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    LA TECHNIQUE

    PHILOSOPHIE GNRALE LICENCE 3 CORPUS

    DULCORATION DE LA DIFFRENCE ENTRE NATURE ET ARTIFICE

    Texte n 1. Descartes, Principes de la philosophie (1644), IV, 203.

    [] car je ne reconnais aucune diffrence entre les machines que font les artisans et les divers corps que

    la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dpendent que de lagencement de certains

    tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux

    qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les

    tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour tre

    aperus de nos sens. Et il est certain que toutes les rgles des mcaniques appartiennent la physique, en

    sorte toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles ; car, par exemple, lorsqu'une montre

    marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est un

    arbre de produire ses fruits.

    Texte n 2. Leibniz, La Monadologie (1714).

    Chaque corps organique dun vivant est une espce de machine divine, ou dautomate naturel, qui

    surpasse infiniment tous les automates artificiels. Parce quune machine faite par lart de lhomme nest

    pas machine dans chacune de ses parties. Par exemple : la dent dune roue de laiton a des parties ou

    fragments qui ne nous sont plus quelque chose dartificiel et nont plus rien, qui marque de la machine par

    rapport lusage, o la roue tait destine. Mais les machines de la nature, c'est--dire les corps vivants

    sont encore machines dans leurs moindres parties, jusqu linfini. Cest ce qui fait la diffrence entre la

    Nature et lArt, c'est--dire, entre lart divin et le ntre.

    LES MYTHES DE LACQUISITION DE LA TECHNIQUE

    Texte n 3. La Bible, Ancien Testament, Gense 3, versets 1-24.

    3 1 Le serpent tait le plus rus de tous les animaux des champs, que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit

    la femme : Dieu a-t-il rellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? 2 La femme

    rpondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. 3 Mais quant au fruit de l'arbre qui est au

    milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne

    mouriez. 4 Alors le serpent dit la femme : Vous ne mourrez point ; 5 mais Dieu sait que, le jour o vous en

    mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. 6 La femme

    vit que l'arbre tait bon manger et agrable la vue, et qu'il tait prcieux pour ouvrir l'intelligence ; elle

    prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi son mari, qui tait auprs d'elle, et il en mangea. 7 Les

    yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils taient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier,

    ils s'en firent des ceintures. 8 Alors ils entendirent la voix du Seigneur Dieu, qui parcourait le jardin vers le

    soir, et l'homme et sa femme se cachrent loin de la face du Seigneur Dieu, au milieu des arbres du jardin. 9 Mais le Seigneur Dieu appela l'homme, et lui dit : O es-tu ? 10 Il rpondit : J'ai entendu ta voix dans le

    jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis cach. 11 Et le Seigneur Dieu dit : Qui t'a appris que tu

    es nu ? Est-ce que tu as mang de l'arbre dont je t'avais dfendu de manger ? 12 L'homme rpondit : La

    femme que tu as mise auprs de moi m'a donn de l'arbre, et j'en ai mang. 13 Et le Seigneur Dieu dit la

    femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme rpondit : Le serpent m'a sduite, et j'en ai mang. 14 Le

    Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le btail et entre tous les

    animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussire tous les jours de ta vie. 15 Je

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    mettrai inimiti entre toi et la femme, entre ta postrit et sa postrit : celle-ci t'crasera la tte, et tu lui

    blesseras le talon. 16 Il dit la femme : J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec

    douleur, et tes dsirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. 17 Il dit l'homme : Puisque tu as

    cout la voix de ta femme, et que tu as mang de l'arbre au sujet duquel je t'avais donn cet ordre : Tu n'en

    mangeras point! le sol sera maudit cause de toi. C'est force de peine que tu en tireras ta nourriture tous

    les jours de ta vie, 18 il te produira des pines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. 19 C'est la

    sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu' ce que tu retournes dans la terre, d'o tu as t pris ;

    car tu es poussire, et tu retourneras dans la poussire. 20 Adam donna sa femme le nom d'Eve : car elle a

    t la mre de tous les vivants. 21 Le Seigneur Dieu fit Adam et sa femme des habits [tuniques] de peau,

    et il les en revtit. 22 Le Seigneur Dieu dit : Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la

    connaissance du bien et du mal. Empchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie,

    d'en manger, et de vivre ternellement. 23 Et le Seigneur Dieu le chassa du jardin d'den, pour qu'il cultivt

    la terre, d'o il avait t pris. 24 C'est ainsi qu'il chassa Adam ; et il mit l'orient du jardin d'den les

    chrubins qui agitent une pe flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie.

    Texte n 4. Platon, Protagoras, le mythe de Promthe, 320c-321c, trad. F. Ildefonse, GF, p. 84-86.

    Il fut un temps o les dieux existaient dj, mais o les races mortelles n'existaient pas. Lorsque fut venu

    le temps de leur naissance, fix par le destin, les dieux les faonnent l'intrieur de la terre, en ralisant

    un mlange de terre, de feu et de tout ce qui se mle au feu et la terre. Puis, lorsque vint le moment de les

    produire la lumire, ils chargrent Promthe et Epimthe de rpartir les capacits entre chacune

    d'entre elles, en bon ordre, comme il convient. Epimthe demande alors avec insistance Promthe de

    le laisser seule oprer la rpartition : Quand elle sera faite, dit-il, tu viendras la contrler. L'ayant

    convaincu de la sorte, il opre la rpartition. Et dans sa rpartition, il dotait les uns de force sans vitesse et

    donnait la vitesse aux plus faibles ; il armait les uns et, pour ceux qu'il dotait d'une nature sans armes, il

    leur mnageait une autre capacit de survie. ceux qu'il revtait de petitesse, il donnait des ailes pour

    qu'ils puissent enfuir ou bien un repaire souterrain ; ceux dont il augmentait la taille voyaient par l-mme

    leur sauvegarde assure ; et dans sa rpartition, il compensait les autres capacits de la mme faon. Il

    oprait de la sorte pour viter qu'aucune race ne soit anantie [].

    Cependant, comme il n'tait pas prcisment sage, Epimthe, sans y prendre garde, avait dpens

    toutes les capacits pour les btes, qui ne parlent pas ; il reste encore la race humaine, qui n'avait rien

    reu, et il ne savait pas quoi faire.

    Alors qu'il tait dans l'embarras, Promthe arrive pour inspecter la rpartition, et il voit tous les

    vivants harmonieusement pourvus en tout, mais l'homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans

    armes. Et c'tait dj le jour fix par le destin, o l'homme devait sortir de terre et paratre la lumire.

    Face cet embarras, ne sachant pas comment il pouvait prserver l'homme, Promthe drobe le savoir

    technique d'Hphastos et d'Athna, ainsi que le feu car, sans feu, il n'y avait pas moyen de l'acqurir ni

    de s'en servir , et c'est ainsi qu'il en fait prsent l'homme.

    OBJET TECHNIQUE ET OBJET NATUREL

    Texte n 5. Aristote, Mtaphysique, livre Z, chap. 7, Pocket, p. 245-247.

    Parmi les phnomnes qui viennent se produire, il y en a qui sont produits par la nature ; d'autres sont

    le produit de l'art ; d'autres enfin sont spontanes et l'effet du hasard. D'ailleurs, tout phnomne, qui se

    produit, est ncessairement produit par quelque chose ; il vient de quelque chose, et il est telle ou telle

    chose. []

    Parmi les phnomnes qui se produisent, ceux qu'on appelle naturels sont prcisment ceux dont la

    production vient de la nature. Ce dont est faite la chose qui se produit, c'est ce que nous nommons sa

    matire ; la cause par laquelle la chose est produite est un des tres qui existent dj naturellement. Un

    quelconque de ces tres pris individuellement, c'est un homme, une plante, ou telle autre chose de ce

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    genre, que nous regardons minemment comme des substances. Tout ce que produit la nature, ou tout ce

    que l'art produit, une matire, parce qu'en effet chacun des produits de l'art et de la nature peut-tre ou

    n'tre pas ; et c'est l prcisment ce qu'est la matire dans chacun deux. D'une manire gnrale, on

    appelle galement du nom de Nature, et l'origine do ltre vient sortir, et < ce par quoi il est ce qu'il

    est > (car tout tre qui se produit une certaine nature, comme la plante ou l'animal) ; et la cause par

    laquelle cet tre est produit, c'est sa nature, qui, sous le rapport de l'espce et de la forme [un seul mot

    dans le texte : eidos], est identique ltre qu'elle produit ; seulement cette cause est alors dans un autre

    tre. C'est ainsi que l'homme engendre et produit l'homme.

    Tels sont donc tous les phnomnes qui viennent de la nature. Quant aux autres, ce ne sont, vrai dire,

    que des phnomnes produits par l'homme ; et tous les produits de ce genre viennent de l'art, ou d'une

    certaine facult [que l'homme possde], ou de son intelligence. Enfin, il y a des choses qui sont spontanes

    et qui viennent du hasard, peu prs comme certains phnomnes de la nature ; car, dans le domaine de

    la nature, les mmes tres naissent d'un germe, ou naissent sans germe. Mais ce sont l des considrations

    que nous aborderons plus tard.

    Les produits de l'art sont les choses dont la forme est dans l'esprit de l'homme ; et par forme, j'entends

    ici l'essence qui fait de chaque chose quel est ce qu'elle est, et sa substance premire.

    Texte n 6. Kant, Critique de la facult de juger, 43, De lart en gnral, trad. A. Philonenko, Vrin,

    p. 198-200.

    1. L'art est distingu de la nature, comme le faire (facere) lest de l' agir ou causer en gnral

    (agere) et le produit ou la consquence de l'art se distingue en tant qu'uvre (opus) du produit de la

    nature en tant qu'effet (effectus).

    En droit on ne devrait appeler art que la production par libert, c'est--dire par un libre-arbitre, qui met

    la raison au fondement de ces actions. On se plat nommer une uvre d'art le produit des abeilles (les

    gteaux de cire rgulirement construits), mais ce n'est qu'en raison d'une analogie avec l'art ; en effet,

    ds que l'on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune rflexion proprement rationnelle, on

    dclare aussitt il s'agit d'un produit de leur nature (de linstinct), et c'est seulement leur crateur qu'on

    l'attribue en tant qu'art. Lorsquen fouillant un marcage on dcouvre, comme il est arriv parfois, un

    morceau de bois taill, on ne dit pas que c'est un produit de la nature, mais de l'art ; la cause productrice

    de celui-ci a pens une fin, laquelle l'objet doit sa forme. On discerne d'ailleurs un art en toute chose,

    qui est ainsi constitue, quune reprsentation de ce qu'elle est a d dans sa cause prcder sa ralit

    (mme chez les abeilles) sans que toutefois cette cause ait pu prcisment penser leffet; mais quand on

    nomme simplement une chose une uvre d'art, pour la distinguer d'un effet naturel, on entend toujours

    par l une uvre de l'homme.

    Texte n 7. Marx, Le Capital, section 3, chap. 7, I, trad. Rubel, Folio, p. 275-276.

    Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-mme

    vis--vis de la nature le rle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est dou, bras et jambes,

    et tte et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matires en leur donnant une forme utile

    sa vie. En mme temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extrieure et la modifie, il modifie sa

    propre nature, et dveloppe les facults qui y sommeillent. Nous ne nous arrterons pas cet tat

    primordial du travail o il n'a pas encore dpouill son mode purement instinctif. Notre point de dpart,

    c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement l'homme. Une araigne fait des oprations

    qui ressemblent celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ces cellules de cire l'habilet

    de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue ds l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus

    experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tte avant de la construire dans la ruche. Le rsultat auquel

    le travail aboutit prexiste idalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opre seulement

    un changement de forme dans les matires naturelles ; il y ralise du mme coup son propre but dont il a

    conscience, qui dtermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volont. Et cette

    subordination n'est pas momentane. L'uvre exige pendant toute sa dure, outre l'effort des organes qui

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    agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-mme rsulter que d'une tension constante de la

    volont. Elle lexige d'autant plus que, par son objet et son mode d'excution, le travail enchane moins le

    travailleur, qu'il se fait moins sentir lui comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles, en

    un mot, qu'il est moins attrayant.

    PRAXIS ET POSIS

    Texte n 8. thique Nicomaque, VI, 2, Les vertus intellectuelles, trad. J. Tricot.

    Nous avons divis les vertus de lme, et distingu, dune part les vertus du caractre, et, dautre part

    celles de lintellect. Nous avons trait en dtail des vertus morales ; pour les autres restantes, aprs

    quelques remarques pralables au sujet de lme, voici ce que nous avons en dire.

    Antrieurement, nous avons indiqu quil y avait deux parties de lme, savoir la partie rationnelle et la

    partie irrationnelle. Il nous faut maintenant tablir, pour la partie rationnelle elle-mme, une division de

    mme nature. Prenons pour base de distinction que les parties rationnelles sont au nombre de deux, lune

    par laquelle nous contemplons ces sortes dtre dont les principes ne peuvent tre autrement quils ne

    son, et lautre par laquelle nous connaissons les choses contingentes : quand, en effet, les objets diffrent

    par le genre, les parties de lme adaptes naturellement la connaissance des uns et des autres doivent

    aussi diffrer par le genre, sil est vrai que cest sur une certaine ressemblance et affinit entre le sujet et

    lobjet que la connaissance repose. Appelons lune de ces parties scientifique, et lautre la calculative,

    dlibrer et calculer tant une seule et mme chose, et on ne dlibre jamais sur les choses qui ne peuvent

    tre autrement quils ne sont. Par consquent, la partie calculative est seulement une partie de la partie

    rationnelle de lme. Il faut par suite bien saisir quelle est pour chacune de ces deux parties sa meilleure

    disposition : on aura l la vertu de chacune delles, et la vertu dune chose est relative son uvre propre.

    Texte n 9. thique Nicomaque, VI, 4, < tude de lart >, trad. D. Tricot. Les choses qui peuvent tre autres quelles ne sont comprennent la fois les choses quon fabrique et les

    actions quon accomplit. Production et action sont distinctes (sur leur nature nous pouvons faire confiance

    aux discours exotriques) ; il sensuit que la disposition agir accompagne de rgle est diffrente de la

    disposition produire accompagne de rgle. De l vient encore quelles ne sont pas une partie lune de

    lautre, car ni laction nest une production, ni la production une action. Et puisque larchitecture est un art,

    et est essentiellement une certaine disposition produire, accompagne de rgle, et qu'il nexiste aucun

    art qui ne soit une disposition produire accompagne de rgle, ni aucune disposition de ce genre qui ne

    soit un art, il y aura identit entre art et disposition produire accompagne de rgle exacte. Lart

    concerne toujours un devenir, et sappliquer un art, cest considrer la faon damener lexistence une

    de ces choses qui sont susceptibles dtre ou de ntre pas, mais dont le principe dexistence rside dans

    lartiste et non dans la chose produite : lart, en effet, ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent

    ncessairement, ni non plus les tres naturels, qui ont en eux-mmes leur principe. Mais puisque

    production et action sont quelque chose de diffrent, il faut ncessairement que lart relve de la

    production et non de l'action. Et en un sens la fortune et lart ont rapport aux mmes objets, ainsi

    quAgathon le dit : Lart affectionne la fortune, et la fortune lart.

    Ainsi donc, lart, comme nous lavons dit, est une certaine disposition, accompagne de rgle vraie,

    capable de produire ; le dfaut dart, au contraire, est une disposition produire accompagne de rgle

    fausse ; dans un cas comme dans lautre, on se meut dans le domaine du contingent.

    Texte n 10. thique Nicomaque, VI, 5, < tude de la prudence >, trad. J. Tricot. Mais on ne dlibre jamais sur les choses que ne peuvent pas tre autrement quelles ne sont, ni sur

    celles quil nous est impossible daccomplir ; par consquent sil est vrai quune science saccompagne de

    dmonstration, mais que les choses dont les principes peuvent tre autres quils ne sont nadmettent pas

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    de dmonstration (car toutes sont galement susceptibles dtre autrement quelles ne sont), et sil nest

    pas possible de dlibrer sur les choses qui existent ncessairement, la prudence ne saurait tre ni une

    science, ni un art : une science, parce que lobjet de laction peut tre autrement quil nest ; un art, parce

    que le genre de laction est autre que celui de la production. Reste donc que la prudence est une

    disposition, accompagne de rgle vraie, capable dagir dans la sphre de ce qui est bon ou mauvais pour

    un tre humain. Tandis que la production, en effet, a une fin autre quelle-mme, il nen saurait tre ainsi

    pour laction, la bonne pratique tant elle-mme sa propre fin.

    OBJET TECHNIQUE ET OBJET DART

    Texte n 11. Jean-Pierre Sris, La technique, Quelques rencontres avec la technique , PUF, p. 31

    En essayant de poursuivre le plus longtemps possible un discours sur lobjet technique valable aussi

    pour lobjet dart, on risque doublier la question cependant attendue : quest-ce qui distingue lobjet

    technique et lobjet dart ? Dans la perspective quon adopte ici tirer des questions prcises qui servent

    de sous-titres un bnfice pour lintelligence de la technique on se contentera de mettre en garde contre

    des prjugs socioculturels ou historiques, suggrant deux univers que la conscience commune oppose,

    quitte y reconnatre deux marchs. Si lart se rduisait celui du muse, et les objets techniques ceux

    qui sont en usage effectif, la coupure serait nette. Mais chacun sait quil y a des muses de technologie, que

    lart est dans la rue, sur la route, dans la vie quotidienne, lusine, que lexprience utilitaire de lobjet nen

    exclut pas lexprience esthtique, que lobjet le plus trivial peut se voir promu au rang duvre (le ready

    made), que le pont, le palais ou la maison, lusine ou la manufacture, peuvent tre une uvre dart, comme

    larc, le masque, lenseigne ou la commode. Ainsi les frontires sont difficiles tracer, ce qui ne veut pas

    dire quil ny a pas de frontires ! La question : tel objet est-il une uvre dart sefface devant la question :

    quel type dintentionnalit saisit lobjet ? Nous y reviendrons au chapitre 6. Le paysage est-il un objet

    technique, ou une uvre dart ? La question touche la place de la technique dans la culture1, mais elle ne

    fait sens qu condition de prciser quel type de regard on se rfre : celui de lexploitant, celui du

    gologue, celui du peintre ? Thomas Munro rappelle dans son livre Les arts et leurs relations mutuelles les

    circonstances de laffaire Brancusi : l Oiseau en vol de Brancusi mritait-il dentrer aux tats-Unis

    en franchise, au titre de sculpture et d uvre dart ou bien son acqureur devait-il acquitter les

    droits de douanes sans exonration ? Cest finalement au nom dun critre sociologique quil fut class

    production originale dun sculpteur professionnel . Y a-t-il cercle ? Il ne sagissait de savoir quune

    chose : de quel il devraient le regarder les douaniers !

    1 Voir F. Dagognet (dir.), Mort du paysage ?

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    Une des versions de lOiseau en vol ou Oiseau dans lespace (Pasrea n vzduh en roumain)

    LE CORPS COMME OBJET TECHNIQUE

    Texte n 12. Marcel Mauss, Les techniques du corps . Article originalement publi Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. Communication prsente

    la Socit de Psychologie le 17 mai 1934. Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi. Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Tout ceci ne me satisfaisait pas. Je voyais comment tout pouvait se dcrire, mais non s'organiser ; je ne

    savais quel nom, quel titre donner tout cela.

    C'tait trs simple, je n'avais qu' m'en rfrer la division des actes traditionnels en techniques et en

    rites, que je crois fonde. Tous ces modes d'agir taient des techniques, ce sont les techniques du corps.

    Nous avons fait, et j'ai fait pendant plusieurs annes l'erreur fondamentale de ne considrer qu'il y a

    technique que quand il y a instrument. Il fallait revenir des notions anciennes, aux donnes

    platoniciennes sur la technique, comme Platon parlait d'une technique de la musique et en particulier de

    la danse, et tendre cette notion.

    J'appelle technique un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu'en ceci il n'est pas diffrent de l'acte

    magique, religieux, symbolique). Il faut qu'il soit traditionnel et efficace. Il n'y a pas de technique et pas de

    transmission, s'il n'y a pas de tradition. C'est en quoi l'homme se distingue avant tout des animaux : par la

    transmission de ses techniques et trs probablement par leur transmission orale.

    Donnez-moi donc la permission de considrer que vous adoptez mes dfinitions. Mais quelle est la

    diffrence entre l'acte traditionnel efficace de la religion, l'acte traditionnel, efficace, symbolique,

    juridique, les actes de la vie en commun, les actes moraux d'une part, et l'acte traditionnel des techniques

    d'autre part ? C'est que celui-ci est senti par l'auteur comme un acte d'ordre mcanique, physique ou

    physico-chimique et qu'il est poursuivi dans ce but.

    Dans ces conditions, il faut dire tout simplement : nous avons affaire des techniques du corps. Le corps

    est le premier et le plus naturel instrument de l'homme. Ou plus exactement, sans parler d'instrument, le

    premier et le plus naturel objet technique, et en mme temps moyen technique, de l'homme, c'est son

    corps. Immdiatement, toute cette grande catgorie de ce que, en sociologie descriptive, je classais comme

    divers disparat de cette rubrique et prend forme et corps : nous savons o la ranger.

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    Texte n 13. Aristote, Les Parties des animaux, 10, 687 b, d. Les Belles Lettres, trad. P. Louis,

    p. 136-137.

    Anaxagore prtend que c'est parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des animaux. Ce

    qui est rationnel, plutt, c'est de dire qu'il a des mains parce qu'il est le plus intelligent. Car la main est un

    outil ; or la nature attribue toujours, comme le ferait un homme sage, chaque organe qui est capable de

    s'en servir. Ce qui convient, en effet, c'est de donner des fltes au fltiste, plutt que d'apprendre jouer

    qui possde des fltes. C'est toujours le plus petit que la nature ajoute au plus grand et au plus puissant, et

    non pas le plus prcieux et le plus grand au plus petit. Si donc cette faon de faire est prfrable, si la

    nature ralise parmi les possibles celui qui est le meilleur, ce n'est pas parce qu'il a des mains que

    l'homme est le plus intelligent des tres, mais c'est parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains. En

    effet, l'tre le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la

    main semble bien tre non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu

    des autres1. C'est donc l'tre capable d'acqurir le plus grand nombre de techniques que la nature a

    donn l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitu et

    qu'il est le moins bien partag des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et il n'a pas

    d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de

    dfense et il ne leur est pas possible de le changer pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais

    dposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reue en partage. L'homme,

    au contraire, possde de nombreux moyens de dfense, et il lui est toujours loisible d'en changer et mme

    d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance, ou pe, ou

    toute autre arme ou outil. Elle peut-tre tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir.

    La forme mme que la nature a imagine pour la main est adapte cette fonction. Elle est, en effet,

    divise en plusieurs parties. Et le fait que ces parties peuvent s'carter implique aussi pour elles la facult

    de se runir, tandis que la rciproque n'est pas vraie. Il est possible de s'en servir comme d'un organe

    unique, double ou multiple.

    PRAXIS ET POSIS (suite)

    Texte n 14. Hannah Arendt, La condition de lhomme moderne (The human condition), chap. 1, La

    condition humaine , trad. G. Fradier, Calmann-Lvy, p. 41.

    Je propose le terme de vita activa pour dsigner trois activits humaines fondamentales : le travail,

    luvre et laction. Elles sont fondamentales parce que chacune delles correspond aux conditions de base

    dans lesquelles la vie sur terre est donne lhomme.

    Le travail est lactivit qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance

    spontane, le mtabolisme et ventuellement la corruption, sont lis aux productions lmentaires dont le

    travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-mme.

    Luvre est lactivit qui correspond la non-naturalit de lexistence humaine, qui nest pas incruste

    dans lespace et dont la mortalit nest pas compense par lternel retour cyclique de lespce. Luvre

    fournit un monde artificiel dobjets, nettement diffrent de tout milieu naturel. Cest lintrieur de ses

    frontires que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-mme est destin leur

    survivre et les transcender toutes. La condition humaine de luvre est lappartenance-au-monde.

    Laction, la seule activit qui mette directement en rapport les hommes, sans lintermdiaire des objets

    ni de la matire, correspond la condition humaine de la pluralit, au fait que ce sont des hommes et non

    pas lhomme, qui vivent sur terre et habitent le monde.

    1 Organon pr organon . La traduction de Pierre Pellegrin (GF) propose : car cest comme si elle tait un instrument pour des instruments ou, en note, instrument mettant en uvre des instruments ou instrument qui vaut plusieurs instruments .

  • 8

    Texte n 15. Hannah Arendt, Le concept dhistoire in La crise de la culture, trad. P. Lvy (dir.),

    Gallimard, p. 113.

    Du point de vue du rsultat, dautre part, laction parat immdiatement plus fugitive et plus frustrante

    que les activits de travail et de production dobjets. Les actions humaines, si elles ne sont pas conserves

    dans le souvenir, sont les choses les plus fugaces et les plus prissables sur terre ; elles ne durent gure

    plus longtemps que lactivit elle-mme et certainement par elles-mmes ne peuvent jamais prtendre

    cette permanence que possdent jusqu'aux objets dusage ordinaire quand ils survivent leur fabricateur,

    pour ne pas parler des uvres dart, qui nous parlent par del les sicles. Laction humaine, projete dans

    un tissu de relations o se trouvent poursuivies des fins multiples et opposes, naccomplit presque jamais

    son intention originelle ; aucun acte ne peut jamais tre reconnu par son auteur comme le sien avec la

    mme certitude heureuse quune uvre de nimporte quelle espce par son auteur. Quiconque commence

    agir doit savoir quil a dclench quelque chose dont il ne peut jamais prdire la fin, ne serait-ce que

    parce que son action a dj chang quelque chose et la rendue encore plus imprvisible.

  • 9

    Texte n 16. Hannah Arendt, La condition de lhomme moderne (The human condition), chap. 3, Le

    travail , trad. G. Fradier, Calmann-Lvy, p. 185-186.

    Le monde, la maison humaine difie sur terre et fabrique avec les matriaux que la nature terrestre

    livre aux mains humaines, ne consiste pas en choses que lon consomme, mais en choses dont on se sert. Si

    la nature et la terre constituent gnralement la condition de la vie humaine, le monde et les choses du

    monde sont la condition dans laquelle cette vie spcifiquement humaine peut sinstaller sur terre. La

    nature, aux yeux de lanimal laborans, est la grande pourvoyeuse de toutes les bonnes choses qui

    appartiennent galement tous ses enfants, lesquels les lui prennent et sy mlent dans le travail et

    la consommation1. La mme nature, aux yeux de lhomo faber, le constructeur du monde, ne fournit que

    les matriaux presque sans valeur en eux-mmes , et dont toute la valeur rside dans luvre accomplie

    sur eux2. Sans prendre ses biens la nature pour les consommer, sans se dfendre contre les processus

    naturels de la croissance et du dclin, lanimal laborans ne survivrait pas. Mais si nous ntions installs au

    milieu dobjets qui par leur dure peuvent servir et permettre ddifier un monde dont la permanence

    soppose la vie, cette vie ne serait pas humaine.

    Texte n 17. Hannah Arendt, La condition de lhomme moderne (The human condition), chap. 4,

    Luvre , trad. G. Fradier, Calmann-Lvy, p. 195-196.

    Avoir un commencement prcis, une fin prcise et prvisible, voil ce qui caractrise la fabrication qui,

    par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activits humaines. Le travail, pris dans le mouvement

    cyclique du processus vital corporel, na ni commencement ni fin. Laction, comme le verrons, si elle peut

    avoir un commencement dfini, na jamais de fin prvisible. Cette grande scurit de luvre se reflte

    dans le fait que le processus de fabrication, la diffrence de laction, nest pas irrversible : tout ce qui est

    production par lhomme peut tre dtruit par lhomme, et aucun objet dusage nest si absolument

    ncessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. Lhomo

    faber est bien seigneur et matre, non seulement parce quil est ou sest fait matre de la nature, mais

    surtout parce quil est matre de soi et de ses actes. Cela nest ni vrai de lanimal laborans, soumis la

    ncessit de sa vie, ni de lhomme daction, toujours dpendant de ses semblables. Seul avec son image du

    futur produit, lhomo faber est libre de produire, et de mme confront seul luvre de ses mains, il est

    libre de dtruire.

    Texte n 18. Hannah Arendt, La condition de lhomme moderne (The human condition), chap. 6, La

    vita activa et lge moderne , trad. G. Fradier, Calmann-Lvy, p. 377.

    Et la raison de cette prdilection en philosophie nest en aucune faon la mfiance lgard de laction,

    mfiance dinspiration politique et dont nous avons parl plus haut : cest le soupon, beaucoup plus grave

    philosophiquement, que la contemplation et la fabrication (theria et poisis) ont de profondes affinits,

    quelles ne sopposent pas lune lautre sans quivoque comme la contemplation et laction. Leur

    ressemblance tient essentiellement, du moins dans la philosophie grecque, au fait que la contemplation,

    lobservation prolonge dun objet, passe aussi bien pour un lment de la fabrication : luvre de lartisan

    est en effet guide par lide, par le modle contempl avant de commencer le processus de fabrication

    et aprs lavoir termin, d'abord pour savoir quoi faire, ensuite pour pouvoir juger le produit fini.

    Texte n 19. Hannah Arendt, Le concept dhistoire in La crise de la culture, trad. P. Lvy (dir.),

    Gallimard, p. 79.

    Aujourd'hui cette qualit qui distinguait l'histoire de la nature est aussi une chose du pass. Nous savons aujourd'hui que bien que nous ne puissions faire la nature au sens de la cration, nous sommes

    tout fait capables de dclencher de nouveaux processus naturels, et qu'en un sens par consquent nous

    faisons la nature , dans la mme mesure que nous faisons l'histoire . Il est vrai que nous n'avons

    1 Locke, Second Treatise of Civil Government, sec. 28. 2 Ibid., sec. 43.

  • 10

    atteint ce stade qu'avec les dcouvertes nuclaires, o des forces naturelles sont libres, dlivres, pour

    ainsi dire, et o ont lieu des processus naturels qui n'auraient jamais exist sans intervention directe de

    l'action humaine. Ce stade va bien au-del non seulement de l'poque prmoderne, o le vent et l'eau

    taient utiliss pour suppler et multiplier les forces humaines, mais aussi de l're industrielle avec sa

    machine vapeur et son moteur combustion interne, o des forces naturelles taient imites et utilises

    comme des moyens de production crs par l'homme.

    Texte n 20. Hannah Arendt, Le concept dhistoire in La crise de la culture, trad. P. Lvy (dir.),

    Gallimard, p. 83-84.

    Jusqu notre poque, laction humaine avec ses processus faits par lhomme tait limite au monde

    humain, alors que la principale proccupation de lhomme quant la nature tait dutiliser le matriau

    quelle offrait dans la fabrication, pour difier avec lui lartifice humain et le dfendre contre la force

    norme des lments. Ds le moment o nous avons commenc dclencher des processus naturels de

    notre cru et la fission de latome est prcisment un tel processus naturel engendr par lhomme nous

    navons pas seulement accru notre pouvoir sur la nature, nous ne sommes pas seulement devenus plus

    agressifs dans nos rapports avec les forces existantes de la terre, mais pour la premire fois nous avons

    capt la nature dans le monde humain en tant que tel et effac les frontires dfensives entre les lments

    naturels et lartifice humain qui limitaient toutes les civilisations antrieures.

    Les dangers de cette action dans la nature sont manifestes si l'on admet que les caractristiques

    mentionnes plus haut de l'action humaine font partie intgrante de la condition humaine.

    L'imprvisibilit n'est pas le manque de prvoyance, et aucune organisation technique des affaires

    humaines ne sera jamais capable de l'liminer, pas plus qu'un apprentissage de la prudence ne peut

    conduire une sagesse qui reviendrait savoir compltement ce que l'on fait. Seul le conditionnement total,

    c'est--dire l'abolition totale de l'action, peut jamais esprer en finir avec l'imprvisibilit. Et mme la

    prvisibilit de la conduite humaine que la terreur politique est capable dassurer pendant des priodes

    relativement longues ne peut changer lessence des affaires humaines une fois pour toutes ; elle ne peut

    tre sre de son propre avenir.

    Texte n 21. Hannah Arendt, Le concept dhistoire in La crise de la culture, trad. P. Lvy (dir.),

    Gallimard, p. 107-108.

    Le mal rside dans la nature du cadre conceptuel moyens-fins qui partout o il est appliqu change

    immdiatement tout but atteint en moyen d'une fin nouvelle, et, pour ainsi dire, en dtruit par l le sens,

    jusqu' ce qu'au milieu de l'interrogation utilitaire apparemment sans fin : A quoi sert ? , au milieu de

    la progression apparemment sans fin o le but d'aujourd'hui devient le moyen d'un meilleur lendemain,

    apparaisse l'unique question laquelle aucune pense utilitaire ne peut jamais rpondre : Et quelle est

    l'utilit de l'utilit ? comme la formula un jour succinctement Lessing.

  • 11

    LHOMME, LA TECHNIQUE, LE LANGAGE

    Texte n 22. Andr Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, tome I : Technique et langage, Albin Michel,

    p. 32-34.

    Un peu plus dun sicle aprs la dcouverte du crne de Gibraltar, quelle image peut-on se forger qui

    rassemble des critres communs ta totalit des hommes et de leurs anctres ? Le premier et le plus

    important de tous, cest la station verticale ; cest aussi, comme on vient de le voir, le dernier dont la ralit

    ait t admise, ce qui a contraint pendant plusieurs gnrations poser le problme de lhomme sur une

    base fausse. Tous les fossiles connus, aussi tranges soient-ils que lAustralopithque, possdent la station

    verticale. Deux critres sont corollaires du premier : ce sont la possession dune face courte et celle dune

    main libre pendant la locomotion. Il a fallu attendre ces dernires annes et la dcouverte du bassin et du

    fmur de lAustralopithque pour comprendre la liaison qui existait entre station verticale et face courte.

    []

    La libert de la main implique presque forcment une activit technique diffrente de celle des singes et

    sa libert pendant la locomotion, allie une face courte et sans canines offensives, commande lutilisation

    des organes artificiels que sont les outils. Station debout, face courte, main libre pendant la locomotion et

    possession doutils amovibles sont vraiment les critres fondamentaux de lhumanit. []

    On peut stonner que limportance du volume du cerveau nintervienne quensuite. En ralit, il est

    difficile de donner la prminence tel ou tel caractre, car tout est li dans le dveloppement des

    espces, mais il me semble certain que le dveloppement crbral est en quelque sorte un critre

    secondaire. Il joue, lorsque lhumanit est acquise, un rle dcisif dans le dveloppement des socits,

    mais il est certainement, sur le plan de lvolution stricte, corrlatif de la station verticale et non pas,

    comme on la cru pendant longtemps, primordial.

    La situation de lhomme, au sens le plus large, apparat donc comme conditionne par la station

    verticale. Celle-ci apparatrait comme un phnomne incomprhensible si elle ntait lune des solutions

    donnes un problme biologique aussi ancien que les vertbrs eux-mmes, celui du rapport entre la

    face comme support des organes de prhension alimentaire et le membre antrieur comme organe non

    seulement de locomotion, mais aussi de prhension. Ds lorigine, la colonne vertbrale, la face et la main

    (mme sous la forme dune nageoire) sont indissolublement lies.

    [] Les conditions humaines de station verticale dbouchent sur des consquences de dveloppement

    neuro-psychique qui font du dveloppement du cerveau humain autre chose quune augmentation de

    volume. La relation de la face et de la main reste aussi troite dans le dveloppement crbral

    quantrieurement : outil pour la main et langage pour la face sont deux ples dune mme disposition que

    traite le chapitre II.

    Texte n 23. Andr Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, tome I : Technique et langage, Albin Michel,

    p. 162-163.

    En dautres termes, partir dune formule identique celle des Primates, lhomme fabrique des outils

    concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du mme processus ou plutt recourant dans le

    cerveau au mme quipement fondamental. Cela conduit considrer non seulement que le langage est

    aussi caractristique de lhomme que loutil, mais quils ne sont que lexpression de la mme priorit de

    lhomme, exactement comme les trente signaux vocaux diffrents du chimpanz sont lexact

    correspondant mental des btons emmanchs pour attirer la banane suspendue, c'est--dire aussi peu un

    langage que lopration des btons nest une technique au sens propre.

    Texte n 24. Andr Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, tome I : Technique et langage, Albin Michel,

    p. 163-164.

    Le lien organique parat assez fort pour quon puisse prter aux Australopithques et aux Archanthropes

    un langage de niveau correspondant celui de leurs outils. ces stades o ltude comparative des outils

    et des crnes parat montrer que lindustrie se dveloppe un rythme correspondant celui de lvolution

  • 12

    biologique, le niveau du langage na pu tre que trs bas, mais il dpassait certainement le niveau des

    signaux vocaux. En effet, ce qui caractrise chez les grands singes le langage et la technique , cest

    leur apparition spontane sous leffet dun stimulus extrieur et leur abandon non moins spontan ou leur

    dfaut dapparition si la situation matrielle qui les dclenche cesse ou ne se manifeste pas. La fabrication

    et lusage du chopper ou du biface relvent dun mcanisme trs diffrent, puisque les oprations de

    fabrication prexistent loccasion dusage et puisque loutil persiste en vue dactions ultrieures. La

    diffrence entre le signal et le mot nest pas dun autre caractre, la permanence du concept est de nature

    diffrente mais comparable celle de loutil.

    CLASSER LES TECHNIQUES : LA TENDANCE ET LE FAIT

    Texte n 25. Andr Leroi-Gourhan, volution et techniques, tome I : Lhomme et la matire, Albin

    Michel, introduction, p. 13.

    Les cadres classificatoires des techniques nont pas t tablis par des technologues, mais par des

    ethnologues qui avaient plus en vue une rpartition des produits du groupe quils tudiaient dans des

    divisions commodes quune analyse de la fabrication. En dautres termes, ils ont plutt vu la forge que le

    travail des mtaux, le panier que la vannerie, le vtement que le travail des fibres. Un cadre tabli sur ces

    principes assure correctement les besoins de lanalyse culturelle, il laisse de ct les problmes

    proprement technologiques.

    Texte n 26. Andr Leroi-Gourhan, volution et techniques, tome I : Lhomme et la matire, Albin

    Michel, introduction, p. 18-19.

    [] Mon but tant de dcrire les techniques par leur ct le plus matriel, jai adopt un ordre assez

    diffrent de ceux qui sont ordinairement proposs.

    Tout d'abord les moyens les plus lmentaires dont disposent tous les hommes : la prhension, les

    percussions multiples par lesquelles on peut briser, couper, modeler ; le feu, qui peut chauffer, cuire,

    fondre, scher, dformer ; leau qui peut dlayer, fondre, assouplir, laver et qui, dans diffrentes solutions,

    par ses effets physiques ou chimiques, servira tanner, conserver, cuire ; lair enfin qui avive une

    combustion, qui sche ou qui nettoie.

    En possession de ces moyens lmentaires, nous les animerons par des forces : forces des muscles

    humains, des animaux, de leau, de lair. Ces forces ne sont pas gaspilles au hasard, le mouvement est

    dirig, amplifi par des leviers ou des transmissions, conomis par lquilibre. Synthse des forces, les

    transports assureront le moyen datteindre les matires premires, de diffuser les produits.

    Posant en principe que cest la matire qui conditionne toute technique et non pas les moyens ou les

    forces, je me suis cart franchement des donnes acquises et jai adopt une rpartition des techniques

    de fabrication qui dbute par les matires solides pour atteindre progressivement les fluides. []

    Les moyens lmentaires, la force et la matire ont des usages gnraux, leur mise en uvre aboutit aux

    instruments des techniques dacquisition et de consommation. De leur combinaison sort la flche, la

    chaussure ou lhabitation [].

    Texte n 27. Andr Leroi-Gourhan, volution et techniques, tome I : Lhomme et la matire, Albin

    Michel, introduction, p. 14-15.

    Nul, actuellement, ne saurait prtendre la connaissance mme superficielle de la totalit humaine.

    Aucun chercheur ne pourrait dcrire lactivit des hommes en tous les temps et dans tous les pays, mais

    les grandes classifications se font, bien avant quune science soit compltement exploite. Les animaux, les

    plantes ont t rpartis du XVIIe au XIXe sicle (alors que la majorit des espces restait dcouvrir) dans

    des cadres dont les grandes lignes se sont montres dfinitives. La science de lhomme est dans le mme

    cas. Cela est d, en zoologie comme en ethnologie, au caractre permanent de tendances ; tout semble se

    passer comme si un prototype idal de poisson ou de silex taill de dveloppait suivant des lignes

  • 13

    prconcevables du poisson, lamphibien, au reptile, au mammifre ou loiseau, du silex indiffrenci

    dans sa forme aux lames finement retouches, au couteau de cuivre, au sabre dacier. Quon ne sy trompe

    pas : ces lignes rendent simplement un aspect de la vie, celui du choix invitable et limit que le milieu

    propose la matire vivante. Parce quil doit choisir entre leau et lair, entre la natation, la reptation ou la

    course, ltre vivant suit un nombre limit de grandes lignes dvolution ; en ethnologie, cest parce que

    lhomme na pas dautre prise sur le bois quen le coupant sous un certain angle, sous une pression

    dtermine, que les formes, les emmanchements des outils sont classifiables. Le dterminisme technique

    est aussi marqu que celui de la zoologie : comme Cuvier dcouvrant une mchoire de sarigue dans un

    bloc de gypse a pu inviter ses collgues incrdules poursuivre avec lui le dgagement du squelette et leur

    prdire la mise au jour des os marsupiaux, lethnologie peut, jusqu un certain point, tirer de la forme

    dune lame doutil des prcisions sur celle du manche et sur lemploi de loutil complet.

    Mais quon noublie pas que Cuvier sest souvent trouv en dfaut parce quil y entre la tendance

    dterminante et le fait matriel une diffrence de nature : les tendances gnrales peuvent donner

    naissance des techniques identiques mais sans lien de parent matrielle et les faits, quelle que soit leur

    proximit gographiques, sont individuels, uniques. On trouvait la fois chez les Eskimos dAlaska, les

    Indiens du Brsil et les Ngres dAfrique la coutume de planter des ornements de bois ou dos dans la lvre

    infrieure. Il y a bien identit technique mais, jusqu prsent, aucun effort srieux ne peut aboutir

    dmontrer la parent de ces groupes humains. La charrue malaise, celle du Japon et celle du Tibet

    reprsentent trois formes voisines et certainement en rapport dans lhistoire ancienne des trois peuples :

    chacune pourtant, par le sol cultiv, par les dtails de son montage, par le mode dattelage, par le sens

    symbolique ou social qui y est attach reprsente bien quelque chose dunique, de catgoriquement

    individualis. Tout se prsente comme sil y avait la fois une tendance charrue ralise sur chaque

    point du temps et de lespace par un fait unique et des rapports historiques certains sur des chelles de

    temps et despace parfois considrables. Au moindre faux pas le spcialiste saute de lun autre et dpasse

    la mesure de la ralit.

    Texte n 28. Andr Leroi-Gourhan, volution et techniques, tome I : Lhomme et la matire, Albin

    Michel, chapitre 1, p. 27-28.

    Ce double aspect porterait voir dans lactivit humaine deux ordres de phnomnes de natures

    distinctes : des phnomnes de tendances qui tiennent la nature mme de lvolution et des faits qui sont

    indissolublement lis au milieu dans lequel ils se produisent.

    La tendance a un caractre invitable, prvisible, rectiligne ; elle pousse le silex tenu la main acqurir

    un manche, le ballot tran sur deux perches se munir de roues. Parce que la parure est une tendance,

    lhomme se badigeonne de terre colore et il suit pour cela les lignes naturelles de son corps : aucune

    surprise trouver aux extrmits du globe les mmes dessins le long des jambes ou autour des seins ; il

    fixe invitablement des ornements partout o lon peut en suspendre et il enfile des pines ou des

    baguettes dos dans le lobe des oreilles, les lvres, les narines parce que cest bien visible et ralisable sans

    trop de douleur, deffusion de sang ou de gne anatomique. La prsence de pierres suscite un mur et

    lrection du mur provoque le levier ou le palan. La roue entrane lapparition de la manivelle, de la

    courroie de transmission, de la dmultiplication. Sur le terrain des tendances, toutes les extensions sont

    possibles : lorsquun voisin apporte le perfectionnement qui suit dans lordre logique ltat o se trouve le

    peuple touch, il ladopte sans effort et lethnologue, sans arrire-plan historique, na plus de prise sur ce

    qui peut tout aussi bien tre une invention locale quun emprunt rcent ou millnaire.

    Le fait, linverse de la tendance, est imprvisible et particulier. Cest tout autant la rencontre de la

    tendance et des mille concidences du milieu, c'est--dire linvention, que lemprunt pur et simple un

    autre peuple. Il est unique, inextensible, cest un compromis instable qui stablit entre les tendances et le

    milieu. La forge par exemple est un compromis essentiellement plastique entre les virtualits inutilisables

    en pratique : feu, mtal, combustion, fusion, commerce, mode, religion et de proche en proche linfini. La

    permanence de lactivit mtallurgique est maintenue par la ralit indpendante du temps et de lespace

    de tous ces facteurs immatriels. Lvolution est le temps qui prouve lquilibre du compromis exprim

    par le fait Forge .

  • 14

    Il ny a pas de tendance Forge mais un fait qui se prsente comme universel dans la mesure o un

    minimum de tendances simples sont assembles pour produire une industrie mtallurgique. Entre les

    extrmes du temps et de lespace, entre la forge des gyptiens et celle des Malais, il existe des rapports

    dans la mesure o les tendances sassemblent identiquement, et lon trouve une diversit croissante

    mesure que des traits secondaires sajoutent ; diversit qui aboutit d'abord la forge soudanaise ou

    toungouse puis en dfinitive la forge de tel artisan dans tel village.

  • 15

  • 16

  • 17

    LE MODE DEXISTENCE DES OBJETS TECHNIQUES

    Texte n 29. Gilbert Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, Aubier, nouvelle dition

    revue et corrige, introduction, p. 9-10.

    Cette tude est anime par lintention de susciter une prise de conscience du sens des objets techniques.

    La culture sest constitue en systme de dfense contre les techniques ; or cette dfense se prsente

    comme une dfense de lhomme supposant que les objets techniques ne contiennent pas de ralit

    humaine. Nous voudrions montrer que la culture ignore dans la ralit technique une ralit humaine, et

    que, pour jouer son rle complet, la culture doit incorporer les tres techniques sous forme de

    connaissance et de sens des valeurs. La prise de conscience des modes dexistence des objets techniques

    doit tre effectue par la pense philosophique, qui se trouve avoir remplir dans cet uvre un devoir

    analogue celui quelle a joue pour labolition de lesclavage et laffirmation de la valeur de la personne

    humaine.

    Lopposition dresse entre la culture et la technique, entre lhomme et la machine, est fausse et sans

    fondement ; elle ne recouvre quignorance ou ressentiment. Elle masque derrire un facile humanisme une

    ralit riche en efforts humains et en forces naturelles, et qui constitue le monde des objets techniques,

    mdiateurs entre la nature et lhomme.

    La culture se conduit envers lobjet technique comme lhomme envers ltranger quand il se laisse

    emporter par la xnophobie primitive. Le misonisme orient contre les machines nest pas tant haine du

    nouveau que refus de la ralit trangre. Or, cet tre tranger est encore humain, et la culture complte

    est ce qui permet de dcouvrir ltranger comme humain. De mme, la machine est ltrangre ; cest

    ltrangre en laquelle est enferm de lhumain, mconnu, matrialis, asservi, mais restant pourtant de

    lhumain. La plus forte cause dalination dans le monde contemporain rside dans cette mconnaissance

    de la machine qui nest pas une alination cause par la machine, mais par la non-connaissance de sa

    nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table

    des valeurs et des concepts faisant partie de la culture.

    La culture est dsquilibre parce quelle reconnat certains objets, comme lobjet esthtique, et leur

    accorde droit de cit dans le monde des significations, tandis quelle refoule dautres objets, et en

    particulier les objets techniques, dans le monde sans structure de ce qui ne possde pas de significations,

    mais seulement un usage, une fonction utile. []

    Texte n 30. Gilbert Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, Aubier, nouvelle dition

    revue et corrige, chapitre 1, p. 27-28.

    [] Lartisanat correspond au stade primitif de lvolution des objets techniques, c'est--dire au stade

    abstrait ; lindustrie correspond au stade concret. Le caractre dobjet sur mesures que lon trouve dans le

    produit du travail de lartisan est inessentiel ; il rsulte de cet autre caractre, essentiel, de lobjet

    technique abstrait, qui est dtre fond sur une organisation analytique, laissant toujours la voie libre

    des possibles nouveaux ; ces possibles sont la manifestation extrieure dune contingence intrieure. Dans

    laffrontement de la cohrence du travail technique et de la cohrence du systme des besoins de

    lutilisation, cest la cohrence de lutilisation qui lemporte parce que lobjet technique sur mesures est en

    fait un objet sans mesure intrinsque ; ses normes lui viennent de lextrieur ; il n pas encore ralis sa

    cohrence interne ; il nest pas un systme du ncessaire ; il correspond un systme ouvert dexigences.

    Au contraire, au niveau industriel, lobjet a acquis sa cohrence, et cest le systme des besoins qui est

    moins cohrent que le systme de lobjet ; les besoins se moulent sur lobjet technique industriel, qui

    acquiert le pouvoir de modeler une civilisation. Cest lutilisation qui devient un ensemble taill sur les

    mesures de lobjet technique. Lorsquune fantaisie individuelle rclame une automobile sur mesures, le

    constructeur ne peut mieux faire que de prendre un moteur de srie, un chssis de srie, et de modifier

    extrieurement quelques caractres, en ajoutant des dtails dcoratifs ou des accessoires raccords

    extrieurement lautomobile comme objet technique essentiel : ce sont les aspects inessentiels qui

    peuvent tre faits sur mesure, parce quils sont contingents.

  • 18

    Texte n 31. Gilbert Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, Aubier, nouvelle dition

    revue et corrige, chapitre 1, p. 30-31.

    Il existe donc une convergence de contraintes conomiques (diminution de la quantit de matire

    premire, de travail, et de la consommation dnergie pendant lutilisation) et dexigences proprement

    techniques : lobjet ne doit pas tre autodestructif, il doit se maintenir en fonctionnement stable le plus

    longtemps possible. De ces deux types de causes, conomiques et proprement techniques, il semble que ce

    soit les secondes qui prdominent dans lvolution technique ; en effet, les causes conomiques existent

    dans tous les domaines ; or, ce sont surtout les domaines o les conditions techniques lemportent sur les

    conditions conomiques (aviation, matriel de guerre) qui sont les lieux des progrs les plus actifs. Les

    causes conomiques, en effet, ne sont pas pures : elles interfrent avec un rseau diffus de motivations et

    de prfrences qui les attnuent ou mme les renversent (got du luxe, dsir de la nouveaut trs

    apparente chez les utilisateurs, propagande commerciale), si bien que certaines tendances la

    complication se font jour dans les domaines o lobjet technique est connu travers des mythes sociaux

    ou des mouvements dopinion et non apprci en lui-mme ; ainsi, certains constructeurs dautomobiles

    prsentent comme un perfectionnement lemploi dun automatisme surabondant dans les accessoires, ou

    un recours systmatique la servocommande mme quand la commande directe nexcde nullement la

    force physique du conducteur : certains vont mme jusqu trouver un argument de vente et une preuve

    de supriorit dans la suppression de moyens directs comme la mise en route de secours la manivelle, ce

    qui, en fait, consiste rendre le fonctionnement plus analytique en le subordonnant lemploi de lnergie

    lectrique disponible dans les batteries daccumulateurs ; techniquement, il y a l une complication, alors

    que le constructeur prsente cette suppression comme une simplification montrant le caractre moderne

    de la voiture, et rejetant dans le pass limage strotype, affectivement dsagrable, du dpart difficile.

    Une nuance de ridicule est ainsi projete sur les autres voitures celles qui conservent une manivelle

    car elles se trouvent en quelque manire dmodes, rejetes dans le pass par un artifice de prsentation.

    Lautomobile, objet technique charg dinfrences psychiques et sociales, ne convient pas au progrs

    technique : les progrs de lautomobile viennent des domaines voisins, comme laviation, la marine, les

    camions de transport.

    Texte n 32. Gilbert Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, Aubier, nouvelle dition

    revue et corrige, chapitre 1, p. 43.

    La concrtisation des objets techniques est conditionne par le rtrcissement de lintervalle qui spare

    les sciences des techniques ; la phase artisanale primitive est caractrise par une faible corrlation entre

    les sciences et les techniques, alors que la phase industrielle est caractrise par une corrlation leve. La

    construction dun objet technique dtermin peut devenir industrielle lorsque cet objet est devenu

    concret, ce qui signifie quil est connu dune manire peu prs identique selon lintention constructive et

    selon le regard scientifique. Ainsi sexplique le fait que certains objets ont pu tre construits de manire

    industrielle bien avant dautres ; un treuil, un palan, des moufles, une presse hydraulique sont des objets

    techniques dans lesquels les phnomnes de frottement, dlectrisation, dinduction lectrodynamique,

    dchanges thermiques et chimiques peuvent tre ngligs dans la majorit des cas sans entraner une

    destruction de lobjet ou un mauvais fonctionnement ; la mcanique rationnelle classique permet de

    connatre scientifiquement les phnomnes principaux qui caractrisent le fonctionnement de ces objets

    nomms machines simples : par contre, il et t impossible de construire industriellement au XVIIe sicle

    une pompe centrifuge gaz ou un moteur thermique.

  • 19

    Texte n 33. Gilbert Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, Aubier, nouvelle dition

    revue et corrige, chapitre 2, p. 102.

    Ainsi, le malaise dans la situation relative de lhomme et de la machine provient du fait que lun des

    rles techniques, celui de lindividu, avait t tenu jusqu nous jours par des hommes ; ntant plus tre

    technique, lhomme est oblig dapprendre une nouvelle fonction, et de trouver dans lensemble technique

    une place qui ne soit plus celle de lindividu technique ; le premier mouvement consiste occuper les deux

    fonctions non individuelles, celle des lments et celle de la direction de lensemble ; mais dans ces deux

    fonctions lhomme se trouve en conflit avec le souvenir de lui-mme : lhomme a tellement jou le rle de

    lindividu technique que la machine devenue individu technique parat encore tre un homme et occuper

    la place de lhomme, alors que cest lhomme au contraire qui remplaait provisoirement la machine avant

    que de vritables individus techniques aient pu se constituer. Dans tous les jugements qui sont ports sur

    la machine, il y a une humanisation implicite de la machine qui a comme source profonde ce changement

    de rle ; lhomme avait appris tre ltre technique au point de croire que ltre technique devenu

    concret se met jouer abusivement le rle de lhomme. Les ides dasservissement et de libration son

    beaucoup trop lies lancien statut de lhomme comme objet technique pour pouvoir correspondre au

    vrai problme de la relation de lhomme et de la machine. Il est ncessaire que lobjet technique soit connu

    en lui-mme pour que la relation de lhomme la machine devienne stable et valide : do la ncessit

    dune culture technique.

    Texte n 34. Gilbert Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, Aubier, nouvelle dition

    revue et corrige, chapitre 4, p. 200-201.

    Les ensembles techniques se caractrisent par le fait quune relation entre les objets techniques sy

    institue au niveau de la marge dindtermination de fonctionnement de chaque objet technique. Cette

    relation entre les objets techniques, dans la mesure o elle met en corrlation des indterminations, est de

    type problmatique, et ne peut, pour cette raison, tre assume par les objets eux-mmes ; elle ne peut

    tre lobjet ou le rsultat dun calcul : elle doit tre pense, pose comme problme par un tre vivant et

    pour un tre vivant. On pourrait exprimer ce que nous avons nomm un couplage entre lhomme et la

    machine en disant que lhomme est responsable des machines. Cette responsabilit nest pas celle du

    producteur en tant que la chose produite mane de lui, mais celle du tiers, tmoin dune difficult quil

    peut seul rsoudre parce quil est seul pouvoir la penser ; lhomme est tmoin des machines et les

    reprsente les unes par rapport aux autres ; les machines ne peuvent ni penser ni vivre leur rapport

    mutuel ; elles ne peuvent quagir les unes sur les autres dans lactuel, selon des schmes de causalit.

    Lhomme comme tmoin des machines est responsable de leur relation ; la machine individuelle

    reprsente lhomme, mais lhomme reprsente lensemble des machines, car il ny a pas une machine de

    toutes les machines, alors quil peut y avoir une pense visant toutes les machines.

    On peut nommer attitude technologique celle qui fait quun homme ne se proccupe pas seulement de

    lusage dun tre technique, mais de la corrlation des tres techniques les uns par rapport aux autres.

    Lactuelle opposition entre la culture et la technique rsulte du fait que lobjet technique est considr

    comme identique la machine. La culture ne comprend pas la marcien. Elle est inadquate la ralit

    technique parce quelle considre la machine comme un bloc ferm, et le fonctionnement mcanique

    comme une strotypie itrative. Lopposition entre technique et culture durera jusqu ce que la culture

    dcouvre que chaque machine nest pas une unit absolue, mais seulement une ralit technique

    individualise, ouverte selon deux voies : celle de la relation aux lments, et celle des relations

    interindividuelles dans lensemble technique. Le rle assign lhomme auprs de la machine par la

    culture est en porte faux par rapport la ralit technique ; il suppose que la machine est

    substantialise, matrialise, et par consquent dvalue ; en fait, la machine est moins consistante et

    moins substantielle que ne le suppose la culture ; ce nest pas en bloc quelle est en rapport avec lhomme ;

    cest dans la pluralit libre de ses lments, ou dans la srie ouverte de ses relations possibles avec

    dautres machines lintrieur de lensemble technique. La culture est injuste envers la machine, non pas

    seulement dans ses jugements ou dans ses prjugs, mais au niveau mme de la connaissance : lintention

  • 20

    cognitive de la culture envers la machine est substantialisante ; la machine est enferme dans cette vision

    rductrice qui la considre comme acheve en elle-mme et parfaite, qui la fait concider avec son tat

    actuel, avec ses dterminations matrielles. Envers lobjet dart, une pareille attitude consisterait rduire

    un tableau une certaine tendue de peinture sche et fendille sur une toile tendue. Envers ltre

    humain, la mme attitude consisterait rduire le sujet un ensemble fixe de vices et de vertus, ou de

    traits de caractres.

    LA TECHNIQUE COMME MODE DE DVOILEMENT

    Texte n 35. Martin Heidegger, La question de la technique , Essais et confrences, Gallimard,

    p. 9-10.

    La technique nest pas la mme chose que lessence de la technique. Quand nous recherchons lessence de larbre, nous devons comprendre que ce qui rgit tout arbre en tant quarbre nest pas lui-mme un

    arbre quon puisse rencontrer parmi les autres arbres.

    De mme lessence de la technique nest absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais

    notre rapport lessence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons nous reprsenter la

    technique et la pratiquer, nous en accommoder ou la fuir. []

    On a longtemps enseign que lessence dune chose est ce que cette chose est. Nous questionnons au

    sujet de la technique, quand nous demandons ce quelle est. Un chacun connat les deux rponses qui sont

    faites cette question. Daprs lune, la technique est le moyen de certaines fins. Suivant lautre, elle est

    une activit de lhomme. Ces deux manires de caractriser la technique sont solidaires lune de lautre.

    Car poser des fins, constituer et utiliser des moyens, sont des actes de lhomme. La fabrication et

    lutilisation doutils, dinstruments et de machines font partie de ce quest la technique. En font partie ces

    choses mmes qui sont fabriques et utilises, et aussi les besoins et les fins auxquels elles servent.

    Lensemble de ces dispositifs est la technique. Elle est elle-mme un dispositif (Einrichtung), en latin un

    instrumentum.

    La reprsentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et une activit humaine

    peut donc tre appele la conception instrumentale et anthropologique de la technique.

    Texte n 36. Martin Heidegger, La question de la technique , Essais et confrences, Gallimard,

    p. 20-21.

    Quest-ce que la technique moderne ? Elle est aussi un dvoilement. Cest seulement lorsque nous

    arrtons notre regard sur ce trait fondamental que ce quil y a de nouveau dans la technique moderne se

    montre nous.

    Le dvoilement, cependant, qui rgit la technique moderne ne se dploie pas en une pro-duction au sens

    de la . Le dvoilement qui rgit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par

    laquelle la nature est mise en demeure de livrer une nergie qui puisse comme telle tre extraite

    (herausgefrdert) et accumule. Mais ne peut-on pas en dire autant du vieux moulin vent ? Non : ses ailes

    tournent bien au vent et sont livres directement son souffle. Mais si le moulin vent met notre

    disposition lnergie de lair en mouvement, ce nest pas pour laccumuler.

    Une rgion, au contraire, est pro-voque lextraction de charbon et de minerais. Lcorce terrestre se

    dvoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrept de minerais. Tout autre apparat le

    champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies

    et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sme le grain, il

    confie la semence aux forces de croissance et il veille ce quelle prospre. Dans lintervalle, la culture des

    champs, elle aussi, a t prise dans le mouvement aspirant dune mode de culture (Bestellen) dun autre

    genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au sens de la provocation. Lagriculture aujourd'hui est

    une industrie dalimentation motorise. Lair est requis pour la fourniture dazote, le sol pour celle de

    minerais, le minerai par exemple pour celle duranium, celui-ci pour librer lnergie atomique, laquelle

    peut tre libre pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique.

  • 21

    Texte n 37. Martin Heidegger, La question de la technique , Essais et confrences, Gallimard,

    p. 21-22.

    La centrale lectrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression

    hydraulique, qui somme son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le

    mcanisme produit le courant lectrique, pour lequel la centrale rgionale et son rseau sont commis aux

    fins de transmission. Dans le domaine de ces consquences senchanant lune lautre partir de la mise en

    place de lnergie lectrique, le fleuve du Rhin apparat, lui aussi, comme quelque chose de commis. La

    centrale nest pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des sicles

    unit une rive lautre. Cest bien plutt le fleuve qui est mur dans la centrale. Ce quil est aujourd'hui

    comme fleuve, savoir fournisseur de pression hydraulique, il lest de par lessence de la centrale. Afin de

    voir et de mesurer, ne ft-ce que de loin, llment monstrueux qui domine ici, arrtons-nous un instant

    sur lopposition qui apparat entre les deux intituls : Le Rhin , mur dans lusine dnergie, et Le

    Rhin , titre de cette uvre dart quest un hymne de Hlderlin. Mais le Rhin, rpondra-t-on, demeure de

    toute faon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet

    pour lequel on passe une commande (bestellbar), lobjet dune visite organise par une agence de voyages,

    laquelle a constitu (bestellt) l-bas une industrie de vacances.

    Texte n 38. Martin Heidegger, La question de la technique , Essais et confrences, Gallimard,

    p. 28-30.

    [] Le comportement commettant de lhomme, dune manire correspondante, se rvle d'abord

    dans lapparition de la science moderne, exacte de la nature. Le mode de reprsentation propre cette

    science suit la trace la nature considre comme un complexe calculable de forces. La physique moderne

    nest pas une physique exprimentale parce quelle applique la nature des appareils pour linterroger,

    mais inversement : cest parce que la physique et dj comme pure thorie met la nature en demeure

    (stellt) de se montrer comme un complexe calculable et prvisible de forces que lexprimentation est

    commise linterroger, afin quon sache si et comment la nature ainsi mise en demeure rpond lappel.

    Mais la science mathmatique de la nature a vu le jour prs de deux sicles avant la technique moderne.

    Comment donc aurait-elle pu tre alors dj place au service de cette dernire ? Les faits tmoignent du

    contraire. La technique moderne na-t-elle pas fait ses premiers pas seulement lorsquelle a pu sappuyer

    sur la science exacte de la nature ? Du point de vue des calculs de l histoire , lobjection demeure

    correcte. Pense au sens de lhistoire, elle passe ct du vrai.

    La thorie de la nature labore par la physique moderne a prpar les chemins, non pas la technique

    en premier lieu, mais lessence de la technique moderne. Car le rassemblement qui pro-voque et conduit

    au dvoilement commettant rgne dj dans la physique. Mais, en elle, il narrive pas encore se

    manifester proprement lui-mme. La physique moderne est le prcurseur de lArraisonnement,

    prcurseur encore inconnu dans on origine. Lessence de la technique moderne se cache encore pour

    longtemps, l mme o lon invente dj ses moteurs, l mme o llectronique trouve sa voie, o la

    technique de latome est mise en train.

    []

    Pour la chronologie de l histoire , la science moderne de la nature a commenc au XVIIe sicle. Au

    contraire, la technique base de moteurs ne sest pas dveloppe avant la seconde moiti du XVIIIe sicle.

    Seulement ce qui est plus tardif pour la constatation historique , la technique moderne, est antrieur,

    pour lhistoire, du point de vue de lessence qui est en lui et qui le rgit.

  • 22

    LA LOI DE LEFFICACIT

    Texte n 39. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 18-19.

    Nous voyons donc que cette double intervention [de la raison et de la conscience] dans le monde

    technique qui produit le phnomne technique peut se rsumer comme la recherche du meilleur moyen

    dans tous les domaines . Cest ce one best way qui est proprement parler le moyen technique et cest

    laccumulation de ces moyens qui donne une civilisation technique.

    Le phnomne technique est donc la proccupation de limmense majorit des hommes de notre temps,

    de rechercher en toutes choses la mthode absolument la plus efficace. Car on est actuellement pass la

    limite dans les deux sens. Ce nest plus aujourd'hui le moyen relativement le meilleur qui compte, c'est--

    dire compar dautres moyens galement en action. Le choix est moins en moins affaire personnelle

    entre plusieurs moyens appliqus. Il sagit en ralit de trouver le moyen suprieur dans labsolu, c'est--

    dire en se fondant sur le calcul dans la plupart des cas.

    Texte n 40. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 78.

    Le choix est fait a priori. Lhomme ni le groupe ne peuvent dcider de suivre telle voie plutt que la voie

    technique : il est en effet plac devant ce dilemme trs simple : ou bien il dcide de sauvegarder sa libert

    de choix, il dcide duser du moyen traditionnel ou personnel, moral ou empirique, et il entre alors en

    concurrence avec une puissance contre laquelle il na pas de dfense efficace : ses moyens ne sont pas

    efficaces, ils seront touffs ou limins, et lui-mme sera vaincu ou bien, il dcide daccepter la

    ncessit technique ; alors il vaincra, mais il sera soumis de faon irrmdiable lesclavage technique.

    Il na a donc absolument aucune libert de choix. Nous sommes actuellement au stade dvolution

    historique dlimination de tout ce qui nest pas technique.

    Textes n 41. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 81, p. 84 et p. 85.

    En ralit la technique sengendre elle-mme. Lorsquune forme technique nouvelle parat, elle en

    permet et en conditionne plusieurs autres. Pour prendre un exemple trs gros et lmentaire, on dira que

    le moteur explosion a permis et conditionn la technique de lauto, que le moteur combustion interne a

    conditionn les techniques du sous-marin, etc.

    *

    Or quest-ce qui dtermine actuellement cette progression ? Ce ne sont plus ni les conditions

    conomiques ou sociales, ni la formation intellectuelle ; ce nest plus le facteur humain qui est

    dterminant, mais essentiellement la situation technique antrieure. Lorsque telle dcouverte a lieu, il

    sensuit presque par ncessit telles autres dcouvertes. Lintervention humaine dans cette succession

    apparat comme occasionnelle et ce nest plus un homme dtermin qui seul pouvait faire ce progrs, mais

    nimporte qui suffisamment au courant des techniques peut faire une dcouverte valable qui succde

    raisonnablement aux prcdentes et qui annonce raisonnablement la suivante. []

    Ainsi nous apercevons la solidarit des techniques qui saffirme dans notre seconde loi : le progrs

    technique tend seffectuer selon une progression gomtrique. Cest--dire en premier lieu : une

    dcouverte technique a des rpercussions et entrane des progrs dans plusieurs branches de la technique

    et non pas dans une seule ; en second lieu : les techniques se combinent entre elles et plus il y a de

    donnes techniques combiner, plus il y a de combinaisons possibles. Ainsi, presque sans volont

    dlibre, par la simple combinaison des donnes nouvelles, il y a des dcouvertes incessantes dans tous

    les domaines [].

    *

    Pour faciliter la vie de la mnagre, par exemple, on met en application un nouvel appareil qui broie les

    ordures et permet de les liminer par lvier. Ce procd provoque une norme pollution des rivires. Il

    faut alors chercher un moyen de purification de cette eau qui doit, en dfinitive, tre consomme : une

    plus grande quantit doxygne sera ncessaire pour permettre aux bactries de dtruire les matires

    organiques. Comment oxygner les rivires ?... Voil comment la technique sengendre elle-mme.

  • 23

    Texte n 42. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 86.

    Dans cette volution dcisive lhomme nintervient pas, mais les lments techniques se combinent et

    tendent de plus en plus se combiner entre eux spontanment, si bien que le rle de lhomme se bornerait

    l encore celui dappareil enregistreur, constatant leffet des techniques les unes sur les autres et leurs

    rsultats.

    Toute une spontanit nouvelle, dont nous ignorons les lois et les buts, se cre ici. En ce sens, on peut

    parler de ralit de la technique, avec son corps, son entit particulire, sa vie indpendante de notre

    dcision. Lvolution des techniques devient alors exclusivement causale, elle perd toute finalit.

    Texte n 43. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 89-90.

    [] Changer lusage, il ny a plus dinconvnient la technique.

    Nous aurons revenir plusieurs reprises sur cette opinion. Nous en examinerons ici seulement un

    aspect. Tout d'abord, elle repose manifestement sur la confusion que nous avons dj dnonce entre la

    machine et la technique. Lhomme peut videmment utiliser son auto faire un voyage ou craser ses

    voisins. Mais ce moment-l, ce nest pas un usage, cest un crime : la machine na pas t cre pour cela :

    le fait est ngligeable. Je sais bien que ce nest pas l ce quentendent les tenants de cette explication, mais

    que lhomme oriente sa recherche dans le sens du bien et non dans le sens du mal, que la technique

    cherche crer des remdes et non des gaz asphyxiants, de lnergie et non la bombe atomique, des

    avions de commerce et non des avions de guerre, etc. Ceci ramnerait bien lhomme ; cest lui qui dcide

    dans quel sens orienter les recherches. Il faut donc que lhomme devienne meilleur.

    Mais cest justement une erreur. Cest mconnatre rsolument la ralit technique : ceci supposerait

    d'abord que lon oriente la technique dans tel sens pour des motifs moraux, par consquent non

    techniques. Or cest prcisment lun des caractres majeurs de la technique que nous tudierons

    longuement, de ne pas supporter ce jugement moral, den tre rsolument indpendante et dliminer de

    son domaine tout jugement moral. Elle nobit jamais cette discrimination et tend au contraire crer

    une morale technique tout fait indpendante.

    Texte n 44. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 121.

    Lautonomie est la condition mme du dveloppement technique, comme le montre trs clairement

    ltude de Bramstedt sur la police : celle-ci pour devenir efficace doit tre indpendante. Elle doit tre une

    organisation ferme, autonome, pour oprer par les moyens les plus brefs et les plus efficaces sans tre

    entrave par des considrations annexes. Et cette autonomie doit tre galement assure lgard de la

    loi : peu importe que laction soit lgale si elle est efficace. Les rgles quoi obit lorganisation technique,

    ce ne sont plus les rgles du juste et de linjuste, mais des lois au sens purement technique.

    Texte n 45. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 122.

    [La technique est d'abord autonome] lgard de lconomie ou de la politique. Nous avons dj vu que

    ce nest pas actuellement lvolution conomique ou politique qui conditionne le progrs technique. Mais

    aussi ce progrs est vraiment indpendant des conditions sociales. Cest mme, au contraire (et nous

    aurons loccasion de la dvelopper longuement), lordre inverse qui doit tre suivi. La technique

    conditionne et provoque les changements sociaux, politiques, conomiques. Elle est le moteur de tout le

    reste, malgr les apparences, malgr lorgueil de lhomme qui prtend que ses thories philosophiques ont

    encore une puissance dterminante et que ses rgimes politiques sont dcisifs dans lvolution. Ce ne sont

    plus les ncessits externes qui dterminent la technique, ce sont ses ncessits internes. Elle est devenue

    une ralit en soi qui se suffit elle-mme, qui a ses lois particulires et ses dterminations propres.

  • 24

    Texte n 46. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 122-123.

    Mais, un degr au-del, lautonomie se manifeste lgard de la morale et des valeurs spirituelles. La

    technique ne supporte aucun jugement, naccepte aucune limitation. Cest en vertu de la technique bien

    plus que de la science que sest tabli le grand principe : chacun chez soi. La morale juge de problmes

    moraux ; quant aux problmes techniques, elle na rien y faire. Seuls des critres techniques doivent y

    tre mis en jeu. La technique se jugeant elle-mme se trouve videmment libre de ce qui a fait lentrave

    principale (valable, non valable, nous navons rien en dire ici constatons seulement pour le moment

    quil sagissait bien dune entrave) laction de lhomme. Elle assure ainsi de faon thorique et

    systmatique la libert quelle avait su conqurir en fait. Elle na plus craindre quelque limitation que ce

    soit puisquelle se situe en dehors du bien et du mal. Lon a prtendu longtemps quelle faisait partie des

    objets neutres ; actuellement ce nest plus utile ; sa puissance, son autonomie sont si bien assures quelle

    se transforme son tour en juge de la morale, en dificatrice dune morale nouvelle. En cela elle joue aussi

    bien son rle de cratrice dune civilisation. Une morale interne la technique. Celle-ci est assure de

    navoir pas en souffrir. Son cours nen sera pas vari. Quoi quil en soit, lgard de la morale

    traditionnelle, la technique saffirme comme une puissance indpendante. Seul lhomme, nest-ce pas ? est

    soumis au jugement moral. []

    Texte n 47. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 123-124.

    [] Ainsi, chaque fois que la technique se heurte lobstacle naturel, elle tend le tourner, soit en

    remplaant lorganisme vivant par la machine, soit en modifiant cet organisme de faon quil ne prsente

    plus de raction spcifique.

    Cest ce que nous observons dans un dernier domaine o se manifeste cette autonomie : celui des

    relations entre les techniques et lhomme.

    Nous avons dj vu propos de lauto-accroissement de la technique que celle-ci poursuit son cours de

    plus en plus indpendamment de lhomme, c'est--dire que lhomme participe de moins en moins

    activement la cration technique, qui devient une sorte de fatalit, par combinaison automatique

    dlments antrieurs. Lhomme est rduit, dans ce processus, au rang de catalyseur ou encore de jeton

    que lon place dans la fente de lappareil automatique et qui dclenche le mouvement sans y participer.

    Mais cette autonomie envers lhomme va beaucoup plus loin. Dans la mesure o la technique est

    prcisment un moyen qui doit atteindre mathmatiquement son rsultat, elle a pour objet dliminer

    toute la variabilit, llasticit humaines. Cest un lieu commun de constat que la machine remplace

    lhomme, mais elle le remplace beaucoup plus quon ne le croit !

    Texte n 48. Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du sicle, Economica, p. 129.

    Lautonomie de la technique explique, en premier lieu, ce trait que nous avons indiqu sommairement,

    que cette technique est dote dun poids spcifique . Elle nest pas une sorte de matire neutre, sans

    orientation, sans qualit, sans structure : elle est une puissance dote de sa force propre ; elle inflchit,

    dans son sens spcifique, les volonts qui lutilisent et les buts quon lui propose. Indpendamment en

    effet des objectifs que lhomme peut assigner tel moyen technique, voici que le moyen recle toujours en

    lui-mme une finalit virtuelle dont on ne peut le dtourner. Et sil y a concurrence entre cette finalit

    intrinsque au moyen, et une fin extrinsque propose par lhomme, cest toujours la premire qui

    lemporte.