretiens avec cette catégorie de partici‑

pants et dans les articles du blog. On y trouve une tendance

à raconter le passé d’une manière qui se veut objectif, ce qui

rapproche le site du modèle d’« énonciation citoyenne » décrit

par Dominique Cardon et Hélène Delaunay‑Teterel (2006). Le

contenu de la classe Le récit distancié du passé10 illustre bien

cette forme narrative particulière, avec la présence de noms

communs et de noms propres liés à ce passé résidentiel et

migratoire (France, bidonville, pays, vie, origine, transit, parent,

peuple, terrain...), de nombreux articles définis et indéfinis

ainsi que l’absence significative de pronoms personnels, des

prénoms des blogueurs et du terme même de blog. Karim a

notamment tendance à produire un récit impersonnel à portée

générale qui le place en position d’expert sur son propre passé.

Traitant de thèmes variés (les conditions de vie dans la cité

et dans les bidonvilles, les évolutions du territoire nanterrien,

le rappel de figures importantes de la cité, les expériences de

l’école ou d’autres institutions, etc.), il prend également garde

dans ses textes, et notamment dans les articles, à éviter une

tonalité trop revendicative, même lorsqu’il rappelle les dérives

du gestionnaire de la cité de transit ou de la municipalité. Le

récit qu’il produit reste ainsi relativement consensuel, valorisant

le courage et les sacrifices consentis par les parents immigrés

pour que leurs enfants aient une vie meilleure, la bienveillance

des bénévoles et d’une partie des enseignants de l’école « de

la République ».

Cette posture objectivante est renforcée par les nombreuses

recherches qu’il mène avec Ali dans différents centres d’ar‑

chives afin de mieux documenter et illustrer les articles publiés.

Au fil de son investissement dans l’entreprise, Karim devient

progressivement aux yeux d’autres blogueurs un véritable

« livre d’histoire » (Samir) et n’hésite pas à s’appuyer sur son

expertise dans des interactions hors ligne, comme lors de l’en‑

tretien que je mène avec lui et Ali en 2015 :

Je vous invite à revoir un peu l’article que j’avais écrit dans le blog sur,

alors je sais plus quel est le titre, mais sur l’école du petit Nanterre,

où j’avais dit qu’on concentrait dans cette école uniquement les

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enfants des cités de transit, et que c’était une volonté municipale,

puisque j’avais retrouvé un ancien numéro de Nanterre‑Info où Yves

Saudmont, qui était maire à cette époque, où il parlait de quota, que

ce soit dans les HLM, dans les écoles, etc. (Karim).

Le design même de « Cite‑du‑viaduc.com » reflète cette forte

exigence de sérieux. La palette de couleurs employée est ini‑

tialement sobre (du bleu et du blanc), et le design s’affine

dans les premiers mois d’existence du blog avec la création

de rubriques, d’un logo ou encore d’un fond de page spécia‑

lement dessinée autour de l’hommage à Abdenbi Guemiah

(une rue avec une plaque à son nom). Ali soigne particuliè‑

rement l’image d’indépendance et d’objectivité de l’entreprise,

en finançant lui‑même l’hébergement du site par une plate‑

forme de blogs, pour éviter tout soupçon de « récupération

politique ». Il rachète d’ailleurs le nom de domaine afin de faire

disparaître la mention de « blog » dans l’adresse. L’affirmation

d’une expertise passe enfin par un travail d’institutionnalisation

du blog. À partir de mi‑juillet 2012, « la Rédaction » s’adresse

directement aux lecteurs pour promouvoir un certain modèle

de participation. Des élections du « meilleur blogueur » récom‑

pensant l’« assiduité et la contribution » sont organisées trois

mois de suite, un « questionnaire de satisfaction » est passé,

plusieurs articles incitent à davantage d’implication des blo‑

gueurs et une « charte de bonne conduite » est rédigée. Ces

pratiques incitent à considérer de plus près les contraintes qui

pèsent sur cet espace, du point de vue de Karim et d’Ali qui

ont besoin de recruter un public correspondant à leur quête de

reconnaissance, et du point de vue des blogueurs qui investis‑

sement progressivement cet espace.

R e c r u t e r u n p u b l i c « s é r i e u x »

Dès les premiers mois d’existence du blog, Karim et Ali sont

confrontés à la nécessité de recruter une audience afin de

donner une assise à leur entreprise. Dans un contexte où la

ressource rare est l’attention des destinataires (Beaudouin,

2009), ils ont cherché à construire un espace en ligne qui

puisse être suffisamment attractif pour que d’autres inter‑

nautes s’y investissent de façon durable. Cela s’est traduit par

un important travail d’animation nécessaire à la fidélisation

11. Il faut préciser que, contrairement à un modèle d’intercitation où les auteurs forment des « nébuleuses » de contacts possibles à travers des blo‑grolls étendues (Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006, p.  35), l’ouverture sur l’extérieur du blog est très limitée.

de l’audience (avec par exemple une actualisation pluri‑

hebdomadaire du blog durant la plus grande partie de la

période étudiée) mais aussi par un effort soutenu de recru‑

tement, par le bouche‑à‑oreille, fondé sur les liens préexis‑

tants à l’entreprise (familiaux, de voisinage ou d’amitié sur

des réseaux sociaux) et par la sollicitation des habitants des

bidonvilles et cités qui se sont manifestés sur d’autres sites11.

Les premiers articles et commentaires sont ainsi porteurs de

nombreuses injonctions à participer : les lecteurs sont appelés

de manière répétée à « raviver la mémoire de la cité » (article,

juin 2012), à travers le don de photographies et surtout à tra‑

vers le récit écrit du passé.

Très inclusive, cette démarche repose sur de fortes attentes

envers les internautes qui consulteraient le blog. Dans l’esprit

de Karim et d’Ali, les participants qui sont uniformément qua‑

lifiés de « blogueurs » doivent contribuer significativement,

de manière qualitative et quantitative, à l’émergence d’un

récit collectif destiné à une plus large audience. De ce point

de vue, l’entreprise rencontre un succès qui restera toujours

mitigé aux yeux des administrateurs. Ils sont surpris et se

réjouissent de la massification rapide de la participation (dès

le mois de juillet  2012, 433  commentaires sont publiés12),

mais ils regrettent sa forme restreinte et le fait que, malgré

leurs encouragements, très peu d’auteurs de commentaires

rédigent des articles13.

Le maintien d’une distinction forte entre auteurs d’articles et de

commentaires, entre Karim, Ali et les autres, n’est pas anodin.

Il fait intervenir plusieurs types de « rapports sociaux de pro‑

duction et de reproduction » d’histoires sur le passé et de récit

de soi en ligne. Comme l’a montré Baptiste Brossard (2013,

p.  193) en se référant aux travaux de Claude Poliak sur les

manières profane de se raconter, la « perception de sa propre

légitimité à écrire “quelque chose d’intéressant” » n’est pas

uniformément répartie dans la population. Karim et Ali inter‑

disent en outre l’anonymat dans les commentaires, ce qui a pu

accroître les réticences à parler de soi en ligne. L’investissement

dans le blog et plus largement dans l’entreprise mémorielle dont

il est le support dépend ainsi de trajectoires et de compétences

12. Annexe électronique, Graphique 1 : https://sociologie.revues.org/2990.

13. Annexe électronique, Tableaux  2 et  3 : https://sociologie.revues.org/2990.

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particulières14. La majeure partie des articles, d’un niveau de

langage élevé, sans fautes d’orthographe ou presque15, est

rédigée par des auteurs masculins, diplômés du supérieur, qui

occupent des positions d’encadrement. Dans l’espace même

des commentaires, leurs textes sont sensiblement plus fournis

et ils intègrent davantage de mots longs et très longs16.

Si Karim et Ali deviennent de la sorte des « porte‑paroles »

des anciens habitants des bidonvilles et cités de transit de

Nanterre17, ce n’est cependant pas seulement du fait de leurs

études supérieures. À l’instar des membres du comité qui se

constitue autour d’eux pour négocier avec la municipalité, ils

ont connu des expériences associatives, professionnelles ou

politiques au cours desquelles ils ont acquis des dispositions

susceptibles d’être « réactualisées » dans l’action militante

(Lahire, 1998). Ali, qui a créé sa propre entreprise, adopte par

exemple une posture de chef de projet : il s’agit d’établir un

« plan de route », de mettre en place un « comité de travail »,

de ne pas laisser d’autres personnes « prendre le lead » ou

encore de bien évaluer « l’envergure des travaux ». Il prend

cependant assez peu la parole publiquement et s’investit moins

dans le récit généralisant du passé que Karim, son frère. Cadre

supérieur, ancien soutien d’un candidat d’opposition aux élec‑

tions municipales, ce dernier fait montre de véritables capa‑

cités d’écriture et d’animation, s’exprimant sans embarras au

micro et rédigeant rapidement articles sur le blog et discours

pour les cérémonies.

La plupart des anciens habitants des bidonvilles et cités de

transit ne disposent pas d’autant de dispositions favorables à un

tel investissement. Confrontés à ce public, Karim et Ali tentent

donc de le transformer, tout en reconsidérant leurs aspirations

initiales. Ils instaurent dès le mois de juillet une « charte de

bonne conduite » : « 1/  Un principe fondamental : pensez à

ceux qui vous lisent ; 2/ Évitez les commentaires anonymes ;

3/ Privilégiez la bonne humeur et la pertinence des commen‑

taires ! ; 4/ Ne postez pas un commentaire sans aucun rapport

14. Un certain nombre de personnes a ainsi participé au blog tout en ayant très peu de ressources culturelles et informatiques (Rabia n’a par exemple pas d’adresse électronique). De ce fait, l’espace des commentaires se trans‑forme souvent en espace de formation et de résolution des problèmes tech‑niques par les modérateurs.

15. Annexe électronique, Tableau 1 : https://sociologie.revues.org/2990.

avec le sujet ; 5/  Évitez les discussions de type « MSN » ;

« 6/  Ne donnez pas de fausses informations délibérément ! ;

7/ N’écrivez pas de propos à caractère discriminatoire ! […] ».

Pour promouvoir un tel modèle de débat public civique, imper‑

sonnel et universel, Karim et Ali ont aussi gardé la main sur

l’administration du blog. Ils sont maîtres du design du site, du

rythme de publications des articles et surtout de la modération

des commentaires, qui s’effectue a priori. Ainsi, les auteurs qui

ne répondraient pas à l’objectif de sérieux et de « pertinence »

sont : ou censurés (ce qui se produit également dans le cas où

des « concurrents » mémoriels rédigent des commentaires) ;

ou ignorés, les administrateurs s’investissant prioritairement

dans des fils de commentaires où la forme de l’échange argu‑

menté d’idées prédomine ; ou réprimandés par Karim ou Ali

qui rappellent, sous le titre de modérateur, les règles définies

par la charte. Des tensions se cristallisent ainsi autour des

plaisanteries : agacée par les rappels à l’ordre incessants et

la suppression de plusieurs de ses commentaires, une blo‑

gueuse s’insurge « Relax, Monsieur le Modérateur, cela est

juste un blog. Vous ne dirigez pas la NASA ». Ce à quoi le

modérateur répond :

Je suis au regret de vous informer que ce blog n’est pas un lieu

d’amusement ou de divertissement. Il est au contraire un lieu

d’échange et d’information. Il a pour but de rassembler des souvenirs

et témoignages des habitants des bidonvilles et des cités de transit

de Nanterre.

En créant le blog, Karim et Ali ont construit un espace où ils

espéraient puiser des ressources en termes de légitimité pour

conforter leur trajectoire d’ascension sociale. Si la rencontre

avec le public des blogueurs qu’ils parviennent à recruter modi‑

fie pour partie ce projet et provoque des conflits, il n’en reste

pas moins que le récit qu’ils livrent dans les articles et dans les

photographies mis en ligne influence durablement les narra‑

tions d’un nombre important d’anciens habitants des bidon‑

villes et cités de transit.

16. Annexe électronique, Tableau 5 : https://sociologie.revues.org/2990.

17. Sur les mobilisations des descendants d’immigrés en quartier popu‑laire, voir les travaux d’Abdellali Hajjat (2013) et de Samir Hadj Belgacem (2016).

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L e s l i e n s d e l a m é m o i r e30

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Reconstituer des sociabilités perdues

« Oublier une période de sa vie, c’est perdre contact avec ceux

qui nous entouraient alors », écrivait Maurice Halbwachs dans

La Mémoire collective (1997 [1950], p.  60). Cette citation

décrit particulièrement bien la situation des anciens habitants

des bidonvilles et cités de transit lorsqu’ils découvrent le blog.

Alors qu’ils disposaient de peu d’occasions d’évoquer cette

partie de leur passé, ils font tout à coup face à un espace où

ils retrouvent des personnes avec lesquelles ils ont grandi et

qu’ils avaient perdues de vue depuis des années.

Ce dispositif numérique permet donc une communication

jusqu’alors empêchée, qui prend un sens fort pour les anciens

habitants. Dans cette partie, je montre comment l’espace des

commentaires de « Cite‑du‑viaduc.com » est investi comme un

espace de retrouvailles et comment la reconstitution de cette

interconnaissance perdue conduit les habitants à se lancer

dans des formes partielles de récit de soi en ligne.

R e c o n s t i t u e r l e g r o u p e , r é p a r e r l e t r a u m a t i s m e d e l a d i s p e r s i o n

En 1985, la résorption de la cité du Viaduc est achevée : les

dernières familles ont été relogées et les bâtiments sont détruits

à la tractopelle. La procédure a cependant laissé un goût amer

aux habitants. Alors que beaucoup auraient souhaité rester à

Nanterre afin d’y maintenir les sociabilités formées au fil des

années, la plupart ont été dispersés dans la région parisienne.

Cette absence de maîtrise sur la procédure, décrite par Colette

Pétonnet (1979) pour d’autres bidonvilles et cités, a occa‑

sionné de nombreux refus des propositions de relogement.

« Coupure », « déchirure » (Hakim, 53  ans, ouvrier qualifié,

HLM) : la perte brutale des liens a pour beaucoup (et notam‑

ment pour les parents) été difficile à supporter et nourrit, trente

ans plus tard, des discours très nostalgiques sur Nanterre.

Plusieurs enquêtés ont effectué, sans succès pour la plupart,

des demandes de logements sociaux dans la ville. D’autres,

qui cherchaient à acheter en région parisienne, ont été frei‑

nés par la montée importante des prix de l’immobilier dans ce

18. Ils ont ainsi compensé la « dispersion spatiale » du groupe (Carmagnat et al., 2004, p. 178).

territoire devenu attractif du fait de sa proximité avec le quartier

d’affaires de la Défense.

Dans ce contexte, on peut comprendre que la découverte

du blog ait suscité autant d’enthousiasme. En créant un site

consacré exclusivement aux souvenirs des bidonvilles et cités

de transit de Nanterre, les administrateurs ont ouvert un véri‑

table espace de retrouvailles18. S’il semble difficile d’évaluer

la proportion d’anciens habitants qui se connectent et com‑

mentent les photographies et articles publiés par Karim et Ali,

il est indéniable que les premiers mois sont marqués par une

fréquentation assidue du blog. Les échanges sont plutôt brefs,

mais quotidiens. Pour les auteurs de commentaires, il s’agit de

se retrouver, de se reconnaître, et ce faisant de réaffirmer leur

appartenance commune à un groupe de pairs ayant joué un

rôle socialisateur central. « Salam, Super l’idée du blog sa fais

plaisirs de rencontrer des gens de la cité deviner qui [c’est] !19 »

écrit par exemple un commentateur début juillet  2012. Cet

enthousiasme est redoublé lorsque sont organisés des événe‑

ments à Nanterre :

On a revu pas mal de monde qui était éparpillé, et quand on

les a revus, on s’est serrés comme… comme si on… quand on les

serrait, on s’imaginait comment ils étaient petits et là comment ils

ont maintenant tous 50 ans. Enfin on avait les larmes, on pleurait,

on pleurait. On se serrait contre nous. On se rappelait des souvenirs

qu’on a passés ensemble (Rabia, 58  ans, agent d’entretien à la

retraite, HLM).

Cet aspect rappelle que la mémoire est d’abord un « fait de

communication » (Bloch, 1925). Elle s’insère jusque dans

les moments de sociabilité les plus banals (Degnen, 2007),

comme en témoigne la part importante des échanges de nou‑

velles, des interpellations, des plaisanteries ou encore des

condoléances dans les commentaires. Ce mode de partici‑

pation –  qui a pu être qualifié de « conversation continue »

(Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006)  – est caractérisé par la

classe Les retrouvailles des anciens habitants20 : y sont sur‑

représentés les prénoms des commentateurs, des pronoms

personnels (tu, toi, je) ainsi que des formes lexicales liées à

l’univers du dialogue interpersonnel (salam, bientôt, souhaiter,

merci, bonjour, cher). Le dispositif numérique permet à ces

19. Les extraits de commentaires du blog sont ici reproduits sans modifica‑tion de leur orthographe.

20. Annexe électronique, Figure 1, Classe 2, 26,1 % des segments : https://sociologie.revues.org/2990.

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Page 10: Les liens de la memoire - cairn.info

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sociabilités de se structurer : les commentateurs se répondent,

parfois d’une page à l’autre, s’excusent quand ils s’absentent

pour une période prolongée. Ainsi, l’espace des commentaires

fortement investi vient participer à l’entrelacement d’autres

formes de communication qui se déploient dans le voisinage21

ou dans les réunions familiales, au téléphone, sur les réseaux

sociaux ou plus rarement par courrier électronique (Cardon

et al., 2005).

Peu de blogueurs semblent cependant avoir pris l’habitude

de se revoir en dehors des cérémonies et réunions organisées

autour du blog, hormis ceux qui entretenaient déjà des rela‑

tions. Il faut également préciser que si les espaces numériques

contribuent parfois à la déségrégation des sociabilités résiden‑

tielles, en faisant se rencontrer des personnes issues d’univers

hétérogènes (Oppenchaim, 2011), le blog peine à recruter

au‑delà des frontières de l’expérience partagée et parfois même

de la Cité du Viaduc.

En fin de compte, c’est un petit noyau de commentateurs qui

s’investit dans la vie du blog. Alors que l’aspiration des don‑

nées fait apparaître plus de 500 auteurs différents, le recodage

et l’analyse montrent que les commentateurs uniques repré‑

sentent une très faible part des commentaires (moins de 4 %),

et que 65 % des commentaires ont été rédigés par quinze

auteurs seulement22. À la différence du groupe des auteurs

d’articles, les femmes sont bien plus présentes (6 sur 15) et les

profils socio‑économiques plus diversifiés.

Pour ces participants, le blog se charge de significations

davantage liées à la force protectrice d’un groupe construit

sur le modèle familial, qui permet de se protéger d’un monde

extérieur hostile. Cette densité des liens (affirmer la cohésion

du groupe, le défendre lorsqu’il est attaqué) crée des condi‑

tions particulièrement favorables à la réussite de l’entreprise

de mémoire. Elle encourage d’autres habitants à s’exprimer

et à se lancer, eux aussi, dans le récit des bidonvilles et cités

de transit.

21. À l’échelle locale, ces sociabilités se sont développées autour d’espaces publics tels que les grands marchés alimentaires – pour lesquels des habi‑tants des villes voisines se déplacent souvent de façon hebdomadaire – ou encore les cafés. Pour une analyse du rapport entre trajectoires résidentielles des enfants des bidonvilles, mémoire et espace des sociabilités, voir Delon (2016, 2017).

L e s f i l s d e c o m m e n t a i r e s c o m m e e s p a c e d e d i c i b i l i t é

Ça nous permet aussi de nous retrouver quelque part, tout en restant

chacun dans son intimité si tu veux, t’es… t’es pas… Derrière un

écran, c’est sûr que c’est plus facile de… Quand t’es insomniaque,

par exemple à deux heures du matin, tu te lâches plus facilement

que si t’es devant un parterre d’anciens camarades (Samir).

Ainsi que le montre cet extrait d’entretien, les espaces

numériques peuvent favoriser l’émergence de récits de soi.

Si la littérature a mis en avant le rôle de l’anonymat dans

le fait de se livrer à une introspection en ligne (Cardon

& Delaunay‑Teterel, 2006), je voudrais ici défendre une

perspective différente : c’est parce que les auteurs de com‑

mentaires se sont trouvés dans un milieu rassurant qu’ils ont

autant investi cet espace et que certaines barrières « struc‑

turelles » (Lepoutre, 2005) à la participation des moins

diplômés d’entre eux ont pu être levées.

Ce milieu n’a pas émergé spontanément. Il est l’œuvre d’un

petit nombre de commentateurs et surtout de commentatrices

qui, comme on l’a vu, reconstruisent petit à petit un réseau

d’échange dense et familier et qui ouvrent la voie au récit

collectif du passé dans l’espace des commentaires. Dans la

classe Le récit collectif du quotidien23, on retrouve ainsi très

peu les deux administrateurs, Karim et Ali (ou leur avatar

« La Rédaction »), qui figurent dans les antiprofils. Ce sont

(à l’exception de Fred) des auteures féminines qui sont sur‑

représentées. Les textes de Latifa, par exemple, se concentrent

sur les souvenirs du quotidien, de la famille et sur la descrip‑

tion des conditions de vie matérielle, autant d’aspects repré‑

sentatifs du rapport au passé souvent dévolu aux femmes. À

l’instar des configurations familiales décrites par Sybille Gollac

et Solène Billaud (Billaud et al., 2015), l’espace numérique

du blog a aussi été construit de manière moins ostensible par

des femmes qui ont pris en charge certains aspects de la vie

collective du groupe, et notamment la création de références

communes liées au passé24.

22. Annexe électronique, Tableau 3 : https://sociologie.revues.org/2990.

23. Annexe électronique, Figure 1, Classe 1, 30,3 % des segments classés : https://sociologie.revues.org/2990.

24. Annexe électronique, Tableau 4 : https://sociologie.revues.org/2990.

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Tel qu’on le lit sur le blog et dans les termes les plus carac‑

téristiques de la classe Le récit collectif du quotidien, le récit

se fait sur une forme souvent commune (emploi privilégié du

pronom personnel « on ») et porte principalement sur des

aspects matériels ou familiaux du quotidien (surreprésen‑

tation des formes « eau », « maison », « mère », « terre »,

« manger »…). Le cadre d’échanges instauré par l’espace des

commentaires contribue à encourager et à structurer le rappel

des souvenirs. En se replaçant du « point de vue du groupe »

de référence (Halbwachs, 1994 [1925], p.  343), l’individu

est mieux à même de s’engager dans le récit du passé dans

la mesure où il sait pouvoir être compris par ses interlocu‑

teurs ayant vécu une expérience en grande partie similaire.

S’accomplit ainsi un travail de filtration et d’interprétation des

souvenirs. En s’interrogeant, en se complétant, en se contre‑

disant parfois, les anciens habitants qui se livrent à l’exercice

des commentaires participent à la construction d’un récit à

portée collective, mais sous une forme qui demeure fragmen‑

taire (Welzer et al., 2002). La mise en ligne de très nombreuses

photographies, pour beaucoup inédites, a également été un

atout important de l’entreprise. Rares, et particulièrement

recherchées par les anciens habitants, celles‑ci permettent

aux blogueurs de se reconnaître, de reconnaitre leurs proches,

et de mieux se représenter leur passé s’ils en ont gardé peu

d’images. Elles ont un rôle de réduction de la distance aux

souvenirs (Lavabre, 1994) et d’aide‑mémoire pour la reconsti‑

tution du groupe (Gobille, 1997). « Walla, sa fait un boum au

cœur », « grâce à toi, j’ai fais un bon de 35 ans en arrière »,

écrivent en réaction à des photographies des commentateurs

en juillet 2012.

Plus partiel, moins distancié que dans les articles, le récit des

bidonvilles et cités de transit livré dans l’espace des commen‑

taires comporte également une part d’onirique et de diver‑

tissement assumé par ses auteurs. Fred et Fatima ont ainsi

tendance à rédiger des commentaires plutôt longs qui parfois

sous une forme poétique, parfois sous une forme de plaisan‑

terie, partent de références communes, du passé ou qui se

sont créées sur le blog (comme des surnoms de blogueurs),

pour se mettre en scène dans des situations souvent imaginées

et interpeller d’autres blogueurs. Autour d’images récurrentes

et avec pour public les autres blogueurs, ils dialoguent longue‑

ment, dans le fil de commentaires « Petites causeries et autres

bavardages », ou dans l’espace de commentaires d’articles sur

d’autres sujets, ce qui leur vaut parfois les réprimandes des

administrateurs.

Dans l’ensemble de ces cas de figure, les récits produits

restent consensuels et positifs : des thèmes comme la délin‑

quance, la drogue et les overdoses qui l’accompagnent,

incontournables dans les entretiens, ressortent beaucoup

moins à la lecture des commentaires. Cet écart fait ressor‑

tir la nature des contraintes qui pèsent sur le récit de ce

passé en ligne : encouragés à occulter ces aspects par la

façon dont Karim et Ali ont construit dès le début du blog

des cadres de narration et de participation distanciées et

qui les valorisent, les anciens habitants‑blogueurs ont aussi

pu être réticents à livrer de manière non anonyme des épi‑

sodes douloureux et stigmatisants sur un espace accessible

par tous.

Ces aspects –  dimension collective du rappel des souvenirs,

appui sur des supports photographiques, création de réfé‑

rences communes, occultation des difficultés – ne sont en rien

spécifiques aux activités de remémoration en ligne. Ils sont

cependant renforcés par le fait que, sur un espace comme le

blog, ils donnent lieu à des traces relativement figées et visibles

par le plus grand nombre, jusqu’à ce que les articles et/ou le

blog disparaissent. À l’instar des artères municipales qui ont

été nommées en référence à cette histoire, photographies et

récits livrés en ligne constituent des supports de mémoire

qui permettent de transmettre ses souvenirs à des personnes

qui n’ont pas vécu cette expérience, en particulier les enfants,

qui consultent parfois le blog.

Se mobiliser face à la municipalité

Le succès du site en termes de participation dès l’été 2012

infléchit durablement le dispositif technique et le projet des

administrateurs. Avec un tel soutien, il devient envisageable

d’élargir la portée de l’entreprise et de s’engager dans une

démarche de publicisation et de légitimation de l’histoire

des bidonvilles et cités de transit. À la rentrée 2012, Karim

et Ali proposent de rendre hommage à un adolescent de la

cité assassiné trente ans plus tôt, Abdenbi Guemiah. Cette

entreprise inaugure l’entrée dans un rapport de force avec

la municipalité et avec d’autres acteurs mémoriels locaux,

auprès desquels il s’agit d’obtenir la reconnaissance de cet

événement et, de manière plus large, de cette histoire rési‑

dentielle très conflictuelle. Pour l’occasion, le public du blog,

dont on a vu l’hétérogénéité, se mobilise fortement, mais de

façon temporaire.

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L e b l o g c o n t r e l a m a i r i e d e N a n t e r r e

Pour beaucoup d’anciens habitants des bidonvilles et cités de

transit, le rapport à Nanterre est ambivalent. L’affirmation d’un

fort enracinement local – y compris pour ceux qui sont partis

(« je suis ni Algérien, ni Français, moi. Je suis Nanterrien » dit

par exemple Hakim) – n’empêche pas la tenue d’un discours

très critique envers la façon dont la municipalité a géré cette

histoire (Masclet, 2006). Les souvenirs des injustices subies

sont nombreux : stigmatisation par certains élus, concentra‑

tion dans des écoles ségrégées, absence d’entretien par la

Ville de l’environnement des cités de transit ou encore refus

d’accès à certains équipements municipaux.

Ces tensions au long cours ont animé plusieurs mobilisations

antérieures centrées sur la reconnaissance de la guerre d’Algé‑

rie et plus spécifiquement du 17 octobre 1961 (Collet, 2012),

sans que ce passif entre la municipalité et les habitants des

bidonvilles et cités qu’elle a refusé de reloger soit explicité. La

commémoration du trentième anniversaire de la disparition

d’Abdenbi Guemiah a ainsi pu être vécue par l’ensemble des

habitants – et non plus seulement ceux qui connaissent une

ascension sociale – comme un moyen d’obtenir la reconnais‑

sance des discriminations passées et l’intégration dans l’his‑

toire officielle locale.

L’ancrage de l’entreprise, et par là du dispositif numérique qui

la supporte, est donc résolument local. C’est par rapport à la

municipalité et à un ensemble de concurrents municipaux que

le comité de blogueurs mené par Karim et Ali se positionne. Peu

insérés dans les réseaux clientélaires traditionnels de l’équipe

municipale en place, héritière de la gestion communiste, ils

sont soupçonnés de faire le jeu des candidats de droite, d’au‑

tant que les élections municipales sont alors toutes proches25.

Conscients de ces rapports de concurrence politique et mémo‑

rielle, Karim et Ali ont, en tant qu’administrateurs, verrouillé

l’espace du blog. Certains noms, remarque un commentateur,

dans un échange aujourd’hui supprimé, sont « rayés de l’his‑

toire » portée par le blog alors qu’ils ont joué un rôle important

dans la mobilisation autour du relogement des habitants de la

25. On peut faire l’hypothèse que c’est cette posture d’« outsiders » qui favorise le recours à Internet faute d’autres moyens de se rendre visibles (Bué, 2011).

cité. Lorsque nous abordons la question de ses pratiques de

modération, Ali m’explique ne pas valider un certain nombre de

messages injurieux de personnes « jalouses ». Il a en outre fait

en sorte que le blog soit très protégé : le « clic droit » est interdit

et un copyright avec l’adresse du site est superposé au centre

de nombreuses photographies.

Lors du premier hommage à Abdenbi Guemiah commémorant

les trente ans de sa disparition, ces rapports concurrentiels

sont à leur comble : deux demi‑journées sont organisées, l’une

par le blog, l’autre par des acteurs mémoriels avec qui la muni‑

cipalité a l’habitude de travailler (l’un d’entre eux est d’ailleurs

conseiller municipal). Face au succès rencontré par le premier

hommage, le deuxième groupe s’efface néanmoins, laissant

dans les mois qui suivent le comité de blogueurs seul face à

la municipalité pour revendiquer le fait que le nom d’Abdenbi

Guemiah soit donné à une artère ou à un bâtiment de la ville.

Pendant près de six mois, le dispositif technique devient le sup‑

port d’une intense campagne de pression sur la municipalité. À

l’hiver 2012‑2013, le design du site est modifié, avec un comp‑

teur intégré sur la page d’accueil mentionnant le « nombre de

jours en attente d’un rendez‑vous avec M. Patrick JARRY, Maire

de Nanterre ». Dans les commentaires, les adresses directes

au Maire sont nombreuses : « Je vous en prie Monsieur le

maire, réfléchissez ! » (Fatima, février 2013). C’est néanmoins

dans l’espace des articles que s’incarne le plus explicitement

la mobilisation, en particulier dans les segments que regroupe

la classe L’hommage municipal 26. La mention d’Abdenbi

Guemiah est étroitement liée à cette entreprise politique locale,

en témoignent les termes « Nanterre », « maire », « munici‑

pal », « élu », « boulevard », « ville », « hommage », « cérémo‑

nie », « inscrire », « Jarry », « conseil » ou encore « initiative ».

On peut également noter qu’alors que le terme de « mémoire »

est peu présent ailleurs, il fait partie des termes qui contribuent

le plus à définir cette classe27. La mobilisation apparaît comme

essentiellement portée par « La Rédaction » qui s’attache à

promouvoir une image de neutralité politique et d’objectivité

derrière cette figure anonyme (on note aussi le sous‑emploi

des pronoms personnels, qui figurent dans les antiprofils de

la classe). « Dans un souci de transparence et de démocratie

26. Annexe électronique, Figure 1, Classe 3, 15,8 % des segments classés : https://sociologie.revues.org/2990.

27. Annexe électronique, Graphique 5 : https://sociologie.revues.org/2990.

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» (article, janvier 2013), « La Rédaction » rend également

publiques les lettres qu’elle adresse au maire et aux autres

membres du conseil municipal.

M o b i l i s a t i o n e t d é m o b i l i s a t i o n d u p u b l i c d u b l o g

Pour le comité de blogueurs, et notamment pour Karim et Ali,

l’enjeu est d’apparaître autant que possible comme une force

de pression crédible. Cela passe par un effort de mobilisation

important du public du blog, qu’il faut parvenir à faire coïncider

avec un public hors ligne, susceptible de peser sur le proces‑

sus politique municipal.

Les administrateurs travaillent d’abord à l’organisation d’évé‑

nements qui fidélisent leur public et le rendent visible dans

l’espace local, comme des journées d’hommage, des soi‑

rées‑débat, des dîners d’anniversaire et des réunions du comité

de blogueurs qui accompagne ensuite la famille Guemiah aux

rendez‑vous avec le maire. Le blog leur permet ensuite d’ampli‑

fier la participation de ce public hors ligne en la mettant en

scène dans des photographies et vidéos diffusées en ligne. De

la même manière, une campagne de courts entretiens filmés

avec des anciens habitants et des figures locales de Nanterre

expliquant leur soutien au projet est réalisée.

Mais c’est surtout à travers la figure unificatrice d’Abdenbi

Guemiah que la mobilisation du public prend réellement effet.

À travers la revendication d’inscrire le nom de cet adolescent

assassiné dans le patrimoine municipal, c’est la fonction syn‑

thétisante de la mémoire (Welzer et al., 2002) qui se donne

à voir. Pour les animateurs du blog, qui expliquent ne s’être

rendus compte de ce « hasard du calendrier » qu’assez tardi‑

vement, l’hommage à Abdenbi Guemiah a donné un « surcroît

de légitimité » (Karim) au blog. Il a également permis de for‑

maliser l’entreprise en unissant de manière temporaire récits

et participants dans une même lutte. La référence à Abdenbi

Guemiah ne doit cependant pas être résumée à une éventuelle

dimension instrumentale : son assassinat a constitué pour cette

génération d’habitants, d’un âge proche du sien, un véritable

événement traumatique, qui accélère en outre le processus

de relogement. Comme dans le cas des mouvements fémi‑

nistes étudiés par Marion Charpenel (2012, p. 92), le travail de

28. Cette unification sert également l’adoption de connaissances et de normes communes (Akrich, 2010).

« cadrage », de création d’« une interprétation de l’événement

cohérente avec le projet collectif » a permis de faire de cette

figure le symbole du groupe et d’assurer sa politisation à travers

l’espace des articles et des commentaires28. « Abdenbi, c’était

à Nanterre, c’est notre référence. Voilà quoi : la référence d’in‑

justice », souligne Hakim.

Cet effort de production d’un public uni et mobilisé s’avère

payant. Les records de participation sont atteints pendant la

période de mobilisation et le petit groupe de négociateurs avec

la mairie a pu se prévaloir d’une forte participation à l’hom‑

mage organisé et surtout d’une fréquentation importante du

blog (la 100 000e visite est atteinte et célébrée pendant cette

campagne). Lors du conseil municipal de juin 2013, le public

est fourni (une cinquantaine de personnes, à la surprise des

employés municipaux présents) pour voir et écouter neuf élus

(sur les cinquante‑trois que compte l’assemblée) prendre la

parole afin de défendre le projet de nommer non pas une, mais

deux artères en lien avec cette histoire, le boulevard Abdenbi

Guemiah et la rue de la Cité du Viaduc.

« Production interactive » (Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006,

p. 8), la constitution de cette audience n’a cependant pas été

sans difficultés et la fin de l’entreprise mémorielle a également

été celle de ce consensus temporaire. Les « écarts d’enga‑

gement » (Beaudouin & Pasquier, 2014, p.  147) entre les

auteurs d’articles et ceux des commentaires, entre les femmes

et les hommes, qui ont eu tendance à prendre en charge les

aspects les plus politisés de l’entreprise, entre les militants et

les non‑militants se sont manifestés avec force, rendant visibles

les tensions qui étaient restées sous‑jacentes pendant la mobi‑

lisation. Il est d’ailleurs assez significatif que la participation ait

sensiblement baissé après le conseil municipal de juin29. Le

public du blog semble relativement délité, et ne se manifeste

qu’à de rares occasions, comme la publication de condoléances

lors de parutions annonçant le décès d’anciens habitants.

Quelles ont été les logiques de fractionnement de cette entre‑

prise mémorielle ? Outre les différents niveaux de ressources

déjà mentionnés, le public du blog est divisé sur le plan des

expériences militantes antérieures. Tous n’ont ni la même moti‑

vation ni la même manière de se mobiliser. Au sein même du

29. Annexe électronique, Graphique 1 : https://sociologie.revues.org/2990.

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comité de blogueurs les plus engagés, la division des tâches

est importante. Karim et Ali, qui prennent le parti d’adopter une

posture très consensuelle de manière à pouvoir entrer dans

une relation de travail avec la municipalité, sont rejoints par

d’autres blogueurs qui sont, pour certains, plus déterminés à

mettre la municipalité face à ses responsabilités. « On lâche

rien », répète l’un d’entre eux, tandis que Hakim m’explique

son engagement –  qui se poursuit aujourd’hui par une aide

aux familles « roms » installées à Nanterre  – par le fait qu’il

« n’aime pas l’injustice ».

La recherche du consensus trouve ses limites lorsque le sens

de l’engagement des blogueurs devient trop éclaté. Lors d’une

projection‑débat et de l’inauguration du boulevard Abdenbi

Guemiah, un membre du comité d’organisation se fait remar‑

quer par la virulence de ses propos contre la municipalité : au

micro, il entame une longue dénonciation de la façon dont la

municipalité a géré l’histoire des bidonvilles et cités de transit,

en finissant par comparer sa position à celle du Front natio‑

nal. Pour beaucoup, cette intervention – qui ne reflète pas la

tonalité des discours des autres organisateurs et notamment

de la fratrie qui anime le blog – marque une « fracture » sus‑

ceptible d’expliquer le « ralentissement » de la participation par

la suite (Samir). Plusieurs interviewés m’ont expliqué ne pas

avoir apprécié la tournure « trop politique » (Salima, 48 ans,

assistante maternelle, HLM) prise à ce moment‑là et s’être mis

en retrait de l’entreprise. S’ils avaient manifesté leur soutien

au projet de rendre hommage à Abdenbi Guemiah, ils envisa‑

geaient surtout le blog comme un lieu neutre où il était possible

de se retrouver entre pairs. Que ce comportement puisse être

interprété comme un sentiment d’illégitimité à se mobiliser ou

non, il est certain qu’il rejoint la tendance de certaines frac‑

tions des classes populaires à résister à la politisation (Collovald

& Sawicki, 1991 ; Schwartz, 1991).

La rentabilité politique de cette entreprise mémorielle s’est

également avérée différenciée. Pour l’ensemble des anciens

habitants, le fait que le thème de la mémoire des bidonvilles

et cités de transit soit parvenu à s’imposer dans le débat local

est source de bénéfices symboliques. Nombreux sont ceux qui

prennent la parole pour remercier, dans différents contextes,

Ali et Karim, d’avoir pris cette initiative, parce qu’elle a per‑

mis de renouer des liens et, pour certains, de « raconter » afin

de pouvoir « tourner la page » (Meryem, 50  ans, employée

administrative, HLM). Par opposition au caractère souvent

« fragmentaire » de la connaissance de l’histoire migratoire

(Tebbakh, 2007), les participants au blog ont acquis une

conscience de leur passé plus affirmée, qui permet d’ailleurs

d’autres formes d’appropriation du dispositif. Outre la « recon‑

naissance » de Nanterre acquise « à travers Abdenbi » (Farid,

53 ans, conducteur de travaux, propriétaire), le blog a pu agir

pour certains habitants comme support de transmission aux

enfants des valeurs de persévérance, de courage, dans l’es‑

poir que ces derniers accomplissent la mobilité sociale dont

leurs parents ont été privés. Et ces enfants, en particulier les

plus âgés, peuvent également transformer ces récits du passé

en ressources interprétatives pour faire face aux expériences

racistes qu’ils subissent (Eberhard & Rabaud, 2013).

Il ne faut toutefois pas surestimer la portée commune des pro‑

fits matériels et symboliques de l’entreprise. Tous les anciens

habitants ne peuvent se reconnaître, ni dans le récit positif porté

par le blog et la figure d’Abdenbi Guemiah, lycéen modèle, ni

dans la façon dont il a été promu, dans la mesure où il laisse

dans l’ombre plusieurs pans et protagonistes de cette histoire.

Le fait que des rues soient baptisées en souvenir de la cité de

transit dans laquelle ils ont vécu n’est pas susceptible de trans‑

former les conditions de vie de ceux dont le quotidien est mar‑

qué par des discriminations beaucoup plus directes que celles

que subissent les personnes en situation de mobilité sociale. Et

du point de vue des « rétributions personnelles du militantisme

mémoriel » (Hourcade, 2015, p. 80), tous les blogueurs n’ont

également pas tiré les mêmes avantages de la participation

au blog, en termes de capital politique. C’est en effet l’un des

frères de Karim et d’Ali qui a pu profiter de l’entreprise en étant

intégré sur la liste du maire sortant en 2014. Cela l’a conduit à

remplacer une conseillère municipale démissionnaire en 2015

et à siéger au conseil d’administration de l’office municipal

HLM, rapprochant en fin de compte la fratrie de l’endocratie

locale (Retière, 1994).

Conclusion

Cette enquête a montré l’importance de la mémoire dans les

dynamiques de construction des groupes. De manière interne,

la mémoire contribue à structurer des liens autour du rappel

d’expériences passées qui ont marqué les individus. De manière

externe, elle unifie le groupe à travers la promotion d’une inter‑

prétation du passé et d’identités collectives, qui peuvent deve‑

nir des causes à faire reconnaître. Dans ce processus, certains

groupes sont plus dominés que d’autres. Immigrés et enfants

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d’immigrés –  ainsi que, plus généralement membres des

groupes dominés – tendent à être « parlés » (Bourdieu, 1977)

et à être assignés à des images sociales négatives. À cet égard,

les dispositifs numériques peuvent permettre de retrouver une

certaine maîtrise des représentations portées sur le groupe et

de s’engager dans des sociabilités sélectives. Dans le cas du

blog, ils ont rendu possible l’émergence et le succès d’une

entreprise de mémoire qui a favorisé la reconnaissance et

l’inclusion dans une citoyenneté locale des anciens habitants.

Les dispositifs en ligne comportent néanmoins des contraintes

qui contribuent à la reproduction d’inégalités entre les usagers.

L’enquête a ainsi mis en évidence le poids de différentes dispo‑

sitions sociales dans la participation au blog et à la mobilisation.

Derrière l’image consensuelle et homo généisante d’enfants des

bidonvilles et des cités de transit, les logiques d’engagement se

différencient selon les socialisations passées et selon les inté‑

rêts à se positionner dans cette lutte symbolique. Ces dyna‑

miques de redistribution symbolique laissent en outre dans

l’ombre la problématique de la lutte contre les inégalités maté‑

rielles (Hourcade, 2015). Si Karim et Ali occupent aujourd’hui

une position relativement privilégiée dans les « espaces sociaux

localisés » (Laferté, 2014), d’autres groupes, comme les

familles dites « roms » habitant en bidonville, connaissent une

expérience de marginalisation urbaine et de stigmatisation très

proche, parfois dans les mêmes espaces. Nouveaux exclus de

la citoyenneté locale, leur cas vient rappeler qu’« à trop gou‑

verner par les morts et le symbolique, on peut finir par oublier

les vivants, les luttes ou la situation de ces nouvelles popula‑

tions étrangères ou catégorisées comme telles, moins visibles

ou moins enracinées sur le territoire » (Collet, 2013, p. 624).

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Bibliographie

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