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080708et&refl050 30/06/08 17:40 Page 50 ÉTUDES ET RÉFLEXIONS ENTRETIEN La double guerre d’Ernst Jünger JULIEN HERVIER E n Allemagne, le nom d’Ernst Jünger est paradigmatique de cette écriture des deux guerres mondiales où l’expression de la seconde guerre entre en résonance avec celle de la première, se reflète dans cette expérience intérieure primordiale et se superpose à elle. Ainsi, ses Journaux relatifs à la dernière guerre viennentils se placer en surimposi tion, comme dans un palimpseste, audessus de ceux de la première. Grattée, effacée, recouverte par la guerre de 3945, la guerre de 1418 reste néanmoins lisible. Les références, les comparaisons implicites avec l’événement fondateur que fut pour lui la Grande Guerre attestent de cette présence cachée du premier conflit. L’édition complète et définitive en deux volumes de ses Journaux des années 19141918 et 19391948, qui vient de paraître chez Gallimard dans la « Bibliothèque de la Pléiade », permet enfin de découvrir ce jeu de miroir aux tonalités « violemment contrastées », comme l’affirme Julien Hervier dans sa préface (1). Marthe Robert, biographe de Freud et de Kafka, s’expliquait mal la « place éminente que l’on accorde en France à Jünger et d’une manière générale à des écrivains allemands qui, dans l’Allemagne littéraire d’au jourd’hui, passent à juste titre pour douteux », non moins que l’« engoue ment d’un certain public français » (2) dont bénéficieraient, outre Ernst 50

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ÉTUDES ET RÉFLEXIONS

ENTRETIENLa double guerred’Ernst Jünger

■ JULIEN HERVIER ■

E n Allemagne,  le  nom d’Ernst  Jünger  est  paradigmatique de  cetteécriture des deux guerres mondiales où  l’expression de  la  secondeguerre entre en résonance avec celle de la première, se reflète dans

cette  expérience  intérieure  primordiale  et  se  superpose  à  elle.  Ainsi,  sesJournaux relatifs  à  la dernière guerre  viennent­ils  se placer  en  surimposi­tion,  comme  dans  un  palimpseste,  au­dessus  de  ceux  de  la  première.Grattée,  effacée,  recouverte  par  la  guerre  de 39­45,  la  guerre  de 14­18reste  néanmoins  lisible.  Les  références,  les  comparaisons  implicites  avecl’événement  fondateur  que  fut  pour  lui  la  Grande  Guerre  attestent  decette présence cachée du premier conflit.  L’édition complète et définitiveen deux  volumes de  ses  Journaux des années 1914­1918 et 1939­1948,qui vient de paraître chez Gallimard dans la « Bibliothèque de la Pléiade »,permet  enfin  de  découvrir  ce  jeu  de  miroir  aux  tonalités  « violemmentcontrastées », comme l’affirme Julien Hervier dans sa préface (1).

Marthe Robert, biographe de Freud et de Kafka, s’expliquait mal la« place éminente que  l’on accorde en France à  Jünger et d’une manièregénérale  à  des  écrivains  allemands  qui,  dans  l’Allemagne  littéraire  d’au­jourd’hui, passent à juste titre pour douteux », non moins que l’« engoue­ment d’un  certain public  français »  (2)  dont bénéficieraient,  outre  Ernst

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Jünger,  le  poète Gottfried Benn  et  la  pensée de Martin Heidegger.  Sansvouloir  établir  de  comparaisons  entre  les  trois,  rappelons  que,  dans  lesEntretiens qu’il accorda à Julien Hervier à l’occasion de ses 90 ans, Jünger,en  répondant à  la question de savoir  ce qu’il pensait à présent du  jeunelieutenant couvert de gloire et de blessures, déclarait, et c’est à son hon­neur, qu’« il faut être capable de respecter sa propre histoire ». Mais cette« histoire »,  quelle  fut­elle ?  Celle  d’un  officier  très  imprégné  jusqu’aubout de l’idéal guerrier et qui, à l’endroit de Hitler, ne prit, selon son aveu,réellement ses « distances qu’à partir de la Nuit de cristal », en 1938 (3).

Pendant la Première Guerre mondiale, Jünger s’engagea volontaire­ment et se battit comme officier sur le front des Flandres, dans la Sommeet  à  Douaumont.  Cette  expérience  lui  inspira Orages  d’acier, « le  plusbeau  livre  de  guerre  que  j’aie  lu ;  d’une  véracité,  d’une  honnêtetéparfaites », selon  le  jugement d’André Gide sur cette première œuvre deJünger,  rédigée à partir  de  ses  carnets de guerre  retravaillés.  Publiée dès1920, elle le fit d’emblée accéder à la notoriété littéraire. Comme le préciseGide,  l’horreur  de  la  vie  au  front  y  est  décrite  de  manière  « honnête »,avec une sorte de distance analytique froide, que les événements ne sem­blent pas affecter, de sorte qu’on a pu souvent reprocher à Ernst Jünger deglorifier  la guerre et de se comporter en mâle héroïque insensible au prixde  la souffrance. À vrai dire, une certaine recherche d’esthétisme dans  lamise  en  scène  de  sa  propre  existence  caractérise  les  œuvres  de  sajeunesse :  le Boqueteau 125, Feu et  sang, le  combat  comme expérienceintérieure et Sturm qui  s’insèrent  dans  le  cycle  des  écrits  d’une  guerredominés par l’implication directe de leur auteur dans de violents combats.D’ailleurs, on retrouve cette sorte d’esthétisation ou de distanciation esthé­tique  lorsqu’il  observe  du  toit  de  l’hôtel  Raphaël  les  bombardements  deParis  durant  la  Seconde  Guerre,  puisque,  après  être resté  officier  de  laReichswehr jusqu’en 1923,  Jünger endosse à nouveau  l’uniforme de  l’ar­mée allemande en 1939 comme officier d’état­major durant la campagnede France et l’occupation de Paris entre 1941 et 1944.

Si aujourd’hui on reproche à Ernst Jünger d’envisager  la guerre enesthète sinon de la glorifier, reste qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur sa sensibi­lité,  que  ses  réactions  en  face de  terribles  événements  nous permettentd’entrevoir, comme lorsque par exemple, de passage dans la ville de Gien,le 22 juin 1940, il décrit la vision hallucinée qu’il a « d’un décor complète­ment  incendié, qui  fumait encore, avec des cadavres d’hommes, de che­vaux,  de  toutes  sortes  d’animaux domestiques » donnant  « l’impressiond’une  catastrophe  technique  de  proportions  inouïes ».  Son  séjour  sur  lefront  du  Caucase  durant  l’hiver  1942­1943,  « alors  qu’il  assiste  à  uneguerre dont la férocité dépasse de beaucoup tout ce qu’il a pu connaître à

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l’Ouest », le montre plus proche encore de la souffrance, même si « dansl’épisode le plus “guerrier” de tout le journal, les Notes du Caucase, il esteffectivement exposé au danger, mais cantonné dans une mission d’obser­vateur ». Et sans doute a­t­il voulu être l’impassible, l’objectif témoin d’uneépoque de terreur.

Aussi  nul  ne  contestera  l’importance  documentaire  de  ces« Journaux de guerre » du 3 avril  1939 au 2 décembre 1948, écrits  enFrance,  dans  le  Caucase  et  enfin  à  Kirchhorst,  où  leur  auteur  resta  endisponibilité jusqu’à l’arrivée des troupes américaines, pour la connaissancedes années de sang et d’horreur, en particulier, de  l’opposition sourde àHitler  (appelé  Kniébolo),  à  Goebbels  (Grandgoschier),  à  Himmler  etconsorts. Ni  leur  valeur  littéraire,  doit­on  immédiatement  ajouter :  ErnstJünger fut en effet un des hommes les plus lettrés et les plus réfléchis deson  temps,  ses  innombrables  lectures  le  prouvent,  en  particulier  de  laBible au cours de cette Seconde Guerre, et ses jugements sur les hommes,les  livres ou  les événements sont  toujours suggestifs voire  remarquables,quand ce ne sont pas de subtiles remarques sur le langage, le vocabulaireet  la  grammaire  de  l’allemand  ou  du  français,  qui  alternent  avec  desdescriptions  d’insectes  pour  la  joie  des  naturalistes.  En  réalité,  peu  dedomaines lui seront restés étrangers. D’où, il faut bien le dire aussi, entreun extraordinaire enrichissement de l’esprit et le singulier témoignage desmisères de la guerre, une impression ambivalente qui ne manque pas demarquer  toute  lecture de  ces  Journaux d’un  occupant,  même  si  Jüngern’a pas cédé à  la tyrannie des circonstances, pas plus qu’il ne s’est trahilui­même sous le règne de la banalité meurtrière. Mais rien ne serait plusfaux que de le réduire à l’image stéréotypée du soldat qui a fait la guerreen  France  en  1914  et  en  1940.  Il  est  un  autre  Jünger,  homme  de  trèsgrands livres de maturité et de vieillesse qui constitueraient son NouveauTestament, tandis que son œuvre, d’Orages d’acier au Travailleur (1932),se  placerait  sous  le  signe  de  l’Ancien  Testament,  comme  il  le  disait,  enprenant  soin de préciser que « seule  leur conjugaison déploie  la dimen­sion au sein de  laquelle  je souhaite que  l’on me comprenne ».  Il écrivaitun peu plus tôt : « Je ne voudrais pas me ranger dans cette foule de gensqui  ne  souhaitent  pas  aujourd’hui  qu’on  leur  rappelle  ce  qu’ils  étaienthier. » C’est au sujet de l’ensemble de l’œuvre d’Ernst Jünger qu’il nous aparu significatif d’interroger Julien Hervier.

Eryck de Rubercy

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R EVUE DES DEUX MONDES – Après que l’écrivain Ernst Jünger sesoit  inscrit  dans  le  temps, n’est­ce  pas  son œuvre  qui  s’estinscrite  dans  l’intemporel,  comme hors  du  temps,  en  comp­

tant parmi celles des auteurs de « la Pléiade » ?JULIEN HERVIER – On peut dire qu’il  entre dans  l’immortalité

comme les « Immortels » sont immortels à l’Académie française, cars’agissant de la collection de prestige de Gallimard, cela lui donneeffectivement un statut particulier. Cependant l’une des seules cho­ses  que  je  regrette,  c’est  qu’il  m’ait  fallu  tant  de  temps,  à  savoirplus de dix ans, pour établir une telle édition en dépit d’excellentscollaborateurs.  Il  était déjà question de cette publication avant  lamort d’Ernst Jünger en 1998 ! C’est dire s’il savait que la décisionétait fermement prise de le faire passer à la postérité française enle publiant dans  « la Pléiade »,  ce dont bien  sûr  il  était  extrême­ment heureux. Ma satisfaction a tout de même été que sa femme,qui  a  fêté  son quatre­vingt­dixième anniversaire  en mai 2007,  aiteu la possibilité de tenir en main ces deux volumes qu’elle atten­dait, elle aussi, avec une grande impatience.

REVUE DES DEUX MONDES – La diversité des sujets s’accompagnedans  l’œuvre d’Ernst  Jünger d’une  grande amplitude  chronolo­gique. Qu’est­ce qui, selon vous, en marque l’unité et la cohérence ?

JULIEN HERVIER – C’est naturellement assez difficile à résumeren  une  ou  deux  phrases,  mais  je  dirai  que  ce  qui  d’abord  meparaît  remarquable chez  Jünger est une attitude d’émerveillementdevant le monde tel qu’il est, c’est­à­dire à la fois avec les horreursdes  deux  guerres  mondiales  et  avec  maintenant  les  destructionssystématiques de la nature par la technique. Mais, mise à part cetteaction  éventuellement  pernicieuse  de  l’homme,  il  y  a  chez  ErnstJünger une espèce de confiance dans la beauté et la puissance dela  nature,  ainsi  qu’en  sa  possibilité  de  résurrection  permanente.C’est  en  quoi  il  est  aussi  héraclitéen,  puisqu’il  lui  paraît  que  leconflit est à l’origine de toutes choses ; autrement dit,  les aspectsdestructeurs de  l’être,  tel qu’il se présente à nous, ne sont pas, àses yeux,  le signe d’un désastre.  Il s’agit au contraire de quelquechose qui peut nous affermir dans notre condition humaine, afinjustement d’apprécier  tous  les  aspects du monde qui  sont prodi­gieux dans leur richesse et leur beauté.

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REVUE DES DEUX MONDES – Avant  tout,  les  livres  d’ErnstJünger ne sont­ils pas des livres d’interrogation et de culture ?

JULIEN HERVIER – Depuis  longtemps,  tout  au  moins  depuisque  je  travaille  sur  l’œuvre  d’Ernst  Jünger,  une  chose  m’a  beau­coup  frappé,  à  savoir  que  très  souvent  les  gens  le  considéraientd’abord  et  surtout  comme  un  militaire  parce  qu’il  avait  participéaux deux guerres mondiales. D’ailleurs, c’était un peu le sentimentde Gottfried Benn, avec  lequel  il a été en correspondance (4). Àlire  leurs  lettres,  en  vérité  peu  nombreuses,  on  se  rend  compteque Jünger admirait Benn et que Benn, qui était lui­même un trèsgrand  poète,  était  au  début  assez  méprisant  pour  Jünger  qu’iltenait  pour  un  militaire  écrivant  des  livres.  Naturellement,  aprèss’être rencontrés, ils se sont plus et Gottfried Benn a changé d’opi­nion. Ceci pour dire que ce qui au contraire me frappe, c’est queJünger est un écrivain à la Flaubert, et qu’au cours de ces quelquecent ans et plus de son existence, il a été à l’armée une quinzained’années, mais que pour le reste, outre quelques grands voyages,il a passé son temps à lire et à écrire. En réalité, Ernst Jünger estbel et bien un homme de lettres, non au sens péjoratif du terme,mais au sens où cela définit son mode de vie au jour le jour.

REVUE DES DEUX MONDES – Un homme de lettres, certes, maisauquel il est arrivé de rencontrer la philosophie, en 1932 avec sonessai  le  Travailleur  (5) qui  fut  pour Heidegger une  stimulationdécisive le conduisant à engager dès 1935 son questionnement dela technique…

JULIEN HERVIER – On a effectivement l’impression que, dès ledébut de sa carrière d’écrivain, il a des références philosophiquesfortes. C’est même parfois un peu complexe, parce qu’il y a chezlui  un  mélange  de  nietzschéisme,  dans  son  appréhension  dumonde comme volonté, et de néoplatonisme dans la mesure où ilse réfère à une sorte de monde des idées. Ainsi la figure du « tra­vailleur » est une sorte d’archétype platonicien, bien qu’il n’aimâtpas  qu’on  dise  que  la  Gestalt du  « travailleur »  s’approchait  del’idée platonicienne. Mais enfin, c’est bien à cela que cela ressem­ble : à savoir que l’image archétypique met son empreinte sur uncertain  type d’humanité.  Il y avait  toujours chez  lui cette sépara­tion entre le temporel et un atemporel, imaginé comme possibilité

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d’une situation en dehors du temps. Ce point de départ philoso­phique,  qui  est  présent  dès  Orages  d’acier et  les  textes  de  laPremière Guerre mondiale,  ira évidemment en s’approfondissant.À ce propos, il sera certainement très intéressant de mieux décou­vrir  à  travers  la  correspondance de  Jünger  avec Heidegger,  lors­qu’elle paraîtra, les détails  de  leurs  échanges  déjà  bien  connus,notamment  par  le  texte Über  die  Linie, traduit  en  français  parPassage de la ligne (6). Cette « ligne », dont en l’occurrence il estquestion, c’est  la  ligne du nihilisme contemporain. Quant au  jeuentre  le  philosophe  et  l’écrivain,  il  porte  sur  le  double  sens  deüber en allemand, qui peut vouloir dire en même temps « à pro­pos de » et « par­dessus ». Ernst Jünger l’interprétait dans un sensoptimiste en pensant qu’après l’ébranlement du nazisme, le pointzéro du nihilisme absolu avait été franchi et qu’en conséquence laligne  était  passée.  En  revanche,  pour  Heidegger,  nous  étionsencore  en  plein  nihilisme  et  il  s’agissait  de  réfléchir  « sur laligne ». On voit  ici  le point  de  contact  et  la différence  entre lesdeux écrivains philosophes.

Le choix de l’exil intérieur

REVUE DES DEUX MONDES – Ernst Jünger serait­il un moralistequand il stigmatise le recul des valeurs spirituelles devant la civili­sation de la technique ?

JULIEN HERVIER – Je  pense  que  Jünger, qui  lisait  les  grandsmoralistes  français,  était  à  l’opposé  de  beaucoup  d’écrivainsactuels, qui passent leur temps à nous faire la morale et que je neconsidérerai  pas  comme  des  moralistes,  mais  plutôt  comme  desprêcheurs, bref des spécialistes du prêchi­prêcha. Jünger avait unerigueur morale à ce point extraordinaire dans  son comportementpersonnel  qu’il  était,  selon  moi,  effectivement  moraliste,  mais  ausens où on peut le dire de La Rochefoucauld ou La Bruyère.

REVUE DES DEUX MONDES – Mais  peut­on dire que  l’œuvred’Ernst Jünger, pour avoir combattu l’esprit de son temps, ait été àcontre­courant ?

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JULIEN HERVIER – En fait, si je suis là à vous parler de Jünger,c’est parce que j’ai autrefois publié une thèse de littérature compa­rée  sur  Drieu  La Rochelle  et  Ernst  Jünger,  pour  laquelle  j’avaischoisi de mettre en exergue une citation de Kafka disant : « Il n’y ade décisif que  l’individu qui  se bat à contre­courant. » L’ouvrage,qui s’intitule Deux individus contre l’Histoire (7), montre en quoiils  s’opposaient  l’un  et  l’autre  à  une  vision  hégélienne  et  marxisted’une  histoire  orientée  vers  une  amélioration  permanente,  que  cesoit le triomphe de l’absolu ou le triomphe d’une société sans classes.

REVUE DES DEUX MONDES – L’œuvre d’Ernst  Jünger n’est­ellepas surtout le reflet d’une certaine histoire allemande et un lieu oùles grandes lignes du destin de l’Allemagne se sont croisées ?

JULIEN HERVIER – Elle est plus qu’un reflet. Elle est un témoi­gnage exceptionnel  sur  les deux plus grandes crises  récentes del’Allemagne  et  de  l’Europe.  La  France  n’a  pas  connu  le  nazismemais elle  a  tout de même connu Vichy et  la défaite  cuisante de1940. Mais Ernst  Jünger  est  d’abord  confronté  à une guerre quel’Allemagne va perdre, ce qui déclenchera sa réflexion politique àsa  sortie  de  l’armée,  dans  ses  écrits  journalistiques  de  l’entre­deux­guerres. Il aura connu à la fois l’horreur de la guerre indus­trielle et la défaite de son pays, ce qui donne deux motivations àla  composition  du  Travailleur. Le  fait  d’avoir  été  élevé  par  unpère  positiviste,  absolument  enthousiaste  des  succès  et  dubonheur  que  le  progrès  allait  apporter  à  l’humanité,  l’a  rendu,comme beaucoup de gens de sa génération, d’autant plus sensi­ble, dans l’expérience de la guerre moderne, au côté mortifère duprogrès.  Tout  l’optimisme  positiviste  de  la  génération  des  pèresen a été balayé. Du coup,  il a été obligé de réfléchir sur ce quesignifiait  la  guerre  industrielle ;  et  puis,  dans  un  second  temps,pour ne parler ici qu’en référence aux deux tomes de l’édition de« la Pléiade », il a connu, après cet épisode de la guerre industriel­le,  la  confrontation  avec  les  régimes  totalitaires  qui  auront  étél’autre fléau du XXe siècle. Là, il a eu une position qui n’était pluscelle de  l’héroïsme militaire de  la Première Guerre ; mais  il  fautpréciser qu’entre­temps  il  s’était marié et avait eu des enfants.  Ilne  pouvait  plus  adopter  cette  attitude  de  soldat  perdu  qui  avaitété la sienne au cours du premier conflit mondial. À ce moment­

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là, son problème n’a été que de survivre en gardant toute sa digni­té à l’intérieur d’un régime totalement inhumain.

REVUE DES DEUX MONDES – Face à Hitler, Jünger choisit l’exilintérieur,  cette  « forme aristocratique de  l’émigration »,  commeaimera  le  dire Gottfried Benn,  en  parlant  de  l’armée.  Peut­onétablir  les  raisons  qui  furent  les  siennes de  rester  en Allemagnedurant la Seconde Guerre mondiale ?

JULIEN HERVIER – Jünger  a  été  très  courageux  durant  laSeconde  Guerre mondiale  mais  il  n’a  pas  été  héroïque  contre lenazisme.  Il  s’est  retiré  dans  son  intériorité,  ce  qui  d’ailleurs  cor­respond peut­être à une attitude  très allemande, mais on ne  ferapas  ici de psychologie des peuples. En outre,  il n’a pas participéau complot de Stauffenberg contre Hitler pour des raisons liées àsa méfiance envers  les attentats.  Il n’est donc pas entré dans unerésistance active et, bien que Sur les falaises de marbre (8) soit unlivre  de  résistance,  Jünger  a  toujours  dit,  de  l’immédiat  après­guerre jusqu’à sa mort, qu’il ne se considérait pas comme un résis­tant.  Il  n’a  donc  pas  cherché,  contrairement  à  certains  après  labataille, à  se couvrir de  fleurs. Mais ce qu’il a  fait, dit­il,  c’est des’être  montré  tel  qu’il  était  en  manifestant  clairement  au  régimenazi  qu’il  ne  voulait  pas  collaborer  avec  lui.  On  possède  destémoignages très précis sur la façon dont il a refusé tous les hon­neurs,  comme  l’offre  de  siéger  au  Reichstag  en  tant  que  députénational­socialiste, ou celle de devenir membre de l’Académie alle­mande de poésie  tombée sous  la coupe des nazis.  Il  s’est mêmeplaint dans une lettre au Völkischer Beobachter que ce dernier aitpublié un extrait du Cœur aventureux sans  son accord, donnantainsi la fausse impression que lui, Jünger, faisait partie des collabo­rateurs de ce journal nazi. Il s’est ainsi clairement manifesté commehostile  à  l’hitlérisme.  On  discerne  même  l’amorce  chez  lui  de  laposition de sa vieillesse, à  savoir celle de  l’« Anarque », qui n’estpas celle d’un anarchiste cherchant en communauté à renverser unsystème politique  pour  le  remplacer  par  un  autre,  par  exemplel’anarchie, mais qui est celle d’un individu se battant seul sur sonterrain pour garder ce qui constitue à ses yeux les valeurs humai­nes sur  lesquelles on ne peut pas transiger. C’est à ce moment­làqu’il a adopté cette position d’exil intérieur.

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REVUE DES DEUX MONDES – Mais pourquoi n’est­il pas parti ?JULIEN HERVIER – Les raisons en sont multiples, mais ce qu’on

peut  dire,  c’est  qu’il  a  envisagé  immédiatement  avant  guerrel’éventualité de s’installer en Norvège. Reste qu’il était très attachéà son pays et qu’il a finalement préféré rester en Allemagne. À cetégard, les choses sont complexes, si l’on considère par comparai­son  les  dissidents  russes.  On  pourra  bien  dire  que  même  s’ilsavaient eu envie de partir, on ne leur en aurait pas donné la possi­bilité ; mais c’est en réalité plus compliqué car, parmi les dissidentsdu communisme, il y en a qui auraient considéré l’exil comme unesolution  trop  facile.  D’ailleurs  les  gens  qui  y  ont  été  contraints,comme Soljenitsyne, ne se sont pas toujours sentis à l’aise, particu­lièrement aux États­Unis !

L’écrivain­soldat

REVUE DES DEUX MONDES – Tout de même, n’y a­t­il  pas undivorce entre le lieutenant de la guerre de 14­18 et le capitaine del’armée d’occupation qui vit à Paris entre 1941 et 1944 ?

JULIEN HERVIER – Disons  qu’au  fond  la  bonne  réponse,  c’estErnst Jünger qui nous la donne lui­même, car pour lui, il y a deuxparties  dans  son  œuvre,  à  savoir  son  Ancien  et  son  NouveauTestament.  D’abord,  la  Première  Guerre  mondiale,  c’est  celle  duDieu  terrible,  du  Dieu  des  armées,  de  la  confrontation  agoniqueentre les peuples, et donc il est là dans la situation d’un jeune hommepour qui  la guerre,  il ne  faut pas  se  le dissimuler,  est un  jeu quil’amuse  et  l’intéresse.  La  guerre  lui  paraît  horrible,  mais  il  a  sesmoments  d’exaltation  dans  le  danger  qui  sont  des  révélations.  Etpuis, il y a son engagement dans la Seconde Guerre mondiale où,lisant deux fois la Bible en son entier, il cherche contre la barbarienazie un recours dans le message humain de la religion chrétienne.En  ce  sens,  il  y  a  bien  un  abîme  entre  l’officier  de  la  PremièreGuerre mondiale et  l’officier de la seconde. On peut  l’illustrer parun  parallèle  révélateur : Jünger  a  été  décoré  pendant  la  GrandeGuerre de  l’ordre « Pour  le  mérite »  créé  par  Frédéric  II,  la  plushaute distinction militaire allemande, pour son action à  la  tête de

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ses troupes de choc ; il a été de nouveau décoré pendant la guerrede  1939­1945,  cette  fois  de  la  Croix  de  fer,  pour  avoir  sauvé  unblessé  sous  le  feu  de  l’ennemi  lorsqu’il  se  trouvait  sur  la  ligneSiegfried. Entre massacrer l’ennemi à la tête de troupes de choc etaller chercher un blessé sous le feu des lignes ennemies, il y a tou­te la différence entre deux expériences de la guerre avec, dans uncas, un homme d’une vingtaine d’années, et dans l’autre le mêmehomme ayant la quarantaine et charge d’âmes, mais qui n’avait pasperdu pour autant son courage militaire.

REVUE DES DEUX MONDES – Reste  qu’aujourd’hui  on  semblemal comprendre que Jünger fasse de la guerre une voie de réalisa­tion de l’individu…

JULIEN HERVIER – Cela fait partie des aspects effrayants de sapersonnalité,  avec cette  idée que  la guerre est  effectivement unepierre de touche, bien qu’il soit absolument nécessaire d’éviter lessituations  qui  pourraient  en  favoriser  l’apparition.  Souvent  j’aientendu Jünger dire à la fin de sa vie que, comme tout le monde,il était contre la guerre, mais qu’il fallait bien constater qu’elle necessait pas, que ce soit sous la forme d’une guerre civile ou sousune forme plus brutale encore. La guerre n’a pas disparu à la findu XXe siècle  et  ne disparaîtra  sûrement pas  au XXIe siècle. Desgens ont la chance de ne pas être sur un champ de bataille et c’estla  chance de beaucoup d’entre nous mais pas de  tous. Dans magénération,  il y en a qui ont connu  la guerre d’Algérie avec  tousles  problèmes  moraux  qu’elle  pouvait  poser.  Ernst  Jünger  est  deceux qui se sont trouvés dans les conditions de deux guerres plusépouvantables encore, et il est de ceux qui pensent qu’il s’agit là,aussi étrange que cela puisse paraître, d’une expérience formatri­ce,  voire  positive.  Tout  homme  doit  de  toute  façon  se  poser  laquestion de sa propre mort, c’est une question, guerre ou pas, àlaquelle personne n’échappe, mais évidemment c’est en temps deguerre qu’on se la pose de la manière la plus directe, la plus bru­tale et  la plus violente. On peut donc aisément  comprendre queJünger ait vu dans  la guerre  le moment  fatal où  l’homme,  finale­ment, est aux prises avec sa propre condition. Mais ce qui frappeà notre  époque,  c’est  la  façon  dont  les  gens  essaient  d’oublierqu’ils  sont  mortels.  C’est  une  banalité  de  dire qu’on  est,  aujour­

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d’hui,  non  pas  dans  une  civilisation  du  refus  de  la  mort,  parcequ’elle est tout de même présente, mais d’aveuglement volontairesur la mort.

REVUE DES DEUX MONDES – Mais  certains  reprochent à ErnstJünger une tendance à esthétiser la guerre par une certaine mise enscène des offensives et du combat sur le front. Que leur dites­vous ?

JULIEN HERVIER – C’est extrêmemeny complexe, car la paroledoit­elle se taire devant l’horreur ? Il y a des points de vue absoluscomme  celui  d’Adorno devant  les  camps  de  concentration,  piresencore que la guerre. Je tendrais à lui opposer la réaction de PaulCelan,  qui  n’a  pas  choisi  le  silence.  Ce  grand  poète  allemand  aconsidéré  que  la  poésie  n’avait  pas  à  se  taire  devant  l’horreur.Cette  situation  particulièrement  difficile  l’a  brisé  lui­même.  Eneffet, il s’est trouvé aux prises avec une tâche qui peut excéder lesforces  humaines,  même  celles  d’un  grand  poète,  mais  il  n’a  pasconsidéré que le silence fût une solution. À partir du moment oùl’on  parle  de  l’horreur  et  de  la  mort,  il  faut  que  le  langage  soitcapable d’en rendre compte, et là, bon gré mal gré, on se trouveconfronté  à  un  travail  d’écrivain  qui  consiste  à  trouver  des  solu­tions à la description de l’indescriptible par tous les moyens litté­raires. Orages d’acier contient des passages qui sont encore dansla  tradition de  la  littérature décadente ou  fin de  siècle,  sinon dusymbolisme ;  et  puis,  il  y  a  ce  que  Karl  Heinz  Bohrer,  un  descritiques allemands qui  font  référence sur  Jünger, a appelé  « l’es­thétique de l’effroi » (9), c’est­à­dire une esthétique beaucoup plusexpressionniste,  que  Bohrer  compare  aussi  à  l’esthétique  dessurréalistes, ce que j’estime être un peu abusif. Mais enfin il s’agitd’une poésie du choc, de la rupture, de la violence, de la soudai­neté,  de  l’immédiateté,  avec  une  volonté  marquée  d’affronter  leréel  avec  les  moyens  de  cet  art  qu’est  la  littérature.  Est­ce  qu’ils’agit alors d’esthétisation ? La question se pose mais je ne tranche­rai pas.  J’essaie d’exposer  simplement  la  situation  telle qu’elle  seprésentait à Jünger, ou du moins comme je  la vois d’un point devue personnel.

REVUE DES DEUX MONDES – Le caractère de témoignage insoliteet  irremplaçable  qu’ont  pour  les  Français  les  Journaux  de  guerre

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n’expliquerait­il  pas  à  lui  seul  le  fait  qu’on  soit  particulièrementsensible en France à Ernst Jünger ?

JULIEN HERVIER – L’une des choses primordiales pour la réac­tion  française,  c’est  que  Jünger  insiste  beaucoup  sur  le  fait  quepour lui, la guerre n’est absolument pas liée à la haine, et que lerespect  de  l’adversaire  est  fondamental  dans  ses  combats  contreles  Français ou  les Anglais.  Il  a une  attitude d’admiration qui  luiinterdit de considérer son adversaire comme un sous­homme. À cepropos,  j’ajouterai qu’il sera horrifié par  la  façon dont  l’hitlérismeet la Wehrmacht mènent  la guerre à  l’Est,  lorsqu’il endurera cetteexpérience dans le Caucase au cours de la Seconde Guerre mon­diale.  L’image  du  loyal  adversaire compte  naturellement  en  cequ’elle permet toutes les réconciliations après la guerre ; mais enoutre,  les Français  sont  intéressés par  l’attitude de  Jünger en  tantqu’officier des troupes d’occupation allemandes en France, spécia­lement à Paris. On connaît la photo où Jünger à cheval, sabre auclair, passe  rue de Rivoli à  la  tête de ses hommes. C’est évidem­ment  une  image  douloureuse  pour  les  Français ;  mais  en  fin  decompte, je suis content de la voir si souvent reprise par la presse,parce qu’elle illustre la situation de la France occupée pendant lapériode couverte par les « Journaux parisiens ». Assurément, l’imaged’un vainqueur magnanime donnée par Jünger doit être particuliè­rement  sensible  aux Français. Un Anglais ou un Américain  lisantces  mêmes  Journaux ne  peut  évidemment  s’y  intéresser  de  lamême façon.

REVUE DES DEUX MONDES – Les  Journaux d’Ernst  Jünger,  ycompris  ceux de  ses  trente  dernières  années  parus  sous  le  titreSoixante­dix s’efface (10) ne sont­ils pas finalement les ouvrages lesplus  révélateurs,  à  savoir  ceux qui  permettent  d’appréhender auplus près l’homme dans sa vérité ?

JULIEN HERVIER – L’œuvre d’Ernst  Jünger  est  tout  de  mêmeimmense. Elle  se  compose de vingt­deux  tomes en grand  formatqui  correspondraient  à  autant  de  volumes,  sinon  plus,  que  lesœuvres complètes de Saint­Simon si on  les éditait dans  la collec­tion  de  « la  Pléiade ».  C’est  dire  qu’il  y  a  non  seulement  lesJournaux, mais des essais et des romans, dont des romans semi­autobiographiques  comme  le  Lance­pierres (11), ainsi  que  de

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nombreux textes de vieillesse tout à fait passionnants. Il y a égale­ment une œuvre, écrite à la fin de sa vie et publiée de façon pos­thume, qui  s’intitule Trois chemins d’écolier (12), très  courte maisque je trouve fascinante,  dans  laquelle  il  raconte  justement  sesfrayeurs  d’enfant  en  se  montrant  dans  sa  personnalité,  partagéeentre un enfant rêveur, absolument mal à l’aise dans la société, etun petit  garçon  bagarreur  qui  n’a  pas  de  problèmes  avec  sescopains. Et puis,  il y a  le  très beau texte  intitulé  les Ciseaux (13)qui est une  réflexion  très optimiste  sur  la mort,  les ciseaux étantceux  de  la  Parque.  Et  j’avoue  qu’il  contient  un  aspect  propre àJünger,  auquel  je  suis  sensible,  qui  veut que  sa  réflexion, disonsphilosophique ou métaphysique, parte  toujours du concret. On abeaucoup parlé à la fin de sa vie de sa conversion au catholicisme,mais  nulle  part  dans  son  œuvre  on  ne  voit  une  croyance  en  undieu  personnel  qui  s’adresserait  directement  à  l’homme  à  traversdes prophéties, des messages, mais au contraire  le pressentimentd’une  transcendance  dans  l’expérience  la  plus  simple.  À  ce  pro­pos,  je  n’hésiterais  pas  à  reprendre  le  terme  d’épiphanie  mis  envaleur par Joyce. Dans les œuvres de Jünger s’insèrent ainsi toutessortes d’épiphanies ; c’est­à­dire que la description minutieuse detelle fleur, de tel paysage, de tel moment de la rencontre avec l’a­nimal dans la forêt vierge ou avec l’équilibre cosmique d’un tem­ple  accroché  dans  sa  montagne  à  Segeste,  en  Sicile,  prend  lavaleur d’une  révélation. D’une  révélation qui  se dérobe  toujours,mais où l’on sent une présence, celle du monde qui se révèle sousses  aspects  multiples.  C’est  vrai  que  ce  genre  d’expériences  estdécrit  essentiellement  dans  ses  Journaux, qui  sont  surtout  desjournaux de voyage, mais il me semble aussi que les récits de rêveprennent de plus en plus de place dans l’œuvre de Jünger. DansOrages d’acier, il y a quelques récits de rêve, mais peu, alors quedans  le  second  ensemble  des  Journaux, autrement  dit  dansRayonnements, puisque  c’était  le  titre  global  des  journaux  de  laSeconde Guerre mondiale, ils sont nombreux et bien plus encoredans  ses  journaux  de  vieillesse  parus  sous  le  titre Soixante­dixs’efface, où le développement de cette propension au récit de rêveest  même  assez  impressionnant.  D’évidence,  le  rêve  a  concrète­ment pour Jünger un rôle de révélateur par rapport à une dimen­sion anthropologique où l’homme est en rapport avec la nature en

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sa totalité. Lui qui ne s’est jamais beaucoup intéressé à la psycha­nalyse ne s’intéresse pas du  tout à  la signification  individuelle durêve comme possibilité de  découvrir  des  vérités  cachées  sur  soi­même. Il voit plutôt le rêve comme un accès à une façon d’existerautre que celle de la vie éveillée. C’est plutôt une espèce de fondglobal de l’humanité et du monde qui ressurgit dans le rêve à l’in­térieur d’une humanité qui se trouve passagèrement fragmentée enpetites consciences individuelles isolées.

Propos recueillis par Eryck de Rubercy

1. Ernst Jünger, Journaux de guerre, (tome I, 1914­1918, tome II, 1939­1948), édi­tions  présentées,  établies  et  annotées  par  Julien  Hervier, avec  Pascal  Mercier  etFrançois Poncet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».2. Marthe Robert, la Tyrannie de l’imprimé, Grasset, 1984, p. 22 et 24.3. Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger, Gallimard, 1986, p. 23.4. Gottfried Benn et Ernst Jünger, Briefwechsel 1949­1956, Klett­Cotta, 2006.5.  Ernst  Jünger, le  Travailleur  (Der  Arbeiter, 1932),  traduit  par  Julien  Hervier,Christian Bourgois, 1989.6. Ernst Jünger, Passage de la ligne (Über die Linie, 1950), traduit par Julien Hervier,Christian Bourgois, 1997.7.  Julien Hervier, Deux  individus contre  l’Histoire, Drieu La Rochelle, Ernst  Jünger,Éditions Klincksieck, 1978.8. Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen, 1939), traduitpar Henri Thomas, Gallimard, 1942.9. Karl Heinz Bohrer, Die Ästhetik des Schreckens. Die pessimistische Romantik undErnst Jüngers Frühwerk, Munich et Vienne, Carl Hanser Verlag, 1978.10.  Ernst  Jünger, Soixante­dix  s’efface  I­V, (Siebzig  verweht  I­V),  (1965­1970,1971­1980, 1981­1985, 1986­1990, 1991­1996), traduit par Henri Plard et JulienHervier, Gallimard, 1984­2004.11.  Ernst  Jünger,  le  Lance­pierres  (Die  Zwille, 1973),  traduit  par  Henri  Plard,  LaTable Ronde, 1974.12. Ernst Jünger, Trois chemins d’écolier (Drei Schulwege, 2003), traduit par JulienHervier, Christian Bourgois Éditeur, 2005.13. Ernst Jünger, les Ciseaux (Die Schere, 1990), traduit par Julien Hervier, ChristianBourgois Éditeur, 1993.

■ Julien Hervier, ancien élève de l’École normale supérieure, est professeur de litté­rature  comparée.  Traducteur  de  Friedrich  Nietzsche,  de  Martin  Heidegger,  deRobert Walser, de Hermann Hesse,  de Reinhard Lettau  et  de  Ernst  Jünger, il  estl’auteur  de Deux  individus  contre  l’histoire : P.  Drieu  La Rochelle,  Ernst  Jünger,(Klincksieck, 1978) et d’Entretiens avec Ernst Jünger, (Gallimard, 1986).

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