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LA MEILLEURE PART DE PETER HARTLING par Edwige Talibon-Lapomme Dans le passé d'un écrivain, dans ses « aveux » réels ou imaginaires peut-on trouver les clefs de son oeuvre ? A la lumière de ses écrits autobiographiques, une lecture des grands romans que Peter Hârtling a réservés à son jeune public. 52 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

LA MEILLEURE PART DE PETER HARTLINGcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...Comme un dérapage contrôlé, la force de Peter Hartling est maîtrisée. Elle se devine

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  • LA MEILLEURE PARTDE PETER HARTLING

    par Edwige Talibon-Lapomme

    Dans le passé d'un écrivain,dans ses « aveux » — réels ou imaginaires —

    peut-on trouver les clefs de son œuvre ?A la lumière de ses écrits autobiographiques,

    une lecture des grands romans que Peter Hârtlinga réservés à son jeune public.

    52 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

  • P eter Hârtling n'est pas un tiède. Iléprouve des sentiments forts. Pourlui, les autres existent. Ses pensées sontoccupées, très occupées par des personnagespuissants ou malheureux, dérisoires et enva-hissants. Ils viennent du passé mais ils sontencore là aujourd'hui. Il les recherche dansune mémoire qui se dérobe mais qui, enplans fixes dans un film brouillé, s'éclairede scènes heureuses, zoomées sur des êtresqui furent et qui restent aimés.Et cela fait un livre.A sept ans, on peut être amoureux. Celadonne Ben est amoureux d'Anna. Un grand-père, une grand-mère peuvent susciter uneaffection passionnée et ce sont Vieux Johnet Orna qui apparaissent. Que dire de celuiqui ne fut pas suffisamment aimé sinonqu'On l'appelait Filot ?

    Le passé antérieur

    Comme un dérapage contrôlé, la force dePeter Hartling est maîtrisée. Elle se devine.Le lecteur en fait avec plaisir la découverteen ressentant un curieux effet de résonance.Ce dont on parle, ce qui est lu est terreconnue. Ce peut être d'ailleurs un souveniraussi agréable que douloureux.La communication est parfois si intense, silimpide qu'elle amène le malaise. Le flot estcertes domestiqué mais la justesse de tonvibre en rappelant que tout reste fragile.Quelques indices pour dire l'inquiétude.Nous devons comprendre que rien n'estacquis, que le passé explique un peu, pastout. Ce pourrait être encore plus fort, plusméchant, plus généreux aussi, mais les genssont ce qu'ils sont, avec leurs limites, et ilfaut les accepter comme tels.Ces sous-entendus, ces non-dits donnent desperspectives aux situations et aux comporte-

    ments. De façon physique le propos s'imposealors qu'il ne dit que peu par l'évocation.Peter Hartling a le sentiment violent. C'estun homme de scènes. Il ne les aime pasmais il ne les craint pas. Constamment, ildécrit les effets d'une sainte colère quin'éclate jamais.Ses héros n'appartiennent pas tous à lamême histoire mais ils se ressemblent. Leurrichesse n'est jamais apparente, il faut grat-ter, il faut mériter. Bougons, râleurs, gro-gnons, de sept à soixante-dix-sept ans, ilssont d'éternels adolescents.Dans la vie, le comportement de ceux quinous entourent, le nôtre aussi, est déterminépar l'anecdote du moment. Peter Hartling acompris que, plus profondément, nos attitu-des, nos réactions sont inspirées par un vécuantérieur dont on ne se souvient que parbribes, et encore.Quand il est sûr de lui, il signe un livre pourenfants. Lissés, policés, les héros qu'il nouspropose alors sont achevés, terminés, déter-minés. Les images sont claires, mais toutdonne à penser que la précision des traitsdissimule un ailleurs antérieur.La puissance de l'inspiration a pris naissancesous la surface des événements. Les lignesont pris du relief avec des ombres et duvolume. Un inconscient jamais appelé maistoujours discret témoin ou plus, responsablesilencieux, est la source de cette richesse.

    L'auteur parmi ses qualités a celle d'êtrehonnête. Il passe aux aveux dans son œuvredestinée aux adultes. Il décrit dans toute sabrutalité la scène primitive qu'il a entendueet qu'il fait par ailleurs semblant d'oublier.Il raconte les horreurs d'une enfance mar-quée par un nazisme dont l'odieux n'estmême pas exempt d'une séduction malsainequi lui interdira toute communication au-thentique avec son père.

    Les romans pour enfants de Peter Hartling : On l'appelait Filot, Orna, Ben est amoureux d'Anna etVieux John sont parus chez Bordas, coll. Aux quatre coins du temps. Dette d'amour, suivi de : Zwettl,une mémoire en question, a été publié au Seuil en 1984.

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  • On peut, emporté par le plaisir, ne pasvouloir comprendre. Rester au bord del'œuvre, prendre juste ce que l'auteur donne.Ne pas chercher, fermer les yeux, écouter.Seulement voilà, la musique est trop forte,elle dérange. Elle contraint. L'explicationest obligatoire. La soif est suscitée, il fautboire et lire Dette d'amour suivi de Zwettl,une mémoire en question.Ces deux récits projettent sur l'écran dulecteur le film flou d'une enfance reconstituéed'abord avec méthode et de façon linéairedans Dette d'amour puis sans ordre appa-rent, au gré du retour des souvenirs, dansZwettl, une mémoire en question.Dette d'amour, c'est la quête d'un pèredisparu à un plus jeune âge que l'auteurlorsqu'il écrit stm œuvre. C'est surtout lareconstitution de la vraie personnalité de cepère. C'est enfin l'aveu par l'auteur de saméprise affective. Il n'aimait pas son père.Il croyait pour cela avoir de bonnes raisons,elles étaient mauvaises.L'honnêteté oblige l'auteur vis-à-vis de lui-même, mais peut-elle justifier à elle seulel'œuvre ? Dette d'amour est un récit écritcomme le seraient des mémoires d'une enfan-ce mais ce n'est manifestement pas que cela.Osons dire que cela ressemble fort à uneanalyse dissimulée sous le voile léger de lalittérature. Soit il nous livre les clefs de sonœuvre, soit, ce qui serait encore plus beau,il les imagine.La preuve est apportée par le deuxième récit.Le matériau est donné, brut, sans apprêts,sans l'emballage. C'est vraiment la copiepassée du vieux film presque muet, avec detemps en temps la fulgurance d'une imageétonnamment lumineuse dans le brouillarddes souvenirs.Le père est mort. Le besoin d'ordre adisparu. Le laisser-aller règne désormais.D'autant qu'il faut aussi maintenant assumerla vérité à l'égard de la mère. Brutalement,il faut accepter à la fois sa coquetterie et unviol atroce.

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    La littérature a presque disparu. Presque.Autant dire qu'elle est toujours là, maisqu'elle affecte son absence pour mieux semettre au service du projet poursuivi. Témoi-gner qu'au-delà des histoires qui peuvent ouqui pourront nous être racontées par PeterHârtling, il y a des choses qui se sontpassées dans sa vie antérieure ou dansson imagination qui les fondent, qui lesexpliquent, qui les mettent en perspective.Nous sommes dans l'atelier, dans la cuisine.C'est de cet antre que proviennent tousces sentiments violents où l'amour venaittoujours après la méchanceté, la pudeur dansles cris, la douceur dans la froideur etl'humour décapant. C'est de cette réserveque sortent tous ces personnages qui, l'âgene faisant rien à l'affaire, animent l'aujourd'-hui de Peter Hârtling et le nôtre.Plus rien ne pourra désormais nous étonnervraiment. Ou plutôt nous serons au-delàde l'étonnement. Nous serons ravis d'êtredevinés dans nos pensées les plus intimes,celles que nous gardons comme un trésormais qui sont au fond mieux qu'avouables.Nous acceptons que cet auteur singulierfranchisse la frontière de notre pudeur car ila payé d'abord.Comme nous, il a des secrets mais il acceptepour le bon motif de nous les faire partager,avec à la fois la réticence de sa mémoire etla générosité de son talent. Avançons l'idéenéanmoins que l'essentiel n'est pas là.Certes cela suffirait pour les meilleurs maisil ne s'agit en fait que d'éléments épars,livrés en l'état, qui attendent le génie del'architecte.

    Ben est amoureux d'Anna

    L'amour est la grande affaire de Hârtling.Cela prend très jeune, prétend-il dans Benest amoureux d'Anna. Il l'avoue d'ailleursdans un avant-propos qu'il ne veut pas pourune raison ignorée baptiser préface : « Jeme souviens très bien qu'à l'âge de sept ans

  • je suis tombé amoureux pour la premièrefois. La petite fille s'appelait Ulla. Ce n'estpas l'Anna dont je parle dans ce livre. Mais,quand j'ai raconté l'histoire d'Anna, j'aisouvent pensé à Uïïa. »

    « Pendant quelque temps, Ben a été amou-reux d'Anna. Et Anna de Ben. »

    Tout est dit. Il reste le meilleur.La délicatesse des attitudes, l'ivresse desrares moments vécus avec cet autre quibouleverse sans que la raison puisse expli-quer, les calculs qui ne trompent personne,les reculs qui font mieux sauter. Tout y est,non pas en raccourci mais en plein, encouleur, dans la figure, dans la tête, toutpartout.Ben est amoureux d'Anna. Le seul malheurest que l'heure n'est pas au rendez-vous,c'est trop tôt.Un grand livre, cela se respire, cela s'espèredès la première ligne. Tout est en place, latendresse avec l'ironie, la connivence avecl'aigreur. Dans la première page, les doigtsdans le nez et les Indiens, la mère et lesvieux cochons définissent un territoire oùseuls auront droit de cité ceux qui aiment,ceux qui sont capables de se mettre à laplace des autres, ceux qui sont en situationde se souvenir.Les amours de Ben et d'Anna seront contra-riées par leur âge, c'est-à-dire par l'apparen-ce et non par le réalisme ou le sérieux. Cecidit, le fait est annoncé sans pleurs decrocodiles, avant l'heure, c'est pas l'heure.Comme dans la vie, il est permis d'éprouver,mais pour satisfaire il faut être en mesurede payer et d'assumer. Sinon, attention,addition.

    « II aurait aimé pleurer.Mais il ne pleura pas. »

    Les""amaurs sont contrariées. C'est vraimenttrop tôt. Il n'empêche, c'était beau.

    Vieux John et Orna

    Vieux John, c'est une vieille passion. Làaussi tout est en place. Un papa, unemaman, un garçon, une fille.Le récit est malgré les apparences à plusieursvoix. Le point de vue du romancier nes'incarne pas dans l'interprétation d'un réci-tant privilégié. Toute la famille est concernéepar la fantaisie, la vitalité du grand-père.Il amuse mais il dérange tout le monde.Comment peut-on être vieux et original,adulte et irréductible ?De bien belles permissions sont au passagejustifiées. Vieux John est retombé en enfan-ce. Cela veut simplement dire que le cheminde la vie n'est pas de simple ascension. Aprèsla promotion, la chute ; si les alouettes sesont fait prendre au piège du miroir, sil'ombre et la proie se sont trompées, celasignifie que les choses de la vie sont encoreplus compliquées que nous pouvions le pen-ser. De cette diversité des possibles signifiéepar un adulte qui certes sent le fagot, ilressort quand même une permissivité positi-ve. Vieux John, c'est le terreau de fantaisie,c'est la liberté dans ses contraintes.L'espoir est affreux car si la vieillesse estlibération, sur la même route, elle ne peutqu'abandonner ceux qu'elle a un tempsaccompagnés.

    Les vieux, c'est utile, cela rééquilibre dansun univers de devoir et de devoirs. Celadistrait et réconforte jusqu'au jour où latragédie qui n'est pas que pour les autresintervient. Alors, les vieux prennent un coupde jeune et deviennent indispensables.C'est Orna. La vieille grand-mère doit aban-donner la quiétude de sa démission vitalepour, dans un effort à la fois pénible etrevivifiant, assumer la charge de l'éducationde Kalle.

    « Kalle avait cinq ans quand ses parents

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  • moururent dans un accident d'auto. Ilsn'avaient pas d'auto, mais étaient sortis avecdes amis en laissant Kalle chez la voisine.C'est là qu'un policier vint annoncer qu'ilsétaient morts tous les deux ».

    Que dire de cette affection inéluctable etpitoyable, de cette relation obligatoire dontseule la passion peut rendre compte ? Ornaa rempli son devoir mais il lui a été renduau centuple. Que dire, une raison de vivre,ce qui est tout.Kalle dans l'inconscience de sa jeunesse atout compris. La perte des parents est deve-nue mineure en comparaison du risque dela disparition d'Oma.L'âge ne fait rien à l'affaire, la passion, mavieille, cela ne se commande pas. Le bon-heur, garçon, il est dans les rides d'un visageratatiné. Seulement voilà, rien n'est simpleet rien n'est jamais acquis.

    « Orna répondit :- Je vais tâcher de vivre le plus longtempspossible, Kalle. Mais il ne suffit pas de levouloir. Ça aide, tout au plus. »

    On l'appelait Filot

    On aime trop tôt. On risque d'aimer troptard. Disons aussi que quelquefois on n'aimepas assez.C'est le malheur de Filot. Il est vrai qu'iln'est pas facile à comprendre et de ce fait àaimer. Il faudrait, comme le suggère PeterHârtling lui-même dans une postface explica-tive qu'il a jugé nécessaire d'ajouter à sonroman, pouvoir s'y prendre à plusieurs.Filot n'est pas bien dans sa tête, comme ondit aujourd'hui. S'occuper de lui n'est pasrentable. Les rebuffades succèdent auxéchecs. Il s'enferme dans son silence et sonplacard.

    « II avait sans doute deux sortes de maladies.Une qui était claire pour le médecin : les

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    maux de tête, les convulsions, le mal auventre. Tout cela fait bien une vraie maladie,une de celles auxquelles on donne un nomcompliqué. Mais l'autre maladie de Filot,les médecins ne pouvaient pas la soigner.Filot était malade parce que personne nes'occupait de lui, parce qu'il vivait presqueuniquement dans des foyers et des hôpitaux,parce que personne ne jouait avec lui et quepersonne ne lui faisait confiance. C'est cela,i mon avis, la maladie la plus grave. On nepeut pas la guérir si personne n'y met unpeu du sien, s'il n'y a pas des gens capablesd'aimer des enfants comme Filot. »

    Autrement dit : nulle excuse. Seul l'amoursauve. Et si cela ne se passe pas comme onpourrait le souhaiter, il faut aimer un peuplus.Filot n'est qu'un masque. Derrière lui secamouflent tous les enfants du monde entier.Peter Hârtling hurle qu'il n'a pas été assezaimé quand il était petit. Il nous dit quecela lui sert de leçon et que nous ferionsbien d'agir comme lui. Il dit aussi auxenfants : profitez de cet instant, soyez indul-gents avec vos pauvres parents car vouspourriez vous tromper sur eux. D'autantqu'ils furent eux aussi il y a bien longtempsdes enfants. Heureusement qu'il reste lesgrand-pères et les grand-mères.

    Une fois n'est pas la règle, l'œuvre achevée,maîtrisée, sortie de sa gangue, c'est celle quis'adresse aux plus jeunes. Les épluchures,les brouillons pour ceux que cela intéressene sont pas interdits de visite ou de lecture,mais ils n'atteignent pas à l'universel.L'important, le bijou, le chef-d'œuvre, il estpour le meilleur public, celui qui peut encoretout changer car, il ne le cache pas, PeterHârtling est un optimiste.Courageux pour le propos, vigoureux dansle ton, il prend au sérieux son public et illui donne le meilleur. •