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DNSEP Option Art Domaine Communication, Mention Intermédias ESAM Caen/Cherbourg 2013 COMMENT HABITER L’ESPACE ? Marianne Frassati

COMMENT HABITER L'ESPACE ?

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  • DNSEP Option Art Domaine Communication, Mention IntermdiasESAM Caen/Cherbourg 2013

    COMMENT HABITER LESPACE?

    Marianne Frassati

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    Introduction 5

    Chapitre 1 : La condition urbaine 7

    1. La ville disperse 8

    morcellement de lespace morcellement du temps vcu construction de nouvelles proximits

    2 . Un tre sans intriorit et sans corps 12

    les dangers de lutopie de la communication dgradation du lien social

    3 . Rgime de circulation et connexion des lieux 16

    multiplicit des rythmes perceptions croises zonage, sgrgation et surveillance/des mcanismes disciplinaires

    Chapitre 2 : Quand les thories tentent de dfinir les pratiques 23

    1. Lesthtique relationnelle (ou le potentiel social) 24

    dfinition application limites

    2 . Lart contextuel (un art en contexte rel) 29

    dfinition quand lart est en dcalage avec son contexte de cration et dexposition lexemple dune oeuvre vritablement contextuelle limites

    3 . Lartivisme (un art politique) 34

    dfinition Reclaim the Streets le 18 juin 1999 la relation conflictuelle entre lartivisme et la politique

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    Chapitre 3 : Explorer la ville autrement 43

    1. De la ncessit de lin situ 44

    premire approche : Daniel Buren les enjeux de la commande publique les oeuvres phmres dans lespace urbain : animation culturelle ou vritable rflexion sur la ville?

    2 . Lordinaire urbain 51

    lcriture comme exprience du monde et de la vie la figure du pont la pratique du field recording

    3 . Appropriation ou r-appropriation de lespace urbain 56

    reconsidrer le territoire partir de ses marges bousculer les habitudes perceptives lidentit des villes en question

    Conclusion 62

    Bibliographie 64

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    Dans une interview pour la revue Mouvement, Pascal Le Brun-Cordier propose une liste non-exhaustive de rfrences artistiques qui lui ont inspir la cration des Zones Artistiques Temporaires de Montpellier : Jai suivi, ces dernires annes, de grandes manifestations comme Lille 2004, Estuaire, Evento, Nuit Blanche, les rendez-vous du Channel Calais, Metropolis Copenhague, Burning Man dans le Nevada, mais aussi des projets ruraux comme Promenade(s), le Nombril du monde, insulaires comme Terschellings (Pays-Bas), des actions de quartiers comme ECObox, des dmarches artivistes, le mouvement des free parties, des flash mobs... 2Une telle profusion dvnements artistiques en situation, qui plus est lchelle internationale, pose question. Comment expliquer lessor de ces pratiques en milieu urbain ? Sagit-il uniquement dune dmocratisation de lart qui vient rompre avec le systme marchand et les lieux institutionnels dexposition ? Bien que cet aspect soit souvent le moteur des dmarches artistiques cites prcdemment, nous pouvons galement voir l un questionnement de notre rapport au monde, cet environnement urbain auquel nous ne prtons plus attention. Afin de dvelopper cette thse sur notre relation la ville par le biais de lart, nous poserons la question suivante : comment la cration artistique permet-elle de reconsidrer le rapport de lindividu lespace urbain ?Dans un premier temps, nous verrons quavant de sinterroger sur le comment, il faut sintresser au pourquoi. En effet, la cration artistique, par sa recherche dune autre manire de vivre la ville, nous amne rflchir sur ce contexte si particulier quest notre environnement urbain. Comment a-t-il volu ? Quest-il devenu en ce XXIme sicle ? Pourquoi les artistes semparent de ce terrain dexprimentation ? En somme, quels sont les problmes majeurs de la ville moderne ? Cest en faisant le constat de la condition urbaine que nous pourrons comprendre les enjeux dun art qui intervient comme une tentative de dpassement de la fonctionnalit et de lusage.Par la suite, nous explorerons le champ thorique qui sefforce de dfinir des pratiques artistiques rpondant aux problmes que pose lurbain, savoir la question du lien social, du fonctionnalisme et du quotidien alinant mais aussi de la marginalisation, du zonage et de la sgrgation. Cette tude nous fera entrevoir les limites de dfinitions trop utopistes ou gnriques. Nous finirons donc par un tour dhorizon de la cration artistique qui explore limaginaire urbain en structurant notre rflexion selon plusieurs axes : la ncessit ou non de lin situ, lordinaire urbain et son potentiel cratif et lappropriation ou la r-appropriation de lespace urbain.

    1 - Pascal Le Brun-Cordier, entretien avec Julie Bordenave, Quartiers libres , Mouvement, n 58, janvier-mars 2011, p. 92

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  • [La ville] est la fois un lieu de rencontres et de conflits, daccord et de dissensus, cest--dire de partage, au double sens du terme: comme mise en commun et comme division. Mise en commun qui seffectue toujours de manire ponctuelle, division qui peut prendre la forme de ghetto, de gated communities ou encore dune augmentation de lintensit des flux urbains.

    (Introduction de Thorique. 2, Zones urbaines partages, Saint-Denis, Synesthsie, 2008, p.5 et 6)

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    La condition urbaine

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    1. La ville disperse

    Sil est une observation que tout un chacun peu porter sur la ville, cest bien celle de lorganisation des espaces qui la constituent. Soumise un rgime de transformations intensif, la ville apparat comme constamment en travaux et ce dans le but dtre plus fonctionnelle ou attractive. Ces mises jour permanentes dessinent un nouveau visage, celui dun espace urbain aux frontires extrmement floues du fait dun phnomne dtalement, dclatement et de fragmentation. Les zones commerciales priphriques poussent comme des champignons tandis que les distances semblent se rduire toujours plus grce lusage croissant de lautomobile et lamnagement des grands axes de circulation. De tels bouleversements ont radicalement modifi le modle de la ville compacte pour le faire voluer en une ville disperse.

    Traduit par des termes descriptifs : aires mtropolitaines aux tats-Unis ( partir de 1910) et au Canada (quelques dcennies plus tard), aires urbaines en France (depuis 1996), ce modle procde de ltalement spatial du processus durbanisation et surtout de laffirmation de nouveaux ples (ou nouvelles centralits) dans les auroles des talements priphriques formes successivement autour des villes-centres. La ville disperse est donc de nature polycentrique. Elle tmoigne galement de lintensit des dplacements quotidiens squentiels, ce qui en fait une ville du mouvement. 2

    Dans ce contexte, lespace et le temps sont vcus et lis entre eux dune manire bien particulire. Et, contrairement ce que certains discours voudraient dnoncer, la ville disperse ne proclame pas la fin de la proximit, elle en cre au contraire de nouvelles.

    morcellement de lespace

    limage dun puzzle, la ville est constitue dun ensemble de pices diffrentes et connectes entre elles (de manire plus ou moins efficace). Chaque individu est amen parcourir plusieurs espaces quotidiennement, entre quartier daffaire, zone rsidentielle et commerciale ou de loisirs. La ville nest donc pas apprhende dans son ensemble mais de manire fragmentaire selon notre subjectivit et nos besoins. Cela explique la bonne connaissance que nous avons de certaines rues, quartiers ou enseignes de magasins alors que nous pouvons nous perdre dans une rue parallle, que nous ne frquentons jamais. Un tel constat na rien dalarmant au vu des chelles, parfois dmesures, des grandes villes ; cependant il laisse penser que notre relation lespace urbain est purement fonctionnelle et donc subie plutt que choisie.Que dire alors de lespace public ? Et dabord, que signifie vraiment cette expression, a-t-elle encore du sens de nos jours ? Par dfinition commun et ouvert tous, lespace public serait un lieu de rencontres de tous les citoyens, sans distinction aucune. Pourtant il est

    2 - Jacques Chevalier, La question de la proximit dans la ville disperse : plaidoyer pour une chelle des proximits in Espaces et SOcits, http://eso.cnrs.fr/TELECHARGEMENTS/revue/ESO_14/JChevalier.pdf

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    difficile dimaginer que la ville puisse concentrer lespace des changes au sein de quelques lieux privilgis. En effet, bien que lespace public voque par amalgame les rues commerantes et autres voies pitonnes - la plupart du temps implantes en centre-ville - ces dernires nen demeurent pas moins des lieux de consommation o se juxtaposent des activits de service lintrieur despaces privs. Autrement dit, et y regarder de plus prs, cet espace na rien de public si ce nest la rue qui le traverse. Ce nest pas non plus parce quun trs grand nombre dindividus se regroupe en des endroits prcis que ces derniers sont propices la rencontre ou lchange. De nombreuses observations font dailleurs tat de cet individu paradoxalement seul au milieu de la foule. dfaut despace public, Elie During choisi donc de parler d espaces collectifs 3, par nature fragmentaires et htrognes. Le terme semble plus juste, en ce qui concerne le caractre htrogne tout en introduisant une dimension sociale positive dans lide dun espace partag par un groupe.

    Mais ce ne sont pas tant les expressions que la dissmination des espaces qui nous intresse ici. La ville est spatiophage, elle ne cesse de stendre toujours plus loin, se transforme en communaut dagglomration, en mgapole et mme lorsque ses limites semblent lui chapper et que son engorgement saccentue, son dveloppement ne diminue pas. Les villes tentaculaires absorbent tout sur leur passage et rares sont les zones rurales qui subsistent une trop faible proximit dun tel monstre. Mme lchelle dune petite ou moyenne ville de France les observations sont les mmes, dans une moindre mesure videmment. Quelle place reste-t-il lindividu dans cet environnement ?Comment ne pas perdre tous ses repres lorsque lon simmerge dans une mtropole aussi insaisissable que le Tokyo que nous propose Sofia Coppola dans Lost in translation ? Plus quun dcor pour ce film, la ville sapparente presque ici un personnage ou tout du moins constitue le vritable sujet du rcit. Dans son introduction une rflexion sur lurbain sans figure , Michel Lussault dcrit dailleurs brivement lun des passages du film : un des protagonistes, lors dune superbe scne, observant Tokyo de la fentre de sa chambre situe un tage lev dun htel de luxe, choue comprendre visuellement lagrgat urbain quil contemple ses pieds, ce que traduit le mouvement oscillant de la camra dune extrmit du champ de vision de lhrone lautre .4 Une telle difficult saisir lespace qui nous environne, et ce depuis nimporte quel point de vue, est rvlatrice de limpact du dveloppement constant et croissant de lurbain. Il ne faut pas oublier galement que les transformations opres lchelle dune ville sont cibles et visent bien souvent les mmes types despaces - centre-ville, quartiers rsidentiels aiss, zones commerciales, etc. De ce fait des zones urbaines importantes, habites par les populations les plus pauvres, se retrouvent mises lcart des ples dattractivit. Ce sont ces problmes que tentent aujourdhui de rpondre les urbanistes et architectes et non sans mal car les transformations des villes soprent une vitesse incroyable.

    3 - Elie During, Plaidoyer pour un art dispers in Thoriques 2, Zones urbaines partages, Saint-Denis, Synesthsie, 2008, p. 634 - Jacques Lvy et Michel Lussault, Dictionnaire de la gographie et de lespace des socits, Paris, Belin, 2012

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    morcellement du temps vcu

    Le tissu urbain ressemble donc un patchwork aux pices parfois troues, ces non-lieux dont on ne sait pas encore quoi faire. Et cette dissmination des espaces va de paire, pour le citadin, avec une division des temporalits. Comme lexplique Pascal Michon, les individus eux-mmes ont rencontr de plus en plus de difficults accorder les diffrentes temporalits dans lesquelles ils sont pris. La fluidification gnrale de la vie provoque par la diffusion dhoraires flexibles non choisis, la prcarisation des emplois, le chevauchement frquent des activits, lintrusion des technologies de communication se sont traduits bien souvent par un morcellement du temps vcu 5. Ltude que nous fournit ce philosophe et historien est des plus pertinente. Aprs avoir situ le contexte historique qui donne naissance aux villes telles que nous les connaissons aujourdhui, il soulve les principaux problmes qui affectent les individus et notamment celui des rythmes de vie. Exposant les limites des analyses et rponses thoriques apportes par les sociologues, fonctionnaires territoriaux et autres spcialistes, il propose quatre sries de transformations ncessaires selon lui :

    1. Tenir ensemble le problme des rythmes des interactions sociales et celui des rythmes des corps et du langage qui soutiennent en permanence ces interactions. Introduire ainsi dans la rflexion sur la ville une dimension anthropologique et potique, sans laquelle tout se ramne des questions purement techniques.2. Sortir de la fascination pour les moments de concentration festive et repenser ceux de la vie associative et politique. Sortir galement de la fascination pour les technologies de tlcommunication et dinformation et repenser la puissance de potentialisation propre lactivit du langage qui reste leur fondement.3. Dpasser la conception mtrique qui rduit les rythmes de simples successions linaires et calculables de temps forts et faibles et empche de les concevoir comme des systmes o les diffrences dintensits fortes et faibles sont multidimensionnelles et croises (comme par exemple dans le rythme qui soutient la signifiance dun pome).4. Lutter contre la vision technocratique dissipative du social et revaloriser le rle du conflit dans les processus dindividuation singulire et collective. 6

    Ces principes, presque utopiques, sont rvlateurs des maux lis la fragmentation de notre temporalit. Mme si les solutions proposes ici paraissent difficilement ralisables, elles nen demeurent pas moins la marche suivre si lon veut retrouver une relation plus personnelle et humaine notre environnement. Ces transformations peuvent et doivent galement se retrouver dans le champ de lart, ouvert tous les possibles, afin de proposer une autre manire de vivre et dapprhender lespace urbain.

    5 - Pascal Michon, Leurythmie comme utopie urbaine in Thoriques 2, Zones urbaines partages, Saint-Denis, Synesthsie, 2008, p. 146 - Ibid. p. 19 et 20

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    construction de nouvelles proximits

    Nous pourrions penser, aprs avoir fait tat du morcellement de lespace et du temps propre la ville diffuse, que la notion de proximit sest perdue dans cet clatement spatio-temporel. Cela prsupposerait donc que lancien modle urbain, plus compact, tait davantage propice aux changes. Mais la proximit entre des individus issus de diffrents groupes sociaux stablit-elle ncessairement lorsque la distance mtrique est faible ? Si tel est le cas, cela reviendrait penser que les connexions opres entre les habitants sont conditionnes par un certain primtre spatial et donc non-choisies. lvidence, les relations qui se tissent entre les individus au sein dune ville sont bien plus complexes et ne relvent pas essentiellement dune question de distance physique. Sans entrer dans les mandres de lespace virtuel, qui autorise des changes impensables il y a de cela vingt ans du fait de labolition de la notion de distance gographique, lespace rel, aussi fragment soit-il, permet de nouvelles proximits de voir le jour.Cest ce quexpose le chercheur Jacques Chevalier dans le numro 14 de la revue ESO lorsquil parle dune chelle des proximits . Il observe dans un premier temps que les groupes sociaux sont rpartis de la mme manire quavant - lorsque la ville tait monocentrique et non disperse - selon trois variables : laurolisation (associe aux tapes de la vie), [la] sectorisation (dtermine par la position socio-conomique) et [l] insularisation (lie aux origines ethniques, dans les villes nourries par une immigration continue) .7 partir de ces variables une forme de proximit peut se dvelopper entre des individus dun mme groupe social selon quelques caractristiques communes telles que lapparence, le niveau de revenu ou encore le comportement. Tout en gardant un intervalle respectable entre soi et les autres, entre la sphre prive et la sphre publique, il sagit avant tout de se donner une identit et de reconnatre une identit voisine ceux qui sont aperus ou rellement ctoys. Cest cette identit qui est alors suppose faire lien, construire du relationnel. 8

    ce stade de lanalyse, nous pourrions reprocher au chercheur la simplification quil fait de la ville disperse en considrant lindividu comme casanier alors que, nous lavons vu prcdemment, ce dernier oscille sans cesse entre mobilit et immobilit, partageant son temps entre plusieurs espaces. Cependant Jacques Chevalier a conscience de lexagration quil propose quant la vision de la ville dans cette premire analyse, cest pourquoi il nous soumet une seconde lecture qui, cette fois-ci, prend en compte les mobilits qui ont cours dans la ville disperse. La dimension temporelle intervient alors couple la spatialisation afin dvoquer les parcours individuels ou collectifs rguls et dtermins par des tracs bien dfinis. Il existe en effet une mtastructure faite daxes et de noeuds qui constituent des rseaux plus ou moins denses et complexes crant des relations connectives entre des lieux, mtastructure qui encourage la multiplication et la diversification de ces derniers et contribue laccentuation de la polycentricit .9

    7 - Jacques Chevalier, op. cit. p. 208 - Ibid, p. 209 - Ibid. p. 20

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    La mtastructure dcrite ici est llment moteur du rapport qui stablit entre lindividu et son environnement urbain mais aussi entre tous les citadins eux-mmes. Les connexions ne seffectuent plus seulement lchelle dune rue ou dun quartier mais bien dun lieu un autre par lintermdiaire dun rseau. En ce sens il parat plus juste de parler dune chelle des proximits, celles-ci tant singulires, volutives et non-assimilables la dfinition gnrique de proximit . Du local au multi-local, chaque change intervient dune manire particulire, venant enrichir la relation de lindividu son environnement et aux autres.En dfinitive, le discours nostalgique qui veut faire regretter un temps pass o la solidarit, la proximit et la rencontre taient affaires communes nie les nouvelles dimensions spatiales et temporelles dune ville diffuse dans laquelle le centre nest plus lunique point nvralgique. Si lindividualisme na cess de crotre depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, cela ne sonne pas ncessairement la fin de toutes proximits mais plutt leur redfinition. De mme lre de la communication dans laquelle nous sommes entrs avec lessor des NTIC ncessite une nouvelle manire dapprhender lchange afin dviter de sengouffrer plus profondment dans une socit de lexclusion.

    2 . Un tre sans intriorit et sans corps

    les dangers de lutopie de la communication

    ce propos, Philippe Breton critique avec lucidit les travers de ce quil nomme lutopie de la communication et ses consquences nfastes sur la socit et lindividu. Dans un essai de sociologie 10, le chercheur se propose de rpondre la question suivante : pourquoi accorde-t-on autant dimportance la communication, depuis le milieu du XXme sicle ? Contrairement lchelle des proximits de Jacques Chevalier qui suggre plusieurs formes de partages sans en dcrire ses effets, lutopie de la communication, telle quanalyse par Philippe Breton, rvle les excs dune valeur post-traumatique - la communication - faisant de lhumain un tre vid de son intriorit car entirement tourn vers le social. Afin de comprendre ce constat, il est ncessaire dexpliquer louvrage du chercheur. Si les relations entre individus ainsi que leur rapport au monde qui les environne ne sont pas explicitement dcrits, ils nen demeurent pas moins lis aux remarques que formule Philippe Breton au fil de sa thse. En effet, la communication sinscrit dans le contexte dune socit, qui elle-mme se dveloppe au sein dune ville. Par cet acte le citadin prouve son rapport lautre tout autant qu la ville et ce qui la constitue. Lutopie, telle que dfinie par Lesjek Kolakowski, serait la foi en une socit o non seulement les sources du mal, du conflit ou de lagression sont cartes mais o se ralise une rconciliation totale entre ce que lhomme est, ce quil devient et ce qui lentoure .11 Il faut bien noter ici que lutopie reste un projet imaginaire qui nest donc pas amen se

    10 - Philippe Breton, Lutopie de la communication, Paris, La Dcouverte, 199711 - Cit par Gilles Lapouge in Utopie et civilisations, Albin Michel, Paris, 1991, p. 278-279

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    raliser. Associe la communication, cette notion prend un sens tout particulier dans un contexte social trs difficile, savoir laprs-guerre. Ce projet utopique, thoris pour la premire fois par Norbert Wiener, se dveloppe trois niveaux : une socit idale, une autre dfinition anthropologique de lhomme, la promotion de la communication comme valeur 12. Mais une telle ambition ncessite la redfinition de lhomme en un Homo communicans, pour reprendre les termes de Breton. Si nous tendons effectivement vers cette utopie, alors le modle humain nest autre quun tre sans intriorit et sans corps, qui vit dans une socit sans secret, un tre tout entier tourn vers le social, qui nexiste qu travers linformation et lchange, dans une socit rendue transparente grce aux nouvelles machines communiquer .13 Lhomme nouveau nagirait donc quen raction aux autres ? Il ny aurait plus de race et donc plus dexclusion dans un monde o lhomme se dfinit par ses relations. Mais dans les faits, ces penses sincarnent-elles et sous quelles formes ?

    Bien que lutopie de la communication prne lchange et la transparence, elle nen demeure pas moins dangereuse par son apologie systmatique du consensus. Cest en ce sens que lessai de Philippe Breton apparat comme trs clairant, car, contrairement ses contemporains qui vantent les mrites de la communication, ce chercheur pointe ses effets pervers dans lexcs. Il voque dans un premier temps les ambiguts de la communication, commencer par sa dfinition qui pose problme encore aujourdhui. Par un effet de mode et de facilit, ce terme est employ rgulirement pour qualifier des pratiques htrognes. De nouvelles formations universitaires se targuent notamment de ce nom qui reste cependant trs obscur quant la dfinition du domaine dtude quil concerne. ce sujet, Philippe Breton crit : Limprcision notable du terme de communication confre en fait cette notion une trs grande souplesse, pour ne pas dire un certain opportunisme, qui rend possible sa pntration dans tous les domaines concerns .14 Si bien quun vritable dplacement du rle et de la fonction de cet outil quest la communication sopre par rapport ses finalits. titre dexemple, lauteur voque la confusion entre le fait rel et sa reprsentation, essentiellement mdiatique. Au lieu de ntre quun intermdiaire, un simple passeur, le mdia est devenu un centre nvralgique qui dforme le message voire lannihile compltement. Si lchange ne peut plus se faire directement entre lmetteur et le destinataire ou que la nature de son contenu est modifie, alors nous sommes dans cette socit autiste que dcrivent Sfez et Baudrillard .Une telle constatation amne rflchir sur le dveloppement des outils de communication. Na-t-on pas relgu la qualit du message au profit de lergonomie des produits ? Alors que les smartphones et autres tablettes envahissent les marchs, quen est-il de la relation entre lmetteur et le rcepteur ? De tels outils ne favorisent-ils pas lindividualisme ? Quelles relations lenvironnement urbain et aux autres autorisent-ils ?

    12 - Philippe Breton, op.cit., p. 5013 - Ibid., p. 5014 - Ibid., p. 130

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    @.2: S1Eep1ng|[email protected]#ty, installation-performance sur lide de corps augment de Frdric Deslias & Gal L, compagnie Le Clair-Obscur. Prsente aux Ateliers Intermdiaires Caen en avril 2012.

    Le corps de la performeuse Sandra Devaux est isol du monde, emprisonn dans un cerceuil de verre. Aucun contact direct ne permet de dialoguer avec elle. Les changes sont mdiatiss par le rseau : les messages publis sur le mur de SleepinBeauty sont retranscrits Sandra via une voix synthtique anonyme. La machine scanne alors en retour son corps pour publier en rponse son tat motionnel. La performeuse est un mdium muet, inerte, lthargique, qui ne communique que via des tats capts.

    (Crdits photos : Le Clair-Obscur. Pour plus dinformations : http://www.leclairobscur.net)

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    dgradation du lien social

    Comme la trs justement crit Guy Debord, Tout ce qui tait directement vcu sest loign dans une reprsentation .15 Cette ide se retrouve dans lutopie de la communication quanalyse Philippe Breton. Ce dernier dveloppe cet aspect en abordant le rle cl des mdias et en prenant pour exemple le voyeurisme permis par les missions de tl-ralit. Selon lui, les mdias ne font aprs tout que remplir un vide dont ils ne sont gure responsables .16 Est-il alors possible de combler ce vide autrement que par des reprsentations trs strotypes et extrmement codifies diffuses par les mdias ? Quelle est la cause de cette absence ou manque de lien social ? Malheureusement lauteur ne rpond pas ces questions et ne fait que les soulever discrtement. Guy Debord, quant lui, a le mrite de pointer les failles et les dangers du systme lorsquil crit : Lalination du spectateur au profit de lobjet contempl (qui est le rsultat de sa propre activit inconsciente) sexprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnatre dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre dsir. Lextriorit du spectacle par rapport lhomme agissant apparat en ce que ses propres gestes ne sont plus lui, mais un autre qui les lui reprsente. Cest pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. 17Si lon en croit Guy Debord, ce vide dont nous parlions prcdemment serait en fait li un sentiment de dpossession de sa propre existence. Thorie des plus ngatives quil faut tout de mme relativiser quand on sait que ce livre a t crit dans lintention de nuire la socit spectaculaire. Mais des liens sont tout de mme perceptibles entre la thorie situationniste et la dnonciation des effets pervers de lutopie de la communication par Breton. Ce chercheur reprend en effet certaines des observations faites pendant les annes soixante par des groupes artistiques soucieux de la cohsion sociale (les situationnistes et Fluxus, par exemple). Il est regrettable que la partie de son essai quil consacre la critique ne soit pas plus toffe car les questions quelle soulve sont des plus pertinentes, encore aujourdhui.

    Il nest cependant pas le premier sinterroger sur les causes de la dgradation des relations inter-humaines. Hannah Arendt, dans un ouvrage intitul Condition de lhomme moderne, tudie entre autres les comportements humains dans la sphre publique. Elle explique ainsi que ce qui pousse le fabricateur vers la place du march cest le dsir de voir des produits et non des hommes. Cest ce manque de relations avec autrui, ce souci primordial de marchandises changeables que Marx a fltris en y dnonant la dshumanisation, lalination de soi de la socit commerciale, qui en effet exclut les hommes en tant quhommes et, par un remarquable renversement du rapport antique entre le priv et le public, exige que les hommes ne se fassent voir que dans le priv de leurs familles ou lintimit de leurs amis. 18 Ici la communication nest envisage que de

    15 - Guy Debord, La socit du spectacle, Gallimard, Paris, 1992, thse 1 p. 1516 - Philippe Breton, op. cit., p. 15117 - Guy Debord, op. cit., thse 39 p. 3118 - Hannah Arendt, Condition de lhomme moderne, Pocket, Paris, 2010, p. 271

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    manire utilitaire, dans le cadre dun change de marchandises. Les relations ponctuelles observables au sein dune ville sont majoritairement de cette nature. Elles voluent parfois long terme ou restent superficielles, par ncessit.Dans une journe nous sommes amens communiquer un trs grand nombre de fois, que ce soit par le langage ou par le corps. Autant de brefs instants dchanges qui dterminent notre rapport aux autres. Alternant sans cesse entre mobilit et immobilit, nous divisons notre temps vcu en parcours. Comment perevons-nous lenvironnement urbain lorsque nous sommes pris dans ce mouvement ? Quel(s) rythme(s) pouvons-nous adopter ?

    3 . Rgime de circulation et connexion des lieux

    multiplicit des rythmes

    La ville se parcourt, se traverse mais ne se laisse jamais dcouvrir totalement. Dans nos dplacements quotidiens nous ne saisissons quune infime partie dun rseau en constante volution. Et pourtant nous pouvons dj esquisser un portrait : celui dune ville dans laquelle les lieux sont dissmins dans lespace et ne sont pas sparables dun certain rgime de circulation. Comme lexplique Rem Koolhaas propos de ce quil appelle la Ville Gnrique : ce qui est nouveau avec cette voie publique voue aux dplacements, cest quelle ne peut pas tre mesure par ses dimensions. Le mme trajet (disons de quinze kilomtres) procure un grand nombre dexpriences compltement diffrentes : il peut durer cinq ou quarante minutes ; il peut se parcourir seul ou presque, ou tre partag avec la population entire .19 Du centre-ville la priphrie, les chemins sont donc multiples et leur dure varie selon de nombreux paramtres, seul demeure un sentiment dloignement. Si le centre-ville est un point nvralgique, chaque lieu qui le constitue possde ses caractristiques propres, bien souvent lies un rgime de circulation. L o le mouvement devient synchronis, il se fige : sur les escalators, prs des sorties, devant les parcmtres ou les distributeurs automatiques. Parfois, sous la contrainte, les individus sont canaliss dans un flux, pousss travers une seule porte, ou forcs de franchir lintervalle entre deux obstacles temporaires .20 La marche est plus rgulire et monotone lorsque lon sloigne des grands magasins et autres commerces, peut-tre par manque de stimuli visuels ? Ou tout simplement par lhabitude dun parcours que lon effectue dans lunique but de se rendre dun point un autre. Nous vivons dsormais dans plusieurs espaces partags : lintimit dune maison ou dun appartement, le lieu de travail et celui des loisirs. Nos dplacements quotidiens sont donc rythms par ce trio despaces parcourus.Est-il possible de faire une pause, souffler un peu et prendre le temps de considrer lenvironnement qui nous entoure ? Lorsque lon dispose dun vhicule il faut trouver une place de stationnement ou, dans le cas des transports en commun, attendre le prochain

    19 - Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Payot, 2011, p. 5220 - Ibid., p. 94

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    arrt. Mais quand on est pied toute la difficult rside dans la recherche dun banc ou dun lment similaire pour sasseoir. Or il est clair que, selon le lieu dans lequel on se trouve, sil na pas t spcialement prvu que lon sy arrte cela est visible dans lamnagement des voies et de ses environs. La qute de lendroit idal pour se reposer se rvle alors tre un vritable challenge ! Ainsi de trs nombreuses rues, rectilignes nen plus finir, nautorisent pas la flnerie, prfrant lutilit dans les dplacements. Certains bancs ont mme t remplacs par des siges inclins ne permettant pas la position assise puisquils noffrent quun appui, temporaire par nature - triste rponse de lautorit publique pour lutter contre les individus sans domicile fixe qui se reposent ou dorment sur les bancs.Dans cette course effrne voulue et pense par lamnagement de la ville, le promeneur a peine se dplacer sans but prcis. Il adopte donc la conduite quon lui dicte, limage de tous ces individus qui dambulent, tels des pantins, pour se rendre dun point un autre sans relle prise de conscience du trajet en lui-mme. La connexion entre deux lieux, tantt douce ou radicale, suggre des tracs conduisant lindividu l o il le souhaite, et non de la manire dont il le souhaite.

    La dmarche entreprise par le groupe situationniste dans les annes soixante se base sur des observations similaires. Critiquant la sparation fonctionnelle loeuvre dans les villes, lalination de lindividu au travail et dans la socit du spectacle, les membres de ce groupe proposent dautres manires de vivre notre relation lespace urbain. Cela passe par des expriences de drive et de psychogographie - ractualises aujourdhui par de nombreux artistes - mais surtout par ldition dune revue : LInternationale Situationniste. Dans un article intitul Positions situationnistes sur la circulation, Guy Debord nonce neuf principes essentiels qui mettent en vidence les problmes de circulation en y apportant parfois une solution. Parmi ceux-ci nous retiendrons le n 3 : Il nous faut passer de la circulation comme supplment du travail, la circulation comme plaisir .21 Douce utopie dans un monde rythm aujourdhui encore par des dplacements routiniers contraignants. Mais cette courte phrase a le mrite de pointer lun des problmes majeurs de lurbain : la circulation conditionne des individus travers un rseau toujours plus dense et complexe.

    perceptions croises

    Si lon sintresse maintenant aux perceptions que lon a de notre ville, nous constatons quen la parcourant sans y prter attention il est difficile de la saisir dans son ensemble, sans occulter les spcificits des diffrentes parties qui la constituent. lchelle dun quartier ou dune rue, nul besoin de sacrifices, latmosphre gnrale peut tre perue si lon accepte dprouver vritablement notre relation ce morceau de ville .

    21 - Guy-Ernest Debord, Positions situationnistes sur la circulation in LInternationale Situationniste, n3, dcembre 1959. Lisible ladresse suivante : http://i-situationniste.blogspot.fr/2007/04/positions-situationnistes-sur-la.html

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    Porter une attention particulire lenvironnement sonore de lespace urbain est une manire dapprhender un lieu, de discerner certaines de ses spcificits et den saisir les dimensions sociologiques, musicales et potiques. Une tude attentive des flux de circulations et des comportements des citadins permet notamment de capter leurs interactions avec lespace public. Partant de ce constat lchelle de la ville de Caen, jai souhait prouver autrement et enrichir cette relation immatrielle qui nous lie lespace public en la partageant en temps rel avec dautres personnes se situant dans un lieu loign gographiquement. Lenjeu rside dans le croisement des perceptions sonores qui provoque un niveau de conscience particulier. Une relation de rciprocit est mise en place entre les habitants des deux villes, comme un jeu de miroir laissant transparatre les spcificits de chacun.Profitant de lexistence dun jumelage entre Caen et Nashville, renforc par le contexte historique qui a rapproch les tats-Unis de la France, jai choisi de travailler sur le lien qui uni ces deux villes.Le projet consiste en la ralisation et la mise en place de deux sculptures sonores installes dans chacune des villes, en des lieux rendant hommage par leur dnomination au lien gmellaire. Des capteurs sonores disposs en plusieurs endroits dans les rues de Caen et de Nashville ainsi quun systme de retransmission en temps rel permettent chacune des sculptures dmettre des sons. Ceux-ci sont de diverses natures : les conversations des passants dans lune des rues principales de la ville, les vibrations produites par la circulation des automobilistes sur un pont, la vie des habitants dun quartier rsidentiel ou encore la musique country diffuse par les hauts-parleurs Nashville. Ds quun visiteur sapproche et/ou traverse les lments qui constituent la sculpture, le son devient audible. Lexprience physique induite ici modifie considrablement notre perception sonore selon les dplacements et positions que nous adoptons. Mais lorsque personne ne passe proximit, la respiration de la jumelle est imperceptible.

    Cette relation de rciprocit instaure dans le cadre dun projet artistique propose un croisement de perceptions. Les sources sonores choisies dans la ville rvlent un paysage urbain particulier, presque potique lorsque lorigine du son nous chappe. Ce qui importe lors de la slection nest pas tant ce que reprsente le lieu do est prlev le son mais plutt ce qui sy passe. Ce projet ne met pas en avant la sparation spatiale - des lieux ou des individus -, il donne au contraire la possibilit une nouvelle relation de sinstaurer, entre les habitants de deux pays, de deux villes plus prcisment, mais aussi entre divers espaces dune seule et mme ville. Car cette problmatique de la sparation, que nous avons dailleurs aborde dans ltude du morcellement de lespace et du temps au sein de la ville diffuse, est une constituante majeure de la rflexion sur lespace urbain.

    zonage, sgrgation et surveillance/des mcanismes disciplinaires

    Aujourdhui lurbain agence des espaces distincts de plus en plus homognes, fonctionnellement et/ou socialement. La sparation fonctionnelle est dfinie par le terme de zonage, alors que la sgrgation renvoie aux problmes de spartition spatiale des groupes sociaux et des individus. Il ny a pas de situation urbaine, dans le monde, o le fait

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    sgrgatif napparat pas, jusqu parfois constituer un mode dominant dorganisation. 22

    Mtro, boulot, dodo, un cantique qui ne cesse de se ternir au fil des annes. Les urbanistes et architectes lont bien compris, le modle fonctionnaliste inscrit en 1933 dans la Charte dAthnes est trop rigide. Cependant cest ainsi quon t organises les villes et les consquences dun tel zonage sont aujourdhui trs critiques par la profession.Mais plus encore que cette sparation des usages, celle des classes sociales apparat comme particulirement proccupante. lchelle dune petite ou moyenne ville, les HLM et quartiers dits sensibles reprsentent le lieu dhabitation de la population la plus pauvre. Isole des autres quartiers dun point de vue gographique, lamnagement de son territoire reste la plupart du temps sommaire, le budget des villes tant avant tout consacr aux quartiers plus aiss, au centre historique et, de manire gnrale, lamnagement de la voirie. La tendance sest quelque peu inverse aujourdhui du fait dune prise de conscience des politiques quant limportance que prennent certaines de ces enclaves. Que dire alors des ghettos ou des bidonvilles qui couvrent la plante ?Quils soient de trs grande taille ou non, ces derniers abritent une classe sociale trs pauvre la merci du reste de la ville. En effet, si le bidonville se retrouve proche du centre ou bien situ, par un effet dtalement de la ville, il est alors dtruit ou dplac, sans que ses habitants naient leur mot dire. Main doeuvre exploite et pourtant essentielle au dveloppement urbain, ils sont paradoxalement chasss et trs utiles. Si cette situation est encore dissimule en France, elle clate au grand jour en Inde, en Afrique de lOuest ainsi quen Amrique, o les individus les plus pauvres trouvent refuge sur les trottoirs. Issue bien souvent de limmigration, cette classe sociale est la plus touche par le phnomne de sgrgation propre nos villes.

    linverse, ce processus peut tre choisi et concerne dans ce cas les groupes sociaux les plus riches ; cest le cas notamment des gated communities aux tats-Unis. Paradis dors entours de barrires et de camras de surveillance, ces morceaux de ville dans la ville possdent toutes les commodits ncessaires pour que ses habitants nprouvent pas le besoin den sortir. Penss comme des cocons, ils protgent les individus les plus aiss des plus pauvres, entrevus ici comme une menace ou un simple dsagrment. Lorganisation urbaine associe donc des sphres, des bulles despaces sociaux et fonctionnels interagissants, la mobilit servant de liant pour constituer cette cume spatiale qui partout spanche .23Et comme si sgrgation et zonage ne suffisaient pas pour isoler et ainsi contrler les individus, on assiste depuis une dizaine dannes une intensification des dispositifs de surveillance dans lespace urbain. Analyse par Michel Foucault en 1975 dans Surveiller et Punir : naissance de la prison, la socit de surveillance sorganise selon le modle panoptique. Quand Foucault dfinit le Panoptisme, tantt il le dtermine concrtement comme un agencement optique ou lumineux qui caractrise la prison, tantt

    22 - Michel Lussault, Le rgime de lurbain gnralis : un nouvel habitat humain in Thoriques 2, Zones urbaines partages, Saint-Denis, Synesthsie, 2008, p. 2923 - Ibid., p. 31

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    il le dtermine abstraitement comme une machine qui non seulement sapplique une matire visible en gnral (atelier, caserne, cole, hpital autant que prison), mais aussi traverse en gnral toutes les fonctions nonables. La formule abstraite du Panoptisme nest plus voir sans tre vu , mais imposer une conduite quelconque une multiplicit humaine quelconque .24 De tels mcanismes disciplinaires dans une ville disperse o les individus subissent leur existence plutt que ne la choisissent et ne la vivent ne peuvent quaboutir une nvrose gnrale.

    En rponse ce contexte alinant quest devenu lespace urbain, lart intervient comme une tentative de dpassement de la fonctionnalit et de lusage. Par des pratiques htrognes, les artistes critiquent tous les travers et maux que nous avons voqus. Certains vont plus loin que la critique ou la prise de conscience puisquils agissent directement sur la relation qui nous lie lespace urbain, en essayant de la rendre plus humaine, plus potique ou, tout simplement, en permettant chacun de se reconnatre dans la ville, de lapprcier enfin pour une autre raison que son fonctionnalisme.

    24 - Gilles Deleuze, Foucault, Paris, ditions de Minuit, 2004, p. 41

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    Ci-contre et ci-dessus : prison Presidio Modelo Cuba, construite sur le modle du panoptique.Crdits photos : Friman, 2005.

  • Le sujet idal de la socit des figurants serait ainsi rduit la condition de consommateur de temps et despace. Car ce qui ne peut se commercialiser a pour destin de disparatre. Les relations interhumaines ne pourront bientt se tenir en dehors de ces espaces marchands : nous voil somms de discuter autour dune boisson dment tarife, forme symbolique des rapports humains contemporains. Vous voulez de la chaleur partage, du bien-tre deux ? Gotez donc notre caf...

    (Nicolas Bourriaud, Esthtique relationnelle, Dijon, Les Presses du Rel, 2008, p.9)

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    Quand les thories tentent de dfinir les pratiques

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    Questionner le rapport de lindividu lespace urbain travers la cration artistique conduit ncessairement sinterroger sur les relations qui peuvent stablir entre des individus qui partagent le mme environnement. La dtrioration du lien social lie la condition urbaine est un fait que certains artistes explorent afin de crer de nouveaux partages et de rinjecter du collectif dans lespace public. Dautres pratiques ne faisant pas intervenir directement le spectateur dans la cration dune pice amnent galement reconsidrer notre rapport au monde. Esthtique relationnelle, art contextuel ou encore artivisme sont autant de termes permettant de qualifier des dmarches trs htrognes aux objectifs pourtant trs proches. Nous allons voir ce qui les distingue en menant une rflexion sur les tentatives de dfinition de ces pratiques par les thoriciens de lart, laquelle nous permettra galement den cerner les limites.

    1. lesthtique relationnelle (ou le potentiel social)

    dfinition

    La possibilit dun art relationnel (un art prenant pour horizon thorique la sphre des interactions humaines et son contexte social, plus que laffirmation dun espace symbolique autonome et priv), tmoigne dun bouleversement radical des objectifs esthtiques, culturels et politiques mis en jeu par lart moderne. Pour en esquisser une sociologie, cette volution provient essentiellement de la naissance dune culture urbaine mondiale, et de lextension de ce modle citadin la quasi-totalit des phnomnes culturels. 25

    Voil comment Nicolas Bourriaud dfinit lart relationnel tout en exposant le contexte de son origine. Dans son manifeste intitul Esthtique relationnelle, parut en 1998, il fait bien plus qunoncer une thorie ; de son utilit en temps que critre de jugement ses applications dans le champs de lart, cest tout un paysage culturel qui nous est livr ici. Mais attachons nous dabord comprendre cette esthtique relationnelle avant de nous intresser aux artistes qui intgrent cette dimension dans leurs oeuvres.Sil a paru ncessaire Nicolas Bourriaud de thoriser lart relationnel, cest dabord parce quil a fait le constat dun dficit dans le discours des critiques et philosophes quant au jugement des pratiques contemporaines. Trop centrs sur des problmatiques propres aux annes soixante, ces derniers auraient eu du mal cerner les nouveaux enjeux des annes quatre-vingt-dix, si lon en croit lauteur. La question qui se pose alors est celle du critre de jugement qui doit tre redfini en prenant en compte le contexte prsent et non en se rfrant sans cesse des modles issus de lhistoire de lart.

    Marque par lessor de la communication, de lurbanisation et de la consommation, la socit qui se profilait la fin du vingtime sicle tait celle des figurants, une volution

    25 - Nicolas Bourriaud, Esthtique relationnelle, Dijon, Les Presses du Rel, 2008, p. 14

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    de la socit du spectacle dcrite par Guy Debord. Dans ce contexte, lindividu nest plus seulement le spectateur de sa propre existence, il devient galement un consommateur de temps et despace.Fins observateurs de lpoque dans laquelle ils vivent, les artistes dcryptent rapidement ces phnomnes sociaux et proposent dautres alternatives travers leur pratique artistique. Comme lcrit Nicolas Bourriaud, Lart est un tat de rencontre .26 Vritable interstice social voulu et pens par lartiste, loeuvre dart implique le spectateur, lui permet dexister vritablement face elle et instaure donc un change. Selon Sebastien Biset, lesthtique relationnelle sengage dans la reprsentation de divers types de liens .27 Lesquels sont lists dans la note suivante : On peut, a priori, en distinguer trois catgories fondamentales : les liens sociaux positifs qui dsignent des relations orientes vers la justice, lgalit et la solidarit (Locke, Rousseau, Proudhon, Durkheim) ; les liens sociaux ngatifs qui soulignent la prvalence de situations contraignantes, rapports de domination et de subordination (Hobbes, Marx, Bourdieu) ; et les liens sociaux neutres se prsentant comme vecteurs et pratiques permettant aux individus datteindre les buts quils se sont fixs (Weber, Golfman, Boudon). 28Nous verrons, aprs avoir tudi quelques exemples artistiques, que lesthtique relationnelle est souvent victime de la mme critique qui vise la situer dans la reprsentation de liens sociaux positifs. Nous chercherons alors comprendre les arguments dune telle critique tout en nous appuyant sur la rponse que formule lauteur.

    application

    Tentons maintenant de rattacher cette thorie aux pratiques de certains artistes afin den saisir ses enjeux. Contrairement Nicolas Bourriaud qui cite majoritairement le travail de Rirkrit Tiravanija, dailleurs lorigine de sa thorie relationnelle, nous ferons lanalyse doeuvres qui mettent davantage en rapport les interactions humaines et leur contexte. En effet, si les repas offerts par lartiste thalandais sont une forme dart relationnel, ils apparaissent comme totalement dcontextualiss puisquils sont proposs au sein dun lieu institutionnel ddi lart dans lequel pntrent des individus habitus de ces dmarches, ou tout du moins avertis. Ce qui nous intresse, afin dapprofondir le questionnement sur la manire dont les oeuvres dart nous permettent de reconsidrer notre rapport aux autres et lespace urbain, cest un art qui, dans la mesure du possible, prend en compte le rel aussi bien dans sa conception que dans sa diffusion.En guise dintroduction, lauteur de lEsttique relationnelle cite un grand nombre dexemples qui correspondent ce quil tente de dfinir et de dfendre, parmi lesquels se trouvent Jes Brinch et Henrik Plenge Jacobsen. Ces deux artistes ont en effet propos une sculpture trs controverse sur une place chic de Copenhague, en 1994, intitule

    26 - Ibid., p. 1827 - Sebastien Biset, Lart, espace potentiel de sociabilit in Les formes contemporaines de lart engag, sous la direction dric Van Essche, Bruxelles, La Lettre Vole, 2007, p. 7028 - Ibid., p. 70

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    Burn Out, comme tous les autres projets de cette srie. On pouvait y voir des voitures brles et dfonces ainsi quun bus renvers gisant au milieu de morceaux de tles et de verres briss. Cette exposition qui devait durer trois mois fut annule au bout de cinq jours seulement, suite aux dgradations qui se produisaient chaque soir. Des individus, pour la plupart des jeunes des quartiers dits difficiles, venaient en effet casser dautres voitures, dans la continuit de ce qui tait expos sur la place de la capitale. En disposant les signes de la colre sociale, en en reproduisant avec un ralisme pouss les effets dvastateurs, Jakobsen et son compre rvlent de manire puissante le malaise qui occupe notre civilisation .29 Ceci est dautant plus vrai que les citadins se considrant comme dfavoriss vis--vis de ce quartier ais ont profit de lopportunit qui leur tait accorde par les artistes pour exprimer leur sentiment dinjustice et dabandon. Il serait cependant htif de considrer cette oeuvre comme un encouragement la violence ou une dnonciation morale. La rflexion porte davantage sur la fracture sociale trop souvent dissimule dans nos socits. Cest en cela que la dmarche des deux artistes que nous venons dvoquer peut se rattacher lesthtique relationnelle. En prenant pour base de travail la sphre des interactions humaines et son contexte social, Jes Brinch et Henrik Plenge Jacobsen se situent dans une problmatique relationnelle indissociable de son inscription dans lespace urbain.

    Jochen Gerz quant lui, r-interroge la ville comme espace public par ses propositions artistiques. Contrairement la sculpture dont nous avons parl prcdemment, loeuvre qui retient notre attention ici sinscrit dans une dmarche participative. Cest ce dsir de faire intervenir lautre dans le processus mme de cration qui relve de lesthtique relationnelle. Avec Les Mots de Paris, Jochen Gerz dcide de mler dimension sociale et artistique en cherchant dune part rcolter de largent pour une association - Aux Captifs, la Libration, association ayant pour vocation de rencontrer et daccompagner des personnes qui vivent dans la rue ou de la rue - et dautre part mettre en oeuvre une proposition artistique participative sous sa direction. Mis en place dans le cadre de La Mission 2000, ce projet participatif sest construit en plusieurs tapes. Cela a commenc par des runions de prparation avec les personnes volontaires ainsi que les membres de lassociation pour aboutir linstallation dun abribus, sur le parvis de la cathdrale Notre-Dame de Paris, avec des textes en neuf langues ainsi quune structure pourvue dune fente permettant de glisser de largent. La forme finale de cette oeuvre tait visible du 15 juin la fin du mois daot 2000. Tous les jours, les participants du projet se rendaient sur le parvis et essayaient de parler aux gens. Une telle description laisse perplexe et pourtant elle ne fait que relater le projet dun artiste. Si de nombreuses questions se posent, commenons par la plus vidente, savoir celle du rle de chacun dans la ralisation des Mots de Paris. Quen est-il de lautorit de lartiste ? Serait-elle amoindrie par la participation des autres, comme voudrait nous le faire croire Jochen Gerz ? Ou, au contraire, serait-elle renforce par des collaborateurs

    29 - Jean-Max Colard, Henrik Plenge Jakobsen Le journal du destructeur , in Les Inrockuptibles, 21 janvier 1998, http://www.lesinrocks.com/1998/01/21/musique/concerts/henrik-plenge-jakobsen-le-journal-du-destructeur-11231530/

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    aisment manipulables ? Durant les runions de prparation, les volontaires et membres de lassociation ont appris des textes, particip des ateliers dcriture et de thtre. En somme, on leur a fait acqurir la meilleure manire de sexhiber. Nous pourrions parler de libration des sentiments, de permettre des individus exclus de mettre des mots sur leur exprience, mais nous serions alors dans le social et non dans lart. Jusquo peut aller lart sans devenir du social ? Cette question des frontires et de la permabilit des domaines daction est trs dlicate car elle ne saurait possder de rponse tranche. Selon Gerz, le travail de lartiste est de montrer ce qui est, ne pas faire du beau, mais un acte de prsence .30 Il permet aussi de sur-reprsenter la socit ceux quelle tente de dissimuler autant que possible. Laspect moralisateur dune telle dmarche ne nuit-il pas loeuvre au profit du social et du politique ? Il faut bien noter que le lieu dexposition ntait pas choisi au hasard ; Notre-Dame est un symbole du tourisme de masse mais galement de la religion. En plaant son action dans un tel contexte, lartiste ractive la figure du mendiant en crant un rapport quivoque entre art et religion.Les nombreuses critiques au sujet de loeuvre de Jochen Gerz ont ractiv le dbat de lart participatif et surtout de sa dimension sociale. En ce qui concerne notre recherche, le sentiment de manipulation dans la sollicitation du public met en avant lune des limites de la thorie relationnelle de Bourriaud.

    30 - Jochen Gerz cit par Jacques Moran dans larticle Sans-abris et inactif au muse , in lHumanit, 27 juin 2000 : http://www.humanite.fr/node/417713

    Jochen Gerz, Les Mots de Paris, 2000, in Gerz Jochen, Lanti-monument, Les Mots de Paris, Paris, Actes Sud, 2002.

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    limites

    Il semble logique quun art qui questionne les relations sociales propose des expriences mettant en jeu les rapports humains. Cependant les mthodes dapplication diffrent radicalement dun artiste lautre et cest ce qui est, semble t-il, gage de lefficacit dune oeuvre de cette nature. Il faut une grande pertinence mais aussi beaucoup de finesse pour faire de lart relationnel qui soit encore de lart et qui amne vritablement le spectateur une rflexion. En effet, face aux oeuvres relevant de lesthtique relationnelle nous avons souvent la sensation dun travail dapplication purement formelle des analyses des sciences humaines dans le monde de lart .31 De plus, comme le remarque Sebastien Biset : force est de constater que les situations construites par les dispositifs relationnels semblent se baser sur le prsuppos dune harmonie entre individus dans toute forme de groupement .32 Nous ne prtendons pas connatre de bonne ou de mauvaise manire de crer une oeuvre relationnelle mais il apparat vident, au vu de lexemple dont nous avons discut plus haut, quil sagit dun exercice dlicat. Lhistorienne de lart Delphine Suchecki crit dailleurs qu avec la plupart des artistes cits dans lesthtique relationnelle, nous sommes dans une posture intermdiaire qui consiste pour lartiste sintresser autre chose qu lart, tout en gardant le plus souvent un langage et des espaces de monstration exclusifs lui assurant ainsi la reconnaissance immdiate du monde de lart et la mise lcart des autres, informule mais invitable .33 La rcupration politique dvnements aux frontires trs floues est lun des dangers dun art social, mais pas seulement. Nous ne nous intressons ici quaux oeuvres qui proposent un rapport lautre dans un contexte rel, toutefois certaines pratiques relationnelles sont plus efficaces dans une galerie ou un muse. Que penser alors de ce cadre dintervention hors-temps et hors-lieu ? Permet-il au visiteur dprouver autrement sa relation lautre, de sinterroger sur son rapport au monde ?

    Nicolas Bourriaud a conscience des critiques qui sont frquemment adresses aux pratiques relationnelles. Il crit dailleurs : On leur reproche ainsi de nier les conflits sociaux, les diffrences, limpossibilit de communiquer dans un espace social alin, au profit dune modlisation illusoire et litiste des formes de socialit, parce que limite au milieu de lart. [...] Ce que ces critiques oublient, cest que le contenu de ces propositions artistiques doit tre jug formellement : en rapport lhistoire de lart, et en tenant compte de la valeur politique des formes .34Ses arguments sont tout fait recevables et ils dfont tant bien que mal la critique, cependant nous ne pouvons cesser de penser que les rapports des individus entre eux, aussi bien qu leur environnement, ne peuvent tre traits ailleurs que dans lespace o ils se dveloppent. Cloisonner lart relationnel des reprsentations finit par annihiler

    31 - Suchecki Delphine, propos de Un espace de lart ?. Documentaire de Robert Milin, artiste , p. 10 du livret qui accompagne le dvd de Milin Robert, Un espace de lart ?, Paris, a.p.r.e.s. ditions, 201232 - Sebastien Biset, op. cit., p. 7133 - Suchecki Delphine, op. cit., p. 1034 - Nicolas Bourriaud, op.cit., p. 86

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    notre capacit de projection dans lespace rel, faute de lien direct celui-ci. Lorsque les liens sociaux ne paraissent dj pas vraisemblables, il est difficile dimaginer que le contexte institutionnel soit le reflet, pour le temps de lexposition, dun espace rel que nous connaissons et vivons quotidiennement.Alors comment la cration artistique peut-elle nous permettre de reconsidrer notre rapport au monde ? Lexprimentation in situ est-elle plus apte traiter des relations qui soprent dans lespace urbain ?

    2 . Lart contextuel (un art en contexte rel)

    dfinition

    Cest en 1976 quapparat pour la premire fois lexpression art contextuel . Lors de la publication de son manifeste, lartiste polonais Jan Swidzinski propose en effet cette formulation isole relative son oeuvre : LArt comme art contextuel . Voici la dfinition quil en donne : Lart contextuel est une praxis sociale. Il nest pas concern par des conclusions dordre gnral ni par la production dobjets tout faits . Ou encore : Lart contextuel soppose ce quon exclue lart de la ralit en tant quobjet autonome de contemplation esthtique .Cet artiste multidisciplinaire et thoricien invite ici les artistes produire leurs oeuvres de manire immdiate, en contexte rel, au milieu des gens et non pour les galeries ou les muses. Son opposition au destin marchand de loeuvre saffirme clairement. Il est dailleurs lauteur de plusieurs ouvrages et articles publis au Canada et en Europe qui prnent lart contextuel comme nouvelle stratgie de lart. Les festivals de performance quil organise dans le monde entier sont de ce fait loccasion de matrialiser ses propos.

    Lorsquen 2002 Paul Ardenne thorise lart contextuel, il se base videmment sur le manifeste de son prdcesseur quil ractualise et explicite davantage en illustrant ses propos par de nombreux exemples dartistes contemporains. Louvrage Un art contextuel , sous-titr cration artistique en milieu urbain, en situation, dintervention, de participation apparat comme une tentative de dfinition de certaines pratiques artistiques bien prcises. Sous le terme dart contextuel , on entendra lensemble des formes dexpression artistique qui diffrent de loeuvre dart au sens traditionnel : art dintervention et art engag de caractre activiste [...], art investissant lespace urbain ou le paysage [...], esthtiques dites participatives ou actives dans le champ de lconomie, des mdias ou du spectacle .35 Selon Paul Ardenne, lart contextuel serait donc de lart en contexte rel, autrement dit et pour le citer : une mise en rapport directe de loeuvre et de la ralit, sans intermdiaire .36

    35 - Paul Ardenne, Un art contextuel : Cration artistique en milieu urbain, en situation, dintervention, Paris, Flammarion, 2011, p. 1136 - Ibid., p. 12

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    Lart contextuel regroupe des formes dexpression artistique trs diversifies qui naissent ds les dbuts du XXme sicle et sintensifient partir des annes soixante avec le rejet de lidalisme, des formes traditionnelles de la reprsentation et des lieux institutionnels. Les artistes expriment ainsi leur volont de simmerger dans le rel.Les avant-gardes et mouvements porteurs dune telle ambition sont nombreux. Il serait fastidieux den dresser une liste mais ils nen demeurent pas moins capitaux dans lhistoire de lart, cest pourquoi nous en citerons quelques-un. Ds le dbut du XXme sicle, le futurisme, mouvement littraire et artistique, prend son essor. Il rejette la tradition esthtique tout en exaltant le monde moderne, en particulier la civilisation urbaine, les machines et la vitesse. Le mouvement Dada quant lui, n dans le contexte si difficile de la Premire Guerre Mondiale, remet en cause toutes les conventions et contraintes idologiques, artistiques et politiques. Puis les annes soixante voient se juxtaposer et se succder plusieurs courants, tels Fluxus dont la volont est dpuiser les possibilits du tout est art , de le dpasser afin de crer une nouvelle subjectivit, lActionnisme Viennois avec une remise en cause radicale du geste artistique par des actions et lutilisation du corps, ou encore lInternationale Situationniste et ses thses si subversives, qui met une critique de la socit et de lurbanisme, prnant sans cesse son refus catgorique de toute production artistique.

    Le statut de loeuvre dart se voit transform par de tels bouleversements ; le processus de cration, dans un contexte prcis, fait dsormais partie intgrante de loeuvre. Il ne sagit plus ncessairement dobjet contempler mais bien de dure prouver. De mme les artistes sinvestissent dans le rel, travaillent dans cet atelier sans mur que dcrit Jean-Marc Poinsot.Un autre rapport au spectateur se cre lorsque lon sort de la reprsentation pour tre dans la prsentation ; la notion de participation prend ici tout son sens, de mme que les changes ou les rencontres.

    quand lart est en dcalage avec son contexte de cration et dexposition

    Lart contextuel serait donc trs adapt au milieu o il surgit puisquil prend en charge la ralit et ne se contente pas dun simple simulacre. Nous allons voir que cela nest pas toujours le cas en prenant lexemple dune oeuvre qui, semble-t-il, est en dcalage avec son contexte de cration.Du 17 au 25 mai 2006, la sculptrice franaise Clara Halter proposa une installation Jrusalem : Les tentes de la paix. Il sagissait, comme son titre lindique, dune vingtaine de tentes lintrieur desquelles un cran diffusait des messages de paix posts en direct sur un site internet. Une toile de 160 mtres de long sur 70 mtres de large, imprime du mot paix crit dans plus de cinquante langues, venait complter cette installation. Les intentions de lartiste taient donc trs claires : elle souhaitait diffuser un message de paix, parler despoir dans une rgion du monde particulirement touche par les conflits. Le choix de la forme, savoir la tente, renvoie lhabitat des peuples de la rgion il y a de cela plusieurs sicles, en cela nous pouvons dire que lartiste a vritablement inscrit son oeuvre dans lhistoire de ce lieu. Mais quen est-il du contexte actuel ? Dans quelle

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    mesure Clara Halter a-t-elle travaill avec ce rel si complexe et conflictuel quest celui de Jrusalem ?Si lon se replonge dans la chronologie de cette installation, nous pouvons constater que quelques semaines peine aprs lintervention artistique, une dizaine de kilomtres du lieu dimplantation des tentes, une violente offensive de Tsahal a eu lieu contre le Hezbollah.

    Que penser alors de cette oeuvre qui contraste compltement avec le rel, lhistoire en train de se drouler ? Un tel dcalage rend le propos de lartiste naf car il ne suffit pas dinstaller vingt tentes pendant plus dune semaine dans une rgion marque par les conflits pour voquer la paix. Une installation in situ doit ncessairement prendre en considration tout limpact du lieu. Il est en effet impensable que lartiste ne se base pas sur ce contexte extrmement dlicat pour crer. Parler despoir et de paix Jrusalem est-il une condition suffisante pour rendre loeuvre efficace ? Nous pouvons malheureusement douter que cela suffise. Dans ce cas prcis, que peut-on penser de lintervention artistique ? La subjectivit de lartiste et son conditionnement socio-culturel ne linduisent-t-ils pas dvelopper des formes loignes dun rel qui ne lui est pas familier ?Autant de questions qui laissent penser quune oeuvre in situ se comprend dans un contexte prcis : celui de sa cration et de sa prsentation, les deux tant en gnral en un seul et mme lieu.

    Clara Halter, Les Tentes de la paix, 2006.

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    lexemple dune oeuvre vritablement contextuelle

    Est-il donc possible de crer une oeuvre vritablement contextuelle ? Cela a peut-tre dj t fait et notamment avec le Muse Prcaire Albinet de Thomas Hirschhorn. Ralise linvitation des Laboratoires dAubervilliers du 20 avril au 13 juin 2004, cette oeuvre dans lespace public est dune grande richesse. Dabord parce que le processus mme de sa cration, avec sa dimension participative, renvoie lhumain, ensuite parce que ce projet croise plusieurs niveaux et tient compte du rel.Construit au pied dun HLM avec laide des habitants dun quartier priphrique dAubervilliers, ce muse prcaire fonctionnait grce linvestissement de chacun. Il prsentait des oeuvres majeures de lHistoire de lArt occidental du XXme sicle choisies par Thomas Hirschhorn pour des raisons bien prcises. Il sagissait en effet d oeuvres dart originaux dartistes, qui eux-mmes par leur travail ont voulu et (ou) ont chang la vie .37 On y trouvait : Duchamp, Malevitch, Mondrian, Dali, Beuys, Warhol, Le Corbusier et Fernand Lger. Lambition de Hirschhorn tait donc daffirmer la force de transformation de lart mais galement de faire exister lart au-del des espaces qui lui sont consacrs. Pour ce faire, il a confront les oeuvres la ralit, autrement dit les a ractualises et dcontextualises.

    Son projet de muse prenait videmment en compte la spcificit conomique, sociale, politique et culturelle de la cit dans laquelle et avec laquelle il travaillait. Le choix de ce quartier ne sest pas fait par hasard, il faut bien comprendre quune telle dmarche soulve des questions politiques, commencer par celle de lenclavement dun quartier. Il nen demeure pas moins quil sagissait dun projet artistique et non dun quelconque divertissement culturel mis en place par ltat. Sur ce point Thomas Hirschhorn est trs clair : jinsiste sur le fait que le Muse Prcaire Albinet est un projet artistique. Toute autre interprtation du Muse Prcaire Albinet est un malentendu ou une facilit. Car il ne sagit pas de rduire lart un champ socio-politique et il ne sagit pas de restreindre la mission de lart une mission danimation culturelle .38 Se faisant, lartiste ne laisse pas de place une critique qui pourrait lui reprocher le caractre social de son projet. Le Muse Prcaire Albinet a cependant permis des individus de reconsidrer leur rle dans un quartier de la banlieue parisienne puisquils se sont investis dans la construction, la vie et la maintenance de la structure artistique. De plus, cela a permis aux habitants dAubervilliers de percevoir diffremment leur quartier et de souvrir un domaine quils pensaient rserv une lite : lart.Finalement, Thomas Hirschhorn a peut-tre raison lorsquil prne le pouvoir de transformation de la vie par lart. ce sujet Delphine Suchecki dcrit trs bien le potentiel social dune telle oeuvre : Peu peu, ce Muse Prcaire devient une vritable sculpture sociale o lobjet sculptural (Algeco et ses annexes) nest plus quun socle o se dposent

    37 - Note dintention de Thomas Hirschhorn rdige en fvrier 2003, in Thomas Hirschhorn, Muse prcaire Albinet : quartier du Landy, Aubervilliers, 2004, dirig par Yvane Chapuis, Paris, ditions Xavier Barral, 200538 - Ibid.

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    des expositions, une bibliothque, des dbats, des ateliers dcriture, des confrences, des affiches, des informations, des rencontres, des formations, des sorties. Loeuvre prolifre, elle est le lieu dactions, de penses, de dplacements, de ctoiements de mondes loigns. Le champ de la parole et de la pense peut souvrir .39

    La question que pose cependant une telle oeuvre est celle de la trace. En effet, un vnement micro-politique reste dans les consciences des participants, mais le changement, tel que pens par lartiste, ne peut se produire qu une chelle micro-sociale. Il semble dailleurs plus judicieux dentreprendre de tels projets au niveau dun quartier plutt que de tenter de toucher le plus grand nombre en risquant ainsi de crer un objet dnu de sens et en tout cas de sincrit. Lefficacit dpend donc de la proximit.

    39 - Delphine Suchecki, op. cit., p. 12

    3Ci-contre et ci-dessus:Thomas Hirschhorn,Le Muse Prcaire Albinet, 2004.

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    limites

    Aprs ltude de ces projets artistiques, revenons-en maintenant la notion dart contextuel telle que thorise par Paul Ardenne. Un art en contexte rel, voici le seul lment qui voudrait dfinir tous les types de pratiques qui sinscrivent, dune manire ou dune autre, dans lespace rel - la plupart du temps dans la ville. Cette ide, bien quattirante au premier abord, apparat ici comme imprcise et utopique au vu des deux exemples cits prcdemment. En cherchant regrouper sous le mme terme des pratiques pourtant trs diversifies on en vient synthtiser trop rapidement les perspectives et les enjeux de ce type de pratiques. Finalement, quil sagisse desthtique relationnelle ou dart contextuel, il semble qu ce jour aucun terme fdrateur ne permette de dsigner ces pratiques aux frontires des sphres artistiques, sociales et politiques, tant elles diffrent quant leur mode opratoire et leur finalit.Les vaines tentatives des thoriciens pour nommer des ensembles de pratiques choisis ont tout de mme le mrite de nous clairer sur leurs motivations. Ces dernires sont en effet trs rvlatrices du contexte actuel de la cration artistique, de son rapport dlicat aux institutions mais aussi de la difficult de juger de nouvelles formes dart. Proccups par les problmes que posent lurbain, tant au niveau du lien social que du fonctionnalisme, du quotidien alinant ou de la marginalisation, les artistes sont sans cesse amens dvelopper de nouvelles formes dart qui suivent lvolution de nos villes. Pour ceux dentre eux qui ont un vritable engagement politique, la pratique artistique est beaucoup plus critique, souvent illgale et parfois agressive. Ancres sur un territoire prcis, les oeuvres cres par ces artistes drangent le pouvoir tabli car, contrairement un art relationnel ou contextuel facilement rcuprable par les instances dirigeantes, les pratiques relevant dun art politique sont bien plus virulentes et contestataires.

    3 . Lartivisme (un art politique)

    dfinition

    Dans le cadre dun cycle de rencontres - dbats propos par le Master Projets Culturels dans lEspace Public de Paris, en 2011, Stphanie Lemoine et Samira Ouardi 40 proposent la dfinition suivante : Lartivisme est lart dartistes activistes. Il est parfois lart sans artiste mais avec des militants. Art engag et engageant, il cherche nous mobiliser, faire prendre position, il propose des outils daction et de transformation. [...] lartivisme suggre quil existe un troisime terme entre esthtique et politique .41 Employ ds la fin des annes quatre-vingt par les journalistes, lartivisme dsigne donc une forme revendique dart politique. Les oeuvres qui sinsrent dans lespace urbain ou

    40 - auteures dArtivisme : Art, action politique et rsistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010.41 - in Artiviste que fais-tu ? , dossier lisible ladresse suivante : http://ddata.over-blog.com/0/16/56/54/AEP-2011/Programme-art--espace--public-2011-.pdf

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    tout du moins sy rfrent dans leur conception ont ncessairement un caractre politique. Il est certes plus dissimul, notamment lorsque nous sommes dans la reprsentation plus que dans la prsentation, mais sa prsence est indniable. Se voulant agissant, lartivisme contraste avec dautres formes dart puisquil ne se contente pas de soulever les problmes existants, il les combat avec force par des propositions artistiques relevant de lexprience. Il est clair que la biensance ou lesthtisation des problmes sont inefficaces sur un mode de vrit trs peu agressif, cest pourquoi les artistes qui font le choix dagir et de faire ragir vritablement adoptent des postures radicales. Ils transforment notre rapport au monde, ne serait-ce que ponctuellement, afin de nous faire entrevoir le grand potentiel de cration et la rserve de possibles que constitue lespace urbain. Cela passe par lexprience vcue lors dactions qui stablissent dans la proximit, la rencontre et le dialogue.

    Cette pense dun art insparable de la vie est trs proche de celle de Fluxus. Comme lexpliquent Stphanie Lemoine et Samira Ouardi, le nombre et la diversit des pratiques artivistes est li ses hritages multiples (Dada, surralistes, actionnistes viennois, Fluxus, Provo, situationnistes, yippies, punk, graffitis, etc.). Dans notre tentative de dfinition et de comprhension de ce que ces deux auteures ont appel lartivisme, nous devons en premier lieu nous rfrer son contexte historique : les artivistes de ce livre crent et sengagent dans un contexte particulier. Celui dun monde o la chute du mur de Berlin a fait entrer le libralisme dans une phase acheve de globalisation. Un monde que le 11 septembre 2001 a fini de consacrer comme lre de la surveillance gnralise. O la question cologique devient une urgence. O le systme reprsentatif est en crise sous leffet de linfluence de plus en plus structurante du marketing politique et des mdias. Un monde o consquemment la mdiation politique, comprise comme la dlgation du pouvoir par la voie lective, est largement discrdite et o, de manire corollaire, il y a un dsir de faire de la politique autrement , ailleurs que dans le cnacle politicien et mme contre lui. Autant dlments qui conditionnent ces engagements et leurs formes . 42 Lart dont il sagit ici se prsente comme une exprience vivre en un lieu et un temps donn. En travaillant dans lespace urbain, les artistes se dtachent du circuit institutionnel pour toucher les individus au sein mme de leur lieu de vie. Et si lon associe parfois lartivisme des actions violentes, il faut savoir que la plupart des artistes qui font preuve dun engagement politique usent de dtours, dhumour, de jeux et dabsurdits pour produire des situations indites dans lesquelles le public est amen se mobiliser et se questionner sur ses rapports un environnement qui lui parat familier. Pour beaucoup dartistes, il sagit moins de dnoncer et contester ce qui dans la socit semble inacceptable que de formuler des propositions positives pouvant aller jusqu lexploration concrte dutopies .43

    Nous observons ce propos que le collectif semble tre inhrent lartivisme en ce sens quil permet le regroupement et le croisement de plusieurs champs disciplinaires,

    42 - Ibid., p. 1743 - Ibid., p. 25

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    et de ce fait enrichit la rflexion et laction dun groupe. ce sujet Daniel Vander Gucht crit : Le collectif est ainsi lindice de cette nouvelle forme de conscience citoyenne qui transcende la figure charismatique romantique de lartiste de gnie et de lintellectuel matre penser. On voit ainsi surgir des collectifs dartistes qui ont pour dnominateur commun denvisager leurs pratiques comme des espaces dactivation politique .44

    Reclaim the Streets le 18 juin 1999

    Reclaim the Streets (comprenez : Reprenez les rues) est lun de ces collectifs que lon pourrait rattacher lartivisme. Fond pour la premire fois en 1991, Londres, par des ravers privs de free parties criminalises et des militants cologistes luttant contre la prolifration des autoroutes, il se transforme ds 1994 pour mettre la crativit et lart au coeur de sa pratique. Prnant la reconqute des espaces publics et particulirement de ceux quenvahissent les automobiles et la publicit, le collectif organise de gigantesques ftes de rues. Ces vnements sont bien videmment loccasion de mobiliser les habitants, de les faire participer aux actions pour que lexprience transforme leur rapport lespace public. Lass par les formes traditionnelles de manifestations, ptitions et autres actions vcues sur le mode du sacrifice, le collectif a choisi de rassembler les individus par le jeu et la dimension festive de ses actions. Allant ainsi lencontre du caractre srieux propre au militantisme traditionnel, il reprend notamment la figure du carnaval lors dune action de grande ampleur mene le 18 juin 1999 Londres : Carnival against Capital.

    Lide tait la suivante : envahir les rues de Londres sous la forme dun dfil de carnaval tout en invitant les courtiers de bourse et les employs de banque rejoindre le cortge. Bien entendu cette action se droulait dans un quartier prcis, celui du plus grand centre financier dEurope et au fil des dambulations le carnaval finissait par se retrouver dans le plus important march europen de produits drivs, le London International Financial Futures and Options Exchange. Les participants de ce carnaval inattendu, au nombre de dix mille environ, taient diviss en quatre groupes identifiables par une couleur : noir, rouge, vert et dor.45 Ils hissaient des bannires dans les rues sur lesquelles on pouvait lire : Notre rsistance est aussi globale que le capital , La Terre est un trsor commun tous et La seule option, cest la rvolution . Ils collaient galement des affiches du collectif Ne pas plier reprsentant la Terre sous la forme dun hamburger, mtaphore explicite dune consommation draisonne, et dautres composes simplement de mots tels : MoneyWorld ou encore le fameux Rsistance-Existence .

    La confrontation entre un lieu nvralgique du contrle plantaire et le potentiel daction de milliers dindividus regroups dans un moment festif donnait une intensit toute

    44 - Daniel Vander Gucht, Pour en finir avec la mythologie de lartiste politique : de lengagement la responsabilit , in Les formes contemporaines de lart engag , op. cit., p. 6645 - le noir (anarchie), le rouge (communisme) et le vert (cologie) sont les couleurs du collectif Reclaim the Streets. Le dor, quant lui, symbolisait la haute finance puisque cest ce dont il tait question ici.

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    particulire au Carnival against Capital. Chasse de lorganisation sociale hirarchise, la passion du jeu fonde, en la dtruisant, une socit de type nouveau, une socit de participation relle 46 explique lcrivain belge Raoul Vaneigem. Le spectateur nexiste plus ici puisquil est remplac par le participant ; lautorit de lacteur disparat de ce fait au profit dune action collective. Surpris par lvnement et la foule considrable dindividus dguiss qui se promenaient en cortges dans les rues, les policiers nont su comment ragir si ce nest en tentant de contenir les participants. Quelques arrestations ont tout de mme eu lieu, si lon en croit le journal co-anarchiste Do or Die 8, mais il ne sagissait alors que dune quinzaine de personnes, un pourcentage infime en considration des milliers de participants au carnaval. quoi est d ce nombre si faible ? Trs certainement aux masques et dguisements qui nautorisaient pas lidentification des individus. Cette stratgie tait dailleurs clairement inscrite au dos des masques : Les autorits ont peur du masque, car leur pouvoir rside dans le fait de vous identifier, de vous estampiller et de vous cataloguer, dans le fait de savoir qui vous tes. Mais un Carnaval a besoin de masques, de milliers de masques et nos masques ne doivent pas dissimuler notre identit mais la rvler [...] Se masquer cest librer ce que nous avons en commun, ce qui nous permet dagir ensemble, de crier dune seule voix ceux qui gouvernent et nous divisent : nous sommes tous des imbciles, des non-conformistes, des rprouvs, des clowns et des criminels . Aujourdhui nous donnerons un visage cette rsistance car en mettant nos masques, nous rvlons notre unit et en levant ensemble nos voix dans la rue, nous disons notre colre un pouvoir sans visage .47 Un tel discours en dit long sur les motivations des participants tout en rvlant le rapport troit entre la rvolte et la figure du carnaval.

    Ainsi, si laction a permis dentrevoir la possibilit dun monde libr du capitalisme, elle nen demeurait pas moins anonyme. Les Guerrilla Girls agissent dailleurs de la mme manire en mettant laccent sur la lutte plutt que sur la personne grce au port de masques. ce sujet, les auteures dArtivisme crivent : Le refus de la signature procde aussi dune conception de la cration comme pratique collective et entrane celle-ci vers les territoires de la participation, du dialogue et de la co-construction .48

    la relation conflictuelle entre lartivisme et la politique

    Laction directe serait donc le moyen le plus efficace pour entrer en relation avec les individus et les amener se questionner sur une problmatique qui leur est familire. Cest en tout cas le choix opr par le collectif The Space Hijackers. Hritiers des situationnistes et de RTS, ils dveloppent des projets dans lespace urbain car, selon eux, celui-ci tend tre subi plus que vcu par les citadins. Procdant par des retournements

    46 - Raoul Vaneigem, Trait de savoir-vivre lusage des jeunes gnrations, Paris, Gallimard, 1992, p. 33447 - Carnival Against Capital ! in Do or Die 8, lisible ladresse suivante : http://www.eco-action.org/dod/no8/carnival.html48 - Stphanie Lemoine et Samira Ouardi op. cit., p. 165

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    Carnival Against Capital, 1999.

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    de situations, The Space Hijackers met souvent les policiers dans lembarras comme ce fut le cas lors du Mayday men le 1er mai 2008 Londres, en hommage celui de 1708. En intgrant les troupes de la police municipale dans laction, par une invitation reconstituer les arrestations qui avaient cltur le Mayday libre dil y a trois sicles, le collectif anticipe la raction des forces de lordre et les empche de ragir de manire habituelle. Pris dans la confusion, ne voulant pas sopposer cette dbauche sous peine de devenir des partenaires de jeu, les policiers ont prfr ne rien faire. Une telle stratgie, dite de frivolit tactique 49, bouleverse les habitudes tout en rvlant les contradictions du pouvoir tabli. Faut-il tolrer un vnement pourtant interdit afin de saffranchir dun quelconque partenariat avec les manifestants ? Mais en agissant de la sorte, ne donne-t-on pas raison ces individus qui ne cherchent aprs tout qu pouvoir faire la fte en toute libert dans la ville ? Ici, impossible de se retrancher derrire le rle rigide du policier, il faut ragir dune manire nouvelle. Lexercice oblige alors les forces de lordre laisser transparatre leur humanit, linverse de la violence qui caractrise trop souvent le pouvoir.

    De tels retournements de situations mens sur le mode du jeu et de lironie se retrouvent dans de trs nombreuses actions des Space Hijackers. Ainsi, sils crent la CSG (Citizen Supporting Government) pour surveiller les nouvelles frontires urbaines imposes par le SOCPA 50, cest avant tout pour rvler labsurdit dune telle loi et pour sensibiliser les habitants. Dguiss en agents de cette organisation imaginaire, ils matrialisent les frontires au sol, laide de bandes rouges, afin de permettre la population de situer visuellement les lieux au-del desquels il nest plus permis de manifester. Leur dispositif peut surprendre par la vraisemblance des costumes et lattitude des agents posts en plusieurs endroits. Nos agents arrtent et scannent les passants. Les gens sont informs quils sont sur le point dentrer dans une zone sans libert dexpression et quils doivent se soumettre un test anti-pense subversive avant de pntrer la zone, pour des raisons de scurit publique et de protection du gouvernement . 51 Afin de ne pas tre dans la confrontation directe avec les forces de lordre, chacune des actions menes est pense sur le mode du jeu, du retournement de situation et donc de lironie. En prenant les policiers leur propre jeu ou en dcidant dendosser leurs rles, les Space Hijackers entretiennent une relation toute particulire lautorit politique. Nul besoin de masques pour garantir lanonymat quand la frivolit tactique suffit dstabiliser le pouvoir tabli.John Jordan, dsorganisateur de RTS crit : Comme dirait Deleuze Lart nest pas une notion mais un mouvement. Limportant nest pas ce quil est mais ce quil fait . Et il est certain que lart change forcment les choses. Mais attention, quand il sagit dun objet sur un march, dun art qui parle de politique, histoire de se donner bonne conscience, ou

    49 - cette expression vient du nom quun groupe de douze femmes stait donn lors dune manifestation contre le FMI, en octobre 2000.50 - Serious Organized Crime and Police Act est une loi vote par le gouvernement britannique en 2005 qui interdit les manifestations sans autorisation dans certaines zones.51 - cit par les deux auteures dArtivisme, op. cit., mais lisible en anglais ladresse suivante : http://www.spacehijackers.org/html/projects/socpa/bordercontrol.html

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    bien de cette accoucheuse de nouvelles images qui travaille pour les publicitaires, lart ne transforme pas forcment les choses dans le bon sens. En revanche quand lart schappe du monde de lart, quand il oublie son nom, refuse la reprsentation, abandonne son ego et devient un mouvement collectif de crativit appliqu la vie quotidienne, alors il peut radicalement transformer la fois notre reprsentation du monde et ce quil est linstant prsent .52

    Finalement, quimporte la qualification que lon peut donner ces pratiques activistes tant quelles nen sont pas affectes. Vouloir regrouper sous un mme terme un panel dactions extrmement diversifies permet tout au plus de dresser un catalogue de collectifs et doeuvres. Le caractre phmre des actions dcrites dans le livre de Stphanie Lemoine et Samira Ouardi justifie cependant une certaine volont de vouloir catgoriser des pratiques pour finalement en garder une trace. Il est vident que lartivisme pose la question du statut de lartiste et, de manire plus gnrale, des frontires de lart. Nous pouvons penser quil en va de mme pour les nombreuses pratiques collectives qui sinscrivent dans lespace urbain. Il est alors essentiel de se questionner sur la ncessit ou non dune intervention dans la ville par lartiste et sur les problmatiques que cela rvle.

    52 - in pilogue : conversation imaginaire ( partir de propos rels) , Ibid., p. 187

    SOCPA Border Control, une action des Space Hijackers, Londres, 5 novembre 2006.

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    C.S.G.Citizens Supporting Government

    Protecting the boundary of freedom

    NOYES

    PROBABLE SUBVERSIVE

    WHAT IS THE SOCPA ZONE?The Serious Organised Crime and Police Act of 2005 denes an area, no more than 1 mile around parliament within which freedom of speech is limited unless permission is granted by the police.

    CSG Survey 1

    Anyone answering NO to any of the above questions should be marked as suspect, with possible terrorist tendencies. Approach with caution.

    1. Do you believe in democracy?2. Do you believe people should obey the law?3. Do you believe terrorism is wrong? 4. Do you support the troops ghting to protect your freedom?5. Do you believe in freedom of speech?6. Do you believe a police force is necessary?7. Should the Police focus on serious, organised crime?8. Should our laws protect the victims of crime rather than the rights of suspected criminals ?9. Should those who keep the country going be allowed to do their job without harassment? 10. Should the police be allowed to listen to the telephone conversations of suspected terrorists?11. Do you believe If you have nothing to hide you have nothing to fear?12. Do you have nothing to hide?13. Would you be happy if the police read your email and listened to your telephone conversations ?

    14. Do you realise they are probably doing it already?15. Do you believe that some civil rights should be sacriced for the greater good?16. Do you believe that there should be some limits to freedom of speech? 17. Should the limit to freedom of speech be there ? 18. Do you believe that cake can be used in a subversive manner? *19. Do you not have any copies of Vanity Fair upon your person? *20. Would you like to join us?

    20 questions to protect your freedom

    The C.S.G is a group of concerned citizens who believe that the government should be able to do its job without constant harrassment from job-shy, soap dodging, dole spongers. If we all just agreed, and supported our elected representitives, they could really make life better for all of us.

    * You may not believe it, but, our amazing police force has had the foresight to detect (and arrest) subversives simply by noticing that they were carrying cake, or that they had in their posession copies of dangerous literature (like Va