105
1 C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 1 UN SIECLE DE ROMAN EPISTOLAIRE Tout d’abord, quelques mots sur le programme. Les quatre textes retenus permettent de jalonner chronologiquement notre période : Guilleragues pour la fin du XVII° siècle, Montesquieu pour la première moitié du XVIII° siècle et l’esprit des lumières, Laclos pour la seconde moitié du XVIII° siècle et la crise des lumières, enfin Louvet pour la fin du siècle et la période révolutionnaire. Le choix du sujet roman épistolaire – pose plusieurs questions : 1°/ Le problème du roman et de sa réception. 2°/ La question de définition du roman épistolaire et les modalités de son fonctionnement. 3°/ L’adaptation du genre aux modifications politiques de l’époque. Sur le problème du roman et de sa réception, je rappelle simplement qu’il est un genre mal reçu par la critique, au XVII° et au XVIII° siècle, bien que les lecteurs soient séduits par la fiction romanesque. On condamne généralement le roman au nom de deux critères : 1°/ Au nom du bon goût. Le bon goût, c’est à dire le goût aristocratique, privilégiait le théâtre et la poésie. Le roman, genre mal défini, souffre de son hétérogénéité et n'est pas considéré comme un genre littéraire autonome. De nombreux romanciers doivent d’abord leur gloire au théâtre et nombreux sont les auteurs qui vont chercher au théâtre une reconnaissance du public : Mercier, Rétif de la Bretonne ou Marivaux. Il faut attendre Rousseau et Diderot pour voir une remise en question de ce « bon goût ». On considère aussi que ce genre, mineur et mensonger, s’adresse à la partie la moins cultivée et la plus méprisable de la société : Les femmes, les petits bourgeois, les esprits futiles, etc… Or, les études des historiens de la littérature (cf. Alexandre Stroev, Les Aventuriers des lumières ) prouvent le contraire. Quant à la littérature de colportage, destinée aux classes plus populaires, elle ne comporte pratiquement pas de romans(cf. les travaux de Darnton, Mandrou). 2°/ On condamne le roman au nom de la morale. Le roman est le laboratoire de la vie morale et permet, par sa souplesse formelle, l’intégration des nouvelles idées philosophiques(cf. les contes de Voltaire). Or, on reproche aux romanciers de peindre des passions condamnables et de contribuer au relâchement et à la corruption des mœurs. Voir, par exemple, la condamnation de Manon Lescaut ou l’interdiction du roman vers 1738. Il faut Rousseau et La Nouvelle Héloïse pour rendre au roman sa vocation morale et didactique, déjà annoncée dans la préface de Manon Lescaut. En dépit du discrédit qui pèse sur lui, le roman se développe et évolue.

cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

1

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 1 UN SIECLE DE ROMAN EPISTOLAIRE Tout d’abord, quelques mots sur le programme. Les quatre textes retenus permettent de jalonner chronologiquement notre période : Guilleragues pour la fin du XVII° siècle, Montesquieu pour la première moitié du XVIII° siècle et l’esprit des lumières, Laclos pour la seconde moitié du XVIII° siècle et la crise des lumières, enfin Louvet pour la fin du siècle et la période révolutionnaire. Le choix du sujet – roman épistolaire – pose plusieurs questions : 1°/ Le problème du roman et de sa réception. 2°/ La question de définition du roman épistolaire et les modalités de son fonctionnement. 3°/ L’adaptation du genre aux modifications politiques de l’époque. Sur le problème du roman et de sa réception, je rappelle simplement qu’il est un genre mal reçu par la critique, au XVII° et au XVIII° siècle, bien que les lecteurs soient séduits par la fiction romanesque. On condamne généralement le roman au nom de deux critères : 1°/ Au nom du bon goût. Le bon goût, c’est à dire le goût aristocratique, privilégiait le théâtre et la poésie. Le roman, genre mal défini, souffre de son hétérogénéité et n'est pas considéré comme un genre littéraire autonome. De nombreux romanciers doivent d’abord leur gloire au théâtre et nombreux sont les auteurs qui vont chercher au théâtre une reconnaissance du public : Mercier, Rétif de la Bretonne ou Marivaux. Il faut attendre Rousseau et Diderot pour voir une remise en question de ce « bon goût ». On considère aussi que ce genre, mineur et mensonger, s’adresse à la partie la moins cultivée et la plus méprisable de la société : Les femmes, les petits bourgeois, les esprits futiles, etc… Or, les études des historiens de la littérature (cf. Alexandre Stroev, Les Aventuriers des lumières) prouvent le contraire. Quant à la littérature de colportage, destinée aux classes plus populaires, elle ne comporte pratiquement pas de romans(cf. les travaux de Darnton, Mandrou). 2°/ On condamne le roman au nom de la morale. Le roman est le laboratoire de la vie morale et permet, par sa souplesse formelle, l’intégration des nouvelles idées philosophiques(cf. les contes de Voltaire). Or, on reproche aux romanciers de peindre des passions condamnables et de contribuer au relâchement et à la corruption des mœurs. Voir, par exemple, la condamnation de Manon Lescaut ou l’interdiction du roman vers 1738. Il faut Rousseau et La Nouvelle Héloïse pour rendre au roman sa vocation morale et didactique, déjà annoncée dans la préface de Manon Lescaut. En dépit du discrédit qui pèse sur lui, le roman se développe et évolue.

Page 2: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

2

Le roman de l’époque classique voit apparaître le récit à la première personne, sous forme de mémoires, lettres ou récits de voyage. Les lettres qui revêtent l’apparence de la plus grande authenticité, tentent en outre de répondre à l’accusation de fausseté qui pèse sur le roman. Si bien que le roman, fondamentalement fictif, se donne les allures d’une histoire vraie. Les lettres, souvent accompagnées d’un paratexte explicatif quant à leur découverte, contrent parfaitement le reproche de fiction adressé au roman. Bien que le topos du manuscrit trouvé évolue et ne trompe pas le lecteur, il fonctionne parfaitement pendant cette période. Les lettres Portugaises bénéficient du doute. Le procédé de datation orientale utilisé par Montesquieu sert à authentifier la correspondance de ses deux Persans. Laclos joue sur le procédé, mais en brouillant les pistes avec la juxtaposition d’une préface et d’un avertissement contradictoires. Quant à Louvet, il s’inscrit pleinement dans les procédés épistolaires chers à Laclos. Le roman épistolaire s’épanouit pleinement au XVIII° siècle, âge d’or du roman. Au XVII° siècle, sont publiés 1 200 romans. De 1700 à 1750, on compte 946 romans et de 1750 à 1800, on recense plus de 2 000 romans. La croissance de la production romanesque est évidente, même si elle n’est pas toujours constante et marque des périodes de fléchissement, en particulier au moment de la Révolution.

De 1715 à 1761, le roman est utilisé pour l’examen des croyances religieuses et philosophiques et trace le tableau d’une société en mutation. L’avènement des lumières trouve dans le roman sa meilleure voie d’expression. L’orientalisme et l’exotisme mis au goût du jour par la traduction de Galland des Mille et une nuits stimulent l’imaginaire des romanciers. Mais à travers l’extravagance des lieux ou des situations, la réalité reste aisément identifiable, comme dans les Lettres persanes. Pendant cette période, comme pendant tout le siècle, le récit à la première personne domine dans un tiers des fictions. La première personne devient le témoin privilégié de la sensibilité et autorise un recul entre le personnage principal et l’auteur, qui ne se présente souvent que comme l’inventeur puis l’éditeur d’un texte authentique qui lui est parvenu par hasard.

En 1761, Rousseau publie la Nouvelle Héloïse, révolution morale et esthétique. La bourgeoisie se reconnaît dans le système des valeurs du roman, dont le succès relance l’écriture et la lecture des romans. La crise des lumières, accompagnée d’une crise du classicisme, apparaît vers 1770 et remet en question les acquis de la raison. Le roman de Laclos témoigne du désarroi de ses contemporains. Pendant la Révolution, le roman se modifie considérablement, surtout en devenant engagé politiquement, ce que nous verrons avec Louvet et Emilie de Varmont, qui est un plaidoyer en faveur du divorce et du mariage des prêtres.

En ce qui concerne l’historique du roman épistolaire, dont on fait remonter l’origine au roman Grec, je vous renvoie au premier chapitre du Roman épistolaire de Versini, texte indiqué dans la bibliographie. Je ne reprendrai donc pas ici les informations historiques qui se trouvent dans cet ouvrage.

Quant à la technique du roman épistolaire, nous nous y intéresserons au fur et à mesure de l’étude de nos textes. Rappelons simplement quelques éléments :

1°/ Problème de définition. Qu’est-ce qu’un roman épistolaire ? Faut-il qu’un texte soit intégralement composé de lettres pour être considéré comme un roman épistolaire ? Peut-il être partiellement composé de lettres et, si oui, dans quelles proportions ? Les réponses des critiques diffèrent sur ce point. Dans cette incertitude, j’ai choisi délibérément de ne considérer que des textes intégralement

Page 3: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

3

épistolaires, estimant que ceux-là seuls, sans doute, méritent pleinement cette appellation.

2°/ Le roman épistolaire peut être monophonique ou polyphonique, avec une tendance à privilégier la technique polyphonique au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle. Guilleragues offre l’exemple d’un texte monophonique et nos trois autres textes choisissent le procédé de la polyphonie.

Les quatre textes seront étudiés, bien sûr, dans l’ordre chronologique avec des synthèses partielles et finales. GUILLERAGUES Lettres portugaises Le texte parut en 1669. C’est un texte bref qui se compose de cinq lettres, écrites par une religieuse portugaise qui se nomme elle-même par deux fois Mariane. Ce sont cinq lettres d’amour écrites à son amant, un officier français rentré en France, et dans lesquelles elle exprime sa tristesse, ses plaintes, son désespoir d’avoir été abandonnée et, pour finir, sa résolution de ne plus l’aimer et de ne plus lui écrire. Le succès du texte fut très vif, d’autant que le public crut sans peine à l’authenticité de cette correspondance. On identifia l’amant comme étant Noël Bouton de Chamilly (1636 – 1717 ), qui fut maréchal de France en 1703. Chamilly avait effectivement servi au Portugal. Il y eut quelques sceptiques pour douter de l’authenticité de ces lettres, dont Rousseau, qui y voyait l’œuvre d’un homme car, disait-il, les femmes ne savent « ni décrire ni sentir l’amour même ». Le succès du texte engendra une exploitation commerciale sous forme de suites : Des réponses de l’amant qui entraînent de nouvelles lettres de Mariane. Au cours du XIX° siècle, la critique biographique établit qu’une religieuse portugaise, nommée Mariana Alcoforada ou Alcoforado, avait très certainement eu, entre 1661 et 1669, une liaison avec Chamilly qui l’avait ensuite abandonnée. La tentation était grande de désigner cette religieuse comme auteur des cinq lettres du texte. Guilleragues avait peut-être eu connaissance de cette liaison, pas si secrète que cela si l’on en croit quelques remarques que fait Mariane dans ses lettres. Pourquoi le choix d’une religieuse ? Peut-être pour des raisons biographiques, dont nous avons parlé, ou des raisons commerciales ( les amours d’une religieuse ont toujours quelque chose de scandaleux ), ou pour des raisons de vraisemblance, si l’on en croit en tout cas ce que dit Challe dans les Illustres Françaises. Il écrit : « Le papier ne rougissant pas, les religieuses s’expliquent bien plus hardiment qu’elles ne parleraient, et s’engagent bien d’avantage. (…) Les religieuses n’épargnent ni le temps, ni le papier, et donnent carrière à leur passion, qui seule les occupe faute de dissipation » ( Histoire de M. de Terny et de Mlle de Bernay ). Le choix d’une religieuse tiendrait alors à des questions de vraisemblance psychologique et matérielle. Un des problèmes que pose ce texte est un problème de cohérence dans la composition : L’ordre des lettres prête beaucoup à discussion, en raison de quelques incohérences présentes dans le texte. Certains éditeurs ont d’ailleurs cru bon de modifier l’ordre donné par Guilleragues dans l’édition originale de son texte. Pour cerner le problème, je reprendrai d’abord le texte lettre par lettre, afin d’en définir le contenu et d’en relever les incohérences.

Page 4: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

4

Première lettre : Elle est écrite quelques temps après une lettre de l’officier français qui a eu un effet terrible sur la religieuse. Nous n’avons dans ce texte aucun repère chronologique car les lettres ne sont pas datées et il faut déduire la chronologie du contenu des lettres. Dès cette première lettre, la religieuse se nomme : Mariane infortunée. La lettre précédente de l’officier est présentée comme une lettre de rupture : « J’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m’est si insupportable qu’il me fera mourir en peu de temps ». Cette rupture a provoqué chez Mariane une crise violente, un long évanouissement : « Je fus si accablée de toute ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens : Je me défendis de revenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puis la conserver pour vous ; je revis enfin, malgré moi, la lumière ». On devine que les lettres précédentes de l’amant étaient bien éloignées de ce qu’attendait Mariane : « Ne remplissez plus vos lettres de choses inutiles». Mais, du fait de la technique monophonique utilisée par Guilleragues, nous n’avons pas les lettres de l’amant ; nous sommes donc obligés de croire Mariane, et surtout de croire l’interprétation qu’elle donne des lettres de son amant. Elle décrit en tout cas dans cette première lettre cette douleur liée à l’absence. Dans son désespoir, elle se soutient par un triple espoir : - Tout d’abord, la possibilité de correspondre grâce à la complicité de son frère :

« J’avoue cependant que l’occasion que mon frère m ‘a donnée de vous écrire a surpris en moi quelques mouvements de joie, et qu’elle a suspendu pour un moment le désespoir où je suis.»

- La deuxième raison d’espérer est qu’elle pense qu’un prochain retour de l’amant est possible, et elle envisage ces retrouvailles : « Je n’oublie pas aussi que vous m’avez fait espérer que vous viendriez passer quelques temps avec moi. »

- Enfin, la troisième raison d’espérer est la certitude - réelle ou feinte – que leur amour est éternel et que rien ne pourra les séparer : « L’amour qui est plus puissant que le destin a uni nos cœurs pour toute notre vie. »

Une première lettre, donc, qui rend compte de la douleur d’une séparation, mais qui n’est pas encore totalement désespérée. Deuxième lettre : Elle est écrite après ce que l’on pense être un long silence de six mois de la part de l’amant. On suppose qu’il n’y a pas eu de lettre de Mariane depuis la première, rien en tout cas ne le laisse supposer. Mariane reproche à l’officier son silence : « Je n’ai pas reçu une seule lettre de vous depuis six mois ». En dépit de l’absence et du silence de l’amant, Mariane reste heureuse, confiante dans l’avenir. Même si l’amant n’écrit plus, elle continue à mettre en lui sa raison de vivre et d’espérer : « Je me flatte de vous avoir mis en état de n’avoir sans moi que des plaisirs imparfaits, et je suis plus heureuse que vous puisque je suis plus occupée ». Mariane, occupée par sa passion, l’est aussi par la nouvelle fonction qu’elle occupe : elle est devenue portière de son couvent. Cet emploi lui permet une ouverture sur le monde extérieur et elle peut ainsi avoir –

Page 5: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

5

indirectement- des nouvelles du français : « Un officier français a eu la charité de me parler ce matin plus de trois heures de vous ». Il ne reste à Mariane que le plaisir de la contemplation : « Je regarde sans cesse votre portrait ». Ce thème du portrait est un véritable topos qui apparaît dans plusieurs romans ; l’apparition la plus célèbre étant le fameux portrait de madame de Clèves dans La princesse de Clèves . Cependant, les doutes reviennent à la fin de la lettre et on peut penser que Mariane s’évanouit de nouveau : « Je suis au désespoir, votre pauvre Mariane n’en peut plus, elle s’évanouit en finissant cette lettre. Adieu, adieu, ayez pitié de moi ». Troisième lettre : C’est une lettre d’amour désemparée, sur le ton de l’élégie, de la plainte, un peu dans la tradition de L’Enéide (longues plaintes de Didon à Enée : Lorsque Enée descend aux enfers et rencontre Didon qu’il a abandonnée, Didon reproche à Enée cet abandon).

L’amant n’a toujours pas répondu aux lettres : « J’espérais que vous m’écririez de tous les endroits où vous passeriez, et que vos lettres seraient fort longues. » Mariane en vient à soupçonner la bonne foi de son amant et à se demander si son départ, qu’il présentait comme forcé, n’était pas en fait un départ volontaire : « La froideur de votre passion et de vos derniers adieux, votre départ, fondé sur d’assez méchants prétextes. » Mariane reproche à son amant de n’avoir considéré leur passion que comme une victoire, dépourvue de sensibilité. Elle dit en souffrir, non pas pour elle, mais pour lui : « Il est bien malheureux celui qui manque ainsi de sensibilité et de cœur, et celui qui se prive de nombreux plaisirs.[…] Vous n’avez regardé ma passion que comme une victoire, et votre cœur n’en a jamais été profondément touché ; N’êtes vous pas bien malheureux, et n’avez-vous pas bien peu de délicatesse, de n’avoir su profiter qu’en cette manière de mes emportements ? Et comment est-il possible qu’avec tant d’amour, je n’ai pu vous rendre tout à fait heureux ? Je regrette, pour l’amour de vous seulement les plaisirs infinis que vous avez perdus : Faut-il que vous n’ayez pas voulu en jouir ? » Mariane - avec un ton tragique - souhaite mourir mais avec un retournement de raisons : on attendrait qu’elle souhaite mourir parce qu’elle est malheureuse, mais, en fait elle explique qu’elle voudrait mourir si elle savait l’officier malheureux : « Je me tuerais, ou je mourrais de douleurs sans me tuer, si j’étais assurée que vous n’avez jamais aucun repos, que votre vie n’est que trouble, et qu’agitation, que vous pleurez sans cesse, et que tout vous est odieux ; je ne puis suffire à mes maux, comment pourrais-je supporter la douleur que me donneraient les vôtres, qui me seraient mille fois plus sensibles ? » Mais c’est un argument de mauvaise foi : Si l’officier était malheureux, cela signifierait qu’il l’aime ; et s’il l’aimait, elle ne voudrait certainement plus mourir. Le retour à la vie, la réalité, se traduit par : - La jalousie : « Je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et

qui touche votre cœur et votre goût en France. » - L’amour-propre : « Je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, et je ne

veux point de votre pitié. - Le dépit, le remords, le regret : « J’ai bien du dépit contre moi-même, quand je

fais réflexion sur tout ce que je vous ai sacrifié : J’ai perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureur de mes parents, à la sévérité des lois de ce pays contre

Page 6: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

6

les religieuses, et à votre ingratitude, qui me paraît le plus grand de tous les malheurs. »

Après ce bref instant de lucidité, on retrouve le délire amoureux, marqué par l’appel à la mort et le regret, encore une fois, de ne pas être morte. Le raisonnement est le suivant : Si je ne suis pas morte, c’est que je ne vous aime pas assez . La survie, pour elle, s’assimile à une trahison : « Je vous ai vu partir, je ne puis espérer de vous voir jamais de retour, et je respire cependant : je vous ai trahi, et je vous en demande pardon. »

Son malheur est accentué par sa solitude : « Je suis toute seule malheureuse. » Cette solitude qui est le résultat du silence de l’amant, met Mariane dans une situation difficile, sa douleur n’a plus de référent extérieur pour être mesurée et le silence de l’amant tend à lui faire perdre toute réalité. Il faudrait que l’amant écrive pour que la vérité de cette passion soit évidente. Et il faudrait, surtout, que l’amant avoue être malheureux, pour que Mariane mesure sa propre détresse à la sienne. La seule solution qu’elle envisage ici, c’est une mort éclatante, pour échapper à l’ensevelissement dans l’oubli : « Une fin tragique vous obligerait sans doute à penser souvent à moi, ma mémoire vous serez chère, et vous seriez, peut-être, sensiblement touché d’une mort extraordinaire. »

On le voit, cet amour n’est pas exempt d’amour-propre, et n’est peut-être pas aussi altruiste qu’il y paraît, puisque Mariane souhaite qu’après sa mort, son amant ne connaisse plus les joies de l’amour : « Adieu, promettez-moi de me regretter tendrement, si je meurs de douleur, et qu’au moins la violence de ma passion vous donne du dégoût et de l’éloignement pour toutes choses ; cette consolation me suffira, et s’il faut que je vous abandonne pour toujours, je voudrais bien ne vous laisser pas à une autre. » C’est un long monologue désespéré que Mariane a du mal à clore. On le voit, elle lui dit adieu cinq fois sans pouvoir cesser d’écrire ; d’ailleurs, comme elle le dit à la fin : « Que j’ai de choses à vous dire ! », même si ce sont toujours les mêmes choses qu’elle lui répète. On a l’impression que dans cette lettre, Mariane découvre enfin la mauvaise foi de son amant en même temps qu’elle ne regrette rien : « Il vaut mieux souffrir par amour que ne jamais avoir éprouvé de passion. » Humiliée et désespérée, Mariane appelle une mort éclatante comme gage et garantie de souvenir. Cet appel désespéré s’adresse à l’amant, du fond de la solitude abominable de cette religieuse. Quatrième lettre : C’est la plus contestée du recueil, en tout cas pour la place qu’elle occupe. On peut effectivement y trouver un certain nombre de points obscurs : - Mariane apprend, par le lieutenant, que l’officier a subi une tempête pendant la

traversée. On a quand même du mal à croire que cette nouvelle ait mis six mois au moins- et certainement plus si l’on considère que la seconde lettre était déjà probablement écrite six mois après la précédente- à parvenir au lieutenant, puis à Mariane : « Votre lieutenant vient de me dire qu’une tempête vous a obligé de relâcher au royaume d’Algarve : Je crains que vous n’ayez beaucoup souffert sur la mer. »

- On voit également que Mariane se plaint du départ de l’officier comme s’il venait de se produire : « Vous avez voulu profiter des prétextes que vous avez trouvés de retourner en France ; un vaisseau partait, que ne le laissiez-vous partir ? Votre famille vous avez écrit, ne savez-vous pas toutes les persécutions que j’ai

Page 7: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

7

souffertes de la mienne ? Votre honneur vous engageait à m’abandonner, ai-je pris quelques soins du mien ? etc… ».

- Mariane se plaint du silence de l’officier comme s’il venait de se produire : « Pourquoi ne m’avez vous point écrit ? Je suis bien malheureuse, si vous n’en avez trouvé aucune occasion depuis votre départ. » Elle lui reproche son silence, tout en lui reprochant de ne lui avoir écrit depuis son départ que des lettres insignifiantes : « Tout le monde est touché de mon amour, et vous demeurez dans une profonde indifférence, sans m’écrire, que des lettres froides ; pleines de redites ; la moitié du papier n’est pas remplie, et il paraît grossièrement que vous mourez d’envie de les avoir achevées. » Mariane évoquait déjà ces lettres pleines de futilités dans sa première lettre. Pourquoi, faire, au moment de la quatrième lettre, un retour en arrière sur des lettres maintenant anciennes (elles datent forcément de plus de six mois, et probablement presque d’un an)? Il semble plus probable qu’il s’agit de lettres récentes, mais quand Mariane les a-t-elle reçues ? Et pourquoi ne fait-elle pas allusion à la réception de ces lettres dans les deuxième ou troisième lettres ?

- Mariane fait allusion au fait que sa liaison avec l’officier dure depuis presque un an : « Il y aura un an dans peu de jours que je m’abandonnai toute à vous sans ménagement ». Si l’on enlève à cette durée un peu plus des six mois qui se sont théoriquement écoulés depuis la première lettre, il ne reste plus grand chose. On est bien obligé, si l’on veut tenir une chronologie entre la première et la quatrième lettre, de supposer qu’il y a plus de six mois, et probablement huit ou neuf mois. Donc, si on enlève ce temps, il ne reste plus grand chose pour la liaison : Un mois ? Deux mois ? Peut-être moins.

Un certain nombre de problèmes se posent au sujet de la chronologie de cette

lettre et à sa place en quatrième position dans le recueil, à tel point que certains éditeurs ont changé arbitrairement l’ordre des lettres.

Page 8: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

8

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 2 Je continue sur les problèmes liés à la chronologie du texte et à l’ordre des lettres. Les incohérences de la quatrième lettre, que je viens de relever, ont autorisé certains éditeurs à modifier l’ordre des lettres dans le texte. De deux façons : - Soit en intervertissant l’ordre de la deuxième et la quatrième lettre. On a donc :

1,4,3,2,5. - Soit en plaçant la quatrième lettre avant la deuxième lettre. On a à ce moment là :

1,4,2,3,5. Ces démarches sont critiquables car elles ne correspondent pas à l’édition originale et à l’ordre voulu par Guilleragues, et surtout elles ne font qu’éluder le problème au lieu de le résoudre. On peut penser que la nouvelle de la tempête, même si elle est ancienne, a réveillé des souvenirs qui s’étaient affaiblis pendant le long silence des six mois d’absence, et que cela provoque une reprise du désespoir de Mariane qui réactualise ses souffrances. C’est-à-dire qu’on part de l’idée que la nouvelle de la tempête a effectivement mis longtemps à parvenir à Mariane, et qu’au moment où elle a cette nouvelle, elle revit le départ de l’amant. Ce qui pourrait expliquer cette réactualisation des souffrances. Il reste tout de même une dernière incohérence, difficile à résoudre : Mariane parle d’une confidence que l’officier lui aurait faite il y a cinq ou six mois : « Vous me fîtes, il y a cinq ou six mois, une fâcheuse confidence, et vous m’avouâtes de trop bonne foi que vous aviez aimé une dame en votre pays ». Donc, deux hypothèses : - Soit cette confidence a été faite oralement ; mais il y a cinq ou six mois, l’officier

était en mer, si on s’en tient en tout cas aux repères chronologiques indiqués. - Soit cette confidence a été faite par lettre, mais Mariane affirme n’avoir reçu de

l’officier aucune lettre depuis six mois, ce dont justement elle se plaint.

Il faut bien avouer ici qu’il y a une incohérence tout à fait difficile à résoudre, et qu’il subsiste un certain nombre de difficultés à propos de cette quatrième lettre. Cinquième lettre : C’est la dernière lettre de Mariane, qui est la lettre du renoncement, souvent considéré comme la lettre du dénouement, si on veut bien, comme certains critiques, assimiler les cinq lettres aux cinq actes d’une tragédie : « Je vous écris pour la dernière fois ». Le renoncement se traduit par la restitution des lettres et des cadeaux reçus de l’officier : Le portrait, les bracelets, qu’elle appelle d’abord « gages de notre amour », puis qu’elle qualifie ensuite de « bagatelles ». Mariane a enfin reçu une lettre de l’officier, mais c’est une lettre décevante dans laquelle, sous les formules polies, elle devine l’indifférence de son amant :

Page 9: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

9

« J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion, j’ai eu d’étranges peines à la combattre, […] les civilités ridicules de votre dernière lettre m’ont fait voir que vous aviez reçu toutes celles que je vous ai écrites, qu’elles n’ont causé dans votre cœur aucun mouvement, et que cependant vous les avez lues. » Cette dernière lettre qu’elle écrit devrait aussi pour Mariane donner des regrets à l’amant, bien qu’elle affirme à la fois le détester et ne pas le haïr : « Cependant je crois que je ne vous souhaite point de mal ». Malgré tout, elle le menace : « Croyez-vous avoir pu impunément me tromper ? Si quelque hasard vous ramenait dans ce pays, je vous déclare que je vous livrerais à la vengeance de mes parents. » Elle souhaite qu’il ne rencontre plus de passion et qu’il comprenne enfin, par un raisonnement bizarre, que les religieuses sont les meilleures maîtresses car elles n’ont rien d’autre à faire que de songer à l’objet de leur passion : « Rien ne les empêche de pencher incessamment à leur passion, elles ne sont point détournées par mille choses qui dissipent et qui occupent dans le monde. » Elle lui reproche d’avoir abusé de son innocence, de sa crédulité : « J’étais jeune, j’étais crédule, on m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gens désagréables, je n’avais jamais entendu les louanges que vous me donniez incessamment ; il me semblait que je vous devais les charmes et la beauté que vous me trouviez et dont vous me faisiez apercevoir. » Bien que décidée à rompre définitivement, Mariane a du mal à assumer sa décision, et elle pense l’affermir de plusieurs façons : - Par une sorte de thérapie : En conservant les lettres indifférentes de l’amant afin

de se persuader que son amour n’était pas partagé : « En vous renvoyant vos lettres, je garderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites, et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses ».

- En demandant à son amant de ne plus jamais lui écrire : « je ne veux plus rien de vous ». Après, avec une certaine mauvaise foi, elle lui avait reproché, d’ailleurs, d’avoir écrit, mettant ainsi fin à l’incertitude de son amour.

On a donc dans ce texte des problèmes de cohérence, qui sont peut-être liés au désordre caractéristique de la passion. Mariane affirme dans la quatrième lettre qu’elle écrit comme elle parle, ce qui donne un style changeant, avec des phrases parfois déséquilibrées. Un style encore marqué par le baroque et la préciosité. Le texte se nourrit de toute une tradition littéraire : Les plaintes de Didon à Enée dans L’Enéide, un peu du Don Juan de Molière, des Elégies de Catulle, de la Phèdre de Racine, et un peu aussi des Maximes de la Rochefoucauld. Mariane évolue d’une lettre à l’autre, demande dans une lettre ce qu’elle refuse dans la suivante. On suit donc, avec la forme épistolaire, au plus près les évolutions psychologiques du personnage. Il y a une immédiateté du sentiment autorisée par la forme épistolaire. On supprime ainsi le décalage entre l’émotion et son expression, et entre son expression et sa lecture. L’agitation est immédiate chez Mariane, et le lecteur participe directement, intimement, aux souffrances du personnage. Avec cette forme épistolaire, l’auteur s’efface totalement derrière son personnage et derrière ce procédé choisi. La présentation de l’amour, de la passion, correspond à une conception pessimiste de l’époque classique : C’est l’affrontement de la passion et de la raison,

Page 10: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

10

et la raison ne peut rien contre la passion. La passion fait passer de l’enchantement au désespoir. Il n’y a pas de possibilité de bonheur lié à la passion, parce que la passion est un aveuglement. Nous reviendrons sur ce thème. Je vais maintenant essayer de m’intéresser justement à ce qui fait l’intérêt de ce texte, c’est-à-dire aux caractéristiques de la passion amoureuse telle qu’elle est exprimée dans ce court roman. On peut partir d’une analyse de la passion que l’on trouve chez Jacques Hassoun, dans un texte intitulé Les Passions intraitables, paru chez Aubier en 1989. Dans ce texte, Hassoun définit ainsi la passion : « Tension assujettissante qui aurait pour nom malheur intérieur continu . »

Ce malheur intérieur continu trouve un mode d’expression privilégié avec la lettre, qui est d’un usage banal dans la relation amoureuse puisqu’elle prolonge l’intimité des amants séparés, et qu’elle sert ici à Mariane de mode d’épanchement.

L’impression de vérité et de sincérité qui émane de la lettre en fait donc le vecteur privilégié de la passion. Laurent Versini écrit : « Le roman par lettres apparaît comme le plus ouvert à l’image de la vie, touche plus immédiatement le cœur d’un lecteur invité à identifier le présent de l’héroïne avec le sien, à se croire le destinataire, le premier lecteur de ses appels au secours. »

Nous avons un roman épistolaire ici monophonique, mais à structure active ou cinétique : Les lettres exercent une influence sur le déroulement de l’action. Elles créent la trame de l’intrigue et les sentiments qu’éprouvent les personnages. Si nous avions les lettres de l’amant, on aurait immédiatement une autre tournure. On le voit bien quand on pense qu’il y a une lettre de l’amant reçue entre la quatrième et la cinquième lettre de Mariane. I. Les constantes de la passion Traits caractéristiques de la passion qui apparaissent dans ce texte mais qui pourraient se retrouver dans beaucoup d’autres romans : 1°/ L’expression d’un état obsessionnel. Jacques Hassoun écrit : « Une passion ne peut s’éviter. Elle est de l’ordre de la fatalité, du destin. » Il y a une inéluctabilité de la passion qui se concrétise par une aliénation, une dépendance paroxystique envers l’objet de la passion. L’absence de l’amant est liée, d’abord, à une séparation brutale, ce que Mariane exprime dans sa première lettre. La forme obsessionnelle est visible lorsqu’on s’aperçoit que rien ne peut distraire Mariane du souvenir de son amant, et que l’état religieux, qui favorise l’expression de la passion selon elle, accentue aussi l’obsession ; ce qui apparaît dans la deuxième lettre : « Votre absence rigoureuse, et peut-être éternelle, ne diminue en rien l’emportement de mon amour. » Ce que l’on voit aussi dans la cinquième lettre, qui est pourtant la lettre du renoncement : « Je connais trop bien mon destin pour tâcher à le surmonter ; je serai malheureuse toute ma vie. »

A l’état obsessionnel, on peut ajouter le désenchantement. Le sujet amoureux qui est abandonné sombre dans un ennui profond, et éprouve le dégoût de toutes choses. C’est exprimé dans la deuxième lettre : « Je sors le moins qu’il m’est possible de ma chambre où vous êtes venu tant de fois et je regarde sans cesse votre portrait, qui m’est mille fois plus cher que ma vie. Il me donne quelque plaisir, mais il me donne aussi bien de la douleur ». Un peu avant, elle disait : « depuis que

Page 11: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

11

vous êtes parti, je n’ai pas eu un seul moment de santé, et je n’ai aucun plaisir qu’en nommant votre nom mille fois le jour. »

Autre caractéristique de la passion, c’est le besoin d’écrire. Le trouble trouve son aboutissement dans la nécessité de l’écriture. Barthes explique dans le nouveau désordre amoureux : « Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne compensent rien, ne subliment rien : C’est le commencement de l’écriture. » Et c’est ce qu’exprime Mariane, en d’autres termes, dans la quatrième lettre : « Il me semble que je vous parle quand je vous écris, et que vous m’êtes un peu plus présent. » La lettre entretient le contact, c’est son premier objectif : On écrit pour être lu, éventuellement pour recevoir une réponse, mais surtout on écrit pour matérialiser le contact et exorciser l’absence. Mariane exprime dans la troisième lettre : « Je ne sais pourquoi je vous écrit » ; et dans la quatrième : « j’écris plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu’à me soulager. » La lettre devient un substitut. Mariane avoue qu’elle conservera les deux dernières lettres de l’amant, ces deux lettres pleines de futilités, afin de ne jamais retomber dans ces illusions et ces égarements. C’est le texte déjà cité que vous trouvez dans la cinquième lettre.

2°/ Le discours amoureux. L’admiration du sujet pour l’objet de sa passion le pousse à un discours bien

particulier, qui est le reflet, le témoin de la fascination ressentie. Ce discours se caractérise par :

- L’exubérance des sentiments :

Lettre 2 : « Je ne mets plus mon honneur et ma religion qu’à vous aimer, éperdument, toute ma vie. Lettre 4 : « Je vous aime mille fois plus que ma vie, et mille fois plus que je ne pense. » Lettre 3 : « Ma passion augmente à chaque moment. » La détermination de Mariane est d’ailleurs engendrée par cette admiration. C’est-à-dire qu’il y a une admiration pour l’objet de la passion, et cette admiration entretient la passion. Et ainsi de suite, c’est donc une espèce d’enchaînement cyclique dont il est difficile de se sortir.

Lettre 1 : « Je suis résolue à vous adorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne [...] s’il m’était possible de sortir de ce malheureux cloître […] j’irais, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout le monde. »

Lettre 5 : « Tous les mouvements que vous me causez sont extrêmes. »

- La dramatisation. Face à l’engouement de la passion, l’ardeur fait place à un malaise, à une appréhension qui tendent à dramatiser la situation. Il se développe ainsi une situation pathétique à un moment donné de la passion. Il s’agit de susciter l’intérêt du lecteur qui s’émeut pour des amours malheureuses, et qui, à la fois s’identifie au destinataire de cette lettre, et en même temps à son destinateur. On voit apparaître ce malaise dans toutes les lettres, à peu près : Lettre 1 : « Comment se fait-il que les souvenirs des moments si agréables soient devenus si cruels ? Et faut-il que contre leur nature, ils ne servent qu’à

Page 12: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

12

tyranniser mon cœur ? […] Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état ; il eut des mouvements si sensibles qu’il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver ; Je fus si accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens. »

Etat que l’on retrouve dans la lettre 2. Je ne re-cite pas tout. Lettre 4 : « Pourquoi avez-vous empoisonné ma vie ? Que ne suis-je née en

un autre pays ? » Lettre 5 : P.92.

Mariane fait en quelque sorte un « bilan » de sa passion malheureuse, afin sans doute d’émouvoir son amant, de le toucher : Lettre 3 : « J’ai bien du dépit contre moi-même […] J’ai perdu ma réputation, je me suis exposée à la fureur de mes parents ». Lettre 4 : « Tout le monde s’est aperçu du changement entier de mon humeur, de mes manières et de ma personne ; ma mère m’en a parlé avec aigreur, et ensuite avec quelque bonté ; je ne sais ce que je lui ai répondu, il me semble que je lui ai tout avoué. Les religieuse les plus sévères ont pitié de l’état où je suis, il leur donne même quelque considération, et quelque ménagement pour moi ; tout le monde est touché de mon amour, et vous demeurez dans une profonde indifférence. »

- L’expression de la douleur.

Elle est fréquente dans les lettres et c’est un élément indispensable de la dramatisation. Lettre 2 : « Mes douleurs ne peuvent recevoir aucun soulagement ». Lettre 4 : « Ce que l’on fait pour me soulager aigrit ma douleur. »

- La jalousie.

Lettre 3 : « Je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie. » On arrive à un discours passionnel contradictoire.

Lettre 3 : « Je ne sais ni ce que je suis, ni ce que je fais, ni ce que je désire : Je suis déclinée par mille mouvements contraires […] Je voudrais bien ne vous avoir jamais vu […] J’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu. » « Ne seriez-vous pas si cruel de vous servir de mon désespoir […] pour faire voir que vous avez donné la plus grande passion du monde. » « Je vous remercie dans le fond de mon cœur du désespoir que vous me causez. »

3°/ La démesure dans la passion amoureuse. Le sujet amoureux laisse aller son imagination et ses fantasmes dans un

discours sans retenue. L’épistolier, devenu irraisonnable et excessif dans ses propos, s’engage dans une sorte de délire passionnel atteignant parfois d’extrêmes limites. Cette démesure peut accentuer l’éloignement entre le passionné et l’objet de sa passion pour deux raisons : - D’abord parce qu’il y a une incompréhension de l’objet face au délire du sujet. - Ensuite parce qu’il y a un quasi oubli chez le sujet de la passion de l’objet pour ne

se consacrer qu’au sentiment lui- même.

Page 13: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

13

On arrive ainsi à une attitude démesurée, sensible dans la deuxième lettre, qui

conduit à une perte de toute autonomie du sujet, que l’on retrouve en particulier dans la lettre 4. Bien qu’elle souffre, Mariane aime son mal, sa souffrance. La satisfaction du malheur d’aimer vaut mieux que la paix et l’indifférence. C’est le contraire de la morale finale de la Princesse de Clèves. Il vaut mieux souffrir que de n’avoir jamais éprouvé d’amour. Lettre 4 : « Je vois bien que je vous aime comme une folle, cependant je ne me plains point de toute la violence des mouvements de mon cœur, je m’accoutume à ses persécutions, et je ne pourrais vivre sans un plaisir que je découvre et dont je jouis en vous aimant, au milieu de mille douleurs. » L’attachement se confond d’abord avec l’objet, pour ensuite s’en détacher et prévaloir sur lui. On finit par aimer la passion plus que l’objet de sa passion. Lettre 5 : « J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion. » On pourrait donc dire qu’il existe une pathologie de la passion amoureuse. « Pathologie » étant employé par métaphore, puisque le sujet amoureux n’est ni malade, ni fou, mais sujet à une folie consciente qui le distingue des autres et s’explique par l’euphorie habituellement liée au sentiment amoureux. Barthes écrit : « Le sujet amoureux est traversé par l’idée qu’il est ou devient fou. » « Je suis indéfectiblement moi-même, et c’est en cela que je suis fou : Je suis fou parce que je consiste. » Il y a, chez le sujet, une suppression des barrières et des interdits, il se livre entièrement à sa passion, à ses impulsions, à ses désirs, à ses contradictions. Lettre 4. Lettre 2 : « L’on m’a fait depuis peu portière en ce couvent ; tous ceux qui me parlent croient que je suis folle, je ne sais ce que je leur réponds, et il faut que les religieuses soient aussi insensées que moi pour m’avoir cru capable de quelque soin. » Lettre 3 : « J’ose espérer que vous aurez quelque indulgence pour une pauvre insensée, qui ne l’était pas, comme vous savez, avant qu’elle vous aimât. » Donc, il y a bien une liaison, explicitée par Mariane, entre l’état amoureux et la folie. Ce qui conduit à une tragédie de la passion. Le thème de la mort ou du suicide est une composante essentielle de la passion amoureuse. Roland Barthes écrit : « Dans le champ amoureux, l’envie de suicide est fréquente. Un rien la provoque […] L’idée en est légère : C’est une idée facile, simple, une sorte d’algèbre rapide dont j’ai besoin à ce moment-là de mon discours. » Le sujet amoureux tend à banaliser l’idée de la mort à laquelle il se réfère constamment. Selon deux motifs : - La mort est la seule issue à la souffrance. - La mort est l’ultime recours pour susciter l’intérêt d’un amant indifférent et que l’on

cherche à culpabiliser. C’est la méthode utilisée par Mariane dans la lettre 3 : « Mandez-moi que vous voulez que je meure d’amour pour vous ! »

Page 14: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

14

II. La mise en forme de la passion dans le roman épistolaire. 1°/Nécessité romanesque de la lettre. La lettre est le genre romanesque le plus apte à créer l’illusion de la vérité, car l’auteur disparaît au profit de l’épistolier. Il y a une prédominance de la première personne. On a une impression d’immédiateté par rapport à l’action. Jean Rousset établit un parallèle entre le héros épistolaire et le héros de théâtre, dans la mesure où tout deux s’adressent directement au public, et qu’ils se rendent compte eux-mêmes de leur situation actuelle. Il y a également une affinité naturelle entre la lettre et la passion. La passion renverse le vieil édifice galant et courtois de la dignité féminine et de la possession de soi-même ; et laisse apparaître ici le trouble, l’instinct, l’émotion et les incohérences d’un cœur qui ne se gouverne plus. On arrive à un accord parfait de la forme et de la situation. La première personne contribue à l’impression de vérité et à la connaissance des expériences intérieures de l’individu. Le récit prend alors la forme d’un discours subjectif sur les événements, sans intervention moraliste de l’auteur. La vision du lecteur se réduit à celle de l’épistolier. On a bien sûr, dans cette technique, une approche partielle de l’information et de l’intrigue. On n’en sait jamais plus sur l’officier que ce que veut bien nous en dire Mariane, et nous restons totalement ignorants sur les moments d’histoire qu’elle ne raconte pas. En particulier sur la rencontre, et comment un officier français a-t-il pu rencontrer une religieuse portugaise ; et comment, surtout, la passion a-t-elle pu se développer. Il y a des moments qui mériteraient des explications ; en particulier lorsque Mariane évoque les moments que l’officier français passe avec elle dans sa chambre. On se demande comment l’officier peut entrer aussi librement dans un couvent et y passer la nuit ou plusieurs moments dans la cellule d’une religieuse en la présence de celle-ci. La première personne reste un outil perfectionné d’analyse intérieure.

Page 15: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

15

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 3 Je reprends donc sur l’emploi de la première personne : La première personne permet la focalisation interne du récit, et ramène l’action à un seul personnage narrateur, ce qui est différent du roman polyphonique. La première personne se couple avec le présent de l’indicatif, ce qui entraîne une certaine actualité de ce qui s’écrit. Le lecteur a l’impression d’une pseudo–simultanéité de l’action et de l’écriture, et par suite de l’écriture et de la lecture. Le lecteur se trouve ainsi contemporain de l’action, et à la fois écrivain, et destinataire des lettres. Cette pseudo-simultanéité est renforcée par l’absence d’indication temporelle, aucune date n’est donnée dans ces Lettres Portugaises, ce qui entraîne une certaine intemporalité du texte et de ce récit. « La monophonie expose à la monotonie », selon Versini. Il y a toutefois une certaine diversité de tons et d’humeurs dans les lettres de Mariane qui permet d’échapper, un peu, à ce danger de monotonie. On peut dire aussi que la monotonie est peut-être une qualité du texte, dans la mesure où elle reflète l’aspect obsessionnel du récit. Je vais passer maintenant à l’étude de la fin de la cinquième lettre. Je procéderai sous la forme d’une explication de texte linéaire. Je commence à : « je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi », et je vais jusqu’à la fin du texte. Il s’agit ici de la cinquième et dernière lettre de Mariane, qui est celle du dénouement du roman. Mariane semble avoir enfin compris que son amant ne l’aime pas, et elle est décidée à renoncer à lui. On attend donc, en cette fin de texte, une lettre d’adieu définitif. La lettre remplira-t-elle cet objectif ? La fin proposée est-elle une véritable fin ? S’inscrit-elle ou non dans la logique du texte ? Est-elle attendue par le lecteur ? L’explication linéaire se fera en trois parties, correspondant aux trois mouvements du texte :

- - Premier mouvement : Depuis « je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi » jusqu’à « vous faisiez tout ce qu’il fallait pour me donner de l’amour ». Ce premier mouvement est consacré à un rappel du passé et se signale par l’emploi de l’imparfait et du plus-que-parfait. - - Deuxième mouvement : Depuis « mais je suis enfin revenue de cet enchantement » jusqu’à « si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! ». Ce deuxième mouvement projette Mariane dans le futur, futur réalisable, marqué par le futur simple, ou futur irréalisable, marqué par l’emploi du conditionnel passé.

Page 16: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

16

- Troisième mouvement : Depuis « Je connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches » jusqu’à la fin du texte. Ce troisième

mouvement présente la résolution finale de Mariane, et utilise le présent. Cette fin de lettre se présente comme un bilan : Passé, futur, et retour au présent. Le jeu sur les temps verbaux souligne la tentative de cohérence du renoncement de Mariane et de son raisonnement. - Premier mouvement : Le temps du rappel du passé. Ce mouvement débute sur le constat de la supériorité de l’amant : « je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi ; mais vous devez en tirer peu de vanité. » Les grands avantages, qu’évoque Mariane, vont être détaillés dans la suite du texte, et la formule est probablement ironique : Il s’agit, en fait, des faiblesses de Mariane, que l’officier, tel Don Juan, a su exploiter à son profit. Le couple antithétique (opposition passion/raison) du roman réapparaît dans cette dernière page : « Vous m’avez donné une passion qui m’a fait perdre la raison ». La passion est opposée à la raison dans une perspective pascalienne. Toute passion est dévalorisée, car elle ôte à l’individu la maîtrise de ses facultés intellectuelles. Mariane rappelle ensuite son histoire et les circonstances d’une séduction qui évoquent, une nouvelle fois, Don Juan et ses ruses : « J’étais jeune, j’étais crédule, on m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gens désagréables, je n’avais jamais entendu les louanges que vous me faisiez incessamment ; il me semblait que je vous devais les charmes et la beauté que vous me trouviez et dont vous me faisiez apercevoir, j’entendais dire du bien de vous, tout le monde me parlait en votre faveur, vous faisiez tout ce qu’il fallait pour me donner de l’amour. » Mariane développe son histoire dans une suite de propositions indépendantes juxtaposées, sans connecteur logique. Mais la parataxe renforce ici l’enchaînement logique des propositions, que l’on peut dire si évident, qu’il n’est même pas besoin qu’il soit souligné explicitement. On peut dire qu’un lien de conséquence s’établit d’une proposition à l’autre, mettant en évidence la logique d’une fatalité qui échappe à Mariane. Si on rétablit un connecteur logique, cela pourrait donner : « J’étais jeune, donc j’étais crédule, on m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, donc je n’avais vu que des gens désagréables, etc… Telle une héroine classique, Mariane voit se dérouler son destin sans avoir de prise sur lui. En même temps, elle fournit un portrait très dépréciatif de l’officier, insistant sur la facilité de sa victoire. Les circonstances sont favorables au Français : Mariane est jeune et naïve, enfermée dans ce couvent qui la coupe d’une connaissance du monde. La tournure passive, l’impersonnel (on) et le verbe « enfermer » laissent penser qu’il s’agit, peut-être d’une vocation forcée, imposée à Mariane. Elle ne dit pas qu’elle a choisi d’être enfermée au couvent, elle dit : « On m’avait enfermée ». Le couvent apparaît comme une prison, peuplée de gens désagréables, périphrase et euphémisme pour désigner les religieuses. Jouant de ces circonstances favorables, l’officier utilise la flatterie (louanges) et s’empresse (incessamment) à développer l’amour-propre de Mariane. Il apparaît comme un séducteur habile et aguerri, qui obtient aisément ce qu’il veut, tout comme Don Juan avec Elvire ou Valmont avec Cécile dans les Liaisons dangereuses. La malheureuse Mariane se croit alors victime d’un complot, où la première personne disparaît, s’efface devant des expressions telles que « tout le monde » ou la deuxième personne du pluriel qui ne fait plus de la religieuse qu’un objet. Il se pose alors un problème quant au référent de « tout le monde ». De qui s’agit-il ? Des religieuses, sans doute, mais il est peu vraisemblable

Page 17: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

17

qu’elles lui fassent l’éloge du Français. La formule correspond plutôt à une amplification passionnelle, une exagération rhétorique. Mariane se pose donc en victime, elle a tout sacrifié à ce qu’elle nommait passion et qui n’était que manœuvres de la part de son amant. L’histoire de Mariane raconte aussi, en raccourci, ce que les lecteurs peuvent trouver ailleurs, dans d’autres romans : l’histoire d’une religieuse séduite, puis abandonnée. Bien que le récit soit ici elliptique, il contient les informations suffisantes pour qu’un lecteur averti puisse en combler les manques. De nouveau, la passion est présentée comme une faiblesse dangereuse et coupable. Dans ce rappel du passé, Mariane se déculpabilise en se représentant comme une victime aisément abusée dans ses sentiments. Elle se rapproche ainsi de l’héroïne tragique soumise à la fatalité, comme Phèdre qui voit son destin s’incarner en la personne d’Hippolyte. - Deuxième mouvement :

Il se décompose en deux temps : - Premier temps : Celui du retour à la raison. - Deuxième temps : Celui d’une projection dans le futur, réel ou irréel.

Dans le premier temps, le retour à la raison est marqué par l’adversatif

« mais » : « Mais je suis enfin revenue de cet enchantement, vous m’avez donné de grands secours, et j’avoue que j’en avais un extrême besoin ». La rupture avec le passé, outre l’adversatif « mais », est soulignée par l’emploi du passé composé, qui implique une rupture complète entre le passé et le présent. Le terme « enchantement », qu’utilise Mariane, a un sens très fort au XVII° siècle, il signifie « ensorcellement » ou « envoûtement ». On retrouve ici le thème de la fatalité, puisque Mariane s’est trouvée envoûtée par une force surnaturelle et impossible à combattre. Les « grands secours » dont elle remercie l’officier, sont à prendre de façon ironique, comme les « grands avantages » évoqués plus haut : C’est en fait l’abandon de l’officier, sujet d’affliction, qui est devenu son aide la plus efficace. Ironique, la formule est aussi euphémique, puisque les « secours » renvoient aux tourments de l’héroïne. Cet art de la litote est typique de l’expression classique. Le besoin dont parle Mariane, souligné par le superlatif « extrême », témoigne du retour à une perspective chrétienne : « L’aveuglement passionnel devait cesser ». Cette phrase repose sur des unités métriques récurrentes, qui en assurent l’équilibre et l’harmonie.

Dans un deuxième temps, on a une projection vers le futur, elle-même décomposée en deux moments : Un premier moment, qui est celui de l’évocation d’un futur proche ; et un deuxième moment qui est l’évocation de ce qui aurait pu être et qui ne sera pas.

Le premier moment projette Mariane dans un futur proche : « En vous renvoyant vos lettres, je garderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites, et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses ». La restitution de la correspondance est un acte symbolique, qui marque la fin d’une liaison, et c’est également un thème très classique. Les deux lettres qu’elle garde ont pour elle une valeur thérapeutique, puisqu’elles sont destinées à guérir d’éventuels regrets de Mariane. Il se pose un problème de vraisemblance romanesque : Quelles sont ces deux lettres ? L’une est sans doute celle reçue entre la quatrième et la cinquième lettre, la lettre de rupture

Page 18: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

18

définitive, mais l’autre ? Quelle est cette autre lettre ? La lettre, objet symbolique de l’amour et palliatif de l’absence, devient ici l’objet du désamour. Le texte lui-même avait pris, pour le lecteur, ce statut d’objet amoureux, de témoignage déposé entre ses mains. Le terme « faiblesses », qu’emploie Mariane, renvoie à une morale chrétienne qui déprécie la passion, car elle est la conséquence de la nature faillible de l’homme, corrompu par le pêché originel qui lui interdit la perfection. Le rythme de cette phrase est très régulier, puisqu’on y trouve une alternance d’unités métriques proches de l’alexandrin et de l’octosyllabe. Cette première évocation du futur est placée sous le signe de la raison, d’où l’emploi du futur simple. Mais la détermination raisonnable de Mariane est immédiatement suivie de l’évocation d’un autre avenir, teintée de regrets. Ce mouvement de balancement entre une chose et son contraire, une décision et le contraire de cette décision, est caractéristique de tout le texte ; c’est un mouvement que l’on retrouve dans toutes les lettres. Ce mouvement est également caractéristique de l’état passionnel de la religieuse, et de sa conduite incohérente. Cette dernière page s’inscrit donc bien dans ce qui a été la marque de tout le texte.

Le deuxième moment se réfère à un futur hypothétique, irréel, d’où l’emploi du conditionnel passé. Il marque le retour de la passion, des regrets, et des espérances déçues. Mariane contredit ainsi sa résolution précédente, et témoigne de sa difficulté à renoncer à son amour. L’évocation d’une perspective heureuse, mais interdite et impossible, se retrouve dans la tragédie, comme par exemple dans Phèdre ou Andromaque, Phèdre qui rêve de ce qu’aurait pu être sa vie s’il n’y avait pas Thésée et s’il n’y avait qu’Hippolyte. La position de soumission excessive, dans laquelle se place Mariane, augmente son statut de victime, et par conséquent, augmente la cruauté qu’elle prête à l’officier. - Troisième mouvement : C’est celui de la résolution finale. Il est marqué par l’utilisation du présent dans la fin de la lettre. Ce dernier mouvement se compose d’une seule longue phrase, qui traduit la difficulté de Mariane à cesser d’écrire. En effet, le silence sera la preuve tangible de la rupture, de la fin de l’amour, d’où cette difficulté à mettre un terme à la correspondance. On peut décomposer en trois temps cette dernière longue phrase : Le premier temps expose le thème : « Je connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité ». Mariane évoque ici, à nouveau, son état passionnel. L’adjectif « occupée » rappelle le thème pascalien du divertissement. Cette agitation de l’âme, dans laquelle se trouve Mariane, s’oppose à l’apaisement qu’elle recherche, et qui va être l’objet du second temps de sa réflexion. Le second temps expose les arguments raisonnables de Mariane : « Mais souvenez-vous que je me suis promise un état plus paisible, et que j’y parviendrai, ou que je prendrai contre moi quelque résolution extrême que vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir ; mais je ne veux plus rien de vous ». Mariane expose ici les deux arguments qui doivent lui permettre de retrouver la raison, et qui sont introduits par les deux adversatifs « mais ». Premier argument : La détermination au calme, qui rappelle l’argument du repos utilisé par la princesse de Clèves lors de son entrevue avec Nemours. Le repos se gagne soit par la maîtrise sur soi-même, soit par la mort, évoquée par la périphrase à valeur tragique : « Quelque résolution extrême ». Mais le suicide n’est

Page 19: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

19

envisagé que comme moyen de mettre en évidence, une fois de plus, l’indifférence et l’insensibilité de l’officier. Le second argument qu’elle évoque consiste à couper toute relation avec l’officier, à refuser d’avoir des nouvelles. Rappeler, d’ailleurs, cette détermination suffit à laisser penser qu’elle n’est pas évidente pour la religieuse : Déclarer ne plus vouloir de nouvelles, c’est laisser entendre qu’à un moment donné on a espéré continuer à en avoir.

On en arrive ainsi au troisième temps de cette fin de lettre, avec une suite de propositions juxtaposées qui reprennent les décisions de notre héroïne : « Je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent, il faut vous quitter et ne penser plus à vous, je crois même que je ne vous écrirai plus ; suis-je obligée de vous rendre un compte exact de tous mes divers mouvements ? » Comme précédemment, la parataxe entre les propositions souligne en fait l’enchaînement logique de ces propositions.

La première de ces propositions, « Je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent », redit l’assimilation classique entre passion et folie, et insiste sur la réitération obsessionnelle, de plusieurs manières, par l’usage du verbe avec préfixe « re », par l’usage de l’adjectif « mêmes », et enfin par l’usage de l’adverbe « si souvent », amplifié par l’intensif « si ». Guilleragues, en même temps, justifie ici l’aspect répétitif des propos de Mariane et transforme ce qui aurait pu passer pour une faiblesse romanesque en témoignage d’authenticité et en garantie de réussite de son roman.

Dans la seconde proposition évoquée par Mariane, « Il faut vous quitter et ne penser plus à vous », la détermination de la religieuse s’exprime par un verbe d’obligation à l’impersonnel, ce qui renforce l’idée d’une morale imposée plus que voulue par l’héroïne. L’emploi du verbe « quitter » peut surprendre, si l’on considère que Mariane, au fond, n’a guère le choix, et que l’officier semble l’avoir précédée dans la décision. Mais le terme se comprend cependant dans le contexte de la fin de la correspondance, qui est en fait la véritable rupture entre la religieuse et l’officier.

La troisième proposition, « il n’y aura plus de lettre », invite à une question : Est-ce sûr, si l’on considère la tournure interrogative de la proposition suivante, qui semble appeler une réponse ? Le compte exact des divers mouvements de Mariane rappelle la fonction de la lettre d’amour : Conjurer l’absence et rapprocher les amants par le récit qu’ils se font de leurs journées respectives. Ceci confère à la lettre son rôle dramatique dans le roman épistolaire, c’est par elle que l’action progresse.

La fin de la lettre est donc très ambiguë, comme celle du roman, puisque

Mariane prend une résolution mais ne semble pas agir en conformité avec celle-ci. En conclusion, cette dernière page propose une fin ouverte, qui laisse planer

un doute sur la résolution de Mariane. Cette dernière page est fidèle à l’esprit du roman, dans la mesure où nous avons un tableau classique de la passion et de ses effets néfastes, de ses incohérences et de ses hésitations. On y retrouve aussi le problème de limitation du point de vue du roman monophonique. Le portrait négatif de l’officier est dû seulement à la religieuse, et le lecteur aurait sans doute aimé connaître le contenu des lettres du Français, afin de le confronter à l’interprétation donnée par la religieuse ; Les mêmes techniques et les mêmes effets se retrouveront quelques années plus tard sous la plume de Crébillon fils, dans les Lettres de la marquise de M*** au Comte de R***.

Page 20: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

20

Je vais, pour présenter les auteurs qui suivent (Montesquieu, Laclos et Louvet), faire un petit rappel sur la philosophie, l’esprit, les mouvements du XVIII° siècle. Je vous invite à re-préciser vos connaissances historiques sur le siècle, je donne simplement ici quelques petits rappels :

- 1715 : Mort de Louis XIV, après un très long règne de 72 ans. Cette mort est rappelée par Montesquieu dans les Lettres Persanes. Le séjour de son Persan à Paris s’articule autour de la mort de Louis XIV. Il y a la fin du règne de Louis XIV, puis la Régence.

- 1715 à 1723 : Période de Régence de Philippe d’Orléans, puisque Louis XV n’a que cinq ans. Je rappelle que Louis XV est l’arrière petit fils de Louis XIV.

- 1723 : Fin de la Régence et prise de pouvoir par Louis XV, même si, en raison de son jeune âge -13 ans- , il ne gouverne pas réellement durant les premières années.

- 1723 à 1774 : Règne de Louis XV. C’est un règne qui commence bien mais qui se terminera très mal. Des guerres – guerre de succession d’Autriche (1740 /1748), guerre de sept ans (1756/1763) – entraînent la perte des comptoirs aux Indes, surtout la perte du Canada et de la Louisiane. En contrepartie, la France acquiert la Lorraine en 1766, et la Corse en 1768. Mais surtout, il y a une crise profonde de la monarchie : on reproche au roi ses dépenses, sa vie dissolue. Pour calmer la révolte, Maupeou tente en 1771 une réforme parlementaire, qui va être immédiatement annulée par Louis XVI quand il arrivera au pouvoir.

- 1774 : Mort de Louis XV. Louis XVI, son petit-fils, lui succède, et hérite d’une situation financière catastrophique, aggravée par la participation de la France à la guerre d’indépendance américaine (1774/1783). Louis XVI supprime la réforme parlementaire de Maupeou, rétablit les anciens parlements et, rétablit donc la fronde parlementaire, qui va être le premier signe de la révolution.

- Mai 1789 : Louis XVI convoque les états généraux. Ils vont se déclarer assemblée nationale, puis assemblée constituante ; c’est le début du processus révolutionnaire qui amène à la constitution de 1791, qui ne sera jamais appliquée puisque c’est la constitution qui dote la France d’une monarchie parlementaire, et que Louis XVI refuse de cautionner et de ratifier. Il s’enfuit, il est rattrapé à Varennes le 20 juin 1791, ramené à Paris et obligé de prêter serment à une nouvelle constitution qui ne lui laisse plus que le droit de veto. Il est renversé par l’insurrection populaire du 10 août 1792, son procès est instruit de décembre 1792 à janvier 1793, il est guillotiné le 21 janvier 1793, et son fils meurt au temple en 1795.

- Ensuite vient la période révolutionnaire : On considère que la révolution prend fin au moment de la chute de Robespierre, au 9 thermidor de l’An II (27 juillet 1794).

Entre-temps, il y a eu évidemment pas mal de problèmes et de mouvements divers, que je ne vais pas détailler ; je rappelle simplement que l’événement qui va nous intéresser par la suite, c’est-à-dire pour Louvet, c’est l’arrestation des Girondins en juin 1793. Juste avant, on a proclamé l’état civil laïque, mais nous y reviendrons à propos de Louvet.

- 1795 – 1799 : La révolution s’achève par le Directoire ; ensuite Consulat et Empire, je ne reviens pas là-dessus, cela ne nous intéresse pas directement. Après ce petit rappel historique, que je vous invite éventuellement à compléter, je vais maintenant m’intéresser, plus généralement, aux mouvements d’idées pendant le XVIII° siècle.

Page 21: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

21

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 4

Cours de présentation sur la pensée et la philosophie des lumières

Plan du cours :

Introduction I.- Caractéristiques des Lumières 1 – Raison et empirisme 2 – Le développement scientifique II.- Ténèbres et Lumières 1 – La question de l’esclavage 2 – Le statut du peuple III.– La Crise des Lumières 1 – Remise en question de la raison 2 – Les manifestations de la sensibilité Conclusion Bibliographie

Page 22: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

22

LA PHILOSOPHIE DES LUMIÈRES

Janvier 1783 : question du pasteur Zöllner : Qu’est-ce que les Lumières ? Réponse de Kant, le 30 septembre 1784 : “Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. [….] Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières.” Les lumières sont ainsi conçues comme collectives, car pour Kant c’est le public qui doit s’éclairer lui-même. Conditions de cet Aufklärung : - la liberté d’utiliser sa raison publiquement dans tous les domaines.

- Prise de conscience des freins sociaux, religieux et politiques qui

bloquent le processus d’émancipation individuelle puis collective.

- la liberté de penser implique celle de communiquer.

Supprimer l’une revient à supprimer l’autre.

Conclusion optimiste de Kant sur l’apport de la raison : “lorsque donc la nature a dégagé de sa dure enveloppe le germe sur lequel elle veille le plus tendrement, c’est à dire le penchant et la vocation à penser librement, alors ce penchant agit en retour sur la sensibilité du peuple (grâce à quoi celui-ci devient de plus en plus capable d’avoir la liberté d’agir) et finalement en outre même sur les principes du gouvernement, qui trouve son propre intérêt à traiter l’homme, qui désormais est plus qu’une machine, conformément à sa dignité.”

INTRODUCTION

Page 23: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

23

Réponse à la question de Moses Mendelssohn, parue en septembre 1784.

Mendelssohn : intellectuel juif, connaisseur du Talmud, influencé par l’enseignement des rabbins. Carrière de comptable, mais publie plusieurs ouvrages philosophiques. Prend parti et s’engage dans une activité militante juive.

Ex : Jérusalem ou le pouvoir religieux et le judaïsme (1783) etc… Il distingue la civilisation en deux parties : Culture la pratique (le savoir-faire, les habitudes des peuples) Lumières

la théorie : “réflexion raisonnable sur les choses de la vie humaine en fonction de leur importance et de leur influence sur la destination de l’homme”. Il faut, selon lui, prendre soin de faire coïncider les lumières de l’homme et les lumières du citoyen. Mendelssohn prévoit une décomposition possible des Lumières, d’autant plus horrible que les Lumières auront eu d’éclat : “Plus elles ont été nobles pendant leur période de floraison, et plus elles sont détestables lorsqu’elles se décomposent et se corrompent. L’abus des Lumières affaiblit le sens moral, conduit à la dureté, l’égoïsme, l’irréligion et l’anarchie.

2 points de vue différents sur les Lumières et leurs conséquences. Kant est plus optimiste dans la foi qu’il a en la raison, tandis que Mendelssohn prévoit de possibles abus néfastes aux intentions initiales des Lumières.

Page 24: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

24

I – CARACTÉRISTIQUES DES LUMIÈRES

1.- Raison et empirisme Les Lumières héritent des apports du courant libertin du XVIIe

siècle : refus des préjugés et refus de l’autorité qui repose sur des préjugés (religion par ex.).

Cristallisation des thèmes autour de l’Encyclopédie (1er

volume paru en 1751 – 4000 exemplaires). Double héritage de la philosophie des Lumières :

- le rationalisme cartésien, qui refuse les préjugés et l’autorité de la tradition au nom de la capacité de chaque individu à penser par lui-même et permet de se dégager de la scolastique.

- L’empirisme ou le sensualisme (< Locke) : l’expérience sensorielle est à l’origine de toute activité intellectuelle ou morale. permet de se débarrasser de la conception cartésienne des idées innées.

Pour les lumières, l’homme est un être en devenir, qui se développe grâce à l’expérience et à l’éducation. Plus de définition métaphysique de l’homme et surtout droit au bonheur immédiat et non dans le salut de l’au-delà. A part quelques matérialistes convaincus comme La Mettrie, la plupart des philosophes des Lumières sont déistes, mais anticléricaux et opposés à une religion dogmatique. (refus, en particulier, du dogme du péché originel). Le philosophe remplace le prêtre. Confiance des Lumières dans la raison et le savoir. Le développement de la raison et du savoir doivent assurer le progrès social, moral et donc le bonheur. Idée de progrès : on croit à une amélioration progressive de la vie collective grâce à la diffusion des connaissances et grâce au progrès économique. Rousseau dénonce ce système et pense qu’il existe une distorsion entre le progrès économique et le progrès social.

Page 25: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

25

Cf – Discours sur les Sciences et les Arts dont les thèses sur le luxe s’opposent radicalement aux Lettres Philosophiques de Voltaire.

ROUSSEAU Discours sur les Sciences et les Arts

Réponse à l’Académie de Dijon, 1750 : “si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs.”

Uniformité des hommes “il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie.”

Dépravation des hommes cf. Discours sur l’origine de l’inégalité : la politesse est le signe d’une société inégalitaire et injuste.

“nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection”. Illustration par deux prosopopées. Prosopopée de Fabricius (image du grand homme vertueux)

Prosopopée de nos descendants qui suit une critique de l’imprimerie qui permet la survivance de tous les écrits.

On n’avait point encore inventé l’art d’éterniser les

extravagances de l’esprit humain. Mais grâce aux caractères typographiques et à l’usage que nous en faisons, les dangereuses rêveries des Hobbes et des Spinoza resteront à jamais.

Page 26: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

26

Prière de nos descendants, pour retrouver l’ignorance heureuse et vertueuse des premiers temps.

Faut-il comprendre que Rousseau s’oppose aux sciences et aux Arts ? Non, à condition qu’ils soient au service de grands idéaux, qu’ils élèvent des monuments à la gloire de l’esprit humain et qu’ils se développent dans une société vertueuse et juste. Les Sciences et les Arts doivent bannir futilités et facilités. “L’âme se proportionne insensiblement aux objets qui l’occupent, et ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes.” But des savants : contribuer au bonheur des peuples à qui ils auront enseigné la sagesse. Il faut, pour éviter la corruption des sciences et des arts, l’alliance du pouvoir et de la sagesse. “Tant que la puissance sera seule d’un côté, les lumières et la sagesse seuls d’un autre ; les savants penseront rarement de grandes choses, les Princes en feront plus rarement de belles, et les peuples continueront d’être vils, corrompus et malheureux. Quant aux simples citoyens, la seule connaissance qui leur est utile est celle de la vertu, dont la perception est immédiate : O vertu ! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ?

Importance de la raison, de l’expérience et donc de la relativité des croyances et des connaissances. La vérité n’est ni uniforme ni universelle. Cf.Montesquieu, Lettres persanes. Recours nécessaire à l’expérience pour :

Acquérir la connaissance. Pas d’idée innée mais une connaissance progressive, qui se constitue au fur et à mesure des expériences de l’individu.

Page 27: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

27

Vérifier les connaissances et dénoncer les préjugés. (cf.les Contes de Voltaire).

Rationalisation que l’on tente d’appliquer aussi au domaine de l’affectif : réhabilitation des passions mais à condition qu’il y ait distinction entre bonnes et mauvaises passions et maîtrise de ces passions.

Le refus d’une référence métaphysique par les philosophes matérialistes pose le problème du fondement légitime de la morale et invite à penser plutôt une immanence de la morale à la vie sociale. (cf. Diderot, les Contes en particulier).

la philosophie des Lumières ne se définit pas comme un ensemble homogène ou cohérent. Elle se construit sur un certain nombre de paradoxes (l’idée de nature manifeste un certain retour des idées innées) et sur des tendances diverses (du déisme au matérialisme athée). Les philosophes des Lumières se séparent également dans la question du progrès et sur celle de la place de la sensibilité par rapport à la volonté de rationalisation liée au développement des sciences. 2.- Le développement scientifique A – Diffusion des Sciences L’enseignement joue un rôle essentiel dans la diffusion et le développement des sciences. Les collèges des Oratoriens et des Jésuites ( fermeture en 1762) suivent de près les progrès de la recherche. Les collèges des Jésuites possèdent des laboratoires de physique, possédant des instruments d’optique, des microscopes, des téléscopes ainsi que d’importantes collections de minéraux, de fossiles et de coquillages, d’animaux naturalisés. Cet enseignement scientifique est largement subventionné par les notables locaux et les familles d’élèves assistent aux exercices publics.

Page 28: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

28

Jusqu’en 1730, c’est la physique cartésienne qui domine en France : croyance à l’univers-machine et à l’image d’un Dieu-horloger Bien que la physique newtonienne (1687) ait été introduite en France depuis le début du siècle, méfiance envers elle, pas seulement à cause d’une attitude rétrograde mais au nom même de la rationalité : L’attraction de Newton est suspectée d’occultisme et d’irrationalité ! Par leur enseignement, les Jésuites perpétuent l’attachement à la physique cartésienne.

1732 : Maupertuis fait pénétrer la physique newtonienne en

France. 1738 : Eléments de la physique de Newton, Voltaire. Dévloppement de l’astronomie, lié à l’intérêt suscité par les comètes : 1759 (comète prévue par Clairaut) 1773 (comète prévue par Lalande)

Création d’observatoires privés. Rousseau lui-même est un passionné d’astronomie.

Développement des sciences naturelles.

Buffon, Théories de la Terre, 1749 Epoques de la Nature, 1778 Grand intérêt du siècle pour les fossiles, dont l’étude touche à

la question religieuse de la recherche de l’origine du monde. Réaumur, Jussieu, Buffon prouvent l’origine marine (et non diluvienne) des coquilles fossiles trouvées à l’intérieur des terres.

Ces découvertes entraînent une révision des thèses

préformationnistes. On remet en doute l’idée d’un Dieu qui a créé

Page 29: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

29

l’homme à son image. Linné et Buffon avancent la thèse de l’évolution et de l’adaptation des espèces et annoncent Darwin. Les matérialistes imaginent ainsi un monde créé sans aucune intervention divine et, surtout, sans aucune finalité. Pour La Mettrie, la nature combine les molécules au hasard, commet des erreurs et sa réussite n’est jamais intentionnelle, dans la mesure où elle n’est dirigée par aucune intelligence.

Pour Diderot, l’origine de la vie est un processus chimique.

Maillet, dans un ouvrage intitulé Telliamed (clandestin puis imprimé en 1748) propose une théorie selon laquelle la Terre a été jadis entièrement recouverte par les mers – tous les êtres vivants (plantes, animaux, hommes) trouvent leur origine dans des êtres marins.

Face à ces ouvrages d’inspiration plus ou moins matérialiste, certains auteurs continuent à défendre une idée ordonnée de la nature et font l’apologie d’un Dieu créateur et bienfaisant :

1732 – 1750 : Spectacle de la Nature, Abbé Pluche

1786 : Etudes de la Nature

Bernardin de Saint-Pierre

Harmonies de la Nature Plus, travaux importants des botanistes : − les frères Jussieu − Adamson, Voyage au Sénégal. (St Louis…) La science se développe jusqu’à devenir une sorte de

curiosité mondaine. Une communauté européenne de riches amateurs constitue d’importantes collections. On se passionne pour les minéraux, coquillages et les objets archéologiques. Madame de Pompadour possède ainsi une importante collection de médailles, dont s’occupe le jeune Vivant-Denon. Vers 1750 se répand la mode des cabinets de curiosités et cabinets d’histoire naturelle.

Page 30: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

30

Cf. Bastide, La petite maison (1758) : “ménagerie peuplée d’animaux rares et familiers…un chenil où sont renfermés des chiens de toute espèce”

Goût pour les coquillages, disposés dans la laiterie, et dans

l’appartement de bains : “des cristaux et des coquillages, entremêlés avec intelligence, décorent cette salle”.

Goût pour la botanique et l’herborisation. Buffon, nommé

intendant du Jardin du Roi en 1739 (Jardin des plantes) en augmenta les collections.

Expériences publiques sur l’électricité de l’abbé Nollet. Développement de la médecine et de l’hygiène.

B – Chimie et électricité Cours et manuels de chimie en Europe pendant le 17e siècle. But : comprendre la composition des substances de la nature.

Carrefour d’intérêts de plusieurs métiers : apothicaires, médecins, minéralogistes, etc…

Le fourneau reste l’instrument principal. La chimie des

lumières se fonde toujours sur l’interprétation théorique de la combustion, sur la notion de phlogistique (principe du feu) élaborée au début du siècle par Georg – Ernst Stuhl ⇒ classification des éléments par rapport à leur combustion.

+ nouvelles techniques par précipitations et cristallisations ⇒ étude des sels La chimie devient une curiosité mondaine. Le cours de

Rouelle, au Jardin du Roy, est suivi par de futurs chimistes comme Macque et Lavoisier, mais aussi par Condorcet, Turgot, Diderot et Rousseau.

Développement de la chimie en Europe lié à l’essor des mines et de la métallurgie.

1789 = Traité élémentaire de chimie de Lavoisier, considéré

comme le premier ouvrage moderne de chimie.

Page 31: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

31

Grand succès de l’électricité de frottement vers la fin du siècle. La machine électrique est un élément important dans les collections des riches amateurs.

Machine électrique : frottement d’un grand disque de verre mis en

rotation par une roue et provoquant des étincelles de plusieurs dizaines de centimètres de longueur.

Machine électrique utilisée par Révéroni Saint-Cyr dans Pauliska :

“Une immense machine électrique était au milieu du cabinet […] il prend les petits enfants, il les lie avec 4 courroies de cuir aux poteaux

qui supportaient la grande roue de verre, et en face des coussinets de frottement. Il les dispose dos contre dos, de manière que le bas des reins se touche parfaitement et forme un frottoir naturel, séparé par la seule épaisseur de la roue de verre. Il tourne ensuite la grande roue avec vivacité ; bientôt le mouvement rapide du verre échauffe ces chairs délicates, les étincelles jaillissent ; on reconnaît à l’agitation de ces enfants la cuisson que ce contact brûlant leur cause”.

Mais difficultés pour maîtriser cette électricité statique (de

frottement) si bien que les expériences ne réussissent pas toujours. Analogie entre les étincelles électriques et l’éclair, mais absence de preuve expérimentale sur la nature de la foudre.

1752 : expérience de Franklin à Paris, mais méfiance envers le

paratonnerre. Invention défendue par Voltaire (qui en installe un à Ferney) et par Robespierre.

Interrogation également sur la liaison possible entre

l’électricité et le processus de la vie. Perception vitaliste de l’électricité qui se développe. Nollet prouve que l’électricité favorise la germination des graines. Certains vont même jusqu’à élaborer une “théologie de l’électricité” : l’étincelle électrique serait le principe de vie d’origine divine. Plus pragmatiques, la plupart des savants cherchent des applications thérapeutiques à l’électricité. Mesmer met en évidence les relations entre fluide électrique et fluide nerveux.

Page 32: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

32

C – Médecine et chirurgie Importance de l’apport du hollandais Hermann Boerhaave

(1668-1738), dont les ouvrages furent traduits par La Mettrie. Principe clinique fondamentalement empirique, conception mécanique de l’homme (fluides et solides soumis aux lois de la physique, de la chimie, de l’hydraulique etc…)

L’Europe subit alors des maux réguliers : importance de la syphilis (traitée par le mercure, qui rend fou cf. La Mettrie et son étude dans ce cas).

peste (1720-21 à Marseille) la variole le typhus (équipages et villes portuaires) grippe (1742-43 à Paris) dysenterie (épidémie terrible en France en 1779)

(cf. traité de La Mettrie) paludisme (bas quartiers et régions de marécages) phtisie débilité liée aux carences alimentaires

⇒ Développement des traitements, grâce à de meilleures

connaissances de la maladie liées à l’invention du microscope. Société Royale de Médecine, créée en 1776, qui a pour

mission de lutter contre les maladies épidémiques et endémiques :

envoi dans les campagnes de boîtes de médicaments

tentatives d’amélioration de l’hygiène (égoûts, cimetières)

cf. TISSOT, Avis au peuple sur sa santé – Août 1761

Conseils d’hygiène élémentaire donnés par Tissot pour éviter le développement et la propagation des maladies.

“c’est l’usage ordinaire dans presque tous les villages d’avoir les

courtines précisément dessous les fenêtres : il s’en exhale

Page 33: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

33

continuellement des vapeurs corrompues, qui, à la longue, ne peuvent que nuire et contribuer à produire des maladies ?” (I, 37)

l’eau stagnante des mares “eau pourrie, qui croupit pendant

toutes les chaleurs [et qui] laisse exhaler ses vapeurs”. (I, 37) développement de fièvre putride épidémique.

“le peu de soin que le paysan a d’aérer sa chambre […]. Il y a de très petites chambres, qui renferment jour et nuit le père, la mère, sept ou huit enfants et quelques animaux, qui ne s’ouvrent jamais pendant six mois de l’année, et très rarement pendant les six autres.” (I, 38)

la mauvaise alimentation : aliments mal conservés, farines gâtées,

pain mal cuit, tartes indigestes et grasses.

en cas de maladie, il convient de changer les draps et le linge du malade “tous les deux jours, si on le peut” contrairement à l’habitude qui est de ne changer ni le linge du lit ni celui du malade. (I, 74)

Chirurgie Chirurgie appliquée, opératoire

2 types et réparatrice

Chirurgie fondamentale,didactique, et démonstrative, liée à l’anatomie.

Production anatomique très artistique, avec les planches en couleurs de Jacques Gauthier Fabien d’Agothy (1717 – 1786).

Planches de l’Encyclopédie : beaucoup sont empruntées à André Vésale (Padoue, 1514 – 1564).

Cires anatomiques de l’abbé sicilien Gaetano Giulio Zummo

(mort en 1701). L’abbé exécuta des têtes obtenues par moulage direct sur des cadavres par injection de cire dans les conduits et cavités Cires anatomiques de Felice Fontana (1730-1805)

Page 34: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

34

II – TÉNÈBRES ET LUMIÈRES

1.- La question de l’esclavage Rapidement évoquée par Voltaire avec le texte concernant le nègre de Surinam (dans Candide). Le Code Noir remet en question la vision naïve d’une philanthropie des Lumières. Existant depuis le XVIIe siècle, le Code Noir a été encore renforcé en 1728, sous l’influence de la Compagnie des Indes. L’article 44 définit ainsi les esclaves : “Déclarons les esclaves être meubles”. Ce même code imposait pourtant à ces non-personnes, marquées comme du bétail, l’obligation d’être baptisées ! Dès 1748, des passages du livre XII et du livre XV de l’Esprit des lois ironisaient sur les contradictions entre liberté et nécessités économiques, mais Montesquieu est loin d’entraîner avec lui toute la pensée des Lumières. Helvétius, dans une note du chapitre III de De l’Esprit (1758) condamne la colonisation à cause de la trop grande consommation d’hommes qu’elle entraîne. “Cette consommation d’hommes est cependant si grande, qu’on ne peut, sans frémir, considérer celle que suppose notre commerce d’Amérique. L’humanité, qui commande l’amour de tous les hommes, veut que, dans la traite des nègres, je mette également au rang des malheurs, et la mort de mes compatriotes et celle de tant d’Africains […]. Si l’on suppute le nombre d’hommes qui périt, tant par les guerres que dans la traversée d’Afrique en Amérique ; qu’on y ajoute celui des nègres qui, arrivés à leur destination, deviennent la victime des caprices, de la cupidité et du pouvoir arbitraire d’un maître ; et qu’on joigne à ce nombre celui des citoyens qui périssent par le feu, le naufrage ou le scorbut ; qu’enfin on y ajoute celui des matelots qui meurent pendant leur séjour à Saint Domingue, ou par les maladies affectées à la température particulière de ce climat, […] : on conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain. Or, quel homme, à la vue des

Page 35: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

35

malheurs qu’occasionnent la culture et l’exportation de cette donnée, refuserait de s’en priver, et ne renoncerait pas à un plaisir acheté par les larmes et la mort de tant de malheureux ?” Rousseau parle peu de l’esclavage, sinon pour le condamner vigoureusement dans le Contrat Social, mais il fait aussi l’éloge de la République de Lacédémone, dont l’économie repose sur l’esclavage. Ambiguïtés de Voltaire, partie prenante dans les bénéfices de la Compagnie des Indes. En 1793, un décret de la Convention Nationale supprime l’esclavage, déclaré “inhumain et barbare” mais ce décret ne sera jamais appliqué. Ainsi sur les 130 000 habitants de Saint-Domingue, 100 000 sont des esclaves… En 1788, se crée la Société des Amis des Noirs, mais cela n’empêche pas le rétablissement légal de l’esclavage par Napoléon, en 1802. (Abolition de l’esclavage par Victor Schoelcher en 1848) 2.- Le Statut du peuple Voltaire porte un jugement péjoratif sur le peuple, sur la populace : “A l’égard du peuple, il sera toujours sot et barbare […]. Ce sont des bœufs, auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. (Correspondance, 3/2/1769). Jugement partagé par Helvétius, d’Holbach, la Mettrie… La grande question est de savoir si l’on peut éclairer le peuple. Dans la 1ère moitié du siècle, la diffusion des idées éclairées des Lumières ne passe pas par le peuple, mais par les élites, les Princes (cf. la “République des Lettres” d’Helvétius). Le peuple est non seulement ignorant, il est encore bestial et vicieux. A l’époque de la publication de l’Encyclopédie, Diderot est séduit par l’idée d’une philosophie populaire, à laquelle il finit par renoncer. En 1763, La Chalotais publie un Essai d’éducation nationale dont il exclut le peuple. Position soutenue par Voltaire : “La vérité n’est pas faite pour tout le monde. Le gros du genre humain en est indigne”ou “il faut que la lumière descende par degrés : celle du bas peuple sera toujours confuse. ⇒ Pas d’éducation pour le peuple, qui en est jugé indigne par Voltaire. Rousseau modifie l’image négative du peuple, en lui donnant une place essentielle dans sa théorie politique. Il prend

Page 36: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

36

résolument parti pour l’égalité naturelle de l’homme. (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes –1755)

“je vais vaincre enfin mon dégoût et écrire une fois pour le

peuple.” Dans le Contrat Social (1762) le peuple est souverain et le reste pour toujours. Cette nouvelle conception divise les philosophes. En marge du texte de Rousseau, Voltaire note : “Voilà la philosophie d’un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres.”

⇒ La philosophie des Lumières est loin de profiter à tout le monde.Le peuple reste exclu, à l’exception de Rousseau, de toute véritable réflexion politique, et même de toute possibilité d’éducation. On pourrait ajouter, à la liste des exclus, les femmes. La misogynie est grande, qui s’appuie sur des principes pseudo-biologiques pour établir une inégalité naturelle des femmes. Cf. Diderot, Sur les femmes : “[…] n’oubliez pas que, faute de réflexion et de principe, rien ne pénètre jusqu’à une certaine profondeur de conviction dans l’entendement des femmes ; que les idées de justice, de vertu, de vice, de bonté, de méchanceté, nagent à la superficie de leur âme […]” Encore une fois, c’est Rousseau qui adopte à ce sujet la position la plus novatrice. Terminons sur ces ténèbres, en signalant que le XVIIIème siècle, siècle de la raison, fut aussi celui des superstitions. Il y eut plus de procès pour sorcellerie et de condamnations au bûcher au XVIIIème siècle que pendant le Moyen-Age. Enfin certains tabous restent forts, comme celui de l’homosexualité masculine,même si les membres de l’aristocratie ou certains hommes célèbres jouissent d’une protection importante et de l’impunité.

Page 37: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

37

III.- CRISE DES LUMIÈRES

1.- Remise en question de la raison La confiance dans la raison laisse espérer un progrès régulier. Certains philosophes croient pouvoir exercer une influence positive auprès des rois : despotisme éclairé. Cependant les désillusions sont importantes : Voltaire avec Frédéric II et Diderot avec Catherine II. Les philosophes continuent à croire à la raison, mais ils savent aussi que la raison isolée ne suffit pas. Si la raison devient un simple organe de constat, alors le rationalisme devient mortifère. Il faut qu’il soit accompagné de la volonté et de l’énergie du changement pour tous et qu’il cesse d’être au service des égoïsmes et des particularismes. C’est ainsi que l’analysait Rousseau, qui estimait que le rationalisme ne servait que les privilégiés qui pouvaient s’offrir le luxe de l’athéisme ou de la liberté de penser. La raison ne comble pas les inégalités, elle les accentue au contraire. Elle devient même une arme dangereuse qui renforce le pouvoir des privilégiés, surtout si elle est utilisée à des fins de satisfaction personnelle (ex : le libertinage). Il s’instaure ainsi une méfiance envers la raison, dans les années 1770, qui fait apparaître le sentiment comme la valeur véritable. 2.- Les manifestations de la sensibilité L’âme sensible prend le relais de l’esprit raisonneur. A partir de 1774, grande influence de l’Angleterre. La mode est à Richardson, plus admiré qu’auparavant. Poésie anglaise qui séduit les âmes sensibles : Elégie dans un cimetière de campagne, Gray, 1765 Young, Les Nuits (1769) 1777 – Ossian Vogue des méditations nocturnes et des

Page 38: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

38

promenades parmi les tombeaux. Plus découverte de Shakespeare.

Dès 1760, influence allemande : Gessner, Idylles (1766-1772) 1776, Goethe, Les souffrances du jeune Werther

Passion pour les sciences qui entretient l’inquiétude, car elle apporte plus de questions que de réponses.

Grande prolifération de sectes, de mages. Ex : le Comte de Saint-Germain Joseph Balsamo, Comte de Cagliostro

Magnétisme de Mesmer

Développement rapide de la franc-maçonnerie. Multiplication des Sociétés Secrètes (dans toute l’Europe)

Trois thèmes principaux définissent la sensibilité des années 1780 : La nature. Invention du paysage, c’est-à-dire de la relation entre l’homme et la nature, déjà amorcée dans La Nouvelle Héloïse. Le thème se retrouve dans le mythe du sauvage : le progrès consiste alors à retourner en arrière, c’est-à-dire à retrouver un état non vicié par les défauts de la société européenne.

Le sentiment. C’est en 1769 que “sentimental” entre dans la

langue française avec le Voyage sentimental de Sterne (traduction). Le sentiment est à la mode. Cf. Sénac de Meilhan : “on ne parle que de sensibilité, et il semble qu’il n’y ait qu’à vivre en Suisse pour être sensible”. La sensibilité est une qualité naturelle, qui permet de percevoir l’harmonie de l’univers. L’âme sensible s’attendrit ainsi devant un spectacle touchant et profite de la satisfaction de sa propre bonté.

Page 39: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

39

La sensibilité incite aussi à la rêverie (1782, Rousseau). Rêverie qui conduit souvent à la mélancolie, de préférence dans une nature sauvage. L’exaltation du moi. Sensible dans Les Confessions : “je veux peindre un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi”. Début du romantisme.Le mot “romantique” apparaît en 1776, employé par Le Tourneur dans sa préface à sa traduction de Shakespeare. Dans la 5ème Réverie Rousseau qualifie de “romantiques” les rives du lac de Bienne. Malgré tout, c’est le septicisme qui domine et qui éclate, en 1782, dans les Liaisons dangereuses de Laclos. L’incertitude finale du dénouement, le chaos moral qui marque la fin du roman témoignent d’un grand septicisme, d’une remise en question de tous les systèmes de valeurs, aussi bien le libertinage que la sensibilité.

CONCLUSION

La philosophie des Lumières se délite dans la crise qui la frappe dans les années 1770. Désormais, la raison ne domine plus et cède la place à la sensibilité, ce qui explique en partie le succès de Rousseau dans les années révolutionnaires et post-révolutionnaires. La philosophie des Lumières a permis la reconnaissance du métier d’écrivain et l’invention de l’intellectuel. Le philosophe est devenu un personnage autonome, censé remplacer le prêtre dans la conduite de la vie. Ecrire cesse d’être une occupation pour devenir un métier. Reconnaissance qui passe par plusieurs étapes : 30 août 1777, publication des arrêts relatifs aux privilèges de la librairie. Sur l’intervention de Louis XVI, il est décidé que le privilège des librairies est limité au temps nécessaire pour amortir les frais de publication. Ce qui revient à reconnaître, implicitement, que le seul vrai propriétaire de l’ouvrage est l’auteur.

Page 40: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

40

1777 : Fondation par Beaumarchais de la Société des Auteurs dramatiques, afin d’obtenir une meilleure participation aux recettes. En 1780, la part des auteurs passe d’1/9ème à 1/7ème de la recette. Beaumarchais : “Il vaut mieux qu’un homme de lettres vive honnêtement du fruit avoué de ses ouvrages que de courir après les places ou les pensions”. 1791 : création des droits d’auteur, à l’initiative de Condorcet.

La philosophie des Lumières a permis, par rapport au statut de l’écrivain, un changement des mentalités.

BIBLIOGRAPHIE

COULET Henri, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Colin,

nouvelle édition 2000.

DELON Michel et MALANDAIN Pierre, Littérature française du XVIIIème siècle, Paris, PUF, 1996.

STROEV Alexandre, Les Aventuriers des Lumières, Paris, PUF, 1997.

Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel DELON, Paris, PUF, 1997.

Page 41: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

41

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 5 MONTESQUIEU

Les lettres Persanes Le texte a été rédigé en trois ans, de la fin de1717 à la fin de 1720, donc

pendant la régence. On a pu identifier de très nombreux modèles, en particulier L’espion du grand Seigneur de Jean-Paul Marana, publié en 1684. Montesquieu fait paraître son texte anonymement en 1721 à Cologne.

Le texte est composé de 161 Lettres qui vont du 15 de la lune de Saphar 1711 (15 avril 1711), au 8 de la lune de Rebiab 1 1720 (8 mai 1720).

Pour ce qui est des dates, Montesquieu établit une correspondance entre les mois lunaires persans et les mois solaires du calendrier grégorien, en y ajoutant un millésime chrétien, c’est-à-dire qu’il mêle plusieurs traditions ; les mois lunaires et les mois solaires qui ne coïncident pas, il les fait coïncider, et il place le début de l’année au mois de mars, parce que ce mois, à l’origine était le premier de l’année romaine. Si on veut établir un tableau de correspondance, on obtient :

Maharam = mars Regheb = septembre Saphar = avril Chehban =octobre Rebiab I = mai Rhamazan = octobre Rebiab II = juin Chalval = décembre Gemmadi I = juillet Zilcadé = janvier Gemmadi II = août Zilhagé = février

Le texte met en scène deux persans, Usbek et Rica. Usbek est le personnage essentiel, c’est aussi le plus âgé des deux hommes. Il apparaît souvent comme un homme sombre, mélancolique et méditatif, tandis que Rica est plus gai. Jean Starobinski suggère de voir dans Rica l’abréviation de ricaneur. Ces deux Persans, complémentaires par leurs différences, permettent une diversité des points de vue et représentent, selon certains critiques, les paradoxes du caractère de Montesquieu. Usbek décide de quitter Ispahan, à la recherche du savoir, en se lançant dans un périple initiatique qui est aussi un itinéraire géographique : Ispahan, Tauris, Smyrne, Livourne et Paris. Le prétexte à l’enrichissement intellectuel est évoqué dans la première lettre du texte : « Nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais nous n’avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connaissances, et que la lumière orientale dût seule nous éclairer. » Ce souci d’éclectisme intellectuel, fondé sur une relativité de sa propre culture par Usbek, masque cependant une autre raison du départ du Persan : Il avoue, dans la lettre 8, avoir fui le despotisme et les intrigues d’une cour corrompue, celle d’Ispahan où règnent les intrigues, mais que le lecteur européen peut aussi aisément identifier comme celle de Versailles. Pour fuir les manœuvres courtisanes, Usbek feint de se réfugier dans l’amour des sciences, si bien que le goût lui en vient

Page 42: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

42

réellement et le pousse à solliciter l’autorisation de quitter la Perse pour étudier. Il va quitter la Perse, toutefois, aussi bien pour étudier que pour échapper aux complots de ses ennemis : « J’allai au roi, je lui marquai l’envie que j’avais de m’instruire dans les sciences de l’occident ; je lui insinuai qu’il pourrait tirer de l’utilité de mes voyages. Je trouvai grâce devant ses yeux ; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis. » Il y a trois étapes chronologiques dans ce voyage :

- La première, c’est le temps du voyage, qui va du 19 mars 1711, départ d’Usbek, au 4 mai 1712, arrivée à Paris. On peut dater ce départ du 19 mars si on se réfère à ce qu’il dit dans la première lettre, datée du 15 avril 1711 : « Hier, vingt-cinquième jour de notre départ d’Ispahan… ». Cette durée de voyage correspond à celle remarquée par les voyageurs européens qui se rendent en Orient. On dénombre 23 lettres pour ce début.

- Ensuite, le séjour à Paris et en Europe, qui s’articule autour de la mort de Louis XIV. Cette mort est annoncée dans la lettre 92, du 4 septembre 1715. De l’arrivée des Persans à Paris, en mai 1712, jusqu’à septembre 1715, s’écoulent donc trois ans et demi, et il y a 69 lettres qui vont décrire la fin du règne de Louis XIV, pour arriver jusqu’à la mort du roi. Le thème dominant, c’est la découverte, c’est-à-dire l’observation, à la fois morale et satirique de la société européenne et française. La deuxième époque du séjour, c’est après la mort de Louis XIV, de septembre 1715 jusqu’à la fin du texte ; cinq ans, à peu près, pour décrire la Régence de Philippe d’Orléans, avec cette fois-ci, des réflexions qui vont être beaucoup plus sociologiques, tout simplement parce que les Persans observent les bouleversements que subit la société française après la mort de Louis XIV.

- Enfin, la fin du texte en 14 lettres qui sont toutes très rapides, qui relate le drame final du sérail. Les troubles du sérail n’arrivent pas, évidemment, à la fin, puisqu’ils sont annoncés dès la lettre 96, du 8 février 1716. Ils semblent ensuite être laissés de côté pour ne réapparaître qu’à la lettre 147, du 1 septembre 1717. Les événements du sérail sont très rapides : Le grand eunuque meurt le 5 juillet 1718, et Solim reçoit d’Usbek les pleins pouvoirs le 4 octobre 1719, c’est-à-dire dans la lettre 153. Donc, Solim règne sur le sérail à partir de cette date, et le 8 mai 1720, il découvre la trahison de Roxane, qui se donne la mort le même jour. La dernière du recueil est la lettre de Roxane à Usbek, dans laquelle elle le maudit. Terminer sur l’intrigue de sérail, et sur cette déclaration finale de Roxane permet de remettre en question l’éducation d’Usbek. Ce Persan éclairé qui nous vante la liberté, ne sait pas l’accorder à ses femmes, et son discours éclairé se heurte à des limites culturelles. Deux intrigues romanesques se croisent ainsi dans les Lettres Persanes : 1°/ La découverte progressive des mœurs de l’occident par Rica et Usbek. 2°/ Les rivalités et revendications dans le sérail à Ispahan. Cette intrigue est construite sur un modèle quasi-théâtral, puisqu’on a une exposition, une série de péripéties, et un dénouement tragique avec la mort de Roxane. L’intrigue se complète également de portraits psychologiques :

- Les eunuques, dont on décrit la condition misérable qui les place en dessous de l’espèce humaine. Ils sont vindicatifs et envieux, leur seul plaisir est celui du commandement exercé sur des femmes qu’ils ne peuvent plus aimer, et dont ils se vengent. - Les femmes, qui mènent leur vie après le départ d’Usbek. On les voit sortir, se promener, se livrer à diverses activités. Mais ce qui domine aussi, c’est la jalousie, la rivalité entre ces femmes qui veulent

Page 43: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

43

toutes être la favorite. Après la rivalité, après les plaintes, on voit apparaître l’ennui et les revendications de liberté. Chaque femme reçoit une psychologie différente. Même si elles écrivent peu, on arrive à les discerner : Zachi est une sentimentale, Montesquieu insiste sur ses plaintes d’être abandonnée, délaissée ; Zéphis paraît dominée surtout par l’orgueil, Fatné par la sensualité (lettre 7) ; Roxane, c’est bien sûr l’indépendance, la revendication, alors que Zébis représente plutôt la soumission et la tradition (lettre 62 sur l’éducation de cette fille).

Ce roman est un roman polyphonique, avec un très grand nombre

d’intervenants. Du côté des scripteurs, de ceux qui écrivent des lettres, les deux principaux sont, bien sûr, Usbek et Rica. Usbek écrit à peu près 75 lettres, Rica 45, c’est-à-dire, à eux deux, nos Persans écrivent 120 lettres sur 161 du recueil, c’est évidemment la majorité. Ce qui fait que tous les autres personnages vont écrire peu. Parmi les autres personnages qui écrivent, on a ceux du sérail : Zachi, 4 lettres / Zephis, 1 lettre / Fatmé, 1 lettre / Zélis, 4 lettres / Roxane, 2 lettres / grand eunuque noir, 2 lettres / premier eunuque noir, 6 lettres / chef des eunuques noirs, 1 lettre / Narsit, 2 lettres / Solim, 3 lettres. Donc, 26 lettres en ce qui concerne le sérail. Restent les amis, qui écrivent un peu, mais très peu : Rustan, Mirza, Jaron, Hagi Ibbi, Pharan, Méhémet-Ali / 1 lettre chacun ; 2 lettres pour Ibben et Nargum / Rhédi, 5 lettres ; soit 15 lettres au total. Donc, la polyphonie des scripteurs se trouve réduite par l’importance quantitative des lettres d’Usbek et Rica. Viennent ensuite les destinataires. Là encore, ils sont très variés, mais il y a des destinataires privilégiés : Rhédi, à Venise, reçoit 32 lettres, Usbek en reçoit 45, Ibben, à Smyrne, en reçoit 26. Il y a également 18 lettres de Rica, et 4 lettres d’Usbek, qui sont envoyées au voyageur non-identifié, celui qui est indiqué par les ***. Tous les autres reçoivent fort peu de lettres : Mirza en reçoit 5 ; c’est important car c’est lui qui va recevoir les 4 lettres sur les Troglodytes / Rustan, 4 lettres / Jaron, 1 lettre / le Mollah Méhémet-Hali, 3 lettres / Gemchid, 1 lettre / le juif Ben-Josué, 1 lettre / Pharan, 1 lettre / le frère d’Usbek, 1 lettre / Hassein, 1 lettre / Nathanaël Levi, 1 lettre / Narsit, 1 lettre / Solim, 1 lettre / Ibbi, 1 lettre / Nessir, 3 lettres / premier eunuque blanc, 1 lettre / Roxane, 1 lettre / Zélis, 1 lettre / les femmes du sérail, 2 lettres / Rica, 2 lettres.

En comptant qu’il y a des destinataires qui n’écrivent pas, ou des scripteurs qui ne reçoivent pas de lettres, on peut compter 28 personnages différents, plus le destinataire anonyme ; et parmi ces 28 personnages, 21 scripteurs différents, et 23 destinataires différents. Cette polyphonie est cependant réduite, et trouve probablement aussi sa cohérence grâce à l’importance quantitative des lettres d’Usbek et Rica, et à trois destinataires privilégiés, Rhédi, Usbek, et Ibben, qui reçoivent 107 lettres, soit les deux tiers environ de la correspondance du roman.

Donc, c’est un roman polyphonique, avec de très nombreux personnages, mais avec une polyphonie réduite du fait de l’importance d’Usbek et Rica comme scripteurs, et de Rhédi, Usbek, et Ibben comme destinataires.

Malgré tout, on arrive à avoir une grande variation des points de vue, ce qui évite la monotonie, puisqu’on a une variété des styles et des tons, et surtout, un décalage exotique qui est introduit dans le texte grâce à l’intrigue de sérail.

Le texte se prête à des lectures et des interprétations multiples. On peut

quand même penser que la grande idée des Lettres Persanes, l’idéal qui motive Montesquieu, c’est celui de la justice, mais d’une justice fondée sur les exigences fondamentales du cœur et de la raison, une sorte de justice naturelle car la nature,

Page 44: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

44

finalement, c’est la perception de la justice. On peut justifier cette interprétation du texte en rappelant que l’histoire des Troglodytes ouvre, en quelque sorte, le recueil, et que la dernière lettre de Roxane répond au thème, également, de la justice :

- La lettre 12, celle des Troglodytes, insiste sur l’humanité et la justice : « Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : Ils avaient de l’humanité, ils connaissaient la justice, ils aimaient la vertu . » - Dans la lettre 161, celle de Roxane, il y a aussi une revendication à suivre les lois de la nature : « J’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : J’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. »

Les mauvais Troglodytes, qui se déchirent et se détruisent, ne respectent pas les règles d’humanité et de justice de la nature, de même que le sérail représente, lui aussi, un enfermement contre-nature. La religion est l’élément essentiel, finalement, de cette obstination des peuples malheureux qui ne respectent pas la nature. La religion est vue, c’est l’originalité du texte, côté orient et côté occident. Côté orient, on a l’Islam, ridiculisé par ses croyances, ses tabous alimentaires, et surtout odieux, par le statut qu’il impose aux femmes. Du côté des tabous alimentaires, ils sont évoqués plusieurs fois, je cite simplement la lettre 18, qui explique l’interdit alimentaire du porc, par l’histoire du cochon dans l’arche de Noé : « Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté de l’arche ; ce qui la fit si fort pencher, que nous en eûmes une peur mortelle : surtout nos femmes, qui se lamentaient de la belle manière. Notre père Noé ayant été au conseil de Dieu, il lui commanda de prendre l’éléphant et de lui faire tourner la tête vers le côté qui penchait. Ce grand animal fit tant d’ordures qu’il en naquit un cochon ». Plus intéressant peut-être que l’histoire du cochon, le statut des femmes, évoqué, en particulier dans la lettre 141, l’histoire d’Anaïs et d’Ibrahim. Dans cette lettre 141, il est question de l’interdit du paradis aux femmes. Malgré cet interdit, Anaïs, qui va être tuée par son mari Ibrahim, va goûter les joies du paradis et de ses plaisirs, et découvrir ces hommes célestes qui sont destinés au plaisir des femmes. Elle envoie, d’ailleurs, un de ces hommes célestes chasser et remplacer le jaloux Ibrahim dans son sérail, pour le plus grand plaisir des femmes qui restent sur terre. Il est intéressant de voir que l’homme céleste, c’est-à-dire l’envoyé de Dieu, d’Allah, lorsqu’il arrive dans le sérail, commence par y faire régner un vent de liberté : « Le nouveau maître prit une conduite si opposée à celle de l’autre qu’elle surprit tous les voisins. Il congédia les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde ; il ne voulu pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C’était une chose singulière de les voir dans les festins parmi des hommes aussi libres qu’eux ». Donc, le statut d’enfermement du sérail, est imposé aux femmes par les hommes, et non par Dieu. Le conte se termine toutefois sans aucun commentaire des Persans sur ce récit. Deuxième aspect de la religion, c’est la religion catholique, qui n’est guère plus favorisée. Nos Persans critiquent, en particulier, le fait que la personne du pape soit idolâtrée, ainsi que les richesses accumulées par l’église. C’est dans la lettre 29 : « Le Pape est le Chef des Chrétiens. C’est une vieille idole qu’on encense par habitude. Il était autrefois redoutable au princes mêmes […] Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d’un des premiers Chrétiens, qu’on appelle Saint Pierre, et c’est certainement une riche succession : car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination ». Plusieurs thèmes vont être évoqués à propos de la religion :

Page 45: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

45

son côté magique, le prêtre apparaissant comme un magicien au moment de la communion, c’est-à-dire le côté inaccessible à la raison de la religion catholique ; on va également beaucoup critiquer son intolérance, les guerres de religion qu’elle a menées - il ne faut pas oublier que Louis XIV a révoqué, il y a peu de temps, l’Edit de Nantes, au moment où Montesquieu écrit - . Montesquieu va critiquer également le célibat des prêtres, tout ceci pour arriver à une espèce de religion naturelle, qui consiste à exercer les devoirs de charité et d’humanité. Aussi bien l’Islam que la religion catholique sont impropres à satisfaire Montesquieu, puisque dans les deux cas, on s’adresse, non pas à l’homme en tant que citoyen ou en tant qu’être raisonnable, mais à l’homme en tant que croyant, c’est-à-dire prêt à accepter toutes contraintes et toutes superstitions, et surtout, à ne jamais remettre en cause les dogmes par l’examen de la raison. Exemple dans la lettre 10 : « J’ai parlé avec des mollahs, qui me désespèrent avec leurs passages de l’Alcoran : Car je ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de famille ». L’idéal, c’est de trouver une société fondée sur la famille, car la famille, c’est l’ordre naturel. Lettre 94 : « [Les hommes] naissent tous liés les uns aux autres ; un fils est né auprès de son père et il s’y tient : Voilà la société et la cause de la société ». On arrive ainsi à une conception naturelle du droit. La société dérive de la nature, et l’instinct de sociabilité est aussi fort, pour Montesquieu, que l’instinct de reproduction. Cet équilibre idéal, est constamment compromis dans notre société, en particulier par le mauvais usage du développement scientifique. Ce que Montesquieu critique, c’est un développement scientifique qui permet le perfectionnement des armes et donc, la restriction de la liberté. Lettre 105 : « Tu sais que, depuis l’invention de la poudre, il n’y a plus de places imprenables ; c’est-à-dire, Usbek, qu’il n’y a plus d’asile sur la terre contre l’injustice et la violence. Je tremble toujours qu’on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières ». Course au profit et à l’enrichissement, qui va à l’encontre d’un instinct fondamental, qui est l’instinct de conservation. On travaille au-delà de ses besoins et on abrège son existence. Lettre 106 : « Vous voyez à Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu’au jour du jugement, qui travaille sans cesse et court ce risque d’accourcir ses jours, pour amasser, dit-il, de quoi vivre ». Futilités, également, des discussions qui agitent l’opinion. Montesquieu prend en exemple la querelle de l’université de Paris, autour de la prononciation de la lettre « Q » ; fallait-il dire « Q » ou « K » ? C’est particulièrement absurde évidemment, et, c’est évoqué dans la lettre 109, qui tourne en ridicule la futilité des discours : « La dispute s’échauffa si fort que quelques uns furent dépouillés de leurs biens. Il fallut que le parlement terminât le différend, et il accorda la permission, par un arrêt solennel, à tous les sujets du roi de France de prononcer cette lettre à leur fantaisie. Il faisait beau voir les deux corps de l’Europe les plus respectables occupés à décider du sort d’une lettre de l’alphabet ».

Page 46: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

46

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 6

C’est le dépeuplement de l’Europe, ensuite, que Montesquieu évoque dans la lettre 112. C’est un thème cher à tous les contemporains, les écrivains ; beaucoup de gens pensent, au XVIII° siècle, que la France est en train de se dépeupler, parce qu’ils perçoivent les guerres, les désastres de guerres, des famines et des épidémies. Les causes de ce dépeuplement sont évoquées dans la lettre 114. Il faut remarquer que c’est un dépeuplement qui touche aussi la Perse, ou en tout cas les musulmans. Curieusement, Montesquieu en donne comme cause la polygamie : parce que la polygamie épuise le mari, et qu’il n’a donc plus que peu d’enfants, et des enfants mal portants : « Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à combattre sans relâche ; mais qui, bientôt faible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champs même de la victoire et se trouve, pour ainsi dire, enseveli sous ses propres triomphes ».

Chez les chrétiens, c’est l’interdiction du divorce qui va réduire le nombre d’enfants, parce qu’elle éloigne les époux et réduit donc les naissances. Lettre 116 : « Si, de deux personnes ainsi liées, il y en a une qui n’est pas propre au dessein de la Nature et à la propagation de l’Espèce, soit par son tempérament, soit par son âge, elle ensevelit l’autre avec elle et la rend aussi inutile qu’elle l’est elle-même. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on voit chez les chrétiens tant de mariages fournir un si petit nombre de citoyens. Le divorce est aboli ; les mariages mal assortis ne se raccommodent plus ; les femmes ne passent plus, comme chez les Romains, successivement dans les mains de plusieurs maris, qui en tiraient, dans le chemin, le meilleur parti qu’il était possible ».

Autre cause du dépeuplement, évidemment, ce sont nos eunuques, c’est-à-dire nos prêtres et nos religieuses forcés au célibat. Lettre 147 : « Ce métier de continence a anéanti plus d’hommes que les pestes et les guerres les plus sanglantes n’ont jamais fait. On voit dans chaque maison religieuse une famille éternelle, où il ne naît personne, et qui s’entretient au dépens de toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes comme autant de gouffres où s’ensevelissent les races futures ». Autre cause encore, la colonisation. Là, Montesquieu, dans la lettre 121, va à l'encontre d’une pratique et aussi d’une idée reçue, puisque c’est l’époque où on peuple les colonies en déplaçant les populations ; et il dit que ces populations dépeuplées ne font pas d’enfants. Lettre 121 : « L’effet ordinaire des colonies est d’affaiblir les pays d’où on les tire, sans peupler ceux où on les envoie. Il faut que les hommes restent où ils sont : il y a des maladies qui viennent de ce qu’on change un bon air contre un mauvais ; d’autres qui viennent précisément de ce qu’on en change ». Dernière cause de dépeuplement, le mauvais gouvernement et la misère qu’il évoque dans la lettre 122 : « La douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la propagation de l’Espèce. Toutes les républiques en sont une

Page 47: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

47

preuve constante […] Si un homme est mal à son aise, et qu’il sente qu’il fera des enfants plus pauvres que lui, il ne se mariera pas ; ou, s’il se marie, il craindra d’avoir un trop grand nombre d’enfants, qui pourraient achever de déranger sa fortune, et qui descendraient de la condition de leur père .» On peut donc en conclure que Montesquieu prône une société fondée sur une justice naturelle, qui assure, par un bon gouvernement, bonheur et prospérité aux peuples qui l’habitent. On voit également que les pratiques religieuses, en particulier l’interdiction du divorce et le célibat des prêtres, vont à l’encontre de la bonne marche de la société et de son intérêt. Ce sont donc des thèmes qui seront exclus de la religion naturelle.

Je vais m’intéresser maintenant à la lettre 46, sous forme d’explication de texte. Je vais prendre la seconde moitié de cette lettre 46, depuis : « Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière », jusqu’à la fin de la lettre. C’est donc ici la deuxième partie d’une lettre D’Usbek à Rhédi, sur le thème de la religion et, plus précisément, de la religion naturelle.

La première partie de la lettre consiste en une suite de réflexions sur les devoirs du croyant et les véritables exigences de la religion. Dès le début de la lettre, la religion, quelle qu’elle soit, se voit définie par des principes simples : L’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents. Ce sont là les premiers, et peut-être aussi les seuls devoirs du croyant. A partir de ceux-ci, vont être examinées différentes pratiques religieuses et différents dogmes, dont le point commun sera le ridicule ou l’absurdité, et surtout l’éloignement des véritables devoirs du croyant. La deuxième partie de la lettre illustre l’exposé théorique de la première partie, par le récit, en forme d’apologue, des mésaventures d’un croyant égaré dans la multiplicité des pratiques religieuses. Au-delà, c’est la religion naturelle, déjà abordée avec les Troglodytes, qui impose sa sagesse et sa conformité avec la volonté divine. On peut distinguer trois parties dans cet extrait :

1°/ De « Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière », jusqu’à

« Si je ne me fais pas couper en petit morceau de chair » : On a la bonne volonté d’un croyant perdu dans la multiplicité des dogmes.

2°/ De « Il m’arriva l’autre jour de manger un lapin » à « Si l’âme de votre père n’était pas passée dans cette bête ? » : Anecdote qui illustre les propos précédents.

3°/ De « Toutes ces choses, seigneur », jusqu’à la fin de la lettre : Appel en faveur de la religion naturelle.

Ce texte a une valeur démonstrative. En effet, la première partie pose un constat, la seconde partie vérifie ce constat par la recours à l’expérience, et enfin la troisième partie tire les conclusions de l’expérience. Par cette démarche, le texte est très représentatif de l’esprit des lumières : Ne rien accepter qui n’ait été auparavant vérifié, car la vraie connaissance résulte de l’observation et de l’expérience. La première partie présente le héros de l’apologue : « Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière ». L’indétermination, par l’article indéfini « un », et le terme générique « homme », nous place dans le contexte d’une parabole exemplaire, quasi-intemporelle. Cet homme est présenté comme un homme pieux et pratiquant : L’imparfait a une valeur de réitération, et le complément de temps « tous

Page 48: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

48

les jours » insiste sur la régularité des prières de cet homme. Montesquieu utilise une démonstration à fortiori : Les interrogations sur les pratiques religieuses ne viennent pas d’un athée, mais d’un homme pieux et de bonne volonté, ce qui leur donne plus de poids. Viennent ensuite les doutes de ce croyant : « Seigneur, je n’entends rien dans les disputes que l’on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. » Le terme « Seigneur » classique pour s’adresser à la divinité, marque la soumission du croyant. Il a aussi l’avantage d’être vague, neutre, de ne pas nommer Dieu, et ainsi de ne pas placer notre homme dans la mouvance d’une des grandes religions monothéistes. Les « disputes » renvoient aux discussions théologiques, en particulier de la Sorbonne, autour de questions telles que la transsubstantation. Ces discussions, parfois violentes et souvent stériles, sont des ferments de discorde et éloignent la religion de son véritable objectif. La phrase suivante repose sur un effet de symétrie, destiné à montrer la substitution de la volonté humaine à la volonté divine, et l’impérialisme de ces décisions humaines : « Voudrait », conditionnel, pour le croyant, et « veut », présent, pour celui qui impose un dogme. « Selon votre volonté » s’oppose à la sienne. Ces exigences humaines sont d’autant plus absurdes qu’elles varient sans fin, presque selon les individus : « Chaque homme », dit le croyant. Cette multiplicité, qui confine à l’absurde, va être démontrée dans la suite du constat. L’erreur de notre homme vient, au fond, de ses scrupules et de ce qu’il demande conseil : « Consulte », nous dit Montesquieu, à d’autres hommes. La médiation entre Dieu et les hommes est nécessairement falsification de la volonté de Dieu, parce que celle-ci se trouve interprétée en fonction de l’exégète. « Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler ». La critique s’adresse ici à l’église catholique et à l’usage du latin, langue que ne comprend pas la majeure partie des chrétiens. Pourquoi s’adresserait-on à Dieu dans une autre langue que sa langue maternelle ? Les philosophes critiquent cet usage du latin, qui permet au clergé d’exercer son pouvoir sur la foule des gens qui ne le parlent pas. « Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre : L’un dit que je dois vous prier debout ; l’autre veut que je sois assis ; l’autre exige que mon corps porte sur mes genoux. » Les pratiques concernent maintenant la position de la prière . L’absurdité vient de la multiplicité d’opinions émises par des anonymes –« l’un, l’autre »-, donc par des gens dont on ignore la légitimité à légiférer dans ce domaine . Le rythme ternaire -« l’un,.. l’autre,.. l’autre »- s’accompagne d’une gradation, traduisant le caractère de plus en plus intolérant des préceptes : « Dit,…veut,…exige ». Les postures, termes qui évoque une position imposée et peu naturelle, tiennent plus d’une gesticulation que de la prière. L’ironie vient du décalage entre les actes et leur signification, absente ici. Ainsi, se mettre à genoux est un acte de piété et de respect religieux, or, ici, il ne s’agit pas de se mettre à genoux mais de faire que le corps porte sur les genoux. La description, en s’attachant à l’aspect mécanique, ôte à la position toute sa signification religieuse. La critique peut viser ici plusieurs religions, mais en premier lieu la religion catholique et le protestantisme. On en arrive ensuite à des pratiques beaucoup plus spécifiques. « Ce n’est pas tout : Il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec l’eau froide ; d’autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair ». « Ce n’est pas tout », la formule, proche de l’oralité, renforce l’intérêt, relance l’attention du lecteur et annonce une gradation. Un changement stylistique est introduit afin d’éviter la monotonie des énumérations : Du singulier indéfini, on passe au pluriel indéfini –« il y en a qui […]

Page 49: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

49

d’autres »-. Les verbes utilisés –« prétendre […] soutenir »- traduisent à la fois la fragilité des arguments et la relativité de la vérité pour « prétendre », et l’acharnement pour « soutenir ». Ces deux termes renvoient aux disputes, évoquées plus haut. Ces querelles concernent deux pratiques : Les ablutions, pratiquées par les musulmans, et la circoncision, en usage à la fois chez les musulmans et les juifs. Il y a également une gradation entre « se laver à l’eau froide » et « se couper un petit morceau de chair ». Le procédé est le même que précédemment, c’est-à-dire que l’ironie vient du fait que ces pratiques sont décrites mécaniquement, en-dehors de leur signification spirituelle et qu’elles paraissent ainsi absurdes. Montesquieu, il faut le souligner, s’attaque aux pratiques religieuses mais jamais à la religion elle-même. A la fin de cette première partie, Usbek, par l’intermédiaire de son croyant désorienté, invite le lecteur au constat malheureux d’une situation absurde, qui impose à l’homme qui veut prier des exigences qui n’ont rien de spirituel et qui paraissent bien éloignées de la foi elle-même. L’aventure relatée dans la seconde partie va illustrer et confirmer cette situation. Deuxième partie : « Il m’arriva l’autre jour de manger un lapin, dans un caravansérail ». Le passage à l’anecdote est souligné par l’emploi du passé simple, par le complément de temps « l’autre jour ». Le lieu choisi –caravansérail-, est un lieu exotique, c’est aussi un lieu de passage, ce qui justifie, dans la suite, la présence de plusieurs personnages appartenant à des religions différentes. L’expérience est triviale, anodine, et apparemment dénuée d’intérêt : « manger un lapin ». Pourtant, elle va engendrer des réactions disproportionnées. « Trois hommes qui étaient auprès de là me firent trembler : Ils me soutinrent tous trois que je vous avait grièvement offensés ». Notre malheureux croyant est terrifié –« trembler »-, face aux jugements de trois hommes. La disposition en chiasme –« Trois hommes […] me firent trembler […] me soutinrent tous trois »- renforce l’oppression du héros, réduit à une position objéctivale et encadré par les trois hommes qui sont en position de sujets. Le verbe « soutenir » reprend le lexique de la querelle religieuse, déjà évoqué dans le début de la lettre. Pourquoi cet homme tremble t-il ? Parce que, on lui dit : « L’un, parce que cet animal était immonde, l’autre parce qu’il était étouffé ; l’autre enfin, parce qu’il n’était pas poisson ». On retrouve ici, encore une fois, le groupement ternaire cher à Montesquieu. Les notes mises par Montesquieu renvoient ces trois hommes à trois grandes religions monothéistes : Le premier est un juif, le second est un turc, et le troisième est arménien. Il est question, dans les trois cas, d’un tabou alimentaire, dont l’absurdité doit d’autant plus frapper le lecteur européen que celui-ci en est exclu, puisqu’il mange du lapin sans problèmes. Les causes de l’interdit sont diverses. Pour le juif, le lapin est un animal impur, qui ne doit pas être consommé. Montesquieu a déjà évoqué, dans d’autres lettres, l’interdit du porc chez les musulmans. Pour le turc, c’est parce que le lapin a été étouffé, c’est-à-dire qu’il n’a pas été abattu selon les règles de l’égorgement des animaux. Paul Vernière, dans son édition des Lettres Persanes, cite en note à ce propos une référence au voyage en Orient de Chardin, texte dont Montesquieu s’est inspiré, pour signaler le rapprochement dans les interdits religieux, entre musulmans et juifs : « Le cochon leur est défendu, le lièvre et tous les autres animaux qui sont interdits par le religion judaïque ». Quant à l’arménien, la réponse est absurde : Parce que le lapin n’est pas un poisson. Les commentateurs de Montesquieu soulignent qu’aucun auteur ne parle de cette interdiction dans le christianisme arménien. D’où Montesquieu tire-t-il ce détail ? Peut-être faut-il supposer que l’aventure survient un vendredi, jour où la consommation de viande est interdite aux chrétiens, mais il s’agit

Page 50: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

50

là d’une hypothèse que rien dans le texte ne permet de confirmer ( « l’autre jour » dit cet homme, mais il ne précise pas de quel jour il s’agit ). La lumière, pour notre homme, viendrait-elle d’une quatrième personne ? « Un brahmane qui passait par là, et que je pris pour juge, me dit : Ils ont tort : car apparemment vous n’avez pas tué vous-même cet animal. Si fait, lui dis-je. Ah ! Vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d’une voix sévère. Que savez-vous si l’âme de votre père n’était pas passée dans cette bête ? ». L’anecdote se poursuit avec le recours au style direct, afin de rendre la dialogue plus percutant et d’éviter la monotonie du récit. La présence du brahmane est justifiée par le lieu de passage : Un caravansérail. Montesquieu joue sur des effets de retardement et d’attente. « Ils ont tort » semble annoncer un discours raisonnable, or c’est un autre interdit qui apparaît, celui de tuer des animaux, au nom de la métempsycose. C’est une connaissance que Montesquieu a sans doute puisé chez Tavernier, autre grand voyageur dont il a lu les récits. Tavernier écrit : « D’après ce système de métempsycose, les indiens ont horreur de tuer quelque animal que ce soit, de peur de troubler l’âme d’un de leur parents qui y fait pénitence ». Remarquons au passage la prudence de Montesquieu : Son personnage, homme sage qui mange du lapin, se rapproche du catholique européen, ce qui rend l’identification aisée pour le lecteur, qui en acceptera d’autant plus facilement l’appel à la religion naturelle. Ce dernier acte de l’anecdote repose sur les mêmes effets que précédemment : Ironie qui vient du décalage entre l’acte commis et les conséquences, « manger un lapin » qui est qualifié d’« action abominable que Dieu ne vous pardonnera jamais […]voix sévère ». L’anecdote invite à apprécier la variété, donc la relativité des pratiques religieuses. Devant un tel chaos, il ne s'agit pas de renoncer à Dieu, mais à des pratiques absurdes qui en éloignent, d'où la sagesse exprimée dans la troisième partie du texte. Cette troisième partie se présente comme un bilan, comme la conclusion d’une expérience. « Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : Je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous ». La formule « toutes ces choses » et la reprise du terme « Seigneur » annoncent un bilan, une conclusion. Notre croyant se trouve dans ce qu’il nomme un embarras inconcevable, c’est-à-dire un grand désarroi, qui résulte des contradictions relevées dans l’exercice de la religion. Comme notre croyant n’est cependant pas dépourvu d’un certain sens de l’humour, il reprend, lui aussi, la technique de l’exagération : « Je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ». Mais il y a une bonne volonté de l’homme, qui vient de ce qu’il se sait redevable à Dieu de la vie, et comptable de l’emploi qu’il en fait. Ce sentiment est à la base de toute religion naturelle, car c’est lui qui fonde la conscience : Plaire à Dieu et employer sa vie à cette tache. Le programme est à la fois aisé et difficile, car il est sans doute plus facile de ne pas manger de lapin, que de toujours suivre la voix de sa conscience. « Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m’avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m’avez donnée ». La précaution rhétorique « je ne sais si je me trompe » a pour effet de renforcer l’affirmation qui suit. La suite va développer, comme dans toute religion, un credo –« mais je crois »- qui expose deux croyances fondamentales : vivre en bon citoyen et en bon père de famille, exigences déjà exposées dans le début de la lettre : L’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents. Il faut suivre les lois de l’utilité sociale et de la

Page 51: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

51

nature, qui coïncident : L’amour des hommes pousse à aimer sa famille et ses concitoyens, et le respect des lois est une assurance de protection pour sa famille. Il n’y a ainsi aucune contradiction entre la pratique religieuse et la vie sociale. Peu importent finalement les formes extérieures d’une religion, dans la mesure où elles respectent les lois d’une société et les lois de la nature. On voit ainsi que le salut individuel n’est plus le but de la religion, que celle-ci doit, au contraire, se fondre dans l’intérêt collectif. C’est cette religion naturelle que pratiquent les bons Troglodytes, et c’est aussi celle qu’exposera Rousseau dans la profession de foi du vicaire savoyard, Emile, livre IV. En conclusion, on peut dire que ce texte est très représentatif à la fois de l’esprit des lumières et des intentions des Lettres Persanes. Montesquieu ne remet jamais en question la religion, mais ses pratiques extérieures, considérées absurdes et inutiles. En bon déiste, il sait que la religion est un ciment essentiel de la société, que le croyant doit faire le bon père de famille et le bon citoyen. Par sa forme argumentative – constats, expériences et bilans -, le texte privilégie la démarche de la philosophie empiriste, qui associe l’expérience cognitive à l’expérience sensible. La religion devient alors un objet de connaissance et d’étude comme un autre et le sacré ne doit pas échapper à la raison. Ce faisant, Montesquieu ne peut que condamner les religions existantes, qui s’imposent précisément par leur caractère sacré, indépendant d’un examen par la raison. Pour satisfaire l’exigence de rationalité, on ne peut envisager qu’une religion non révélée, sans dogme ni clergé, dans laquelle le croyant, soumis au seul examen de sa conscience, est dans une relation immédiate avec la divinité. Mais un tel type de religion montre aussi ses limites : La religion naturelle suppose des esprits éclairés et débarrassés du joug des terreurs superstitieuses. Je vais maintenant m’intéresser à quatre lettres, qui sont les lettres 11 à 14, c’est-à-dire les lettres sur les Troglodytes. Ces quatre lettres racontent l’histoire d’un peuple :

- Lettre 11 : Les mauvais Troglodytes et les malheurs qui leur arrivent. - Lettre 12 : Les deux bons Troglodytes qui ont survécu au désastre, et qui

prospèrent. - Lettre 13 : La vertu des Troglodytes et leur victoire. - Lettre 14 : La sagesse politique des Troglodytes.

C’est l’histoire d’un peuple, donc, mais qui peut aussi se lire comme l’histoire

rêvée et idéale de l’humanité. Comment passer des affrontements barbares et néfastes à une vie sage, vertueuse et heureuse ? Ce récit, cet apologue, vient en illustration et en réponse aux interrogations de Mirza sur les plaisirs et la vertu comme source de bonheur. L’impuissance de la religion à répondre à cette question est constatée. Les Mollahs ne savent que citer le Coran et non répondre à ce que Mirza définit déjà comme la religion naturelle, c’est-à-dire la sagesse de l’homme, citoyen et père de famille. Dans la lettre 10, Mirza écrit à Usbek : « Je t’ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l’existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire. » Et c’est cette explication que Usbek va donner dans les quatre lettres qui vont suivre : - Lettre 11 : Montesquieu fait appel, pour définir la morale, non à la raison, mais à la sensibilité. Parce que la justice est un sentiment, c’est-à-dire quelque chose qui s’impose à l’individu avant même toute réflexion ou toute démarche

Page 52: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

52

intellectuelle : « Il y a certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir. Telles sont les vérités de morale. » Montesquieu choisit pour son anecdote exemplaire, les Troglodytes, qui sont signalés par les historiens de l’Antiquité comme étant plus proches des animaux que des hommes, tout simplement parce qu’ils vivent dans des cavernes. Montesquieu connaît bien les historiens antiques, comme Ponponius Méla ou Hérodote, il les possède dans sa bibliothèque. Le recours aux Troglodytes permet un exotisme à la fois géographique et historique. Il les déplace quelque peu, puisqu’il les situe en Arabie, alors que les historiens antiques les situent plutôt au sud de la Libye. Cependant, il reprend aux historiens antiques leur description des Troglodytes, auxquels ils attribuent une nature animale, bestiale, féroce. Montesquieu les définit ainsi : « Il n’y avait parmi eux aucun principe d’équité ni de justice. » Ces mauvais Troglodytes sont affectés, on pouvait s’y attendre, d’un mauvais gouvernement : D’abord parce qu’ils ont un roi ; ensuite parce que ce roi est d’origine étrangère ; que le gouvernement est très dur, inhumain, ce qui entraîne la révolte, les Troglodytes chassent leur roi, nomment des magistrats, et les massacrent. On est donc dans un gouvernement illégitime, injuste, qui ne sert pas à légiférer mais où continue à régner la loi du plus fort. Parce que dans cette société, ce qui domine, c’est l’intérêt personnel, au détriment de l’intérêt général. Il n’existe aucune solidarité, et Montesquieu va nous proposer une démonstration par l’absurde ou un raisonnement à contrario : Tout ce qu’il faut faire quand on veut être malheureux.

Page 53: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

53

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 7 Dans la première lettre consacrée aux Troglodytes, c’est-à-dire la lettre 11, Montesquieu propose une démonstration par l’absurde, ou un raisonnement à contrario : tout ce qu’il ne faut pas faire quand on veut un système de gouvernement juste et un peuple heureux. L’ironie est perceptible dans la formule « cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers ». L’ironie vient, bien sûr, de l’opposition entre « unanime » et « particulier ». Les exemples néfastes de ce gouvernement des Troglodytes vont être exprimés de plusieurs façons :

- D’abord, on a l’exemple des intempéries, qui justifient la nécessité de la solidarité : une moitié du peuple est inondée et meurt de faim parce que l’autre moitié ne veut pas le nourrir ; l’année suivante, c’est l’inverse, les gens épargnés par les inondations souffrent de sécheresse et ne peuvent pas trouver d’aide auprès de ceux qui ont eu des récoltes.

- Ensuite, Montesquieu va procéder par exemples qui vont aller du groupe au particulier, puis de nouveau du particulier au groupe :

1°/ Exemple des intempéries, de la famine, qui créent la discorde générale et le malheur collectif.

2°/ Exemple plus particulier du rapt des femmes : un Troglodyte convoite la femme de son voisin, on prend un troisième Troglodyte pour juge qui refuse de se prononcer, et un des deux va se venger en lui enlevant sa femme. Cette anecdote met en évidence le droit du plus fort, la vengeance et l’injustice.

3°/ On a ensuite le meurtre par intérêt : deux associés, l’un est tué par l’autre qui veut garder la ferme pour lui seul.

4°/ On a, après, ce que l’on pourrait appeler le vol commercial : le mauvais commerçant qui escroque son client.

5°/ L’épidémie : au cours d’une épidémie qui dévaste le peuple Troglodyte, on fait venir un médecin ; le médecin n’est pas payé, et il refuse, bien sûr, de revenir quand les Troglodytes sont à nouveau frappés par une autre épidémie.

On va donc du groupe, du collectif – la famine -, vers le particulier – le vol, le meurtre -, pour revenir vers le collectif – l’épidémie -, qui, à la façon de la famine, va toucher l’ensemble du peuple Troglodyte. Entre ces deux extrêmes – famine, épidémie -, Montesquieu énumère donc les mœurs et les crimes des particuliers. Ce sont un peu, si l’on peut risquer l’expression, des « tables de la loi » version mauvais

Page 54: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

54

Troglodyte, puisqu’on y retrouve exposés des commandements, que suivent les Troglodytes mais que, bien sûr, un homme vertueux ne saurait suivre : l’adultère, la violence sexuelle, le meurtre crapuleux, la malhonnêteté commerciale, l’escroquerie. Comme il y a tout de même une morale, tout se retourne contre ces hommes mauvais qui n’obtiennent finalement que le malheur. La lettre 12 est consacrée à la fin des mauvais Troglodytes. Ils se sont tous exterminés, il ne reste que deux hommes aux qualités d’humanité et de justice : vertu, droiture, solidarité, pitié : « Ils voyaient la désolation générale et ne la ressentaient que par la pitié ; c’était le motif d’une union nouvelle ». L’union nouvelle, c’est-à-dire la société des bons Troglodytes, qui va sortir de l’union de ces deux hommes, est fondée sur la pitié, c’est-à-dire sur la première qualité de l’être humain, celle qui le distingue de l’animal (Cf. art. « vertu », Encyclopédie).

La société des bons Troglodytes évoque une sorte de tableau de l’âge d’or, probablement inspiré par Fénelon. L’idéal de l’âge d’or est un idéal rustique qui exclut l’argent, le commerce, la vie urbaine, les richesses. L’âge d’or concerne un peuple de paysans, de bergers : les bons Troglodytes cultivent la terre, élèvent leurs troupeaux. Ils sont unis par la vertu et par la solidarité, qui s’exprime par le respect de la famille, fondé sur l’amour conjugal et sur l’éducation directe des enfants par les parents : « Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. » Et surtout, ce qui va permettre la cohésion idéale, c’est la confusion entre intérêt collectif et intérêt particulier : « ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous ». Donc, intérêt collectif et intérêt particulier se confondent ; c’est sur cette confusion que Rousseau établira plus tard son Contrat Social. Amour de la vertu, justice pour autrui, charité pour nous, on a donc une société solidaire, fondée sur un sentiment mutuel de pitié et sur une notion de responsabilité envers autrui. Dernière caractéristique de ces Troglodytes : ils augmentent en nombre sans changer moralement, ce qui est assez surprenant.

La religion pratiquée par les bons Troglodytes est une religion naturelle, c’est-à-dire que ce n’est pas une religion révélée. Il est vrai que Montesquieu la présente à ses proches comme un polythéisme un peu païen : « Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des Dieux : les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons les célébraient par leurs danses et par les accords d’une musique champêtre. On faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. » Malgré cet aspect un peu païen ou polythéiste, on peut dire quand même que c’est une religion naturelle parce que ce n’est pas une religion révélée. Elle découle directement de l’élévation des cœurs vertueux vers Dieu. Il n’est pas venu de prophète pour enseigner la religion, ce sont les Troglodytes qui ont ressenti le besoin de Dieu par l’élévation de leurs cœurs jusqu’à la divinité. C’est donc un mouvement de bas en haut, alors qu’une religion révélée procède plutôt de haut en bas. Le culte rendu à ces Dieux est un culte festif, agréable, qui ressemble aux fêtes paysannes souvent décrites dans les utopies de l’âge d’or. Ces assemblées religieuses ont également une fonction sociale, utile, puisque c’est là que se font les mariages, les rencontres. On a donc une religion du cœur, spontanée, sans véritable dogme, et surtout sans clergé, il n’est jamais question de prêtre. Les prières des Troglodytes sont simples :

Page 55: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

55

ils demandent la santé, l’union, l’amour ; c’est-à-dire toujours l’intérêt collectif avant l’intérêt particulier.

Comme toute société de l’âge d’or, c’est une société fondée sur l’autarcie, le refus des richesses, la frugalité, qui est à la fois la cause et la conséquence de l’autarcie : c’est parce qu’on est en autarcie qu’il y a la frugalité, mais c’est aussi parce qu’on veut la frugalité qu’on reste en autarcie. La vie champêtre et l’innocence se trouvent naturellement alliés, la preuve en est le « sommeil du juste » de nos bons Troglodytes.

Montesquieu instruit par l’exemple : la lettre 11, c’est le mauvais exemple ; la lettre 12 c’est le bon exemple. Cette lettre 12 est un tableau mythique, idyllique de l’âge d’or, qui repose sur l ‘égalité de tous les Troglodytes. Cette égalité empêche l’envie et la haine, et assure la solidarité et l’entraide dans une économie rurale.

C’est une société parfaitement unie : « le peuple Troglodyte se regardait comme une seule famille ». On a donc une humanité heureuse, grâce à une société fondée sur le principe de la justice naturelle. Ce tableau d’un passé mythique est peut-être aussi celui de l’avenir si on identifie certains des thèmes que Montesquieu reprendra dans l’Esprit des lois.

On arrive ensuite à la lettre 13 qui prolonge l’esprit de la lettre 12 en donnant

de nouveaux exemples de la vertu des Troglodytes. Montesquieu reconnaît lui-même l’aspect répétitif de la lettre 13 par rapport à la 12, en faisant dire à Usbek : « je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes ». Effectivement, il va continuer à nous en parler afin de toucher le cœur, la sensibilité, comme Usbek l’a annoncé dans la lettre 11 : « la morale touche avant tout le cœur ». La raison intellectuelle s’efface devant cette dernière, la justice et l’humanité sont avant tout des sentiments.

La lettre 13 est à nouveau l’antithèse de la lettre 11. Cette lettre 13 est en deux parties :

- 1ère partie : suite de tableaux, destinés à toucher la sensibilité, car ils illustrent l’humanité des Troglodytes. En même temps, cette suite de tableaux est destinée à l’instruction, on peut la considérer comme une suite d’exempla, ou peut-être de vertus en action. Ces exemples vont concerner :

- L’amour filial : le fils qui va labourer le champ de son père. - L’amour fraternel : le frère qui se dévoue pour sa sœur. - L’amour des Dieux. - Le partage. La jalousie exclue.

- L’entraide. Le souci d’autrui. On le voit dans l’exemple du Troglodyte qui va planter des arbres : « il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil ; il faut que j’aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer sous leur ombre. » - Justice fondée sur la conscience de chacun et sur le remords du crime. La législation n’est pas extérieure, il n’y a pas une loi extérieure qui contraint ; la seule loi que les Troglodytes sont invités à respecter, c’est celle de leur conscience. Donc, la punition du crime, c’est une longue vie, qui doit permettre au Troglodyte coupable d’exprimer tout son remords : « Nous ne croyons pas qu’il ait commis ce crime, disent les jeunes Troglodytes, mais, s’il l‘a fait, puisse-t-il mourir le dernier de sa famille ! » « S’ils n’étaient pas injustes, […] je souhaiterais que les Dieux leur en donnassent un plus long usage qu’à moi. »

Page 56: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

56

Dans les exemples, on part de la famille pour arriver à la société – l’amour filial, qui arrive à la justice, qui concerne l’ensemble des Troglodytes – parce que la société repose sur la famille. Si la famille est unie et harmonieuse, la société sera de même. Les qualités de justice et d’humanité témoignées envers le père, la sœur, et le frère, sont celles qui font le bon citoyen, soucieux du bien-être d’autrui. Il est donc tout à fait logique de procéder d’abord au niveau individuel, puis de passer ensuite au niveau collectif.

La justice naturelle, sans lois, mais fondée sur la conscience, suppose en tout homme l’existence d’un sentiment inné du bien et du mal. C’est le déisme de Montesquieu, mais c’est aussi, peut-être, la limite de ce type de justice : chaque homme est bien capable de reconnaître le bien et le mal mais, est-ce que chacun est disposé à suivre la voix du bien plutôt que celle du mal ? Ce texte a une allure de parabole, qui tient à son caractère d’oralité et à l’indétermination des personnages qui montrent leur union et le fait qu’ils sont interchangeables : l’un, l’autre, on vînt dire, on entendait dire. Peu importe quel est le Troglodyte concerné, cette indétermination est là en fait pour sceller l’union – l’un ou l’autre, c’est la même chose -.

Il résulte de tout cela une sorte d’intemporalité propre à l’apologue. - 2ème partie : l’anecdote de la guerre. Les menaces pèsent sur ces bons Troglodytes. Cette fois-ci, la guerre est

motivée par l’envie et par la jalousie. Cette guerre est composée de plusieurs moments : La menace, le discours de paix des ambassadeurs Troglodytes, l’affrontement, et la victoire.

La menace est simple, c’est le vol des troupeaux. Les Troglodytes sont menacés d’une guerre d’invasion, presque de colonisation. A cette menace, ils répondent d’abord par une tentative de conciliation : ils envoient des ambassadeurs qui délivrent un discours de paix, de sagesse, en forme d’interrogation, qui insiste avant tout sur l’idée de justice – le respect d’autrui, le sens du partage, ils sont prêts à donner à leurs éventuels assaillants des biens et des troupeaux pour partager avec eux -. Mais ils ont également le sens de la patrie, et ils préviennent : « Nous vous regarderons comme un peuple injuste, [..] nous vous traiterons comme des bêtes farouches. »

La guerre que les Troglodytes vont être obligés de conduire est une guerre de défense, opposée à la guerre de conquête des ennemis. C’est le seul type de guerre juste et légitime que reconnaissent les Lumières. La défense de la patrie est un devoir sacré car c’est, avant tout, la défense de sa famille.

La troisième étape, celle de la guerre, va permettre de mettre en évidence le courage des Troglodytes. On voit alors que la vertu n’est pas une faiblesse, le désir de conciliation non plus. Pour des hommes libres, la mort est préférable à l’humiliation et à la servitude, parce que la liberté est un bien inaliénable. La stratégie des Troglodytes est simple : ils combattent en mettant au milieu d’eux leurs femmes et leurs enfants, ce qui correspond bien au statut patriarcal évoqué plusieurs fois dans les lettres ; ce qui montre aussi l’union de la patrie – quand la patrie est attaquée, c’est la patrie entière qui va combattre et qui est exposée -. La lutte se fait pour la famille et pour la patrie, dans un mouvement, toujours, qui va du particulier au collectif : les Troglodytes se battent d’abord pour leur père, puis pour leur patrie : « l’un voulait mourir pour son père ; un autre, pour sa femme et ses enfants ; celui-ci pour ses frères ; celui-là, pour ses amis ; tous, pour le peuple Troglodyte. La place de celui qui expirait était d’abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait

Page 57: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

57

encore une mort particulière à venger. » Là encore, on retrouve ce qui fait le ciment de la société Troglodyte ; l’alliance du particulier et du collectif, et la confusion de l’intérêt particulier et de l’intérêt collectif.

La victoire revient, bien sûr, au peuple Troglodyte, dans une allégorie de l’injustice et de la vertu : « Tel fut le combat de l’injustice et de la vertu ». Cette opposition des deux termes – injustice et vertu – montre bien que le fondement de la vertu, c’est la justice naturelle, puisque vertu, opposée à injustice, devient ici un équivalent de justice.

Montesquieu complète dans cette lettre le tableau de ses Troglodytes : leur bienveillance, leur désir de paix, de conciliation, ne sont pas des faiblesses, ne sont pas un signe de mollesse. Ils savent parfaitement réaliser l’union quand la patrie est en danger, chaque citoyen est soldat ; il n’y a chez les Troglodytes aucune armée permanente, ni aucune armée de métier. On y retrouve, un peu, le vieil idéal de la république romaine, ou l'idéal, qui va se dessiner plus tard, du soldat-paysan de Rousseau. En même temps qu’est exaltée cette vertu militaire des Troglodytes, Montesquieu fait une critique sous-jacente de l’armée française qui, à l’époque, est une armée de métier, composée d’hommes qui sont le plus souvent enrôlés de force, par ces fameux sergents recruteurs, ou qui s’enrôlent par nécessité économique – les paysans qui meurent de faim n’ont souvent pas d’autre solution - ; à ceux-là, il faut ajouter les mercenaires, en grande partie suisses, et qui composent une grande partie de l’armée. C’est donc, aux yeux de Montesquieu, une armée dangereuse parce que c’est une armée qui ne dépend pas de la patrie, qui n’est pas composée de patriotes. C’est une armée qui coûte cher, et qui surtout, n’a pas d’idéal, et donc peu de chances de gagner.

La dernière lettre consacrée aux Troglodytes, la lettre 14, va s’attacher à la

question de la forme du gouvernement. Curieusement, Montesquieu explique qu’un système politique devient

nécessaire quand le peuple grossit : « Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi ». C’est un peu paradoxal avec ce qui est dit dans la lettre 12, où l’on trouve cette idée que même si le peuple Troglodyte augmente, la vertu reste la même. En tous cas, on peut penser que le système de démocratie directe, qui est celui des Troglodytes, devient difficile quand la population augmente. Ces Troglodytes vont donc se choisir un roi. C’est une monarchie élective : « ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste, et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu ». Le système qu’ils choisissent, est un système, on peut dire, idéal, qui, en tous cas, présente toutes les garanties d’une réussite, d’abord parce que c’est un système qui repose sur une élection directe, à l’unanimité – « ils jetèrent tous.. » -. Le choix du roi est fondé sur des critères objectifs :

- L’âge, qui est toujours une garantie à cause de l’expérience de l’individu. - La respectabilité. Ils ont donc choisi le meilleur d’entre eux, et ils l’ont choisi à l’unanimité. On

envoie donc au vieillard des députés, terme qui ici, désigne simplement des envoyés, pour lui faire la proposition. Et les réactions du vieillard surprennent : il est triste, il pleure, il refuse la couronne, puis il se met en colère, et il accuse les Troglodytes de préférer une loi extérieure et imposée, plutôt que de devoir se soumettre sans cesse à la loi de la conscience, à laquelle il est difficile d’échapper : « vous aimez mieux obéir à un Prince et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs ». On peut tirer plusieurs conséquences de ce refus du vieillard :

Page 58: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

58

1°/ Aucun gouvernement, même le plus juste en apparence, ne peut assurer la moralité de ses citoyens. Il paraît même y avoir une distorsion entre vertu et gouvernement politique. 2°/ Il est préférable de rester dans un système sans gouvernement, c’est-à-dire dans un anarchisme, mais un anarchisme vertueux. 3°/ On peut en conclure que Montesquieu n’expose pas ici un traité de droit politique ; l’anarchisme vertueux n’est pas un système politique viable. Il s’agit plutôt d’une aspiration morale que d’un réel programme politique. 4°/ On ne peut jamais commander à la vertu. Soit l’homme est vertueux et il agit de façon vertueuse, sans qu’il y ait besoin de lui ordonner de le faire : « Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul penchant de la nature ? » Soit l’homme n’est pas vertueux et agit sous la contrainte de la loi, ce qui n’est plus un acte de vertu mais un simple fait d’obéissance ou de crainte. On ne peut donc en aucune façon imposer la vertu par un système politique. Helvétius et d’Holbach, quelques années plus tard, diront le contraire et affirmeront qu’en réformant les mœurs du gouvernement, on réforme aussi celles du peuple, parce que le peuple est contraint d’imiter ceux qui le gouverne. 5°/ Pour un homme libre, il n’existe aucune loi acceptable, efficace ou légitime, sauf celle de la vertu. C’est un peu ce que Kant nommera plus tard le « tribunal de la conscience ». C’est une loi intérieure à laquelle il est impossible d’échapper. Cette loi intérieure s’oppose, bien sûr, à la loi extérieure toujours plus facile à respecter ou ne pas respecter, tout simplement parce qu’elle résulte d’une contrainte extérieure. A la fin du texte, le vieillard dit ; « Je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux. Pourquoi voulez- vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissé sous un autre joug que celui de la vertu ? » L’anarchisme vertueux et patriarcal s’exprime ici, mais plus comme une exigence morale que comme un programme politique réaliste. En conclusion sur ces Troglodytes, on peut dire que le texte est très symbolique, par sa position à l’ouverture des Lettres Persanes. Ces textes exposent le thème essentiel de tout le recueil, celui de la justice fondée sur des critères naturels : l’amour de ses parents, de son prochain, de sa patrie. La solidarité entre les citoyens est assurée par l’entraide et l’instinct d’humanité. Ces textes, finalement, donnent peut-être la clef de l’interprétation de l’ensemble du recueil. Ces textes sur les Troglodytes vont également trouver tout leur sens si on les confronte avec ce qui va suivre, et on peut dire, d’une certaine façon, qu’ils vont servir de repoussoir ou de contre-exemples à certains autres tableaux suivants, en particulier les tableaux de la société européenne, corrompue et injuste. Ces Troglodytes s’opposent également aux épisodes de l’intrigue de sérail, qui sont placés à la fin du texte : Tout en étant admirateur de la vertu des Troglodytes, Usbek se conduit cependant dans son sérail en tyran intolérant et inhumain. Il enferme et il opprime au nom d’une loi illégitime qui lui donne le pouvoir sur ses femmes. Donc, Usbek, admirateur des bons Troglodytes, se conduit, dans la fin du texte, comme un mauvais Troglodyte. Donc, le début et la fin du texte se répondent pour s’opposer. Laissons finalement toute l’ambiguïté du portrait d’Usbek. Invitons le lecteur à s’interroger sur la distance qu’il peut y avoir entre la théorie et la pratique, et la distance qu’il peut y avoir entre un homme prêt à être éclairé par les lumières de la raison, et un homme prêt à appliquer concrètement ces lumières de la raison.

Page 59: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

59

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 8

Synthèse sur la technique du roman épistolaire dans les Lettres Persanes. Pendant longtemps, on a considéré dans les Lettres Persanes que l’intrigue de sérail était tout à fait secondaire, ornementale et sans grand intérêt. En fait, il ne faut pas la séparer du reste du texte, puisque le but de Montesquieu, c’est bien de concilier à la fois le traité philosophique et le roman, la connaissance et l’intrigue romanesque. Il écrit : « mes Lettres Persanes apprirent à faire des romans en lettres ». Il a le sentiment, la conviction d’avoir initié un nouveau genre, ou, en tous cas, d’avoir donné une technique au genre épistolaire qui en manquait peut-être jusque là. Je vais m’attacher à plusieurs points : 1°/ La multiplication des correspondants, qui permet de multiplier les points de vue et aussi d’élargir l’information : Les correspondants qui sont à Ispahan permettent des points de vue sur le monde oriental ; Usbek et Rica qui voyagent, Rhédi qui se trouve à Venise, permettent des points de vue sur l’Europe ; la lettre de Nargum permet d’élargir à une connaissance de la Moscovie ; et Rica transmet, par exemple, une lettre sur les espagnols. On a donc une pluralité des points de vue et une multiplication des sujets divers. Les personnages, par exemple, qui interviennent dans l’intrigue de sérail, permettent plusieurs réflexions sur ce sujet : il est évident que les points de vue d’Usbek, celui des eunuques, celui des femmes, et à l’intérieur même des femmes, celui des différentes intervenantes, ne seront pas les mêmes. 2°/ Le roman épistolaire permet d’engager des dialogues sur un sujet, en faisant valoir le pour et le contre : une lettre va être consacrée aux arguments « pour », et une lettre aux arguments « contre ». Plusieurs groupements de ce type existent ; je prends quelques exemples :

- La réflexion sur le développement des sciences, qui concerne les lettres 105 et 106. Dans la lettre 105, qui est une lettre de Rhédi à Usbek, Rhédi s’inquiète du développement dangereux des sciences, en particulier de l’invention néfaste de la poudre ; et il redoute que les inventions scientifiques ne se retournent contre les hommes et ne servent à exterminer l’humanité. Sa lettre va se terminer sur un éloge de l’ignorance : « Heureuse l’ignorance des enfants de Mahomet ! Aimable simplicité, si chérie de notre saint Prophète, vous me rappelez toujours la naïveté des anciens temps et la tranquillité qui régnait dans le cœur de nos premiers pères ! » C’est un peu ce que l’on retrouvera dans le « Discours sur les Sciences et les Arts » , que j’ai déjà évoqué dans la prosopopée finale : « Mon Dieu, délivrez-nous des lumières ».

Après ce point de vue négatif, immédiatement, on a les arguments contraires exprimés dans la lettre 106, réponse d’Usbek à Rhédi, et Usbek réfute les arguments de Rhédi : d’abord sur le problème des armes destructrices ; pour lui, cette invention n’est pas à redouter car, les princes n’en feraient jamais usage : « Tu crains, dis-tu, que l’on invente quelque manière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non. Si une si fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt

Page 60: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

60

prohibée par le droit des gens ; et le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte. Il n’est point de l’intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies : ils doivent chercher des sujets, et non pas des terres. » Le deuxième argument, c’est que le développement des arts - que Rhédi avait accusé d’amollir les mœurs -, pour Usbek, n’amollit que ceux qui en profitent mais pas ceux qui les produisent ; et le développement des arts permet au contraire l’activité très intense des artisans : « Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés, on ne parle pas du moins des gens qui s’y appliquent, puisqu’ils ne sont jamais dans l’oisiveté, qui, de tous les vices, est celui qui amollit le plus le courage. »

- Deuxième groupement de lettres intéressant, ce sont les lettres concernant la liberté des femmes.

Tout d’abord, on part du principe qu’il va y avoir un conflit dans les jugements sur ce plan-là entre l’orient et l’occident. C’est ce qu’explique Rica dans la lettre 38 : « C’est une grande question, parmi les hommes, de savoir s’il est plus avantageux d’ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser ; il me semble qu’il y a bien des raisons pour et contre. Si les Européens disent qu’il n’y a pas de générosité à rendre malheureuses les personnes que l’on aime, nos asiatiques répondent qu’il y a de la bassesse aux hommes de renoncer à l’empire que la Nature leur a donné sur les femmes. » Donc « pour et contre », plusieurs arguments vont se développer tout au long du texte.

La lettre 51, de Nargum, met en évidence la distorsion dans les points de vue. Maltraiter les femmes est indigne dans certaines cultures, ou en tous cas, pour la culture européenne ; malgré tout, ces mauvais traitements peuvent être ressentis comme une marque d’amour dans certaines cultures, en particulier par les femmes moscovites. Il y a bien sûr dans la lettre que retranscrit Montesquieu, cette lettre de la femme moscovite à sa mère, beaucoup d’ironie : « Hier, j’avais mille affaires dans la maison ; je sortis, et je demeurai tout le jour dehors. Je crus, à mon retour, qu’il me battrait bien fort ; mais il ne me dit pas un seul mot. Ma sœur est bien autrement traitée : son mari la bat tous les jours ; elle ne peut pas regarder un homme, qu’il ne l’assomme soudain. Ils s’aiment beaucoup aussi, et ils vivent de la meilleure intelligence du Monde. » Donc, distorsion des points de vue : l’avis de la femme moscovite s’oppose au jugement européen, s’oppose aussi à l’opinion des femmes dans le sérail, et à l’histoire d’Anaïs (histoire d’Anaïs et d’Ibrahim).

A l’intérieur même du sérail, on va noter des différences notables entre les femmes : Roxane, qui va revendiquer sa liberté, et Zélis, plus soumise, qui va élever sa fille dans des principes extrêmement conservateurs.

Les anecdotes du sérail, les histoires que racontent les femmes invitent également le lecteur à des réflexions sur le traitement qui leur est réservé. On a, par exemple, la lettre 70, de Zélis à Usbek, qui raconte ce mariage désastreux, dans laquelle une jeune fille est conduite à son mari qui refuse de la laisser entrer, fait augmenter la dot, consent finalement à recevoir sa femme, et lui taillade le visage pendant la nuit sous prétexte qu’elle n’est plus vierge. Et Zélis se lamente, non pas sur le sort de cette pauvre femme, mais sur le sort du père, à qui on vient de renvoyer sa fille. La réponse d’Usbek, dans la lettre 71, va exactement dans le même sens : le malheureux sort de la mariée mutilée n’est pas évoqué ; Usbek déplore seulement le danger où se trouve l’honneur des familles : « Je trouve cette loi bien dure d’exposer ainsi l’honneur d’une famille aux caprices d’un fou ». Il est évident que la sensibilité du lecteur européen ne l’invite pas à réagir de la même façon. Il y a ce que le texte dit, et ce qu’il ne dit pas, c’est-à-dire les réflexions qu’il invite le lecteur européen à se faire, et qui vont entrer en relation, en conflit, en résonance

Page 61: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

61

avec ce qu’expriment certains personnages des Lettres Persanes. On a donc, par la technique du roman épistolaire, un dialogue à l’intérieur même du texte entre les personnages, et un dialogue qui va au-delà du texte, entre ce que disent les personnages et ce que pense le lecteur.

- Troisième thème qui fait l’objet d’un groupement de lettres aussi, c’est le suicide.

Evoqué dans la lettre 76 d’Usbek à Ibben, Usbek qui comprend le suicide, qui l’approuve, quand les conditions d’existence sont devenues insupportables : « Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes : on les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; on les note d’infamie ; on confisque leurs biens. Il me paraît, Ibben, que ces lois sont biens injustes. Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m’empêcher de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d’un remède qui est en mes mains ? » Le débat sur le suicide, au XVIII° siècle, est important ; il sera repris par Rousseau dans la Nouvelle Héloïse, en particulier. Usbek prend parti pour une liberté du suicide : chacun, finalement, devrait avoir le droit de disposer de son existence.

La lettre 77 est la réponse d’Ibben, ajoutée par Montesquieu (cette lettre ne figurait pas dans la première version). Elle a été ajoutée par Montesquieu, auquel on reprochait de se livrer à une apologie du suicide. Ibben revient rapidement pour dire que ne pas se tuer est une loi à la fois morale, religieuse donc, et civile.

Toutefois, la lettre 161, de Roxane, et le suicide de l’héroïne, semble bien donner raison à Usbek : on se donne la mort quand on refuse de continuer à faire partie d’une société que l’on n’approuve pas.

On a donc ici une autre variante du dialogue à l’intérieur des Lettres Persanes, on a bien la lettre « pour », on a la lettre « contre », et on a les événements qui permettent au lecteur de trancher en faveur de l’une ou de l’autre des lettres sur le suicide.

La technique épistolaire permet ainsi la mise en scène romanesque du « pour » et du « contre », à l’intérieur même du texte (dialogues entre les personnages). La confrontation des arguments s’anime, et échappe ainsi à la sécheresse de l’argumentation philosophique. Il faut toutefois remarquer que souvent, la partie que l’on attendrait, c’est-à-dire la synthèse du pour et du contre n’est pas faite : on a le « pour », le « contre », et souvent on en reste là, la position de Montesquieu n’étant pas toujours facile à déterminer. Ce troisième temps de la réflexion, ce temps de la synthèse est à faire par le lecteur. Cela est particulièrement sensible dans les lettres sur le suicide, ou dans la lettre sur la liberté des femmes.

La lettre a l’avantage de permettre l’effacement de l’auteur derrière ses personnages, et de laisser parfois planer un doute sur la position de Montesquieu. Parfois, il est clair de savoir où se situe Montesquieu ; parfois, c’est un peu plus difficile. Dans l’introduction, Montesquieu insiste beaucoup sur son désir d’anonymat, et sur sa simple fonction de traducteur des lettres : « Je ne fais donc que l’office de traducteur : toute ma peine a été de mettre l’ouvrage à nos mœurs . » Son désir d’anonymat s’exprime ainsi : il publie ces lettres mais « c’est à condition que je ne serai pas connu : car si l’on vient à savoir mon nom, dès ce moment je me tais. » On peut interpréter ce morceau de phrase comme le désir d’anonymat, bien sûr, mais peut-être aussi comme le désir de ne pas se reconnaître dans un porte-parole privilégié. Montesquieu ne se donne aucun des Persans comme porte-parole privilégié. Il est multiple, ou en tous cas, il revêt des masques multiples : il est parfois en accord avec ce que dit Usbek, parfois en accord avec ce que dit Rica, en accord

Page 62: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

62

avec ce que dit Roxane, etc…Mais en tous cas, on ne peut pas avoir de porte-parole privilégié, on le voit bien avec Usbek : il est évident que si Montesquieu peut adhérer aux propos d’Usbek lorsqu’il s’agit des bons Troglodytes, il ne peut plus le faire lorsque celui-ci est présenté comme le tyran du sérail.

3°/ Montesquieu joue sur le décalage temporel qu’autorise le roman épistolaire. C’est une technique qui sera très largement utilisée par Laclos plus tard. Ce décalage, qui est sensible dans les lettres concernant la société, n’est pas très important à ce moment-là ; il est, par contre, intéressant au moment de l’intrigue de sérail. La situation est urgente lorsque le grand eunuque écrit, et qu’il avertit Usbek des troubles. Mais on s’aperçoit, si on regarde les dates, qu’entre Ispahan et Paris, et Paris et Ispahan bien sûr, le courrier met cinq mois et demi, six mois à peu près. C’est-à-dire que le présent de l’écriture n’est pas celui de la lecture dans le texte, et que les ordres d’Usbek sont toujours décalés par rapport à la réalité des faits dans le sérail. Exemple, la lettre 147, que le grand eunuque envoie à Usbek pour décrire la situation catastrophique du sérail. Cette lettre décrit la situation comme urgente et, appelle vraiment Usbek à réagir de façon immédiate. Cette lettre date du 1er de la lune de Rhegeb 1717, c’est-à-dire 1er septembre 1717. Cette lettre va trouver sa réponse immédiatement après, semble t-il, dans la lettre 148 : « Recevez par cette lettre un pouvoir sans borne sur tout le sérail : commandez avec autant d’autorité que moi-même. » Le lecteur a l’impression que la réponse est immédiate parce que les lettres se suivent mais, entre les deux, il y a eu cinq mois et demi puisque la lettre 148 est datée du 11 février 1718. Usbek envoie donc sa réponse à l’eunuque cinq mois et demi après que ce dernier a envoyé sa demande. La lettre 149, qui suit, annonce la mort du grand eunuque. C’est une lettre de Narsit, du 5 juillet 1718. Dans cette lettre, Narsit explique qu’il n’a pas lu la lettre d’Usbek et qu’il attend toujours les instructions : « Deux jours après sa mort, on m’apporta une de tes lettres qui lui était adressée ; je me suis bien gardé de l’ouvrir : je l’ai enveloppée avec respect et l’ai serrée jusque à ce que tu m’aies fait connaître tes sacrées volontés. » Donc, la lettre du 11 février est parvenue au sérail en juillet 1718, et n’a pas été lue, d’où l’exaspération d’Usbek dans la lettre 150., du 25 décembre 1718 : « Malheureux que vous êtes ! vous avez dans vos mains des lettres qui contiennent des ordres prompts et violents ; le moindre retardement peut me désespérer, et vous demeurez tranquille sous un vain prétexte ! » Il y a un effet d’ironie, bien sûr, parce que cette lettre date du 25 décembre 1718, c’est-à-dire que la lettre urgente du grand eunuque, du 1er septembre 1717, ne peut pas avoir de réponse avant le milieu de l’année 1719 -« le moindre retardement peut me désespérer »-. L’accélération finale du dénouement de l’intrigue de sérail est trompeuse. Le lecteur pense que les événements vont vite parce que les lettres sont juxtaposées, et donnent, donc, l’impression de rapidité. La fin du texte est, en plus, exclusivement consacrée à l’intrigue de sérail, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’autres lettres, sur la société par exemple, qui sont intercalées. On a donc une impression d’accélération, mais c’est une fausse impression. Les délais entre l’écriture et la lecture restent longs, ainsi que Usbek le rappelle dans sa lettre 155 : « j’attends quelquefois six mois entiers des nouvelles du sérail ; je compte tous les instants qui s’écoulent ; mon impatience me les allonge toujours ». La lettre 153 du 4 octobre 1719, adressée à Solim, lui donne les pleins pouvoirs : « je te mets le fer à la main ». La conséquence de cette lettre va se faire sentir à partir de mars 1720, dans les lettres 156 de Roxane, 157 de Zachi, et 158 de

Page 63: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

63

Zélis. Le dénouement s’exprime dans les trois dernières lettres, 159, 160 et 161, toutes datées du 8 mai 1720, et qui ne parviendront pas à Usbek avant la fin 1720. Donc, entre le début des troubles du sérail (septembre 1717) et leur dénouement ( fin 1720), il s’écoule, quand même, presque trois ans. Montesquieu tire du décalage temporel des effets dramatiques. Il aurait pu résulter de ce décalage un éparpillement de l’intrigue – quand il s’écoule six mois entre deux lettres, on aurait pu avoir une sorte de dilution de l’intrigue, un éparpillement - ; Ce risque est évité par le regroupement final de toutes les lettres et le fait qu’elles soient présentées à la suite. Et aucune autre lettre ne vient parasiter l’intrigue de sérail à la fin du roman. Montesquieu donne ainsi un portrait contradictoire de son persan, Usbek : homme sage et éclairé ; et tyran, dont la cruauté est dénoncée par ses femmes. Exemple dans la lettre 158 de Zélis : « votre âme se dégrade, et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n’êtes point heureux. », et la lettre 161 de Roxane : « Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le Monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? » Donc, le roman épistolaire permet de garder l’intensité d’une intrigue en en supprimant, finalement, tout ce qui appartient au récit. La lettre, qui est par définition condensée et résumée, va à l’essentiel. De ce fait, l’intensité dramatique d’une intrigue se voit augmentée ; c’est ce qui apparaît dans l’intrigue de sérail des Lettres Persanes. Je laisse, momentanément, de côté les Lettres Persanes, pour commencer à présenter les Liaisons Dangereuses de Laclos, puisqu’une grande partie de la technique épistolaire utilisée par Montesquieu va se retrouver chez Laclos.

Les Liaisons dangereuses : Présentation.

Laclos publie son texte au printemps 1782, en pleine période de crise des Lumières. On peut situer en 1770 le tournant des Lumières, marqué par une crise du classicisme. Le texte de Laclos paraît dans un horizon d'interrogations diverses : la raison serait-elle devenue le privilège de ceux qui, comme les libertins, l'utilisent à des fins personnelles ? L'amour et les sentiments seraient-ils devenus impossibles dans une société aliénée ? Peut-on encore sauver une société qui semble incapable de se réformer ? Il est certes aisé de définir, après coup, ces années 1782 comme prérévolutionnaires. Même si l'idée d'une grande révolution est encore éloignée des esprits, la société traverse une crise profonde. La monarchie est confrontée à un retour de la fronde parlementaire, de nouveau très active depuis que les parlements Maupeou ont été supprimés par Louis XVI et que les anciens parlementaires ont réintégré leurs fonctions. La crise sociale est provoquée par le mauvais état financier de la France. Louis XVI hérite des dettes de son prédécesseur et les dépenses de la reine (en particulier l'aménagement coûteux du petit Trianon) sont fort mal acceptées. La noblesse, de son côté, a de plus en plus de mal à justifier ses privilèges, face à une bourgeoisie revendicatrice, qui a bien compris qu'elle jouait un rôle économique déterminant et qui revendique maintenant une reconnaissance politique. Enfin, une profonde crise des valeurs morales secoue une société, partagée entre le cynisme des libertins et le pragmatisme de la morale bourgeoise.

Page 64: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

64

L'Eglise a souffert de l'examen rationnel des croyances pratiqué par les

philosophes des Lumières. Il en résulte un grand scepticisme et une profonde méfiance envers les systèmes existants.

Cette crise affecte les formes littéraires et remet en question le classicisme. Le roman épistolaire, par sa souplesse, se prête particulièrement bien à l’éclatement des règles classiques tout en restant une technique bien connue. Les Liaisons dangereuses connaissent un énorme succès de scandale, mais leur succès est cependant plus limité que celui de la Nouvelle Héloïse. Laclos travaille à ce roman probablement depuis 1779. Laclos annonçait d’ailleurs, à la suite de ce roman, la publication d’un autre texte, qu’il envisageait comme la démonstration du bonheur familial. Après le chaos, il prévoyait, en quelque sorte, la remise en ordre des valeurs. Ce texte ne verra jamais le jour, mais il en décrit le motif dans sa correspondance : « Le motif de l’ouvrage est de rendre populaire cette vérité qu’il n’existe de bonheur que dans la famille. Assurément, je suis en fonds pour prouver cela ; et je ne suis pas embarrassé de savoir où je prendrai le sujet de mes tableaux ; mais les événements sont difficiles à arranger et la difficulté presque insurmontable sera d’intéresser sans rien de romanesque. Il faudrait le style des premiers volumes des Confessions de Rousseau ; et cette idée est décourageante. » Après Les Liaisons dangereuses, il publie les Essais sur les femmes, trois petits traités consacrés à l’éducation des femmes et qui sont un éloge de la femme naturelle, considérée comme heureuse, comparée à la femme sociale, considérée comme malheureuse, vivant dans une société contraignante. Ce texte n’est pas celui annoncé par Laclos, très probablement. C’est un texte également surprenant, parce que avec l’éducation naturelle réservée aux femmes dans ce petit traité, on est alors bien loin de la liberté revendiquée par Mme de Merteuil. Les Liaisons dangereuses sont considérées comme un sommet du genre épistolaire, en raison, en particulier, de la maîtrise dont fait preuve Laclos de la technique du genre. Il use en effet de tous les artifices romanesques que lui propose le genre épistolaire. La lettre apparaît, en effet, comme une nécessité dans cette histoire : d’abord parce qu’il est essentiel que Valmont et Mme de Merteuil ne se rencontrent pas, d’où le contre-sens, d’ailleurs, des adaptations cinématographiques qui mettent en présence les personnages. Une des raisons évidente de la « guerre » finale entre Valmont et Mme de Merteuil, c’est la distance, l’éloignement ; parce qu’en dehors de toute présence physique, la séduction devient difficile. Il est également beaucoup plus facile de différer un rendez-vous quand l’interlocuteur est absent que de refuser une faveur quand il est présent. De plus, l’éloignement physique, qui implique la nécessité d’un échange épistolaire, permet aussi, dans les lettres, un échange de confidences à la fois audacieuses et cyniques ; autrement dit, on écrit ce que l’on ne dirait peut-être pas. La composition du roman est particulièrement complexe, pour plusieurs raisons :

- Le statut de la lettre est immédiatement défini comme ambigu. - L’agencement des lettres confirme la duplicité de la lettre. - Il y a des lettres qui peuvent être prises comme telles et celles qui jouent

sur un double sens. - Enfin, il y a des lettres délibérément omises ou écartées par Laclos.

Page 65: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

65

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 9

Sur Les Liaisons dangereuses , je vous reprécise quelques références bibliographiques :

- - Michel Delon, Les Liaisons dangereuses, P.U.F., collection Etudes

littéraires. - Laurent Versini, Le Roman épistolaire, P.U.F., chapitre sur Les

liaisons dangereuses. - Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la révolution, Colin, chapitre sur

Laclos.

Je reviens au problème de la lettre et de l’authenticité des lettres. Dès le début, l’authenticité même des lettres est mise en doute dans l’avertissement de l’éditeur : « nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un roman ». La lettre permet, il est vrai, l’effacement feint du romancier derrière ses personnages. Mais l’authenticité de la lettre est mise en doute au sein même du roman. La duplicité fondamentale de l’écriture de la lettre est exprimée par Mme de Merteuil dans une lettre à Cécile (lettre 105) : « Vous écrivez toujours comme un enfant, Je vois bien d’où cela vient ; c’est que vous dites tout ce que vous pensez, et rien de ce que vous ne pensez pas […] Vous voyez bien que, quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît d’avantage ».

L’agencement des lettres est également significatif. C’est par la lettre que l’action progresse. Comme au théâtre, l’action avance par prises de parole successives et les personnages ont une vision limitée des événements : Tout ce qui n’entre pas dans leur champ de vision et dans leur champ d’action leur est inconnu ; c’est surtout vrai de personnages comme Mme de Tourvel. Ils ont une vision lacunaire et parcellaire de la réalité et de l’action dramatique engagée, tandis que le lecteur en a une vision beaucoup plus globale. L’agencement des lettres n’est pas gratuit, on sait que Laclos l’a modifié, il a apporté un certain nombre de changements dans l’ordre initial de son manuscrit – vous pouvez trouver trace de ces changements dans l’édition « Pléïade » des « œuvres complètes » de Laclos -.

Certains agencement sont intéressants, en particulier au début du texte ; les

sept premières lettres sont altérnées : Cécile, Mme de Merteuil et Valmont. - Les lettres 1 à 7

Page 66: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

66

1 = Cécile 2 = Merteuil 3 = Cécile 4 = Valmont 5 = Merteuil 6 = Valmont 7 = Cécile

Dès le début, on a donc une opposition entre le machiavélisme des libertins, d’un côté, et de l’autre côté, l’innocence, la naïveté, voire la sottise de Cécile de Volanges. Dès le début aussi, la naïveté de l’une ressort face à la noirceur des autres, et inversement, la noirceur des libertins est alimentée par la présence de la naïveté de Cécile. On voit que Cécile va être une proie facile pour les libertins, et cette opposition entre la naïveté, d’un côté, et la manipulation de l’autre, va être significative de tout le roman.

On a, également, des exemples plus particuliers d’agencement de lettres ; par exemple, le groupement qui correspond aux lettres 97, 98, 104 et 105 :

- La lettre 97, datée du 1er octobre, est une lettre de Cécile à Mme de Merteuil.

- La lettre 98, du 2 octobre, est une lettre de Mme de Volanges à Mme de Merteuil .

Dans ces deux lettres, Cécile et sa mère demandent toutes deux des conseils à Mme de Merteuil, après l’épisode malheureux de la découverte de la correspondance de Danceny.

Ces lettres vont recevoir leurs réponses : - La lettre 104, datée du 4 octobre, est la réponse de Mme de Merteuil à

Mme de Volanges. - La lettre 105, également du 4 octobre, est la réponse de Mme de Merteuil

à Cécile. Les conseils que donne Mme de Merteuil à Mme de Volanges sont des

conseils de prudence, alors que les conseils qu’elle envoie à Cécile vont être, au contraire, des conseils de débauche. Exemple dans la lettre 104 : « La prudence est, à ce qu’il me semble, celle qui faut préférer, quand on dispose du sort des autres ; et surtout quand il s’agit de le fixer par un lien indissoluble et sacré, tel que celui du mariage. C’est alors qu’une mère, également sage et tendre, doit, comme vous le dites si bien, aider sa fille de son expérience. » Une série de conseils de prudence et de sagesse, alors que c’est l’inverse qui est envoyé dans la lettre 105 à Cécile : « Vous tâcherez donc, si vous êtes sage, de vous raccommoder avec Valmont, qui doit être très en colère contre vous ; et comme il faut savoir réparer ses sottises, ne craignez pas de lui faire quelques avances ; aussi bien apprendrez-vous bientôt que si les hommes nous font les premières, nous sommes presque toujours obligées de faire les secondes. » La juxtaposition des deux lettres contraires dans leur esprit, 104 et 105, crée bien sûr un effet d’ironie, et met en évidence la duplicité, l’hypocrisie de Mme de Merteuil, en même temps que la naïveté de ses deux destinataires, Cécile et Mme de Volanges. Dans le groupement des lettres 124, 125, 126 et 128, Laclos joue sur les décalages temporels :

Page 67: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

67

Dans la lettre 124, Mme de Tourvel écrit à Mme de Rosemonde pour lui parler de son amour pour Valmont, et de sa décision de renoncer à sa passion : « j’ai enfin consenti à recevoir, jeudi prochain, la pénible visite de M. de Valmont. Là, je l’entendrai me dire lui-même que je ne lui suis plus rien, que l’impression faible et passagère que j’avais faite sur lui est entièrement effacée ! Je verrai ses regards se porter sur moi, sans émotion, tandis que la crainte de déceler la mienne me forcera de baisser les yeux. » Cette lettre 124 fait contraste avec la 125 qui suit, et qui est la lettre de victoire que Valmont envoie à Mme de Merteuil, dans laquelle il marque la défaite de Mme de Tourvel : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister ! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi ; et depuis hier, elle n’a plus rien à m’accorder. » La lettre suivante, la lettre 126, est la réponse de Mme de Rosemonde à Mme de Tourvel, la réponse à la lettre 124 ; lettre dans laquelle Mme de Rosemonde félicite sa chère fille pour sa vertu et sa constance : « Venez retrouver le calme et le bonheur dans les mêmes lieux où vous l’aviez perdu, venez surtout vous réjouir avec votre tendre mère, d’avoir si heureusement tenu la parole que vous lui aviez donnée, de ne rien faire qui ne fût digne et d’elle et de vous ! » La lettre de félicitations pour la sauvegarde de la vertu arrivera à Mme de Tourvel après, évidemment, la chute de cette même vertu. La lettre de victoire de Valmont (125) et la lettre de félicitations de Mme de Rosemonde à Mme de Tourvel (126) sont écrites le même jour, 30 octobre, ce qui, évidemment, accentue l’effet d’ironie. La lettre 128, de Mme de Tourvel à Mme de Rosemonde, marque le bonheur de Mme de Tourvel d’avoir enfin succombé à la tentation : « C’est donc à votre neveu que je me suis consacrée ; c’est pour lui que je me suis perdue. Il est devenu le centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes actions. Tant que ma vie sera nécessaire à son bonheur, elle me sera précieuse, et je la trouverai fortunée. Si quelque jour, il en juge autrement…, il n’entendra de ma part ni plainte ni reproche. J’ai déjà osé fixer les yeux sur ce moment fatal, et mon parti est pris. » Les lettres 81 et 85 sont intéressantes aussi, parce que l’une est l’illustration de l’autre. Leur proximité et leur place privilégiée au centre du recueil attirent sur elles l’attention. La lettre 81 est la fameuse lettre autobiographique de Mme de Merteuil, dans laquelle elle énonce ses principes de vie, et dans laquelle elle met déjà Valmont en garde, en lui exposant combien elle est plus habile que lui : « Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! » Et dans la lettre 85, Mme de Merteuil relate la mise en application de ses principes avec l’affaire Prévan. Cette affaire confirme la mise en place d’un système dans lequel les schémas traditionnels sont inversés ; le rapport de force entre les sexes et le jeu de séduction se trouve bouleversé : Prévan, qui nous a été présenté comme un libertin qui manipule les femmes, qui en profite, et qui les maltraite moralement, se trouve ici être la victime d’une femme beaucoup plus habile que lui. Ces deux lettres peuvent se lire, d’un côté comme la théorie d’exposer les principes, et de l’autre, comme la mise en application de ces mêmes principes. En même temps, le groupement de ces deux lettres devrait permettre à Valmont de comprendre les mises en garde que lui expose Mme de Merteuil.

Page 68: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

68

Dernier groupement intéressant, les lettres 130 et 131, qui confrontent deux points de vue féminins sur l’amour, très différents : La lettre 130 est une lettre de Mme de Rosemonde à Mme de Tourvel, datée du 4 novembre, et qui définit des rôles entre l’homme et la femme : pour Mme de Rosemonde, le bonheur de la femme est essentiellement de plaire à l’homme : « L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure. Cette différence, si essentielle et si peu remarquée, influe pourtant, d’une manière bien sensible, sur la totalité de leur conduite respective. Le plaisir de l’un est de satisfaire ses désirs, celui de l’autre est surtout de les faire naître. »

Dans la lettre 131 qui suit, datée du 6 novembre, que Mme de Merteuil adresse au Vicomte de Valmont, les rôles vont être un peu différents. Le système qu’expose Mme de Merteuil n’oppose pas l’homme et la femme dans des rôles définis à l’avance, et pour toujours ; il oppose l’homme et la femme dans des positions qui peuvent être modifiées, c’est-à-dire que le rapport de force n’existe pas une fois pour toute, il peut être modifié : « N’avez-vous donc pas encore remarqué que le plaisir, qui est bien en effet l’unique mobile de la réunion des deux sexes, ne suffit pourtant pas pour former une liaison entre eux ? et que s’il est précédé du désir, qui rapproche, il n’est pas moins suivi du dégoût, qui repousse ? C’est une loi de la nature, que l’amour seul peut changer ; et de l’amour, en a-t-on quand on veut ? Il en faut pourtant toujours ; et cela serait vraiment fort embarrassant, si on ne s’était pas aperçu qu’heureusement, il suffisait qu’il en existât d’un côté. La difficulté est devenue par là de moitié moindre, et même sans qu’il y ait eu beaucoup à perdre ; en effet, l’un jouit du bonheur d’aimer, l’autre de celui de plaire, un peu moins vif à la vérité, mais auquel se joint le plaisir de tromper, ce qui fait équilibre ; et tout s’arrange. » Donc, « l’un », « l’autre », ça peut être aussi bien l’homme que la femme. Mme de Merteuil reconnaît bien un rapport de force, comme le reconnaît Mme de Rosemonde ; mais alors que Mme de Rosemonde distribue les rôles à l’avance, et pour l’éternité, entre l’homme et la femme, Mme de Merteuil avertit Valmont que les rôles sont interchangeables. Elle continue d’ailleurs en lui disant : « Mais, dites-moi, Vicomte, qui de nous deux se chargera de tromper l’autre ? »

Ces quelques exemples montrent que l’agencement des lettres n’est pas

gratuit, qu’il est significatif, qu’il produit des effets, évidemment, souvent d’ironie, en tous cas d’opposition. On peut citer également, dans ces agencements significatifs, la fameuse lettre 48 que Valmont écrit lors d’une nuit passée avec Emilie ; cette lettre 48, adressée à Mme de Tourvel, peut se lire comme une déclaration d’amour tout à fait respectueuse si on l’isole de ce qui précède ; mais si on la replace dans son contexte, dans le voisinage de la lettre précédent, on comprend à ce moment-là le double sens de la lettre de Valmont, et l’obscénité, en fait, de toutes les expressions qu’il adresse à Mme de Tourvel.

On a aussi dans ce roman de vraies lettres et des fausses lettres. « Vraies »

et « fausses », ce sont des termes difficiles à utiliser pour Les Liaisons dangereuses, puisque, à la limite, toutes les lettres sont fausses, ou en tous cas, nous sommes invités à les prendre toutes avec beaucoup de suspicion.

Mais il y a aussi dans le texte, les lettres qui sont désignées comme délibérément fausses :

ainsi, la fameuse lettre 34, que Valmont envoie à Mme de Tourvel, pour avancer dans la séduction de sa dévote ; Valmont imite le timbre de la poste de Dijon, où se trouve le Président de Tourvel, et il déguise son écriture : « Cependant,

Page 69: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

69

j’écrivis ma lettre. Je déguisais mon écriture pour l’adresse, et je contrefis assez bien, sur l’enveloppe, le timbre de Dijon. Je choisis cette ville, parce que je trouvai plus gai, puisque je demandais les mêmes droits que le mari, d’écrire aussi du même lieu ; et aussi parce que ma belle avait parlé toute la journée du désir qu’elle avait de recevoir des lettres de Dijon. Il me parut juste de lui procurer ce plaisir. »

On sait aussi, dans la lettre 44, que Valmont va prendre connaissance, grâce à une ruse, du courrier que reçoit Mme de Tourvel, et en particulier, des lettres qu’elle reçoit de Mme de Volanges ; lettres dans lesquelles son amie lui conseille de se méfier de M. de Valmont. C’est d’ailleurs à partir de cette lettre 44, c’est-à-dire à partir de la découverte de l’opposition de Mme de Volanges, que Valmont décidera de séduire Cécile, non pas pour entrer dans le projet de vengeance de Mme de Merteuil sur Gercourt, mais bien pour se venger de Mme de Volanges, qui retarde son entreprise auprès de Mme de Tourvel.

Il y a aussi un certain nombre de lettres qui sont dictées. Valmont dicte ainsi à Danceny ce qu’il doit écrire à Cécile, exemple dans la lettre 66 : « Vous verrez, ma belle amie, en lisant les deux lettres ci-jointes, si j’ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux soient datées d’aujourd’hui, elles ont été écrites hier, chez moi et sous mes yeux : celle à la petite fille dit tout ce que nous voulions. » Valmont s’offre aussi d’ailleurs le plaisir de la réciproque, puisqu’il va dicter à Cécile une lettre pour Danceny, ce qui va lui permettre d’ironiser sur le rôle qu’il joue auprès du jeune homme ; c’est la lettre 115 : « Ayant donc trouvé hier votre pupille occupée à lui écrire, et l’ayant dérangée d’abord de cette douce occupation pour une autre plus douce encore, je lui ai demandé, après, de voir sa lettre ; et comme je l’ai trouvée froide et contrainte, je lui ai fait sentir que ce n’était pas ainsi qu’elle consolerait son amant, et je l’ai décidée à en écrire une autre sous ma dictée ; où, en imitant du mieux que j’ai pu son petit radotage, j’ai tâché de nourrir l’amour du jeune homme, par un espoir plus certain. La petite personne était toute ravie, me disait-elle, de se trouver parler si bien ; et dorénavant, je serai chargé de la correspondance. Que n’aurai-je pas fait pour ce Danceny ? J’aurai été à la fois son ami, son confident, son rival et sa maîtresse ! »

Ajoutons qu’il y a un détournement de la correspondance, qui vient du fait que les lettres reçoivent plus d’un destinataire, qu’elles sont transmises à un autre destinataire que celui qui est désigné : Valmont recopie les lettres à Mme de Tourvel pour les envoyer à Mme de Merteuil ; toute la correspondance de Cécile et de Danceny, lorsqu’elle est dictée par Valmont, est également recopiée et envoyée à Mme de Merteuil. Valmont se fera piéger à son propre jeu, puisque la lettre de rupture à Mme de Tourvel va lui être dictée par Mme de Merteuil.

On a donc un dialogue épistolaire biaisé, perverti totalement : les vraies et

fausses lettres se croisent dans l’espace romanesque et jettent un doute sur la vérité de la relation épistolaire.

Ajoutons qu’il y a un certain nombre de lettres qui ont été délibérément omises

ou écartées par Laclos. Je prends, pour les présenter, le classement que propose Michel Delon dans l’ouvrage que je vous ai indiqué. Il distingue quatre séries de suppression :

La première série concerne la correspondance entre Valmont et Merteuil avant la période du texte. On sait, bien sûr, qu’il y a eu une liaison entre Valmont et Merteuil ; la note de la lettre 2 donne quelques unes des circonstances de cette liaison : « Pour entendre ce passage, il faut savoir que le comte de Gercourt avait

Page 70: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

70

quitté la marquise de Merteuil pour la présidente de ***, qui lui avait sacrifié le vicomte de Valmont, et que c’est à cette époque que la marquise et le vicomte s’attachèrent l’un à l’autre. Comme cette aventure n’avait rien que d’ordinaire et qu’elle était d’ailleurs fort antérieure à l’époque des événements dont il est question dans ces lettres, on a cru devoir en supprimer toute la correspondance. » On apprend tout de même dans la note, que Valmont et Merteuil ont été autrefois victime d’un double abandon, et qu’ils se sont, à cette occasion, réunis. La correspondance qu’ils ont échangée à cette époque est écartée par Laclos ; on aurait pourtant pu, peut-être, y trouver des éléments permettant de tempérer les jugements que l’on porte sur eux, ou trouver des éléments permettants de mieux comprendre leur comportement actuel. On va tout de même avoir quelques allusions qui vont être faites à l’ancienne liaison qu’ils ont eu tous les deux, comme dans la lettre 125 : « Adieu, comme autrefois…Oui, adieu, Mon ange ! je t’envoie tous les baisers de l’amour. » ; ou dans la lettre 131 : « Dans le temps où nous nous aimions, car je crois que c’était de l’amour, j’étais heureuse ; et vous, Vicomte ? Mais pourquoi s’occuper d’un bonheur qui ne peut revenir ? Non, quoi que vous en disiez, c’est un retour impossible. » ; et dans la lettre 134 : « Ne dirait-on pas que jamais vous n’en avez rendu une autre heureuse, parfaitement heureuse ? ». Donc, quelques petites allusions dans le texte, mais qui restent au niveau des allusions ; en éliminant toutes autres précisions, Laclos laisse planer le doute sur la réalité du sentiment qui a pu unir autrefois Mme de Merteuil et Valmont.

Deuxième série de lettres supprimées : les lettres de Sophie Carnay, certaines lettres de Cécile à Sophie, et certaines lettres échangées entre Cécile et Danceny. Laclos justifie ces suppressions au nom de la concentration de l’intérêt romanesque ; il écarte les lettres jugées de peu d’intérêt, ou redondantes, en signalant, d’ailleurs, que la correspondance de Cécile est déjà en partie redondante. L’échange de lettres entre Cécile et Danceny est plusieurs fois défini comme fade, enfantin, par Mme de Merteuil ; ce qui explique que ne soient gardées par Laclos que les lettres les plus exemplaires. C’est dans ce sens que vont les notes qu’il donne, lorsqu’il indique qu’il a fait des suppressions dans la correspondance, au nom de l’intérêt romanesque. Exemple, note de la lettre 61 : « On a supprimé la lettre de Cécile Volanges à la Marquise de Merteuil qui ne contenait que les mêmes faits de la lettre précédente, et avec moins de détails. Celle au chevalier Danceny ne s’est point retrouvée : on en verra la raison dans la lettre 63, de la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont. »

Troisième série de lettres supprimées : certaines lettres de Valmont, les lettres qui, par exemple, ont été retournées sans avoir été lues, c’est le cas de plusieurs lettres adressées à Mme de Tourvel ; et puis surtout deux lettres, délibérément omises, et qui auraient pu éclairer sur l’interprétation de l’œuvre : ce sont les lettres qu’envoie Valmont à Mme de Tourvel, quand elle est cloîtrée et frappée de folie, et à Mme de Volanges, qui soigne Mme de Tourvel. Laclos avait tout d’abord rédigé cette seconde lettre, datée du 4 décembre, et dans laquelle il fait dire à Mme de Volanges, écrivant à Mme de Rosemonde : « Mais que diriez-vous de ce désespoir de M. de Valmont ? D’abord faut-il y croire, ou veut-il seulement tromper tout le monde, et jusqu’à la fin ? Si pour cette fois il est sincère, il peut bien dire qu’il a lui-même fait son malheur. » Ce texte a été rayé dans la manuscrit, remplacé par une note, qui maintient jusqu’au bout l’ambiguïté : « C’est parce qu’on a rien trouvé dans la suite de cette correspondance qui pût résoudre ce doute, qu’on a pris le parti de supprimer la lettre de M. de Valmont. » Quatrième et dernière série de documents supprimés : c’est tout ce qui concerne l’avenir de Cécile, de Danceny, de Mme de Merteuil. On sait que les documents

Page 71: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

71

existent, mais que le lecteur en est volontairement exclu, privé. C’est la note finale de l’éditeur : « Nous ne pouvons, dans ce moment, ni donner au lecteur la suite des aventures de Mlle de Volanges, ni lui faire connaître les sinistres événements qui ont comblé les malheurs ou achevé la punition de Mme de Merteuil. Peut-être quelque jour nous sera-t-il permis de compléter cet ouvrage ; mais nous ne pouvons prendre aucun engagement à ce sujet : et quand nous le pourrions, nous croirions encore devoir auparavant consulter le goût du public, qui n’a pas les mêmes raisons que nous de s’intéresser à cette lecture. »

Donc, une fin très largement ouverte, qui a justifié que l’on donne de très nombreuses suites aux Liaisons dangereuses, et une fin incertaine : on ne sait pas si la suite, que Laclos ne livre pas, infirme ou confirme le dénouement, ou le pseudo-dénouement, déjà donné. Quelques indications, toutefois, dans la dernière lettre de Mme de Volanges, peuvent laisser présager une aggravation du sort de Mme de Merteuil, qui s’est enfuie avec l’héritage volé aux héritiers du mari. On peut laisser penser, également, qu’il y aura une amélioration du sort de Cécile ; Mme de Volanges écrit : « M. Danceny a quitté Paris, il y a prés de quinze jours. On dit qu’il va passer à Malte, et qu’il a le projet de s’y fixer. Il serait peut-être encore temps de le retenir ? » Y aura-t-il, peut-être, un mariage entre Cécile et Danceny ?

En tous cas, toutes ces éventualités sont écartées par Laclos.

Page 72: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

72

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 10

Je termine sur les problèmes du roman épistolaire, pour dire que l’agencement des lettres, les suppressions des lettres font, que nous avons dans ce roman une trame épistolaire avec des manques : en plusieurs endroits, nous avons des silences, ou des absences ; beaucoup de lettres ont disparu, en particulier toutes celles qui auraient permis de sceller définitivement la duplicité du genre, et l’absence de certitudes sur le roman. Henri Coulet fait remarquer ainsi : « parmi les lettres ainsi éliminées figurent toutes celles où un personnage aurait pu s’exprimer avec sincérité, dévoiler un fragment de la vérité enfermée dans l’œuvre. »

On peut dire finalement que le silence, ou le vide, ouvre et termine le roman : il s’ouvre sur le silence initial de la réalité d’un amour antérieur entre Mme de Merteuil et Valmont ; et le roman se clôt sur le silence final du repentir de Valmont. Le lecteur se trouve ainsi sans cesse renvoyé à l’indécision quant à l’interprétation à donner au roman.

Je vais maintenant m’intéresser au paratexte de ce roman, c’est-à-dire à

l’avertissement de l’éditeur et à la préface du rédacteur. Il y a une opposition flagrante entre ces deux textes qui se présentent comme

contradictoires. Leur rôle est toutefois essentiel dans la compréhension du roman, dans la mesure où ils mettent en garde le lecteur contre une trop grande confiance ou une certaine naïveté à la lecture des lettres. L’éditeur met ainsi en garde contre les affirmations de l’auteur : « nous croyons devoir prévenir le public que, malgré le titre de cet ouvrage et ce qu’en dit le rédacteur dans sa préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce recueil, et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un roman ». Ainsi, avant même que la lecture n’en soit commencée, le texte est frappé de suspicion et accusé de mensonge et de fausseté. L’auteur, quant à lui, use du procédé classique du manuscrit trouvé, confié même, ici, pour se présenter comme le simple inventeur puis ordonnateur de cette correspondance : « Cet ouvrage, ou plutôt ce recueil […] ne contient […] que le plus petit nombre des lettres qui composaient la totalité de la correspondance dont il est extrait. Chargé de la mettre en ordre par les personnes à qui elle était parvenue, et que je savais dans l’intention de la publier, je n’ai demandé […] que la permission d’élaguer tout ce qui me paraîtrait inutile […] ». L’auteur des deux textes est bien sûr Laclos, qui se dissimule dans cette préface. C’est ce que Genette nomme le genre crypto-auctorial ou pseudo-

Page 73: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

73

allographe, puisque l’auteur ne revendique que l’écriture de la préface. Le paratexte, inscrit dans un effet de brouillage, participe déjà de la fiction. Le manuscrit confié à l’auteur fonctionnera de la même manière, entre le vrai et le faux, également indécidables l’un et l’autre : qui a raison ? L’éditeur ou le rédacteur ? L‘avertissement de l’éditeur fonctionne sur le mode ironique. Il feint de ne pas croire à l’authenticité des lettres en un siècle illuminé par la raison et la sagesse des lumières. Ce texte est donc d’un autre temps : « Il nous semble de plus que l’auteur, qui paraît pourtant avoir cherché la vraisemblance, l’a détruite lui-même et bien maladroitement, par l’époque où il a placé les événements qu’il publie. En effet, plusieurs des personnages qu’il met en scène ont de si mauvaises mœurs, qu’il est impossible de supposer qu’ils aient vécu dans notre siècle : dans ce siècle de philosophie, où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes et toutes les femmes si modestes et si réservées. »

Cet autre temps, c’est-à-dire celui des Lumières (1782). La dénégation ironique de cet avertissement invite bien sûr le lecteur à comprendre le contraire de ce qui est dit et le pousse à s’interroger sur le bénéfice des Lumières. En cette période de crise et de profond scepticisme, on ne peut plus croire aux avantages de l’esprit des Lumières et la raison a bien mal profité entre les mains des libertins. De façon cynique, l’éditeur appuie son argumentation par un raisonnement par analogie : on ne meurt pas d’amour et on n’entre pas au couvent quand on est jeune et riche, pas plus à notre époque qu’à l’époque du recueil : « Pour préserver au moins, autant qu’il est en nous, le lecteur trop crédule de toute surprise à ce sujet, nous appuierons notre opinion d’un raisonnement que nous lui proposons avec confiance, parce qu’il nous paraît victorieux et sans réplique. C’est que sans doute les mêmes causes ne manqueraient pas de produire les mêmes effets ; et que cependant nous ne voyons point aujourd’hui de demoiselle, avec soixante mille livres de rente, se faire religieuse, ni de présidente, jeune et jolie, mourir de chagrin. »

Le raisonnement par analogie, s’il est possible, est aussi la preuve que les Lumières n’ont rien changé : avant et après, c’est la même chose, l’être humain, contrairement à ce qu’envisageait l’optimisme des Lumières, n’a pas progressé.

La préface du rédacteur, plus longue, se développe en plusieurs points :

1°/Le rappel de l’origine du texte : il s’agit de lettres authentiques confiées à l’auteur par les détenteurs de la correspondance. Le procédé est ici tout à fait classique.

2°/ Le rédacteur précise que son travail a été un travail de mise en ordre du manuscrit afin de le rendre publiable. Si ces lettres ont donc été authentiques, les modifications et l’agencement qu’apporte Laclos vont les transformer en un objet littéraire. Quelles sont ces modifications ?

- C’est d’abord la mise en ordre de lettres. - Puis la sélection d’un petit nombre de lettres dans un ensemble

beaucoup plus vaste, qui va se retrouver dans le cours du texte avec les notes indiquant des suppressions de lettres.

- C’est aussi, pour transformer le texte en objet littéraire, le désir, non réalisé précise Laclos, d’unifier le style et de corriger les fautes : « J’avais proposé des changements plus considérables, et presque tous relatifs à la pureté de diction ou de style, contre laquelle on trouvera beaucoup de fautes.

Page 74: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

74

J’aurais désiré aussi être autorisé à couper quelques lettres trop longues, et dont plusieurs traitent séparément, et presque sans transition, d’objets tout à fait étrangers l’un à l’autre. Ce travail qui n’a pas été accepté, n’aurait pas suffi sans doute pour donner du mérite à l’ouvrage mais lui aurait au moins ôté une partie de ses défauts. » Ainsi, les libertés de langage ou les incorrections, à l’origine défauts du texte,

en deviennent la principale qualité car l’authenticité des lettres s’en trouve ainsi assurée. Laclos évoque, pour justifier les disparités stylistiques, une question de vraisemblance : « On m’a objecté que c’étaient les lettre mêmes qu’on voulait faire connaître, et non pas seulement un ouvrage fait d’après elles ; qu’il serait autant contre la vraisemblance que contre la vérité, que de huit à dix personnes qui ont concouru à cette correspondance, toutes eussent écrit avec une égale pureté. » Cette variété stylistique va d’ailleurs être, plus tard dans la préface, reconnue comme qualité de l’ouvrage.

3°/ Les interrogations de Laclos sur la réception de l’ouvrage. Deux thèmes vont être envisagés pour traiter de cette réception de l’ouvrage : l’agrément et l’utilité. Laclos explique que l’on juge un ouvrage selon deux critères, celui de l’agrément et celui de l’utilité :

- L’agrément, pour lui, tient essentiellement à la variété des styles. Quant au contenu même des lettres, Laclos affirme qu’il ne saurait exciter qu’un intérêt de curiosité, et non pas un réel intérêt de sensibilité, en raison de la fausseté des sentiments qui sont exprimés dans ce texte : « presque tous les sentiments qu’on y exprime, étant feints ou dissimulés, ne peuvent même exciter qu’un intérêt de curiosité toujours bien au-dessous de celui de sentiments, qui, surtout, porte moins à l’indulgence, et laisse d’autant plus apercevoir les fautes qui se trouvent dans les détails, que ceux-ci s’opposent sans cesse au seul désir qu’on veuille satisfaire. » L’argument est ironique car c’est bien sûr le jeu de la fausseté et de la perversion qui constitue l’agrément essentiel du lecteur à la lecture du texte.

- L’utilité est immédiatement définie comme morale. Le roman est l’école de la vie, ainsi que le définissait Prévost dans la préface de Manon Lescaut, et il a toujours une utilité morale. Le roman devient, en quelque sorte, un traité de morale en action : « Il me semble au moins que c’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui ont de mauvaises raisons pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces lettres peuvent concourir efficacement à ce but. » Donc, but d’instruction morale.

Malgré tout, l’ambiguïté du projet moral ressort et Laclos reconnaît que le livre peut aussi être dangereux ou choquant pour les jeunes gens : « Cependant l’abus, toujours si près du bien, me paraît ici trop à craindre ; et, loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraît très important d’éloigner d’elle toutes celles de ce genre. »

Reste, malgré tout, que ce roman semble constituer un excellent cadeau de mariage, que les mères prévoyantes devraient offrir à leurs filles sous peine de les voir devenir de nouvelles Mme de Tourvel : « Je croirais, me disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette correspondance, rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de son mariage. Si toutes les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellement de l’avoir publié. »

Page 75: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

75

4°/ Laclos termine, comme le fait Rousseau dans la préface de la Nouvelle

Héloïse, en évoquant la difficulté du livre à trouver son public. Ce recueil n’est pas destiné aux hommes et aux femmes dépravées, ni aux esprits forts, ni aux dévots, ni aux personnes d’un goût délicat, ni même au commun des lecteurs. Il ne reste donc qu’un public restreint, mais ainsi que le dit Laclos ironiquement, on ne peut pas envisager de plaire à tous, ou si on envisage de plaire à tous, autant se taire tout de suite : « Mais on doit sentir que pour qu’il fût nécessaire de répondre à tout, il faudrait que l’ouvrage ne pût répondre à rien ; et que si j’en avais jugé ainsi, j’aurais supprimé à la fois la préface et le livre. » Sur un mode ironique, les deux textes liminaires des Liaisons dangereuses présentent le mode de fonctionnement du recueil : prudence à la lecture des lettres et de la morale supposée qu’elles contiennent. Le jeu contradictoire du paratexte met en place le système de perversion qui est celui de tout le roman : l’authenticité prêtée au roman épistolaire a vécu, en ces temps de crise des Lumières, pour laisser place à un scepticisme qui n’épargne rien. Le ton est ironique, cynique, peut-être désabusé, il témoigne en tous cas des incertitudes d’une époque dont Laclos se fait ici le porte-parole. Je vais maintenant m’intéresser au personnage de Valmont, personnage éminemment important. Le personnage de Valmont est la reprise et le perfectionnement d’un type littéraire bien connu au XVIII° siècle. Le nom de Valmont a déjà été rendu célèbre avec les Mémoires du Comte de Valmont, de l’abbé Gerard, qui racontent aussi les mésaventures d’un libertin. L’originalité, c’est le projet, ici, de Valmont qui séduit Mme de Tourvel ; et puis surtout le fait que Valmont se trouve surpris par les contradictions de sa propre nature. Ainsi, le livre qui passe pour un traité de libertinage est aussi celui qui établit le mieux la précarité fondamentale du système libertin : il faut, pour que le système fonctionne, que le séducteur ne soit jamais séduit. A partir du personnage de Valmont, Roger Vaillant a défini ce qui lui semblait être les quatre étapes de l’entreprise libertine au XVIII° siècle :

- Le choix. - La séduction. - La chute. - La rupture.

Etapes que Valmont semble parvenir à mener à bien, même s’il lui faut pour cela les constants rappels à l’ordre et les vexations de la marquise de Merteuil. Pour ce qui est du choix, on peut dire, quand même, que Valmont ne respecte pas tout à fait les critères libertins :

d’abord parce que Mme de Tourvel n’est pas une maîtresse valorisante pour un libertin ; les libertins recherchent plutôt les femmes à la mode, ce qui n’est pas son cas.

Ensuite parce qu’il ne choisit pas véritablement Mme de Tourvel, c’est le hasard et les circonstances qui la lui imposent. Dans la lettre 36, il lui rappelle qu’il ignorait qu’elle fût à Rosemonde (cf p.74). Valmont s’en remet là à un hasard qu’il refuse par la suite, cf. lettre 49 : « Je ne veux rien devoir à l’occasion ».

Page 76: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

76

La personnalité de Valmont, qui apparaît dans les lettres 9 et 32 - portraits faits par Mme de Volanges - et la lettre 23 - portrait fait par lui-même-, est tout à fait traditionnelle du libertin : aristocrate, riche célibataire oisif ; c’est l’archétype même du libertin. Mais Valmont va tirer son originalité du fait de sa confrontation avec les tentations du sentimentalisme ; en tous cas, la séduction que représente Mme de Tourvel. La séduction – deuxième étape - de Mme de Tourvel se fait par lettres, et ne peut sans doute pas se faire autrement, parce qu’on envisage pas que la Présidente de Tourvel puisse se laisser dire des mots d’amour par M. de Valmont. La lettre est donc le moyen de faire passer un message que Mme de Tourvel refuserait d’écouter autrement, et puis surtout, la lettre est un moyen de perversion par sa permanence. La lettre est le seul moyen de rester en contact constant avec la Présidente. Les lettres de Valmont sont lues, relues ; on sait que mêmes si certaines lui sont renvoyées déchirées, elles ont été auparavant recopiées par Mme de Tourvel. C’est cette permanence de la lettre qui va permettre tout doucement de briser l’harmonie et la sérénité de Mme de Tourvel. Les premières lettres sont des lettres amicales, Valmont veut persuader la Présidente qu’il ne lui demande que son aide ; il se présente comme un homme soumis, avide de conseils moraux pour sauver son âme. Dans la lettre 24, il lui peint un amour platonique, fait d’adoration respectueuse devant la beauté et la bonté qu’elle représente. Ce ton d’honnêteté va, en fait, obliger Mme de Tourvel à prendre conscience de la présence de Valmont ; et en l’obligeant à prendre conscience de sa présence, il va également l’obliger à réfléchir sur l’effet que lui fait cette présence ; et ses gestes, même les plus involontaires, vont être analysés par elle, et vont, petit à petit, l’obliger à découvrir la passion qu’elle éprouve pour lui. Tous les efforts de Valmont vont être d’obtenir le maintien de la correspondance.

Il peut écrire souvent : du 21 au 23 août, Valmont écrit trois fois, avec la ruse grossière de la troisième lettre (le cachet falsifié de la poste de Dijon, lettre 34).

Les tons sont très différents, le ton peut être respectueux, il peut également recourir à l’effronterie (lettre 36). Il est déjà si sûr de lui qu’il emploie, dès le 23 août, l’argument qu’il utilisera ensuite pour la convaincre de succomber : « songez surtout que placé par vous entre le désespoir et la félicité suprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour jamais de mon sort. » Dans la lettre 75, du 28 octobre, il aura à peu près les mêmes termes : « oui, j’en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir ». En même temps, la compagnie de la Présidente est tout de même dangereuse pour Valmont, parce que c’est cette proximité qui va petit à petit le séduire, déstabiliser ses convictions libertines. Le 2 octobre, Mme de Tourvel s’évanouit dans ses bras, Valmont ne veut pas profiter de sa faiblesse, et il la laisse rentrer à Paris. Avant cette fameuse scène dramatique du 2 octobre, c’est-à-dire entre le 12 septembre et le 2 octobre, le 12 septembre étant la date de son retour à Rosemonde, il aurait pu obtenir un dénouement facile qu’il refuse. C’est aussi dans cette période qu’il entreprend la vengeance sur la personne de Cécile, et qu’il va, à partir du 30 septembre, développer une liaison assez régulière avec elle. Du 12 septembre au 27 octobre, il lui envoie trois lettres seulement qui sont trois rendez-vous, jusqu’à ce fameux après-midi du 28 octobre.

Page 77: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

77

La plupart des lettres de Valmont à la marquise contiennent le récit des événements qui sont racontés sur le mode libertin, sur le mode ironique. Dans la conclusion des lettres, Valmont reprend généralement deux thèmes :

- Son obsession de la Présidente. - Son désir de renouer avec la marquise.

L’une ou l’autre de ces deux femmes est évoquée, l’une plus que l’autre, selon la préoccupation du moment de Valmont. Parfois même, la préoccupation de l’une peut lui faire oublier la plus élémentaire des galanteries avec l’autre. On peut ainsi avoir des remarques de Valmont assez curieuses, exemple dans la lettre 4 adressée à la marquise : « J’ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m’amène naturellement à vos pieds. Je m’y prosterne pour obtenir mon pardon, et j’y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie, sans rancune. » Dans la lettre 21, c’est au contraire le souvenir de Mme de Tourvel qui l’emporte : « Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir. » Mais dès la lettre 23, c’est au contraire Mme de Merteuil qui l’emporte : « quel que soit l’empire de cette femme, je vous promets de ne pas m’occuper tellement d’elle, qu’il ne me reste le temps de songer beaucoup à vous. Adieu, ma belle amie. » L’attachement de Valmont pour Mme de Merteuil est évident, il est jaloux de ses rivaux, en particulier du chevalier ; exemple dans la lettre 57 : « Adieu, ma belle amie ; je vous embrasse comme je vous désire ; je défie tous les baisers du chevalier d’avoir autant d’ardeur. » Jusqu’à sa rupture avec la marquise, toutes ses fins de lettres expriment son désir de la revoir. Repoussé, vexé et humilié, d’autant plus que la Marquise semble lui préférer le pâle Danceny, Valmont menace jusqu’à la fatale déclaration de guerre : lettre 151, puis lettre 153. A ce moment-là, la confusion la plus complète règne entre les deux libertins. On aurait tort, cependant, de croire que la guerre n’est déclarée qu’à la lettre 153 ; en fait, dès le début du texte, Mme de Merteuil a mis en garde Valmont, et ses mises en gardes ont été réitérées de façon très explicite dans les lettres 81 et 85.

Pour arriver à la rupture avec Mme de Tourvel, il faudra la fameuse lettre dictée par Mme de Merteuil. On ne sait pas, toutefois, dans le texte, si Valmont se laisse dicter la lettre de façon contrainte, ou s’il accepte volontiers de se laisser dicter cette lettre. On ne sait pas non plus si cette fameuse lettre, qui est supprimée, est le point d’orgue à l’entreprise libertine – je rappelle que Valmont avait écrit à Mme de Merteuil, lorsque Mme de Tourvel est au couvent, que le plus beau finalement, maintenant, de l’aventure, serait de reprendre cette femme -.

Est-ce que cette dernière lettre, supprimée par Laclos, était une lettre de repentir sincère ? Ou est-ce que c’était, justement, le point d’orgue à cette aventure libertine, récupérer Mme de Tourvel pour montrer toute la maîtrise qu’il a sur elle ? On ne sait pas. En fait, il est très difficile de savoir si Valmont reste toujours fidèle au système libertin ou pas ; en tous cas, les hésitations, la perte de maîtrise évidente à certains moments du texte, montrent que c’est tout de même un système fragile.

Parce qu’elle est différente de toutes les femmes qu’il a rencontrées, la Présidente exerce sur Valmont un grand magnétisme. Et d‘ailleurs, à l’opposé du libertin qui met sa gloire à ruiner sa victime en la faisant souffrir, Valmont rend Mme de Tourvel heureuse : dans la lettre 132, elle n’hésite pas à rappeler combien elle est heureuse.

Page 78: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

78

Il faut pourtant sacrifier Mme de Tourvel, car le triomphe ou la déchéance de sa maîtresse devient pour Valmont une question de vie ou de mort sociale. C’est par fidélité envers la propre conception qu’il a de lui-même et envers le système qu’il défend, que Valmont envoie la fameuse lettre de rupture. L’envoi de cette lettre est une sorte de catharsis : c’est par là qu’il pourra regagner le monde des libertins et leur confiance. Mais obéir au système libertin, c’est ici lui aliéner sa liberté d’homme.

Il y a un malaise latent, finalement, chez Valmont : il est peu concevable qu’un libertin de l’envergure de Valmont se laisse si facilement séduire par Mme de Tourvel, et cette faiblesse sentimentale ne suffit pas à expliquer l’échec. Il faut sans doute, pour comprendre cette faiblesse de Valmont, la replacer dans le contexte de crise des lumières : c’est-à-dire que la raison, sur laquelle s’appuie le système libertin, est en train de montrer ses limites face aux sentiments. La raison domine l’individu, mais la raison prive l’individu d’une part de lui-même. Si le système libertin est faillible, c’est parce qu’il ampute l’individu d’une partie de lui-même, de sa spontanéité, et que la raison ne suffit pas à rendre compte de la totalité d’un être. Et c’est certainement dans ce contexte un peu plus philosophique que l’on peut véritablement comprendre la personnalité ou les hésitations de Valmont ; beaucoup plus qu’en s’interrogeant sur un pseudo-amour, ou les sentiments qu’il peut éprouver pour Mme de Tourvel, qui sont, de toutes façons, indécidables pour le lecteur dans la mesure où Laclos a brouillé toutes les pistes dans ce sens là.

Page 79: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

79

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 11 Je continue sur Les Liaisons dangereuses, avec le personnage de Mme de Merteuil, qui est un personnage tout à fait intéressant et original, puisque les femmes libertines sont rares dans la littérature, en tous cas lorsqu’elles ne sont pas prostituées. Nous avons là une femme qui revendique une rivalité avec Valmont, mais qui est obligée d’être plus prudente que lui, ainsi qu’elle y est contrainte par la société. Je vous rappelle les précautions qu’elle prend, par exemple, autour de son aventure avec Prévan. Elle est donc plus hypocrite que Valmont, mais d’une hypocrisie qui est peut-être plus imposée que véritablement voulue par elle. C’est une femme libre grâce à son veuvage, puisque c’est un des rares statuts, qui au XVIII° siècle, rende leur autonomie aux femmes. Le ton des lettres de Mme de Merteuil est à peu près celui de Valmont, ou en tous cas ce n’est pas celui d’une femme qui cherche à regagner l’attention d’un ancien amant, ni d’une femme occupée d’affaires sentimentales, mais bien le ton d’une femme occupée à harasser un adversaire, et qui attend le bon moment pour en venir à bout. Le pacte conclu entre eux est en fait un faux pacte, et Mme de Merteuil, si elle éprouve des sentiments à l’égard de Valmont – ce qui reste à prouver -, les repousse également fermement car Valmont représente le dernier obstacle à vaincre pour maîtriser le sexe dominateur. Ce projet de domination sur l’autre est exposé avec netteté dans la lettre 81 : « Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire ; je brûlais de vous combattre corps à corps ». C’est un projet essentiel, à ne pas perdre de vue puisque toutes Les Liaisons dangereuses sont bien l’histoire de ce combat entre Valmont et Mme de Merteuil. Dans ce duel, quatre étapes peuvent être distinguées :

1ere étape : 4 août – 11 septembre, lettre 2 à lettre 70 (1ere partie du texte). Dans cette première partie, Merteuil cherche à obliger Valmont à collaborer à son projet de vengeance sur Gercourt, quitte à le leurrer sur ses véritables intentions, quitte aussi à faire alterner un ton cajoleur et un ton de chantage. Exemple dans la lettre 2 : « Revenez, mon cher vicomte, revenez, […] j’ai besoin de vous. » ; ou dans la lettre 140, une mise en garde qui est la première déclaration de guerre : « Prenez-y garde, vicomte, si une fois je réponds, ma réponse sera irrévocable ; et craindre de la faire en ce moment, c’est peut-être déjà en dire trop ».

Dans cette première partie, ce qu’elle propose à Valmont – la séduction de Cécile -, est une occupation somme toute à l’image de Valmont : c’est un libertin, la séduction d’une jeune fille fait partie de ses occupations habituelles, mais c’est une séduction tout à fait facile qu’elle lui propose. Toutefois, ce projet de vengeance sur

Page 80: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

80

M. de Gercourt apparaît dès le début comme secondaire, il est un prétexte. Le nom même de Gercourt disparaît très vite de la correspondance de Mme de Merteuil, et l’idée même de ce projet disparaît également assez vite. Par contre, ce qui est évident, c’est que dès la première lettre que Mme de Merteuil lui envoie, c’est-à-dire la lettre 2, elle le menace : « dans l’alternative d’une haine éternelle ou d’une excessive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté l’emporte ». Menaces que Valmont ne saisit pas, puisqu’il lui répond dans la lettre 4 : « vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme ». Ces menaces, que Mme de Merteuil va réitérer dans la lettre 81, puis dans la lettre 85, ne seront pas d’avantage comprises par Valmont.

Dans cette première partie, Mme de Tourvel, qui occupe Valmont, n’occupe guère encore Mme de Merteuil qui concentre ses efforts sur Cécile. Pour Mme de Merteuil, la présence de Tourvel est tout au plus une gène, puisqu’elle semble écarter Valmont de l’entreprise « Cécile ». Dans toute cette partie, Valmont est finalement très soumis aux ordres de Mme de Merteuil, en tous cas il ne répond pas, ne réagit pas aux provocations ; certaines d’entre elles devraient pourtant piquer son orgueil, exemple dans la lettre 10, lorsqu’elle évoque la venue de Belleroche : « Vous jugez de l’effet de ce discours sentimental. Il me releva, et mon pardon fut scellé sur cette même ottomane où vous et moi scellâmes si gaiement et de la même manière note éternelle rupture. »

2ème étape : 14 septembre – 26 septembre, lettre 71 à 89. Mme de Merteuil domine très largement cette deuxième étape. C’est une période consacrée aux exploits libertins, de part et d’autre, mais avec une infériorité des résultats obtenus par Valmont, puisqu’il avoue, pendant cette période, son « réchauffé », comme il le dit élégamment, avec la vicomtesse de***, ce qui somme toute est une aventure peu glorieuse pour le vicomte ; alors que dans cette même partie, Merteuil a remporté sa grande victoire sur Prévan (lettre 85), ce qui est évidemment beaucoup plus éclatant que le malheureux « réchauffé » du vicomte. Cette partie est également marquée par la présence très importante de la lettre 81, sur laquelle je reviendrai, et dans laquelle Merteuil expose son système, son éducation d’autodidacte, et sa fidélité sans failles aux principes du libertinage. Il faut prendre cette lettre avec prudence, car la marquise s’y vante de son hypocrisie et de ses mensonges, et on peut donc légitimement se demander quelle est la part de sincérité incluse dans cette lettre 81. Quoiqu’il en soit, les principes qu’elle y énonce sont très largement confirmés dans la lettre 85 et la victoire éclatante qu’elle remporte sur Prévan. Prévan est un autre Valmont, c’est une autre grande figure du libertinage masculin. D’une certaine manière, Valmont devrait s’inquiéter très largement de cette défaite de Prévan, qui ne fait au fond que préfigurer la sienne, et qui devrait, en tous cas, l’inviter à considérer avec beaucoup de précautions les possibilités de Mme de Merteuil. 3ème étape : 27 septembre – 30 octobre, lettre 90 à lettre 126 C’est la partie consacrée au mois d’octobre, qui est le mois des réussites pour Valmont :

D’abord, il y a la réussite dans la séduction de Cécile, dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre. C’est une victoire éclatante, bien sûr, mais remportée avec des procédés fort douteux – le chantage - ; il s’agit plus d’un viol que d’une véritable séduction, même si Cécile y éprouve certaines satisfactions par la suite. Valmont entreprend, en tous cas, l’éducation de la jeune fille et sa dépravation systématique ;

Page 81: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

81

il veut lui enseigner, comme il dit, « le catéchisme de la débauche » ; ceci afin, non pas de satisfaire Mme de Merteuil dans sa vengeance sur Gercourt, mais bien plutôt d’assouvir sa propre vengeance contre Mme de Volanges qui éloigne Mme de Tourvel de lui autant qu’elle le peut. Après de nombreuses péripéties, le 28 octobre, Mme de Tourvel cède enfin. Pour corser un peu les relations, ou, en tous cas, pour bien affirmer la lutte qu’elle mène avec Valmont, Mme de Merteuil intervient en choisissant Danceny pour amant. C’est une manière, bien sûr, de compliquer le jeu avec Cécile ; c’est surtout une façon de porter un coup à l’amour- propre de Valmont : c’est en quelque sorte choisir le novice à la place de l’initié, c’est en tous cas montrer à Valmont qu’elle se passe fort volontiers de ses services. Le ton est, d’ailleurs, parfois très dur dans les lettres que Mme de Merteuil adresse au vicomte de Valmont, comme dans la lettre 106. Elle écrit cette lettre 106 après la fuite de Mme de Tourvel – lorsqu’elle s’évanouit dans les bras de Valmont, qu’il choisit de l’épargner, et qu’elle quitte le château de Mme de Rosemonde pour rentrer à Paris -. Et Mme de Merteuil ironise beaucoup sur cette grandeur d’âme de Valmont : « en voyant votre retenue, digne des plus beaux temps de notre chevalerie, j’ai dit vingt fois : « Voilà une affaire manquée ! » […] et quand vous avez fait sottises sur sottises, vous recourez à moi ! Il semble que je n’ai rien d’autre à faire que de les réparer. » 4ème étape : 31 octobre – 6 décembre, lettre 127 à lettre 162. Mme de Merteuil est momentanément éloignée à la campagne, et elle écrit plusieurs fois à Valmont avant son retour à Paris. C’est une période de flottement, une période difficile parce que Mme de Merteuil s’aperçoit que Valmont s’éloigne de plus en plus de ses principes en s’attachant à Mme de Tourvel. Elle cherche d’abord à jouer un peu sur une corde sensible, mais c’est un registre qu’elle abandonne très vite, parce que ce n’est pas son registre habituel, et aussi probablement parce que ce n’est pas en jouant sur ce registre-là que l’on peut ramener un libertin à ses principes. Deux exemples de cette « sensibilité » à laquelle Mme de Merteuil fait appel, et qui sont un souvenir de l’ancienne liaison : lettre 134 : « Ne dirait-on pas que jamais vous n’en avez rendu une autre heureuse, parfaitement heureuse ? », et lettre 145 : « Adieu, vicomte ; malgré mes querelles, mes malices et mes reproches, je vous aime toujours beaucoup, et je me prépare à vous le prouver. » Alors, est-ce un accès de sensiblerie de Mme de Merteuil ? ou est-ce, peut-être plus vraisemblablement, une grande habileté stratégique de Mme de Merteuil, qui joue sur cette sensibilité parce que Valmont, momentanément, vient d’en éprouver les charmes auprès de Mme de Tourvel ?

On voit bien d’ailleurs que Mme de Merteuil reste toujours maîtresse d’elle-même et n’hésite pas à dire quelques vérités tout à fait déplaisantes à Valmont, comme dans la lettre 152. D’où la réponse de la lettre 153 : « de ce même jour, je serai ou votre amant ou votre ennemi », et la déclaration de guerre de Merteuil qui s’en suit, de façon très brutale, probablement parce que c’est là, depuis le début, que veut en venir Mme de Merteuil. En fait, la lettre 153 est préparée depuis la lettre N°2. Donc, Mme de Merteuil manipule parfaitement le jeu et reste maîtresse du jeu.

La mort de Valmont, qui peut être interprétée très différemment selon les

critiques, n’est pas forcément un échec de Mme de Merteuil, elle est peut être même sa réussite : c’est la marque éclatante de la victoire de Mme de Merteuil sur le sexe dominateur. Elle est arrivée, finalement, par une série de manœuvres – et même si la

Page 82: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

82

dernière n’était pas prévue, c’est-à-dire l’intervention de Danceny -, à rester la seule maîtresse du terrain. Quoiqu’il en soit, la mort de Valmont ou le départ forcé de Mme de Merteuil ne sont pas des punitions morales. Valmont et Merteuil se trouvent discrédités parce qu’ils ont peut être, momentanément, perdu la maîtrise du jeu libertin. En tous cas si Valmont meurt, c’est parce qu’il a perdu la maîtrise de ce jeu libertin, et si Mme de Merteuil s’enfuit, c‘est beaucoup plus pour des raisons judiciaires – l’héritage qu’elle vole aux héritiers de son mari, ce qui est l’élément qui provoque sa fuite -. Le libertinage est démystifié, il n’est pas condamné, pas plus d’ailleurs qu’il n’est exalté.

Le libertinage et le sentimentalisme, qui s’affrontent dans ce texte, sont deux systèmes de protection contre la violence de la passion, mais deux systèmes voués à l’échec parce qu’ils dépossèdent l’individu d’une part de lui-même : le libertin espère contrôler son propre désir en contrôlant celui d’autrui, et la dévote, elle, espère contrôler son désir en l’ignorant, ou en feignant de l’ignorer. Libertinage et morale se trouvent un peu, ici, vidés de leur sens, dans la mesure, justement, où ils n’offrent que des systèmes de valeur imparfaits pour l’individu. L’attirance, finalement, du libertin pour la dévote, ou de la dévote pour le libertin, peut provenir de ce manque, de cette faille du système : on cherche dans l’autre, on cherche ailleurs ce qui nous manque.

Ce brouillage final des Liaisons dangereuses marque la crise des Lumières et la fin du classicisme en littérature. On ne peut plus s’attacher à des systèmes de valeur précis ; on ne peut plus, non plus, écrire le roman comme on l’a écrit jusque là. L’ancienne idée métaphysique de vérité a disparu totalement, et avec elle une certaine conception classique de la littérature.

Je vais momentanément laisser Laclos de côté, pour commencer la

présentation de Louvet, ceci afin de vous donner des pistes pour vos lectures ; et puis je reviendrai ensuite sur la grande lettre de ce texte, qui est la lettre 81.

Jean-Baptiste Louvet est né à Paris le 12 juin 1760.et mort à Paris le 25 août

1797. Il débute comme commis de librairie, et devient ensuite célèbre en publiant

son grand roman libertin, Les Amours du chevalier de Faublas, auquel il va donner plusieurs suites pour exploiter, tout simplement, le succès commercial de l’ouvrage. Louvet s’engage ensuite dans les idées révolutionnaires, et il est l’auteur d’un pamphlet qui va le rendre célèbre, intitulé Paris justifié, qui est une réponse à Mounier (député démocrate, partisan d’une monarchie constitutionnelle, défenseur du roi, ennemi des débordements populaires) qui accusait les parisiens d’exaction, après les journées d’octobre 1789 ( invasion du palais de Versailles par la foule). A la suite de ce pamphlet, il devient membre du club des jacobins, nommé ainsi parce qu’il est établi dans le couvent des jacobins, rue St-Honoré, et qui, au début de la révolution, n’est pas un club strictement Montagnard comme il le deviendra par la suite ; toutes les factions de l’assemblée y sont donc représentées.

Le 25 décembre 1791, Louvet se signale de nouveau à l’attention des députés en portant à l’assemblée une pétition qui demande la mise en accusation des princes et des émigrés. On est pas loin, ici, très curieusement, de ce qui va être plus tard l’esprit des lois de la terreur.

Page 83: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

83

Le 1er mars 1792, il lance La Sentinelle, journal financé par Roland, le Girondin. Il est élu député à la Convention, par le département du Loiret, et à la Convention, il attaque constamment Robespierre et fait paraître des libelles contre lui ; c’est la grande opposition Montagnards-Girondins : les Montagnards sont en grande partie d’origine parisienne ou de départements limitrophes de Paris, et ils ont une vision centralisatrice du pouvoir ; les Girondins, qui sont tous des députés élus de province, ont, au contraire, une vision beaucoup plus décentralisée du pouvoir ; c’est sur ce plan-là essentiellement qu’ils s’opposent. Ils s’opposent également sur le problème de la mort du roi : les Montagnards étant pour la mort, et les Girondins proposant la mort, mais avec sursis, dans l’idée d’une sorte de monarchie constitutionnelle. Lors du procès de Louis XVI, Louvet vote pour la mort du roi, mais avec le sursis.

Le 2 juin 1793, il est décrété d’accusation avec tous les autres députés Girondins ; prévenu, il s’enfuit dans l’ouest, puis à Bordeaux et dans le Jura suisse.

Il rentre à Paris en octobre 1794, après la chute de Robespierre ; il retrouve sa place à la Convention en mars 1795, il prêche alors la clémence et s’attaque à la jeunesse dorée, ceux qui vont, sous le Directoire, être surnommée les Merveilleux et Incroyables. Il est élu par huit départements au conseil des cinq-cents, qui est l’assemblée législative du Directoire. Il reprend donc, à ce moment-là, la publication de La sentinelle,. et meurt d’épuisement, dit-on, à 37 ans. Le journal des hommes libres salue ainsi son décès : « Louvet est mort : il a succombé sous un travail excessif. Il fut un des premiers à dénoncer le caractère royal de la réaction ». Louvet, avec Emilie de Varmont, s’illustre ainsi dans le roman à thèse. Il s’était déjà essayé, avec Paris justifié, à la littérature polémique ; mais Paris justifié reste un pamphlet, écrit dans un style enflammé et grandiloquent, alors que Emilie de Varmont, bien sûr, est un roman.

Curieusement, il choisit un roman épistolaire, genre qui connaît un très grand essor depuis la Nouvelle Héloïse (1761) à la révolution. Louvet a pourtant toujours affirmé mépriser le genre épistolaire, qu’il considère trop facile et trop commun en dépit de la réussite Rousseauiste. Je rappelle que Louvet est un très grand admirateur de Rousseau, et que c’est probablement parce qu’il place la Nouvelle Héloïse au dessus de tout, qu’il accepte très mal les romans épistolaires publiés après, et qui lui semblent très inférieurs, évidemment, au modèle. Donc, tout en dénigrant la facilité du genre, il s’y engouffre quand-même, peut-être, c’est une hypothèse, parce que ce genre est en parfaite relation avec le libertinage, et surtout avec l’année 1782, dans laquelle il place sa fiction – c’est l’année des Liaisons dangereuses, qui est le sommet du roman épistolaire. Donc, il y a peut-être une exploitation du genre épistolaire, en référence aux Liaisons dangereuses qui est un des modèles d’Emilie de Varmont.

Les auteurs des lettres sont très nombreux : Emilie, Dorothée, Mme d’Etioles, Mme de Varmont, Varmont, Bovile, Lafleur, Murville et Dolerval. Tous les personnages impliqués écrivent et reçoivent des lettres, et subissent les aléas de la correspondance : Emilie évoque ses difficultés d’écrire, les lettres qui sont retardées, Dorothée reste parfois assez longtemps sans avoir de lettres d’Emilie, ou en reçoit plusieurs à la fois, Emilie elle-même ne peut pas envoyer ses lettres régulièrement, elle les envoie parfois par paquets. Le seul à écrire indirectement, c’est le curé Sévin

Page 84: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

84

: il écrit à Mme d’Etioles mais la lettre n’apparaît pas directement, probablement parce que la correspondance du curé est inutile : lorsqu’il pourrait écrire, il est auprès d’Emilie, sa nièce, donc la proximité rend inutile l’écriture ; et lorsqu’il est éloigné d’Emilie, il est fou, et sa folie, évidemment, frappe l’écriture d’impossibilité.

Le roman se déroule sur une courte période de huit mois, comme dans Les Liaisons dangereuses, il va du 11 mai 1782 au 9 janvier 1783. Comme dans Les Liaisons dangereuses, les histoires amoureuses se croisent et vont conduire à une situation inextricable : Bovile est bigame et sa seconde femme est enceinte, le curé est fou et Emilie, toujours mariée à Bovile, ne peut épouser Dolerval. La solution, si elle existe, ne peut venir que de l’extérieur, c’est-à-dire de la loi et des bienfaits de la révolution. En ce qui concerne le divorce, Louvet est directement concerné. Il est amoureux, depuis son enfance, de Marguerite Denuelle, or celle-ci a été contrainte d’épouser, à 15 ans (en 1775), un bijoutier du palais-Royal, plus âgé qu’elle. C’est un mariage de convenance, comme celui de Mme de Varmont ou de Mme d’Etioles dans le roman. Marguerite quitte son mari en 1789 et rejoint Louvet installé à Nemours. Dans Faublas, Louvet avait déjà dénoncé ces mariages arrangés, qui font le malheur des femmes, ou qui les obligent à prendre des amants pour compenser le désespoir de leur condition. Le mariage est souvent précédé, au XVIII° siècle, de longues fiançailles qui permettent, non pas aux futures époux de se connaître, mais surtout aux familles de passer leurs tractations financières.

Si Bovile emporte rapidement l’autorisation d’épouser Emilie, c’est parce qu’il doit quitter la France pour la Martinique, et surtout parce qu’il accepte les arrangements financiers proposés par Varmont : au lieu de recevoir la dot d’Emilie, il paiera 200 000 écus au frère et devra reconnaître avoir reçu cette somme en dot. Varmont précise que, si sa sœur meurt sans enfant, sa dot reviendra à la famille, c’est-à-dire que Bovile devra payer, une seconde fois, les 200 000 écus à Varmont qui a déjà, bien sûr, projeté de tuer sa sœur pour profiter de cette aubaine. Enfin, comme il s’agit d’une mésalliance, puisque Bovile est roturier, Emilie est invitée à vivre hors de France, c’est la condition qu’y met Mme de Varmont. Le mariage étant un sacrement religieux exclusivement, il est indissoluble, même si des séparations de corps peuvent être prononcées au XVIII° siècle, mais celles-ci se font rarement au bénéfice des épouses, souvent reléguées dans quelque couvent. Cette indissolubilité du mariage avait effrayé Bovile mais il avait suivi son honneur et le devoir de reconnaissance envers M. de Varmont, son protecteur. La seule issue au mariage est le veuvage, comme pour Mme de Merteuil, mais si Mme d’Etioles devient bien opportunément veuve, Bovile est un faux veuf et Emilie une fausse veuve, d’où les complications finales. Si Louvet demande l’institution légale du divorce, c’est qu’il en espère un bénéfice pour le mariage lui-même. Un engagement librement consenti devrait être plus durable et la possibilité de rupture devrait inciter les époux à faire des efforts l’un envers l’autre.

Page 85: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

85

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 12

Je continue la présentation de Louvet. Louvet, donc, demande l’institution du divorce pour des raisons morales. Le

divorce est réclamé, à l’époque, par d’autres auteurs, souvent d’ailleurs pour des raisons natalistes. Je vous rappelle la critique de Montesquieu dans les Lettres Persanes : si l’Europe a peu d’enfant, c’est parce que le mariage est indissoluble. Rétif de la Bretonne fait paraître un petit pamphlet qu’il appelle Curé patriote, dans lequel il demande le mariage des prêtres pour, évidemment, le repeuplement, et dans lequel aussi il évoque le problème du divorce, devant également servir au repeuplement. Pour Louvet, c’est avant tout un bénéfice moral, puisque si un divorce peut exister, les époux, à ce moment-là, devront faire des efforts l’un envers l’autre. Il écrit : « le divorce impose l’étroite obligation de continuer dans le mariage ces mutuels égards, ces attentions délicates, ces tendres soins, ces empressements flotteurs dont leur amour naquit et pourra un jour s’accroître ». Il semble que le législateur l’ait suivi dans cette intention morale et peut-être un peu naïve puisque la constitution définit ainsi le divorce : « Fondé sur la nature, sur la raison, sur la justice, le divorce est le surveillant et le modérateur du mariage. » Cette loi, donc, avait été réclamée par Louvet, par Olympe de Gouges, Rétif de la Bretonne. Donc Louvet, finalement, s’engage là dans un courant d’idées important au moment de la discussion de l’état civil laïque. Marguerite Denuelle, la jeune femme qu’aime Louvet, peut enfin divorcer en septembre 1792 et épouser Louvet. Le divorce, pour Louvet, devrait permettre aussi de réduire le nombre croissant d’enfants illégitimes ou adultérins, comme Varmont, le frère d’Emilie, ou comme le futur enfant de Bovile et d’Eléonore. La loi a assoupli à l’époque considérablement le sort des enfants naturels en leur donnant le même droit à l’héritage que les enfants légitimes. Cette loi du 12 brumaire de l’An II, proche de notre législation actuelle, sera abolie pendant le Directoire et le code civil fixera de façon négative le sort des enfants nés hors mariage.

Quant au mariage des prêtres, qui est la deuxième grande thèse défendue par Louvet, il est réclamé depuis longtemps car le célibat de la fonction ne date pas des premiers temps de l’église. Je vous renvoie également à Montesquieu, qui parlait de ces fameux eunuques que nous avons en France, qui sont les prêtres, les religieuses, les moines, etc… Le mariage des prêtres devrait permettre l’expansion et le repeuplement de la France. Le curé de Rétif de la Bretonne, que j’évoquais tout à l’heure, y participe d’ailleurs activement, puisqu’il est, à la fin du

Page 86: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

86

roman, l’heureux père de 72 enfants ! Il propose, lui, de fermer les couvents et les monastères, et de marier ensemble les moines et les religieuses.

L’assemblée constituante va voter la constitution civile du clergé, qui oblige les ecclésiastiques à prêter le serment constitutionnel, ceci afin de séparer la religion du pouvoir monarchique. 52% des prêtres vont prêter serment, mais le clergé va se trouver divisé entre prêtres constitutionnels et prêtres réfractaires, qui doivent se cacher ou s’exiler, puisque seuls les prêtres constitutionnels sont autorisés à célébrer le culte. Marie-Antoinette, avant son exécution, va ainsi refuser les secours du prêtre constitutionnel qu’on lui a envoyé. L’assemblée, sans autoriser formellement le mariage des prêtres, l’accepte, et le Concordat aura plus tard à régler la situation difficile de ces prêtres mariés. Sévin, condamné au célibat, souffre d’une législation contre-nature, qui contraint un homme à la chasteté et à la solitude affective tout en faisant de lui le témoin et le garant du mariage. Exclu du genre humain, il ne trouve d’issue à sa souffrance que dans la folie, dont une sage législation viendra sans doute le guérir. Le Directoire, là encore, va régresser par rapport à la révolution. Les avancées de la révolution sur l’état civil, c’est-à-dire la législation sur le divorce, sur le statut des enfants naturels et sur le possible mariage des prêtres seront abolies ou considérablement réduites par le nouveau code civil, carcan qui va peser longtemps sur la société civile. Les lois sur l’état civil de 1792-1793 avaient finalement établi une société plus libérale, vite reconduite par le Directoire dans des limites plus conservatrices, et dont certaines perdurent encore. Je vais regarder rapidement l’aspect épistolaire du roman de Louvet : le roman est composé de trois livres d’à peu près égales longueurs.

Le premier livre, qui va du 12 mai 1782 au 5 juillet 1782, est composé de quarante lettres, ou plus précisément de trente-sept lettres et de trois billets.

Pendant cette première partie, on voit apparaître tous les personnages : Emilie, Dorothée, Mme de Varmont, Bovile, Mme d’Etioles, Varmont, Murville, Dolerval, Lafleur. L’essentiel de la correspondance, c’est l’échange entre Emilie et Dorothée, ou plus précisément les lettres qu’Emilie envoie à Dorothée, dix lettres sur les trente-sept, trois lettres de Dorothée à Emilie, huit lettres de Murville à Varmont, et cinq lettres de Varmont à Murville, les autres personnages écrivent assez peu. On peut dire qu’en fait on a deux blocs pour ces neufs correspondants, le bloc Emilie-Dorothée et ceux qui gravitent autour –Mme d’Etioles et Dolerval-, et le bloc Murville-Varmont et ceux qui gravitent autour –Lafleur-. On peut dire, en gros, que ce début de roman invite à une partition quasi-manichéenne, qui va être ensuite, bien-sûr, revue de façon plus fine par Louvet : les gentils – les méchants, le bloc Emilie-Dorothée = les persécutés, et de l’autre côté les méchants = Varmont, Murville, et peut-être Mme de Varmont.

Le deuxième livre –6 juillet 1782 au 10 août 1782- se compose de dix-sept

lettres d’Emilie à Dorothée, de deux lettres de Dorothée à Emilie, de quatre lettres de Dolerval à Murville, et de trois lettres de Murville à Dolerval, soit vingt-six lettres au total. Vingt-six lettres disposées de façon tout à fait intéressante, puisqu’on a en fait un bloc de lettres d’Emilie à Dorothée, puis ensuite une lettre de Dolerval, puis de nouveau un bloc Emillie-Dorothée, puis une lettre de Murville, puis de nouveau un bloc Emillie-Dorothée, etc… Donc on peut dire qu’on a une quasi-longue lettre d’Emillie à Dorothée, et que cette lettre est coupée par la correspondance Dolerval-Murville qui intervient à intervalles réguliers dans ce second livre. On a donc deux

Page 87: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

87

duos, si on veut, sur nos quatre épistoliers de ce second livre : le premier duo, c’est Emillie-Dorothée, et le second c’est Dolerval-Murville. Donc deux échanges, d’un côté les deux sœurs, de l’autre côté les deux frères, qui s’intéressent tous les deux aux incertitudes du coeur.

Le livre trois va retrouver la polyphonie initiale, avec vingt-sept lettres qui vont

du 16 août 1782 au 23 décembre 1782. Emilie écrit à Dorothée de façon très importante, dix-sept lettres sur les vingt-

sept ; les autres personnages, du coup, vont écrire très peu mais on retrouve les neufs personnages du début. Donc l’essentiel du livre 3 est composé de lettres d’Emilie à Dorothée.

Au total, Emilie va écrire à sa sœur 44 lettres sur les 93 du roman, c’est-à-dire

la moitié. La moitié du roman, donc, va se trouver assuré par Emilie, ce qui justifie le titre du roman, bien sûr, et qui met en évidence le statut important de son point de vue. Dorothée, quant à elle, ne fait que recevoir les lettres et émettre quelques avis qui relancent l’intérêt de l’action.

Donc, un roman polyphonique très équilibré : neuf correspondant dans le livre

1, quatre correspondants dans le livre 2 avec deux dialogues qui se croisent, et neuf correspondants de nouveau dans le livre 3. Donc ce modèle n’est pas celui des Liaisons Dangereuses, dans lequel la polyphonie est assurée de bout en bout ; c’est bien plutôt le modèle de la Nouvelle Héloïse, dans lequel on a un roman qui commence par un duo amoureux, puis qui continue par une polyphonie, pour retrouver à la fin du texte de nouveau le duo amoureux. Donc, à la limite, on aurait le schéma inversé de la Nouvelle Héloïse, mais en tous cas une alternance duo-polyphonie que Louvet a très probablement empruntée à Rousseau.

Les lettres sont parfois agencées de façon significative ; il y a ainsi une évidente correspondance entre la première et la dernière lettre : la première lettre du livre 1, c’est donc Dorothée à Emilie, Dorothée renie leur mère, en se plaignant de cet enfermement au couvent ; et la dernière lettre du livre 3, la lettre de Mme de Varmont à ses filles, renoue en fait le lien maternel, et explique les raisons de ses gestes par sa propre aliénation dans un mariage forcé. On a donc, en fait, un roman qui s’ouvre et se clôt sur deux types d’aliénation. Première aliénation, c’est le couvent, sur lequel Louvet ne s’étend pas, tout simplement parce qu’en 1791 les couvents commencent à être fermés, en tous cas pour ce qui est des ordres contemplatifs. Donc la lutte pour demander la fermeture des couvents serait stupide, parce qu’elle est tout simplement inutile. Le livre 3 se clôt sur l’aliénation dans un mariage forcé de Mme de Varmont ; c’est un moyen, finalement, de rajouter encore un argument : tout le roman montre l’absolue nécessité du divorce, et la dernière de Mme de Varmont en rajoute, finalement, dans l’argumentation, en rappelant sa propre aliénation, et en expliquant que toutes les catastrophes qui viennent d’être évoquées viennent en partie de cette aliénation.

Donc, Louvet utilise la tradition du roman épistolaire, mais sans en tirer toutes les possibilités que Laclos en a tiré ; on n’a pas, en particulier, de fausses lettres, de lettres volées, de lettres dictées.

Varmont est finalement un libertin moins inventif que l’était son modèle, Valmont.

Page 88: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

88

Je vais regarder maintenant un petit peu plus ce qui concerne l’intérêt du roman, c’est-à-dire le passage très significatif dans ces années révolutionnaires à ce qu’on peut appeler une énergie vertueuse.

Donc, je rappelle que lorsque Louvet publie, en 1791, Emilie de Varmont, il

laisse clairement paraître son intention de faire rentrer en lice la fiction romanesque : « Tout mes ouvrages, du moins, furent écrit vers le but de la révolution », c’est ce qu’il écrit dans ses mémoires ; et il ajoute qu’« Emilie de Varmont fut entrepris dans l’intention de prouver l’utilité générale, et quelquefois la nécessité du divorce et du mariage des prêtres ».

Donc, je rappelle que la première édition d’Emilie de Varmont paraît en 1791 à Paris. Dans ses mémoires, Louvet situe un an plus tôt l’impression de son roman, il dit : « en 90, j’imprimais un petit roman en trois volumes intitulé Emilie de Varmont ou le divorce nécessaire et les amours du curé Sévin ». Ce problème de dates n’a pas grand intérêt sauf, si on rappelle qu’il est question dans le roman des vœux religieux prononcés de force par Dorothée : en 1791, le plaidoyer de Louvet, je le rappelle, perd de son impact puisque l’interdiction des vœux religieux et la suppression des ordres contemplatifs datent du 13 février 1790. On peut penser, en fait, que Louvet se trompe en rédigeant ses mémoires.

Dans ce roman, donc, qui dresse avec une certaine complaisance le tableau

noir des oppressions individuelles légitimées par l’ancien régime, plusieurs conceptions de la vertu vont s’opposer ou se mélanger.

Le monde infernal d’avant la révolution traque sans répit des innocents qu’il opprime sous des formes diverses. Henri Coulet a écrit que « pour les individus victimes de cette situation, il n’est d’autres ressources que le crime s’ils sont méchants, et s’ils sont bons, la résignation, l’espérance passive, ou une immolation d’eux-mêmes que le personnage principal, Emilie, pousse jusqu’à la sainteté laïque, la vertu est pour elle une obligation de fait, non une règle intérieure de sa conscience, elle est vouée au martyre par le régime. L’accablement du ciel et l’acharnement des méchants, prodigues en événements fâcheux, génèrent certes une vertu mortifère, mais dont Emilie semble se désolidariser. « Je sais bien », écrit Dorothée à sa sœur, « que tu n’est pas autant que moi faible et craintive, tu repousseras leurs odieuses menaces ». Il existe, pour les méchants comme pour les bons, plus d’une ressource, et les inclinations de Louvet oscillent au gré de sa sensibilité ou de son engagement ; le rejet et la condamnation d’une énergie contraire à la vertu s’accompagnent de la revalorisation de la force des impulsions de révolte, suscitée dans l’innocence opprimée, qui n’a pas sombré dans la faiblesse, et susceptible de la mise à jour d’un renouveau social. Ainsi, la vertu Rousseauiste, patente chez le curé Sévin, se régénère-t-elle en détermination morale et conscience politique chez Bovile et chez Emilie, que ces choix bourgeois distancient d’une vertu de bon ton, celle que Mme de Genlis baptisait autrefois politesse réfléchie. » Cette citation de politesse réfléchie est extrait d’un texte de Mme de Genlis intitulé De l’esprit des étiquettes. Mme de Genlis y définit la vertu comme le bon ton, la politesse réfléchie de la bonne société. Elle ajoute que « ce code des gens du monde, fondé sur le bon goût, et non sur la morale, ne prescrivait presque en général que des formes élégantes et délicates, c’est-à-dire qu’il n’enseignait au fond qu’une hypocrisie assez raffinée, non seulement pour voiler des vice révoltants, mais pour les confondre aux yeux du vulgaire avec des faiblesses intéressantes, et souvent même, avec des vertus. » Cette vertu d’apparence, de convenance et de convention,

Page 89: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

89

se trouve admirablement résumée dans une formule lapidaire de l’auteur, Mme de Genlis écrit : « on dispensait assez facilement de la vertu, on ne dispensait jamais de la bienséance ». Ce n’est pas cette vertu-là que pratique Emilie, sa vertu va devenir force agissante, mais en devenant telle, l’élan vertueux parvient-il à se maintenir complètement dans la sphère de la morale ?

Dans l’ancien régime finissant des années 1782, la vertu féminine se heurte à la conjugaison désastreuse d’éléments répressifs : sclérose de la société, impératifs économiques, et infériorité juridique participent du traitement inhumain réservé aux femmes dans les pratiques matrimoniales en vigueur. Emprisonnées sous un voile de mariée, ou réduites au silence sous un voile de nonne, il ne leur appartient même plus de choisir les rets qui signifient un même asservissement. Les volontés propre et les desseins individuels sont écrasés sous le joug des convenances et de l’obéissance à un ordre coercitif. Michel Delon écrit : « Ainsi réprimée, l’énergie féminine ne parvient pas toujours à s’accorder à l’ordre social, et devient mortifère ». Se révolter ou se soumettre, telle est l’unique alternative imposée par l’impossible conciliation de l’ordre social et de l’énergie individuelle. Mais s’il est une réaction qui inclut la vertu, il en est une autre qui l’exclut. L’énergie libertine apparaît comme le vecteur privilégié de l’expression d’une rébellion exclusive de tout sentiment vertueux.

Le jeune Varmont, à une lettre près, peut s’honorer de ressembler au type du libertin le plus accompli, et même, dans ses tentatives fratricides, de surpasser son modèle, dont les exploits sont donnés au public précisément en 1782.

La mort de Varmont, qui est odieux jusqu’à son ultime souffle, condamne une réaction aristocratique qui n’est plus de mise en 1791, et dont les derniers représentants s’éteignent sans descendance.

Plus intéressante pour nous est l’énergie de la haine qui anime Mme de Varmont. « Notre mère », déclare Dorothée après la confession de cette dernière, « aurait peut-être mérité que ses filles pussent venir lui fermer les yeux ». En redonnant à Mme de Varmont le titre et le nom de mère dont elle l’a dépouillée au début du roman, Dorothée manifeste sa compassion pour un destin de femme brisée. Dans Faublas, déjà, Louvet s’insurgeait contre ces unions dites de convenance, peut-être, justement, parce qu’elles conviennent si mal. Une des héroïnes de Faublas, gaiement conduite en son temps au sacrifice, secouait courageusement le joug matrimonial dans son refus du devoir conjugal. Rousseau, lui aussi, avait dénoncé cet abus dans Emile, en rappelant fort opportunément que si dans le mariage, je cite : « les cœurs sont assujettis, les corps, eux, ne le sont point ». Alors que Mme d’Etioles met toute son énergie dans l’abnégation, Mme de Baie, l’héroïne qui apparaît dans Faublas, préfère la relégation dans un cloître à une immolation répétée, et elle quitte son mari sur une superbe déclaration d’indépendance et de liberté : « je vivrai célibataire mais je vivrais libre, je ne serai plus le bien, l’esclave, le meuble de personne, je n’appartiendrai qu’à moi ».

L’ouverture et la fermeture du roman, sur les deux mises à mort institutionnelles de la femme, le couvent et l’hymen, symbolisent une rhétorique simple, fondée sur le manichéisme et une opposition avant-après : avant, dans l’enfer de l’ancien régime, et après, dans les Champs-Elysées républicains, d’autant plus beaux qu’ils restent à imaginer. Cette rhétorique met en scène la confrontation de l’inertie vertueuse de Dorothée ou de Mme d’Etioles, avec l’énergie haineuse de Mme de Varmont, car l’innocence bafouée se venge parfois dans le sang.

Mme de Varmont pratique l’assassinat symbolique de son mari, en lui ôtant la paternité de l’héritier du titre et du nom. La vengeance de Mme de Varmont prend la

Page 90: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

90

forme de la naissance délibérée d’un bâtard, obtenu grâce à un adultère programmé, consommé sans plaisir, rendu possible par la seule énergie de la haine. Le jeune Varmont, ne fut, je cite Louvet : « ni l’enfant de l’hymen, ni l’enfant de l’amour, mais le fruit prémédité de l’adultère et de la prostitution ». Hélas pour Mme de Varmont, son mari pardonne, accepte, et scelle une odieuse réconciliation en lui faisant encore deux filles ; je cite le texte : « le prétendu héros fut assez lâche pour tourmenter encore de son odieux amour une épouse froidement infidèle ; malgré mes larmes, il me donna dans ses tendres fureurs deux enfants ».

L’indulgence finale de Dorothée témoigne de l’engagement de Louvet, et de sa critique d’un système politique arbitraire qui autorise l’homme à se conduire en tyran domestique : nul ne saurait, dans la république attendue, être libre en persécutant sa femme. Laclos, à la suite de Rousseau, dénonce en 1783 l’esclavage des femmes, qui les rend inaptes à toutes éducation car, je le cite : « partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation ; dans toutes sociétés, les femmes sont esclaves » (L’éducation des femmes). Et Laclos continue en ajoutant que « dans tout l’univers connu, l’homme est fort et tyran, la femme faible et esclave ».

La révolte de Mme de Varmont, cruelle et vaine, doit se comprendre comme le geste désespéré de l’esclave qui assassine son maître. Eloignée de toute considération politique, et insensible à toute conscience morale, l’attitude de Mme de Varmont n’est cependant odieuse qu’à cause du poids de l’oppression masculine qui la contraint à de tels actes. L’arbitraire royal se décline dans l’arbitraire conjugal. La fin attendue de la monarchie absolue rejette dans le passé la solution de Mme de Varmont, devenue obsolète. C’est pourquoi dans sa lettre posthume, Louvet la présente désolidarisée de ses filles, promises à un autre système social. Elle parle d’elle en ces termes : « mon sexe, toujours opprimé », en s’adressant, donc, à Dorothée et Emilie, de même sexe et également opprimées.

A la révolte haineuse, on peut préférer la soumission vertueuse, ainsi que le font Dorothée et Mme d’Etioles, qui représentent les pulsions féminines mortifères, consécutives d’une vertu qui retourne contre elle son énergie et condamne les femmes à la déploration passive de leur malheur. Ainsi vont les choses pour Mme d’Etioles, que sa rigueur morale oblige à honorer un mariage qu’elle déteste, et à renoncer à Bovile qu’elle adore. Dans la même situation que Mme de Varmont, elle réagit au contraire en retournant contre elle l’énergie de sa haine, et en se condamnant à un lent dépérissement. Louvet a, bien sûr, mis une certaine malignité dans le choix du patronyme d’Eléonore, dont la forme verbale apparentée, « s’étioler », caractérise une détérioration progressive. Murville le remarque d’ailleurs fort bien, puisqu’il constate que sa sœur « sèche sur pied, depuis sept ans qu’elle est mariée ». Cette fidélité infaillible à la vertu, pour douloureuse qu’elle soit, n’occasionne aucun déchirement, aucune remise en question. Il ne peut pas y avoir de place pour un débat intérieur, là où il y a adhésion inconditionnelle à un système de valeur. Digne héritière de ses sœurs qui peuplent le roman sentimental, Eléonore vit dans la certitude rassurante de l’adéquation idéale de la vertu et du bonheur. L’exigeante dialectique Rousseauiste, fondée sur une dynamique entre vertu et bonheur, s’est dévoyée au profit d’une assurance béate ; et Eléonore attend, contre vents et marées, de recueillir les fruits de sa vertu.

Dorothée, dans le cloître, attend aussi, auprès de l’époux mystique qu’elle n’a pas choisi, au sein d’une vie d’ennui, d’indolence et d’abandon qu’ils ont appelée la vie religieuse. Le mariage pour Mme de Varmont et pour Mme d’Etioles, et la prise de voile pour Dorothée, relèvent du même rituel sacrificiel, et se rejoignent dans ce que Rétif nommait les « holocaustes barbares ». Abandonnée derrière ses grilles,

Page 91: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

91

Dorothée ne devient que la récipiendaire des lettre de sa sœur, à laquelle elle prodigue de maladroits conseils. Morte-vivante, Dorothée ne garde d’énergie que pour une vie par procuration. Morte-vivante, c’est ce qui apparaît, bien sûr, dans la première lettre : « Pleure sur moi, ma chère Emilie, pleure sur nous, tu n’as plus de sœur ! ta sœur ne tient plus au monde que par ses regrets, par ses regrets qui dureront autant que sa vie ».

Louvet ne plaide ni pour l’énergie vertueuse, ni pour la soumission morbide, qui sont deux solutions passéistes destinés à l’extinction.

Au sein même de leur douleur, Dorothée et Eléonore restent cependant tranquilles, c’est-à-dire sans division de leur être ni remise en question de leur choix. Incontestablement, Dorothée souffre, mais ne songe jamais à briser les chaînes qui l’entravent. Contrairement à Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, qui tente d’obtenir l’annulation de vœux arrachés sous la contrainte, Dorothée attend d’autres qu’elle-même une hypothétique délivrance. Dans cette espérance, il ne lui reste que la déploration : « Emilie », écrit-elle à sa sœur, « s’ils te disent, s’ils osent te dire que Dorothée vit tranquille ou contente, montre-leur cette lettre, baignée de mes pleurs et signée de mon sang ». Un peu plus loin, elle lui dit, dans le livre 2 : « cette vie n’est qu’un temps d’épreuves et de peines. Va, si je te faisais le tableau de celles qui m’assiègent ici, tu trouverais peut-être que Juliette si malheureuse, ne l’est pas encore autant que la pauvre Dorothée ! » Emilie, traversant des moments de doute, reconnaît avec amertume le bien-fondé d’une telle attitude, et constate que, je la cite : « si l’on veut toujours remplir des devoirs pénibles, il ne faut jamais se hasarder à raisonner avec eux ». Au contraire, le curé Sévin, témoigne, lui, d’un déchirement de l’âme propre à la vertu Rousseauiste.

Page 92: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

92

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 13

Je poursuis sur le thème de la vertu et de l’énergie vertueuse dans Emilie de Varmont.

J’aborde maintenant le problème du curé Sévin, qui est un personnage intéressant parce que, par ses tourments, il rend compte de la conception rousseauiste de la vertu. Je rappelle que Louvet est un grand admirateur de Rousseau, dont il emprunte les raisonnements, et dont il évoque, d’ailleurs, le souvenir au moment de sa proscription dans ses mémoires.

Avec le curé Sévin, on peut dire que Louvet donne une version masculine de Julie d’Etanges.

Dans un Clarens, transplanté au presbytère de Saint-Cyr, le curé Sévin souffre, plus que Julie, d’un amour non seulement illicite mais aussi inavouable, qui ne peut ainsi goûter les douces consolations des pleurs partagés. Les yeux rougis du curé, ses troubles, ses sautes d’humeur, ses insomnies, attestent du déchirement d’une âme que sa tranquillité a fui.

L’entrée en religion du curé Sévin s’est accomplie dans un sacrifice semblable à celui de Dorothée. L’avarice de Mme de Varmont prend, pour le curé Sévin, le masque de l’ambition sociale et de la peur de l’enfer chez sa mère. Mme Sévin oblige son fils a troquer le tablier de maréchal ferrant contre l’habit noir de l’ecclésiastique, et espère ainsi son salut financier et religieux. Ainsi peut-elle s’endormir tranquille, sûre qu’elle est désormais du paradis. Son fils explique qu’elle en voit déjà les portes toutes grandes ouvertes pour elle, et se persuade que pour entrer, il lui suffira de décliner son nom.

Incapable de flatterie et de flagornerie, notre brave curé se retrouve, de surcroît, relégué dans ce qu’il nomme un vrai cul-de-sac apostolique, réduit à la portion congrue et chichement nourri du pain qui fait le fond de sa cuisine. Mais c’est dans son ministère que le curé Sévin rencontre ses plus grandes douleurs, en célébrant le mariage dont il est exclu, saisi alors d’une jalousie poignante envers le marié. Ce déchirement de l’âme s’accroît avec l’arrivée d’Emilie, car la compagnie de la jeune fille confronte le curé à ses ennemis les plus dangereux, c’est-à-dire la permanence de la présence, la proximité du désir, et les défaillances toujours possible de la volonté. Julie se heurte, elle aussi, à ces mêmes forces redoutables, dont la promenade sur le lac, dans la Nouvelle Héloïse, fournit la manifestation la plus éclatante.

Page 93: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

93

Louvet, dés l’entrée d’Emilie au presbytère, invite son lecteur à ces rapprochements, par le choix du pseudonyme de la jeune fille. Le curé cherche, dans le calendrier qu’il connaît par cœur, le nom le plus digne d’Emilie, le plus doux, le plus beau de tous, et il choisit Julie, remplacé par son diminutif Juliette, qu’il juge plus en rapport avec sa condition. Il serait faux, toutefois, de penser que Louvet, parfois injustement classé parmi les « Rousseau du ruisseau », nous convie ici à du sous-Rousseau.

La vertu du curé Sévin, comme celle de Julie, suppose la corrélation constante du désir, indissociable de l’éventualité de la faute. Les hésitations du curé traduisent les intermittences de ses résolutions, la lutte entre la force de la tentation et la puissance de la volonté. Quand la tension atteint son paroxysme, il s’éloigne d’Emilie, pour laisser libre cours à l’expression de son désir. Emilie pressent ces moments de crise, ainsi que Julie avec Saint-Preux, à l’air rêveur, pensif, profondémént préoccupé du curé : « Je vois d’avance », explique-t-elle à sa sœur, « arriver l’instant où le sentiment de ses maux, devenus trop vifs, va lui en arracher l’aveu. Lui-même s’en aperçoit, et de peur que je ne l’entende, de peur de m’affliger sans doute, il se lève brusquement, il me quitte, il va loin de moi, gémir ce fatal « on devrait marier les prêtres » ». Ce gémissement, sans cesse réitéré, est bien un cri d’amour, Emilie ne s’y trompe pas, puisqu’elle y reconnaît les inflexions passionnées et tendres utilisées par Dolerval lorsqu’il lui chante une romance.

Le curé Sévin subit dans toute son ampleur l’effrayante rigueur de la morale rousseauiste. Le libre arbitre dont il dispose donne le véritable prix à sa vertu, mais le soumet corollairement à l’éventualité constante de la faute. Les défaillances devant se compenser dans le dépassement des écarts, la liberté contraint alors à faire de la tension douloureuse qui en résulte, l’unique rachat possible. Les difficultés sont évidentes à soutenir une pareille morale aussi exigeante. L’adhésion à cette vertu suppose le refus des solutions lâches, comme le suicide ; Sévin rassure Emilie sur ce point car, lui dit-il, « il peut être malheureux, jamais, jamais, il ne sera criminel ».

La mort, qui vient mettre un terme aux tourments de Julie, se transforme en folie chez le curé. Au moment de quitter la vie, Julie, dans sa lettre posthume, se félicite de cette issue qui la met définitivement à l’abri de la faute : « un jour de plus, peut-être, et j’étais coupable », écrit-elle. Les termes qu’elle utilise trouvent leur écho dans les termes utilisés par le curé Sévin avant de sombrer dans la folie : « encore un jour, et peut-être je perds tout le fruit de ma pénible résistance », écrit-il. L’affiliation est évidente de Rousseau à Louvet : la chute dans la folie vaut mieux que la chute dans l’abîme, l’égarement de la raison est préférable à celui des sens.

Sévin appelle la séparation au secours de sa vertu chancelante : « que le grand déchirement se fasse, qu’un grand malheur m’épargne un malheur plus grand ». Sévin, comme Julie de la Nouvelle Héloïse, peut s’enorgueillir d’une volonté qui n’a jamais failli. Toutefois le rousseauisme de Louvet se module de l’optimisme du républicain, prêt à convoquer non le pays des chimères, mais la révolution en cours. Le curé Sévin pourra être tiré de sa folie par le miracle laïque de l’institution d’un nouvel état civil.

La note finale de l’auteur laisse présager une suite heureuse, grâce à cette femme, assez charmante pour ressembler beaucoup à sa Juliette, et qui a pu rendre au bon curé la raison et le bonheur. Il faudra cependant, pour cette issue idyllique qui lui promet Dorothée pour femme, que le bon curé patiente jusqu’au 10 août 1793, date à laquelle le mariage des prêtres devient possible.

Le curé Sévin met toute sa force vertueuse à respecter un état qu’il n’a pas choisi ; il repousse la commode institution des nièces de curé. Les déchirements

Page 94: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

94

tourmentés de l’âme vertueuse ne sauraient, en effet, se satisfaire des accommodements sordides avec la morale et ses exigences. Pour terrible qu’elle soit dans ses exigences, cette vertu demeure cependant individuelle et vaine. L’énergie mobilisée par la tension de l’âme, toujours agitée mais toujours constante, s’anéantit dans la mort ou dans la folie, au terme d’une situation proprement intenable. L’engagement politique de Louvet l’incite à moduler cette conception, et à doter Emilie et Bovile d’une énergie vertueuse, soucieuse de sociabilité.

La contrainte morale trouve son sens dans l’élan passionnel de l’être vers l’unité, source du vrai bonheur. « Il ne dépend pas des hommes de rendre misérable celui qui sait vouloir être heureux », écrit Rousseau dans la Deuxième promenade, c’est cette détermination au bonheur qui se transforme en énergie vertueuse chez Emilie et Bovile. La première énergie de la vertu réside dans la force d’inertie qu’elle est capable d’opposer à toutes les tentations, ou à toutes les menaces. L’assurance de la vertu constitue une première énergie, qui pourrait être dite passive au sens où elle ne résulte pas d’une volonté délibérée, mais d’un effet induit du comportement vertueux.

La détermination vertueuse d’Emilie lui fournit, sans qu’elle le sache, son arme la plus redoutable pour réduire les pulsions libertines de Murville. Le frère d’Eléonore représente le type bien connu du libertin, touché par la force de la conscience morale, qui agit sur lui d’une manière inexplicable, et le fait hésiter entre la dérision et la peur. La vertu tétanise, en fait, les ardeurs des libertins les moins endurcis. Murville regarde Emilie en enchanteresse dont la vertu le fait trembler : « Que d’ardentes passions sont calmées, seulement par les accents de sa voix si douce, que de hardies résolutions son timide regard fait évanouir, comme elle est forte de sa faiblesse ». Apparemment faible, la conscience vertueuse jouit en fait d’une force redoutable, qui conduit Murville au constat de son impuissance face à Emilie, dont il combattrait mieux la colère que la tranquille confiance.

La réussite d’Emilie, inscrite dans la conciliation entre sensibilité et énergie, reflète des mutations idéologiques importantes. La faillite aristocratique se double d’une avancée des valeurs bourgeoises, qui cesse de voir dans la sensibilité l’apanage des tempéraments faibles : sentir n’est plus seulement souffrir.

La logique narrative mise en place par Louvet distribue admirablement les rôles entre les sensibles, vertueux destinés au malheur, et les libertins qui les y poussent. Mais à terme, l’énergie libertine cède devant la constance inébranlable de la vertu, dont la patience semble sans borne. Emilie ne se dit-elle pas capable de tout souffrir, excepté la honte du vice ?

L’élimination de Varmont et la conversion de Murville attestent de la force conjointe de la sensibilité et de la vertu. Emilie utilise d’ailleurs fréquemment le terme de force pour désigner le courage de la vertu, la constance de la volonté, et la permanence d’un choix parfois douloureux. Exemple : « Je le sens à cette fierté noble qui accompagne la force dont on a besoin pour supporter courageusement le malheur ».

Emilie n’est pas uniquement vouée à la désolation et à la résignation, elle tente aussi d’influer sur son existence, de transformer sa vie en destin. Elle survit aux attaques de Varmont, à la noyade ; elle désarme par sa candeur la férocité de Lafleur ; elle convainc Sévin de l’accueillir avant de s’éloigner de lui pour l’épargner. Elle sait aussi, si besoin est, dissimuler et mentir, feindre et cacher pour ménager Eléonore et conserver Dolerval. La vertu d’Emilie dans ces épreuves questionne en permanence les formes de son oppression ; la texture romanesque croise ainsi la trame de la fiction sentimentale et la chaîne du pamphlet politique.

Page 95: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

95

Emilie et Bovile focalisent sur eux tous les préjugés de l’ancien régime, et possèdent, de fait, dans leur quête personnelle du bonheur, la vertu la plus problématique. Bovile, le roturier entré dans la royale grâce à la protection de Varmont, se heurte au complot d’une aristocratie militaire qui défend jalousement ses privilèges de castes. C’est la protection de M. de Varmont, sensible au mérite de Bovile, qui a permis à ce dernier de quitter la marine marchande pour la marine de guerre, chasse gardée de la noblesse. Ce qui fait dire à Murville que « mettre un roturier dans notre marine royale, c’est exposer une femme au milieu d’un bois ».

En ces temps d’abolition des avantages, le courage change tout naturellement de classe, désertant une noblesse qui ne le sert plus ou mal, au profit d’une bourgeoisie qui reconnaît l’exaltation de ses vertus, autrefois méprisées. On en voit l’exemple dans le courage manifesté par Bovile au moment de la bataille, dans le livre 2 : « Le brave commandant de la Palas a soutenu pendant trois heures le combat le plus inégal. Au moment où le jour tombait, on a vu sa frégate, criblée de coup de canon, à fleur d’eau, couler bas. La chaloupe a sauvé quelques matelots. Mais, retenu sur son bord par le serment qui oblige tout capitaine à ne quitter son vaisseau que le dernier, l’intrépide Bovile a du s’ensevelir avec lui sous les flots ». La gratitude et l’attachement filial de Bovile pour son protecteur, l’incite à présenter à Emilie sa généreuse demande en mariage. Frémissant de l’indissolubilité vraiment effrayante des liens conjugaux, Bovile frissonne aussi du plaisir de son geste : « tout me dit que je fais une chose louable ». Le sentiment du devoir n’apparaît chez Bovile qu’après les considérations sur le bonheur possible à attendre de cette union, et le sacrifice n’est peut-être pas si considérable. Bovile espère certes jouir de la satisfaction du devoir rempli, mais compte aussi sur des jouissances plus concrètes ; jamais, à aucun moment, il n’est question d’un mariage blanc. L’hymen salutaire se consomme bel et bien, si bien que le supposé veuf ne peut dissimuler à Eléonore sa douleur d’avoir été ravi à des délices à peine découverts. Il pleure la perte, je le cite : « d’un trésor précieux dont il commençait à sentir le prix, quoiqu’il ne le possédât que depuis quelques jours . Quant à la prétendue veuve, elle se lamente sur la disparition d’un époux, dont elle ne peut que vanter tous les procédés ». Voilà un vertueux sensible qui s’arrange fort bien d’un mariage contracté en dehors de toute inclination, et une vertu farouche qui regrette les ravissements d’une union imposée par les circonstances. Sans remords, Bovile retournera, d’ailleurs, à Mme d’Etioles, que sa franchise n’a pas épargnée. Mme d’Etioles, dans le livre 1, lui reproche cette franchise : « deviez-vous, en adressant vos plaintes à Mme d’Etioles, oublier votre Eléonore au point de l’obliger à lire tout ce que vous lui avez écrit ? Qu’elle est heureuse dans la nuit du tombeau, cette Emilie que ses vertus, apparemment inimitables, vous rendaient si précieuse, et dont les tout-puissants attraits vous ont inspiré tout d’un coup un amour naissant ! ».

L’émergence du plaisir entache de suspicion l’action vertueuse de Bovile. Comment le sublime du sacrifice vertueux pourrait-il composer avec une opportunité de plaisir ? une telle corrélation remet en cause le fondement moral du choix de Bovile, mais la détermination au bonheur d’Emilie et Bovile témoigne de l’impatience d’une époque et de la foi de Louvet dans les idéaux républicains. La véritable vertu cède la place à une vertu plus conjecturelle, à l’affût des chances de bonheurs offertes par les bouleversements sociaux.

Si Louvet, par l’intermédiaire de Bovile, voit dans le divorce l’unique loi garantissant la prompte régénération des mœurs, et promettant à des millions d’individus la fin de leur infortune ou le commencement de leur bonheur, il peut difficilement se défendre de l’accusation de mener un plaidoyer pro-domo, proche de

Page 96: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

96

l’imposture. Louvet situe la régénération vertueuse où il lui plaît, son insistance sur la nécessité du divorce le montre.

Dans les perspectives radieuses annoncées par Bovile, bonheur et vertu s’accorderont aisément. La loi républicaine, en tranchant le nœud gordien des passions stériles, permettra à l’homme de réaliser ses espérances, et de poursuivre ses plaisirs en toute innocence. Quitter le vieux monde, comme le font Bovile et Dolerval, pour porter sur les mers leurs chagrins et leur espérances –pour aller, en fait, s’engager dans la guerre d’indépendance des Etats-Unis-, doit s’entendre au sens d’une géographie symbolique, qui projette dans l’espace du futur une vie conforme aux libres aspirations des individus. La prophétie de Bovile invite à entrer dans un monde en voie de régénération, où la vertu se définira à l’aune des besoins d’une société inventant le bonheur, ou à la mesure des exigences personnelles de Louvet.

On peut dire, donc, que Louvet puise abondamment et sans scrupule dans un inventaire romanesque bien établi ; il met en scène une fiction à la charnière de deux idéologies et de deux modes narratifs. La vertu qu’il prête à ses personnages va de la résignation désolée à la farouche énergie, via les méandres évoqués dans un Clarens tourangeau. Partagé entre les exigences impitoyables de la dynamique vertueuse de Rousseau et l’optimisme béat de la réconciliation républicaine de la vertu et du bonheur, Louvet congédie les formes anciennes, rendues obsolètes par la configuration des événements politiques et sociaux. L’émergence d’une nouvelle conception de la sensibilité, patente ailleurs que chez Louvet, atteste d’une révolution déjà accomplie : Les vertueux ont cessé d’être condamné à la déploration passive pour devenir, par leur conscience morale et leur détermination politique, la source même de l’énergie du changement. Les lendemains radieux de la république, entr’aperçus par Bovile, annoncent le retour de l’âge d’or, époque de la coïncidence idéale de la vertu et des aspirations individuelles. La réalisation de ce miracle ne dépend que de la constitution d’un état civil laïque. La vertu délaisse alors le domaine de la spéculation pour celui de l’action, mais la quête du plaisir et du bonheur en altère le fondement éthique. Le roman à thèse n’est pas loin de sombrer, peut-être, dans l’imposture de la poursuite d’intérêts particuliers.

Je signale, au passage, qu’en dépit de ses déclarations en faveur du divorce, et du libre arbitre matrimonial, il ne faudrait pas voir en Louvet un défenseur acharné de la liberté des femmes. En effet, ainsi que le rappelle Michel Vovelles, c’est sur une proposition du député Louvet que les femmes ont été exclues des débats des Jacobins, le 10 février 1792.

Dans notre roman, le difficile maintien de la vertu à un niveau moral, la dévoie de la réflexion éthique au motif esthétique. La distribution dans la fiction des attributs de la vertu et du vice à deux groupes distincts, convie le lecteur à y reconnaître l’un des topoi les plus productifs de la littérature contemporaine, à savoir celui de la vertu persécutée, puis justifiée. Le roman abonde en commentaires sur les persécutions de la fatalité, exemple dans le livre 3 : « O ma sœur, ma sœur, quel revers ! maintenant, j’en suis sûre, le ciel le créa tout exprès pour épuiser sur moi sa colère et faire le tourment de tous ceux qui me connaîtraient […] Partout où je me suis montrée, j’ai porté le désordre, de quelques côtés que je tourne mes regards, je ne vois que des malheureux, des malheureux que j’ai fait ». Donc, commentaires sur la vertu persécutée, commentaires aussi sur le triomphe dont jouissent, au sein même de l’infortune, les vertus si longtemps persécutées et l’innocence si tard reconnue. Exemple dans le livre 3 : « Un jour, l’innocence calomniée n’en paraîtra que plus intéressante ». L’emploi, toutefois, de ce motif d’ancien régime en manifeste plus le

Page 97: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

97

déclin que la persistance. Dans le nouvel ordre, prophétisé par Bovile, il ne serait plus être question de vertu persécutée, mais exclusivement de vertu heureuse. Les formes anciennes de la vertu, comme les formes anciennes du roman, déclinent et disparaissent.

Je vais reprendre maintenant Les Liaisons Dangereuses pour m’intéresser à

la lettre 81, cette très longue lettre que Laclos place au centre de son roman, et qui est la lettre dite « autobiographique » de Mme de Merteuil.

Donc, Mme de Merteuil envoie cette lettre à Valmont le 20 septembre ; cette

lettre du 20 septembre est une réponse à la lettre 79 de Valmont, datée du 18 septembre, lettre dans laquelle Valmont met la marquise en garde contre Prévan. Je cite : « Voilà l’histoire de Prévan ; c’est à vous de voir si vous voulez ajouter à sa gloire, et vous atteler à son char de triomphe. Votre lettre m’a vraiment donné de l’inquiétude, et j’attends avec impatience une réponse plus sage et plus claire à la dernière que je vous ai écrite ». Vexée, piquée dans son orgueil, Mme de Merteuil répond à Valmont afin de lui prouver qu’elle est en mesure de triompher de Prévan.

On peut donc s’interroger sur le but véritable de cette lettre, sur les intentions réelles de Mme de Merteuil. On peut peut-être en distinguer deux :

- exposer quelles sont ses armes, c’est-à-dire relater son éducation autodidacte.

- Dévoiler les véritables enjeux de la lutte, et mettre Valmont en garde.

Je vais prendre le texte de façon linéaire, sans faire réellement une explication

linéaire parce que la lettre est très longue. On peut distinguer cinq temps dans cette longue lettre. Pour la commodité, j’ai gardé et numéroté les paragraphes.

1ère partie : paragraphes 1 et 2 : C’est une partie d’introduction qui donne le ton de la lettre, et qui signifie l’humeur belliqueuse de Mme de Merteuil. 2nde partie : paragraphe 3 à 12. Mme de Merteuil y traite des habituelles relations hommes-femmes. 3ème partie : paragraphe 13 à 33. Mme de Merteuil relate son enfance, son adolescence, sa vie conjugale, et son éducation d’autodidacte qui la différencie des autres femmes. 4ème partie : paragraphe 34 à 38. C’est un retour au présent, Mme de Merteuil y relate sa vie actuelle, et les précautions qu’elle prend pour préserver son libertinage. 5ème partie : paragraphe 39 et 40. C’est une conclusion, qui est aussi une mise en garde adressée à Valmont, et qui reprend, de ce fait, l’introduction de la lettre. 1/ 1ère partie : Mme de Merteuil y marque sa distance envers Valmont, il ne s’agit plus d’une illusoire relation de complicité, mais bien d’une rivalité et d’une lutte, où Mme de Merteuil prétend avoir le dessus. Il y a deux niveaux dans cette lutte : un niveau personnel, la lutte Valmont/Merteuil, et un niveau un peu plus général, c’est la lutte de Mme de Merteuil contre les hommes. Elle écrit : « Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirais pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare ».

Page 98: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

98

Blessée dans son orgueil par la lettre que Valmont lui a envoyée, Mme de Merteuil réagit en dépréciant Valmont, et en lui montrant combien sa victoire sur Mme de Tourvel est une victoire facile : « vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui vous aime ». C’est bien, d’ailleurs, la première et l’unique fois de tout le roman où Mme de Merteuil va témoigner d’une quelconque sympathie envers Mme de Tourvel. Elle expose très clairement dans ce début son refus d’écouter ou de suivre les conseils de Valmont, parce qu’il lui est inférieur ; c’est ce qu’elle va s’efforcer de démontrer dans la suite de cette lettre. 2/ 2ème partie : Elle va traiter des relations entre les hommes et les femmes en plusieurs étapes. Dans le troisième paragraphe, Mme de Merteuil insiste sur la différence entre le libertinage masculin et le libertinage féminin, et elle va prendre pour exemple Valmont : Valmont a séduit de nombreuses femmes, certes, mais il n’a pas beaucoup de mérite à cela parce qu’il n’a pas eu d’obstacles à franchir. D’abord, il a été bien servi par le hasard, il a une belle figure ; il a ensuite été bien servi par sa position sociale ; s’il a des grâces, elles sont acquises par l’usage et par le jargon qui remplacent l’esprit. Il n’y a donc de la part de Valmont aucun réel mérite à remporter des succès, tout lui a été donné soit par le hasard, soit par sa position sociale. Il est donc, ce qu’elle expose dans le quatrième paragraphe, inférieur à Mme de Merteuil mais également inférieur à toutes femmes et même à Mme de Tourvel : « votre présidente vous mène comme un enfant ». L’inégalité hommes/femmes, sur laquelle Mme de Merteuil revient dans le paragraphe 5, provient de ce que les hommes ne courent aucun risque : « combattant sans risque, vous devez agir sans précautions ». La défaite d’un homme, ce n’est pas très grave, c’est une femme en moins ; alors que la défaite d’une femme est très grave, elle perd son honneur, et le déshonneur signifie la mort sociale d’une femme. C’est un peu ce qui va arriver à Mme de Merteuil à la fin du roman. Il y a donc, les paragraphes 6 et 7 le reprennent, une très grande inégalité dans les relations amoureuses : c’est l’homme qui fixe les règles du jeu amoureux, c’est l’homme qui séduit et qui abandonne, et qui parfois même, n’hésite pas à perdre la réputation de son ancienne maîtresse. Le paragraphe 8 explique que l’homme maîtrise même la femme par le chantage, et qu’une femme ne peut quitter un homme si celui-ci menace de révéler leur liaison : « Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte : ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité, etc…. ». Donc on a le tableau d’un rituel amoureux, dans lequel la femme est avant tout objet et victime, et c’est contre cet état de fait que Mme de Merteuil se révolte.

Page 99: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

99

C.T.E.L 2001-2002 Cours de LMD 110 - LMD W10 Mme Goubier-Robert Enregistrement N° 14

Je continue et termine sur la lettre 81 des Liaisons Dangereuses de Laclos. J’en étais au paragraphe 9 de la deuxième partie de le lettre, dans lequel Mme

de Merteuil expose sa différence. Elle n’a pas joué le rôle habituel des femmes, et le rôle qu’elle a joué est un rôle quasi-masculin, c’est-à-dire qu’elle a choisi et mené le jeu, ce qui suppose un savoir-faire redoutable ; et c’est la première mise en garde qu’elle adresse à Valmont : « si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure, n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ? ».

Les trois paragraphes suivants, 10, 11 et 12, marquent un retour aux autres femmes, les femmes à sentiments, c’est-à-dire celles qui se livrent en victime aux hommes. Et en fait, ce sont pour elles que Valmont devrait s’inquiéter, s’il a envie de s’inquiéter. Mme de Merteuil, là, est très ironique, envers Valmont : « Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même alors qu’elles n’en jouissent pas ; et s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres brûlantes, si douces, mais si dangereuses à écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur ! ».

Mme de Merteuil, dans cette partie, expose sa singularité. Les paragraphes 5, 6, 7 et 8 sont consacrés aux autres femmes, les femmes vulnérables, les femmes à sentiment, de même que les paragraphes 10, 11 et 12. Au milieu, dans le paragraphe 9, Mme de Merteuil expose sa singularité. Elle est donc en position centrale, ce qui souligne donc, à la fois son orgueil et son unicité.

3/ 3ème partie : C’est l’autobiographie proprement dite de Mme de Merteuil. L’autobiographie

est indispensable puisque le libertinage de Mme de Merteuil est un libertinage caché. Aucun autre personnage du roman ne pouvait écrire la biographie de la Marquise, parce que personne ne la connaît réellement, pas même Valmont, dont on voit de

Page 100: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

100

plus en plus en avançant dans le roman qu’il n’en a qu’une connaissance très imparfaite. Le portrait de Mme de Merteuil ne pouvait être qu’autobiographique.

Elle va y signaler, encore et toujours, sa singularité, son opposition par rapport aux autres femmes : « Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ? ». Donc, Mme de Merteuil va exposer ses principes et le résultat de sa démarche autodidacte : « je puis dire que je suis mon ouvrage ». On peut distinguer plusieurs étapes.

La première étape, c’est ce que l’on pourrait appeler l’étape de l’initiation, du

paragraphe 14 à 18. C’est une entrée dans le monde, la démarche est tout à fait similaire à celle de Cécile, mais il y a de notables différences, ce n’est pas Mme de Merteuil qui aurait pris le cordonnier pour son futur époux. Mme de Merteuil expose la condition d’une femme débutante, d’une jeune fille qui entre dans le monde, condition de passivité : se taire et attendre. Mais l’intelligence de Merteuil transforme cette position de passivité en position active : elle écoute, elle réfléchit, elle déchiffre, elle masque son intelligence. Peut-on encore vraiment parler d’hypocrisie dans une société qui impose aux femmes de tout dissimuler, y compris leur intelligence ?

On va ensuite avoir un traité libertin, semblable à tous les traités libertins des romans du style ; c’est-à-dire que, dans tout roman libertin, il y a toujours un moment où le libertin prend la parole et expose ses principes, soit sous forme de mémoire, soit sous forme de traité. Ici, ce que fait Laclos, c’est un peu le modèle de ce que fait Crébillon, lorsqu’il expose les théories de Versac dans Les égarements du cœur et de l’esprit. Ce qui est remarquable ici, c’est que le véritable exposé libertin n’est pas dévolu à Valmont, à l’homme, mais à Mme de Merteuil. Donc, les principes que va exposer Mme de Merteuil sont très proches de ceux qu’expose Versac chez Crébillon : il faut savoir d’abord, paragraphe 15, dissimuler ses émotions, ne rien laisser paraître de ce que l’on ressent : « C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné ».

Il faut ensuite, paragraphe 16, donner en société les discours attendus, se conformer aux usages. C’est un comportement indispensable pour les femmes, mais dont les hommes peuvent se dispenser. Dans le discours de Versac, Crébillon explique que le libertin se fait remarquer, justement, en ne respectant pas les règles de ce que l’on nomme alors la science du monde, c’est-à-dire les règles de la bonne conduite en société. Le libertin, lorsqu’il arrive dans une assemblée, se comporte même de façon grossière : il interrompt les conversations, il ne parle que de lui, il ramène toute l’attention sur lui. Alors que Mme de Merteuil explique que le comportement des femmes est très différent, c’est-à-dire que les femmes sont obligées de suivre cette science du monde, des usages, donc de se conformer à ce que l’on attend d’elle, ce qui renforce, bien sûr, la dissimulation, l’hypocrisie : « Dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrais plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir ».

Paragraphe 17 : l’étude de soi ouvre sur l’étude des autres ; la perspicacité sur soi-même développe la faculté d’appréhender autrui. C’est donc une connaissance en deux étapes : connaissance de soi, introspection, qui va ouvrir sur une connaissance des autres, avec ce que l’on pourrait appeler des raisonnements par analogie.

Le paragraphe 18 donne le premier bilan. Son éducation, lorsqu’elle a quinze ans, a consisté pour Merteuil essentiellement à développer les outils de la

Page 101: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

101

connaissance. Elle a développé ses sens, et elle a développé les conditions d’utilisation de ses capacités sensorielles.

On va donc en venir à la deuxième étape, paragraphe 18 à 24, qui est l’objet

de la connaissance. L’objet de la connaissance, de la science, est dévoilé dans le paragraphe 19 ;

c’est bien sûr l’amour et ses plaisirs : « Vous jugez bien, que comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs. ». Au passage, Laclos critique les éducations de couvent : « n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie […], je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer, etc… ». Critique des éducations de couvent qui, au lieu, finalement, de protéger les jeunes filles, leur permettent de développer des idées sur l’amour, et souvent des idées fausses.

Merteuil réaffirme sa singularité. L’amour n’est pas pour elle un sentiment, une sensation, il est une intrigue intellectuelle, un jeu cérébral ; il s’adresse avant tout à l’intellect au détriment de l’affect : « Ma tête seule fermentait ; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens ». On a, en fait, ici, tout à fait le contraire de Cécile : Cécile est une jeune fille menée par ses sens, pas par son intellect, alors que Mme de Merteuil a toujours refusé de se laisser mener par ses sens, et n’a, finalement, eu qu’un seul désir, qui était celui de la connaissance. Or, comment connaître un objet, l’amour, par définition interdit aux jeunes filles ?

Premier moyen : le confesseur, paragraphe 20. Innocemment, le confesseur va révéler à Mme de Merteuil ce qu’elle ignore. Ce rôle trouble du confesseur est assez fréquent également dans les romans, et on va retrouver un autre confesseur au rôle assez trouble dans Les Liaisons Dangereuses, c’est celui de Mme de Tourvel, qui va en fait servir d’entremetteur entre Mme de Tourvel et Valmont.

Deuxième moyen, le mariage, qui va être la première véritable expérience de Mme de Merteuil, qu’elle évoque dans le paragraphe 21. Elle dit que le mariage, c’est pour elle, la certitude du savoir.

Le paragraphe 22, c’est la découverte, donc, de l’amour physique, qu’elle vit comme une expérience. C’est-à-dire quelque chose qu’elle vit sans passion ni dégoût, seule son intelligence est en éveil dans son désir de s’instruire : « Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir, j’observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations, que des faits à recueillir et à méditer ».

L’insensibilité qu’elle manifeste envers son mari et envers les autres, paragraphe 23, expose son grand principe qui est celui de la maîtrise des sentiments, quels que soient les sentiments ressentis. Mme de Merteuil travaille en fait à éradiquer sa sensibilité, c’est une entreprise qui sera menée plus tard systématiquement par les personnages de Sade. Il faut éradiquer la sensibilité : « Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance ». M. de Merteuil a tout à fait confiance en sa femme parce qu’il la croit insensible.

Troisième moyen de s’instruire, l’étude. Paragraphe 24, Mme de Merteuil retirée à la campagne développe ses expériences, étend le champ de la connaissance, et confirme ses principes sur l’amour : « je m’assurai que l’amour, qu’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte ».

Page 102: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

102

Vient ensuite la troisième étape de la vie de Mme de Merteuil, de son éducation, c’est le veuvage, paragraphes 25 à 29. Le paragraphe 25 évoque la maladie, la mort de M. de Merteuil, qui signifie avant tout la liberté pour sa femme : « Il mourut, comme vous savez, peu de temps après ; et quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter ». Je rappelle que le veuvage est la seule position de liberté pour une femme au XVIII° siècle.

Mme de Merteuil affirme de nouveau sa singularité, en refusant, paragraphe 26, de se conformer à ce que l’on attend d’elle : « Ma mère comptait que j’entrerais au couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et l’autre parti ».

Elle profite de son veuvage pour se retirer à la campagne, paragraphe 27, et perfectionner sa connaissance, cette fois-ci par l’étude. L’étude de romans, de philosophes, de moralistes. La place du roman est intéressante, puisqu’il permet d’étudier les mœurs ; et il occupe dans l’éducation de la marquise une place déterminante. Il justifie, en quelque sorte, le projet de Laclos : instruire sur les mœurs, c’était son projet donné dans l’avant-propos des Liaisons Dangereuses, et on voit que c’est, en tous cas, l’usage qu’en fait Mme de Merteuil.

Après la théorie, la pratique, paragraphe 28. On s’exerce dans l’art de feindre l’amour.

Enfin, paragraphe 29, c’est la fin du deuil. Mme de Merteuil peut quitter sa retraite, et rentrer à Paris après, finalement, avoir bien affûté ses armes.

La quatrième étape, c’est donc l’étape du retour à Paris, paragraphe 30 à 32. Avant tout, Mme de Merteuil expose son souci de conserver sa liberté,

paragraphe 30. Elle met donc tout en œuvre pour décourager d’éventuels prétendants, allant jusqu’à s’autoriser des écarts de conduite afin qu’on la laisse tranquille. Dans ce but, elle n’hésite pas à se donner mauvaise réputation.

En manoeuvrant très habilement pour réparer cette mauvaise réputation, paragraphe 31, elle affiche donc une pruderie feinte qui lui permet, grâce aux bons soins qu’elle accorde aux prudes et aux vieilles femmes, un retour dans le monde. Mme de Merteuil réussit ainsi l’exploit d’être estimée des prudes et des coquettes. Les prudes la jugent tout à fait morale, et les coquettes ne la craignent pas car elles ne voient pas en elle une rivale. Mme de Merteuil manifeste là son habileté à manipuler la société, à manipuler les apparences, à jouer de l’hypocrisie de la société, ce qui est tout à fait caractéristique de la conduite libertine. Dans une société d’apparence, Mme de Merteuil ne fait que s’adapter ; et on revient toujours à la question initiale : peut-on encore, véritablement, parler d’hypocrisie ?

En tous cas, dans le paragraphe 32, Mme de Merteuil est parvenue à créer son personnage : femme sensible mais effarouchée par l’amour.

Tout est donc prêt pour la cinquième étape, paragraphe 33 à 38, c’est-à-dire

l’activité libertine, qu’elle va donc exposer à partir de ce paragraphe 33 : « Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés ». Le « alors » marque une rupture, c’est le moment où Mme de Merteuil va exercer ses armes, sous le masque qu’elle s’est créé. La métaphore du « grand théâtre du monde » n’est pas très originale, mais Laclos la réactualise, et elle permet de rendre compte du jeu dissimulé, mais aussi ritualisé de la bonne société. Mme de Merteuil dévoile son habileté, elle mène le jeu, et elle sait admirablement bien jouer le double

Page 103: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

103

jeu de la libertine : elle cache la réalité, l’amant choisi n’est jamais celui avec qui elle se montre, et elle sait se faire reconnaître des libertins.

Le secret de la réussite amoureuse, elle va nous le livrer dans le paragraphe 34 : abréger les préliminaires, parce que ce sont les préliminaires qui trahissent les femmes. Il faut donc être rapide dans la décision : « Vous savez combien je me décide vite : c’est pour avoir observé que ce sont presque toujours les soins antérieurs qui livrent le secret des femmes ».

Dans le paragraphe 35, elle va continuer à dévoiler ses secrets, les moyens, en fait, qu’elle met en œuvre pour rester inattaquable.

Premier moyen : ne jamais écrire. Paradoxalement, c’est parce qu’elle a la faiblesse d’écrire à Valmont qu’elle va se perdre. Il est étonnant, finalement, de voir qu’une femme qui affirme ne jamais déroger à ses principes, qui affirme que Valmont est un ennemi potentiel, va écrire, ici, en se compromettant beaucoup. C’est peut être l’aspect peu vraisemblable de cette lettre. En tous cas ne jamais écrire, ne jamais donner de signes à l’amant, c’est-à-dire ne jamais manifester un intérêt qui pourrait être décelé ; et surtout surprendre les secrets des autres, ne jamais révéler les siens. D’où l’utilisation de la métaphore biblique de Samson et Dalila : « De combien de nos Samsons modernes, ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ! » Autrement dit, Mme de Merteuil exerce le chantage qui lui permet de conserver son impunité. Pour ceux qui sont inattaquables par le chantage, elle les flatte, et elle rompt quand elle sent que la situation peut devenir dangereuse.

Dans le paragraphe 36, Mme de Merteuil invite Valmont à reconnaître qu’elle n’a jamais dérogé à ses principes, et elle renouvelle sa déclaration de guerre. Les métaphores sont communes entre la guerre et l’amour, et cette confusion peut abuser Valmont. Il s’agit pourtant bien d’un combat pour déterminer la supériorité de l’une sur l’autre. Mme de Merteuil veut un adversaire à sa taille, et elle veut un homme dont la défaite assure sa suprématie incontestable : « je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire ; je brûlais de vous combattre corps à corps ». Mme de Merteuil avoue même une faiblesse passagère, non pas une faiblesse sentimentale, une faiblesse intellectuelle ; elle ne maîtrise plus réellement le projet qu’elle s’est fixé : « C’est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d’empire sur moi ». Cela ne signifie pas forcément qu’elle aime Valmont, ce n’est pas ça ; c’est plutôt que le désir qu’elle a de combattre Valmont devient pour elle une véritable passion ; une passion qui lui fait un peu perdre l’empire qu’elle a sur elle. Elle invite, en tous cas, Valmont à reconnaître qu’elle a été la plus forte, aucune preuve de leur liaison n’a jamais été fournie, aucun soupçon, même, n’est jamais apparu, et sa réputation est demeurée parfaitement intacte. Cette suprématie qu’elle affiche, et qu’elle prouve à Valmont par leur propre histoire, devrait faire réfléchir ce dernier.

Le paragraphe 37 est une réponse à une objection précédente : la présence de la femme de chambre, qui peut perdre Mme de Merteuil. Mme de Merteuil a besoin, tout de même, de complice ; en tous cas, elle a auprès d’elle une femme de chambre, qui pourrait la dénoncer.

Mais, elle expose dans le chapitre 38, le chantage qu’elle exerce sur sa femme de chambre. C’est un double chantage ; C’est d’abord un chantage affectif : « Premièrement, cette fille est ma sœur de lait, et ce lien qui ne nous en paraît pas un, n’est pas sans force pour les gens de cet état ». C’est sa sœur de lait, c’est-à-dire qu’elles ont eu la même nourrice ; ou, plus exactement, que Mme de Merteuil a été nourrie par la mère de sa femme de chambre. Donc, premier chantage, affectif, avec tout le mépris pour ces gens du peuple qui sont sensibles à ce type de lien. Ce

Page 104: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

104

lien est un lien affectif pour la femme de chambre, alors qu’il n’est pour Mme de Merteuil qu’un lien de type financier. Deuxième chantage, sans doute beaucoup plus efficace, c’est le chantage judiciaire : « j’ai son secret, et mieux encore ; victime d’une folie de l’amour, elle était perdue si je ne l’eusse sauvée. Ses parents, tout hérissés d’honneur, ne voulaient pas moins que la faire enfermer. Ils s’adressèrent à moi [….] Elle sait donc que j’ai son sort entre les mains ; et quand, par impossible, ces moyens puissants ne l’arrêteraient point, n’est-il pas évident que sa conduite dévoilée et sa punition authentique ôteraient bientôt toute créance à ses discours ?». Donc, si Victoire ne veut pas se retrouver en prison, elle a tout intérêt à ne pas trahir Mme de Merteuil ; et quand bien même elle la trahirait, sa conduite passée rendrait absolument caduques toutes ses déclarations.

Donc, l’activité libertine de Mme de Merteuil est garantie par toute une série de dispositions, qui lui garantissent l’impunité. On la devine, ici, assez forte pour vaincre Prévan, et Valmont devrait bien s’inquiéter de cet étalage de supériorité.

Viennent ensuite les deux paragraphes de conclusion, le 39 et le 40. Paragraphe 39, Mme de Merteuil avoue qu’il y a encore beaucoup d’autres

précautions, mais qu’elle ne détaille pas. Valmont, s’il est un peu sagace, devrait trouver lui-même : « A ces précautions que j’appelle fondamentales, s’en joignent mille autres, ou locales, ou d’occasion, que la réflexion et l’habitude font trouver au besoin ; dont le détail serait minutieux, mais dont la pratique est importante, et qu’il faut vous donner la peine de recueillir dans l’ensemble de ma conduite, si vous voulez parvenir à les connaître ». C’est donc toute une série de dispositions, pour lesquelles elles ne donne pas de précisions, mais dont on devine, tout de même, que Valmont devrait bien s’inquiéter.

Dernier paragraphe, le 40. Mme de Merteuil y réaffirme une fois encore, sa singularité et son mépris pour les autres femmes, les femmes qui rampent : « Mais de prétendre que je me donne tant de soins pour n’en pas retirer de fruits ; qu’après m’être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l’imprudence et la timidité ; que surtout je puisse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, Vicomte, jamais ». Donc, au milieu de ces femmes qui rampent, elle est la femme debout, la femme combattante qui ne cède jamais. Ce n’est pas du féminisme ; on ne peut pas parler du féminisme de Mme de Merteuil comme certains critiques ont pu le faire. D’abord, parce que le terme féminisme est un peu anachronique, et que, ce que nous entendons, nous, par féminisme, n’a rien de commun avec l’attitude de Mme de Merteuil. Ensuite, parce que Mme de Merteuil se désolidarise totalement, radicalement, définitivement des autres femmes, des « rampantes ». On voit bien, au cours du roman, qu’elle n’hésite pas à les utiliser. Elle n’hésite pas à duper Mme de Volanges, qui a mis en elle toute sa confiance ; elle n’hésite pas à provoquer la mise à mort de Mme de Tourvel ; elle n’hésite pas, non plus, à utiliser Cécile comme instrument de sa vengeance. Donc, il y a une absence de solidarité qui exclut l’idée de féminisme. La lutte de Mme de Merteuil est une lutte singulière, au sens où c’est une lutte personnelle. Donc, il y a bien une lutte entre les hommes et les femmes, c’est évident ; mais pour Mme de Merteuil, c’est avant tout une lutte entre elle et Valmont, ou une lutte entre elle et les hommes, Valmont représentant « les hommes », ou l’ « homme », dans ce qu’il a de plus dangereux pour les femmes. Elle affiche, ici, une détermination résolue, dont la violence apparaît dans la métaphore guerrière, et la brièveté très sèche de la fin de la lettre : « Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l’avoir, et je l’aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas : en deux mots, voilà notre roman. Adieu ».

Page 105: cours RATIONALISME et SENSIBILITé au XVIII

105

En conclusion, c’est une lettre très intéressante, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le discours de la pratique libertine, habituellement tenu par

les hommes, est ici tenu par une femme. Le modèle de Versac, qui vient à l’esprit, est ici, donc, transformé ; et cette prise de parole montre la supériorité évidente de Mme de Merteuil sur Valmont. Elle est celle qui détient le savoir et la parole libertine.

Deuxième question que pose cette lettre, c’est bien sûr celle de l’authenticité, faut-il croire absolument à ce discours ? Le texte étant sui-référentiel, aucun élément extérieur ne peut venir infirmer ou confirmer les propos de Mme de Merteuil.

Cette lettre est également une mise en garde explicite adressée à Valmont. S’il n’y a pas de solidarité ou de complicité entre les femmes, il n’y en a pas non plus dans le monde libertin. On voit bien que le libertinage, c’est un jeu de société, mais c’est un jeu de solitaire ; il n’y a ni solidarité, ni complicité réelle.

Enfin, cette lettre manifeste une volonté de puissance qui sera démontrée par l’expérience dans la lettre 85 qui date du 25 septembre, soit cinq jours après cette fameuse lettre. Mme de Merteuil y affirme à nouveau sa singularité, sa victoire – l’affaire Prévan -, et Valmont devrait bien y lire le signe de sa future perte. Je cite : « Enfin vous serez tranquille, et surtout vous me rendrez justice. Ecoutez, et ne me confondez plus avec les autres femmes. J’ai mis à fin mon aventure avec Prévan ; à fin ! entendez-vous bien ce que cela veut dire ? A présent, vous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter ».