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LE MONOPOLE DE LA CONTRAINTE LÉGITIME (Légitimité et légalité dans l'État moderne) Michel Troper Éditions Hazan | « Lignes » 1995/2 n° 25 | pages 34 à 47 ISSN 0988-5226 ISBN 9782850254055 DOI 10.3917/lignes0.025.0034 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-lignes0-1995-2-page-34.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Hazan. © Éditions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Éditions Hazan | Téléchargé le 04/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Éditions Hazan | Téléchargé le 04/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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LE MONOPOLE DE LA CONTRAINTE LÉGITIME

(Légitimité et légalité dans l'État moderne)

Michel Troper

Éditions Hazan | « Lignes »

1995/2 n° 25 | pages 34 à 47 ISSN 0988-5226ISBN 9782850254055DOI 10.3917/lignes0.025.0034

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-lignes0-1995-2-page-34.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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MICHEL TROPER

LE MONOPOLE DE LA CONTRAINTE LÉGITIME (Légitimité et légalité dans l'État moderne)

Le lexique de la théorie du droit n'emprunte que partiellement au droit lui­même. La science juridique et la théorie du droit emploient certes des mots, qui

ont d'abord servi à énoncer des normes juridiques, comme« contrat»,« famille>>,

« propriété >>. On trouve ces termes dans les codes et la théorie qui porte sur les

contrats, la famille ou la propriété a normalement recours au même vocabulaire. Cependant, il arrive fréquemment que la science du droit doive créer ses propres

concepts et les mots qui les désignent. L'exemple le plus fameux est celui de l'expression« autonomie de la volonté>>, par laquelle les civilistes du XIX' siècle

rendent compte du droit des contrats et qu'on serait bien en peine de trouver dans

le code civil. De la même manière, il serait difficile de donner une description

générale du droit public si l'on ne disposait pas du concept d'« organe>>, qui pour­tant ne figure pas dans les constitutions positives.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de ce que l'expression « monopole de la vio­lence légitime >>, qui n'appartient pas au langage juridique, puisse appartenir au

métalangage de la théorie du droit, de la théorie de l'État ou de la sociologie juri­

dique. On rencontre ainsi chez Kelsen le terme « le monopole de la contrainte >>,

qu'il emprunte évidemment à Max Weber et qui remplit une fonction semblable : elle est un definiens de l'État.

Les deux auteurs s'expriment dans des termes presque identiques. Ainsi

Weber écrit: « Nous entendons par État une "entreprise politique de caractère institutionnel" [politischer Anstaltsbetrieb] lorsque et en tant que sa direction

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administrative revendique avec succès dans l'application des règlements le mono­pole de la contrainte physique légitimel ».

De même, pour Kelsen, c'est la contrainte qui différencie l'ordre juridique des autres ordres normatifs et c'est le monopole de la contrainte qui parmi les ordres juridiques permet de caractériser l'État moderne;« Si l'on considère l'évolution que le droit a parcourue depuis ses origines primitives jusqu'au stade que repré­sente l'État moderne, on peut constater, relativement à la valeur de droit à réaliser, une certaine tendance commune aux ordres juridiques qui ont atteint les degrés les plus élevés de l'évolution. C'est la tendance à interdire l'exercice de la contrainte physique, l'usage de la force entre individus, dans une mesure qui va croissant avec le cours de l'évolution[ ... ] l'ordre juridique détermine d'une façon exhaus­tive les conditions auxquelles la contrainte physique sera exercée et les individus qui l'exerceront ... [de sorte que] l'exécution des actes de contrainte par ces indivi­

dus peut être attribuée à cette collectivité. Alors, on peut dire, en ce sens, que l'exercice de la contrainte est érigé en monopole de la collectivité juridiquel ».

Au premier abord, les deux définitions présentent une différence sensible :

pour Weber, l'État a le monopole de la contrainte légitime, tandis que pour Kelsen, il s'agit du monopole de la contrainte tout court. Il ne faudrait cependant pas en conclure que, par une curieuse inversion des rôles, la définition donnée par le sociologue serait normative, tandis que celle qui est présentée par le juriste serait factuelle. En réalité, elles doivent être considérées comme identiques. Dans l'expression« monopole de la contrainte légitime», le mot« légitime» ne désigne pas autre chose que le monopole, qui lui-même s'identifie à la légalité, de sorte que la thèse de Kelsen- et au fond l'ensemble de la sa théorie du droit- ne doit être vu

ni comme une thèse contraire à celle de Weber, ni comme une correction, mais comme une simple traduction juridique de sa définition. L'idée de légitimité étant déjà contenue dans celle de monopole de la contrainte, qui correspond au principe de légalité, elle n'est nullement nécessaire pour définir l'État.

En revanche, les théories de la légitimité qui se trouvent au fondement de l'État moderne sont un produit de la forme juridique, dans laquelle s'exerce son pouvoir, c'est-à-dire de la légalité, de sorte qu'on peut affirmer que si la légitimité ne définit pas l'État, c'est l'État qui définit la légitimité.

1. Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, p. 57. 2. Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, p 50.

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1. Concepts et problèmes

1. LA LÉGITIMITÉ COMME LÉGALITÉ

La définition de Weber, comme celle de Kelsen, se présente comme une défi­

nition réelle. On peut donc rechercher si elle est vraie ou plutôt dans quel sens de

l'expression « monopole de la contrainte légitime » elle devra être considérée

comme vraie. Il faut pour cela examiner chacun des termes qui la composent.

Contrainte Il ne présente pas de difficulté particulière. Bien que Weber emploie le mot de

«violence » (Gewaltsamkeit) et Kelsen celui de « contrainte >> (Zwang), on peut

admettre que les deux termes sont équivalents. La violence dont parle Weber n'est

ni aveugle ni illégitime mais devient légitime précisément lorsqu'elle est organisée.

elle peut donc alors être appelée « contrainte ». D'autre part, chez Kelsen, la

contrainte exercée par l'État moderne est principalement une contrainte physique.

Si l'on examine cependant l'action de l'État, on doit constater que la contrainte

exercée par lui présente une particularité : l'État, parce qu'il n'est pas un être réel,

ne peut accomplir lui-même aucun acte de contrainte, physique ou autre, parce

qu'il ne peut réellement agir lui-même d'aucune manière. L'affirmation que l'État

agit par la contrainte est donc une simple façon de parler qui correspond en réalité

à plusieurs situations différentes.

Tout d'abord elle reflète et prolonge la fiction, par laquelle certains actes de

contrainte physique accomplis par des hommes sont réputés accomplis par l'État.

C'est cette fiction que le droit appelle « imputation >>. L'État exerce ainsi la

contrainte par le moyen de ces hommes, qui sont considérés comme des « organes

de l'État>>. Mais on observe aussi des actes de contrainte accomplis par des indivi­

dus, qui n'ont pas la qualité d'organes de l'État. Ces actes, qui ne seront pas impu­

tés à l'État, mais aux individus eux-mêmes, sont néanmoins autorisés ou même

prescrits par l'État. Dans le cas de la légitime défense, les individus sont habilités

à accomplir des actes de violence physique, dans certaines situations, à certaines

conditions et dans une mesure déterminées par le droit. Enfin, il existe des actes de

l'État très nombreux qui ne sont pas des actes de contrainte physique, mais qui

prescrivent ou autorisent l'emploi de la force, par exemple un ordre donné à la

police ou la loi qui permet la légitime défense.

L'assertion que l'État exerce la contrainte physique est donc une simple méta­

phore pour exprimer l'idée que les organes de l'État ont le pouvoir de prescrire ou

d'autoriser des actes de contrainte. C'est ce pouvoir de prescrire qu'on appelle en

définitive« pouvoir de contrainte >>,bien qu'il ne soit lui-même en rien un acte de

contrainte physique.

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Légitime

On peut appeler « légitime » une décision ou une action conformes à une valeur

ou à une norme et qui, en raison de cette conformité, doivent être exécutées. S'agis­sant de la légitimité des actions imputées à l'État, on peut distinguer deux types de légitimité : la légitimité interne au système juridique et la légitimité externe. Une action peut être dite légitime du point de vue interne, si elle a été accomplie confor­mément à une norme du système. Une arrestation est ainsi légitime si elle a été accomplie en exécution d'une décision judiciaire, elle-même légitime si elle a été

prise conformément à la loi. La légitimité en ce sens se confond donc purement et simplement avec la légalité. Il faut souligner que la norme supérieure peut parfaite­ment se borner à habiliter une autorité à prendre une décision, sans lui prescrire le contenu à lui donner. Cette décision devra alors être considérée comme légitime, quel que soit son contenu, même si celui-ci apparaît contraire à des valeurs extra­systémiques, par exemple à la morale. Mais il est également possible que la norme supérieure prescrive à l'autorité habilitée de prendre une décision ayant un certain contenu, par exemple que les voleurs soient condamnés à une peine fixe de cinq années d'emprisonnement. Dans ce cas, pour être légitime, la sentence devra non seulement être prise par l'autorité compétente, mais aussi avoir un contenu conforme au contenu prescrit. La légitimité interne ne se confond donc pas avec la

légitimité formelle. Toutefois, comme dans le cas précédent, la conformité à des normes ou des valeurs extra-systémiques est tout-à-fait indifférente.

La légitimité externe, au contraire, est la conformité à des normes ou des valeurs extra-systémiques. Mais, il faut introduire ici une autre distinction : on peut parler d'une légitimité externe au sens fort ou au sens faible.

Au sens faible, elle est une qualité du système envisagé globalement. Est légitime un gouvernement juste, c'est-à-dire conforme à une norme de justice, soit parce qu'il a été institué par un procédé juste (il est alors formellement juste), soit parce que le contenu de son action est globalement juste (il est matériellement juste).

Au sens fort, elle est une qualité des décisions considérées ut singuli. Est légi­time une décision conforme à une norme de justice, illégitime une décision non conforme, même si par ailleurs elle a été adoptée par une autorité habilitée, si son contenu est conforme à celui de la norme supérieure et si le système auquel elle appartient est globalement juste au sens faible.

Quand Weber assure que l'État a le monopole de la contrainte légitime, c'est seulement de légitimité interne qu'il s'agit. Cela pour trois raisons. Il ne pourrait viser la légitimer externe qu'en énonçant une théorie de la justice, ce qui serait

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1. Concepts et problèmes

incompatible avec le relativisme éthique qu'il professe par ailleurs. D'autre part, une

définition de l'État comme pouvoir légitime serait auto-contradictoire: si l'État a le monopole de la contrainte et si le monopole signifie la possibilité de définir la

contrainte légitime, il ne peut exister aucune légitimité externe à l'État. En troisième

lieu, comme Weber ne construit pas une doctrine du bon gouvernement, mais une

théorie descriptive de l'organisation et du fonctionnement du pouvoir, il lui faut

distinguer les formes de pouvoir selon les mécanismes qu'elles mettent en œuvre pour obtenir l'obéissance. C'est pourquoi il précise qu'il entend par« légitime» ce

qui est considéré comme légitime3• Si en effet l'État était le gouvernement« réelle­

ment » doté d'une légitimité externe, « réellement » juste, aucun pouvoir ne pour­

rait être appelé« État>>. Mais la croyance dans la légitimité de la contrainte n'est pas et ne peut d'ailleurs

être une croyance dans sa légitimité externe. S'il s'agissait de la croyance que les déci­

sions ou le système pris globalement sont légitimes par rapport à une morale positive

ou une conception de la justice, il faudrait, avant d'affirmer qu'une entité politique

est un État, établir que la croyance dans sa légitimité externe existe bien chez les

sujets, c'est-à-dire se prononcer sur la réalité d'un état mental. À supposer qu'il soit possible d'arriver à une telle conclusion, celle-ci conduirait à refuser d'appeler

« État >> tous les systèmes politiques dans lesquelles cette croyance n'existe pas en fait.

En revanche, la définition devient opératoire si l'on comprend que l'État est un

système dans lequel la domination est possible grâce à la croyance que chaque déci­sion est légitime dès lors qu'elle a été prise sur le fondement d'une norme. Cette

définition s'accorde alors parfaitement avec la méthode des types idéaux, comme avec la théorie de la légitimité rationnelle. Il n'est pas nécessaire, pour reconnaître qu'une entité est un État, de se livrer à une enquête psychologique sur les

croyances des sujets. Il suffit de constater que l'exercice du pouvoir repose sur ce

présupposé: les sujets devront accepter comme légitime toute décision conforme à

une norme supérieure. La légitimité se confond donc entièrement avec la légalité et, comme l'écrit Habermas,« le droit moderne devient le moyen d'organiser la domi­

nation politique, i.e. la "domination légale"4>>,

3. << Der Staat ist ein, ebenso wie die ihm geschichtlich vorausgehenden politischen Verbande, ein auf das Mittel der legitimen (das heisst : als legitim angesehenen) Gewaltsamkeit gestütztes Herrschaftsverhaltnis von Menschen über Menschen »(Max Weber, Staatssoziobiologie, Berlin, Sunker!Humblot, 1966, p. 28). 4. Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, vol. 1., Paris, Fayard, 1987, p. 272.

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L'identité de la légitimité et de la légalité présente une signification impor­

tante: si le pouvoir de contrainte est seulement le pouvoir de prescrire des actes de

contrainte conformément à une habilitation conférée par une norme supérieure,

alors la contrainte exercée est toujours et nécessairement légitime.

Monopole Comme le souligne Kelsen, le terme de « monopole >> doit être pris ici dans son

sens juridique et non économique. Il ne peut pas signifier que tous les actes de

contrainte accomplis dans la société le sont par l'État. Ce serait d'ailleurs logique­

ment impossible : les actes de contrainte prescrits par des normes juridiques le

sont fréquemment à titre de sanction contre des actes de violence accomplis par

des individus5• S'il n'y avait pas ces actes de violence, il n'y aurait pas de sanction.

La violence de l'État suppose qu'il y ait une violence privée et donc pas de mono­

pole de la violence effective. De plus, comme l'État ne peut réaliser lui-même

aucun acte de contrainte, ses agents n'agissent, comme les particuliers, que parce

que des actes de contraintes ont été prescrits.

Le monopole signifie donc non pas exercice exclusif de la violence, mais droit

exclusif de prescrire ou de permettre et par conséquent de prohiber la violence.

Du reste, l'efficacité de telles normes, prescrivant des sanctions, se mesure au fait

que la conduite interdite a eu lieu et que la sanction (la contrainte) est bien infligée

ou bien que la conduite interdite n'a pas eu lieu et que la sanction n'est pas infli­

gée. Ici, le monopole de la contrainte est le droit de prescrire des actes de

contrainte qui n'auront jamais lieu. La fonction idéale du monopole de la violence

est l'absence de toute violence effective.

Bien entendu, l'autorisation d'exercer la contrainte peut être tacite, conformé­

ment au principe« tout ce qui n'est pas interdit est permis ... », qui assure la clô­

ture de tout système juridique. Il y a ainsi dans tout État des actes de violence,

comme ceux qu'on accomplit dans la pratique de certains sports ou encore comme

une fessée administrée à un enfant, qui doivent être considérées comme implicite­

ment autorisés du seul fait qu'ils ne sont pâs constitutifs d'infractions pénale­

ment sanctionnées. L'interdiction de la violence privée n'est d'ailleurs qu'un cas

5. Mais il serait inexact d'affirmer que ces actes de contrainte sont prescrits exclusivement à titre de sanction contre des actes de violence. La contrainte légitime n'est pas légitime parce qu'elle serait seulement une contre-violence. Elle peut s'exercer, même s'il n'y a pas de comportements violents prohibés. Ainsi, en droit français, l'administration dispose dans certains cas du pouvoir d'exécution d'office, y compris par force, de décisions qui n'ont pas le caractère de sanction.

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1. Concepts et problèmes

particulier de la prescription, puisqu'elle est réalisée au moyen de la prescription

d'un acte de contrainte, à titre de sanction contre ceux qui auraient accompli cer­

tains actes de violence. Un acte interdit n'est donc pas autre chose que la condition

fixée par le droit pour autoriser un acte de contrainte à titre de sanction. Le mono­

pole est donc le droit exclusif de définir et de distinguer au moyen de prescrip­

tions et d'autorisations la contrainte légitime et la contrainte illégitime.

Il en résulte plusieurs conséquences : tout d'abord, la thèse que l'État a le

monopole de la contrainte n'est en définitive, comme Kelsen ne manque pas de

le souligner, qu'un avatar de la vieille idée que l'État est souverain. Ensuite,

puisque le monopole de la contrainte n'est pas un monopole de fait, mais se défi­

nit comme un droit exclusif de définir la contrainte légitime, il est superfétatoire

de parler de monopole de la contrainte « légitime », de sorte que la définition de

Max Weber ainsi corrigée se confond purement et simplement avec celle de

Kelsen : l'État est cette forme de domination qui consiste dans le monopole de

la contrainté.

Pourtant, si la légitimité n'est pas nécessaire à la définition de l'État, l'État, lui,

est à l'origine des théories modernes de la légitimité.

2. LA LÉGALITÉ COMME LÉGITIMITÉ.

En réduisant ainsi la légitimité à la légalité, Kelsen et Weber doivent renoncer

à fonder la légitimité du système lui-même, celle du droit ou celle de l'État. Telle

est en substance la critique de Habermas, qui souligne à plusieurs reprises que :

« la croyance en la légalité d'une procédure ne peut pas par elle-même, i.e. par la

forme d'une loi positive, produire la légitimité7 ».

La raison en est que si chacune des décisions prises au sein d'un système juri­

dique peut apparaître légitime parce que légale, rien ne vient garantir la légitimité

du système lui-même, dès lors qu'on n'admet pas l'existence d'un droit au dessus

du droit. Habermas considère que l'absence d'un fondement de légitimité du

droit, comme une faiblesse, qu'il impute au positivisme juridique de Weber".

6. À vrai dire, c'est l'ensemble de la théorie pure du droit de Kelsen, qui apparaît comme un déve­loppement de la thèse de la domination légale ou rationnelle de Weber, cf. Noberto Bobbio, Diritto e potere; Saggi su Kelsen. Naples, Edizioni Scientifiche italione, 1992. 7. J. Habermas, op. cit., vol. 1, p. 276. Habermas reprend une formule semblable un peu plus loin la croyance en la légalité (ne) pourrait remplacer la croyance en la légitimité du système juridique en son entier (page 279).

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La critique repose toutefois sur une équivoque. Le positivisme, que Habermas

reproche à Weber (qu'il appelle parfois « décisionnisme9 »),est la théorie qui défi­

nit la norme juridique comme le produit d'une décision. Le seul droit est le droit

posé. D'où il résulte en effet qu'un droit non posé n'est pas du droit et qu'il n'y a

pas de droit naturel, ni de fondement juridique possible au droit positif.

Mais le positivisme juridique n'est pas seulement une théorie du droit positif.

C'est aussi une théorie positiviste du droit, c'est-à-dire une théorie qui se caracté­

rise par la volonté de construire une science positive du droit sur le modèle des

sciences de la nature. Comme une telle science ne peut être que descriptive,

conformément à l'idéal de la Wertfreiheit, il est absurde de lui reprocher de ne pas

comporter une théorie du fondement, qui soit une légitimation du droit.

Le véritable problème doit donc être formulé autrement. Puisque par hypo­

thèse une science positive du droit et de l'État se désintéresse de la question du fon­

dement du droit si cette question est posée d'un point de vue prescriptif ou axiolo­

gique, la question peut-elle être posée d'un point de vue proprement descriptif ? De ce point de vue, l'idée que l'État se définit par le monopole de la

contrainte légitime signifie non pas que le pouvoir qui exerce une contrainte non

légitime n'est pas un État, ni même que toute contrainte exercée par l'État est

nécessairement dotée d'une légitimité externe du seul fait qu'elle est légale'0, mais

que les théories qui fondent la légitimité de l'État sont un produit de la forme éta­

tique elle-même.

Pour préciser cette hypothèse, il faut spécifier ce qu'il convient d'entendre par

« forme étatique>>. Lorsqu'on dit que l'État a le monopole de la contrainte, on

affirme que les seuls actes de contrainte légitime sont ceux qui sont prescrits ou

autorisés par l'État. Mais cet État capable de prescrire ou d'autoriser des actes de

8. Ibid. p. 275: «Le concept positiviste de droit met Weber dans l'embarras quant à la question de savoir comment une domination légale peut être légitimée ... comment peut en général être légitimée une domination légale, dont la légalité repose sur un droit purement décisionniste ? » Si Weber répond par le respect des règks de procédure dans l'énonciation, l'application et l' édiction du droit, la légimité repose alors« sur la croyance en la légalité des ordres légaux ... de ceux qu'elle habilite à exercer la domination"· Ce qui demeure obscur, c'est d'où la croyance en la légalité doit tirer la force de légitimation, si la légalité signifie simplement l'accord avec un ordre de droit exis­tant factuellement, « et si, celle-ci en tant que droit posé arbitrairement, est à son tour inaccessible à une justification morale-pratique » •.•.

9. Ibid. page 275. Il rattache ainsi explicitement à la même école Weber, Schmitt et Luhman. 1 O. Malgré les apparences, la thèse que tout ce qui est légal est légitime, que l'on énonce parfois au moyen de la formule « Gesetz ist Gesetz », n'est pas positiviste, mais jusnaturaliste, parce

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1. Concepts et problèmes

contrainte ne peut évidemment, sous peine de circularité, être lui-même défini par le monopole de la contrainte, si le monopole de la contrainte est défini seulement

comme une prérogative de l'État. En tout état de cause la définition de Weber apparaît très supérieure à celle de

Kelsen. Selon ce dernier, l'ordre juridique, qui se confond pour lui avec l'État, se distingue des autres espèces du même genre, les ordres normatifs, en ce qu'il a le monopole de la contrainte". Par conséquent, si le monopole de la contrainte n'est que le fait d'agir dans la forme juridique, l'ordre juridique se distingue des autres ordres normatifs en ce qu'il est juridique. Au contraire, chez Weber, l'État est réel­lement défini par sa différence spécifique avec les autres espèces du genre « unions politiques>> et cette différence est qu'il a le monopole de la contrainte, c'est-à-dire qu'il autorise des actes de contrainte par le moyen de prescriptions. En d'autres termes, l'État est cette forme politique qui agit dans la forme juridique.

Mais ni dans un cas, ni dans l'autre, on ne peut éviter, si l'on veut sortir de la circularité, de définir la forme juridique. La définition de Weber doit être com­plétée par l'indication des caractères qui différencient l'État des autres formes

d'union politique, celle Kelsen, par un critère de distinction entre l'ordre juri­dique et les autres ordres normatifs12

• Comme l'ordre juridique n'est pas le seul ordre de contrainte, ni même le seul ordre immanent de contrainte et que la défi­nition de l'ordre juridique par le monopole de fait de la contrainte échoue, on aurait pu supposer que Kelsen rechercherait la spécifité du droit dans ses proprié­tés formelles, c'est-à-dire par le type de relations entre les normes qu'il contient.

On peut seulement tenter d'imaginer les raisons pour lesquelles il n'a pas pro­cédé ainsi : définir le droit par des propriétés formelles conduirait à appeler droit

qu'elle exprime une norme morale prescrivant d'obéir à toutes les décisions, pourvu qu'elle soient légales, cf. Alf Ross,<< Validity and the Conflict ... >>, Revista]uridica de Buenos-Aires, IV. 11. cf. Hans Kelsen, voir biblio. annexe, 1928, 1962 ; cf Michel T roper, Pour une théorie juridique de l'État, Paris, PUF, 1994. 12. Le défaut de la conception kelsenienne du droit comme ordre de contrainte « efficace en gros et d'une manière générale» n'est pas, comme on l'écrit trop souvent, qu'il fait dépendre la validité de l'effectivité, donc le« sollen »du« sein>>. En effet ce qu'il appelle ici« validité» ne relève pas véritablement du « sollen » - car il n'y a aucune obligation de se conformer au droit pris globale­ment- et il s'agit simplement d'indiquer par ce mot que l'ordre juridique considéré appartient à l'objet de la science du droit. Le véritable défaut est simplement qu'il n'est pas possible de définir le monopole de contrainte autrement qu'en affirmant qu'il s'agit du droit exclusif de prescrire ou d'autoriser des actes de contrainte, conformément à des normes, de telle manière que l'ordre juri­dique, qui est le monopole de la contrainte, n'est en définitive rien d'autre qu'un ordre juridique.

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tout système de normes possédant ces propnetes, même s'il est totalement dépourvu d'effectivité, ce qui contredirait son ambition de décrire un Sollen

objectif Il présente donc ses affirmations sur la forme de l'ordre juridique non pas comme un critère de classification, mais comme une proposition de la théorie générale du droit, obtenue par généralisation à partir de l'observation de plusieurs

ordres positifs. L'inconvénient de cette démarche est évidemment que les propo­sitions auxquelles il aboutit doivent être vraies pour tous les systèmes qu'il a défi­nis comme ordres juridiques, c'est-à-dire les ordres normatifs de contrainte effi­

caces en gros et d'une manière générale. Or, elles ne le sont pas. On n'envisagera ici que l'une de ces propositions, celle qui est relative au

caractère dynamique de l'ordre juridique. Tous les ordres normatifs sont hiérar­chisés, écrit-il, mais on peut distinguer deux types de structure des ordres norma­tifs, la hiérarchie statique et la hiérarchie dynamique. Dans une hiérarchie statique la validité d'une norme, c'est-à-dire la qualité de norme d'une prescription, dépend de la conformité de son contenu à celui d'une norme plus générale. Dans

une hiérarchie dynamique, cette validité dépend exclusivement des conditions d'émission de la norme et notamment du point de savoir si elle a été émise par une autorité habilitée, conformément à la procédure prescrite. Si cette condition est satisfaite la norme est valide, quel que soit son contenu et même si celui-ci paraît contraire à celui d'une norme supérieure. Kelsen affirme que si la morale est un ordre statique, l'ordre juridique, lui est un ordre dynamique13

Cette thèse est tout à fait inacceptable. Le principal argument de Kelsen repose en effet sur sa critique du concept de nullité des normes. Pour la doctrine classique une norme nulle est une norme en vigueur mais dépourvue de validité et à laquelle par conséquent il ne faut pas obéir. Cette idée est incompatible avec la définition que donne Kelsen de la norme juridique : c'est la signification qui résulte pour un acte humain quelconque de sa conformité à une norme supérieure. Dans ces condi­tions un acte accompli conformément à une norme supérieure présente la signifi­cation d'une norme valide. Un acte qui n'a pas été accompli conformément à une norme supérieure ne présente pas cette signification. Tou te norme est donc néces­sairement valide ou elle n'est pas. Selon la formule de Kelsen, la validité est le mode d'existence des normes et l'idée d'une norme nulle est une contradictio in

adjecto. De plus, l'affirmation qu'il existe une contradiction entre un acte et une

13. L. Gianformaggio, 1991 (voir biblio. annexe).

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1. Concepts et problèmes

norme supérieure est elle-même un acte de langage qui ne peut être accompli que

par une autorité habilitée à cet effet. En d'autres termes, il n'y a pas de norme

nulle, mais seulement des normes annulables et tant qu'une norme n'a pas été

annulée, elle est en vigueur et elle est valide, quel que soit son contenu. Pour savoir

qu'une norme est valide, il suffit donc, sans examiner son contenu, de savoir

qu'elle est en vigueur pour avoir été posée par une autorité habilitée.

Cependant, si la distinction entre nullité et annulabilité est tout-à-fait perti­nente et si elle permet de rendre compte de la manière dont les normes entrent en·

vigueur et du fait qu'elles sont applicables tant qu'elle ne sont pas annulées, elle ne conduit nullement à la conclusion que le droit est un système exclusivement dyna­

mique. Pour qu'on soit autorisé à en tirer une telle conclusion, il faudrait qu'un

tribunal compétent saisi d'une demande d'annulation se limite à rechercher si la

norme a été posée par l'autorité habilitée selon la procédure prescrite et s'abs­

tienne d'examiner si le contenu de la norme est conforme ou contraire à une norme supérieure. Ce n'est évidemment pas le cas et les tribunaux annulent non

seulement les normes qui ont été posées par des autorités non habilitées, mais

aussi celles dont le contenu est contraire à celui d'une norme supérieure. Aussi, le

principe dynamique n'est-il qu'un critère de la validité prima facie, et le système juridique confère aux actes juridiques la signification de norme à la fois en raison de leur forme et de leur contenu. Il présente un caractère non seulement dyna­

mique, mais aussi statique. Cette dernière proposition n'est d'ailleurs pas vraie de tous les ordres de

contrainte efficaces en gros et d'une manière générale. Elle ne l'est pas pas par

exemple du système juridique féodal, ni des sociétés primitives. En revanche, on peut parfaitement l'ériger en critère de distinction entre l'ordre juridique et les

autres ordres normatifs, puisque il est le seul dans lequel les décisions relatives à la

validité des normes sont justifiées à l'aide d'arguments tirés aussi bien de la

manière dont elles ont été posées que de leur contenu. Cette définition du droit présente d'ailleurs d'autres avantages. Elle permet

tout d'abord de sauver la thèse kelsenienne de l'identité de l'État et du droit. Il est difficile de soutenir qu'État et droit ne sont qu'une seule et même chose si l'on pré­

tend en même temps que tous les systèmes juridiques présentent une hiérarchie

principalement dynamique, car il faudrait appeler États tous les systèmes de délé­

gation. Au contraire, la définition du droit comme système à la fois statique et dynamique permet de caractériser le droit comme une technique d'exercice du

pouvoir, un mode de gouvernement, dans lequel une autorité supérieure délègue

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des compétences à des autorités subordonnées tout en leur donnant des directives relatives au contenu des décisions qu'elles doivent prendre. On est donc conduit à appeler droit ou État le système normatif qui se met en place en Europe à partir du XVII' siècle. D'autre part, cette définition correspond bien à la forme spécifique du raisonnement des juristes modernes, la dogmatique juridique. Enfin, elle four­nit un éclairage utile aux théories de la légitimité externe du droit et cela à plu­sieurs points de vue différents :

En premier lieu, la théorie de la souveraineté n'est pas autre chose que l'affir­

mation de la hiérarchie dynamique et statique. Dynamique : chacune des autorités compétentes pour poser des normes tient ce pouvoir d'une habilitation conférée par une norme supérieure; l'autorité capable de poser la norme la plus élevée, qui n'est elle-même habilitée par aucune norme supérieure, puisqu'il n'en existe pas, doit donc apparaître dotée d'une qualité spéciale, le fait de ne pas avoir de supé­rieur. Statique : lorsque les normes inférieures sont déduites non plus du droit naturel, mais du contenu des normes positives supérieures, celles-ci ne peuvent être justifiées par leur conformité à des normes supérieures, mais seulement par la qualité de puissance de celui qui les pose et il faut dire qu'il dispose du pouvoir de tout faire, en d'autres termes du pouvoir législatif.

De fait, c'est au moment où se forme un ordre juridique statique et dynamique qu'apparaissent aussi les théories de la souveraineté liées à la naissance de la loi moderne. C'est d'ailleurs ce qui explique que ces théories soient aussi profondé­ment différentes des théories dites de la souveraineté du Moyen-Age14

• Tant que le système est seulement dynamique, il suffit d'une doctrine affirmant la suprématie d'une autorité et justifiant sa place au sommet de la hiérarchie par l'idée qu'il pos­sède quelque qualité surnaturelle, mais il n'y a nul besoin de justifier un pouvoir de tout faire qui n'existe pas.

La forme du système juridique permet aussi de comprendre certains dévelop­pements ultérieurs de la théorie de la souveraineté. Cette théorie, à vrai dire, ne jus­tifie rien: elle est simplement l'affirmation qu'il existe une autorité possédant cette double qualité d'être au sommet de la hiérarchie (d'être ainsi la source de toutes les

délégations et de pouvoir produire les normes les plus élevées, ce qui équivaut au pouvoir de tout faire. La doctrine allemande du XIX' siècle distinguait d'ailleurs cette double qualité, comme deux concepts de souveraineté, désignés l'un par le

14. Olivier Béaud, La Puissance de l'État, Paris, PUF, 1994.

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1. Concepts et problèmes

terme de Herrschaft, l'autre par celui de Staatsgewalt. Mais pourquoi tel homme plutôt que tel autre est-il investi de cette double qualité ? La théorie de la souverai­

neté ne le dit pas. C'est la raison pour laquelle les auteurs sont contraints ou bien de recourir au droit naturel ou bien d'énoncer la théorie de la souveraineté sous

une forme simplement descriptive et d'affirmer comme Austin et plus tard Carré

de Malberg15 que dans tout gouvernement existe nécessairement un souverain

Le jusnaturalisme permet ainsi de prolonger vers le haut les hiérarchies dyna­

mique et statique de l'ordre juridique positif. Dynamique : celui qui occupe le sommet de la hiérarchie doit apparaître lui aussi comme doté de compétences qui

ne lui appartiennent pas sui juris, mais qui lui ont été conférées par une habilita­

tion venue d'en haut, voire comme exerçant par délégation un pouvoir dont il n'est pas le titulaire. Le roi n'est plus divin, mais de droit divin et il devient même

possible de le distinguer de l'État, dont il devient un simple organe. Mais le jusnaturalisme prolonge aussi la hiérarchie statique parce que le contenu

des normes les plus élevées peut être présenté comme déduit des règles du droit

naturel. Bien entendu, les doctrines jusnaturalistes ne peuvent remplir cette fonction

qu'au prix d'une profonde mutation et il leur faut se représenter le droit naturel non

plus comme une qualité spéciale de l'être, mais comme un ensemble de règles16•

Aujourd'hui, c'est à travers l'idéologie de l'État de droit que la structure de

l'ordre juridique produit une théorie de la légitimité17• D'un côté, dans la mesure

où elle affirme le principe d'une subordination de l'État à certains principes méta­

positifs, elle n'est qu'un avatar des doctrines jusnaturalistes. Mais elle permet aussi

à l'ordre juridique de produire sa propre légitimation d'une autre manière. L'État de droit est présenté comme un système dans lequel les hommes ne sont pas sou­mis à d'autres hommes mais seulement aux lois. Cela signifie que chaque décision particulière n'est jamais que le produit d'une déduction d'une loi générale.

Autrement dit, l'État de droit n'est pas autre chose qu'un ordre juridique statique,

ce qui veut dire, selon la formule de Kelsen, que tout État est un État de droit. Mais en outre, ces décisions doivent être considérées, selon cette idéologie,

comme légitimes au sens fort, comme justes, car l'État de droit réalise l'égalité et

15. Olivier Béaud, La Souveraineté dans la<< Contribution à la Théorie générale de l'État>> de Carré de Malberg, dans RDP, p. 1251. 16. Michel Villey, Leçons d'histoire de la philisophie du droit, Paris, Dalloz, 1957. 17. Cf Michel Troper (sous la dir. de),« L'État de droit», Cahiers de philosophie politique et juri­dique, n°24, Presses universitaires de Caen, 1993.

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la liberté. L'égalité, parce que les décisions particulières sont toujourts déduites de lois qui, parce qu'elles sont les normes les plus élevées, sont aussi les plus géné­rales. Elles ont donc pour destinataires non des individus mais des classes, si bien que ceux qui appartiennent à ces classes seront nécessairement traités également. L'État de droit réalise aussi la liberté, définie comme la possibilité de connaître les conséquences de ses actions, donc la soumission exclusive à des lois fixes et connues à l'avance.

Habermas a évidemment raison : « la croyance en la légalité d'une procédure ne peut pas par elle-même, i.e. par la forme d'une loi positive, produire la légiti­mité ». Mais cette critique est profondément naïve. À part les doctrinaires de

l'obéissance aveugle à l'État, personne n'a jamais prétendu que toute décision légale était réellement légitime. Weber affirme seulement et à juste titre que la forme de la contrainte étatique organise et utilise des croyances dans la légitimité. La formule que l'État se caractérise par le monopole de la violence légitime est profondément vraie si elle signifie non pas que la violence exercée par l'État serait

partout et toujours conforme à des normes ou des valeurs transcendantes, mais qu'elle est la source de nombreuses techniques de légitimation.

Elle exprime d'abord simplement le principe de légalité, c'est-à-dire l'affirma­tion que chacune des décisions est légitime par rapport à une autre décision. Mais elle traduit aussi l'idée que l'organisation même de la violence ou, si l'on prefère, la légalité, produit des théories qui la font apparaître légitime et sont alors consti­tutives de l'État lui-même. L'État est une organisation politique dont la forme

secrète sa propre légitimité.

Bibliographie GIANFORMAGGIO, L. (sous la dir), Sistemi normativi statici e dinamici, Hans

Kelsen's Legal Theory, Analisi di una tipologia kelseniana, Analisi e Diritto, n°7, Torino, Giappichelli.

KELSEN (Hans), Der soziologische und der juristische Staatsbegriff ; Kritische Untersuchungen des Verhaltnisses von Staat und Recht, 2' ed., Tübingen, 1928.

Michel Troper et professeur de droit contitutionnel et directeur du Centre de théorie du droit à l'Université Paris X.

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